Platon. Un regard sur l’Égypte
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réticences exprimées dans le
Phèdre
concernant l’opportunité pour un auteur de philosophie de coucher par
écrit le noyau dur de son enseignement. L’écrit, nous avertit Platon, du fait de la déconnexion qu’il autorise
entre les interlocuteurs, se révélerait impuissant à transcrire les
timiotera
, les « choses les plus précieuses » de
la philosophie. Il se ferait, selon l’auteur, que l’arraisonnement des principes ou
archaï
ultime de la
connaissance serait toujours débiteur d’un nécessaire échange en présentiel. Il ne peut y avoir de dialectique
cursive. Il ne peut y avoir de philosophie morte. La science réelle ne peut faire l’économie d’un dialogue
d’âme à âme.
Thèse qui, reformulée dans le langage de notre époque, signifierait que pour passer de l'information à la
connaissance, il faut de l'interaction. Et que l’initiation, un chemin long et difficile, est nécessaire en
supplément d’une âme prédisposée par ses qualités propres, pour accéder à l’anhypothétique. C’est fort de cet
arrière-plan philosophique que Platon prend à témoin l’Égypte où cette révolution de l’écrit qui s’achève
sous ses yeux s’est déjà accomplie. L’Égypte est le modèle par excellence d’une civilisation établie sur l’écrit ;
en dévaluant l’écrit, Platon délivre ainsi une première impression critique de la terre des pharaons. C’est une
critique qu’il fait en l’occurrence par le truchement d’un mythe, ce qui – au-delà de lui prêter l’autorité et la
solennité d’un
palaios logos
– la resitue dans le registre de l’intemporel et de l’universel, autrement dit, dans
le registre de la vérité. Platon prend à partie l’écrit en tant qu’écrit, directement dans son essence et non
dans l’une ou l’autre de ses expressions. L’écrit en soi, obstacle à la sagesse.
« Industrieux Theuth, tel homme est capable d'enfanter les arts, tel autre d'apprécier les avantages
ou les désavantages qui peuvent résulter de leur emploi2 ; et toi, père de l'écriture, par une
bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l'as vu tout autre qu'il n'est : il ne produira que l'oubli
dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à
ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu'ils auront confié à l'écriture, et n'en
garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n'as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais
pour la simple réminiscence, et tu n'offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité ;
car, lorsqu'ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront de nombreuses
connaissances, tout ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils auront d’eux,
leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie. »3
Ici n’est pas le lieu de revenir sur ces critiques de l’écriture, dont beaucoup sont aussi présentes chez les
Égyptiens mêmes – notamment celles concernant l’arrogance des scribes. Propre à l’auteur du
Phèdre
est en
revanche celle qui reproche à ces discours « privés de père » (J. Derrida) de ressasser invariablement les
mêmes propos à des lecteurs qui ne sont pas forcément habilités à les entendre. Ils seraient psittacins ; ils
seraient imprudents et vulnérables. Sans oublier qu’ils prêtent le flanc aux erreurs d’interprétation. L’écrit
serait alors traître à son auteur autant qu’à son sujet. L’écrit, selon Platon, est parricide lorsqu’au contraire,
avec les Égyptiens, l’écrit préserve la mémoire et avec elle, l’intégrité de son auteur défunt :
« Un livre est plus utile qu'une stèle peinte, qu'un mur de tombe érigé.
Créer cela, c'est créer des demeures et des tombeaux
Dans l'esprit de ceux qui prononcent leur nom.
Assurément, c'est utile dans la nécropole, un nom dans la bouche des hommes !
L'homme a péri, son corps est poussière, tous ses proches ont disparu.
Mais ce sont les écrits qui conservent son souvenir par le bouche à oreille !
Un livre est plus utile qu'une maison construite,
Qu’une demeure à l'Occident, il vaut mieux qu'une résidence fondée,
Qu’une stèle dans une demeure divine ! »4
Si bien qu’une telle distanciation que permet l’écriture desservirait, selon Platon, le philosophe et la
philosophie lorsqu’il serait pour les Égyptiens une voie privilégiée d’accès à la sagesse. Il n’est ici besoin que
de songer aux livres sapientiaux –
sebayt
– et aux enseignements royaux qui emplissent les bibliothèques des
« maisons de vie » pour mesurer l’ampleur de la fracture ouverte entre les conceptions platoniciennes et
égyptiennes de l’écriture.