L'ACTUALITE LITTERAIRE
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ACTUALITÉ
Slimane Benaïssa :
de l'expression théâtrale à l'écriture romanesque
Le premier roman de Slimane Benaïssa, homme de théâtre
par excellence, vient de sortir chez Plon. Connu et apprécié
du public, il a surpris tout le monde en sengageant dans
cette nouvelle voie décriture au cœur même dune activité
théâtrale intense. Christiane Chaulet-Achour fait le point
avec lui.
S'il est délicat de mesurer avec justesse et précision le chemin parcouru par
un artiste, il est toujours possible de poser quelques jalons pour repérer des
étapes. La sortie d'un roman de Slimane Benaïssa, chez Plon en septembre
1999, sous le titre même de la pièce qui a été jouée avec succès dans tant de
lieux, Les Fils de l'amertume, est une opportunité qu'il ne fallait pas rater.
Slimane Benaïssa parle de son travail, de son écriture et de ses projets.
Avant cet entretien, quelques rappels permettront de relier ce présent très
productif à un passé récent qui ne l'était pas moins.
L'hiver 90 lorsque la pièce Rak Khouya wana echkoun était jouée à Alger,
Dalila Morsly l'avait interviewé (Impressions du Sud, 1991, n° 27-28).
Reprenons quelques-uns de ses propos. A l'époque, le dramaturge liait le
changement constaté dans cette pièce, par rapport aux pièces précédentes, au
changement dans le pays : "Aujourd'hui avec la liberté d'expression
retrouvée, le multipartisme, toute notre démarche communicative doit
changer." Et précisant ses intentions dans la pièce pré-citée : "J'ai voulu
montrer que l'Islam est un alibi qui permet une complicité de tous les
hommes y compris des démocrates. Je pense que la démocratie se joue
autour du statut de la femme. Le personnage oublié, dans ce processus
démocratique, c'est la femme." Il insiste aussi sur sa volonté de rétablir la
communication par le verbe car "l'arabisation forcenéea amené tout le
monde à bégayer, a détruit la communication." C'est une des raisons pour
lesquelles, il revendique alors une esthétique théâtrale passant par la
dominante du discours :
"Le verbe reste, dans notre société, un élément opérationnel () Quand tu
as affaire à des individus qui ont une gandourah, une chaire à leur
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disposition, à partir de laquelle ils mobilisent pendant une heure et demie
régulièrement des milliers de gens, tu ne peux t'amuser. Il faut faire front
avec les mêmes moyens, occuper le même terrain parce que la majorité de
la population est inscrite dans cette émotion et non dans une autre. Il faut
recréer au théâtre la même émotion qui existe dans une mosquée, et sans
l'aide de Dieu."
Algérie Littérature / Action, dans son n° 2 qui avait consacré tout un
dossier au théâtre, faisait sa place à Slimane Benaïssa dont Les fils de
l'amertume venaient d'être créés en Avignon en juillet 1996 et, à propos du
passage au français, rappelait une déclaration de l'homme de théâtre dans
Libération du 28 octobre 1991 (après la mise en scène de Au-delà du voile) :
"Je parle français à partir de mon espace de liberté et non de mon
aliénation." Dans l'entretien réalisé par Samir Atamar, Benaïssa expliquait le
rapport incontournable à la culture française et le constat qu'il faisait de son
enrichissement au contact de l'expérience théâtrale en France, avec un public
différent. Il répétait sa conviction de l'importance du théâtre : "On mesure le
potentiel de vie et d'espoir d'une société à travers l'engouement qu'elle peut
avoir pour son théâtre." Selon lui, l'Algérie avait tout pour que le théâtre y
devienne un art majeur car le public algérien aime le théâtre, ce qui n'est pas
étonnant puisque c'est un public de la Méditerranée. Le théâtre est
certainement, selon lui, un lieu d'expression de sa culture la plus profonde.
Revenant sur l'attention qu'il porte aux discours dans ses pièces, il précisait
la spécificité de sa recherche par rapport à celles d'Alloula, de Kateb et de
Kaki : elle est "marquée par l'aspect linguistique : je ne me suis pas limité à
la langue mais j'ai tenté d'explorer un langage théâtral qui nous soit propre,
en définissant la structure, la mise en scène et l'interprétation d'une pièce."
Où en est Slimane Benaïssa aujourd'hui? Où en est celui qui revendiquait
dans "Le rire du métis" (repris dans le n° 7-8 dAlgérie Littérature / Action)
son droit de ne pas se taire, son polylinguisme et son "rire républicain et
anti-intégriste"?
Christiane Chaulet-Achour
Dans ton interview de 90-91, tu
revendiquais la primauté du verbe
car c'était un élément opérationnel
de la société algérienne.
Aujourd'hui où tu joues dans une
autre société, ton théâtre demeure
un "théâtre-texte". Que peux-tu
nous dire à ce propos?
Slimane Benaïssa Je suis dans
un autre espace mais je continue à
parler de l'Algérie. Ce premier point
est essentiel. Par ailleurs, je voulais
supporter une parole intérieure de
l'Algérie, avec son fond et sa forme,
à travers la langue française.
Essayer, à travers la langue, de
communiquer tout cela, c'est-à-dire
une sorte de discours de l'intérieur
de l'Algérie : je parle en français
comme si je parlais aux Algériens.
En tout cas, c'est cet effort-là que
j'ai voulu faire. La langue française
n'a pas créé une distance par rapport
à ma conception du théâtre. Je ne
me suis pas inscrit dans les formes
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françaises sous prétexte que
j'utilisais cette langue et que je
m'adressais à un public français. Et
justement, on m'a reproché deux
choses : que mon théâtre était un
théâtre de la parole et du discours
(le terme de discours étant souvent
utilisé de manière péjorative), et
qu'il était un théâtre politique (de
manière péjorative aussi).
Six ans sont passés. J'ai tenté
d'autres expériences avec Prophètes
sans dieu, avec L'Avenir oublié.
Progressivement, on se rend compte
que, même de ce côté de l'Europe
en général et en France puisque
c'est le milieu dans lequel j'évolue,
on redevient sensible, on est à la
recherche d'une vraie parole de
théâtre. La parole devient quelque
chose d'important. Chez nous, on ne
peut fonctionner qu'à travers la
parole car nous sommes fonda-
mentalement une société d'oralité.
Le cinéma, c'est aussi une écoute.
L'image apporte beaucoup, comme
au théâtre et il y a un véritable
impact. Mais quel est l'impact d'un
roman sur une telle société? Il me
semble que ce qui permet vraiment
la communication dans une certaine
"authenticité" algérienne (bien que
je n'aime pas ce mot), c'est le
théâtre. Les gens voient des acteurs
algériens qui jouent des
personnages algériens dans une
réalité algérienne et dans un arabe
algérien. C'est le seul lieu où
chômeurs de la Casbah et ministres
sont réunis en tant que spectateurs.
C. C.-A Donc, ici, tu essaies
de reproduire cela en prenant le
français comme moyen?
S. B. Ici, la culture a fini par
être trop codifiée. On avait
beaucoup de chance en Algérie
Beaucoup de malheur et beaucoup
de chance!Le théâtre a besoin
d'un minimum de bordel et on avait
un beau bordel!Les sociétés
porteuses de conflits à tous les
niveaux ne peuvent qu'être des
sociétés qui nous inspirent, dans la
douleur peut-être, mais qui nous
inspirent.
Ici, l'action des politiques prend
en charge de nombreux conflits
sociaux. Pas toujours de façon
adéquate mais suffisamment pour
que cela les cache. Les conflits sont
aseptisés, anesthésiés à tous les
niveaux, ce qui fait que le théâtre
est un peu paumé. En plus il y a des
stratificationsdes écoles, des
genres. Et on a fini par développer
tout un théâtre qui ne colle plus à la
réalité, qui ne colle plus au
spectateur. J'irai même jusqu'à dire
qu'en France, tout est tellement bien
organisé dans le théâtre que la
gestion du public ne dépend plus de
l'auteur mais du gestionnaire. Quel
que soit l'auteur qu'il met sur la
scène, un directeur de théâtre est
responsable de l'afflux du public.
En conséquence, on constate une
coupure par rapport au contact
direct du créateur avec le public. En
Algérie, nous l'avions : c'est la
chose la plus merveilleuse que nous
ayons vécue, avec le public.
C. C.-A Et alors, comment tu
te situes, toi, dans ce système?
S. B. Comment je fais ma
place?Je pense que j'interpelle
tout autant les gestionnaires, les
amis créateurs, les metteurs en
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scène par mes activités. J'ai une
façon de faire et une expérience
algérienne qui fait que les gens
sentent, sans jugement de valeur,
qu'il y a une autre démarche. C'est
cette autre expérience qui fait qu'on
vient vers moi et que je peux
travailler. C'est à moi de prouver
qu'elle est fondée. J'ai dû lutter pour
me débarrasser des aspects stricts
d'algérianité. Pendant cinq ans, je
disais aux gens : "Je suis d'abord
auteur de théâtre et Algérien. Je ne
suis pas Algérien et ensuite auteur
de théâtre." Il faut redéfinir les
choses clairement. Même si
l'Algérie est pour moi, dans
l'immédiat, incontournable comme
problématique, cela ne signifie pas
que j'y sacrifie tout mon art. Je mets
mon art au service de cette
problématique mais ce que je
propose, c'est avant tout une pièce
de théâtre. La chose la plus
merveilleuse que m'ont dite des
spectateurs français pour Les Fils
de l'amertume c'est : "On est venu
au nom de l'Algérie et on est sorti
en ayant vu une pièce de théâtre."
C. C.-A Il me semble que
depuis une année à peu près,
l'Algérie fait moins recette. Est-ce
que tu tiens le choc?
S. B. Je tiens un discours sur
l'Algérie au théâtre mais qui
dépasse largement ce cadre. Je crois
que c'était déjà le cas dans mes
pièces en arabe dialectal qui
posaient des questions
d'universalité. Cela se confirme
avec la langue française puisque
c'est une langue qui est ouverte vers
l'universel, qui permet la
communication. Hier, j'ai appris que
Radio-Stockholm allait traduire en
suédois Les Fils pour l'interpréter à
la radio nationale suédoise. Et
Prophètes sans dieu aussi
C. C.-A Donc, contrairement à
ce que tu affirmais en 90-91 : "Le
théâtre est le seul lieu où la
'nationalité' compte. C'est de tous
les arts, celui qui s'exporte le
moins", tu penses aujourd'hui que
le théâtre peut s'exporter?
S. B. Se traduire, oui. C'est
vrai qu'on peut traduire. Les
étrangers n'y trouvent pas les
mêmes choses que nous. La preuve
en est que, lorsque je jouais Les Fils
et qu'il y avait dans la salle des
Algériens et des Français, et bien
que ce soit en français, la réaction
des premiers était souvent
complètement différente de celle
des seconds. Les Français
s'étonnaient de rires ou d'autres
manifestations du public algérien.
Oui, le théâtre passe d'une société à
l'autre mais on n'y trouve pas la
même chose.
C. C.-A Tu veux parler de
réactions décalées, qui n'ont pas la
même intensité ou le même objet?
S. B. Tout à fait. Par exemple,
il y a un Allemand qui va traduire
Prophètes sans dieu. Quand il m'a
parlé de la pièce, j'ai eu l'impression
qu'il me parlait d'autre chose. Il y a
vu des trucs qui sont importants
pour une société protestante
allemande que moi, je ne
soupçonnais pas une seconde. C'est
la densité du travail qui fait que tout
le monde peut y trouver son
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compte. Il faut intéresser l'autre en
profondeur.
C. C.-A La question de l'islam
qui revient presque toujours dans
ton théâtre, est-ce aussi une
thématique plus large? Il y a un an,
dans son n°24-25, AL/A a fait
paraître un article sur Prophètes
sans dieu, assez acide : "En
attendantMahomet" : "Pourquoi
Benaïssa nous a-t-il convoqué pour
pleurer avec lui sur la négation du
théâtre en islam? pathétique, c'était
pathétique, de voir ainsi le plus
grand dramaturge algérien vivant se
rendre sans livrer combat : rien de
Mohamed, pas même une
silhouette" Peux-tu revenir sur
cette pièce?
S. B. L'objet de la pièce n'était
pas la représentation du Prophète.
Moïse a interdit la représentation
mais cela a été dépassé. Peut-être
que si je demande à un juif croyant
de jouer le rôle de Moïse, il
refusera. Mais je peux le faire faire
par n'importe qui. Des milliers l'ont
joué. Il y a aussi des statues de
Moïse. C'est d'abord le dogmatisme
que je voulais souligner. Chez nous,
c'est appliqué à la lettre. Avant que
le Libyen fasse Le Messager,
Hollywood avait écrit le scénario.
Ils ont demandé de faire une grande
épopée de Mahomet en proposant
Antony Quinn dans le rôle de
Mahomet. Tous les Hauts Conseils
islamiques ont dit non. C'est la
Libye qui a dû racheter les droits du
scénario ils avaient l'argent
nécessaire alors , et ils ont fait Le
Messager sans représentation. Donc
voilà un tabou dont on ne sait pas à
quoi il correspond dans notre
société moderne : je voulais
montrer à quel point il peut être
nuisible.
Moïse et Jésus viennent et il y a
un débat : ils attendent Mahomet
qui ne vient pas. Alors la pièce
bascule : Moïse et Jésus deviennent
des acteurs qui me demandent des
comptes à moi, auteur. Et j'avoue
mon impuissance. Le problème que
je pose ainsi n'est pas seulement un
problème religieux, c'est une
question posée au théâtre : que
peut-on dire au théâtre? Jusqu'où
peut-on aller? Quel est le rôle du
théâtre?
C. C.-A Ton objectif, c'était de
montrer
S. B. de démonter tous les
mécanismes de la non-représen-
tation. Cela ne s'arrêtait pas
uniquement à l'aspect religieux. Est-
ce que, quand on fait du théâtre, on
n'a pas aussi des choses en tête qu'il
ne faut pas représenter, une sorte
d'auto-censure. Elle crée cette
impuissance à exprimer les conflits
dans la société d'une manière juste.
C. C.-A Tenter de représenter
le Prophète, c'était une
transgression inacceptable?
S. B. Non, dans l'objet de la
pièce, cela n'a aucun intérêt. Le
problème n'était pas de montrer
qu'on peut transgresser un tabou
mais de montrer le tabou et ses
mécanismes. A ce rythme-là, on
réduit tout le monde à
l'impuissance. Le Prophète est-il
uniquement invité en mosquée et
non au théâtre? Et tant que nous
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