Platon. Un regard sur l’Égypte
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Platon. Un regard sur l’Égypte.
Synthèse
Que ton cœur ne soit pas vaniteux à cause de ce que tu connais ; prends
conseil auprès de l’ignorant comme auprès du savant, car on n’atteint
pas les limites de l’art, et il n’existe pas d’artisan qui ait acquis la
perfection. Une parole parfaite est plus cachée que la pierre verte ; on la
trouve pourtant auprès des servantes qui travaillent sur la meule.1
AVANT-PROPOS
Notre ambition pour cette étude était de distinguer au sein de la masse d’informations que Platon
donne de l’Égypte, ce qui avait trait à l’invention ou à la projection de ce qui relevait d’un témoignage fidèle
et authentique. Départition qui supposait de recourir à l’analyse approfondie d’un certain nombre de
passages qu’on a coutume d’appeler
aiguptiaka
, puis de soumettre ces fragments à l’ordalie de l’égyptologie
actuelle. Les résultats en ont été plus déroutants que ceux escomptés communément pour ce type
d’investigation, Platon s’aventurant tantôt dans la culture de l’Égypte pharaonique avec une pertinence
exceptionnelle de la part d’un étranger, tantôt avec l’ethnocentrisme naïf de ses prédécesseurs et pairs. Nous
constatons ses à-propos aussi imprévisibles et atopiques que ses mésinterprétations ; et c’est cette dialectique
constante entre le véridique et le projeté, le tout ramené aux intuitions les plus déterminantes de la
philosophie de Platon, qui fait de son regard un regard singulier.
Cette recension n’a pas pour vocation de reprendre nos conclusions en intégralité ; seulement, autant
que faire se peut, de répertorier compendieusement certaines de nos découvertes, qui ne nous paraissent pas
sans intérêt. D’abord pour discerner
en quoi
consiste cet intérêt, eu égard à l’histoire de la philosophie en
général et à Platon en particulier. À
notre
histoire, par capillarité, puisque nous héritons avec la culture
grecque de représentations tout aussi influentes que celles dérivées du christianisme. Ne dit-on pas de
l’Europe qu’elle est la fille d’Athènes et de Jérusalem ? C’est donc une occasion d’examiner, à travers ceux de
Platon, nos propres préjugés dont l’égyptologie n’est pas encore venue à bout. Peut-être parce que ces
préjugés ont eux aussi une signification philosophique. Encore faut-il être en mesure de les apercevoir et, s’il
se peut, d’en rendre compte avec tout le recul et la lucidité requis. Là également, Platon peut être un guide.
Un autre atout de ce compte rendu est l’opportunité qu’il constitue de nous focaliser sur les aspérités
que recèlent parfois ces passages égyptiens. Difficultés nombreuses, et peut-être indénouables, auxquelles le
plus volumineux essai qu’on puisse imaginer ne pouvait rendre justice comme il l’aurait fallu. Sauf à risquer
de nous égarer nous n’avons plus pied. Loin des rivages qui définissent le champ de notre problématique.
Nous ne saurions taire, ce nonobstant, le flou qu’une pensée radicalement autre, radicalement ancienne peut
revêtir pour un esprit du XXIe siècle. C’est ce qui nous conduit en dernier lieu à tenter de justifier
certaines de nos prises de position. Une tentative qui peut en cela s’assimiler à la fonction de « sauvetage »
(
beotheia
) que décrivait Szelzlac dans son
Plaisir de lire Platon
, appelé à distinguer le philosophe du beau-
parleur. Que cette distinction tourne en notre faveur est chose dont nous naissons le lecteur juge. Pourvu
que ce fût en connaissance de cause.
LE P RO CÈS DE L É CRI TURE
Notre premier chapitre réinvestit la question essentielle, sinon du paradoxe criant qui se rapporte au
statut de l’écriture selon Platon. Bien surprenantes peuvent apparaître en première approximation les
Platon. Un regard sur l’Égypte
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réticences exprimées dans le
Phèdre
concernant l’opportunité pour un auteur de philosophie de coucher par
écrit le noyau dur de son enseignement. L’écrit, nous avertit Platon, du fait de la déconnexion qu’il autorise
entre les interlocuteurs, se révélerait impuissant à transcrire les
timiotera
, les « choses les plus précieuses » de
la philosophie. Il se ferait, selon l’auteur, que l’arraisonnement des principes ou
archaï
ultime de la
connaissance serait toujours débiteur d’un nécessaire échange en présentiel. Il ne peut y avoir de dialectique
cursive. Il ne peut y avoir de philosophie morte. La science réelle ne peut faire l’économie d’un dialogue
d’âme à âme.
Thèse qui, reformulée dans le langage de notre époque, signifierait que pour passer de l'information à la
connaissance, il faut de l'interaction. Et que l’initiation, un chemin long et difficile, est nécessaire en
supplément d’une âme prédisposée par ses qualités propres, pour accéder à l’anhypothétique. C’est fort de cet
arrière-plan philosophique que Platon prend à témoin l’Égypte où cette révolution de l’écrit qui s’achève
sous ses yeux s’est déjà accomplie. L’Égypte est le modèle par excellence d’une civilisation établie sur l’écrit ;
en dévaluant l’écrit, Platon délivre ainsi une première impression critique de la terre des pharaons. C’est une
critique qu’il fait en l’occurrence par le truchement d’un mythe, ce qui au-delà de lui prêter l’autorité et la
solennité d’un
palaios logos
la resitue dans le registre de l’intemporel et de l’universel, autrement dit, dans
le registre de la vérité. Platon prend à partie l’écrit en tant qu’écrit, directement dans son essence et non
dans l’une ou l’autre de ses expressions. L’écrit en soi, obstacle à la sagesse.
« Industrieux Theuth, tel homme est capable d'enfanter les arts, tel autre d'apprécier les avantages
ou les désavantages qui peuvent résulter de leur emploi2 ; et toi, père de l'écriture, par une
bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l'as vu tout autre qu'il n'est : il ne produira que l'oubli
dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à
ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu'ils auront confié à l'écriture, et n'en
garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n'as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais
pour la simple réminiscence, et tu n'offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité ;
car, lorsqu'ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront de nombreuses
connaissances, tout ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils auront d’eux,
leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie. »3
Ici n’est pas le lieu de revenir sur ces critiques de l’écriture, dont beaucoup sont aussi présentes chez les
Égyptiens mêmes notamment celles concernant l’arrogance des scribes. Propre à l’auteur du
Phèdre
est en
revanche celle qui reproche à ces discours « privés de père » (J. Derrida) de ressasser invariablement les
mêmes propos à des lecteurs qui ne sont pas forcément habilités à les entendre. Ils seraient psittacins ; ils
seraient imprudents et vulnérables. Sans oublier qu’ils prêtent le flanc aux erreurs d’interprétation. L’écrit
serait alors traître à son auteur autant qu’à son sujet. L’écrit, selon Platon, est parricide lorsqu’au contraire,
avec les Égyptiens, l’écrit préserve la mémoire et avec elle, l’intégrité de son auteur défunt :
« Un livre est plus utile qu'une stèle peinte, qu'un mur de tombe érigé.
Créer cela, c'est créer des demeures et des tombeaux
Dans l'esprit de ceux qui prononcent leur nom.
Assurément, c'est utile dans la nécropole, un nom dans la bouche des hommes !
L'homme a péri, son corps est poussière, tous ses proches ont disparu.
Mais ce sont les écrits qui conservent son souvenir par le bouche à oreille !
Un livre est plus utile qu'une maison construite,
Quune demeure à l'Occident, il vaut mieux qu'une résidence fondée,
Quune stèle dans une demeure divine ! »4
Si bien qu’une telle distanciation que permet l’écriture desservirait, selon Platon, le philosophe et la
philosophie lorsqu’il serait pour les Égyptiens une voie privilégiée d’accès à la sagesse. Il n’est ici besoin que
de songer aux livres sapientiaux
sebayt
et aux enseignements royaux qui emplissent les bibliothèques des
« maisons de vie » pour mesurer l’ampleur de la fracture ouverte entre les conceptions platoniciennes et
égyptiennes de l’écriture.
Platon. Un regard sur l’Égypte
3
LES J A R D I N S D ’ADONIS
Ce qui tendrait à montrer que la disqualification platonicienne de l’écriture en tant que médium de
connaissance d’une part, et d’autre part sa valorisation par Theuth et les scribes égyptiens, renvoie à deux
postures
sui generis
. À deux épistémologies, sans doute ; mais plus encore à deux ordres de préoccupation
selon qu’il s’agit, dans un premier cas, de veiller à l’intégrité de l’
aletheia
(pour devoir à Foucault ou l’un de
ces concepts-phares), du rapport à la véritransmise et à sa réception ; dans le second, de prolonger une
existence en férant l’écrit au service d’une mémoire. Force serait d’admettre que chez Platon, l’écrit ne
doit servir que d’auxiliaire de seconde main : c’est un loisir, c’est un plaisir et rien de plus, tandis qu’il est aux
yeux des Égyptiens la chose la plus sérieuse au monde, pour ne pas dire la plus sacrée (ce qui serait versé
dans la prétérition). On a bien là confrontation d’une civilisation transie d’oralité, lucide quant à la perte que
pourrait engendrer le tout-à-l’écrit, avec une civilisation qui a depuis longtemps franchi le cap de la
transmission orale pour se complaire dans l’hypomnèse : Thamous et Theuth, Socrate et Phèdre. Ici l’avers et
le revers d’une même réalité en quoi consiste le
pharmakon
.
Il nous revient, à cette enseigne, de ne pas minimiser le tournant décisif qu’a pu déterminer en Grèce
l’imposition de ce que Jack Goody baptiserait la « literacy » , tant au niveau de la politique (puisqu’ayant
partie liée à la démocratie,
dixit
J.-P. Vernant) que de la philosophie (puisqu’elle l’aurait ouverte à la « raison
graphique » Goody encore). C’est une volution qui nous renvoie, au demeurant, à notre propre époque :
à nous qui constatons la migration par touches des différentes
praxis
usages de l’écriture de l’ère
analogique à celle du numérique. Mais cette similitude partielle ne doit pas obérer ce qu’il y a d’irréductible
en chaque situation. Faute de quoi les raisons qui pouvaient dissuader Platon de coucher par écrit les
fondements de sa philosophie nous resteraient opaques (il y a aussi, à cet égard, un « signal démonique » chez
l’auteur des dialogues comme chez son personnage qui le retient d’en écrire trop). L’idéal universaliste de
partage des connaissances hérité des Lumières était loin d’être aussi pressant qu’il peut l’être aujourd’hui. À
quoi nous ajouterons qu’il est loin d’être indifférent que ce soit principalement des universitaires des
enseignants
chercheurs qui écrivent sur Platon5.
L’ÉGYPTE ÉCR I N D ES LE TT R ES
L’analyse des critiques émises à l’encontre de l’écriture fut notamment une occasion d’explorer plus à
fond les sources de Platon concernant la saynète mythologique du
Phèdre
. De nous appesantir sur l’incipit
égyptiens, vraisemblablement , sur les identités possibles de Theuth et de Thamous, sur la démarcation
entre thématiques grecques et égyptiennes du conte et sur les intuitions de Platon graphologue. Il s’est
trouvé que l’auteur, en faisant de l’Égypte le foyer des caractères de l’écriture, n’a rien fait d’autre
qu’anticiper de deux millénaires sur les travaux épigraphiques de ces trente dernières années qui font
effectivement des hiéroglyphes les prototypes des
grammata
. Graphèmes qui se seraient exportés par le
truchement du protosinaïtique, puis par la médiation des Phéniciens jusqu’à échouer en Grèce et, de la
Grèce, nous parvenir
via
l’alphabet latin. Platon a même deux fois raison dans la mesure c’est
effectivement en terre des pharaons, dans une pulture de la cité d’Abydos, qu’ont été découverts les plus
anciens vestiges de système d’écriture, datés d’environ 3200 ans avant notre ère. Cela renverse au passage un
poncif moderniste qui voudrait que l’écriture eût émergé principalement pour répondre aux nouveaux
enjeux liés à l’administration de vastes territoires, à l’arrimage des lois, au développement de l’économie et
de la propriété, à la croissance démographique consécutive à la sédentarisation. On voit ici que c’est, de
manière bien plus inattendue, dans un contexte rituel, un contexte funéraire, qu’apparaît l’écriture. Une
écriture qui a pour fonction d’immortaliser, de protéger, d’agir sur qui reste inaccessible aux hommes. Il n’y
a donc rien de hasardeux à ce qu’elle soit appelée
médou-netjer
(
mdw n
r
), littéralement « parole divine »6.
Platon. Un regard sur l’Égypte
4
LA THÉO RI E D E S CY CLES
Un passage décisif pour la compréhension des vertus que Platon attribue à l’Égypte serait en revanche
celui mettant en scène les entretiens de Solon avec l’officiant de Saïs, qui pastiche celui d’Hécatée de Milet
avec les prêtres du temple dans l’
Enquête
d’Hérodote. Cet épisode crucial voit l’auteur des dialogues revisiter
l’attribution traditionnelle des rôles aux personnages censés représenter la barbarie pour l’un, la civilisation
pour l’autre. C’est en réalité Solon, « le plus sage des Sept », qui se voit enseigner la vérité des mythes. C’est
dire que la superstition, à la faveur d’un basculement dont on mesure difficilement le caractère scandaleux,
se situe du côté des Grecs tandis que la science astronomique en l’occurrence est du côté des Égyptiens. «
Les anciens savent la vérité », ne cesse de répéter Socrate ; les Égyptiens, les plus anciens, sont par leur
longévité même habilités à initier les Grecs qui seront « toujours des enfants » :
« Ah ! Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n’y a point de vieillard
en Grèce ». A ces mots : « Que veux-tu dire par ? » demanda Solon. « Vous êtes tous jeunes
d’esprit, répondit le prêtre ; car vous n’avez dans l’esprit aucune opinion ancienne fondée sur une
vieille tradition et aucune science blanchie par le temps ».7
Nous retrouvons ici, tressés les uns aux autres, les thèmes de l’autorité de la tradition longue et de la
maîtrise de la science des astres qui était une réalité à cette époque en terre des pharaons. Eudoxe de Cnide
en savait quelque chose, qui pourrait en avoir instruit directement Platon.
Cette connaissance, Platon la justifie par la pérennité de la culture égyptienne qui ne serait pas soumise
aux cataclysmes saisonniers de la Grande Année. Et d’invoquer le rôle protecteur du Nil qui atténue le feu
des canicules, outre le fait qu’il n’y a pas en Égypte de relief montagneux comme on en trouve en Grèce.
Puis de faire cas de la rareté des averses, trop fines pour causer ces déluges dévastateurs qui détruisent
l’écriture et le savoir accumuen submergeant les vallées alluviales8. Il faut relever ici une certaine prise de
liberté concernant la tranquillité du Nil. Il n’est pas peu étrange que Platon ait voulu ignorer le phénomène
de la crue du fleuve ; ce d’autant plus qu’on en retrouve des témoignages de première main chez Hérodote.
Est ainsi confortée l’image fantasmatique d’une Égypte hors d’atteinte que Platon contribue à promouvoir en
même temps qu’il l’exploite pour les besoins de la cause. On peut violer l’histoire, prétendait Alexandre
Dumas, pourvu qu’on ait souci de lui faire de beaux enfants.
Le « bel enfant » de Platon sera le mythe « très véritable » de l’Atlantide exposée par Critias. Le « bel
enfant » aspire en l’occurrence à prouver la viabilité de la Belle Cité. Grâce à l’Ancienne Athènes, rivale de
sa jumelle mimétique ravagée par l’
hybris
, qui prête son assise historique au modèle de la
République
9. Il y a
conjonction du paradigme anhistorique de la Callipolis et du temps politique qui est celui de l’anacyclose.
Il y a, en d’autres termes, une convergence que revendique Platon entre le prototype intelligible et
l’hypostase sensible qui s’accomplit chaque nouveau début de cycle, aux prémices de l’Âge d’or. Or, c’est une
chose que l’on retrouve aussi dans les textes égyptiens d’après lesquels chaque nouveau règne réactualise la
création, chaque avènement se ressaisit de l’ordre suspendu dans l’éternité (
djet
) pour l’incarner dans le
temps historique (
neheh
). On a donc bien, tant chez Platon que chez les Égyptiens, un même schéma de
superposition de la cité céleste et de la cité terrestre hypothéquée par une théorie des cycles qui légitime, du
point de vue cosmologique et politique, la prétention de Platon à faire tenir un tel discours par un prêtre
égyptien10.
LE H I É RO GL YPHE -I D ÉE
Encore n’avons-nous fait que vaticiner au seuil du temple de Saïs. Franchissons son enceinte. Nous
découvrons alors l’art égyptien tel que pouvait le contempler un Grec de la Basse Époque11. Platon,
théoricien des arts, n’a jamais fait mystère de sa dilection pour les canons pharaoniques. Il prise plus
particulièrement ses productions graphiques, qu’il oppose aux trompe-l’œil et à la peinture d’ombre
(
skiagraphia
), jadis fleuron de l’esthétique grecque. L’art égyptien est visée de l’intelligible qui renvoie à
Platon. Un regard sur l’Égypte
5
l’essence et non aux apparences. C’est un art véridique et non vériste, art « aspectif », « psychagogique », qui
donne à voir la rationalité des proportions et des rapports mathématiques ; art tout entier tourné vers la
réalité des choses. Il trace pour définir, dans les deux sens du terme. Combien plus vrai était-ce du
hiéroglyphe qui, plus qu’une écriture ou qu’un système de signes, est un système d’idées ? Loin que le
hiéroglyphe soient à l’image des choses sensibles, ce sont les choses sensibles qui sont à leur image ; de la
même manière que chez Platon, les choses sensibles « imitent », « ressemblent » ou « sont participées » par les
Idées. Le hiéroglyphe est le concept au-delà du simulacre ; le hiéroglyphe est ce de quoi procède le devenir
sensible, ce qui l’informe, se coule en lui.
Le hiéroglyphe-essence est donc premier dans l’ordre génétique, prééminent dans l’ordre ontologique.
Intangibilité, éternité, primat sur le devenir : il synthétise l’ensemble des propriétés de l’
eidos
platonicien.
Tout se passe comme si la thèse risquée sous forme discursive dans les dialogues platoniciens (cf. l’éloge
d’Éros selon Diotime dans le
Banquet
), l’art égyptien la transcrivait dans le langage des « signes ». On a ici
télescopage entre deux élaborations métaphysiques qui pourrait expliquer, tout au moins partiellement (il ne
s’agit pas d’ôter à leur qualités propres), la bonne disposition de l’auteur à l’endroit des « figures » de l’art
égyptien. Tout se passe comme si les attentes de Platon, son horizon de pré-compréhension, eût écrit
Heidegger, sa base herméneutique, plutôt que de faire obstacle à son intelligence de l’art égyptien, l’avait
rendu sensible à l’une des vérités les plus subtiles de la théologie du hiéroglyphe. C’est un cas singulier où les
impondérables de la projection n’affectent pas le phénomène visé, pour cela seul que le filtre idéaliste qui
conditionne la réception platonicienne de l’art égyptien structure déjà dans une certaine mesure l’art
égyptien. Il n’y a pas loin des « figures égyptiennes » aux « formes intelligibles ».
L’AR T SANS HISTO I R E
L’on ne trouve jamais en tout ce que l’on voit que ce que l’on y met et combien peu du reste. Il est de
ces aspirations propres à déteindre sur tout ce qu’elles entreprennent ; il s’en faut de beaucoup que celles de
Platon s’exceptent de la règle. Voilà qui ne pouvait que nous inviter, dans le droit fil de nos disquisitions sur
l’art, à revenir plus avant sur les déclarations de l’Étranger des
Lois
concernant l’existence d’une
jurisprudence égyptienne en matière esthétique :
« Or, lorsqu'ils eurent déterminé quels devaient être ces formes et ces airs et de quelle nature ces
formes et ces airs devaient être, les Égyptiens en proposèrent des modèles dans leurs temples. Ces
modèles, il n'était permis ni aux peintres, ni à aucun de ceux qui produisent des formes ou quoi
que ce soit du genre, de s'en écarter pour innover ou encore d'en imaginer d'autres qui différassent
de ce qu'avaient établi leurs pères ; et maintenant encore la chose n'est pas permise que ce soit en
ce domaine ou dans celui de la musique prise dans son ensemble »12.
Il semble que Platon ait voulu présenter l’Égypte comme un modèle de traditionalisme. Le
conservatisme préserve effectivement, à la remorque des canons artistiques, le conditionnement éducatif et
la morale léguée par les Anciens qui « sont plus près des dieux » et de l’Ancienne Athènes. Or justement, et
en raison peut-être de la prétention de l’art égyptien à étreindre l’essence des choses qu’il représente, Platon
proclame de tels canons inamovibles, inaltérables, immarcescibles alors qu’ils n’ont cessé de varier ; alors
qu’ils n’ont cessé de se former, et de se perdre, et de se retrouver, de s’unifier pour à nouveau se disperser.
De tels canons ainsi livrés à la merci des événements, fluctuant au gré du temps et de l’histoire, Platon les
exonère précisément du temps et de l’histoire.
Dans son désir compréhensible pour un Grec de trouver une stabilité au sein d’un monde fluctuant,
livré au devenir et à la succession des échecs politiques, Platon ne prend pas acte du décalage entre le
discours officiel et la réalité. La permanence
en droit
de ces modèles n’avait pas lieu
en fait
. L’histoire de
l’art, qui est aussi de manière paradigmatique sous la tutelle des rois d’Égypte celle de la politique et de la
religion, est tout entière pour attester de ces infléchissements. Une histoire à laquelle Platon n’avait
probablement pas eu accès. Les reliefs funéraires qui nous permettent de suivre ces évolutions ornaient
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