4Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles
QUAND LA PRIMAUTÉ DE L’ÉCONOMIQUE MENACE NOS CIVILISATIONS
orientent les investissements et les échanges, et de plus en plus les conditions d’utilisation
ou de consommation, donc le niveau de développement et sa répartition.
Cela change les règles du jeu : on glisse d’une concurrence régulée par les prix (y compris
les coûts, les droits de douane, les taxes), vers une régulation par la « précaution ». Or,
l’objectif assigné aux négociateurs du TTIP n’est pas tant de réduire des obstacles tarifaires
qui sont déjà largement aplanis entre les États-Unis et l’Europe, que de réduire les entraves
non tarifaires : c’est-à-dire les règles qui portent sur la santé, l’environnement, la sécurité,
– et qui différencient dramatiquement la culture américaine de l’européenne. Il s’agit donc
de réduire les précautions que certains pays ont multipliées – ce qui vise surtout l’Europe.
Par exemple, l’UE interdit à la vente tout aliment ou médicament dont l’innocuité n’est pas
établie ; aux États-Unis, est autorisé tout produit dont la nocivité n’est pas démontrée.
Pascal Lamy relie ces comportements aux attitudes face au risque, et il observe que celui-ci
« a un lien avec le bien et le mal (qui) relèvent des valeurs. Ce sont des zones où le spectre
de préférences au sein de différents groupes humains est extrêmement large. » (p.493) On y
trouve de légitimes accents nationaux, avec des priorités différentes sur la santé ou la culture,
sur les libertés ou la sécurité, etc., mais aussi des différences sans fondement technique ou
social (bas salaires,...) et qui peuvent constituer un protectionnisme déguisé. Il ajoute que
si la mutation se fait, « ce ne seront plus les négociateurs des accords de commerce qui
xeront les (normes) Ce sera fait par des experts, d’institutions en général devenues, pour
éviter les conits d’intérêt, plus indépendantes du pouvoir politique. » Bonsoir la démo-
cratie... Et il conclut qu’« on entre dans un autre monde, celui des acteurs privés qui sont
devenus de facto, sinon de jure, prescripteurs de ces niveaux élevés de précaution. » (p.494)
L’ennui est que les États-Unis rejettent le principe de précaution au nom de (la primauté de
la) liberté économique.
Cette défense du TTIP part d’un diagnostic historique lucide – mais il passe sous silence
le cadre juridique et même culturel qu’il imposerait et qui affecterait bien plus que nos
rapports économiques. Bien plus que les Américains et Européens. Et bien plus que les gé-
nérations actuelles.
UN DIVORCE CONSOMMÉ : L’ÉCONOMIE ET LA DÉMOCRATIE
Amorcée dès le xvie siècle et pensée à partir du xviie, la modernité t naître l’État moderne
à la n du xviiie siècle en Europe occidentale, puis dans ses colonies. La tradition sociale an-
térieure se perpétua dans une distinction qui trouble toujours nos sociologies politiques :
celle qui sépare la société politique de la société civile. Cette dernière était alors dénie
autrement qu’aujourd’hui : elle regroupait tout ce qui ne relevait pas d’une sphère poli-
tique, à laquelle on demandait uniquement de se soucier de ses missions d’autorité : ordre
intérieur, police et justice ; relations extérieures et défense. La composante principale de la
société civile, la plus dynamique et nalement dominante – par le pouvoir de ses acteurs –
fut la sphère économique. La distinction faite en Belgique entre une démocratie politique et
une démocratie économique conée, sinon abandonnée, aux interlocuteurs sociaux, plonge
donc ses racines dans une histoire pluriséculaire. Cela ne la rend pas plus légitime, mais
assurément plus résistante.