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Les Soirées-Débats du GREP Comminges
La démocratie
en questions :
illusion ou réalité?
Françoise VALON
Professeur agrégé de philosophie à Toulouse
conférence-débat tenue à Saint-Gaudens
le 19 octobre 2013
GREP-Comminges chez René Dervaux, 3 place du Pré Commun 31260 Montsaunès
05 61 90 60 16
GREP Midi-Pyrénées 5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6 grep-mp.org
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La démocratie en questions :
illusion ou réalité?
Françoise VALON
Professeur agrégé de philosophie à Toulouse
La « démocratie » nous pose aujourd'hui bien des questions.: jamais tant de pays
n'ont été formellement démocratiques, mais jamais il n'y eut tant de méfiance envers
la démocratie.
Certains peuples aspirent passionnément à la démocratie alors que les plus lucides
de ceux qui en disposent manifestent leur désaffection en refusant d'utiliser le seul
droit qui leur reste, celui de voter. La démocratie serait-elle, comme Valéry le dit de la
liberté, « un de ces mots qui ont plus de valeur que de sens »?
Dans un tel contexte, pourquoi parler de la démocratie athénienne antique?
J'évoquerai trois raisons.
D'abord, chaque fois qu'un contexte historique de crise s'est présenté à des penseurs
politiques, ils se sont tournés vers les exemples antiques: Machiavel, Jean Bodin,
Rousseau, Tocqueville, les « pères » de la révolution américaine, les penseurs de la
révolution française, Marx, Hannah Arendt, Simone Weil ont médité les textes
d'Hérodote, de Thucydide, de Platon. d'Aristote.
Ensuite, l'étymologie du mot nous renvoie à l'origine de la chose: Il s'agit du
pouvoir (kratos) du peuple (demos). Cependant « kratos » n'est pas le seul mot grec
qui parle de pouvoir. On pourrait évoquer « dynamis » qui est la puissance, « bia »,
qui est la force, « arche », qui est le principe... De même « demos » n'est pas le seul
mot grec qui parle du peuple. Il y a « genos » qui renvoie au sens biologique,
« ethnos. » qui parle d'origine, de mœurs communes, « plethos »qui signifie la foule,
la multitude, « polus », qui évoque le grand nombre; « ochlos » qu'on traduit par
« populace »...
Le « démos » se définit en se distinguant des « aristoï », les « meilleurs », ceux qui
sont « bien nés »: La « démocratie » est un nom souvent péjoratif. Il apparaît valorisé
pour la première fois chez Hérodote, dans une discussion fameuse entre trois satrapes
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perses qui évoquent trois formes de gouvernement qu'ils comparent: la monarchie,
l'oligarchie, la « démocratie ». Hérodote ne prend pas partie, mais définit la
« démocratie » comme le régime dans lequel c'est le peuple qui « prend les
décisions ». Le « démos », quelle que soit son origine, se constitue en souverain, c'està-dire n'est plus une simple multitude, un simple agglomérat. Le « pouvoir » (Kratos)
lui est effectivement accordé. C'est le peuple qui choisit, qui prend les décisions, qui
formule les lois, qui juge aux tribunaux. Il n'y a pas de séparation des pouvoirs, pas de
personnel politique, pas de partis, pas de « représentants ». Tout régime qui n'ouvre
pas sur des choix, des décisions prises et exécutées par le peuple, ne serait à ce titre
pas une démocratie du tout....
Enfin, parler de démocratie antique nous permettra peut-être de prendre une
distance critique vis-à-vis de ce que nous appelons « démocratie », non pour cultiver
des nostalgies ni pour construire des utopies mais pour nous interroger sur le type
d'organisation de nos sociétés afin d'en indiquer les limites et d'en éviter les
dysfonctionnements éventuels.
Mon exposé comportera trois parties :
1-Les valeurs revendiquées par les démocrates d'Athènes aux V° et IV° siècles
avant J-C, au moment des guerres médiques et de celle du Péloponnèse.
2-La mise en place des institutions typiques de la démocratie par les législateurs
successifs d'Athènes
3-Une comparaison rapide de ces institutions et de leur fonctionnement avec les
nôtres.
Mais au préalable, je voudrais apporter quelques précisions concernant la fiabilité
des sources historiques et l'originalité d'Athènes dans le monde antique,
La fiabilité des sources historiques.
On sait qu'il a existé une assemblée populaire à Chios dès le VI° siècle, mais aucun
texte ne nous explique son fonctionnement. En revanche nous possédons de
nombreux documents à propos de la démocratie athénienne (certains provenant
d'auteurs qui sont critiques vis-à-vis d'elle), depuis des allusions aux assemblées dans
l'Iliade et dans l'Odyssée jusqu'à un bas-relief du IV° siècle av. JC qui nous présente
« Démocratie » sous la forme d'une déesse couronnant Démos.
Les lois de Dracon ont été conservées, ainsi que des fragments des poèmes de
Solon, les récits d'Hérodote et de Thucydide en témoignent amplement, ainsi que les
œuvres d'Aristote (Constitution d'Athènes, découverte au XIX° siècle) et de Platon
(La République, Gorgias, Protagoras, les Lois...)
Nous sont parvenues aussi des tragédies et comédies d'Eschyle, Sophocle, Euripide,
Aristophane, et aussi d'auteurs moins anciens comme Polybe, Plutarque, et même les
pères de l'Eglise...
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L'originalité d'Athènes dans le monde antique.
On sait que des assemblées populaires ont existé de par le monde, chez les anciens
Germains, chez les Cosaques du Don, dans les « villes libres » médiévales, dans les
cités italiennes de la Renaissance, en Afrique chez les Ocellos et sans doute dans
d'autres lieux encore. On parle beaucoup, aujourd'hui, de « démocratie participative ».
Mais dans chacun de ces cas, il s'agit soit d'assemblées de personnes choisies (les
anciens, les chefs, les notables) soit de discussions limitées à la résolution de
problèmes locaux (municipaux, villageois). Aucun document n'atteste, ailleurs que
dans l'Athènes du IV° siècle, l'existence d'une formation politique organisée sur un
territoire de 2.650 km2, où vivaient près de 60.000 citoyens capables à tour de rôle
d'exercer des magistratures tirées au sort et de gagner des victoires militaires (sur des
peuples infiniment plus nombreux et mieux armés qu'eux) au nom de la liberté.
Ce régime a duré deux siècles et produit des chefs d'œuvre architecturaux,
poétiques, scientifiques, philosophiques et théâtraux parmi les plus beaux du monde
occidental.
Dans la discussion fictive entre les trois satrapes perses dont je parlais, racontée par
Hérodote, Otanès est le seul à préférer le régime démocratique parce que, dit-il, « On
ne commande pas et on n'est pas commandé ».
Aux autres tentatives de «démocratie », il manque les principes, les institutions, la
pérennité. Athènes n'est pas la seule à demander « Qui veut prendre la parole? » Mais
elle est la seule à l'institutionnaliser politiquement, c'est-à-dire à donner à cette parole
publique statut de décision immédiate. Ni les Commons anglais où chacun parle
depuis sa place hiérarchique, ni les assemblées spartiates où l'on vote par le cri
(apella) ne ressemblent à ce grand déballage public des affaires de la cité. C'est que
cela ne va pas de soi : deux mille ans plus tard, (le 11 Octobre 1791), Quatremère de
Quincy fut contraint de justifier sa requête d''une organisation en cercle de
l'Assemblée Législative « pour que chacun se voie », et il en justifia la disposition par
le fait qu'ainsi, « chacun doit se modérer car il est vu de tous » évitant la structure
grégaire de la foule : « Un homme qui crie est dans un état forcé et par cela même il
est prêt à entrer en violence...Cette disposition va se communiquer à ceux qui
l'écoutent »...
Quelques données sommaires sur l'Athènes antique.
Quelle est la situation d'Athènes au moment du développement de la démocratie?
(env. 430 av JC...)
Athènes se dit au pluriel parce qu'elle signifie le rassemblement de plusieurs
régions depuis le Synoecisme (rassemblement) mythiquement attribué à Thésée. Astu
(la ville) et Chora (la campagne) sont grandes comme le Grand Duché de
Luxembourg. L'Attique mesure à peu près 2.650 km2. Elle comprend des vallées
(Céphise, Eleusis, Marathon…), des montagnes (le Cithéron, l'Hymette…), quelques
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plaines et côtes. On y trouve peu de pâturages, peu de chevaux, des chèvres, des
moutons, on y cultive un peu de blé, des vignes et des oliviers. Son climat est sec et
chaud l'été, très venteux et humide l'hiver.
On y compte 300.000 habitants d'après Castoriadis, 400.000 d'après Mossé, dont
200.000 hommes adultes et 80 000 esclaves (1 esclave pour trois habitants en ville, au
dire de Castoriadis, mais beaucoup plus dans les mines).
8.000 citoyens (au moins) sont présents à l'assemblée, l'Ecclesia, qui se réunit sur
une colline « la Pnyx », aménagée pour le retentissement de la parole, Le quorum est
de 6.000 citoyens. (« Agora » signifie à la fois le lieu, les hommes et la parole
échangée sur la place du marché.)
On nomme Agon les débats contradictoires, aussi fréquents et passionnés que les
pugilats sportifs.
1-Les valeurs fondatrices.
La liberté de parole.
Les Athéniens pensent que, comme on fait du feu en frottant deux bouts de bois, on
décèle la vérité en frottant des paroles entre elles. La vérité ne vient pas d'une parole
solitaire (« idia phronesis »). C'est pourquoi ceux qui n'usent pas de la parole
publique sont idiotes: solipsistes, « axunetoi »: pas reliés. Le logos en effet est le lien
essentiel des citoyens entre eux, le joug, le « xugos ».
Quand on dit que la vérité est « meson », on ne veut pas dire qu'elle est
« moyenne », consensuelle, mais qu'elle est « au milieu », c'est-à-dire qu'elle
n'appartient à personne.
On peut noter les deux caractéristiques de cette parole: elle est iségoria, c'est-à-dire
ouverte à tous (cf Thucydide), et elle est parrhésia, c'est-à-dire courageuse. (Foucault,
dans une conférence de1982 à Grenoble, traduit parrhésia par « franc-parler »). Ce
« franc-parler » suppose l'absence de crainte. On peut craindre d'être poursuivi, d'être
inquiété, mais aussi d'être moqué, ridiculisé. Ce sont ces craintes qui tuent la liberté
de la parole.
L'égalité des droits entre les citoyens.
Quand on présente la démocratie athénienne, on commence souvent par évoquer
l'isonomia, l'égalité des droits entre les citoyens. Elle consiste dans la possibilité
effective, concrète, absolue, de décider de tout, la guerre et la paix, la politique des
grands travaux, l'alliance avec une cité, l'admission au port du Pirée des bateaux de
commerce phéniciens, l'hygiène publique, jusqu'aux prescriptions concernant la voirie
ou l'organisation des processions, tout cela grâce à « la parole libre dans l'assemblée».
Il semble même que l'héliée (le tribunal) céda peu à peu la place à l'ecclesia
(l'assemblée), et qu'elle se soit occupée aussi des procès, en particulier de tous les
procès publics. C'est pourquoi l'iségoria est la condition de l'isonomia.
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Les valeurs sur lesquelles la démocratie athénienne s'appuyait sont amplement
évoquées dans les textes (par exemple dans l'éloge funèbre prononcé par Périclès et
rapporté par Thucydide dans l'histoire de la guerre du Péloponnèse.)
La liberté (éleuthéria) ne consistait pas à protéger l'individu des incursions de
l'État, ni à « faire ce que l'on veut » jusqu'à la rencontre d'obstacles mis en place par
l'État. (définition de Hobbes). Le citoyen était libre grâce à la cité et en elle. La cité le
défendait contre les ennemis qui la menaçaient. N'importe quel citoyen pouvait
devenir esclave du jour au lendemain si sa cité était vaincue, c'est sa liberté qu'il
défendait en défendant sa cité. Mais la cité n'intervenait absolument pas dans les
affaires privées, et les citoyens tenaient à vivre comme ils l'entendaient.
La liberté politique était si sourcilleuse que les Athéniens inventèrent la procédure
de l'ostracisme, qui consistait à prier très civilement un homme jugé trop
« populaire » de quitter la ville pour dix ans. Ils célébraient comme des héros
nationaux Harmodios et Aristogiton, qui avaient assassiné Hipparque le tyran, fils de
Pisistrate.
L'égalité (isonomia), c'est celle des droits qui sont les mêmes pour tous, riches et
pauvres, puissants ou misérables... Beaucoup de mots qui commencent par « iso »
témoignent de cette exigence d'égalité. L'isegoria, qui permet à tous ceux qui le
désirent de prendre publiquement la parole pour faire des propositions à l'Assemblée,
témoigne de la véritable égalité des citoyens. Personne, dit Périclès, n'irait se moquer
de ceux qui sont timides ou maladroits. C'est cette conviction de l'égale dignité de
chaque citoyen qui justifie le tirage au sort des magistratures. Chaque citoyen avait au
moins une fois dans sa vie siégé au conseil (la boulè) qui préparait l'ordre du jour de
l'Assemblée, ou été chargé d'une mission (magistratures diverses concernant la
surveillance des marchés, le bon ordre des cérémonies, la préparation des vaisseaux
pour la guerre, la réception des ambassades étrangères, etc.). Des commentateurs
actuels s'étonnent qu'un tel fonctionnement ait pu donner d'excellents résultats
pendant deux siècles. Ils soupçonnent des tirages au sort truqués ou des esclaves
particulièrement doués secondant les magistrats... Ces soupçons, que les historiens
démentent, prouvent en réalité combien nous méprisons nos citoyens d'aujourd'hui...
Il est vrai que les citoyens antiques recevaient tous les jours une formation politique
en participant activement à des débats suivis de décisions qu'ils mettaient eux-mêmes
en pratique, en assistant aux tragédies, en discutant en plein air au marché, au port,
dans les boutiques des barbiers...
L'amitié (philia), ce lien entre les citoyens, n'est pas la « fraternité » qui suppose
une mère commune à tous les frères, mère qui est en général la terre ou la patrie, mais
le choix spécifique de ceux à qui on lie son sort par volonté. On ne choisit pas son
frère, on choisit son ami. L'élection de l'ami est essentielle à la sensibilité grecque. Je
ne parle pas spécialement d'homosexualité. On pourrait voir une métaphore de cette
amitié dans la formation de la phalange des hoplites qui sont les citoyens en armes,
porteurs chacun d'un bouclier qui protège le flanc gauche du voisin.
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L'autochtonie n'est pas une valeur athénienne. Quand les tyrans occupèrent
l'Acropole, la poignée de citoyen réunis à Samos déclara: « Nous sommes Athènes ».
De même quand Thémistocle conseilla aux Athéniens de quitter la ville au moment de
l'attaque perse, il leur dit: « Athènes est sous vos semelles où que vous alliez. »
2-Une rapide histoire des institutions de la démocratie athénienne
antique
La démocratie n'est pas tombée du ciel toute achevée au V° siècle avant JésusChrist. Elle a été inventée et façonnée en partie par de grands législateurs et hommes
politiques dont nous pouvons évoquer quelques figures:
En 621 avant JC, Dracon mit fin aux vengeances privées. A partir de là, celui qui
tue un citoyen atteint la cité elle-même : l'homicide est puni par la mort (c'est une
punition draconienne!). Le procès est introduit par l'Archonte, le verdict rendu par 51
éphètes. Mais les lois sont encore celles de la naissance, régies par les grandes
familles (Eupatrides)
En 594 avant JC, Solon imposa la Seisachtéia (levée du fardeau) c'est-à-dire la
suppression de l'esclavage pour dettes. Jusque là, les hectémores devaient 1/6 de leur
récolte aux propriétaires terriens et ceux qui ne pouvaient s'en acquitter devenaient
des esclaves agricoles. Cette réforme permit d'arracher toutes les horoï (bornes
hypothécaires portant le nom du propriétaire et la somme due). La plupart des
citoyens devinrent des paysans indépendants qui cultivaient de 10 à 20 hectares. A
partir de cette levée de dettes, la cité s'enrichit notablement, développant la culture
des vignes, des oliviers, du blé. Beaucoup d'artisans furent attirés et la céramique (à
figures noires) se développa, ouvrant un marché pour l'exportation. On construisit des
bateaux pour le commerce et pour la guerre (trières).
Solon abolit aussi le droit de vie et de mort du père sur ses enfants, la vente des
filles. Il introduisit de grandes fêtes publiques (les Panathénées). Il réduisit à 400 les
membres de l'Aréopage, représentant les grandes familles, et institua l'assemblée du
peuple (Ecclésia) pour élire les magistrats. Il inaugura l'Héliée, le tribunal du peuple,
dont les jurés furent tirés au sort, assurant le droit de défense et d'accusation pour tous
les citoyens, selon un système rigoureux et complexe.
Cependant les citoyens restaient classés selon leur fortune en 4 classes :
- Les Pentacosiomédimnoi, pouvant produire 500 médimnes de blé, d'orge, de vin
ou d'olives par an (1 médimne=50 litres) et qui paieront les dépenses militaires
- Les Hippeis, ayant la capacité financière d'entretenir un cheval (ils serviront dans
la cavalerie)
- Les Zeugites, pouvant entretenir un attelage de bœufs (ils fourniront les hoplites)
- Les Thètes n'ayant rien, louent leurs bras (ils seront rameurs sur les trières)
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On peut remarquer que ce classement regroupe à la fois des catégories militaires et
des catégories économiques, et que la fortune se mesure en « production », pas en
« capital ».
Mais les diacriens (habitants de la montagne), les péliens (habitants de la plaine) les
paraliens (habitants de la côte), ont des intérêts opposés. Les uns (la côte) se
regroupent derrière Mégaclès et les autres (la plaine) derrière Lycurgue. On voit alors
se développer une stasis, une guerre civile, qui fournira argument pour tous ceux
auxquels la démocratie répugne. (Par exemple James Madison, un des pères
fondateurs de la République américaine, déclare: « Les démocraties ont toujours
offert le spectacle de troubles et de disputes. Elles se sont toujours avérées
incompatibles avec la sécurité des personnes et le droit de propriété. Elles ont connu
en général une vie aussi courte que leur mort fut violente »). Ce n'est cependant pas
par violence mais par ruse que Pisistrate, prétendant rétablir la paix civile, obtint le
pouvoir..
Pisistrate imposa une dîme d'État sur les récoltes (eisphora) grâce à laquelle il fit
frapper les premières pièces marquées d'une chouette, et attira à Athènes de nombreux
étrangers (métèques). Des navires furent équipés pour sécuriser le commerce (lutte
contre les pirates) On consolida les ports. On construisit sur l'Agora la fontaine aux
neuf bouches, l'autel aux douze dieux.
En 514, à la mort de Pisistrate, ses deux fils, Hippias et Hipparque firent régner la
tyrannie. Deux jeunes gens, Harmodios et Aristogiton, tentèrent un assassinat qui fut
célébré depuis comme la geste héroïque de la liberté. (C'est d'eux que se
revendiquèrent Manolis Glezios et son ami, qui arrachèrent en 1943 le drapeau nazi
flottant sur l'Acropole). Cependant ce fut paradoxalement grâce aux Spartiates (qui
vivaient en oligarchie) que la tyrannie fut renversée à Athènes. Ils soutenaient
l'ambition d'Isagoras, opposé à Clisthène. Ce dernier l'emporta en attirant le démos
dans son «hétairie» (c'est à dire dans son « camp »), et l'on chassa les Spartiates pour
rétablir la démocratie… (le récit d'Hérodote est moins héroïque...)
En 508, Clisthène institua les plus grandes réformes de l'histoire antique de la
démocratie:
L'ensemble du corps civique fut réparti en 10 tribus (philaï). Chacune des 10 tribus
comptait trois trittyes (regroupements) qui correspondaient aux trois zones de
l'Attique : la ville (Asty), la campagne (Mésogée), la côte (Paralia). Ainsi, les intérêts
particuliers de chacune de ces zones ne seront plus déterminants mais remplacés par
l'intérêt commun de la cité.
Chaque citoyen appartient à un « dème » (quartier, village) -dont viendra le mot
« démos » (peuple)- et chaque enfant est enregistré comme citoyen quand il est
présenté au dème par son père. Le dème tire au sort un démotes. qui ne le
« représente » pas, mais parle en son nom pour une durée limitée, parfois un jour,
parfois quelques jours, mais jamais plus. Les magistrats, eux seront tirés au sort pour
une période d'un an, non renouvelable.
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En revanche, c'est par élection (majorité simple) qu'on choisit un stratège par tribu.
Le collège des dix stratèges comprend les seuls magistrats à pouvoir être réélus, tous
les autres mandats fonctionnant par rotation.
Cette réforme casse les solidarités géographiques en mêlant les citoyens, élargit le
corps civique en octroyant la citoyenneté à des étrangers, à des métèques et même à
de rares esclaves. (Cléophon en 406, Hypéride en 339 proposèrent d'accorder la
liberté à tous les esclaves qui s'étaient engagés pour combattre aux Arginuses ou
contre Philippe, mais ils ne furent pas entendus... Il en fut de même pour le partage
des terres, toujours promis, jamais accordé... sauf dans certains protectorats:
clérouquies.)
L'assemblée, l'Ecclésia, dispose des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires.
Elle peut juger même les stratèges, comme elle le fera pour Miltiade après la défaite
de Paros, ou Thémistocle pour trahison. Elle n'élit pas de représentant. Elle vote des
décisions qui sont immédiatement mises en œuvre par les votants. Le vote se fait à
mains levées pour les décisions politiques, à bulletins secrets pour les procès ou pour
le vote d'ostracisme.
La boulé prépare l'ordre du jour des assemblées et rédige le compte rendu. Elle est
constituée de 500 citoyens tirés au sort, 50 par tribu, qui sont appelés bouleutes. Ceux
qui à tour de rôle assurent une permanence toute l'année sont appelés prytanes. Ils
recueillent les propositions du démos, préparent les projets, vérifient les mandats.
Il y a en tout 700 magistrats (tirés au sort parmi les volontaires) qui s'occupent des
finances, des échanges commerciaux, des rites religieux, des équipements des
bateaux, de la voirie, des distributions de vivres, de l'organisation des fêtes, des
sacrifices et des concours de tragédies.
Seuls les trésoriers, les fontainiers et les stratèges sont élus, les stratèges parce que
leur compétence technique est requise, les trésoriers parce qu'ils doivent avoir assez
de fortune pour assurer celle de la cité sur la leur, les fontainiers parce que la ville ne
doit jamais manquer d'eau.
La docimasie vérifie que les élus sont des citoyens « véritables et honnêtes »,
l'euthymie exige que chacun rende des comptes à la fin de son mandat. Les volontaire
savent donc les risques encourus si leur gestion était douteuse...
De plus Clisthène réforme le calendrier, fondé sur l'année solaire, impose le
système décimal pour les mesures et les échanges, fonde des associations culturelles
basées sur les dix tribus.
Contre le retour de la tyrannie, il instaure l'Ostracisme, qui est un double vote
excluant de la cité un citoyen trop « populaire », jugé par là dangereux pour la
démocratie. Exilé pour 10 ans, il ne perd ni ses biens ni son titre de citoyen, et peut
revenir sans difficulté au bout des dix ans (parfois ramenées à 5). Quand Miltiade
permit la victoire de Marathon (490), il fut porté en triomphe, mais quand il perdit la
bataille suivante par impréparation, il fut ostracisé.
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Contre l'ignorance du peuple, il institue les repas en commun (sissities), la
responsabilité et la collégialité des charges. Il favorise les discussions publiques,
l'assistance aux tragédies. Furent crées les Dionysies urbaines, qui sont de grands
concours de tragédies, deux fois l'an.
On peut dire qu'avec Clisthène, la démocratie est achevée. On a comparé le
bouleversement instauré par ses institutions à celui qu'a apporté la Révolution
française: nouvelles circonscriptions (les 83 départements au lieu des « provinces »
d'ancien régime), nouvelle religion, nouveau calendrier, système décimal imposé... et
on a comparé les victoires révolutionnaires à celles remportées sur les Perses (En 506,
la première victoire sur les Perses est attribuée par Hérodote au régime démocratique :
« Quand ils étaient soumis à un roi, les Grecs perdaient les batailles, mais lorsqu'ils
furent libres, il les gagnèrent parce que chacun luttait pour la liberté ».)
Les guerres médiques n'apportèrent pas de grands changements à cette constitution.
Même en temps de guerre, l'assemblée continua de fonctionner et les magistrats de
remplir leur rôle.
On voit à quel point la démocratie de Clisthène a réussi quand on considère ce que
la liberté institutionnelle rendait possible : Périclès pouvait à la fois avoir été chorège
(c'est-à-dire organisateur de théâtre) en 499 pour la pièce de Phrynicos (la prise de
Milet) qui racontait les horreurs de la guerre, et être élu stratège pour organiser la
guerre en 495... Thémistocle pouvait transformer les paroles de la Pythie qui disait :
« Malheureuse Salamine » en « Glorieuse Salamine » pour ne pas démoraliser ses
concitoyens auxquels l'oracle conseillait des remparts de bois....Thémistocle
interpréta en effet rempart (Teiko) comme bateau (Toikos), et il envoya un traître
annoncer à Xerxès, le roi des Perses, que les Grecs se réfugiaient à Salamine,
« ruisselants de sueur. » (Hérodote) Les Perses se précipitèrent, et furent taillés en
pièces par les petits bateaux athéniens dans la rade de Salamine trop étroite pour les
navires perses qui ne pouvaient pas y manœuvrer. Ce fut la victoire du petit peuple,
les thètes, qui fournissaient les charpentiers et les rameurs.
Périclès institua les indemnités d'assistance aux assemblées (mistos) pour permettre
aux thètes de participer plus activement aux débats politiques et juridiques, et
d'assister aux représentations tragiques : la guerre et les jeux, le théâtre et le danger...
Même en temps de guerre, il y eut toujours à Athènes des assemblées pour en décider
et des tragédies pour le déplorer. Juste après la victoire de Salamine, Eschyle fit jouer
« les Perses », qui montre cruellement, aux yeux de tous, quel est le sort des vaincus.
Si la gloire n'est pas un titre à gouverner, la victoire n'est pas une raison pour
mépriser.
La démocratie athénienne vit des institutions qu'elle s'est données : tirage au sort
contre l'orgueil des « élus », ostracisme contre le charisme des démagogues,
possibilité de changer la loi (graphè paranomon) pour corriger l'aveuglement du
peuple et son emportement. Cependant cela n'a pas suffi à la garantir contre l'Ubris
(l'outrecuidance) de sa politique extérieure, imposant son hégémonie sous prétexte
d'apporter la liberté : la ligue de Délos (association de défense sous direction
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athénienne) fut crée en 477, mais la révolte éclata à Naxos dès 470. La contribution à
cette ligue devint de plus en plus pesante aux « alliés » (le trésor de la ligue sera
transféré à Athènes par Périclès et permettra l'édification du Parthénon). Les alliés n'y
voyaient plus une politique défensive pour eux... Instrumentalisés par Sparte au
moment de la guerre du Péloponnèse, ils se révoltèrent les uns après les autres. Ce
furent également les Spartiates qui réussirent par deux fois à déclencher une stasis,
guerre civile dont les démocrates triomphèrent par deux fois, chaque fois en moins
d'un an. Les coups d'État oligarchiques, la peste à Athènes et la mort de Périclès.
l'expédition calamiteuse de Sicile ne réussirent pas à vaincre la démocratie.
En 404, à la faveur d'un séisme, les ilotes (esclaves) se révoltèrent à Sparte. Cimon,
un stratège athénien du parti oligarchique, se rendit sur place pour aider à la
répression. Pendant ce temps à Athènes, Ephialte profita de son absence pour mettre
en œuvre la dernière réforme essentielle de la démocratie Athénienne : il donna à
l'héliée les prérogatives de l'Aréopage qui ne conserva plus que la juridiction des
crimes de sang. Ayant ruiné les dernières prérogatives des grandes familles, Il fut
bientôt assassiné (mais c'est le seul assassinat politique de l'histoire de la démocratie
athénienne). Ensuite, la démocratie continuera de fonctionner à Athènes, à travers
l'occupation de Philippe puis d'Alexandre, jusqu'à l'occupation Romaine.
En bref, Athènes peut être considérée à bon droit comme le meilleur exemple d'un
État important gouverné pendant 2 siècles selon la démocratie directe dont nous ayons
des témoignages fiables. On objecte parfois que seule la taille réduite d'un tel système
l'a rendu possible, et il est vrai qu'il s'agissait d'une « société de face à face », où tout
le monde se connaissait de près ou de loin, où l'on vivait beaucoup dehors, sur la
place du marché, et où les discussions étaient nombreuses et passionnées. Que cela
soit ou non de nouveau possible aujourd'hui grâce aux outils modernes (techniques
d'internet par exemple) ne doit pas nous faire occulter la question de savoir si la
démocratie est souhaitable. Nombre de ses contemporains en doutaient.
Que reprochaient les contemporains à la démocratie grecque?
Pour Aristote, elle est le moins pire des mauvais régimes. (C'est un régime
despotique parce qu'il ne s'intéresse qu'aux plus défavorisés). Les bons régimes
reposent sur la loi, et c'est la monarchie qui, dans ce cas, l'emporte. Quand la loi fait
défaut, la démocratie a l'avantage de compenser les errances par le poids du nombre,
qui les érode. Les fautes des uns sont balancées par celles des autres, qui vont en sens
inverse... mais l'ensemble reste fautif... L'aveuglement populaire a comme pendant
l'incompétence des magistrats.
Pour Platon, la démocratie serait possible pour des « philosophes-rois », c'est à dire
non pas, comme on a cru, des tyrans bienveillants, des monarques éclairés, mais pour
des citoyens-philosophes (et non pas des dieux, comme le croit Rousseau). Cela lui
semblait possible puisque la vocation de la philosophie est d'être comprise par tous.
Faute de quoi Platon comme Aristote dénoncent les démagogues, les rhéteurs et les
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sophistes qui accaparent la parole publique, font voter les lois qui leur conviennent,
entraînent la cité dans des aventures et font condamner des innocents comme Socrate
sous de faux prétextes...
Les critiques les plus acerbes sont celles d'un auteur anonyme nommé « le vieil
Oligarque », qui considère la versatilité du peuple, la rapacité des magistrats et les
excès de la démagogie comme corrélées, et celles d'Aristophane, l'auteur de
comédies, qui montre dans « les Acharniens » (représenté en 425) le citoyen
Dikaiopolis attendant en vain les prytanes, occupés depuis le matin à jacasser sur
l'Agora avec le peuple, ou dans « les Cavaliers » le personnage appelé Démos
contestant au marchand de boudin la capacité à gouverner parce qu'il sait un peu lire
alors qu'il faut être tout à fait inculte pour avoir des chances de faire une carrière
politique... Le fonctionnement démocratique privilégie oi polloi, les plus nombreux,
donc les plus pauvres, les moins capables. Critias critique Théramène, qui aurait
voulu instituer ce qui semblait les pires excès de la démocratie « Sa vraie démocratie
voudrait que les esclaves et ceux qui vendraient leur patrie pour une drachme
participent au pouvoir ». En radicalisant ainsi la démocratie, il mérita la cigüe (les
Athéniens ne pratiquaient pas de mise à mort publique).
Comme plus tard Jacqueline de Romilly, Tucydide, Isocrate, Aristote, Plutarque
prônent « le juste milieu ». Il faut que le gouvernement, affirme Isocrate, soit exercé
par les magistrats, non par le peuple. Qu'on élise les gens « compétents »,
« convenables », qui ont du loisir et des moyens, comme était composé l'Aréopage.
On peut laisser au peuple le rôle d'approbation. Pour Aristote, le meilleur régime (la
politeia) est un mélange d'oligarchie et de démocratie.
Jacqueline de Romilly conclut: « Le remède trouvé à l'incompétence populaire est
une synthèse qui, par délégation de pouvoirs, tend à se rapprocher de nos démocraties
indirectes ». Cependant un régime d'élection des « meilleurs » ne mènerait-il pas
nécessairement à l'oligarchie par cette « loi d'airain » qui veut qu'un groupe restreint
(même désigné démocratiquement) produise des professionnels de la manipulation, au
détriment de la masse aussi bien que des meilleurs?
3-Comparaison sommaire entre la démocratie athénienne antique et
nos démocraties actuelles.
Pouvons-nous tenter une comparaison entre la démocratie athénienne antique et nos
démocraties actuelles?
1. La liberté est à Athènes une conquête, une fierté. Elle signifie « être capable
de... ». Elle s'exerce avec et dans la cité, qui seule garantit les libertés privées. Elle est
un risque, celui de « l'ouverture au possible ».
La liberté des modernes est un concept négatif depuis Hobbes. Elle se limite à
permettre ce qui n'est pas interdit par la loi. Elle n'est assurée pour l'individu que dans
la limite de sa vie privée, l'État se contentant d'un rôle de « veilleur de nuit » pour la
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sécurité des biens et des personnes. La liberté se heurte à « l'incontournable » de
l' économie, de l'histoire, de « la société »....
Dans la démocratie grecque, il est toujours possible de refuser le pouvoir en place
en s'exilant: « Toute la terre et toute la mer sont ouvertes à notre effort » dit le
deuxième chœur d'Antigone. L'exil peut être contraint (ostracisme), mais il peut aussi
être volontaire: les clérouques sont des citoyens qui partent volontairement créer une
nouvelle cité dans un territoire vide ou qui a été saccagé par l'ennemi. (Il ne s'agit pas
d'une « colonie » qui serait imposée à des peuples « conquis », à l'inverse de ce que
faisaient les Spartiates).
Aujourd'hui, quel « territoire » vierge resterait disponible? La terre est devenue
« toute petite » dira Nietzsche et le « dernier homme y sautille comme un pou...».
D'autre part on ne peut refuser le pouvoir en place puisqu'il se justifie d'avoir été
« élu ».
Les anciens Grecs, dit Benjamin Constant («De la liberté des anciens comparée à
celle des modernes ») agissent par impulsion et par passion, privilégient la guerre,
exigent la participation politique de tous pour prendre des décisions qu'ils mettent en
œuvre dans l'instant, pratiquent l'esclavage collectif. Les modernes agissent par calcul
et par intérêt, se contentent de l'apathie politique, privilégient le commerce, exigent la
jouissance consumériste, acceptent que leurs décisions soient différées ou contredites,
privilégient la liberté individuelle.
Un activisme politique, un sentiment d'urgence animait les citoyens athéniens, la
culture du « consensus » donne à nos concitoyens un sentiment d'impuissance.
L'enthousiasme citoyen, le souci de la justice ont cédé devant la fin des
« idéologies », et laissé place à la démagogie électoraliste.
2. L'égalité, dans la démocratie grecque, signifie une égale possibilité effective de
participer au pouvoir pour les seuls citoyens. (les femmes, les métèques, les esclaves
ne peuvent pas voter les décisions populaires). Les citoyens sont défrayés de leur
participation politique. La distance entre les fortunes n'excède jamais 1 à 5.
Dans nos démocraties, dont les étrangers sont exclus également, l'activité politique
se limite aux élections. L'inégalité du pouvoir économique est immédiatement
traduisible en pouvoir politique (les femmes, par exemple, qui ont accédé aux droits
politiques, continuent souvent à être traitées comme des citoyens passifs)
A Athènes, pas de secret-défense, pas de huis-clos. Les mesures adoptées sont
publiques, placardées et conservées dans le « Metroon » (centre d'archives publiques)
pour être à tout moment consultées. Chez les modernes, une bureaucratie nombreuse
concentre et filtre les données jugées trop « complexes » pour être comprises de tous.
Le moment venu, on met les citoyens devant le fait accompli. Au mieux, on pratique
une « pédagogie » d'arrière-garde...
A Athènes, tous les citoyens possèdent la « politikè technè », c'est-à-dire l'aptitude à
gouverner comme à être gouvernés. Nous vivons sous l'autorité des « experts ». La
classe politique est justifiée par sa « compétence », jugée supérieure.
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Sur le plan du travail, les Athéniens sont inégaux. On parle souvent du sort atroce
des esclaves travaillant dans les mines. (Mais un citoyen pouvait y être réduit si sa
cité était conquise, ce fut le cas de certains Athéniens lors de la victoire des
Spartiates.) On nous a dit que les esclaves travaillaient pour des citoyens oisifs, mais
de récentes recherches montrent qu'au contraire, les citoyens travaillaient, et souvent
avec leurs esclaves. Par exemple on a trouvé un contrat de travail qui rémunère à
égalité un marbrier et son esclave sur le chantier du Parthénon. Un citoyen peut être
artisan, cultivateur, éleveur ou marinier. Seuls les marchands sont presque toujours
des métèques. Les banquiers qui prètaient de l'argent pour le commerce maritime
étaient souvent des esclaves enrichis. Le plus grand banquier, Phasion, était un
esclave...
La Grèce ancienne dévalorise philosophiquement le travail, mais tout le monde
travaille. La société moderne valorise le travail mais beaucoup en manquent...Le
travail antique nécessite des compétences spécifiques, complémentaires, qui tissent un
lien social. Le travail moderne s'intitule « emploi. ». Il inaugure une concurrence
entre les travailleurs. Ils sont déplaçables, remplaçables. Sur le marché du travail, ils
sont non pas « égaux », mais « équivalents ». Leur valeur se mesure à l'aune de cet
équivalent général qu'est l'argent, de ce qu'ils « coûtent ».
3. L'amitié et la citoyenneté.
Dans la démocratie grecque, « un citoyen qui ne s'occupe pas de politique est un
citoyen inutile » selon Périclès cité par Thucydide. Dans la démocratie née aux
Amériques, le « matérialisme» de nos concitoyens a installé le « despotisme doux »
du confort et de la consommation, réfugié dans la vie privée des individus indifférents
les uns aux autres. Le « citoyen honnête » se désintéresse de la vie politique et perd
tout sens de la passion commune. (Tocqueville, L'ancien régime et la révolution)
Dans nos villes, la méfiance est le signe du réalisme : les Athéniens ne fermaient
pas leurs maisons.
Dans la démocratie athénienne le « peuple » est valorisé (les hoplites comme les
thètes ont gagné des victoires prestigieuses). Les stratèges et les magistrats sont
admirés et respectés. Dans nos démocraties, les élites partagent un mépris affiché
pour le « peuple » auquel il faut « expliquer » qu'il n'a pas compris les décisions qu'il
conteste.(traité constitutionnel européen en 2005, réforme des retraites etc.) Un
mépris inversé s'exerce de la part du « peuple » envers la classe politique, jugée
corrompue et carriériste.
4-L'éducation
Chez nous, l'école est obligatoire. On y enseigne l'instruction civique, mais il est
mal vu d'y parler politique. Pour nous, l'éducation finit avec la jeunesse. Les
Athéniens pensent qu'on s'éduque toute se vie. L'Agora (le marché), la boutique du
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barbier, la place publique, le théâtre où sont admis les femmes et les esclaves, sont
considérés comme des lieux majeurs de « formation politique » pour les citoyens.
Nous disposons de « médias » pratiquant la désinformation, le matraquage, le
conditionnement idéologique. Nous y voyons des moyens de « divertissement ». Les
anciens Athéniens allaient au théâtre voir des tragédies dont ils étaient capables de
comparer et de juger la teneur poétique aussi bien que les enjeux politiques. La terreur
et la pitié les bouleversaient. Nous avons perdu le sentiment tragique. Nous avons des
« opinions » qui ne valent que lors des « sondages ».
5-Le politique
Le citoyen grec vote chaque loi. Le citoyen contemporain vote pour qui fera les lois
à sa place.
Nous ne parlons politique que par un « mimétisme » qui nous fait critiquer ou
apprécier les « gouvernants » par identification. C'est que le pouvoir chez nous repose
sur la « représentativité ». Ce concept a été inventé par Hobbes sur le modèle du
théâtre de Shakespeare : l' « author » est le peuple, l' « actor » est le gouvernement.
Mais l'acteur, un fois sur la scène politique, peut n'être pas fidèle à l'auteur ! Ceux que
nous avons « élus » sont censés faire mieux que nous ne ferions « à leur place ». Nous
ne pouvons plus que nous identifier à eux, en bien ou en mal.
Dans la démocratie athénienne, le citoyen tiré au sort doit remplir une mission
précise dans un temps court, déterminé par la nature de sa mission. Il doit ensuite
rendre personnellement des comptes de son succès ou de son échec. Nos
« représentants » sont élus pour de nombreuses années, au moins pour cinq
ans...Certains disposent de l'immunité...
La non-séparation des pouvoirs (exécutif, judiciaire, législatif) comme la nonséparation des gouvernants et des gouvernés entraîne une responsabilité terrible.
L'individu moderne sait qu'il n'a pas de part directe à la politique sauf dans la
dimension du semblant (il ne peut que raconter des anecdotes concernant le personnel
politique, apprécier des stratégies électorales)
Le juste et l'injuste sont les critères du jugement pour les actions comme pour les
hommes politiques de l'Athènes classique. Les « valeurs politiques » sont pour nous
l'efficacité, la rentabilité, le cynisme.
Les Athéniens pratiquèrent une politique impérialiste et spectaculaire, les modernes
une exploitation mondiale, rampante et radicale.
6-L'argent
Le citoyen athénien ne paie pas d'impôt; S'il est riche, il participe aux « liturgies »,
c'est-à-dire aux dépenses collectives (armement des trières, construction de
monuments, organisation des concours de théâtre, de jeux, de fêtes) pour sa propre
gloire. S'il est pauvre, il reçoit une rétribution pour sa participation politique.
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Le citoyen moderne paie des impôts. S'il est riche, il tente de placer son argent là où
l'on en paie moins. S'il est « défavorisé », il reçoit l'aide sociale, publique ou privée.
Cette aide concerne ses « besoins primaires », pas son activité politique.
La démocratie athénienne affiche son mépris de l'argent. L'« agon » (le débat
politique) prime toute rivalité marchande. Par exemple le décret interdisant une autre
monnaie d'échange que la chouette athénienne est un avantage politique, mais pas
fiscal ni commercial.
L'homme athénien ne s'exprime pas en termes de profits, mais de puissance. Il n'y a
pas d' « investissements » en Grèce antique (peut-être une des causes de sa non
industrialisation?) par mépris de la thésaurisation (« chrématistique »).
Chez nos contemporains, le dogme monétaire a fait de l'argent le soubassement des
rapports sociaux et de la construction de l'identité personnelle. Au cœur de toute
motivation on trouve le calcul coûts-avantages. Les motivations antiques sont
essentiellement la gloire et la fierté.
7-Autres différences (liste non limitative)
Le citoyen athénien prend les armes et défend sa patrie en combat rapproché, les
États modernes utilisent des « armées de métier ». On peut même faire la guerre à
distance (avec des drones...)
Le monde antique grec est celui de la science, où l'on cherche le pourquoi des
phénomènes, avec le plus de connaissances possibles (astronomie, géométrie,
zoologie, histoire, philosophie)
Le monde contemporain est celui de la techno-science, où l'on cherche comment
agir avec le plus de puissance possible (vitesse, énergie, quantités, efficacité).
Le monde antique grec est un monde de la parole et de la présence, le monde
d'aujourd'hui celui de l'écrit, des flux, du virtuel.
Le monde antique a pour socle l'harmonie du Kosmos, dont la cité doit s'inspirer.
Notre monde est celui du désir. Le désir signifie l'absence de constellation. Notre
monde est dé-sidéré, désaxé.
En guise de conclusion : Qu'en pensent les penseurs aujourd'hui?
Castoriadis prend acte de ce manque de fondement pour y voir la spécificité de la
démocratie d'aujourd'hui, sa grandeur et son risque. La démocratie n'a pas de « titre »
à faire valoir pour fonder son autorité. Elle ne repose ni sur l'ordre du monde, ni sur
l'aura de quelque chef, ni sur la « loi naturelle » qui ferait des hommes de pacifiques
concitoyens. Elle se réinvente à chaque moment de son histoire, et il dépend de
chacun qu'elle soit une démocratie « insurgente », une démocratie vibrante et
insoumise.
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C'est aussi le point de vue de Claude Lefort qui reprend les appels de La Boétie
contre la « servitude volontaire. » engendrée par le mensonge démocratique, celui de
se prétendre autorisé dans son principe.
D'après Rancière, « l'élection n'est pas la démocratie ». Dès son origine historique
« la représentation est le contraire de la démocratie. La démocratie est fondée sur
l'idée d'une compétence égale de tous. Son mode normal de désignation est le tirage
au sort tel qu'il se pratiquait à Athènes, afin d'empêcher l'accaparement du pouvoir par
ceux qui le désirent. La représentation, elle, est un principe oligarchique : ceux qui
sont ainsi associés au pouvoir représentent, non pas une population, mais le statut ou
la compétence qui fondent leur autorité sur cette population : la naissance, la richesse,
le savoir». Disposant des « titres » à gouverner, ils exercent le pouvoir dans un « État
de droit oligarchique ».
Jean-Claude Milner va plus loin. Notre démocratie n'est pas un État de droit,
mais seulement une société dans laquelle la notion même de « pouvoir » s'est perdue.
Les gouvernants prétendent ne décider de rien. L'ordre des choses remplace la
décision politique. L'ordre des choses peut être « le remboursement de la dette », mais
ce peut-être aussi la démographie, la concurrence internationale des marchés, etc. Le
« gouvernement des choses » prive les « êtres parlants » de toute « parole ».
C'est le monde généralisé de la puissance affirmée, mais aussi le monde généralisé
de l'impuissance avérée.
Débat
Animateur GREP - Je pense qu'on aurait tous aimé avoir des professeurs de
philosophie capables de nous passionner comme vous avez su le faire aujourd’hui.
Maintenant, à partir de cette analyse des origines de la démocratie, où on a pu
reconnaître quelques traits qui nous ont fait penser à des choses contemporaines, soit
pour regretter que çà n'existe plus, soit pour se dire que çà existait déjà et que ce n'est
pas non plus l'idéal, on va maintenant pouvoir parler un peu plus d'aujourd'hui et de
ce qu'est devenue cette démocratie, et la parole est donc aux participants.
Françoise Valon - Quand le peuple était rassemblé, le Héraut disait : « Qui veut
prendre la parole ?», et il ajoutait : « En étant utile à sa cité ». Ce qu'il voulait dire par
là, c'était : « pas de fausse honte ». C'est-à-dire que ce qui est dit est utile au
fonctionnement global, parce que, peut-être, la question que vous avez à poser,
d'autres l'ont aussi, qui ne vont pas oser la dire. Donc vous leur rendez service en le
faisant.
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Un participant - Merci pour un exposé extrêmement agréable. La première
question qui me vient est la suivante : on a l'impression que la démocratie se crée
lentement, par l'expérience, on n'a pas de théorie à priori, on la découvre en la vivant.
L'idée que nous en avons, c'est que tout se fait de manière très ouverte et très flexible,
très respectueuse de tous, mais ce n'est pas très vrai quand on vous écoute. Par
exemple, la fameuse loi de Clisthène, qui décide de regrouper des zones qui n'ont rien
à voir les unes avec les autres de manière à éviter toute prééminence d'un intérêt par
rapport aux autres : ça veut dire qu'il y a eu des gens qui ont dû déménager, qu'on a dû
complètement les rayer de la carte... Donc il y a eu des gestes de grande autorité.
Quand, par exemple, quelqu'un qui se lève et dit : « Qui veut prendre la parole, et qu'il
le fasse pour le bien commun », çà veut dire que celui-là, c'est déjà le petit chef, il a
déjà pris le pouvoir sur les autres. Donc, il me semble que, derrière l'image que vous
donnez d'un système extrêmement ouvert, cela ne peut se construire que par une
succession de petits pouvoirs qui s'instaurent et qui se déclarent. Comment étaient-ils
promus ?
Françoise Valon - Ce n'est pas du tout un déplacement de populations, c'est un
regroupement administratif : il n'a pas du tout été question de déplacer des
populations pour qu'elles constituent un dème commun avec des gens de la côte et
d'ailleurs, non ! C'est un regroupement administratif, c'est-à-dire qu'ils continuent à
habiter chez eux, mais, administrativement, ils votent ensemble. Or les distances
étaient au maximum de 40 km (de Marathon à Athènes). Ils allaient peut-être voter à
tour de rôle dans un des endroits regroupés administrativement. Mais en fait, cette
réforme, si elle a été instituée par Clisthène, a été mise en place par Ephialte, un peu
contre son gré. Je vais vous raconter comment ça s'est passé, et pourquoi c'est
paradoxalement grâce à Sparte que ces lois furent votées!
A cette époque, les esclaves de Sparte, qui s'appellent les Ilotes, sont traités de
façon absolument épouvantable. Par exemple, pour qu'un jeune Spartiate puisse avoir
son adoubement, il doit avoir, en cachette, tué un ilote (parce que c'est un esclave, çà
ne vaut rien). Il faut donc faire une chasse à l'homme, pour prouver qu'on est
quelqu'un de valeureux ; çà, c'est Sparte, ce n'est pas une démocratie, il y a deux
rois...... Un jour, à Sparte, il y a un petit tremblement de terre, et les esclaves en
profitent pour se révolter : c'est la seule grande révolte d'esclaves qu'on connaisse, (il
n'y a jamais eu de révoltes d'esclaves à Athènes). Ces esclaves se réfugient dans la
montagne à Ithône, et là, ils tiennent leur position, à tel point que les Spartiates leur
font un siège de dix ans sans réussir à les déloger. Or Sparte ne peut pas vivre sans
esclaves. A Athènes, il y a énormément d'artisans, de cultivateurs, qui ne sont pas
esclaves, tandis qu'à Sparte, non : les Spartiates ne travaillent pas, et ceux qui leur
produisent de quoi vivre sont les ilotes. Les Spartiates ne peuvent pas vivre sans
esclaves, et il faut absolument qu'ils viennent à bout de cette révolte. Alors, ils vont
chercher des alliés à Athènes. Ils disent : «Envoyez-nous des bataillons, il faut
absolument qu'on arrive à vaincre». Et le stratège Cimon, qui avait prôné l'alliance
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avec les Spartiates, emmène donc vers Sparte une troupe composée d'un maximum
d'hoplites(ceux des citoyens assez aisés pour se payer un équipement). Et donc il ne
reste à Athènes que les thètes, les plus pauvres.. Et ce sont les thètes qui, aussitôt
réunis en assemblée, votent deux choses : d'une part, les réformes de Clisthène, et
d'autre part une réforme proposée par Ephialte qui visait à réduire les pouvoirs de
l'Aréopage. L’aréopage, c'était tous les gens qui avaient « rendu des services à la
cité » et qui constituaient un petit groupe de gens influents. Or Ephialte détruit leurs
pouvoirs, totalement, mais en s'appuyant sur l'assemblée du peuple qui est constituée
de thètes, puisque les hoplites n'étaient pas là. En quelque sorte, ils ont profité de
l'absence des hoplites.
Pendant ce temps, à Ithône, les Spartiates qui partagent un grand campement avec
les hoplites athéniens, traitent les Athéniens de façon méprisante, et les Athéniens se
mettent à discuter entre eux de ce qu'ils font là! Alors les Spartiates se disent : « vu ce
que les Athéniens racontent sur la liberté, si on les fait combattre, ils risquent de
prendre le parti des Ilotes! », et ils les renvoient aussitôt à Athènes. C'était très vexant!
Et quand Cimon et les hoplites sont arrivés à Athènes, ils ne sont pas arrivés en
vainqueurs. Ils n'ont pas pu re-réunir l'assemblée pour revenir sur les décisions qui
avaient été prises en leur absence!
J'ajoute que, quand les Ilotes furent enfin vaincus, les Athéniens les accueillirent et
les installèrent à Naupacte comme clérouques. Les Spartiates avaient donc raison de
se méfier...
Une participante - J'ai l'impression que la Commission européenne a été faite un
peu aussi sur le principe de dé-territorialiser les gens. Avec l'Europe, on cesse d'avoir
une nationalité propre, même s'il y a un commissaire pour chaque pays. Les
propositions de la Commission sont donc présentées à un Parlement. Or si les
propositions de la commission vont souvent dans un sens assez général, c'est le
parlement de nos élus qui, se souvenant de la population qu'ils représentent, vont faire
jouer des intérêts opposés. Cette organisation européenne mériterait d'être améliorée,
mais je trouve qu'il y avait les prémisses de quelque chose d'intéressant.
Un participant - Quelle est la relation entre ce que vous venez de dire au sujet des
institutions européennes et la thème de la conférence ?
Françoise Valon - Je vois très bien la relation. Mais est-ce que quelqu'un, dans
l'assistance, peut répondre à çà, parce que je ne connais pas très bien le
fonctionnement de l'Assemblée européenne ?
Un participant - C'est que les institutions européennes ne sont pas vraiment
démocratiques ; c'est la base, et donc, on peut adresser à ces institutions toutes les
critiques que l'on veut, mais il faut utiliser les mots appropriés. La Commission
européenne fait des propositions, mais c'est toujours le Conseil européen qui prend les
décisions que la Commission doit exécuter ; donc la Commission ne soumet au
Parlement que ce que le Conseil accepte de faire passer par le Parlement suivant la
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législation européenne. La chose fondamentale, c'est qu'il est scandaleux qu'on ait des
institutions européennes qui n'ont rien de démocratique, et qu'on ne peut pas avoir une
Europe sociale dans ces conditions.
Un participant - Il ne faudrait pas oublier le poids des lobbies.
Françoise Valon - Pour compléter cela, je voudrais juste rappeler les idées de
Hobbes (le grand philosophe anglais du XVIIe siècle) sur le principe de la
représentativité. Vous avez remarqué, dans tout ce que j'ai dit là, qu'il n'y a pas de
représentant à Athènes : il y a des personnes qui sont tirées au sort et mandatées, mais
ce ne sont pas des représentants. A aucun moment, ils n'ont eux-mêmes la conviction
de représenter quoi que ce soit. Le mot « représentation » vient du théâtre, et il a été
installé dans le langage politique par Hobbes. C'est Hobbes le premier moderne à
penser que les hommes sont égaux. Et personne ne pensait à soutenir çà dans la
démocratie antique, même pour les citoyens, (qui ne comprenaient ni les esclaves ni
même les femmes). Hobbes pense que tous les hommes sont égaux. Pourquoi sont-ils
égaux ? Parce qu'ils sont égaux en méchanceté. S'il y a les plus forts, les puissants, il
y a aussi l'union des plus faibles. Les plus faibles sont les plus malins, les plus
nombreux et, par leur ruse, ils sont aussi méchants que les plus forts. Autrement dit, il
n'y a pas les forts et les faibles ; il n'y a que des méchants, et c'est pour çà qu'ils sont
égaux pour Hobbes. Donc que faut-il faire ? Il faut que tous les méchants renoncent
collectivement à leur méchanceté commune, pour être représentés par un seul grand
méchant, leur représentant, et ce grand méchant s'appelle Léviathan. Le nom vient du
monstre de la bible, une sorte de crocodile géant, mais l'idée, Hobbes l'a prise chez
Shakespeare, dans l'histoire du théâtre : le représentant, c'est l'acteur, et d'ailleurs,
dans les textes de Hobbes, le mot représentant est le mot acteur. Et l'auteur est
représenté par l'acteur. Il y a la même différence entre l'auteur et l'acteur qu'entre le
peuple et le représentant qui « fait figure », comme un acteur. La modernité de notre
démocratie repose sur le principe de la représentativité ; or que signifie la
représentativité ? Çà veut dire que quelqu'un aura «notre propre face», et qu'avec cette
face, il fera ce qu'il voudra. ; et nous qui pensons être les auteurs, nous nous
considérons comme étant représentés, du fait que nous n'avons plus de pouvoir.
Un participant - Pour moi, parler de démocratie, c'est parler d'utopie ; mais quelle
démocratie ? Si on regarde notre vieux continent, par rapport aux nouveaux
continents, les démocraties sont très différentes, voire opposées. Alors, parler de
démocratie, lorsqu'on amène au pouvoir des despotes, ce n'est plus de la démocratie ;
l'Europe n'est qu'un bel exemple de l'antidémocratie. D'autre part, vous avez dit tout à
fait au début que les révolutions du sud de la Méditerranée relevaient de la
démocratie ; pour moi, ce ne sont pas des démocraties puisque des hommes y ont
confié leurs droits à la loi divine. Peut-on faire référence aux Grecs, qui avaient
plusieurs dieux, qui, au moins pouvaient discuter entre eux.
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Françoise Valon - Je crois que, justement, si j'ai fait référence à la démocratie
grecque pour parler d'aujourd'hui, c'est en faisant un grand écart, en passant par
dessus toute l'histoire européenne où, en effet, le titre à gouverner était un titre qui
provenait d'une origine divine. C'est pour çà que l'antiquité païenne a été capable de
démocratie, précisément parce qu’elle était païenne.
Alors, aujourd'hui, dans les sociétés qui ont renoncé au fondement religieux, il est
intéressant de se tourner vers la démocratie grecque.
Un participant - Une différence entre ces peuples antiques et nous est qu'ils
avaient une certaine innocence, je pense. Les Grecs avaient ce qu'ils appelaient de la
vergogne, de la fierté en eux. Même s'il y avait parmi eux des sophistes (les sophistes
étaient d'ailleurs vraiment combattus et écartés au maximum : je pense à Platon, par
exemple). Donc, il y avait cette innocence et cette vergogne chez ces gens-là dans la
façon dont ils combattaient. Il y avait beaucoup de loyauté, même dans les combats
les plus atroces et les plus féroces. Et d'autre part, c'était quand-même des sociétés
relativement réduites. Alors, je pense qu'effectivement aujourd'hui, la démocratie,
telle que nous la voyons, est totalement dévoyée. Vous dites que c'est une utopie et je
vous rejoins un peu, peut-être pas sur le terme d'utopie, mais je crois que nous
n'accéderons plus jamais à une démocratie telle qu'on a pu l'étudier dans l'antiquité
grecque, parce qu'il est aujourd'hui impossible d'envoyer de nos cités des citoyens
pour aller fonder d'autres communautés sur des terres désertes. Au contraire,
maintenant il y a ce qu'on appelle des émigrés économiques, çà se passe en sens
inverse. En prenant par exemple l'espace Schengen, qui rend possible l'entrée
d'immigrés économiques, climatiques, etc. dans notre espace européen. A partir du
moment où ces immigrés, ces pauvres gens, ces malheureux arrivent dans notre
espace, ils sont confinés dans leur pays d'arrivée, et ils ne peuvent plus bouger
puisque ce sont des gens sans papiers, entrés illégalement. Actuellement, en Grèce,
peuple de onze millions d'habitants, il y a entre un million cinq cents mille et deux
millions de gens qui sont entrés de façon illégale. Cela crée de très graves problèmes
sociaux. De ces problèmes sociaux, les démagogues se sont emparés, et nous voyons
monter un parti qui s'appelle Aube dorée : ce n'est pas qu'un parti d'extrême droite,
c'est un parti carrément néo-nazi. Donc, je crois même que Schengen, indirectement,
favorise la montée de l'extrémisme, parce qu'il n'y a pas de libre circulation de ces
immigrés, parce que nous sommes dans une situation mondialisée extrêmement grave,
avec la montée des démagogues, c'est à dire des partis politiques qui cherchent des
boucs émissaires à nos misères. En ce qui concerne la situation économique et
financière de notre époque, quand j'écoute François Morin, je le rejoins, il faudra
restructurer les dettes, et pour moi, une restructuration des dettes, c'est un peu ce
qu'avait fait Solon, c'est effacer les dettes. Cela aura très probablement lieu dans des
temps relativement courts, car cette dette ne peut plus s'amplifier, il faudra donc, par
étapes, effacer. D'ailleurs, pour une partie de la dette grecque, au niveau de certaines
banques privée, je pense au Crédit agricole, il y a eu déjà des effacements de dette,
mais insuffisamment.
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Un participant - Vous parliez tout à l'heure des gens qui étaient tirés au sort pour
venir représenter leur communauté : en fait, ils constituaient un échantillon
représentatif. C'était, avant l'époque moderne, une façon de faire des sondages,
régulièrement, toutes les semaines, en constituant un échantillon représentatif. Alors,
tout le monde se plaint que les sondages pourrissent la démocratie, mais est-ce que ce
n'est pas au contraire, parce qu'il existe des sondages, des moyens d'exprimer des
sentiments collectifs, (que cette expression soit valable ou non valable), que les
citoyens sont de plus en plus frustrés du mauvais fonctionnement de la démocratie,
parce qu'ils se rendent compte que la démocratie représentative, justement ne
représente rien, et qu'à partir du moment où ils ont élu quelqu'un, il a oublié sur
quelles bases vous l'avez élu. Tous les jours, il y a des sondages qui disent que les
gens souhaitent le contraire de ce que font les élus qu'on a envoyé nous représenter!
Alors, est-ce qu'il n'y a pas quelque chose à reprendre de nos ancêtres grecs qui
avaient su, par le moyen de ces désignations aléatoires, trouver le moyen de faire
exprimer un sentiment populaire par des gens non spécialisés. Quelque part, çà
ressemble à un sondage sur un échantillon représentatif ?
Françoise Valon - Non ; çà ne ressemble pas à un sondage. Non, parce qu'un
sondage ce n'est pas la volonté des gens, c'est leur sensibilité au moment : Quand on
vote, qu'on va aller faire une expédition …..
Le participant - Oui, mais ceux qui étaient sur l'Agora, c'était pareil, c'était leur
sentiment du moment aussi....
Françoise Valon - Non ; je veux dire que, quand on vote qu'on va aller faire une
expédition, et que, demain, on prend le bouclier, ce n'est pas pareil que de dire, oui,
j'aimerais bien qu'on parte au Mali, çà n'a rien à voir : Parce que ce n'est pas moi qui
vais partir. Ce n'est pas du tout la même chose : Décider sur l'Agora, c'est prendre une
responsabilité qu'on va soi-même endosser.
Le participant - Si on décide de faire payer des impôts, c'est nous qui allons les
payer ; donc, il y a des décisions qui concernent tout le monde aussi ; il n'y a pas que
des décisions militaires.....
Françoise Valon - Ce n'est pas forcément nous, jamais on a décidé d'impôts à partir
d'un sondage... Le sondage « représentatif », c'est encore de la représentation, ce n'est
pas du tirage au sort.....
Un participant - Vous avez expliqué que la démocratie est une création de
l'homme pour l'homme, et si nous la regardons sur des périodes contemporaines, elle
est peut-être en hibernation, mais il y a toujours de l'espoir. Je voudrais reprendre la
trilogie liberté, égalité, fraternité, et retenir les deux premiers éléments, liberté,
égalité ; et là, je vous pose la question : ne pensez-vous que, pour que deux citoyens
aient le même degré de liberté, il faut impérativement qu'ils aient le même degré
d'égalité ?
23
Françoise Valon - C’est une question très importante : il me semble, en effet, que
si l'égalité n'est pas scrupuleusement respectée, la liberté n'a pas de sens. Dans la
Grèce antique, pour que la liberté existe, il faut que la liberté soit celle de tous ; si la
liberté est celle de quelques-uns, elle ne relève plus de sa définition : il faut qu'elle
soit pour tous pour être vraiment liberté. Et pour qu'elle soit pour tous, il faut que
chacun ait la même possibilité d'agir. Or l'égalité concerne justement la possibilité
d'agir. Donc, il ne s'agit pas de ce qu'on appelle aujourd'hui « l'égalité des chances » et
qui n'a pas de sens, parce que, quand vous partez avec un équipement lourd ou avec
un équipement léger, même si vous partez des mêmes starting-blocks, vous n'avez pas
les mêmes chances de courir. Je pense que c'est un piège que de séparer l'égalité et la
liberté. Etienne Balibar parle d' « éga-liberté », mais je dirais plutôt que l'un est la
condition de l'autre, que l'égalité est la condition de la liberté et non pas l'inverse.
Sinon, tout le monde connaît bien la liberté du renard dans le poulailler, tout le monde
sait bien que la liberté du renard est grande, et moins celle des poules. Les poules
n'ont qu'à s'unir, dit-on, à constituer une ligue.... entre égales!
Cette idée de liberté va avec ce que l'on a appelé tout à l'heure la fierté, la vergogne.
La société athénienne est une société où l'on fait la guerre souvent, et la gloire qu'on
obtient quand on est quelqu'un de courageux, c'est aussi la gloire qu'on obtient quand
on prend la parole courageusement pour dire le contraire de ce que tous les autres
pensent. Je ne sais pas si çà vous est arrivé, dans une assemblée nombreuse, de venir
et de dire une chose alors que vous savez que tout le monde, dans l'assemblée, pense
le contraire : il y faut du courage. Tout à l'heure, on a souligné le petit pouvoir de
celui qui prend la parole. Milner dit que parler implique que les autres se taisent.
Donc, c'est un pouvoir, puisque les autres se taisent, sauf si on admet que la façon
dont ils se taisent est un cadeau qu'ils vous font, pour vous laisser parler. Alors, vous
allez essayer de ne pas dire de bêtises, parce que vous allez vous dire que vous avez la
charge de cette parole. C'est ce qui se passe pour ceux qui viennent faire des
proposition dans l'Assemblée.
Est-ce une utopie ? Mais, est-ce qu'une utopie, ce n'est pas précisément ce qui
habite notre espoir ? Si l'utopie est renvoyée au non-lieu, ce que vous avez dit de la
dimension humaine du possible disparaît.
Imaginons qu'à l'époque de Démosthène une cité alliée vient d'être prise par les
ennemis. Alors le Héraut sonne la trompette, la population envahit la ville, les
prytanes convoquent l'assemblée : Avant même l'arrivée du Conseil, tout le monde est
assis sur la Pnyx.(la colline où se tiennent les assemblées) Les prytanes annoncent
publiquement la nouvelle et ils présentent le messager qui vient d'annoncer çà. Et puis
le Hérault déclare : « qui veut prendre la parole ? » On va les aider, ou pas?
Et de nos jours, voilà la nouvelle de la prise d'une ambassade américaine ; la
nouvelle provient sous forme d'information secrète à un bureau des services de
renseignement gouvernementaux. Cette nouvelle, considérée comme hautement
confidentielle, est révélée à quelques responsables de la Maison Blanche, du
Département d’État et du Pentagone ; la politique à suivre est discutée par un petit
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groupe d'experts et de conseillers, et les décisions confortées par le Président. La
population n'en entend parler que le surlendemain, une fois les dés jetés. Donc, vous
voyez, cela n'a rien à voir.
Le participant - Aujourd'hui, on ne demande pas « Qui veut prendre la parole ? ».
Ce sont les mass-médias qui ont la parole.
Françoise Valon - Oui, et, une fois les dés jetés, on est informés. Aujourd'hui, on
est informés et pas consultés ; ce n'est pas du tout pareil.
Une participante - Je voudrais parler de ce qui se passe en ce moment dans
certaines écoles du coin qui n'ont pas encore adopté la réforme des rythmes scolaires.
On se retrouve dans de petites assemblées, parce que nous avons des choses à décider
ensemble, parents, élus, et enseignants. Je crois que le pouvoir actuel a lancé dans le
pays la possibilité de s'organiser sur le territoire (avec un certain nombre de
contraintes, bien sûr), et on est obligés de se parler, on est obligés de voir ensemble ce
qu'il serait possible de faire. Encore hier soir, en Conseil d'école, on parlait de peutêtre faire appel à des bénévoles pour venir dans les écoles animer des activités avec
les enfants ; et sur ces bénévoles-là, on se posait des questions : d'où est-ce qu'ils vont
sortir, et comment va-t-on les contrôler, etc. Voilà ce qui est en train de se passer dans
plein de petites unités. Moi, çà me fait penser qu'on a entre nos mains un outil
nouveau, et qui est très critiqué, parce que, dans les endroits où çà a été mis en place,
ce n'est pas facile à gérer. Il y a plein de choses à régler, mais, du coup, on a plein de
choses à se dire et à régler ensemble.
Françoise Valon - A propos de l'éducation, on fait appel à une spontanéité dont,
avec juste raison, vous dites qu'elle est tout à fait intéressante. Dans la démocratie
grecque, l'éducation ne relève absolument pas de la spontanéité. Concernant
l’éducation, on ne demande pas à chacun « est-ce que vous seriez bénévole pour aller
faire une petite activité auprès d'enfants », absolument pas. Il n'y a pas d'école
obligatoire. On ne se demande pas « où allons nous éduquer nos enfants? » mais
« comment allons nous nous éduquer nous-mêmes?» Tous, jeunes et vieux, question
très importante. Et cette éducation est faite par la participation aux affaires publiques
et par le concours de tragédies. Il y a ceux qui écrivent les textes de tragédie, ceux qui
jouent la tragédie, qui sont les citoyens tirés au sort pour faire le « chœur », et tous les
citoyens qui vont en discuter après. Ensuite on va parler aux enfants de ce qui s'est
passé dans la tragédie. Ils peuvent comprendre, parce qu'ils ont appris par cœur
l'Iliade et l'Odyssée....C'est-à-dire qu'il y a une base, ce n'est pas spontané : c'est après
avoir assisté à la représentation. Par exemple ; on fait la guerre contre les Perses, et
Eschyle écrit une pièce qui s'appelle « Les Perses » dans laquelle il montre ce qu'est
une victoire pour les vaincus ; après, on va parler aux enfants de ce qu'est une bataille.
Mais il y a une base. Donc, la spontanéité, c'est tout à fait intéressant au niveau de la
discussion, mais de quelle base disposons-nous? Quelle est la base à partir de laquelle
on pourra se dire, çà c'est de l'éducation, çà c'est du divertissement? Quelle est la base
à partir de laquelle on se dira : pour qu'un citoyen soit formé, il faut qu'il soit informé
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de telle ou telle chose? Alors, d'avoir fait des choses très intéressantes comme de la
poterie, de la gymnastique, ou du cirque, je ne dis pas que ce n'est pas formateur, mais
la question n'est pas posée en termes d'éducation.
La participante - En fait, c'est de trois quarts d'heure par jour dont on discute ici,
de ce qui se passe après les cours en classe, (qui constituent l'essentiel de l'éducation
et sont toujours définis «en haut lieu»!)
Un participant - L'école occupe, ou l'école éduque? C'est la liberté, la notion
d'égalité, donner la même chance aux enfants. Le fait de faire intervenir au sein de
l'école des gens qui vont les occuper me parait dangereux. Il peut subsister dans ces
occupations des choses qui vont déformer ces enfants. Qu'il y ait des différences entre
les enfants, par rapport au vécu de leurs familles, et c'est là où on arrive à l'opposition
des enfants. Le monde adulte peut faire entrer le ver qui va imposer l'inégalité et la
violence....
Un participant - Je pense que ce n'est pas exactement ce que voulait dire la dame
qui est intervenue : Je pense que vous vouliez dire, Madame, qu'il y avait une vraie
chance de voir une espèce de démocratie locale se développer ; on a donné aux gens
le moyen et l'occasion de décider par eux-mêmes, et de ne pas attendre que les
décisions viennent d'en haut ; chaque commune, presque chaque école pourra essayer
de définir par elle-même comment appliquer la loi, en quelque sorte : çà, c'est un
processus démocratique intéressant, qui existe rarement, et dont il faut peut-être se
saisir, et qu'il faut peut-être généraliser à d'autres situations, même si, en donnant le
pouvoir aux «gens d'en bas», il peut y avoir des dérives, mais il faut en accepter le
risque, çà fait partie de la démocratie aussi. On parle des ratés de la réforme (qui
représentent d'ailleurs moins de 10% des cas, c'est plutôt une grande réussite!), mais
personne, pas un journaliste n'a dit: c'est vraiment une approche complètement
révolutionnaire que de donner à chaque école le moyen de faire son propre projet.
C'est vraiment recréer la démocratie directe qui n'existe plus.
Parce que l'exemple que vous citiez tout à l'heure de la façon dont la Maison
Blanche prend des décisions montre que la démocratie représentative dans laquelle
nous vivons est arrivée dans une impasse, parce qu'on ne peut plus faire confiance à
des gens pour diriger en notre nom pendant cinq ans. Il y a un an, on a voté et on a
désigné quelqu'un : il est libre de faire ce qu'il veut pendant cinq ans, et ce n'est pas de
la démocratie : En Grèce, ils étaient capables de revenir sur leurs décision.
Françoise Valon - Je sais bien que je n'ai pas répondu ; j'en ai profité pour parler de
l'éducation athénienne. Simplement, qu'est-ce que c'est qu'une démocratie sans
moyen ? Je veux dire : si on en est réduit à renvoyer à la discussion collective
l'impuissance politique, est-ce que ce n'est pas pire ? Les gens auront l'impression
d'avoir discuté, mais les solutions qu'ils vont trouver, et qui sont limitées par les
moyens qu'ils ont, ne leur donneront pas l'élan, la conviction d'avoir accompli quelque
chose ; ils auront simplement rempli des manques. C'est pour çà que je dis : ce n'est
pas exactement çà, la démocratie. Quand je dis : ils décident de faire une bataille et ils
prennent les armes, quelles armes avons-nous ? Nous décidons une bataille scolaire,
26
de quelles armes disposons-nous ? On a les bénévoles. Je ne dis pas de mal des
bénévoles, j'en suis aussi, la question n'est pas là. Mais ce que je veux dire, c'est que,
dans l'impuissance des moyens, la démocratie reste un exercice de paroles, alors que,
chez eux, c'était une action. Je comprends bien qu'il faut bien commencer par quelque
chose : Et c'est vrai que de commencer par rendre indispensable une parole collective,
c'est nécessaire, bien sûr.
Un participant - Pouvez-vous parler de la pièce d’Eschyle, les Perses, la victoire
vue des Perses....
Françoise Valon - C'est écrit du point de vue des Perses. Les Athéniens ont
toujours dit qu'ils ne faisaient que des guerres défensives, jamais des guerres
offensives. Ils se défendaient contre une agression, car les Perses avaient envahi leur
territoire, et il n'y aurait jamais eu de démocratie athénienne si les Perses avaient
gagné. C'est évident, car la Perse, c'était le pouvoir d'un despote, l'organisation
politique relevait de notables dirigeant des satrapies, et il n'y aurait jamais eu de
démocratie si la Perse avait gagné.. C'est vrai que c’était une guerre défensive. (Les
Athéniens prétendent aussi que, contre Sparte, c'était une guerre défensive, car Sparte
aurait déclenché les hostilités. Ce n'est pas absolument sûr, mais ce qui est sûr c'est
que le mode de vie spartiate et le mode de vie athénien étaient absolument
incompatibles). Ce fut donc une guerre défensive, donc d'avance justifiée, et dont on
aurait pu se glorifier. Les anciens combattants auraient pu fabriquer des monuments
aux morts avec des cérémonies, etc. Qu'ont-ils fait à la place ? Ce qu'on appelle des
chorégies : il n'y avait pas d'impôts, mais les gens riches donnaient assez d'argent
pour qu'on puisse monter une pièce de théâtre (car monter une pièce de théâtre, çà
veut dire payer cinquante personnes qui forment le chœur, et pendant un an, payer
celui qui écrit la pièce, et on va payer le lieu, les décors, tout çà, donc çà coûte très
cher, çà coûte aussi cher qu'un bateau de guerre). Et ce n'est pas du tout pour s'amuser
qu'on va au théâtre! Alors, que voit-on sur scène ? On voit quelqu'un qui vient nous
dire : moi je suis Perse, et je vous annonce que les Grecs ont gagné, et que cela va être
terrible pour nous… Et on voit sur scène tout ce qui se passe : on voit les femmes
traînées en esclavage, on voit les hommes poignardés, on voit les petits enfants qui
pleurent et qui s'accrochent aux portiques et qui résistent mais on les prend quandmême, et on les voit vendus comme esclaves… C'est-à-dire qu'on nous montre, du
point de vue des vaincus, ce qu'est une guerre gagnée, et on estime que çà, c'est une
pédagogie telle qu'on va y consacrer le prix d'un bateau de guerre, tellement c'est
important. Et ce sont les gens qui auront vu la pièce qui deviendront des citoyens
conscients, après.
Un participant - En France, le vote n'est pas obligatoire : Qu'en était-il en Grèce, et
pensez-vous qu'une telle obligation serait bénéfique pour la démocratie?
Françoise Valon - Vous avez entendu Thucydide : il dit qu'un citoyen qui ne
s'occupe pas de politique est un citoyen inutile. Donc, il n'y avait pas d'obligation
légale pour le vote, mais imaginez-vous dans une assemblée où on a demandé un
27
vote, on verrait tout de suite ceux qui ne lèvent pas la main et qui ne votent pas, ils
serraient tellement regardés par les autres comme des inutiles que, peut-être, ils
auraient honte, car le contraire de la fierté, c'est la honte. Et les Grecs avaient
beaucoup de mal à affronter la honte. Il n'y avait pas d'obligation légale de participer à
la vie politique, mais ceux qui ne participaient pas étaient très mal vus, par exemple
Socrate. Une des raisons de son procès, c'est qu'on a cru qu'il refusait de participer à
la vie politique.
Un participant - C'est intéressant de voir que la démocratie grecque a réussi la
liberté, l'égalité et vous dites l'amitié, chez nous, c'est la fraternité. Mais c'est
intéressant de voir aussi qu'une caractéristique de la démocratie grecque, c'était la
participation qui vient d'être mentionnée, et je pense que, ce qui manque beaucoup
dans notre société, c'est le devoir de participer pour que la démocratie fonctionne.
Quand on a dit çà, on n'a pas donné la raison de cette absence de participation. Vous
avez mentionné le petit exemple de l'Amérique, mais il me semble que la principale
raison de la désaffection vis-à-vis de la démocratie, c'est la disparition de
l'indépendance entre les pouvoirs politiques, législatif, exécutif et judiciaire, en même
temps que l'apparition de liens entre le politique et l'économique (en fait
l'asservissement du politique à l'économique). Dans la mesure où on sait qu'on élit des
personnes qui n'auront plus aucun pouvoir et qui seront soumises au seul pouvoir
économique, sur lequel le peuple n'a aucune action, on se désintéresse à la cause
publique et on ne participe plus.
Un participant - Pour en revenir à la fameuse devise française : liberté, égalité,
fraternité, pour moi, la liberté n'existe que lorsqu'il y a égalité, et l'égalité elle-même
n'existe que lorsqu'il y a la connaissance ; il n'y a pas égalité s'il y a ignorance. Alors,
je ne sais pas très bien où on va dans une situation comme celle-ci. Je ne sais pas s'il y
a un parallèle à faire avec la Grèce antique.
Françoise Valon - Tout à fait ; je crois même qu'on pourrait aller plus loin. Je crois
que si les Grecs, qui avaient en mathématiques, en physique… des connaissances très
approfondies, ne les ont jamais utilisées pour développer la technologie, c'est parce
que, précisément, tout le monde n'aurait pas pu en comprendre le fonctionnement. La
nécessité de connaître et de comprendre était tellement essentielle pour eux que de
proposer le fonctionnement de cette chose-là sans savoir pourquoi et comment çà
marche ne leur est pas venue à l'idée. Le partage du savoir était considéré par eux
comme un impératif absolu, et quand on lit les philosophes, on est très étonné de voir
que tout le monde était capable de comprendre et de suivre les discussions qui sont
rapportées, et il en était de même pour la plupart des pratiques. Même ceux qui
n'avaient pas de cheval savaient monter à cheval ; même ceux qui n'étaient pas
agriculteurs savaient comment poussait le blé. Peut-être que le « retard économique »
de la Grèce antique a été dû à cette volonté de partage du savoir. Vous avez
parfaitement raison, il n'y a d'égalité que quand la connaissance est également
partagée, absolument. Parce qu'il y a aussi le pouvoir du technicien. Le pouvoir du
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technicien de la finance, c'est une partie du pouvoir économique : c'est celui qui sait
comment fonctionnent les flux monétaires, comment çà passe d'un compte à l'autre,
comment çà va à toute vitesse, et qui sait s'en servir pour s'enrichir. Il y a aussi le
pouvoir des techniciens qu'on appelle des experts : et cela est dû à une inégalité de
savoir, et pas seulement une inégalité économique.
Le participant - Je dois quand même vous contredire : je pense qu'au niveau
scientifique le savoir n'est pas partagé : En astronomie, je pense que seule une élite est
susceptible de suivre, aussi bien sur le plan mathématiques que physique ; et il y a eu
aussi dans la démocratie grecque des périodes élitistes. Je crois que Platon n'est pas
du tout exempt de cette tentation.
Une participante - C'est la première fois que j'assiste à ce genre de débat. On a
parlé de liberté : quelle liberté ? On se retrouve aujourd'hui citoyens français,
européens, et un petit peu citoyens du monde. Mais pour la plupart des gens, c'est
«ma liberté» qui compte, la mienne d'abord ; le mot liberté en général leur importe
peu. On le voit bien avec, en ce moment, les poids-lourds qui, parce qu'on met des
portiques, qu'on leur impose des vitesses limitées, des radars, manifestent
violemment. Tout dépend de ce qu'on met derrière ces mots : « Ma liberté ». Nous
sommes au XXIe siècle, et aujourd'hui on ne peut pas dire qu'il y ait des enfants non
scolarisés et non instruits, mais quelle instruction ? Si on met des gens non qualifiés
pour s'occuper d'enfants, on dérive là aussi. Parce qu'il existe des personnes très
malveillantes. La démocratie est un mot, qui, pour nos jeunes, est un mot totalement
banal : ce mot fait partie de l'air du temps. La preuve, si 70% des gens ne sont pas
allés voter aux dernières municipales, c'est qu'ils acceptent la dictature. Voilà ma
réflexion sur la démocratie.
Françoise Valon - Quand vous dites : « On leur met des portiques», il s'agit de
donner de la distance par rapport aux choses qu'on subit. Si les chauffeurs avaient
eux-mêmes décidé qu'il valait mieux mettre des portiques, çà serait de la liberté. La
liberté, ce n'est pas de rouler à n'importe quelle vitesse, la liberté ce serait qu'on ait
soi-même décidé quelle est la vitesse maximum. Alors que là, ce n'est pas le cas, ce ne
sont pas ceux qui conduisent qui l'ont eux-mêmes décidé, c'est pour çà qu'il ne s'agit
pas de liberté. La liberté, ce n'est pas le fait de pouvoir mener son action sans limites,
c'est le fait d'avoir soi-même décidé où étaient les limites ; et c'est ce dernier point qui
nous est retiré. C’est pour çà que vous concluiez en parlant de dictature, en disant : ce
n'est pas nous qui avons pris les décisions. Et dans la mesure où ce ne sont pas nous
qui avons pris les décisions, et dans la mesure où elles s'imposent à nous et malgré
nous, on peut effectivement conclure qu'elles contredisent la liberté. Pour les
Athéniens, ce n'est pas « les lois que nous avons décidées, nous y obéissons », comme
chez Rousseau, c'est : «on décide tous, et on exécute, à tour de rôle».
Pour répondre à propos de l'éducation : pour éduquer les enfants, il faut que les
adultes soient eux-mêmes éduqués. Et les adultes, pour s'éduquer, pour aller aux
tragédies, pour discuter des choses politiques, il leur faut une chose
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extraordinairement précieuse qui s'appelle du temps. En Grèce antique, quand c'était
le temps des vendanges ou quand c'était le temps des moissons, pour qu'on puisse
aller à la Pnyx discuter pendant trois heures pour savoir si on doit construire le
Parthénon, par exemple, Périclès a instauré ce qu'on a appelé les mystos, c'est à dire
une somme d'argent qui correspondait au salaire quotidien moyen d'un ouvrier, et qui
était donnée à chacun pour qu'il puisse venir participer aux discussions politiques. Et
ça lui donnait du temps, parce que, avec cette somme, il pouvait payer quelqu'un pour
faire les moissons ou les vendanges à sa place, et donc chaque citoyen avait une
possibilité de participation à tour de rôle à toutes les activités que j'ai appelées
formatrices. Çà, c'était pour les adultes. Quant aux enfants, leur éducation était, la
plupart du temps, faite par des esclaves : les pédagogues étaient des esclaves. Et si à
Athènes il n'y a pas eu de révolte d'esclaves, et si les esclaves de la famille étaient très
bien considérés, c'est parce que, étant devenus adultes, les enfants avaient gardé du
respect pour des esclaves très lettrés, et dont certains étaient très compétents en
mathématiques ou en astrologie, et qui les avaient enseignés Les esclaves possédaient
du savoir.
Et le savoir ne servait pas à créer une élite, fière de ce savoir, et qui l'aurait imposé
comme type de pouvoir à ceux qui ne l'avaient pas.
Après avoir essayé de vous répondre ce soir, je peux conclure en disant que les
questions que vous avez posé montrent que nous parlons la même langue et que,
quelque part, nous continuons bien de partager le savoir : c'est vital pour la poursuite
de l'expérience démocratique..
Saint-Gaudens, le 19 octobre 2013
Françoise Valon
est professeur agrégé de philosophie. Elle a
passé l'essentiel de sa carrière au Lycée des Arènes de Toulouse. Elle
enseigne aujourd'hui à l'Université du Mirail.
Elle s'est appuyée pour cette conférence sur la bibliographie ci-jointe.
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Bibliographie
Homère
Eschyle
Aristophane
Sophocle
Hérodote
Thucydide
L'Iliade, L'Odyssée Folio classique
Les Suppliantes, Prométhée enchaîné, Les Perses, L'Orestie Folio
Les Acharniens, Ploutos, Lysistrata, L'Assemblée des femmes Folio
Oedipe roi, Oedipe à Colone Folio
Enquête -surtout III ch V § 80- Gallimard 1964
La guerre du Péloponnèse -surtout l'oraison funèbre par Périclèslivre II §37 GF
Aristote
Politiques, Ethique à Nicomaque, Constitution des Athéniens Vrin
Platon
La République (livre III et VI),Gorgias, Protagoras, Le Politique, Les lois
(Livre IV)
Œuvres complètes GF trad Brisson
de La Boétie
Discours de la servitude Volontaire Folio plus 2008
Hobbes
Le citoyen ou les fondements de la politique GF 1982
Locke
Traité du gouvernement civil GF 1985
Rousseau
Du contrat social GF 1966
Louis Althusser Sur le contrat social Le marteau sans maître (Manucius) 2009
Montesquieu
De l'esprit des lois (2 tomes) GF 1983
Collectif sous la direction de Marcel Detienne
Qui veut prendre la parole? Seuil 2003
Moses I. Finley Démocratie antique et démocratie moderne Petite bibliothèque Payot 1976
L'invention de la politique Champs 1985
Economie et société en Grèce ancienne La découverte poche 2007
F. Chatelet
Périclès et son siècle Ed complexe 1990
J. de Romilly
L'élan démocratique dans l'Athènes ancienne Ed de Fallois 2005
Problèmes de la démocratie grecque Agora Poccket 1975
La Grèce antique à la découverte de la liberté Livre de poche 1989
Ch. Meir
La naissance du politique NRF essais 1980
Claude Mossé
Histoire d'une démocratie: Athènes Points Seuil 1971
Politique et société en Grèce ancienne Champs Flam. 1995
P. Vidal-Naquet Le chasseur noir La découverte 1983
Le miroir brisé Les belles lettres 2002
La Démocratie grecque vue d'ailleurs Champs 1997
Les grecs, les historiens, la démocratie La découverte 2000
Nicole Loraux
L'invention d'Athènes Payot 1981
La cité divisée Payot 1997
Né de la terre, mythe et politique Seuil 1996
La tragédie d'Athènes Seuil 2005
M. H. Hansen
La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène Taillandier 2009
Polis et Cité-Etat Les belles lettres 2004
S. Mansouri
La démocratie athénienne, une affaire d'oisifs? André Versaille éd. 2010
Marcel Detienne Comparer l'incomparable Seuil 2000 Chapitre V (pratiques d'assemblées)
C. Castoriadis
Démocratie et relativisme ; débat avec le Mauss Mille et une nuits 2010
La cité et les lois 2 tomes Seuil
Les carrefours du labyrinthe Tome III 1979
31
Tocqueville
Robert Michels
De la démocratie en Amérique. t.II partie 3 ch 5 Gf 1981
Les partis politiques Essai sur les tendances oligarchiques de la démocratie
Champs 1971 (épuisé!)
J. Schumpeter
Capitalisme, socialisme et démocratie Payot 1951
Hanna Arendt
La condition de l'homme moderne Folio Essais 1954
Bernard Manin
Principes du gouvernement représentatif Champs essais 1996
Claude Lefort
Essais sur le politique Point essais 1986
L'invention démocratique Fayard 1981
Tzvetan Todorov Les ennemis intimes de la démocratie Robert Laffont 2012
Jacques Rancière La haine de la démocratie La fabrique 2005
La mésentente, politique et philosophie Gallilée
Aux bords du politique Folio Gallimard
J.C.Milner
Les penchants criminels de l'Europe démocratique Verdier 2003
Jean Baudrillard A l'ombre des majorités silencieuses Livre de poche 1982
P. Rosanvallon
Le peuple introuvable Folio histoire 2002
La société des égaux Seuil 2011
Michael Hardt
et Antonio Negri Multitudes: Guerre et démocratie à l'âge de l'empire La découverte 2004
Axel Honneth
La société du mépris La découverte 2006
Howard Zinn
Désobéissance et démocratie Agone 2010
Yves Sintoner
Petite histoire de l'expérimentation démocratique
La découverte Poche 20012
D. Cardon
La démocratie internet Seuil 2006
P. Le Goff
La démocratie post totalitaire La découverte 2002
Collectif
Démocratie, dans quel état? La fabrique 2009
Alain Caillé
Quelle démocratie voulons-nous? La découverte 2006
Bruno Bernardi La démocratie (choix de textes) GF 1999
R M Lamy
Repenser la démocratie (très bien fait, très pédagogique) Gallimard 1999
Anne Baudet
Qu'est-ce que la démocratie? Vrin Chemins 2005
Joëlle Fontaine De la résistance à la guerre civile en Grèce (1941-1946) La fabrique 2012
D. Cardon
La démocratie internet promesses et limites Seuil 2010
Jacques Prades
Compter sur ses propres forces Editions de l'Aube 2006
L'utopie réaliste l'Harmattan 2013
32
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