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MERCREDI 11 FÉVRIER 2015 les voix de l’économie |3
«L’Union européenne
doit agir de façon différente»
Il faut restructurer lesdettes et relancer l’investissementdans la zone euro
Entretien croisésur la politique éc-
nomique européenne avec Xavier
Ragot, présidentdel’Observatoire
français desconjonctures économi-
ques,etNatacha Valla, directrice ad-
jointe du Centre d’étudesprospecti-
vesetd’informations internationales.
Commentqualifierlasituation de la zone
euro?Sommes-nous en déflation?
Xavier Ragot Oui, mais ce n’estpas le plus
grave. La croyance implicite,lorsdelacréation
de l’euro, étaitque la recette«discipline budgé-
taireplusintensificationdelaconcurrence»
suffirait. Or depuis dixans, leséconomies euro-
péennesdivergentcomme jamais:tauxd’inté-
rêtréels, inflation, coûts unitaires du travail,
prixdel’immobilier,balancescourantes… Ré-
pondreàlacrisepar la baisserapidedes déficits
publicsafaitencore plus plonger la demande;
l’absence de coordination aaggravéladettede
certains et lesdivergencesdecoût du travail.
Natacha VallaLesdifficultésprésentes ne
sont pas intrinsèquesàlacréationdel’euro,
ellesdécoulent desexigencesformulées pour
permettrelaconvergence deséconomies euro-
péennesetdeleur rythme. Mais la monnaie
unique aaussi permis de renforcer l’intégration
européenne dans d’autres domaines–je pense
àErasmus. La situationéconomique de la zone
euron’est pas brillante,mais si on corrigelePIB
par tête deseffets de change(l’eurofort) et de
démographie, l’Europen’est pas si éloignéedes
Etats-Unis. L’inflationest très basse, mais sur-
tout grâceauprixdupétrole; on ne peut pas
direqu’il yait de déflationancréedans lesanti-
cipations desménages et desentreprises.
Quellessontles perspectivessil’onconti-
nue dans la voie tracée, en particulier par
la politiquede«quantitative easing»(QE)
de la Banquecentraleeuropéenne (BCE) ?
N. V. Le QE, l’injection massive de liquidités
dans l’économie, estune décision colossaleen
termesd’engagementdelaBCE sur lesmarchés
financiers, mais la vraiedifficulté sera d’en sor-
tir !Car je ne pensepas queleQEpuisseobtenir
desrésultats importants àcourtterme en ma-
tièredecroissance, d’emploi ou même d’infla-
tion. Surtout, le QE n’inciterapas l’Allemagne à
diminuerson excédent extérieur.Aucontraire,
celui-cirisquedes’accentuer avec la chutede
l’euro. Et il n’inciterapas non plus la France àac-
cepter lesréformes, puisqu’onpeut compter
sur Francfort pour maintenir la croissance. Les
divergencesvontdonc s’aggraver…
X. R. Le QE, il fallait le faire, mais il n’aura que
peud’effets sur la croissance parce qu’ilvafaire
gonflerleprixdes actifs. En revanche, la baisse
de l’eurovafavoriser lesexportations et l’infla-
tion importée.Onseraainsi entre0%et1%
d’inflation. Mais ce n’estpas assez pour ajuster
leséconomies européennesles unespar rap-
port auxautres.Jesuis cependantoptimisme à
courtterme. Lesbudgets 2014 sont beaucoup
moins restrictifsqu’ilsnel’ont étéen2013. Donc
la croissance, aidée par la baissedel’euroetdu
pétrole, devraitsestabiliser ;onpourraitmême
avoir de bonnessurprises en France. Mais
peut-on se réjouir d’une stabilisationduchô-
mageà25%,comme en Espagne, et d’une crois-
sance à1%?C’est un échecsur le plan social.
L’allégementdeladetteetlafin descou-
pes budgétaires revendiqués par Athènes
tracent-ils une voie possible?
N.V. Il ne faut plus faireabstraction du ris-
quepolitique engendrépar la situationécono-
mique et sociale. La zone euron’est pas tirée
d’affaire. Acause de ce risque, il faut agir de fa-
çon bien différente,par exempleenmettantle
QE au serviced’un investissementeuropéen
quipermetted’accélérer l’intégrationdans les
domainesdel’énergie, destransports et du
numérique,oudans le financementdes PME.
Dans le cas grec,ilfautpréalablementcons-
truiredes institutions fonctionnelles–fisca-
lité,cadastre, lutte anticorruption, etc. –, là où
la troïka [BCE, Fond monétaire international,
Commission européenne] aéchoué. Mais, en
Grèceetau-delà, il faudra mettresur la table
la question de la dettepublique,tropélevée.
Aujourd’hui, lesmots de restructuration, de
défaut, ne sont plus tabous.
X.R. Il se dessine un consensus parmi leséco-
nomistespour préconiser une réduction im-
portante de la chargedeladettepublique en
Grèce. Mais lespolitiqueseuropéens vont-ils
parvenir àunaccord?Car la question est:quiva
payer? En cas de défaut, ce sont lescontribua-
bles despayscréanciers, l’Allemagne au pre-
mier rang. En cas de rééchelonnement, ce se-
ront lesgénérations grecques àvenir.Sionre-
fuse l’un et l’autre, ce seront lesGrecs
d’aujourd’hui. C’estune question de projet poli-
tique,etderapport de forceéconomique.
Faut-ilrevoir lesrègles budgétaires des
traités?
N.V. Oui. On sait ce quiimporte auxAlle-
mands –ils ne veulentpas êtreflouéspar un
passager clandestin. Moyennantcela, ilssont
prêts àcoopérer. Il faut donc adapterles règles
budgétaires pour qu’elles reposent sur une ana-
lyse agrégéedes effets despolitiquesbudgétai-
resdechacun sur leséconomies desautres.
X.R. Lesrègles européennessontdevenues
incompréhensibles. Il faut d’abord restructurer
lesdettes souveraineslàoùc’est nécessaire,
puis choisirdes règles budgétaires simples
adaptées àunniveaud’endettementredevenu
plus raisonnable.Alors qu’onest en train d’utili-
serdes règles inadaptées au niveau de detteac-
tuel, ce quistresse lespolitiquesetles empêche
de s’atteler àlatâche principale:fairediminuer
le stockdedettes et relancer la croissance. Il faut
échanger lesallégements contrel’engagement
dans une institutionnalisationbeaucoupplus
dure,«àl’allemande»,deladettefuture.p
propos recueillis parantoine reverchon
Revenir au franc, mais garderl’euro
Un nouveau régime monétaire, incluant desmonnaies nationales,est possible
Lazone euroreposesur un modèle
structurellementdéséquilibré. Les
changements de taux de changeétant
impossibles, il n’existe pas de méca-
nisme pour corriger lesévolutionsdivergen-
tesqui affectent lespaysmembres en raison
de leur grandehétérogénéité.Aucun fédéra-
lisme budgétairen’a étémis en place.
Desajustements par lesprixetles salaires
relatifsont étéimposés auxpaysduSud.Mais
leur efficacitéest limitéeetleurs effets
d’autantplusdévastateurs qu’ils sont combi-
nés avec despolitiquesd’austérité budgétaire.
La crisedelazone euroest une crisedes balan-
cesdes paiements. De 2008 à2014, l’euroétait
proche de sa parité d’équilibre, c’est-à-diredu
taux de changequi assureàlafois un équilibre
externe (une balance courante soutenable)et
interne (leplein emploi), et même légèrement
sous-évalué. Mais il étaitsurévaluépour les
pays d’EuropeduSud (dontlaFrance) et forte-
mentsous-évaluépour lespaysduNord.
Cesdésajustements de changereflètentune
hétérogénéité structurelle entreleblocalle-
mand et lespaysduSud.Les politiquespropo-
sées pour sortir de cetteimpassesontpeu pra-
ticableset/ou insuffisantes:fédéralisme bud-
gétaire, grand programme d’investissement
dans la transition énergétique, coordination
despolitiqueséconomiques, impôtsur le ca-
pitalpour effacer une partiedes dettes publi-
ques,quantitative easing (injection massive
de liquiditésdans l’économie). La mutualisa-
tion desdettes publiquessupposerait un con-
trôledetypefédéral queles gouvernements
nationaux ne sont,aufond, pas prêts àaccep-
ter. La zone eurorestera enferméedans une
croissance lente, atténuée par la baissedela
devise et desprixdupétrole.
Un changementderégime monétaire, avec
réintroduction de monnaies nationales arti-
culées autour d’un euroglobal, apparaît
comme une alternative possible.Une pre-
mièreconfigurationretiendraitunsystème
d’euros nationaux avec destauxdechange
fixes, mais ajustablespar rapportàuneuro
global quiseraitconservéetflotteraitauni-
veau mondial. Leseuros nationaux, incon-
vertiblesauniveauinternational, devraient
êtreconvertis en euros globaux pour les
échanges extérieurs et lesmouvements de
capitaux. La fixité desparitésintra-européen-
nesseraitassurée par lesbanquescentrales
nationales jusqu’à un certain seuil, défini par
l’étatdelabalance courante ou le niveau de
réserves de chaque pays.
Une secondeconfigurations’inspireraitdes
propositions de Keynessur le bancor–la de-
vise supranationalequ’il avaitimaginéedans
lesannées 1940.Les euros nationaux sont flot-
tants au niveau mondial, mais sont en changes
fixesetajustablespar rapportàl’eurobancor,
panier de monnaies constituédes euros natio-
naux. Lesbanquescentrales nationales ontun
compteeneurobancors auprèsdelaBanque
centraleeuropéenne (BCE), quiintègrelesolde
courantetles mouvements de capitaux intra-
zone. La BCEsertdechambredecompensa-
tion entreles banquescentrales nationales en
conservantlesystème de paiementenplace.
Lespaysparticipants paientdes intérêts sur le
solde de leur compteeneurobancors, qu’ilsoit
négatif ou positif, ceci pourassurer un fonc-
tionnementsymétrique et inciter lespaysex-
cédentaires àréduireleurs surplus.
Une dernièreconfigurationcorrespond àla
situationoùleblocallemand quitterait la zone
euro. L’euromarkflotteraitlibrement, tout
comme l’euroglobal quiseraitconservé, mais
privé de la devise allemande. Cesrégimesmo-
nétaires présententplusieurs avantages.
Grâce àune grilledeparitésintra-européen-
nesfixes, mais ajustables, ilspermettentlaco-
habitation au sein de la même zone de pays
marqués par une fortehétérogénéité structu-
relle. Lessystèmesproposés conserventdes
acquis institutionnels de l’actuelle zone euro,
en introduisantplusdeflexibilité.Ils sont en
mesured’intégrer plus facilementles pays
européens restés en dehors de la zone euro.
La transition vers ce nouveau régime moné-
taireseraloin d’êtreunlong fleuve tranquille.
Lesmesures doiventê
treprises sans précipita-
tion pour éviter lesfuitesdecapitauxetles dé-
valuations cumulatives. Ellespassentpar une
fermeturetemporairedes banquespour pro-
céderaux ajustements de parité et mettreen
placelenouveau système. La detteexterne en
euros fera l’objet d’une négociationinterna-
tionale, largementintra-européenne en prati-
que. Lespaysqui dévaluentdoivent avoir le
droitderembourser,pour une grandepart, en
euros dépréciés.Une restructurationdela
detteest nécessairepour plusieurs pays suren-
dettés du suddel’Europe. Ceci entraîneraun
coût pour lespayscréditeurs et leurs banques.
Mais c’estlacondition nécessairepour repar-
tir sur de nouvelles bases et éviter la mort à
petitfeu d’une partiedes pays européens. p
L’euroest
surévalué pour
lespaysd’Europe
du Sudetsous-
évalué pour
lespaysduNord
L’Europeface
au «problème
américain»
«L’économiededette»venue
d’outre-Atlantique n’estpas saine
Lazone eurosusciteune assez
grandecommisérationchez les
commentateurs :selon l’OCDE, la
croissance devraityêtreen2015 de
1,1 %, contre3,1 %aux Etats-Unis.
Mais cesmêmesanalystesont
aussi du mal às’enthousiasmer pour lesper-
formancesdecedernier pays,dontlacrois-
sance potentielleplafonne à2%,entretenant
lesthèses de la «stagnation séculaire».
Face àcettepanne généralisée de croissance,
un élémentdesolution nous vient… d’Athè-
nes. Plus précisémentdeYanis Varoufakis, le
nouveau ministredes financesgrec, connu
pour avoir,depuis longtemps, dénoncé les
dangers quefaitcourir àl’économiemondiale
l’injection permanente de demandepar les
Etats-Unis :l’épargne mondiale, au lieu de fi-
nancer l’avenir en étantinvestiedans lespays
émergents ou dans lesnouvelles technologies,
finance la consommation desAméricains.
Or,lapolitique menéepar Washington est
enferméedans une vision débridée du keyné-
sianisme, quiconduitl’A mérique àcreuser son
déficitbudgétaireetcommercial et àrecourir
au quantitative easing –l’injection massive de
liquiditéspar la Réserve fédérale.Les Etats-
Unis accumulentainsi dettes et bulles,etdonc
criseetchômagechez eux et chez lesautres.
M. Varoufakis proposeque l’Europeose s’as-
sumer en affrontantle«problème améri-
cain ». D’abord de façon politique,enaffir-
mantclairementqu’un desobjectifsdel’euro
estdecontourner le «privilège exorbitant»du
dollar.Une décision concrète en la matièrese-
rait de sortir le Fonds monétaireinternatio-
nal(FMI) desquestions européennes. Car les
problèmeseuropéens sont desproblèmesde
financementinterne, et non de manque de de-
vises. Or,leFMI aété créé pourvenir en aide
auxpaysendéficit extérieur,etlazone euro,
quigénèredes excédentsextérieurs parmi les
plus importants de la planète, ne relève pas de
sonchampdecompétences. C’estceque plai-
dait, hélas en vain, Jean-Claude Trichet quand
il dirigeaitlaBCE,entre 2003 et 2011.
Il faut ensuite attaquerle«problème amé-
ricain »defaçon économique,ens’adaptantà
la disparition de l’inflation. En s’inspirantdu
discours d’investituredel’ex-présidentdu
Conseilitalien MarioMonti, lespayse
uro-
péens doiventfairereposer leur action sur
trois piliers :une politique budgétaired’aus-
térité fondée non sur la spoliation fiscale
mais sur la baissedes dépenses,afindemain-
tenir l’équilibrestructurel desfinancespubli-
ques ;une politique de dynamisationdela
création de richesseorganisée autour de la
concurrence, telleque la loiMacron, mais qui
concerneraitaussi lessecteurs de la santéou
de l’éducation, appelés, du faitdel’introduc-
tion destechnologies numériques, àentrer
dans le champconcurrentiel ;une politique
d’affirmation de l’Europe, pour quedispa-
raissel’idée queleprojet européenest pure-
ment technocratique.
Quantàlapolitique monétaire, il faut reve-
nir àses fondements. La mission d’une ban-
quecentraleest de faireduqualitativeeasing
–refinancer lesbanquesprêtantàdes entre-
prises porteuses de projets –, et non du quan-
titative easing, quisemble vouloir réhabiliter
l’inflationetpréfigurer un retour auxassi-
gnats. Enfin, l’Europedoitsesouvenir qu’elle
manque de jeunesse, et s’interroger sur l’émi-
grationdes jeunesdiplômésqui fuient en
Australiel
es impôts, leslourdeurs adminis-
tratives et le chômagemal indemnisé, au lieu
de se crisper de façon paranoïaque sur l’im-
migration. p
LesEtats-Unis accumulent
dettes et bulles,
et donc criseetchômage
chez euxetchez lesautres
Jacques Mazier
LesEconomistes
atterrés
Jean-MarcDaniel
Institut
de l’entreprise
Natacha Valla
Cepii
Xavier Ragot
OFCE