L
a sensation d’oreille “bouchée” alors que le tympan
est normal constitue une énigme souvent rencontrée
en consultation otologique. L’audiogramme, l’impé-
dance, les otoémissions provoquées, les potentiels évoqués audi-
tifs, la vidéonystagmographie et, éventuellement, l’imagerie par
résonance magnétique nucléaire, tous ces examens sont parfaite-
ment normaux.
Quelle pourrait être l’explication de cette oreille “bouchée” ?
Une des pistes, comme on dit, consiste à penser à l’affection au
cours de laquelle, parmi l’ensemble des symptômes, existe cette
sensation d’oreille “bouchée” appelée encore “plénitude de
l’oreille”, ou, en anglais, fullness in the ear. L’oreille “bouchée”
serait-elle une forme très fruste, monosymptomatique, de
l’hydrops de la maladie de Ménière ?
Si une dysacousie harmonique, perçue sur les diapasons graves,
existe, c’est un argument en faveur de cette hypothèse. Mais il
est inconstant et, de plus, n’explique pas pourquoi une distorsion
cochléaire entraînerait une sensation pressionnelle.
L’épithète “pressionnel” nous incite à parcourir le labyrinthe et,
peut-être, à en découvrir l’issue.
Une première réflexion est que nous sommes continuellement
“sous pression”, et l’on évoque le fameux stress, auquel tout un
chacun fait appel pour expliquer un trouble inexpliqué. Et pour-
tant, stressée ou non, l’oreille n’est pas habituellement perçue
comme pleine, bouchée.
Et le stress, s’il joue un rôle, ne nous fait pas non plus percevoir
une pression tellement banale qu’on en a oublié sa présence : la
pression de la pesanteur. Nous y sommes constamment soumis,
l’otolithe la transmet à la macule, mais nous ne percevons pas
cette pression. Lorsque l’oreille est “bouchée”, on peut se
demander si ce n’est pas justement la pesanteur qui serait per-
çue. Et si cette hypothèse est prise en considération, on pourrait
en conclure que cette sensation anormale provient d’une décom-
pensation sélective du système vestibulaire.
Cette décompensation sélective existe-t-elle ?
En deux occasions, j’ai pu mettre en évidence une telle décom-
pensation sélective dans son expression maximale. Dans un cas,
lorsque, en effectuant, sous anesthésie locale, une de mes pre-
mières stapédectomies, l’aspiration intempestive de la péri-
lymphe avait provoqué la panique de l’opéré, qui s’était senti
chuter irrésistiblement vers le centre de la terre. Dans l’autre
cas, chez une patiente affligée d’un neurinome de l’acoustique
qui, à chaque réveil, décompensait sa fonction otolithique et se
sentait tels (probablement) les astronautes dans la capsule pro-
jetée dans la stratosphère.
Pour revenir à la sensation minime, mais perturbante, d’oreille
“bouchée”, il est possible que les potentiels vestibulaires puis-
sent en objectiver l’origine otolithique, mais sont-ils suffisam-
ment sensibles pour objectiver une décompensation vestibu-
laire légère de la fonction otolithique ? D’autres
décompensations, qui sont en fait partielles, sont bien connues.
Ce sont en premier lieu le vertige rotatoire, qui est une décom-
pensation partielle dans le plan horizontal et un plan vertical,
puis aussi la sensation de tangage ou de rocking-chair, décom-
pensations dans l’un des plans verticaux, de même que l’insta-
bilité à type de roulis. Lors de l’aréflexie bilatérale complète,
comme par exemple dans la neurofibromatose de type 2, ou
dans les oto-toxicoses, la décompensation ressentie se produit
essentiellement dans le plan vertical, entraînant l’oscillopsie.
Par contre, la sensation d’oreille pleine n’est pas perçue, pro-
bablement parce que les labyrinthes ne sont plus fonctionnels.
Cette démarche pour comprendre le mécanisme physiopatholo-
gique de la sensation d’oreille “bouchée” n’est pas uniquement
d’intérêt spéculatif, quand on sait qu’elle peut entraîner des
erreurs diagnostiques. La confusion avec une otite séreuse,
malgré l’absence de signe objectif, peut conduire à une para-
centèse, voire à la pose d’un aérateur transtympanique. La
confusion avec une maladie de Ménière a pu conduire à des
gestes plus dangereux comme l’instillation transtympanique,
ou à travers un aérateur transtympanique, d’un produit liquide
susceptible, par effet osmotique, de passer dans la cochlée. Des
cophoses ont pu se produire lors de traitements agressifs sur
oreille “bouchée”.
Dès lors qu’une plénitude d’oreille isolée est le motif de la
consultation, la démarche diagnostique consiste à éliminer tout
processus expansif du conduit auditif interne ou de l’angle
pontocérébelleux, puis à envisager un début d’hydrops et à le
traiter en tant que tel, en expliquant, si l’on est d’accord avec
mon hypothèse, que cette sensation correspond à un abaisse-
ment du seuil de perception de la pesanteur, quelle que soit la
cause de cette hypersensibilité. ■
ÉDITORIAL
L’oreille “bouchée”
Fullness in the ear
●
J.M. Sterkers*
3
La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no286 - octobre 2003
* ORL, Paris.