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Joan Martinez Alier: «La croissance verte
est une utopie»
PAR JADE LINDGAARD
ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 11 OCTOBRE 2014
La croissance peut-elle être écologique ? C’est la
vision que défend Ségolène Royal avec sa loi de
transition énergétique et sur la croissance verte
que les députés ont fini de voter au petit matin,
samedi 11 octobre. Mais pour Joan Martinez Alier,
penseur de l’économie écologique et de la justice
environnementale, c’est un leurre. C’est un tout autre
système qu’il faut inventer. Entretien.
En 1990, deux ans avant le Sommet de la terre organisé
par l’Onu à Rio, paraît un livre dont le titre sonne
comme une charge contre l’approche institutionnelle
de ce que l’on commence alors à appeler le
développement durable : L’Économie écologique.
C’est une critique de l’économie et de son incapacité
à rendre compte des enjeux environnementaux. Son
auteur, Joan Martinez Alier, un universitaire de
Barcelone, défend l’idée de l’« incommensurabilité
des valeurs » : tout ne se mesure pas en argent
et en monnaie. Certaines choses comptent au-
delà des profits qu’elles rapportent. En 2002, sort
L’Écologisme des pauvres, qui poursuit cette analyse
et rend hommage aux mouvements sociaux contre la
pollution et l’exploitation outrancière de la nature dans
les pays pauvres.
Vingt ans plus tard, ces deux ouvrages sont
devenus des classiques, et ont contribué à l’essor
de l’économie écologique, creuset de penseurs
dissidents du néolibéralisme et du keynésianisme, et
pour les mouvements de justice environnementale.
L’Écologisme des pauvres sort aujourd’hui en
français, dans une version actualisée, notamment
pour prendre en compte la crise financière de 2008.
Joan Martinez Alier coordonne aussi un projet
international de recherche et d’activisme : « ejolt »,
dont l’acronyme signifie en anglais « organisations
de justice environnementale, de responsabilités
et de commerce », qui veut recenser, étudier et
cartographier les conflits environnementaux dans le
monde. Mediapart l’a interrogé alors que les députés
français débattaient du projet de loi de transition
énergétique et sur la croissance verte.
Joan Martinez Alier, à Paris, le 7 octobre 2014 (JL).
Quelle est la différence entre « écologisme des
pauvres », « écologie » et « développement
durable » ?
Joan Martinez Alier. L’écologie, c’est la science
de l’écologie, commencée au XIXe siècle, qui
permet de faire de la biogéographie, d’étudier les
espèces, les systèmes énergétiques, les matériaux, etc.
L’écologisme comme mouvement s’appuie beaucoup
sur l’écologie. Le « développement durable » pour
moi, c’est un slogan qu’ont inventé la social-
démocratie et les keynésiens dans les années 1980
pour s’opposer à la radicalité de la pensée écologiste
des années 1970 portée par Rachel Carson (auteure
du livre Printemps silencieux - ndlr), le Club de
Rome (qui a publié un rapport sur Les Limites de la
croissance en 1972), dans le contexte de toutes les
discussions sur la décroissance autour d’André Gorz.
Gro Brundtland (auteure du rapport Notre avenir à
tous qui a servi de base au sommet de la Terre en
1992 - ndlr) a formulé cette idée que l’on peut avoir
une croissance économique qui soit écologiquement
soutenable. Or je pense que c’est difficile. C’est
une aspiration mais la réalité n’est pas comme ça.
Il y a beaucoup de conflits dans le monde sur
l’environnement – en anglais on peut parler de
« ecological distribution conflict ». Des peuples
autochtones et des pauvres s’opposent à l’extraction
de matériaux et au stockage de déchets, même si
ces personnes ne se considèrent pas comme des
écologistes. Ce sont des écologistes pratiques, comme
des femmes ont été des féministes pratiques avant
même que le mot « féminisme » n’existe.