Slimane Benaïssa : de l`expression théâtrale à l

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L'ACTUALITE LITTERAIRE
ACTUALITÉ
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Slimane Benaïssa :
de l'expression théâtrale à l'écriture romanesque
Le premier roman de Slimane Benaïssa, homme de théâtre
par excellence, vient de sortir chez Plon. Connu et apprécié
du public, il a surpris tout le monde en s’engageant dans
cette nouvelle voie d’écriture au cœ ur même d’une activité
théâtrale intense. Christiane Chaulet-Achour fait le point
avec lui.
S'il est délicat de mesurer avec justesse et précision le chemin parcouru par
un artiste, il est toujours possible de poser quelques jalons pour repérer des
étapes. La sortie d'un roman de Slimane Benaïssa, chez Plon en septembre
1999, sous le titre même de la pièce qui a été jouée avec succès dans tant de
lieux, Les Fils de l'amertume, est une opportunité qu'il ne fallait pas rater.
Slimane Benaïssa parle de son travail, de son écriture et de ses projets.
Avant cet entretien, quelques rappels permettront de relier ce présent très
productif à un passé récent qui ne l'était pas moins.
L'hiver 90 lorsque la pièce Rak Khouya wana echkoun était jouée à Alger,
Dalila Morsly l'avait interviewé (Impressions du Sud, 1991, n° 27-28).
Reprenons quelques-uns de ses propos. A l'époque, le dramaturge liait le
changement constaté dans cette pièce, par rapport aux pièces précédentes, au
changement dans le pays : "Aujourd'hui avec la liberté d'expression
retrouvée, le multipartisme, toute notre démarche communicative doit
changer." Et précisant ses intentions dans la pièce pré-citée : "J'ai voulu
montrer que l'Islam est un alibi qui permet une complicité de tous les
hommes y compris des démocrates. Je pense que la démocratie se joue
autour du statut de la femme. Le personnage oublié, dans ce processus
démocratique, c'est la femme." Il insiste aussi sur sa volonté de rétablir la
communication par le verbe car "l'arabisation ‘forcenée’ a amené tout le
monde à bégayer, a détruit la communication." C'est une des raisons pour
lesquelles, il revendique alors une esthétique théâtrale passant par la
dominante du discours :
"Le verbe reste, dans notre société, un élément opérationnel (… ) Quand tu
as affaire à des individus qui ont une gandourah, une chaire à leur
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
disposition, à partir de laquelle ils mobilisent pendant une heure et demie
régulièrement des milliers de gens, tu ne peux t'amuser. Il faut faire front
avec les mêmes moyens, occuper le même terrain parce que la majorité de
la population est inscrite dans cette émotion et non dans une autre. Il faut
recréer au théâtre la même émotion qui existe dans une mosquée, et sans
l'aide de Dieu."
Algérie Littérature / Action, dans son n° 2 qui avait consacré tout un
dossier au théâtre, faisait sa place à Slimane Benaïssa dont Les fils de
l'amertume venaient d'être créés en Avignon en juillet 1996 et, à propos du
passage au français, rappelait une déclaration de l'homme de théâtre dans
Libération du 28 octobre 1991 (après la mise en scène de Au-delà du voile) :
"Je parle français à partir de mon espace de liberté et non de mon
aliénation." Dans l'entretien réalisé par Samir Atamar, Benaïssa expliquait le
rapport incontournable à la culture française et le constat qu'il faisait de son
enrichissement au contact de l'expérience théâtrale en France, avec un public
différent. Il répétait sa conviction de l'importance du théâtre : "On mesure le
potentiel de vie et d'espoir d'une société à travers l'engouement qu'elle peut
avoir pour son théâtre." Selon lui, l'Algérie avait tout pour que le théâtre y
devienne un art majeur car le public algérien aime le théâtre, ce qui n'est pas
étonnant puisque c'est un public de la Méditerranée. Le théâtre est
certainement, selon lui, un lieu d'expression de sa culture la plus profonde.
Revenant sur l'attention qu'il porte aux discours dans ses pièces, il précisait
la spécificité de sa recherche par rapport à celles d'Alloula, de Kateb et de
Kaki : elle est "marquée par l'aspect linguistique : je ne me suis pas limité à
la langue mais j'ai tenté d'explorer un langage théâtral qui nous soit propre,
en définissant la structure, la mise en scène et l'interprétation d'une pièce."
Où en est Slimane Benaïssa aujourd'hui? Où en est celui qui revendiquait
dans "Le rire du métis" (repris dans le n° 7-8 d’Algérie Littérature / Action)
son droit de ne pas se taire, son polylinguisme et son "rire républicain et
anti-intégriste"?
supporter une parole intérieure de
l'Algérie, avec son fond et sa forme,
à travers la langue française.
Essayer, à travers la langue, de
communiquer tout cela, c'est-à-dire
une sorte de discours de l'intérieur
de l'Algérie : je parle en français
comme si je parlais aux Algériens.
En tout cas, c'est cet effort-là que
j'ai voulu faire. La langue française
n'a pas créé une distance par rapport
à ma conception du théâtre. Je ne
me suis pas inscrit dans les formes
Christiane Chaulet-Achour —
Dans ton interview de 90-91, tu
revendiquais la primauté du verbe
car c'était un élément opérationnel
de
la
société
algérienne.
Aujourd'hui où tu joues dans une
autre société, ton théâtre demeure
un "théâtre-texte". Que peux-tu
nous dire à ce propos?
Slimane Benaïssa — Je suis dans
un autre espace mais je continue à
parler de l'Algérie. Ce premier point
est essentiel. Par ailleurs, je voulais
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être trop codifiée. On avait
beaucoup de chance en Algérie…
Beaucoup de malheur et beaucoup
de chance!… Le théâtre a besoin
d'un minimum de bordel et on avait
un beau bordel!… Les sociétés
porteuses de conflits à tous les
niveaux ne peuvent qu'être des
sociétés qui nous inspirent, dans la
douleur peut-être, mais qui nous
inspirent.
Ici, l'action des politiques prend
en charge de nombreux conflits
sociaux. Pas toujours de façon
adéquate mais suffisamment pour
que cela les cache. Les conflits sont
aseptisés, anesthésiés à tous les
niveaux, ce qui fait que le théâtre
est un peu paumé. En plus il y a des
stratifications… des écoles, des
genres. Et on a fini par développer
tout un théâtre qui ne colle plus à la
réalité, qui ne colle plus au
spectateur. J'irai même jusqu'à dire
qu'en France, tout est tellement bien
organisé dans le théâtre que la
gestion du public ne dépend plus de
l'auteur mais du gestionnaire. Quel
que soit l'auteur qu'il met sur la
scène, un directeur de théâtre est
responsable de l'afflux du public.
En conséquence, on constate une
coupure par rapport au contact
direct du créateur avec le public. En
Algérie, nous l'avions : c'est la
chose la plus merveilleuse que nous
ayons vécue, avec le public.
françaises sous prétexte que
j'utilisais cette langue et que je
m'adressais à un public français. Et
justement, on m'a reproché deux
choses : que mon théâtre était un
théâtre de la parole et du discours
(le terme de discours étant souvent
utilisé de manière péjorative), et
qu'il était un théâtre politique (de
manière péjorative aussi).
Six ans sont passés. J'ai tenté
d'autres expériences avec Prophètes
sans dieu, avec L'Avenir oublié.
Progressivement, on se rend compte
que, même de ce côté de l'Europe
en général et en France puisque
c'est le milieu dans lequel j'évolue,
on redevient sensible, on est à la
recherche d'une vraie parole de
théâtre. La parole devient quelque
chose d'important. Chez nous, on ne
peut fonctionner qu'à travers la
parole car nous sommes fondamentalement une société d'oralité.
Le cinéma, c'est aussi une écoute.
L'image apporte beaucoup, comme
au théâtre et il y a un véritable
impact. Mais quel est l'impact d'un
roman sur une telle société? Il me
semble que ce qui permet vraiment
la communication dans une certaine
"authenticité" algérienne (bien que
je n'aime pas ce mot), c'est le
théâtre. Les gens voient des acteurs
algériens
qui
jouent
des
personnages algériens dans une
réalité algérienne et dans un arabe
algérien. C'est le seul lieu où
chômeurs de la Casbah et ministres
sont réunis en tant que spectateurs.
C. C.-A — Donc, ici, tu essaies
de reproduire cela en prenant le
français comme moyen?
S. B.— Ici, la culture a fini par
C. C.-A — Et alors, comment tu
te situes, toi, dans ce système?
S. B. — Comment je fais ma
place?… Je pense que j'interpelle
tout autant les gestionnaires, les
amis créateurs, les metteurs en
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
communication. Hier, j'ai appris que
Radio-Stockholm allait traduire en
suédois Les Fils pour l'interpréter à
la radio nationale suédoise. Et
Prophètes sans dieu aussi…
scène par mes activités. J'ai une
façon de faire et une expérience
algérienne qui fait que les gens
sentent, sans jugement de valeur,
qu'il y a une autre démarche. C'est
cette autre expérience qui fait qu'on
vient vers moi et que je peux
travailler. C'est à moi de prouver
qu'elle est fondée. J'ai dû lutter pour
me débarrasser des aspects stricts
d'algérianité. Pendant cinq ans, je
disais aux gens : "Je suis d'abord
auteur de théâtre et Algérien. Je ne
suis pas Algérien et ensuite auteur
de théâtre." Il faut redéfinir les
choses clairement. Même si
l'Algérie est pour moi, dans
l'immédiat, incontournable comme
problématique, cela ne signifie pas
que j'y sacrifie tout mon art. Je mets
mon art au service de cette
problématique mais ce que je
propose, c'est avant tout une pièce
de théâtre. La chose la plus
merveilleuse que m'ont dite des
spectateurs français pour Les Fils
de l'amertume c'est : "On est venu
au nom de l'Algérie et on est sorti
en ayant vu une pièce de théâtre."
C. C.-A — Donc, contrairement à
ce que tu affirmais en 90-91 : "Le
théâtre est le seul lieu où la
'nationalité' compte. C'est de tous
les arts, celui qui s'exporte le
moins", tu penses aujourd'hui que
le théâtre peut s'exporter?
S. B. — Se traduire, oui. C'est
vrai qu'on peut traduire. Les
étrangers n'y trouvent pas les
mêmes choses que nous. La preuve
en est que, lorsque je jouais Les Fils
et qu'il y avait dans la salle des
Algériens et des Français, et bien
que ce soit en français, la réaction
des
premiers
était
souvent
complètement différente de celle
des
seconds.
Les
Français
s'étonnaient de rires ou d'autres
manifestations du public algérien.
Oui, le théâtre passe d'une société à
l'autre mais on n'y trouve pas la
même chose.
C. C.-A — Il me semble que
depuis une année à peu près,
l'Algérie fait moins recette. Est-ce
que tu tiens le choc?
S. B. — Je tiens un discours sur
l'Algérie au théâtre mais qui
dépasse largement ce cadre. Je crois
que c'était déjà le cas dans mes
pièces en arabe dialectal qui
posaient
des
questions
d'universalité. Cela se confirme
avec la langue française puisque
c'est une langue qui est ouverte vers
l'universel,
qui
permet
la
C. C.-A — Tu veux parler de
réactions décalées, qui n'ont pas la
même intensité ou le même objet?
S. B. — Tout à fait. Par exemple,
il y a un Allemand qui va traduire
Prophètes sans dieu. Quand il m'a
parlé de la pièce, j'ai eu l'impression
qu'il me parlait d'autre chose. Il y a
vu des trucs qui sont importants
pour une société protestante
allemande que moi, je ne
soupçonnais pas une seconde. C'est
la densité du travail qui fait que tout
le monde peut y trouver son
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
quoi il correspond dans notre
société moderne : je voulais
montrer à quel point il peut être
nuisible.
Moïse et Jésus viennent et il y a
un débat : ils attendent Mahomet
qui ne vient pas. Alors la pièce
bascule : Moïse et Jésus deviennent
des acteurs qui me demandent des
comptes à moi, auteur. Et j'avoue
mon impuissance. Le problème que
je pose ainsi n'est pas seulement un
problème religieux, c'est une
question posée au théâtre : que
peut-on dire au théâtre? Jusqu'où
peut-on aller? Quel est le rôle du
théâtre?
compte. Il faut intéresser l'autre en
profondeur.
C. C.-A — La question de l'islam
qui revient presque toujours dans
ton théâtre, est-ce aussi une
thématique plus large? Il y a un an,
dans son n°24-25, AL/A a fait
paraître un article sur Prophètes
sans dieu, assez acide : "En
attendant… Mahomet" : "Pourquoi
Benaïssa nous a-t-il convoqué pour
pleurer avec lui sur la négation du
théâtre en islam? pathétique, c'était
pathétique, de voir ainsi le plus
grand dramaturge algérien vivant se
rendre sans livrer combat : rien de
Mohamed,
pas
même
une
silhouette… " Peux-tu revenir sur
cette pièce?
S. B. — L'objet de la pièce n'était
pas la représentation du Prophète.
Moïse a interdit la représentation
mais cela a été dépassé. Peut-être
que si je demande à un juif croyant
de jouer le rôle de Moïse, il
refusera. Mais je peux le faire faire
par n'importe qui. Des milliers l'ont
joué. Il y a aussi des statues de
Moïse. C'est d'abord le dogmatisme
que je voulais souligner. Chez nous,
c'est appliqué à la lettre. Avant que
le Libyen fasse Le Messager,
Hollywood avait écrit le scénario.
Ils ont demandé de faire une grande
épopée de Mahomet en proposant
Antony Quinn dans le rôle de
Mahomet. Tous les Hauts Conseils
islamiques ont dit non. C'est la
Libye qui a dû racheter les droits du
scénario — ils avaient l'argent
nécessaire alors — , et ils ont fait Le
Messager sans représentation. Donc
voilà un tabou dont on ne sait pas à
C. C.-A — Ton objectif, c'était de
montrer…
S. B.— de démonter tous les
mécanismes de la non-représentation. Cela ne s'arrêtait pas
uniquement à l'aspect religieux. Estce que, quand on fait du théâtre, on
n'a pas aussi des choses en tête qu'il
ne faut pas représenter, une sorte
d'auto-censure. Elle crée cette
impuissance à exprimer les conflits
dans la société d'une manière juste.
C. C.-A — Tenter de représenter
le
Prophète,
c'était
une
transgression inacceptable?
S. B. — Non, dans l'objet de la
pièce, cela n'a aucun intérêt. Le
problème n'était pas de montrer
qu'on peut transgresser un tabou
mais de montrer le tabou et ses
mécanismes. A ce rythme-là, on
réduit
tout
le
monde
à
l'impuissance. Le Prophète est-il
uniquement invité en mosquée et
non au théâtre? Et tant que nous —
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
La démarche avec Chouraqui,
c'est de passer par un dialogue avec
quelqu'un d'autre. C'est vrai que je
n'ai pas choisi un juif de gauche
antisioniste. Cela n'aurait eu aucun
intérêt, j'aurais parlé à moi-même!
Le problème est justement de
dialoguer et de faire un travail avec
un véritable sioniste et, de surcroît,
un Pied-noir d'origine algérienne. Il
y avait donc un terrain sur lequel il
allait me reconnaître, où j'allais le
reconnaître : 50% de mensonge
était ainsi évacué dès le départ. Il
fallait qu'on se parle à propos d'une
autre réalité. Il l'a accepté
humainement, en dehors de toute
idéologie. Il a écrit "Lettre à un ami
arabe" que j'avais lue et c'est avec
cela que j'ai voulu le rencontrer. Il a
accepté immédiatement. A un
moment, j'ai voulu adapter cette
"Lettre". Mais quand je l'ai fait, ça
n'allait pas, ça faisait trop 1969. Je
lui ai dit : "Ce serait dommage. On
est en train de prendre un risque
énorme dans notre boulot… Ce
serait dommage que ça se limite à
un discours de 69 alors que nous
sommes tous les deux vivants, que
la réalité est encore vivante. Elle est
plus passionnante maintenant peutêtre et les problèmes sont
aujourd'hui plus subtils à décrire.
Donne-moi à voir Israël et on va
vers
quelque
chose
de
complètement nouveau." Et il a
répondu : "Tu écris. Moi je te suis."
Et c'est comme cela que je suis
allée en Israël où j'ai fait un voyage
de quinze jours très enrichissant, du
Liban à la Jordanie parce que c'est
petit. J'ai vu toutes les faces. Par
Chouraqui, j'ai eu accès au côté
disons, plus ou moins athées de
l'islam — , nous n'avons pas droit de
parole sur l'islam, ça ne va pas.
L'islam n'est discutable que dans le
respect de l'islam et tout ce
problème est posé dans la pièce : ce
sont les mécanismes mentaux de la
relation d'un musulman à sa
religion.
La représentation n'était qu'une
idée de démarrage, une idée
dramaturgique beaucoup plus qu'un
thème.
C. C.-A — Veux-tu nous parler
de L'Avenir oublié? à la fois proche
et éloigné de l'Algérie?
S. B. — Identique et semblable.
J'ai voulu travailler sur ce problème
de fraternité en guerre, de familles
prises dans la même histoire.
Mémoire, Histoire, Religion. J'ai
commencé à écrire L'Avenir
oublié… C'est peut-être une pièce
que je mettrai un jour en scène : sur
l'Algérie, entre un émigré et un type
du pays…
Je me suis dit : à force d'exprimer
tes désirs à travers la culture, les
personnages, l'atmosphère de ton
propre pays, tu te donnes
l'impression de moisir, de ne plus
t'intéresser à l'autre, d'être piégé. Je
pense que tout le monde sur la
planète a d'énormes problèmes à
vivre et à survivre. Même dans les
pays où il y a des moyens latents,
ils ne sont pas distribués de façon
juste et égalitaire. Chacun finit par
ne parler que de lui-même. J'ai eu
envie de parler de moi à travers
d'autres, deux familles : une
israélienne et l'autre araboisraélienne.
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
pas repartir avec deux pièces du
même auteur, surtout contemporain,
la même année. Il fallait arrêter
L'Avenir, redémarrer la tournée
avec les Prophètes qui auront fait
70 représentations d'ici avril. En
mai, on reprend L'Avenir à
Vincennes; en juin, on part en
tournée et c'est pendant cette année
qui vient qu'on organise la tournée
de 2000-2001 pour L'Avenir. Il faut
s'y prendre une année à l'avance
mais comme je l'ai sortie en mars
1999… En même temps, il faut
protéger le spectacle pour qu'en
2000-2001, il ait gardé la fraîcheur
d'une création originale.
israélien. Grâce à un journaliste juif
d'origine égyptienne, Joseph el
Gazi, j'ai vu l'autre face, "Moi, m'at-il dit, je vais te montrer les torts et
les travers de l'Etat d'Israël". Et par
l'ambassade de France (j'étais pris
en charge par l'organisme culturel
du
Ministère
des
Affaires
Etrangères puisque c'était dans le
cadre d'une production avec
Bobigny qui a demandé une
mission voyages d'études, comme
cela se fait couramment pour toutes
sortes de projets) et par ma qualité
d'Algérien et ma langue, j'ai eu
accès aux Palestiniens.
C. C.-A — La pièce a-t-elle été
bien reçue?
S. B. — Admirablement bien. Et
on part en tournée en Palestine et en
Israël, tout le mois de juin, si tout
va bien. Avant d'écrire la pièce,
uniquement sur l'intifadha, j'ai
acheté 70 à 80 cassettes à
Ménilmontant (le type m'a fait un
prix de gros) des prêches
uniquement sur l'intifadha d'imams
égyptiens, irakiens, etc., de toute la
péninsule. Des trucs dingues… Je
les écoutais dans la voiture. C'est
des types géniaux sur le plan de la
rhétorique, sur le plan du verbe : ça
donne la chair de poule…
C. C.-A — Alors, c'est dans les
"trous" que tu t'es mis à écrire un
roman?… quoique le roman soit
daté de 1995?
S. B. — Quand je suis venu ici, je
n'ai pas voulu parler de l'Algérie.
J'ai écrit Marianne et le marabout,
Un homme ordinaire, j'ai fait des
résidences.
J'essayais
de
comprendre où j'étais. Il ne fallait
pas profiter des solidarités qu'on te
propose d'une manière anarchique
parce que tu allais tomber dans le
mauvais truc. Mon souci était de
m'installer,
de
comprendre
comment être un homme de théâtre
algérien en France.
Un ami français, alors en poste à
l'étranger, m'a hébergé. Juillet 95,
suite à son décès brutal, j'ai dû
quitter son domicile et, pendant six
mois, j'ai été sans domicile fixe. Je
ne voyais pas l'intérêt de louer pour
quinze jours par mois. Donc, je me
suis dit, je vais aller ici et là. En
réalité, je n'avais jamais eu à louer
C. C.-A — Mais comment se faitil que la pièce n'ait pas tenu
longtemps?
S. B. — Non ce n'est pas cela; on
retrouve le système. J'ai écrit les
deux pièces, Les Prophètes et
L'Avenir, en quatre mois. Tout le
mois de mars, on a joué L'Avenir
oublié. Mais, en France, on ne peut
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
forme de communication?
S. B. — Les deux. On a trop parlé
d'une société. Et j'ai envie de parler
de moi. Le roman me permet de
parler plus de mon intimité que le
théâtre qui reste dans une
problématique plus collective.
Je ne crois pas qu'on puisse faire
un théâtre intimiste, nombriliste. Ou
alors, il est trop tard pour que je me
re-convertisse à ce théâtre-là. Dans
l'écriture romanesque, j'ai envie
d'aller plus loin dans l'intime.
un logement et je vivais une sorte
de refus profond de l'installation.
C'est sur le visage mort de mon
ami français que la mort de tous
mes
copains
algériens
s'est
concrétisée. Avant, c'était loin : tu
n'as pas été là, tu n'as pas enterré, tu
n'as rien fait, tu ne fais pas le deuil.
Je venais d'avoir un point de chute
et cet été-là, j'ai écrit quelques trois
cents pages. J'avais des écrits
anciens, mon enfance… J'ai tout
mélangé en me parlant à moimême. C'était un soliloque. En
octobre, j'ai mis au propre. En
novembre, j'ai rencontré Jean-Louis
Hourdin sur un autre projet et il m'a
dit qu'il était prêt pour travailler
avec moi. Ce que je voulais, c'était
monter quelque chose mais à
Avignon. C'était mon idée. Faivre
d'Arcier m'a beaucoup aidé. Après
l'acceptation de Jean-Louis qui avait
lu les deux cents pages du
soliloque, je me suis mis à la pièce.
La grande difficulté a été de réduire
quatre heures — car je voulais une
fresque… — , à 1h 55. C'est très
difficile de couper dans ce qui est
déjà écrit parce qu'on a en tête ce
que l'on met de côté… Enfin, on a
fini par le faire.
Et il restait la totalité du manuscrit
que j'ai retravaillé à tout hasard et je
l'ai soumis à Plon qui a accepté. Le
second roman aura pour titre, Le
Silence de la falaise.
C. C.-A — Le second roman n'a
pas à voir avec l'actualité?
S. B. — Pas directement. Il faut
dire au monde qu'on a vécu des
choses douloureuses mais pas
stupides. A force de parler d'une
Algérie qui est assimilée à un drame
qui est, malheureusement, d'un
niveau moyenâgeux — c'est un
fait… Mais là-dedans, il y a des
intelligences.
C. C.-A — Le roman te permet de
montrer mieux…
S. B. — la richesse des individus,
des personnes, de quitter le discours
collectiviste qu'on tenait finalement
comme le parti unique. Alors que
lutter pour la démocratie, c'est aussi
lutter pour la complexité de
l'humain.
C. C.-A — Quand tu écris, le
théâtre est présent, dans la manière
de montrer des personnages, de
choisir des scènes, dans les
dialogues…
S. B. — Certainement parce
qu'une fois de plus, j'ai abordé un
problème de société. Je crois que la
C. C.-A — Donc, parallèlement
au théâtre, tu veux continuer dans
l'écriture romanesque? Est-ce
parce que c'est une autre
expression importante pour toi ou
parce que cela permet une autre
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
pouvait être humanisé, on la lui a
fermée. On a trouvé des réponses et
il les a acceptées. Quand on résout
ainsi tous les problèmes, le type tue
à l'aise! Comment on a fabriqué un
assassin? Comment tout le monde a
été complice?
littérature ne peut être libérée
réellement que quand elle s'inscrit
dans l'intimité. Les moments de
littérature dans le roman, c'est
quand Youcef est dans sa douche et
qu'il délire. Je crois que le prochain
sera une première oeuvre littéraire
car Les fils de l'amertume (roman),
c'est encore un truc intermédiaire.
Les personnages existaient tous.
Certains n'ont pu être gérés pour la
scène, comme Rabiaa par exemple.
Le dialogue du silence a été la
gestion que le théâtre a pu se
permettre de la complexité de ce
couple. Cette fragilité de nous les
démocrates, personne ne voulait
l'entendre et la comprendre. Il fallait
la dire : nous étions en train de tout
revoir, nous avons été les premiers
couples indépendants par rapport à
la famille féodale, les premiers à
établir une nouvelle relation avec
nos femmes, avec les femmes et les
enfants qu'on faisait, avec la société
elle-même. Et les autres viennent
arrêter le char alors que nous
n'avons rien déterminé encore, rien
inventé. Nous étions à la recherche.
Il n'y avait pas une force constituée.
On a joué avec les mêmes choses
que le pouvoir mais à notre manière
et c'est en partie cela qui a fait que
les autres ont osé remettre tout en
cause.
C. C.-A — Il y a aussi cette
tentative, nouvelle dans le roman au
masculin, de mettre en scène des
femmes qui vous ressemblent…
S. B. — Pour moi, Hassina est
superbe dans ce qu'elle est. C'est
comme l'ambiance du bar aussi,
comme les réceptions d'ambassade,
il fallait dire tout cela. Sans juger.
J'ai enlevé la veille de l'impression
une phrase qui me semblait un
jugement. J'ai lutté contre cela. J'ai
voulu rendre compte… Cela fait
partie de notre manière de devenir
majeur.
C. C.-A — As-tu des échos du
roman?
S. B. — En général, oui, il a été
bien accueilli. Mais en Algérie,
rien. Il a été au Salon du Livre
d'Alger et il paraît qu'on a dit que
c'était moi qui avais fixé le prix!
Je crois que c'est grâce à cette
façon de voir les femmes et de voir
le couple que le livre a décroché de
la réalité algérienne, de l'actualité
attendue…
C. C.-A — Quand on crée des
personnages, est-il plus difficile
d'inventer le plus éloigné de soi ou
le plus proche? Farid ou Youcef?
S. B. — Farid n'est pas à un stade
d'interrogation qui le fragilise. Sa
seule fragilité, par rapport à sa
mère, la seule porte par laquelle il
C. C.-A — Je dirais plutôt que
c'est cela qui l'a raccroché à cette
réalité…
S. B. — Non, ici, en France…
C. C.-A — On sort du collectif et
on entre dans des problèmes que
117
L'ACTUALITE LITTERAIRE
l'Est, très burlesque, revenir sur
cette expérience de 80 ans de
communisme qu'on veut effacer,
laissant les gens frustrés.
C. C.-A — Tu te vois re-jouer en
Algérie?
S. B. — Je ne rentrerai qu'avec
toutes mes pièces en français et
avec les mêmes équipes. Je suis
venu ici. Je n'ai pas eu de faveur
pour les papiers et ce genre de
choses. Mais j'ai rencontré des
hommes qui ont porté notre
douleur, notre malheur pour qu'une
parole algérienne soit entendue. Le
seul cadeau que je puisse leur faire,
c'est une soirée au moins avec le
public algérien. Si ce n'est pas
possible, je ne rentre pas. Cela aussi
fait partie de la "concorde".
nous connaissons tous.
S. B. — C'est cela qui raccroche à
la modernité. Il y a déjà quinze ans,
je disais aux cinéastes : "Arrêtez
d'aller chercher la femme de
ménage, une paysanne du début de
la colonisation… prenez-moi une
hôtesse de l'air qui passe sa nuit à
Paris, qui est le lendemain chez elle
et dites-moi ce qu'elle vit".
Moi, je pense que le moment final
entre ces deux femmes : "Je suis
une faute, je suis un péché", il n'y a
que les femmes qui peuvent poser
cela.
C. C.-A — Moi, au contraire, je
pense qu'il n'y a qu'un homme qui
peut imaginer cela… c'est un
fantasme très masculin… imaginer
une sorte d'entente entre la
maîtresse et l'épouse…
S. B. — Non, d'une manière ou
d'une autre, je crois que ce sont des
choses qui s'expriment entre
femmes même si elles ne les disent
pas avec ces mots-là. Les hommes
n'en sont pas à ce stade-là. J'ai
essayé d'aller jusqu'au bout de
l'impuissance masculine, de la
définir, d'aller jusqu'aux limites
sans mesurer ce que les femmes en
face peuvent avoir. Dans le
prochain, j'irai plus dans ce sens :
un regard profond sur les hommes.
Aller jusqu'au bout. Et crois-moi,
c'est terrible! Il n'y a plus
d'immunité…
C. C.-A — D'autres projets que
ce roman?
S. B. — J'écris une pièce qui
s'intitulera peut-être Le Roi Rouge.
Quelque chose dans les pays de
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
* *
*
L'entretien qui précède suffirait, je crois, à donner envie d'aller voir du côté de cette nouvelle expérience de
création de Slimane Benaïssa. De la nécessité de l'écriture malgré la force de la représentation et de la parole
théâtrales?… Que dit le roman que ne peut dire le théâtre? Que transmet-il? Il y a là un axe de réflexion à
explorer. Il n'est pas spécifique à l'Algérie. Même dans le corpus algérien, il y a eu un autre exemple ces
dernières années avec le "roman" de Merzak Allouache, (Bab-el-Oued, Le Seuil, 1995) après son film. Je ne
suggère pas une équivalence entre les deux publications, je veux pointer seulement le passage du spectacle, de
l'audio-visuel à l'écriture.
L'avantage pour nous, littéraires, c'est d'avoir avec Slimane Benaïssa, deux textes écrits : la pièce et le roman.
Des travaux plus poussés interrogeront leur étroite dépendance. Ce que je veux suggérer ici est simplement une
ouverture à cette comparaison, les points qui m'ont frappée dans ce passage d'une écriture à l'autre.
D'abord la mise en contexte est très différente. Le roman gagne en épaisseur donnant à l'antériorité et au
présent de ce qui est raconté une place importante. Les personnages se mettent à vivre dans leurs particularités
et sont moins des "types" que dans la pièce. L'exemple peut être donné d'Ammi Salah qui gagne en complexité.
Ayant plus de temps pour le camper, le narrateur en profite pour dire un certain nombre de choses sur la
résistance avant 62 et sur des "lendemains" de lutte controversés. Le personnage de Rabiâa, évacué de la pièce,
revient ici et tient bien sa place, permettant le portrait, assez haut en couleurs, d'une autre femme d'aujourd'hui.
Du théâtre au roman, les portraits gagnent en longueur et en nuance. Slimane Benaïssa aime les formules et les
piques. Certains de ses portraits conservent ainsi leur condensé de croquis. Toutefois, la longueur romanesque
donne nécessairement aux personnages qu'il croque plus de densité.
En homme de théâtre, Slimane Benaïssa sélectionne des scènes qui sont des moments privilégiés sur lesquels
il s'attarde et qui s'accordent au découpage temporel particulier qu'il imprime à son roman.
Le narrateur est omniprésent. On soupçonne sa grande complicité avec Youcef mais pas seulement. Il se glisse
derrière d'autres personnages ou alors il adopte la position de l'observateur privilégié qui fait naviguer le lecteur
d'un milieu à l'autre.
Les monologues lyriques, essentiellement de Youcef et Hassina, se multiplient, ce que la scène ne permettait
pas. L'écriture romanesque introduit alors un rythme poétique — dont l'équilibre est encore à trouver dans la
structure d'ensemble — et une intériorisation des conflits qui déchirent l'individu. Le théâtre montre plus qu'il
n'analyse. Le roman montre et analyse successivement.
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
Slimane Benaïssa (photo : Myriam Ramel)
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