L'ACTUALITE LITTERAIRE EN DÉBAT Laïcité État de droit ou État divin? par Khalida Messaoudi* Mitterand s’est toujours trompé sur l’Algérie. Pendant la guerre de libération, alors qu’il était ministre de l’Intérieur, il a soutenu qu’il n’y avait qu’“une seule solution, la guerre”. Après l’indépendance, Premier secrétaire du parti socialiste, il a fermé les yeux sur le régime de Boumédiene. Une fois président de la République, il a persisté dans l’erreur en soutenant le colonel-président Chadli, puis il a désapprouvé l’interruption du processus électoral. Cette fois-ci, il nous fait son dernier cadeau empoisonné. (...) Quant à la gauche française, elle n’est pas monolithique. Il y a toujours eu, à toutes les étapes historiques, une partie de cette gauche qui a été plus lucide et fidèle à ses valeurs. Mais c’est à certains intellectuels de gauche que je voudrais surtout dire ce que j’ai sur le coeur. Qu’ils aient des comptes à régler avec leur propre “histoire algérienne”, je l’admets. Mais qu’ils cessent de le faire sur le dos de ma génération! Je pourrais être la fille de quelques-uns d’entre eux. Leurs problèmes et leurs rancoeurs ne peuvent pas être les miens. Je ne suis pas responsable de ce qui les agite, de leurs espoirs déçus de ne pas avoir vu se réaliser le rêve d’une Algérie socialiste, “phare du tiers monde”. Cette génération à laquelle j’appartiens est capable de réfléchir par elle-même, de choisir toutes ses références, y compris ses références bibliographiques, de se passer d’un agrément. Je suis très satisfaite que des intellectuels, des chercheurs se passionnent pour l’islam comme sujet d’études. Mais ils ne peuvent pas me demander de découvrir ou d’endosser leur vision d’une religion, d’une culture, d’un patrimoine dans lesquels j’ai été élevée, moi, dans lesquels je baigne. Je respecte leur statut d’observateur, qu’ils en fassent autant pour mon statut d’acteur, qui est totalement différent. A-t-on jamais vu un chimiste réclamer des comptes à une molécule qu’il analyse? Et pourquoi l’islam aurait-il un traitement particulier? (...) Je sais à quel point pèsent lourd dans la politique algérienne de la France notre histoire commune, l’immigration, le gaz, l’uranium, les réserves pétrolières dont on vient de découvrir combien elles sont colossales. Pourtant, ce qui me frappe aujourd’hui dans la classe politique française, c’est la diversité des opinions sur mon pays : il y a quasiment autant de positions que de responsables. Cela traduit à la fois la conscience des enjeux et une difficulté à trancher, que je comprends. La France doit gérer des 1 ALGERIE LITTERATURE / ACTION relations bilatérales de plus en plus complexes car un nouvel acteur intervient et brouille les cartes : les États-Unis. L’Amérique, dont les intérêts géostratégiques et économiques font depuis longtemps l’allié des États islamiques, s'accommoderait parfaitement d’une victoire des intégristes. Il ne faudrait pas que, par surenchère pour défendre son propre leadership en Algérie, la France verse à son tour dans la compromission avec les islamistes. Je me permets de rappeler que cette mouvance a déjà clairement choisi Washington. Je ne suis pas pour autant en train de dire que Paris doit continuer à soutenir le régime algérien. Je m’étonne au contraire que la France, républicaine et laïque, tarde à assumer et à soutenir ses alliés naturels : les démocrates qui résistent en Algérie et refusent toute alliance avec le “fascislamisme”. Je l’adjure d’entendre ceci : les quelques voix comme la mienne, qui ont la chance d’être médiatisées, ne sont pas solitaires. En Algérie, elles sont l’écho d’une société civile en attente. En France même, elles incarnent les choix avoués de la communauté immigrée. (… ) L’écrasante majorité des Algériens installés en France soutient le projet démocrate républicain, rejette l’intégrisme et vit l’islam dans la laïcité, tranquillement. Je suis laïque, donc je refuse toute manipulation politique de la religion. L’islam a toujours été utilisé en Algérie pour justifier telle ou telle mesure, aussi bien par le pouvoir que par une partie de l’opposition. Boumediene a ainsi légitimé la révolution agraire et la gestion socialiste des entreprises, entre autres. Chadli, je crois en avoir suffisamment parlé. Pendant longtemps, le parti communiste a milité pour “l’islam des pauvres”, “l’islam progressiste”, dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Et le FIS... Ce n’est pas la laïcité qui met en danger l’islam et les croyants, mais tous ces tripotages pour légitimer les actes d’un pouvoir. Ce travail d’explication ne doit pas être assumé par les politiques, car ce serait déjà le soumettre à des enjeux. C’est à la société civile de le faire. Le professeur Stambouli, islamologue algérien prestigieux, a publié là-dessus des travaux remarquables. C’est sans doute pourquoi les intégristes l’ont assassiné en août 1994. La laïcité est le résultat d’un lent processus historique qui est allé de pair avec l’émergence de l’individu et du citoyen. Cela ne s’est pas fait sans crises ni violences. L’Église de France s’est défendue durement. Elle n’a pas concédé la laïcité, elle a été battue par des hommes et des femmes qui ont d’abord été minoritaires, avant de convaincre. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’Algérie? Pourquoi prétendrait-on que cette laïcité est impossible dans mon pays, sous prétexte qu’elle n’y apparaît pas d’un coup de baguette magique? Je suis persuadée que, s’il est difficile de dire que l’Algérie est une société de citoyens, il est impossible en revanche de prétendre qu’elle est une communauté de croyants. Le débat ne porte pas sur 2 L'ACTUALITE LITTERAIRE les incompatibilités entre islam et laïcité, car la sécularisation ne signifie nullement la destruction de la religion. Il s’agit plutôt de savoir quel type d’État on veut construire, État de droit divin ou État de droit. Je crois que les conditions actuelles permettent l’émergence de l’individu et du citoyen, plus que ça n’a jamais été le cas. Nous en vivons, en ce moment même, l’accouchement douloureux. *Une Algérienne debout , Paris : éd. Flammarion. 3