Cahier du «Monde»N
o21794datéMercredi11février 2015 -Nepeut êtrevenduséparément
Ensemble, éclairer le débat
Dixinstitutions de flexioconomique de sensibilisvariées s’associent
pour analyser lesincertitudesd’une économiemondialeentransition, et passer lesoppositions rituelles
entrerigueur et relance, formesetdéclinisme
Lasoirée de débats du 10 février organi-
sée au journal Le Monde autour de la
question «Oùval’économiemon-
diale?»regroupe pour la premièrefois
despersonnalisissues desdix think
tanksetinstitutions de flexioco-
nomique lesplusconnus en France. La palettedes
sensibilités représentées estextrêmementlarge:
Attac, COE-Rexecode,leCentred’étudesprospecti-
vesetd’informations internationales (Cepii), le
Cercle deconomistes, LesEconomistesatterrés,
la FondationConcorde, l’Institut de l’entreprise,
l’Institut Montaigne, l’Observatoirefrançais des
conjonctures économiques(OFCE) et TerraNova.
Nous sommesrejoints par desinvités de mar-
que:l’Irlandais KevinO’Rourke (professeur àl’uni-
versid’Oxford), le BrésilienLuiz CarlosBresser-
Pereira(professeur àlaFondationGetulioVargas, à
Sao Paulo, et ancienministredes finances) et l’Alle-
mand Stefan Kapferer (vice-secrétairegénéral de
l’Organisationdecoopérationetdedéveloppe-
menconomiques[OCDE], anciensecrétaire
d’Etatfédéral auxaffaires économiques).
Le thème choisi donne un caractèreexceptionnel
àcetteréunion. En effet, au-delàdenos saccords,
nous sommestous convaincus qu’ilfautnous in-
terroger de manièretsvolontaireetsans le
moindreconformisme sur l’avenir de l’économie
mondialeetses conséquencessur l’Europeetla
France. Cesdernières doivents’envisager plus glo-
balement, dans le contexted’une économiemon-
dialeenbouleversementetdontlatrajectoireest
imprévisible.
Le discours public, bien souventrelayépar les
médias, présentel’évolution de l’économiemon-
dialecomme unesimplereprisedel’avant-crise
de 2007.Or, nous rencontrons de l’incertitude sur
tous lesthèmes:financiarisation, inégalis, ra-
lentissementduprogrès technique,déséquilibres
dechanges internationaux, mographie, crise
environnementale, etc. Face àces fis, lestermes
du batenFrance semblent fis:rigueur,re-
lance, contrainteseuropéennes, nécessisnatio-
nales,réformesstructurelles, etc.
Cettepremièreréunion exceptionnelle souligne
àquelpointildevient urgentdeposer lesbonnes
questions et évidemmentdepenser l’avenir.Mais
celasuppose de sortir d’un discours quinous en-
ferme dans le courtterme et dans desclivages
souventartificiels. Notreambition estdedonner
une grandevigueuretune hauteur de vueaux -
ponses quechacun apportera.
Plus précisément, ce batest organiséautour
de trois tablesrondes,etdonc trois thèmes, qui
abordentsuccessivementles incertitudesde
l’économiemondiale, et la manièredeladéchif-
frer ;l’inaction européenne, en soulignantque
notrecontinentsemble au pointmort;etles diffi-
cultés françaises,pour allerau-delàdusimpledé-
batqui opposeoptimisme et «déclinisme ». Nous
avons faitunchoixqui estcelui de mettreen
avant, sur de bonnesquestions proposées et ac-
ceptées par tous, lesdifférencesd’approche, de
pointdevue,dediagnosticetdesolution.
Pour l’économiemondiale, nous avons pensé
ques’imposaient deux interrogations fonda-
mentales :quelles seront lesgrandes ruptures à
venir ?Lamondialisationv
a-t-elle changer de vi-
sage ?Evidemmentsurgissentici lesgrandes
questions autour de la stagnation séculaireeta
contrario, peut-être,autourdel’émergence d’un
nouveau modèle industriel. Quoi qu’onenpense,
nous constatons un ralentissementdel’écono-
miemondiale;nous essaierons de comprendr
quoi celaest et commentl’EuropeetlaFrance
sont affeces.
Au sujet de l’Europe, c’estlerôledelaBanque
centrale européenne quinous interpelle.Les avan-
es de sonpsident, MarioDraghi, sont dédes
remises en causedeceque beaucouppensaient,
mais peut-être est-ce encore inadap.Comment,
alors, sortir descrispations liées àl’euro, et quelle
place donner àlamonnaieunique ?
Enfin, la France estengledans desdiscours -
nifiants sur la forme, alorsque nous disposons
d’atouts formidables. Plus personne ne met en
doutequ’il faut quenous changions un petitpeu.
Mais rien ne serait plus inadapté quel’absence de
mouvementd’un côté, et le désordre liéàtropde
formesmenées ensemble de l’autre. Deux ques-
tionsapparaissentalors :quelleest la hiérarchie
desréformesàmener,etp
ar quelle mesurede-
vons-nous commencer ?
Pour pondreàtoutes cesinterrogations, il
nous faut êtrerigoureux. Lesthinktanks et lesor-
ganisations représentées icisontdes acteurs du
batpublicsitsendehors du milieu académi-
queetdumilieupolitique proprementdit.Lepari
quenous faisons estque,indépendammentde
nos positions personnelles, il estutile et possible
d’éclairer lesdécideurs politiques, lesforces socia-
leseconomiquesetl’opinion publique,ens’ap-
puyant sur lesoutils de l’analysconomique.
Notreobjectif estainsi d’offrir ànotrepaysune
discussion quenous espérons poursuivre. Nous
souhaitons la velopper tout en respectant, et
même en souhaitant, lesdivergencesentre les
unsetles autres.p
va l’économie ?
«les voix
de l’économie »
mardi
10 février,
àl’a uditorium
du «monde »,
paris 13e.
entrée libre
Il devienturgent
de sortir d’un discours
qui nous enferme
dans le courtterme
tables rondes
17h40 déchiffrer le monde
Jean-HervéLorenzi
Le Cercledes économistes
Kevin O’Rourke
Universid’Oxford
Thierry Pech
Terra Nova
DominiquePlihon
Attac
Natacha Valla
Cepii
Animation:Antoine Reverchon,
«LeMond
18h40 la panne européenne
Luiz CarlosBresser-Pereira
Fondation Getulio Vargas(SaoPaulo)
Denis Ferrand
COE-Rexecode
DominiqueGautier
Roland BergerStrategyConsultants
Jacques Mazier
Les Economistesatterrés
Jacques Mistral
Le Cercledes économistes
Xavier Ragot
OFCE
Animation:VincentGiret,
«LeMond
19h40 et la france,
optimisme ou déclinisme ?
LaurentBigorgne
Institut Montaigne
Benjamin Coriat
Les Economistesatterrés
Jean-MarcJanaillac
Transdev
Stefan Kapferer
OCDE
FrédéricMonlouis-Félici
Institut de l’entreprise
Michel Rousseau
Fondation Concorde
Animation:PhilippeLefébure,
France Inter
En partenariatavec:
Axa, Crédit coopératif,
ProBTP,Roland Berger
StrategyConsultants,
Transdev, Audiens, August
&Debouzy avocats.
LaurentBigorgne, Benjamin
Coriat, Denis Ferrand,
Jean-HervéLorenzi,
Jacques Mazier,Jacques
Mistral, FrédéricMonlouis-
lici,Thierry Pech,
DominiquePlihon,
Xavier Ragot,
Michel Rousseau,
Natacha Valla
2|les voix de l’économie MERCREDI 11 FÉVRIER 2015
0123
Lesincertitudesdelanouvellemondialisation
Depuis lesannées 2000, la croissance mondialeest désormais portéepar lespaymergents.
Un basculementqui créede nouveaux besoins et de nouveauxrisques
L’ économiemondialevoitse
clore une parenthèse de plus de
deux siècles, pendantlesquels la
puissance économique et politi-
quen’étaitpas l’apanagedu
pays le plus peup,mais de ce-
luiqui avaitsupromouvoir et utiliser àses
fins lesdéveloppements technologiquesissus
desrévolutionsindustrielles. C’estl’A ngle-
terre, puis lesEtats-Unis quiont exercé ce lea-
dership. Si cesderniers sont vosàresterune
hyperpuissance, du faitpcisémentdeleur
taille, ilsaurontàpartager ce leadershipavec
despuissancemergentesqui s’appuientsur
la forcedunombreque leur confèrelataillede
leur population, dont le niveau de qualifica-
tion, quiplusest,croît rapidement. Ce sont
bien sûr la Chine, l’Inde, àundegrémoindrele
Brésil,l’Indonésieetlecontinentafricain dans
sonensemble.
La fermeturedecetteparenthèse procède
notammentdubasculementdelac
roissance
intervenudurantles années 2000, parache
en 2014 parl’accession symbolique de la Chine
au rang de premièrepuissance économique
mondiale. Dans lesannées 1990, un peu
moins desdeux tiers de la croissance mon-
dialesesituaient dans leconomies despays
de l’Organisationpour la coopérationetledé-
veloppemenconomique (OCDE). Depuis le
but desannées 2000, cetteproportionest
tombée àunpeu moins d’un tiers. L’émer-
gence chinoiseagénérél’essentiel d’une crois-
sance mondialedontlerythme tendancieln’a
aucunementfchi au cours desquinze der-
nières années.Arebours de la théoriedelasta-
gnation séculaire, l’idée de croissance n’est
pas morte:elles’est surtout éloignée de nos
frontières
Cettecroissance doit se mesurer àl’aune de
mutations mographiquesqui suscitent
autantdebesoins àsatisfaire. La population
mondialeserabientôt beaucoupplusnom-
breuse, avec notammentundoublementdela
population en Afrique d’icià2050. Elle sera
plus âgéeenmoyenne, et ce sur tous lesconti-
nents. En Europe, il yauradeux personnes
d’âgeactif pour une personne âgéedeplusde
65 ans, contrequatrepour une actuellement.
Elle sera aussi plus riche, notammentenAsie:
ce continentabritera près desdeux tiers de la
«classemoyenne »mondialed’ici vingt ans,
contreuntiers aujourd’hui. Elle sera égale-
mentencore plus urbanisée:leseuilde50%
de la population mondialevivantdans deszo-
nesurbainesn’a étéfranchi qu’en2010, et le
taux d’urbanisationreste encore faible en Afri-
que(40%) ou en Asie(42%). Enfin, cettepopu-
lation sera encore plus connectée et mobile
qu’ellenel’est déjà.
Cestendancescentdes besoins spécifi-
ques.Des besoins d’aménagementduterri-
toire, d’infrastructures,notammentpour la
gestiondel’eau et lestransports. Desbesoins
alimentaires accrus, aussi. Mais égalementen
matièred’accèsàl’énergie, dont la consomma-
tion mondialeprogressera d’icià2035 de 1,6 %
par an, et de 2,3%dans leconomies émer-
gentes.Satisfairecettedemandeadditionnelle
d’énergiesuppose,selon lesestimations de
l’Agence internationaledel’énergie, desinves-
tissements cumulés de 38000 milliards de
dollars sur la période 2011-2035, soit 2,2 points
du produitintérieur brut mondial actuel cha-
queannée. Là encore,les deux tiers de cesin-
vestissements se aliserontdans lespayssi-
tués hors de l’OCDE.
Nous sommesainsi en train d’entrer dans
unenouvellephasedelamondialisation. Le
mondmergent, et en particulier la Chine, va
passer d’une croissance tirée par l’exportation
et l’investissementàune croissance associée à
la consommation et àlademandeintérieure.
Une telletransition nécessite l’adaptation de
l’outildeproduction deconomies émergen-
tesàcettenouvelledemande. Lespaysayant
connupar le passédetellesmutations ne les
ontjamais accomplies sans heurts, au moins
temporaires,pour leur trajectoiredecrois-
sance. Lesphénomènesd’émergence écono-
mique sont rarementlinéaires.
Le cheminementvers cet horizon de long
terme adonc peudechancesdes’effectuer
sans tumulte.Six facteurs d’incertitude se des-
sinent, quisontautant de défisàrelever:les
risquesgéopolitiques, avec notammentdes
tensions accrues entreChine et Etats-Unis ;
l’apurementdupassé, avec notammentlages-
tion encore très incertaine de la sortie despoli-
tiquesmonétaires exceptionnellesactionnées
partout dans le monde; la soutenabilitéenvi-
ronnementaledecettepromessedecrois-
sance mondiale;lesatermoiements de la gou-
vernance mondiale, quiv
oientdes accords
commerciauxbilatérauxourégionaux se
substituer àunmultilaralisme bloq;la
fragilide la construction d’ensemblespluri-
nationaux et notammentdel’édificeeuro-
péen. Dans ce dernier,les divergencesdecrois-
sance se sont désormais atnuées,après que
lesdisparisenmatière d’équilibreextérieur
onpartiellementrésorbées.Mais les
écarts de niveauxdevie ne se duirontproba-
blementpas, àrebours du mythe de leur con-
vergence àl’inrieur de l’Europe, mythe
autour duquel s’étaientarticulés lesoutils de
la construction européenne.
Le sixième et dernier facteur d’incertitude
estl’enjeu de la captation de cettecroissance,
quisetrouveaucœur desinterrogations de
long terme. Lesmutations associéesàlapro-
pagation de l’économienumérique viennent
en effet bouleverser de fond en comble lesmo-
dèleconomiquesdepans entiers desan-
ciens systèmesproductifs.
Au cœur de cettenouvellerévolution qui
n’estpas quetechnologique,c’est un modèle
du «winner takesall»le gagnantrafletout»)
quis’affirme, avec une concentrationdela
croissance sur un faible nombred’acteurs qui
auront su créerles plates-formesd’interaction
lesplusefficaces. C’estune nouvelleréparti-
tion de la valeur quis’ore dont lesgagnants,
en petitnombre, seront lesentreprises qui, en
mobilisantdes effets de seau massifs, sau-
ront capter lesrelations avec lesclients. Les
perdants seront lesentreprises confinées àdes
tâchesdepureecution ou de fabrication de
biens duitsàêtredes «commodi.C’est la
capacidessysmesproductifsàs’adapte
cettenouvelledonne quileur permettrade
capter une partdelacroissance associée àl’ex-
pression de besoins nouveaux. p
Arebours
de la théoriede
la stagnation culaire,
l’idée de croissance
n’estpas morte :
elle s’esloige
de nos frontières
Une seuleexigence:
reprendrel’investissement
Démographieetenvironnementnous obligent
àrepenser lesoutilsdelacroissance
Nous, économistes, avons tradition-
nellementdumal àpenser lesruptu-
res, leschangements de tendanceset
le passaged’un séquilibremajeur à
un nouvequilibre. La tentationest toujours
grandedereprendrelepassé, de le reproduireet
d’imaginer queles moments de crisenesont
qu’une simplebrisuredans une trajectoirere-
trouvant indéfinimentsaforme d’autrefois.
Il n’en estrien: la trajectoiredel’économie
mondialevaindéniablements’infléchir de ma-
nièresignificative. Lesmembres du Cercle des
économistesont éténombreux àannoncer,
sous desformesvariées,l’effritementdela
structuredel’économiemondialeetlafin des
certitudesdupassétellesque le taux de crois-
sance exceptionnel despaymergents, le
dynamisme anglo-saxon, la silience euro-
péenne, l’explosion du progsscientifique
et la croyance selonlaquelleles pays émergents
continueraient ànous fournir une main-
d’œuvrebon marché tout en créantune classe
moyenne consommatrice.
Offreetdemanderestructurées
Rien de tout cela n’étaitvraimentfaux, mais
demain tout sera différent. La croissance mon-
dialevaralentir.Celanesignifie pas une entrée
en cession, mais destauxdecroissance consi-
dérablementplusfaibles, d’environ3%contre
un peumoins de 5%il yapeu.
Trois éléments modifieront profondémentla
trajectoirconomique.Tout d’abord,le
mondmergentetlemondeindustrialisé
vont équilibrer leurs relations, mettantfin
auxmouvements incontrôlés desdélocalisa-
tions. Ensuite,les tensions géostratégiques
vont jouer un le déterminantsur leco-
nomies nationales et lechanges inter-
nationaux, donnantune incroyable volatili
auxressourcesnaturelles. Enfin, la zone euro
continuera cahin-caha, habituée sormais à
la théâtralisation excessive quenous avons
connue avec lessituations financresdela
GrèceoudeChypre.
Trois chocs viendrontprofondémentrestruc-
turer l’offreetlademandemondiale. Celui, tout
d’abord,del’évolution mographique,dont
l’historien Fernand Braudeldisaitqu’elle déter-
mine «à courtterme comme àlong terme»les
«réalités locales comme (…) les réalités mon-
diales».Ensuite,paradoxalement, lesboulever-
sements technologiquesnepermettrontvrai-
semblablementpas de regagner lesgains de
productiviperdus, ce quipourraitrelaprin-
cipaleraison d’un ralentissementdelacrois-
sance dans la cennieàvenir.Enfin, la prise
de conscience de la criseenvironnementale
joueraàterme de façon positive,avecl’explo-
sion de nouveauxmarchésetladiminution des
externalisnégativesd’un veloppement
mal maîtrisé.
Aprèsavoir abandonné lesutopies du but
desannées 2010–une gouvernance mondiale
et un contrôledelasphèrefinancre –, il nous
faut proposer une organisationdes marchés
plus aliste et plus stable.Tous cements,
fondateurs d’une nouvelletrajectoiredel’éco-
nomiemondiale, conduisentàune seuleexi-
gence:lareprisedel’investissement.
Il s’agitd’investir dans lesnouvelles technolo-
gies,dans lesinfrastructures relativesau
vieillissementdelapopulation, et enfin êtreca-
pabled’accueillir 2,5 milliards d’êtres humains
supplémentaires en 2050etleur fournir les
biens nécessaires àlavie.
Il faut toutefoissurmonter un obstaclede
taille:trouverles moyens de financementpour
cesmilliers de milliards d’euros nécessaires
àl’investissement. Il convientpour celade
redonner desdegrés de liberauxEtats, c’est-
à-diretrouver une solution au probme de
la detteetderemettre, au-delàdes exigences
prudentielles,lafinance au servicedel’éco-
nomieréelle. p
La «démondialisatio,
un scénarioenvisageable
Rechutefinancre et stagnation «séculaire»?
Ouretour desrégulations et transition écologique?
Les perspectivesdel’économiemondiale
ontraremenaussi incertaines, pour
deux raisons. D’une part, la criscono-
mique et financre internationalequi a
butéen2007 estloin d’êtresole. D’autre
part,onassiste peut-être àuntournantdans le
processus de mondialisation.
La situatioconomique variefortement
selonles pays.LaRussie, le Brésil et l’Argen-
tine, en proieàlarécession, ontmoins bien
sisàlacriseque la Chine. La reprisedela
croissance auxEtats-Unis contraste avec les
risques de déflationqui menacentleJapon et
la zone euro. Cettedernièren’a pas solu son
probme de dettes (publique et prie) et
souffred’une politique économique ineffi-
cace,avecune politique monétaireaccommo-
dante, couplée àdes politiquesbudgétaireet
fiscalerestrictives.
Un rebond de la crisemondialeest possible,
parce quecertains facteurs de sondéclenche-
menten2007 sont toujours présentsetque la
coopérationinternationalen’a guèreprogressé,
comme en moigne la poursuite de la guerre
desmonnaies,oùchaque pays s’applique à
abaisser son taux de changepour favoriser ses
exportations. Lesréformesfinancresminima-
lesdécies àlasuite du krach n’ontpas rita-
blementsécurisélesysme. En particulier,les
grands groupes bancaires «systémiques», qui
furent au cœur de la crise, n’ontfaitl’objet
d’aucune restructurationcontraignante.
Le ralentissementdelacroissance mondiale
et dechanges soulèvedes questions. En pre-
mier lieu, est-ce un phénomène temporaire, ou
bien l’amorced’une évolution durable? Deux
arguments plaidentpour la secondeinterpréta-
tion. D’une part, lespaymergents, Chine en
tête,ayant acheleur processus de rattrapage
croîtrontàl’avenir àdes rythmesplusmodérés.
D’autrepart, lespaysavancéstendentvers un
gime de croissance lente, ditdstagnation
séculaire», en raison du vieillissementdémo-
graphique,duralentissementdes rythmesde
productivi,delamonedes inégalisetdes
contraintecologiques.
Le recentragedecertains pays,laChine en par-
ticulier,sur leur marché inrieur pour faireface
àdes besoins non satisfaits faitnaîtreune autre
interrogation: si cettedécélérationdes échan-
gesseconfirmait, on assisterait alorsàune nou-
vellephasedelamondialisation, peut-être
même àunprocessus de «démondialisatio.
Deux scénarios extrêmespeuvent alortre
envisagés. Un scénariodmoins d’Eta,avec
la poursuite du repli despolitiquespubliques
dans lespaysavancés: lesacteurs dominants
sont lesentreprises transnationales,qui impo-
sent desnormesminimales,lerégime de crois-
sance mondialeralentit, la sous-régulation pro-
voquelamonedel’instabilifinancre.
Un second scénario, de «coopérationmulti-
polair,est plus optimiste:les politiquesderé-
gulation publique se veloppentdans lesespa-
cesnationaux, mais aussi par le biais d’une coo-
rationmultilarale dans desdomainestels
quelafinance et le climat. Cetenvironnement
plus stable ouvrelavoieàune transition écolo-
gique transformantles modesdevie,depro-
duction et d’échange. La alise situerasans
douteentre cesdeux scénarios. Et peut-être fau-
dra-t-ild’autres crises pour construirecettecoo-
rationmultilaralep
Lespaymergents,
Chine en tête,croîtront
àl’avenir àdes rythmes
plus mos
Jean-HervéLorenzi
Cercle
deconomistes
DominiquePlihon
Attac
Denis Ferrand
Coe-Rexecode
0123
MERCREDI 11 FÉVRIER 2015 les voix de l’économie |3
«L’Union européenne
doit agir de façon différente»
Il faut restructurer lesdettes et relancer l’investissementdans la zone euro
Entretien croisésur la politique éc-
nomique européenne avec Xavier
Ragot, présidentdel’Observatoire
français desconjonctures économi-
ques,etNatacha Valla, directrice ad-
jointe du Centre d’étudesprospecti-
vesetd’informations internationales.
Commentqualifierlasituation de la zone
euro?Sommes-nous en flation?
Xavier Ragot Oui, mais ce n’estpas le plus
grave. La croyance implicite,lorsdelacation
de l’euro, étaitque la recettdiscipline budgé-
taireplusintensificationdelaconcurrence»
suffirait. Or depuis dixans, leconomies euro-
péennesdivergentcomme jamais:tauxd’in-
tréels, inflation, coûts unitaires du travail,
prixdel’immobilier,balancescourantes… Ré-
pondreàlacrisepar la baisserapidedes ficits
publicsafaitencore plus plonger la demande;
l’absence de coordination aaggravéladettede
certains et lesdivergencesdecoût du travail.
Natacha VallaLesdifficulspsentes ne
sont pas intrinsèquesàlacationdel’euro,
ellesdécoulent desexigencesformues pour
permettrelaconvergence deconomies euro-
péennesetdeleur rythme. Mais la monnaie
unique aaussi permis de renforcer l’ingration
européenne dans d’autres domaines–je pense
àErasmus. La situatioconomique de la zone
euron’est pas brillante,mais si on corrigelePIB
par tête deseffets de change(l’eurofort) et de
mographie, l’Europen’est pas si éloignéedes
Etats-Unis. L’inflationest très basse, mais sur-
tout grâceauprixdupétrole; on ne peut pas
direqu’il yait de déflationancedans lesanti-
cipations desménages et desentreprises.
Quellessontles perspectivessil’onconti-
nue dans la voie tracée, en particulier par
la politiquedquantitative easing»(QE)
de la Banquecentraleeuropéenne (BCE) ?
N. V. Le QE, l’injection massive de liquidis
dans l’économie, estune cision colossaleen
termesd’engagementdelaBCE sur lesmarchés
financiers, mais la vraiedifficulsera d’en sor-
tir !Car je ne pensepas queleQEpuisseobtenir
desrésultats importants àcourtterme en ma-
tièredecroissance, d’emploi ou même d’infla-
tion. Surtout, le QE n’inciterapas l’Allemagne à
diminuerson exdent exrieur.Aucontraire,
celui-cirisquedes’accentuer avec la chutede
l’euro. Et il n’inciterapas non plus la France àac-
cepter lesréformes, puisqu’onpeut compter
sur Francfort pour maintenir la croissance. Les
divergencesvontdonc s’aggraver
X. R. Le QE, il fallait le faire, mais il n’aura que
peud’effets sur la croissance parce qu’ilvafaire
gonflerleprixdes actifs. En revanche, la baisse
de l’eurovafavoriser lesexportations et l’infla-
tion importée.Onseraainsi entre0%et1%
d’inflation. Mais ce n’estpas assez pour ajuster
leconomies européennesles unespar rap-
port auxautres.Jesuis cependantoptimisme à
courtterme. Lesbudgets 2014 sont beaucoup
moins restrictifsqu’ilsnel’ont étéen2013. Donc
la croissance, aidée par la baissedel’euroetdu
trole, devraitsestabiliser ;onpourraitmême
avoir de bonnessurprises en France. Mais
peut-on se jouir d’une stabilisationduchô-
mageà25%,comme en Espagne, et d’une crois-
sance à1%?C’est un échecsur le plan social.
L’algementdeladetteetlafin descou-
pes budgétaires revendiqués par Athènes
tracent-ils une voie possible?
N.V. Il ne faut plus faireabstraction du ris-
quepolitique engendrépar la situatiocono-
mique et sociale. La zone euron’est pas tirée
d’affaire. Acause de ce risque, il faut agir de fa-
çon bien différente,par exempleenmettantle
QE au serviced’un investissementeuropéen
quipermetted’accélérer l’ingrationdans les
domainesdel’énergie, destransports et du
numérique,oudans le financementdes PME.
Dans le cas grec,ilfautpalablementcons-
truiredes institutions fonctionnelles–fisca-
li,cadastre, lutte anticorruption, etc. –,
la troïka [BCE, Fond monétaire international,
Commission européenne] choué. Mais, en
Grèceetau-delà, il faudra mettresur la table
la question de la dettepublique,trolee.
Aujourd’hui, lesmots de restructuration, de
faut, ne sont plus tabous.
X.R. Il se dessine un consensus parmi leco-
nomistespour préconiser une duction im-
portante de la chargedeladettepublique en
Grèce. Mais lespolitiqueseuropéens vont-ils
parvenir àunaccord?Car la question est:quiva
payer? En cas de défaut, ce sont lescontribua-
bles despayscanciers, l’Allemagne au pre-
mier rang. En cas de échelonnement, ce se-
ront lesgénérations grecques àvenir.Sionre-
fuse l’un et l’autre, ce seront lesGrecs
d’aujourd’hui. C’estune question de projet poli-
tique,etderapport de forcconomique.
Faut-ilrevoir lesrègles budgétaires des
trais?
N.V. Oui. On sait ce quiimporte auxAlle-
mands –ils ne veulentpas êtreflouéspar un
passager clandestin. Moyennantcela, ilssont
prêts àcoopérer. Il faut donc adapterles gles
budgétaires pour qu’elles reposent sur une ana-
lyse agrégéedes effets despolitiquesbudgétai-
resdechacun sur leconomies desautres.
X.R. Lesrègles européennessontdevenues
incompréhensibles. Il faut d’abord restructurer
lesdettes souveraineslàoùc’est nécessaire,
puis choisirdes gles budgétaires simples
adapes àunniveaud’endettementredevenu
plus raisonnable.Alors qu’onest en train d’utili-
serdes gles inadapes au niveau de detteac-
tuel, ce quistresse lespolitiquesetles empêche
de s’atteler àlatâche principale:fairediminuer
le stockdedettes et relancer la croissance. Il faut
échanger lesallégements contrel’engagement
dans une institutionnalisationbeaucoupplus
dureàl’allemand,deladettefuture.p
propos recueillis parantoine reverchon
Revenir au franc, mais garderl’euro
Un nouveau gime monétaire, incluant desmonnaies nationales,est possible
Lazone euroreposesur un modèle
structurellementdéséquilibré. Les
changements de taux de changtant
impossibles, il n’existe pas de méca-
nisme pour corriger levolutionsdivergen-
tesqui affectent lespaysmembres en raison
de leur grandehétérogénéi.Aucun déra-
lisme budgétairen’a étémis en place.
Desajustements par lesprixetles salaires
relatifsont étéimposés auxpaysduSud.Mais
leur efficacitéest limieetleurs effets
d’autantplusdévastateurs qu’ils sont combi-
nés avec despolitiquesd’ausribudgétaire.
La crisedelazone euroest une crisedes balan-
cesdes paiements. De 2008 à2014, l’eurtait
proche de sa parid’équilibre, c’est-à-diredu
taux de changequi assureàlafois un équilibre
externe (une balance courante soutenable)et
interne (leplein emploi), et même gèrement
sous-évalué. Mais il étaitsurévaluépour les
pays d’EuropeduSud (dontlaFrance) et forte-
mentsous-évaluépour lespaysduNord.
Cesdésajustements de changereflètentune
hétérogénéistructurelle entreleblocalle-
mand et lespaysduSud.Les politiquespropo-
sées pour sortir de cetteimpassesontpeu pra-
ticableset/ou insuffisantes:fédéralisme bud-
gétaire, grand programme d’investissement
dans la transition énergétique, coordination
despolitiqueconomiques, imtsur le ca-
pitalpour effacer une partiedes dettes publi-
ques,quantitative easing (injection massive
de liquidisdans l’économie). La mutualisa-
tion desdettes publiquessupposerait un con-
trôledetypefédéral queles gouvernements
nationaux ne sont,aufond, pas prêts àaccep-
ter. La zone eurorestera enferméedans une
croissance lente, atnuée par la baissedela
devise et desprixdupétrole.
Un changementderégime monétaire, avec
introduction de monnaies nationales arti-
cues autour d’un euroglobal, apparaît
comme une alternative possible.Une pre-
mièreconfigurationretiendraitunsysme
d’euros nationaux avec destauxdechange
fixes, mais ajustablespar rapportàuneuro
global quiseraitconservéetflotteraitauni-
veau mondial. Leseuros nationaux, incon-
vertiblesauniveauinternational, devraient
êtreconvertis en euros globaux pour les
échanges exrieurs et lesmouvements de
capitaux. La fixidesparisintra-européen-
nesseraitassurée par lesbanquescentrales
nationales jusqu’à un certain seuil, fini par
l’étatdelabalance courante ou le niveau de
serves de chaque pays.
Une secondeconfigurations’inspireraitdes
propositions de Keynessur le bancor–la de-
vise supranationalequ’il avaitimaginéedans
lesannées 1940.Les euros nationaux sont flot-
tants au niveau mondial, mais sont en changes
fixesetajustablespar rapportàl’eurobancor,
panier de monnaies constituédes euros natio-
naux. Lesbanquescentrales nationales ontun
compteeneurobancors aupsdelaBanque
centraleeuropéenne (BCE), quiintègrelesolde
courantetles mouvements de capitaux intra-
zone. La BCEsertdechambredecompensa-
tion entreles banquescentrales nationales en
conservantlesysme de paiementenplace.
Lespaysparticipants paientdes ints sur le
solde de leur compteeneurobancors, qu’ilsoit
négatif ou positif, ceci pourassurer un fonc-
tionnementsymétrique et inciter lespaysex-
dentaires àréduireleurs surplus.
Une dernièreconfigurationcorrespond àla
situationoùleblocallemand quitterait la zone
euro. L’euromarkflotteraitlibrement, tout
comme l’euroglobal quiseraitconservé, mais
pride la devise allemande. Cesrégimesmo-
nétaires présententplusieurs avantages.
Grâce àune grilledeparisintra-européen-
nesfixes, mais ajustables, ilspermettentlaco-
habitation au sein de la même zone de pays
marqués par une fortehétérogénéistructu-
relle. Lessysmesproposés conserventdes
acquis institutionnels de l’actuelle zone euro,
en introduisantplusdeflexibili.Ils sont en
mesured’ingrer plus facilementles pays
européens restés en dehors de la zone euro.
La transition vers ce nouveau gime moné-
taireseraloin d’êtreunlong fleuve tranquille.
Lesmesures doiven
treprises sans précipita-
tion pour éviter lesfuitesdecapitauxetles -
valuations cumulatives. Ellespassentpar une
fermeturetemporairedes banquespour pro-
deraux ajustements de pariet mettreen
placelenouveau système. La detteexterne en
euros fera l’objet d’une négociationinterna-
tionale, largementintra-européenne en prati-
que. Lespaysqui valuentdoivent avoir le
droitderembourser,pour une grandepart, en
euros préciés.Une restructurationdela
detteest nécessairepour plusieurs pays suren-
dettés du suddel’Europe. Ceci entraîneraun
coût pour lespayscditeurs et leurs banques.
Mais c’estlacondition nécessairepour repar-
tir sur de nouvelles bases et éviter la mort à
petitfeu d’une partiedes pays européens. p
L’euroest
surévalpour
lespaysd’Europe
du Sudetsous-
évalpour
lespaysduNord
L’Europeface
au «problème
américain»
«L’économiededettvenue
d’outre-Atlantique n’estpas saine
Lazone eurosusciteune assez
grandecommisérationchez les
commentateurs :selon l’OCDE, la
croissance devraityêtreen2015 de
1,1 %, contre3,1 %aux Etats-Unis.
Mais cesmêmesanalystesont
aussi du mal às’enthousiasmer pour lesper-
formancesdecedernier pays,dontlacrois-
sance potentielleplafonne à2%,entretenant
lestses de la «stagnation séculair.
Face àcettepanne généralisée de croissance,
un élémentdesolution nous vient… d’Athè-
nes. Plus précisémentdeYanis Varoufakis, le
nouveau ministredes financesgrec, connu
pour avoir,depuis longtemps, noncé les
dangers quefaitcourir àl’économiemondiale
l’injection permanente de demandepar les
Etats-Unis :l’épargne mondiale, au lieu de fi-
nancer l’avenir en étantinvestiedans lespays
émergents ou dans lesnouvelles technologies,
finance la consommation desAméricains.
Or,lapolitique menéepar Washington est
enferméedans une vision bridée du keyné-
sianisme, quiconduitl’A mérique àcreuser son
ficitbudgétaireetcommercial et àrecourir
au quantitative easing –l’injection massive de
liquidispar la serve dérale.Les Etats-
Unis accumulentainsi dettes et bulles,etdonc
criseetchômagechez eux et chez lesautres.
M. Varoufakis proposeque l’Europeose s’as-
sumer en affrontantle«problème améri-
cain ». D’abord de façon politique,enaffir-
mantclairementqu’un desobjectifsdel’euro
estdecontourner le «privige exorbitant»du
dollar.Une cision concte en la matièrese-
rait de sortir le Fonds monétaireinternatio-
nal(FMI) desquestions européennes. Car les
probmeseuropéens sont desproblèmesde
financementinterne, et non de manque de de-
vises. Or,leFMI créé pourvenir en aide
auxpaysendéficit exrieur,etlazone euro,
quigénèredes exdentsextérieurs parmi les
plus importants de la planète, ne reve pas de
sonchampdecomtences. C’estceque plai-
dait, hélas en vain, Jean-Claude Trichet quand
il dirigeaitlaBCE,entre 2003 et 2011.
Il faut ensuite attaquerle«problème amé-
ricain »defaçon économique,ens’adaptan
la disparition de l’inflation. En s’inspirantdu
discours d’investituredel’ex-présidentdu
Conseilitalien MarioMonti, lespayse
uro-
péens doiventfairereposer leur action sur
trois piliers :une politique budgétaired’aus-
rifondée non sur la spoliation fiscale
mais sur la baissedes penses,afindemain-
tenir l’équilibrestructurel desfinancespubli-
ques ;une politique de dynamisationdela
création de richesseorganisée autour de la
concurrence, telleque la loiMacron, mais qui
concerneraitaussi lessecteurs de la santéou
de l’éducation, appes, du faitdel’introduc-
tion destechnologies numériques, àentrer
dans le champconcurrentiel ;une politique
d’affirmation de l’Europe, pour quedispa-
raissel’idée queleprojet européenest pure-
ment technocratique.
Quantàlapolitique monétaire, il faut reve-
nir àses fondements. La mission d’une ban-
quecentraleest de faireduqualitativeeasing
refinancer lesbanquesptantàdes entre-
prises porteuses de projets –, et non du quan-
titative easing, quisemble vouloir habiliter
l’inflationetpfigurer un retour auxassi-
gnats. Enfin, l’Europedoitsesouvenir qu’elle
manque de jeunesse, et s’interroger sur l’émi-
grationdes jeunesdipsqui fuient en
Australiel
es imts, leslourdeurs adminis-
tratives et le chômagemal indemnisé, au lieu
de se crisper de façon paranoïaque sur l’im-
migration. p
LesEtats-Unis accumulent
dettes et bulles,
et donc criseetchômage
chez euxetchez lesautres
Jacques Mazier
LesEconomistes
atterrés
Jean-MarcDaniel
Institut
de l’entreprise
Natacha Valla
Cepii
Xavier Ragot
OFCE
4|les voix de l’économie MERCREDI 11 FÉVRIER 2015
0123
«Ilfautredonner àl’Etatfrançais
desmoyens d’action »
Leformesstructurelles»doivent accroître lescapacités d’investissement
desentreprises et despouvoirs publics plutôt quededétruireles emplois et lescomtences
Benjamin Coriat, professeur àl’univer-
siParis-XIII,est membreducomi
d’animation du collectif «Les Econo-
mistesatterrés», quivient de publier
Nouveaumanifeste des Economistes
atterrés. 15 chantiers pour une autre
économie (LesLiens quilibèrent).
L’économiefrançaisesouffriraitdehandicaps
qui entraventsacomtitivi,etrendent
nécessaires deformesstructurelle.
Ne faut-ilpas, en abaissantles coûts du travail
et en flexibilisantlemarché de l’emploi,
augmenterles margesdes entreprises
françaises,surtout desPME,car ellessont
insuffisantespour leur permettred’investir
et d’innover?
Oui, cesdernières années,dans de nombreux
cas, lesmarges desPME ontbaissé(pas cellesdes
grandes entreprises,qui viennentdedistribuer
56 milliards d’euros de dividendes…). Mais simul-
tanément, nous avons connulacroissance la plus
faible de cestrois dernières cennies.Dès lors,
faut-ilimputer cesbaisses de marges àdes charges
excessives, ou àdes niveauxdeproduction
insuffisants, quialourdissentles coûts unitaires?
Si l’insuffisance de la demandeexplique large-
mentces baisses de marges,alors la politique éco-
nomique actuelle,entrementinspirée et dictée
par le discours sur la baissedes charges,n’est pas la
solution.
La vraiequestionest plutôt celle de la panne gé-
néraled’investissement, dont lesanticipations
(négatives) de demandesont, selontoutes lesen-
quêtes,lacause principale. C’estcelaqu’il faut trai-
tersil’onveut faireremonterles marges desPME.
Ne faut-ilpas égalementouvrir les
professions et lessecteurs disposant
de rentes historiques àdenouveauxentrants,
pour favoriser l’innovation ?
S’en prendreaux rentes de monopoles n’estnul-
lementrépréhensible,n’endéplaiseautapageor-
ganisépar lesnotaires.Mais lorsqueles principa-
lesd’entre elles(lesbanques, la grandedistribu-
tion…)sontpservées,ilest illusoiredelaisser
penser,comme le font lesdéfenseurs de la loiMa-
cron, quel’ontrouveralàles gisements d’emplois
de demain. En ali,l’emploiàcer se situedans
lesservices àlapersonne –notammentpour le
troisième et le quatrième âge–,l’éducation, la
santépublique,larénovation urbaine, l’écologie
Et cela ne s’obtiendrapas en flexibilisantlemar-
ché du travail, mais en investissantetencant
deslignesd’activisinnovantes.Des formules
comme lescques emploi-service, créées il ya
trente ans, avaiende vraies innovations insti-
tutionnelles. Ce sont desinnovations de même
nature, mais adapes auxactivisnouvelles,
dont nous avons besoin. L’économiecollabora-
tive,qu’elle repose ou non sur desplates-formes
Internet, basée sur le libreaccèsetlepartagedes
ressources, abesoin d’une forteimpulsion. Si elle
luiest donnée, nous aurons une partdes solutions
quenous cherchons. Surtout si l’on croiseles res-
sourcesdel’économiecollaborativeaveccelle de
l’économiesocialeetsolidaire, quilui estsouvent
proche et complémentaire.
Ne faut-ilpas enfin duirelapart, dans
la richessenationale, desadministrations pu-
bliques,car ellessonttropcteuses
par rapportaux servicesrendus ?
En duisantlacapacitéd’intervention publi-
que, comme on n’acessé de le fairedepuis trente
ans, on arendul’Etatspectateur de jeux où la fi-
nance estpassée maîtresse.Lorsdes affaires SFR-
Bouygues-Numericable ou encore GE-Alstom
(pour ne prendreque cesexemplesrécents), l’Etat
aregarpasser lestrains… Dans le cas d’Alstom,
l’Etataregar,impuissant, lesactionnaires se
distribuer 8milliards d’euros, alorsque cetteen-
trepriseest positionnéesur desmarchésoùl’in-
vestissementest vital pour l’avenir.C’est la raison
pour laquelle le collectif desEconomistesatterrés
préconiselaformation d’un fonds souverain ca-
pable de peservéritablementsur leschoixetles
cisions industrielles.
Il faut cesser d’affaiblir l’Etat, luiredonner au
contrairedes moyens d’action. En matière
industriellecomme en matièrefiscalepour lui
permettre, par exemple, de mettrefin auxfuites
gales devant l’imt, devenues un sportd’excel-
lence desentreprises du CAC40. Avec 8%d’imt
sur lessociétés pasenmoyenne (aulieudutaux
gal de 36%), ellessontparmi lesmeilleures du
monde… Il faut quecelacesse.
L’économiefrançaiseasubi une chutevertigi-
neusedelapartdel’industrieces trente der-
nières années.Est-ilencorepossibled’avoir
une «politiqueindustrielle »?Ou faut-ilpren-
dreactedecedéclin en veloppantles servi-
cesàforte valeur ajoue, dans la finance ou le
numériquepar exemple?
Il faut commencer par observer que, dans nom-
bredecas, lesservices àforte valeur ajoutée sont
liés àl’offreindustrielle et pendentd’elle. Ainsi
en est-ildel’essentiel desservices d’ingénierieet
de design, desservices juridiques, desservices in-
formatiques, du marketing… Autrementdit,on
ne peut échapper au maintien d’une fortecapa-
ciindustrielle,ycompris si l’on veut maîtriser
desservices àhaute valeur ajoutée.Audemeu-
rant,dans desactivistellesque le traitement
deseaux, la construction desinfrastructures de
transportpublic(métro, tramway…), lesimmeu-
bles intelligents ou àénergie positive,lagestion
desd
échets ou du trafic urbain, on aaffaireàdes
ensemblesdeproduitsindustriels et de services
conjoints.
Il faut allerdans cettedirection en élaborantune
nouvellepolitique industrielle dont l’axeserait
d’aider àconcevoir et produireune offredepro-
duitsetservices àhaute valeur ajoutée liés àla
transition écologique,ens’appuyant notamment
sur le fonds souverain mentionné plus haut. Anti-
ciper et préparer l’avenir,c’est cela. Ce n’estpas -
truire descomtencesensous-payant et en pré-
carisantletravail.p
propos recueillis par
antoine reverchon
«Onarendu
l’Etatspectateur
de jeux
la finance
estpassée
maîtresse»
La France doit profiter
descroissancesdumonde
Il faut orienterlesoutien auxentreprises
vers lesindustries exportatrices
Enconjuguantdéficit public(parmi les
plus élevés de la zone euro), chômage,
pannedecroissance et ficitcommer-
cial, la France estarrieauterme d’un
modèle quianégligé la production. Le chocfis-
cal cent, 60 milliards d’euros depuis 2011, n’a
faitque saper lesderniers ressorts de la crois-
sance. En 2014, le nombrededéfaillancesd’en-
treprises sera proche du picatteinten2009, au
plus fort de la crise(63 204). Nos usinesont,
dans certains territoires,disparu. Le sastre
industriel –lapartdecesecteur dans la valeur
ajoutée n’acessé de gresserdepuis 2000 –ex-
plique notreincapacitéàprofiterdes croissan-
cesdumonde. Notredésindustrialisationgé-
re un ficitcommercial structurel, cause
premièredenos ficits publics.
Pour infléchir la donne, il faut d’abord élimi-
nerrapidementles principales anomalies fran-
çaises quipèsent sur lesfacteurs de croissance
en général et sur l’industrieenparticulier :la
taxation du capital, deux fois plus élevée qu’en
Allemagne, devraitredumême niveau ;le
soutien auxentreprises doit êtreréorienvers
les400 000 structures du secteur productif en
capacitéd’exporterdes produits manufacturés.
En effet, depuis quinze ans, lespolitiqueco-
nomiquessetraduisentessentiellementpar
desallégements de charges sur lesbas salaires
(exonérations Fillon, crédit d’imtcomtiti-
viemploi (CICE), pactederesponsabili), qui
ontcontribuéàancrernotresysme productif
dans le bas de gamme tout en aidant lessec-
teurs àl’abri de la concurrence internationale.
Nous proposons de remplacer le CICE par un
algementdes charges de 7points pour lessa-
laires surieurs à1,4 fois le smic, d’accélérer
l’amortissementdes investissements sur deux
ans, ce quipermettraitdesoutenir la moderni-
sation, d’abaisser l’imtsur lessociétés à25%
(aulieude33,33 %), de déduirefiscalementles
ints d’emprunt. Ce sont lesprincipales me-
sures urgentes, auxquelles il faudrait ajouter la
duction de différentestaxes sur la production
quiconstituentl’essentiel du différentiel entre
la France et l’Allemagne (soitenviron 60 mil-
liards d’euros). Fauted’attirer desinvestisseurs
capablesdeprendredes risques importants,
nous nous exposons àresteràl’écartdelanou-
vellconomie. Cesmesures,rapidementeffi-
caces, passeraientde20milliards d’euros le
coût du CICE. Mais ellesenvalentlapeine.
Le deuxième chantier àdémarrer mainte-
nant, car il sera long et difficileàmettreen
œuvre, estd’éleverleniveauglobal de com-
tencesafindedisposer àtous lechelons des
savoir-fairescientifiquesettechniquesetde
tirer le meilleur profit de la nouvellevague
d’innovations technologiques. La forme doit
commencer àl’écoleprimaireenaccroissant
le tempsconsacàl’apprentissagedufran-
çais et desmathématiques, fondamentaux
pour le développementdes élèves et leur fu-
tureréussite professionnelle.Chaque niveau
d’enseignementdoitfairel’effortdeseréin-
venter pour quetous lesenfants, et pas seule-
mentles élites, puissentfaireface auxexigen-
cesdelamondialisation.
Il yad’autres chantiers, bien sûr,mais pour
éviter le déclinisme, retrouverconfiance en
nous, nous devons faireles formesqui per-
mettrontd’affronterune concurrence quenous
ne pourrons de toutefaçon éviter.Nous avons
tout àgagnerd’une prospériretroue. p
La sindustrialisation
génèreundéficit
commercial structurel
L’éducation, le meilleur
antidoteàlacrise
La formation desjeunesest la politique publique
la plus efficace pour améliorer la croissance àlong terme
LaFrance paraîtprisedans lessables
mouvantsdesacroissance zéro, de son
endettement, de sondéficit publicetde
sonchômagedemasse. La conjonction
de cesfacteurs alimente la fiance de nos
compatriotes,comme elle entretientunflux
ininterrompu de départs. Elle sape l’envied’al-
lerdel’avant du citoyen comme du contribua-
ble, de l’entrepreneur comme du fonction-
naire, du patron comme du représentantsyn-
dical, du salariécomme du chômeur,del’étu-
diantcomme de l’apprenti… La France aurait-
elle enclenché le mode «NoFuture»enpilote
automatique?
Il n’yaenréaliaucune fataliau repli ni à
l’immobilisme… L’examen attentif du fonction-
nement de nos politiquespubliquesdessine en
effetbiend’autres perspectives, si nous sommes
capablesderompreavecnotreprence dérai-
sonnable pour le courtterme. La crainte d’entre-
prendredes formesambitieuses,l’absence
systématique d’évaluationdes mesures prises,
comme l’incapacitéàs’atteler àlaconduite du
changementrongentl’action de l’Etat, bien plus
qu’une politique de rigueur budgétairedonton
ne voit pas se dessiner lescontours.
Prenons le cas de l’éducation, quiest sans
doutelapolitique publique la plus importante
pour notrecroissance de long terme. Au-delà
desincantations es en but de chaque
quinquennat, a-t-on obtenudes sultats pro-
bants ?Malgréune éducationgratuite de la ma-
ternelle àl’universi,permettantlascolarisa-
tion s3ans de 97 %delapopulation, lesgran-
desenqtesinternationales montrendi-
tion apdition la faillited’un système qui
produitune partconsidérable,sans doutesu-
rieure à20%,dejeunesFrançais ne maîtri-
sant pas lessavoirs fondamentaux et dont la
trajectoirescolaireest avanttout terminée
par leur origine sociale…
C’estundéfiformidable pour notregénéra-
tion, et le premier gouvernementqui cidera
de s’attaquerenfin àces maux avec solution
et dans la dueobtiendrades sultats impor-
tants en quelques années àpeine. Il contri-
bueraenoutreaudynamisme de notrcono-
mie, comme l’attestenttoutes letudesde
l’OCDE, et àl’améliorationdelasituation de
l’emploi, puisquecesontles non-qualifsqui,
de loin, paientlepluslourdtribut au chômage.
Au but desannées 2000, lecoles de Flo-
rideont enregistréunbond spectaculairedes
performancesenlecture. Atous ceux quipen-
sent qu’agir auxEtats-Unis estbeaucoupplus
simplequ’en France, rappelons quelesyndica-
lisme enseignantyest très puissant… Une -
forme ussiereposesur une combinaison iné-
dite d’utilisation desacquis de la recherche
mondialeeducation, de formation desm-
tres et de conduite du changement. Quels se-
raient lesarguments syndicaux pour s’opposer
aprioriàuntel mouvement?
La vraiequestionest ailleurs. Il faut convain-
creles enseignants qu’ils peuventreles pion-
niers d’une telleambition de forme. Ilsren-
drontleplusgrand desservices àlacomtiti-
viet àlacohésion socialedecepays. Ilsferont
la monstrationque lesappels en faveur de la
jeunessenesontpas qu’une figureimposée
d’un discours politique devenu impuissantou,
pire, cynique.Letemps estvenu… p
Sans douteplusde20%
desjeunesFrançais
ne maîtrisentpas
lessavoirs fondamentaux
Michel Rousseau
FondationConcorde
LaurentBigorgne
InstitutMontaigne
Benjamin Coriat
LesEconomistes
atterrés
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