Cahiers des Amériques latines
70 | 2012
Varia
L’affirmation d’une orthodoxie juive brésilienne :
de la contestation à la délégitimation des libéraux
Aurélie Le Lièvre
Édition électronique
URL : http://cal.revues.org/2347
ISSN : 2268-4247
Éditeur
Institut des hautes études de l'Amérique
latine
Édition imprimée
Date de publication : 31 juillet 2012
Pagination : 59-82
ISSN : 1141-7161
Référence électronique
Aurélie Le Lièvre, « L’afrmation d’une orthodoxie juive brésilienne : de la contestation à la
délégitimation des libéraux », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 70 | 2012, mis en ligne le 01
janvier 2014, consulté le 14 décembre 2016. URL : http://cal.revues.org/2347 ; DOI : 10.4000/cal.2347
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Aurélie Le Lièvre*
L’affirmation dune
orthodoxie juive brésilienne :
de la contestation à la
gitimation des libéraux
D’après plusieurs sources, et malgré quelques différences, la
population juive brésilienne est estimée à 100 000 personnes
dans les années 20001. Les recensements semblent démontrer
une démographie en baisse ; l’Institut brésilien de géographie et de statistiques
(IBGE) donne des chiffres en diminution denviron 25 % entre 1980 et 2000.
Cependant, la modification des termes employés entre ces deux enquêtes a pu
contribuer à cette apparente perte démographique. En effet, en 1980, les contours
de la population juive brésilienne étaient définis par une identification au qualifi-
catif « israélite ». En 2000, en revanche, cette même population se définissait par
une adhésion à l’expression « de religion juive ». Le qualificatif israélite, semblant
* Post-doctorante CREDA - UMR 7227 (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 / CNRS).
1. Ce chiffre est variable suivant les méthodes de recensement. Ainsi, il peut être de 86 825 individus
selon les chiffres du recensement mené par l’Institut Brésilien de Géographie et de Statistique
(IBGE) ou de 96 500 personnes selon les données du Jewish Year Book de 2006. En réalité ces
variations de chiffres s’expliquent en grande partie par le mode d’identification et le contenu
donné au qualificatif de juif. Les chiffres du recensement national brésilien correspondent à
la population juive que René Daniel Decol, un démographe, qualifie de population nucléaire,
c’est-à-dire ceux qui se qualifient eux-mêmes comme juifs lorsqu’on leur pose la question, par
exemple dans le cadre d’un recensement. Notons en outre que la question de la judéité a été
posée, dans le cadre de ce recensement, dans l’ensemble des questions relevant de l’appartenance
religieuse. Ce qui exclut de fait les personnes qui ne seraient pas pratiquantes mais d’ascendance
et de culture juive.
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plus culturel, a potentiellement et même certainement rassemblé une population
plus large notamment des juifs athées.
Cette population, dont les évolutions des méthodes de recensement rendent
son dénombrement délicat, constitue une diaspora juive brésilienne qui, bien que
protéiforme, partage quatre traits principaux : elle est essentiellement urbaine,
profondément hétérogène, particulière par rapport aux autres migrants, et
numériquement faible.
La population juive brésilienne, ou judaïcité brésilienne, se répartit essentielle-
ment dans trois villes qui sont, dans un ordre croissant, São Paulo (38 843individus),
Rio de Janeiro (24 754individus) et Porto Alegre (7 118individus en1991). La ville
de São Paulo est devenue le principal lieu d’installation des juifs au Brésil au cours
des années 1950-1960, quand le développement économique de celle-ci a néré
une forte attractivité pour l’ensemble de la population bsilienne.
La judaïcité brésilienne, issue de différentes vagues migratoires, s’est très
progressivement constituée depuis les débuts de la colonisation portugaise : deux
vagues migratoires ont eu lieu à lépoque moderne, et trois durant la période
contemporaine. La première vague migratoire est liée à l’Inquisition. Certains
juifs quittent alors le Portugal pour le Brésil en tant que « nouveaux chrétiens »
ou conversos. En effet, le Brésil ne disposant pas d’un tribunal permanent de
l’Inquisition, la surveillance y est plus lâche et le changement de patronyme
permet de dissimuler assez aisément ses origines juives. La deuxième vague de
l’Époque moderne se produit pendant la domination hollandaise (1630-1654)
dans le Nordeste du Brésil. Cest alors l’occasion d’une affirmation identitaire,
d’une sortie du crypto-judaïsme pour certains et de la création de la première
synagogue (Recife, Kahal Kadur Zur Israel, 1645). Les Hollandais chassés, certains
juifs quittent le Brésil (certains partent alors en Amérique du Nord, à New York)
quand d’autres retournent au crypto-judaïsme. Lépoque contemporaine compte
trois périodes migratoires majeures. Tout d’abord, le e siècle est celui des
migrations individuelles liées au veloppement économique de l’État brésilien,
devenu indépendant du Portugal, et de l’attractivité de la cour de Rio de Janeiro.
En même temps, le cycle du caoutchouc attire des juifs qui forment un groupe
relativement homogène provenant d’Afrique du Nord en Amazonie. Toutefois,
c’est entre la fin du esiècle et la Seconde Guerre mondiale, plus précisément
encore dans les années1920, quand les États-Unis et l’Argentine imposent des
quotas très rigoureux à l’entrée sur leur territoire, que l’essentiel des migrations
juives se produit au Brésil. Cette phase migratoire concerne d’abord les colonies
agricoles du sud du pays. Puis, ce sont des migrations urbaines. Le travail en ville
prend souvent la forme de commerce ambulant. Les migrants proviennent alors
d’Europe orientale et occidentale et leur départ est toujours corrélé à la montée de
l’antisémitisme. Enfin, le dernier moment migratoire significatif concerne l’après
Seconde Guerre mondiale. Cette vague est double : elle est composée d’une part
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ÉTUDES
LAffirMAtion dune orthodoxie juive BrésiLienne :
de LA contestAtion à LA déLégitiMAtion des LiBérAux
de rescapés de la Shoah, d’autre part de juifs – parfois apatrides – vivant dans les
pays du bassin méditerranéen et confrontés à la montée brutale du nationalisme
arabe qui font le choix de la migration vers le Brésil plutôt que vers Israël. Cette
grande diversité des parcours confère une tout aussi grande hétérogénéité à la
population juive brésilienne.
Cette population se distingue des autres migrants par le décalage temporel
ainsi que les mobiles de départ. Dans le temps tout d’abord. Alors que la période
des plus fortes migrations vers le Brésil a lieu dans le courant de la décennie
1890-1899 pour 22,4 % des migrants, plus de la moitié (56,6 %) des migrants
juifs arrivent au cours de la période 1920-1939. Concernant les motifs de départ
ensuite. Pour les juifs, contrairement à la plupart des migrants qui s’installent au
Brésil, eux le font avant tout pour des raisons économiques et par la suite leur
immigration devient permanente pour la moitié dentre eux. Lémigration a de
fait des motifs politiques liés à l’antisémitisme (pogroms russes, nazisme, natio-
nalisme arabe)2.
Les juifs constituent enfin un groupe numériquement faible, minoritaire
parmi les autres migrants. Les migrations juives représentent une part infime de
l’ensemble des migrations puisqu’entre 1872 et 1972, sur 5 350 859 immigrants,
seuls 93 231 sont juifs. Cette faible proportion se retrouve aujourd’hui dans la
composition de la société brésilienne. Si l’on prend le chiffre le plus élede
120 000 juifs au Brésil aujourd’hui qui est le chiffre proposé par certaines associa-
tions dont la Conib (Confédération israélite du Brésil), les juifs brésiliens repré-
sentent moins d’un Brésilien pour 1 0003.
Cette grande diversité des parcours et des origines est aujourd’hui encore
perceptible. En effet, à leur arrivée, les migrants juifs de l’époque contempo-
raine ont fondé associations et synagogues respectant les traditions de chaque
groupe. Il existe ainsi au Brésil des synagogues fondées par des Égyptiens, des
Grecs, des Allemands ou d’autres, qui ont formé les noyaux d’autant de kehillot4
2. La période des plus fortes migrations vers le Brésil a lieu dans la décennie 1890-1899 concernant
22,4 % des migrants alors que plus de la moitié (56,6 %) des migrants juifs arrivent pendant la
période 1920-1939. Concernant les motifs de départ, contrairement à la plupart des migrants
qui s’installent au Brésil d’abord pour des raisons économiques avant de devenir une immigration
permanente pour la moitié dentre eux, pour les juifs, l’émigration a des motifs politiques liés à
l’antisémitisme (pogroms russes, nazisme, nationalisme arabe).
3. Selon le recensement de 2000, les Brésiliens constituent une population de 169 872 856 personnes.
Source : IBGE.
4. Bibliquement et traditionnellement, une kehillah correspond à une communauté dans laquelle des
individus juifs étaient regroupés en fonction de leur origine. Ces communautés ou kehillot se
sont mises en place depuis le premier exil. La formation d’une kehillah impliquait l’établissement
d’institutions religieuses, culturelles et politiques qui encadraient la vie des juifs de la communauté.
Lémancipation des juifs en Europe a commencé à remettre en question l’existence des kehillot,
les « frontières » ne s’imposaient plus, l’appartenance communautaire pouvait revêtir de nouvelles
formes et l’organisation une dimension plus globale. Au Brésil, on a assisté à la reformation de
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(communautés) témoignant de la diversité et de la richesse de la diaspora juive
pauliste. L’une de ces kehillot a été organisée autour de la Congregação Israelita
Paulista (CIP), fondée par le rabbin allemand Fritz Pinkuss en 1936. Cette CIP,
dorientation libérale, a longtemps donné le ton en matière religieuse. En effet,
en raison d’une part de l’importance numérique des migrants provenant de cette
région l’essentiel des juifs brésiliens sont originaires d’Europe et majoritai-
rement ashkénazes –, en raison d’autre part de l’antériorité et de lefficacité de
son organisation, en raison encore de la présence renouvelée de rabbins libéraux
souvent charismatiques, la CIP a pu exercer une réelle influence sur le judaïsme
brésilien. Cette domination n’a cependant jamais exclu la création et l’existence
d’autres courants parmi le foyer de diaspora constitué au Brésil. Mais la sensibilité
la plus largement partagée est une forme de judaïsme que l’on pourrait qualifier
de libéral ou tout du moins extrêmement ouvert, tolérant et ayant une tendance à
la sécularisation au fil des années.
Aujourd’hui pourtant, certaines évolutions provoquent des tensions au sein de
la diaspora brésilienne. Parallèlement à la sécularisation de plus en plus marquée
des juifs brésiliens (suivant le modèle allemand incarné par la CIP) et dont la
caractéristique la plus visible est la conclusion de nombreux mariages mixtes ou
exogamiques, on observe lémergence puis l’affirmation d’un modèle concurrent
incarné par un courant orthodoxe exogène au prosélytisme assumé. Ce courant,
s’il inquiète ou dérange une partie de la judaïcité brésilienne, globalement
libérale, rassure aussi certains qui y voient une assurance contre l’assimilation.
Des divisions se font jour et certains libéraux expriment un malaise face à lexi-
gence des orthodoxes et au jugement que ces derniers portent sur eux. En effet, la
revendication de certains orthodoxes de détenir la seule et « véritable » vision du
judaïsme nie la possibilité pour la judaïcité dexprimer sa diversité, elle exclut et
stigmatise de fait les juifs athées, libéraux ou traditionnels.
Faut-il être orthodoxe pour être un « bon juif » au Brésil aujourd’hui ? Tel
est le problème qui se pose au sein de la diaspora et qui soulève de nombreuses
kehillot embrassant l’origine des différents migrants. Mais ces kehillot n’ont jamais fonctionné
seules. Elles se juxtaposaient à un autre réseau, plus global. Par nécessité, et sans doute par facilité,
les organisations communautaires se sont divisées en deux types : les unes concernant l’ensemble
des juifs s’installant ou installés au Brésil (assistance, représentation par exemple), les autres
reproduisant les institutions des pays dorigine (synagogues, organisations de jeunesse, etc.).
Lorganisation communautaire, au sens sociologique du terme, s’est ainsi faite sur la base de
plusieurs kehillot gérant les affaires quotidiennes et d’un réseau d’institutions agissant à niveau
global. Ces kehillot, qui trouvent leur origine dans l’héritage culturel des juifs paulistes, évoluent
aujourd’hui vers de nouvelles formes de communauté fondées cette fois sur des affinités religieuses
et philosophiques. C’est pourquoi il est plus adapté de parler de communautés juives au pluriel les
kehillot – et d’une société juive, issue de la sociation volontaire des individus, à savoir l’organisation
hiérarchique agissant au niveau global. Il y aurait donc, pour reprendre la terminologie de Tönnies,
des communautés juives et une société juive.
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