VARIATIONS SUR LE PARADOXE «EPR»
P. V . GR OSJEAN
Le centenaire de la naissance d 'Albe rt Einstein aura donné
l'occasion de beaucoup reparler, en cette année 1979, de l'aver-
sion viscéra le q ue l e g énial physicien-philosophe é prou va it
et manifestait à l'égard de la d o ctrine philosophico-physique
que l'Ecole de Copenhague (celle de Niels Bohr) avait proposée
et propagée, s 1927, pour interpter le formalisme mathéma-
tique de la canique Quantique.
A c e propos, i l imp o rte d'a b ord d e so u lig n e r qu'Einstein
n'était pas le seul de son avis, et q u 'il a fait école. Certes, l'op-
position ne fut pas et n'est toujours pas très nombreuse; mais
lpoque, elle rassembla des physiciens de tout p remier plan,
dont Planck, Schdinger, de Broglie, c'est-dire certains des
fondateurs de la nouvelle canique.
Seuls d'a illeurs de grands noms pouvaient se permettre de
jouer aux dissidents; l'interp rétation de Copenhague, bien que
non contraignante (e t peuttre me à cause de cela), a va it
pris une valeur de dogme, et malheur au jeunot qui aurait osé
s'opposer à l'idéologie dominante. Ca r i l fau t b ien p a rle r i c i
d'idéologie greffée sur la physique puisque, en ce qui concerne
le fond me du probme, à savoir la valeu r repsentative et
pdictive des équations quantiques, personne, à commencer
par Einstein lui-même, personne ne mettait n i ne met en doute
le bien-fondé desdites équations. Ma is vo ilà , l'e sp rit hu main
peut-il se contenter d'un pu r formalisme, vid e de toute image
sous-jacente ? Oui, pondra le p ositiviste; non, torquera le
aliste.
La célèbre controverse Bohr-Einstein e st e n quelque sorte
le co n flit de deux épistémologies, la positiviste avec Bohr et la
aliste avec Einstein. De cette lutte déjà lointaine entre deux
colosses,— où Bohr gagnait toujours, soit d it en passant, i l
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subsiste encore aujourd'hui u n certain malaise, d û à ce que,
d'un té comme de l'autre, i l n 'y a pas d'unanimité profonde:
Les opposants à l'E co le d e B o h r n 'a rrive n t pas à proposer
une quelconque solution de rechange q u i so it vra imen t in a t-
taquable; e t en face, les avocats de la défense développent de
très subtiles argumentations, mais toutes différentes, ainsi qu'
Einstein le leu r faisait remarquer avec une iron ie caustique.
De toutes le s objections ingénieuses soulevées p a r ce d e r-
nier, l'actu alité a conservé celle connue sous le nom de «para-
doxe EPR». C'est en Belgique, en 1933, juste ava n t de q uitte r
définitivement l'Europe, qu'Einstein eut l'idée d'une de ces «ex-
périences d e pensée)) q u ' il a va it s i so uve nt imaginées p o u r
étayer avec succès toutes ses théories antérieures. L'ayant en-
suite mise au point avec deux de ses collaborateurs de Prince-
ton, Podolsky et Rosen (d'où le sig le «EPR»), i l la p ub lia en
1935 dans l e Ph ysical Re view. Bohr, p u is d'autres, y rép o n -
dirent, bien sûr, mais fo rt difficulteusement, et ainsi on ne peut
prétendre aujourd'hui que la question soit définitivement tran-
chée. S i b ien qu'en cette expérience conceptuelle, devenue
ces dernières années u n e expérience t o u t co u rt, certains
voient l'expérience-de-Michelson-Morlay-de-la-fin-de-ce-scle,
l'expérience cruciale qui d o it tout remettre en question.
C'est a l'occasion du centenaire d'Einstein, pcisément, que
Logique et Analyse publie ci-aps trois articles ayant en com-
mun u n même centre d'intérêt, l'expérience EPR, paradoxale
pour le s uns, n on contradictoire p o u r les autres. L 'a rticle d e
M. Destouches sume une conférence donnée p a r l'a uteu r
Bruxelles, le 20 ja n vie r 1979, sous le patronage de la Socté
belge de Logique e t de Philosophie des Sciences; ce lu i de M.
Jasselette le complète f o rt heureusement, e n p a rticu lie r pou r
les personnes peu habituées au langage, au x idées e t aux pro-
blèmes conceptuels de la canique Quantique.
Au p remier coup d'oeil, le lecteur ve rra immédiatement, p ar-
mi ces deux physiciens, qui est l'«orthodoxe» et qui est le «dis-
siden, q u i est à tendance «positiviste» e t q u i est «aliste».
VARIATIONS SUR LE PARADOXES EPR 377
Ceci à supposer que de tels distinguos aient un sens: Ca r pour
le philosophe de la science Emile Meyerson, « il s'agit là d'une
sorte de leurre, le physicien ne fait que se ptendre positiviste
alors q u 'e n ré a lit é se s p rincip e s so n t t o u t autres, p u isq u 'il
croit, dur comme fer (selon la locution populaire), à l'existence
de l'ob jet extérieur à la sensation».
M. Costa d e Beauregard, d 'a illeurs, semble b ie n échapper,
dans son article, à ces classifications. Ni orthodoxe ni dissident,
il reprend ici certaines idées q u 'il développe depuis longtemps
déjà et qu'il avait lu i aussi exposées à Bruxelles dans une con-
férence donnée sous le même patronage que celle de M. Des-
touches. Pour lui, comme pour quelques autres, la solution du
paradoxe EPR doit se chercher bien au-de de tout co nflit de
théories immédiates: 11 faut aller loin, ts loin, au coeur me
de la causalité, ce mot étant ici entendu au sens des physiciens
du macroscopique (le s cosmologistes p a r exemple), à sa vo ir
l'antériorité temporelle de la cause su r l'effet e t conquem-
ment l'interdiction, faite à tout agent physique, d e «remonter
le temp comme dans un roman de science-fiction. Or, juste-
ment, les physiciens du microscopique admettent parfaitement
de telles remontées en canique quantique relativiste, e t il a
suffi à M. Costa de Beauregard d'une «lecture littérale» des gra-
phes de Feynmann, que personne ne conteste, po u r jete r
une lue u r originale sur le paradoxe EPR.
*
*
*
On peut relever de curieuses analogies entre le cas du para-
doxe EPR et les cas de paradoxes en Logique. A in si, i l existe
plusieurs variantes du paradoxe EPR, e t l'on en trou vera trois
ci-après; toute s aspirent à peaufiner l'argumentation u n peu
simple, développée, e n 1927 déjà, p a r Einste in a u Congrès
Solvay. V o ilà q u i rappelle l'é volu tion d u vie u x paradoxe d u
Crétois mente u r ve rs des variante s plus sophistiquées: p ara -
doxes des ensembles, des classes, des catalogues, des impréd i-
cables, des hétérologiques, etc.
Plus intéressante est cette autre constatation: la fu tation
du paradoxe EPR, telle qu'élaboe par Bohr, ressemble quelque
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peu à l'argumentation de Russell relativement aux types, ou
celle de Tarski et d'autres à propos des langues en Logique.
Bohr, en effet, nous d it ci-aps M. Jasselette, «n'accepte de
parler d'un système ou de phénomerne que dans u n contexte
expérimental pcis». Comptons quelque peu ceci:
Si l'observateur A mesure la composante, selon son axe OZ,
du spin (pivotement) du système U, il ecute une certaine ex-
périence; s ' i l mesure la composante a,, selon OX, i l f a it une
expérience entièrement différente, dans laquelle a, (la compo-
sante selon OZ) n'a absolument rien à vo ir, et inversement: la
mesure de a, exclut toute possibilité de connaître a,.
Par ailleurs, une expérience de mesure fait partie intégrante
du phénone physique dont elle s'occupe. C'est là l'une des
idées fondamentales de Copenhague: I l y a interaction ja mais
négligeable, avec des conséquences lourdes d'indéterminisme,
entre l'observant et l'observé quantique, entre le sujet et l'ob-
jet. E n conquence, le s d e u x phénones p h ysiques c o m-
plexes, désignés p a r «spin ve rtica l a , e t sa mesure» e t p a r
«spin horizontal a
x e t s a
m e s u r e
» ,
s ' e x c
l u e n t
m u t u
e l l e
m e n t
.
A
u
sens de Bohr, ils repsentent deux aspects «compmentaires»
du réel, aspects qui s'excluent l'un l'autre, me en pensée. -
fense donc de les langer, me en pensée; défense de con-
fronter une expérience qui a été faite avec une expérience qui
ne l'a pas été. Et aussi, comme nous l'expose ci-aps M. Jasse-
lette, défense de séparer les deux composantes U et V de l'e x-
périence EPR. Défense, défense,... sinon, paradoxe !
Pareillement, Russell nous défend de mélanger les types,
sous peine de paradoxe logique, e t Ta rski nous in t e rd it de
langer les langues, sous peine de paradoxe sémantique.
De leurs travaux et de ceux de tant d'autres logiciens modernes
découle la conclusion bien connue: Un e langue logique don-
née n'est jamais compte. De me, Einstein et bien d'autres
constatent que la description bohrienne du ré e l quantique ne
peut être compte.
En logique donc, comme en théorie «orthodoxe et positiviste»
des Quanta, la futation des paradoxes obéit à un même sché-
ma pressif: I l est défendu de... Ce qu i re vie n t finalement
dire: I l est inte rd it de paradoxer! O n comprend que d'aucuns
VARIATIONS SUR LE PARADOXES EPR 379
trouvent cela aussi peu convaincant que les bres in te rdic-
tions d'Auguste Comte, po sitiviste s'il en f û t jamais. Ceux-la
seront toujours tentés de pondre, co mme ce personnage de
Molre: «Et s'il me p la it a mo i d'être battue ?» Et s'il me p lait
a mo i de langer les langues ? (Ce que vous et mo i faisons
longueur de journée, e t sans dommage, dans la vie courante,
non logique.) Et s'il me pla it de langer les expériences ? (Ce
que font les physiciens, le s chimistes, le s ingénieurs, dans la
vie courante, n o n quantique.) A in s i engagé, l e débat n'a pas
d'issue b ie n cla ire, e t c'est u n peu l e cas d e la controverse
Bohr-Einstein:
«Einstein, nous relate son biographe Banesh Hoffmann, Ein -
stein d u t admettre que la position de Bo hr était logiquement
inexpugnable. Ma is parce que ce lu i-ci s'était re tiré dans une
place forte imprenable, i l a va it refusé a Einstein le d ro it de
lui opposer ses conceptions, e t Einstein a ssimila it l'a ttitu d e
globale de Bohr au solipsisme. S i o n refuse le solipsisme, o n
ne peut pas le faire sur le terrain logique. Ce qui n'empêche pas
de le refuser. C'est de façon to u t à f a it analogue qu'Einstein
refusait l'interptation de Copenhague de la canique Quan-
tique, non pas sur le terrain logique, mais sur celui de l'in stinct
et de la croyance.»
*
*
*
Einstein a va it -il ra ison ? A va it -il raison , u n e fo is d e p lus,
contre les physiciens conservateurs, lesdits conservateurs étant
ici le s (ex)volution n aire s d e Copenhague ? O u b ie n l u i,
«créateur et rebelle» comme d it Hoffmann, é ta it-il devenu lu i-
même u n conservateur vie illissa n t ? C'est dans l e paradoxe
EPR que l'on trouvera peuttre, u n jour, plus tard, une pon-
se a ce s questions, lorsque c e paradoxe a u ra é té ré so lu
avec l'accord unanime des physiciens, ce qui est lo in d'être le
cas aujourd'hui, pétons-le...
On peut cependant prophétiser que cette solution ne pourra
sortir uniquement de schémas pressifs. Toute l'h ist o ire des
paradoxes d e l a Mathématique (le scandale des irrationnels,
l'énigme des imaginaires, etc) e t toute celle des paradoxes de
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