François-Régis MAHIEU : " Sigmund FREUD, économiste ?"

Sigmund Freud, économiste ?
André Nicolaï et la psychanalyse
22-23 Mai 2014
François Régis MAHIEU
Université de Versailles (CEMOTEV) et UMI Résiliences (IRD)
Résumé : André Nicolaï est un des premiers économistes à comprendre les phénomènes
économiques par la psychanalyse et à montrer leurs traits communs, notamment l’articulation
entre principe de plaisir et principe de réalité. Des phénomènes tels que la souffrance, le
masochisme, ou encore le sadisme, jusque tabous, peuvent être intégrés en économie en
revoyant la manière dont les économistes pensent les schémas de comportement individuel et le
fonctionnement de la société.
JEL: A 11, A12, B16, B41.
Mots clefs : Psychanalyse, pulsions, souffrance, calcul intrapersonnel, anthropologie
économique.
Lors de la réédition de Comportement économique et structures sociales, André Nicolaï
1
a regretté la faiblesse de ses références aux apports de la psychanalyse. Mais pouvait-il aller
plus avant dans la remise en cause d’un des tabous les plus puissants de la théorie économique ?
La psychanalyse est rejetée par Hayek (1996) comme une pensée immorale, basée sur les bas
instincts du sauvage ; de façon générale le dogme de l’hédonisme ne saurait accepter la
souffrance et la malveillance.
Les principaux ouvrages d’économie ne contiennent jamais de
référence à la souffrance et se situent dans la perspective du bonheur. Bonheur sur lequel il n’y a
rien de nouveau à apprendre selon Freud. Par contre, selon lui (Freud 1930), il faut partir de la
souffrance qui a trois sources « la puissance de la nature, la caducité de notre propre corps et
l’insuffisance des institutions qui règlent les relations au sein de la famille, de l’Etat et de la
société ».
La référence à Freud signifie, dans la discipline économique, l’arrêt immédiat de la
carrière de l’imprudent sinon sa marginalisation ; ce dont a souffert André Nicolaï, après
l’article de 1974 dans la Revue Economique et son projet de « bestiaire des économistes ».
1 J’ai connu André Nicolaï à Lille de 1963 à 1969 en tant qu’étudiant, puis comme chargé de travaux dirigés. Nous
nous sommes revus principalement au forum de Delphes et lors d’un séjour à Pietra di Verde. André Nicolaï avait des
qualités de formation des formateurs exceptionnelles.
1
Cet article représente une coupure épistémologique dans son œuvre, montrant la
convergence entre la psychanalyse et l’économie, malgré le peu d’économistes concernés (1).
Cette convergence peut être étendue (2), moyennant une réflexion sur la souffrance (3).
Loptique est anthropologique (4) à savoir celle de la personne face à sa communauté, d’où un
calcul économique freudien (5). Ce calcul pour le compte des économistes est brillamment mis
en valeur par André Nicolaï (1990) (6).
1. Des économistes peu nombreux à s’intéresser à la psychanalyse
La psychanalyse est condamnée au nom de la morale des économistes (Hayek, 1996,
Harsanyi, 1995) en particulier de l’hédonisme. Si les économistes ont intégré les progrès de la
théorie de la justice, ils font comme si rien ne s’était passé en psychiatrie. Peuvent-ils en rester
aux mathematical psychics d’Edgeworth et à ses propos peu délicats sur le plaisir, selon lui,
plus important chez les hommes que chez les femmes ? Le plaisir et le désir peuvent-ils être
traités par l’analyse économique ?
1.1. En fait, une grande partie de la théorie économique traite du plaisir. Plusieurs auteurs
ont tenté d’établir une relation mathématique entre les stimuli d'ordre physique et les sensations,
une sorte de « psychophysique », tels Fechner (1889) et Brentano (1860). L'excitation
augmentant de façon géométrique (1,2,4,8,16), la sensation croît de façon arithmétique
(1,2,3,4,5). On retrouve ici un des fondements de la théorie de l'action. En même temps cette
théorie de l'atténuation du plaisir fait sourire, au même titre que la colline du plaisir de Pareto.
Vilfredo Pareto serait, selon Nicolaï (1974), un des rares socio-économistes à intégrer
des éléments du freudisme2 : il imagine une colline du plaisir que chacun peut gravir jusqu’à un
point G ou sommet du plaisir. De même, ses propos sur les résidus pulsionnels, telle la
flagellation ascétique, sont très marqués sexuellement.
1.2. Keynes, qui se dit « pré-freudien » 3, célèbre chez Freud « l’imagination scientifique
qui peut donner corps à une abondance d’idées novatrices, à des ouvertures fracassantes, à des
hypothèses de travail qui sont suffisamment établies dans l’intuition et dans l’expérience
commune pour mériter l’examen le plus patient et le plus impartial, et qui contiennent, selon
toutes probabilités, à la fois des théories qui devront être abandonnées ou remaniées jusqu’à ne
plus exister, mais aussi des théories d’une signification immense et permanente » (Bormans,
2002). Les théories de Freud sont à « considérer sérieusement », « l’attraction qu’elles
exerceront sur nos propres intuitions, dans la mesure elles contiennent quelque chose de
nouveau et de vrai sur la manière dont fonctionne la psychologie humaine » (ibid). Freud est
« l’un des génies les plus dérangeants et les plus novateurs de notre temps, c’est-à-dire une sorte
de diable. » (ibidem)
Keynes donne une interprétation très critique de l’amour de l’argent, en d’autres termes la
motivation pécuniaire est « l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques
dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales». « Lamour de
2 Cet apport est limité par le fait que Pareto décède en 1923, certaines œuvres majeures de Freud étant publiées après
cette date, notamment le « Malaise dans la civilisation » en 1930, objet des foudres de Hayek.
3 Cette relation est particulièrement bien traitée par Dostaler et Maris (2010).
2
l’argent comme objet de possession, qu’il faut distinguer de l’amour de l’argent comme moyen
de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide
plutôt répugnant »4 (Keynes, 1936) . Le côté répugnant de l’argent est anticipé chez l’enfant par
son érotisme anal qui le conduira plus tard au plaisir de détenir de l’argent. Ce plaisir de la
constipation et de l’épargne a été largement repris par Serge Latouche (1973).
Mais Keynes (1936) bâcle le sujet, en allant évoquer les « esprits animaux ». Ceux-ci
caractérisent les comportements irrationnels, sans approfondir l’analyse des névroses issues du
contexte économique. Ainsi la « propension à consommer et la propension à épargner » sont des
facteurs exogènes, qui jouent globalement. La critique des hypothèses keynésiennes sur
comportement généralisé est radicale chez André Nicolaï, notamment dans ses travaux sur la
désépargne, s’appuyant sur les travaux du NBER dirigé par Kuznets. Plus intéressante est la
réutilisation par Keynes de la notion de psychologie des foules (chapitre 12 de la TG) pour
qualifier la mentalité du spéculateur. Il emprunte ce concept à Lebon avec un texte de Freud sur
la question « Psychologie des foules et analyse du Moi » (Freud, p.1921).
Malgré ces exceptions, l’intérêt des économistes pour la psychanalyse reste faible ; plus
encore, on peut parler d’une hostilité pour ce qui doit, selon Wittgenstein, rester une expérience
clinique privée. Ce manque d’intérêt contraste avec la convergence entre psychanalyse et
économie.
2. Eléments de convergence entre psychanalyse et économie
La
psychanalyse et le marginalisme ont,
selon Nicolaï (1974),
des
postulats communs
:
un principe de plaisir
et un principe de
réalité.
Le principe de plaisir se
traduit en
économie
par la maximisation
des satisfactions et en psychanalyse par le
maximum
de
réalisation des
pulsions par le
Çà. Le
principe de
réalité
tient
compte
des
contraintes budgétaires d’un
côté,
des cultures intériorisées dans le Surmoi de l’autre. Il
existe donc deux types
d’économicité,
l’une au
niveau
de la personne, l’autre
au niveau
du marché. Ces deux types n’ont jamais
pu se
rencontrer, or
ils peuvent
s’intégrer dans
un
schéma commun des coûts de la personne.
Le
calcul
intrapersonnel
est
évoqué
chez
de
nombreux
philosophes
(Lévinas,
1 9 7 0 ).
Il
fonde
la
conception
de
la
résilience.
Ce
calcul
personnel
est
déjà
évoqué
par
Schopenhauer
:
lesir
fondé
sur
la
privation est
assouvi
par les
besoins selon
un
jeu à
somme nulle.
Il
y a satisfaction
de l’obtention, mais
déception
devant la diminution
de la
jouissance liée à la
privation.
Léconomie
psychologique est
un concept
central chez Freud. Un
calcul sur la face
cachée de
la
personne, la relation entre
les composantes de cette
face
cachée, soit l’inconscient : Moi, Surmoi, Çà.
Freud perçoit le principe
de plaisir comme un
principe économique :
le plaisir
crée une
augmentation de
quantid'excitation et le plaisir
le
réduit. De fait la pulsion érotique ou thanatologique, remplace l’utilité dans le calcul intra-
personnel ; elle est première et on évoquera un comportement économique soit pulsionnel, soit
rationnel. Le tout dans un contexte phénoménologique particulièrement bien défini.
Paul Ricoeur (1969) analyse le « modèle économique du phénomène de la culture » de
Freud comme « l’interprétation économique qui domine toutes les considérations freudiennes
4 Dans les commentaires de Maris, on trouve une référence à la légende du roi Midas et surtout au travaux de
Ferenczi « Ontogenèse de l’intérêt pour l’argent » qui lie désir d’argent et stade anal
3
sur la culture ». La culture est faite de coercitions et de renoncement. Ces sacrifices pulsionnels
doivent être compensés. Quelle peut être la nature de cette compensation qui, en économie, a
pour but de corriger les atteintes à l’optimum ou externalités ?
Léconomie est un concept central chez Freud. Un calcul sur la face cachée de la
personne, la relation entre les composantes de cette face cachée : Moi, Surmoi, çà. Freud perçoit
le principe de plaisir comme un principe économique : le déplaisir crée une augmentation de
quantité d'excitation et le plaisir le réduit. La convergence entre économie et psychanalyse est
évidente à propos du travail de deuil. Les concepts freudiens sont économiques : (contre)
investissement, travail, (de) valorisation, plaisir, énergie moyens économiques, dépense. Dans
une séquence : pulsions refoulement- inconscient- avec les composantes :
Çà
, Surmoi, Moi.
Comment diminuer les dépenses de refoulement ? Le travail de deuil fait intervenir une
dévalorisation du Moi avec une pulsion de mort dévastatrice que tente de freiner le Surmoi. Le
deuil fait intervenir une débauche d’énergie, de contre investissement face à l’investissement
dans la recherche de l’être perdu. Accompagné d’une dévalorisation du Moi.
Il existe un équilibre ente les pulsions venues du Çà et la volonté de refoulement qui peut
être facteur de souffrance, apparente au niveau du Moi ; notamment par le rêve, les lapsus,
phobies, mélancolie, etc. Freud analyse ces équilibres et surtout leurs conséquences :
schizophrénie, paranoïa, etc. ; ce que ne fait pas l’économie. Un schéma très simplifié,
permettrait de comprendre l’équilibre pulsions/refoulements, un TMS désir/peine avec une
courbe-frontière entre pulsions et refoulement. Léquilibre apparent (utilités) est accompagné
d’une recherche d’équilibre interne (plaisir).
3 L'anthropologie économique
L'anthropologie économique vient chercher naturellement une partie de son inspiration
dans la psychologie, sinon dans la psychanalyse. Elle intègre les concepts « analytiques » ou
« cliniques » de l'univers freudien (rapport au père, à la mère, et de façon plus générale
traumatisme subjectif lié à l'inconscient communautaire). Il est évident que la relation de
développement peut être facilement posée comme une relation de « fils à père » ou une relation
fusionnelle à la mère à la façon de Geza Roheim (1979). Ainsi, on comprendra mieux la paresse
naturelle, ou l'excès de productivisme, l'exploitation ou l'épargne. Mais, paraphrasant
Wittgenstein, le locuteur risque de faire intervenir sa «psychologie privée », sa propre
« clinique », dans sa compréhension du phénomène social qu'il analyse. L'apport de Freud à
l'anthropologie et donc à l'économie reste à préciser. Si la personne est construite avec un Surmoi,
il existe « un combat de l'individu contre la société » les idéaux et les exigences éthiques
dépassent les capacités de la personne. Ce Surmoi collectif que Freud évoque dans Le malaise
dans la culture implique, dans le comportement humain et singulièrement dans les actes
économiques, de la tension de la culpabilité, de l'angoisse, de l'agressivité, et plus généralement
des perturbations.
L'anthropologie économique cherche à intégrer cette dimension intéressante de Freud à la
théorie économique, surtout quand les économistes (Kolm en particulier) s’interrogent sur la
schizophrénie des agents économiques et leurs perturbations dans l’arbitrage entre égoïsme et
4
altruisme. On peut le voir initialement sur le comportement par rapport au temps, qui est fonction
à la fois des perturbations égoïstes (intertemporelles) et des perturbations communautaires, dont
une grande partie sont intergénérationnelles, soit ascendantes, soit descendantes.
En cas de pression communautaire supplémentaire, les perturbations augmentent et la
courbe correspondante est plus élevée ; par conséquent, le temps de renoncement à la
consommation, ou encore le taux d'épargne subjectif augmente. Il existe alors un décalage entre
le taux d'intérêt officiel (artificiellement bas en période de déflation) et le taux d'intérêt subjectif
qui est plus élevé. Les réactions seront d'autant plus perturbées de la part de personnes
responsables face à des politiques de taux d'intérêt ou de désépargne ou plus globalement de
volonté de raccourcir l'horizon temporel.
Un décalage similaire existe pour les variables dès qu'elles sont personnelles et non
individuelles. En effet, elles sont interprétées en terme de responsabilité et de pression
communautaire. Le salaire devient le levier de la redistribution et de la protection
communautaire. Une diminution de salaire, interprétée par rapport aux perturbations
communautaires conséquentes, entraînera une diminution plus que proportionnelle du travail
officiel fourni ; à l'inverse une augmentation de salaire peut être refusée si elle provoque une
augmentation plus que proportionnelle de la pression communautaire. On peut parler ainsi de
résilience communautaire, sinon de communauté résiliente.
4. Au commencement, la souffrance
Dans Le malaise dans la culture, Freud estime que tout a été dit à propos du bonheur ; par
contre l’analyse du malheur est beaucoup plus problématique : comment adoucir sinon suspendre
la souffrance ? La souffrance vient de notre corps, du monde extérieur, de la relation avec les
autres. La tâche de diminuer la souffrance refoule à l’arrière-plan la recherche du plaisir. Ainsi, il
apparaît une priorité de la souffrance qui a échappé aux économistes qui se contentent du bien-
être.
Dans la classification kantienne des devoirs, la diminution de la souffrance est un devoir
parfait. Elle est prioritaire par rapport à la maximisation du Bien (en fait les biens) et du bonheur ;
maximisation qui s’inscrit plutôt dans les devoirs imparfaits. Cette téléologie du bonheur fonde la
conception économique du développement.
Un développement humain soutenable ne peut être délibérément sacrificiel, en imposant
une souffrance considérée comme le prix à payer pour le développement. Par exemple l’ouvrier
modèle souffrira d’autant plus que son licenciement sera une contrainte que les décideurs lui
imposent pour le bien commun. Il subit et n’a pas choisi, la souffrance ne pouvant être acceptée
librement sauf dans des cas pathologiques.
La souffrance est une douleur mentale et/ou physique que l’on cherche à diminuer. Elle
est une manifestation plus importante que le désagrément qui traduit une utilité négative limitée
et non une souffrance propre à la vulnérabilité des personnes. Néanmoins, cette souffrance est
récupérée, depuis Karl Popper (1945), sous l’appellation d’utilité négative ; mais en quoi l’utilité
ou la désutilité peuvent-elles être pertinentes par rapport à la souffrance ? Karl Popper, dans The
Open Society and Its Ennemies,(1962), a proposé un utilitarisme négatif, qui donne la priorité à la
réduction de la souffrance sur l'accroissement du bonheur quand il s'agit d'utilité, en arguant qu'il
n'y a pas de symétrie morale entre la souffrance et le bonheur ; l'une appelant urgemment à l'aide
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