La croissance verte est une utopie

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monde. Mediapart l’a interrogé alors que les députés
français débattaient du projet de loi de transition
énergétique et sur la croissance verte.
Joan Martinez Alier: «La croissance verte
est une utopie»
PAR JADE LINDGAARD
ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 11 OCTOBRE 2014
La croissance peut-elle être écologique ? C’est la
vision que défend Ségolène Royal avec sa loi de
transition énergétique et sur la croissance verte
que les députés ont fini de voter au petit matin,
samedi 11 octobre. Mais pour Joan Martinez Alier,
penseur de l’économie écologique et de la justice
environnementale, c’est un leurre. C’est un tout autre
système qu’il faut inventer. Entretien.
Joan Martinez Alier, à Paris, le 7 octobre 2014 (JL).
Quelle est la différence entre « écologisme des
pauvres », « écologie » et « développement
durable » ?
Joan Martinez Alier. L’écologie, c’est la science
de l’écologie, commencée au XIXe siècle, qui
permet de faire de la biogéographie, d’étudier les
espèces, les systèmes énergétiques, les matériaux, etc.
L’écologisme comme mouvement s’appuie beaucoup
sur l’écologie. Le « développement durable » pour
moi, c’est un slogan qu’ont inventé la socialdémocratie et les keynésiens dans les années 1980
pour s’opposer à la radicalité de la pensée écologiste
des années 1970 portée par Rachel Carson (auteure
du livre Printemps silencieux - ndlr), le Club de
Rome (qui a publié un rapport sur Les Limites de la
croissance en 1972), dans le contexte de toutes les
discussions sur la décroissance autour d’André Gorz.
En 1990, deux ans avant le Sommet de la terre organisé
par l’Onu à Rio, paraît un livre dont le titre sonne
comme une charge contre l’approche institutionnelle
de ce que l’on commence alors à appeler le
développement durable : L’Économie écologique.
C’est une critique de l’économie et de son incapacité
à rendre compte des enjeux environnementaux. Son
auteur, Joan Martinez Alier, un universitaire de
Barcelone, défend l’idée de l’« incommensurabilité
des valeurs » : tout ne se mesure pas en argent
et en monnaie. Certaines choses comptent audelà des profits qu’elles rapportent. En 2002, sort
L’Écologisme des pauvres, qui poursuit cette analyse
et rend hommage aux mouvements sociaux contre la
pollution et l’exploitation outrancière de la nature dans
les pays pauvres.
Vingt ans plus tard, ces deux ouvrages sont
devenus des classiques, et ont contribué à l’essor
de l’économie écologique, creuset de penseurs
dissidents du néolibéralisme et du keynésianisme, et
pour les mouvements de justice environnementale.
L’Écologisme des pauvres sort aujourd’hui en
français, dans une version actualisée, notamment
pour prendre en compte la crise financière de 2008.
Joan Martinez Alier coordonne aussi un projet
international de recherche et d’activisme : « ejolt »,
dont l’acronyme signifie en anglais « organisations
de justice environnementale, de responsabilités
et de commerce », qui veut recenser, étudier et
cartographier les conflits environnementaux dans le
Gro Brundtland (auteure du rapport Notre avenir à
tous qui a servi de base au sommet de la Terre en
1992 - ndlr) a formulé cette idée que l’on peut avoir
une croissance économique qui soit écologiquement
soutenable. Or je pense que c’est difficile. C’est
une aspiration mais la réalité n’est pas comme ça.
Il y a beaucoup de conflits dans le monde sur
l’environnement – en anglais on peut parler de
« ecological distribution conflict ». Des peuples
autochtones et des pauvres s’opposent à l’extraction
de matériaux et au stockage de déchets, même si
ces personnes ne se considèrent pas comme des
écologistes. Ce sont des écologistes pratiques, comme
des femmes ont été des féministes pratiques avant
même que le mot « féminisme » n’existe.
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Pourquoi y en a-t-il autant ? Parce que l’utilisation
de l’énergie, de pétrole, gaz, charbon, de biomasse,
les plantations d’huile de palme, etc., augmentent du
fait que l’économie fonctionne ainsi. Il y a aussi
des conflits locaux et d’autres à échelle mondiale :
contre l’injustice climatique, l’injustice hydrique, la
biopiraterie. En tant que chercheurs sur ces conflits
environnementaux, nous sommes des recycleurs de
conflits, des recycleurs académiques. Je n’aime pas
l’idée d’être un intellectuel organique, je hais cette
expression.
Les députés français votent en ce moment une loi de
transition énergétique et sur la croissance verte, qui
veut notamment développer l’économie circulaire.
Peut-on relancer l’économie de cette manière ?
Je pense que c’est une très bonne idée de réaliser
des investissements dans les secteurs des énergies
renouvelables, de l’efficacité énergétique, de l’agroécologie. Peut-on avoir une croissance économique,
au sens de ce que mesure l’augmentation du PIB,
une économie verte ? Je pense que non. Parce que
cela impliquerait d’arrêter tous les autres secteurs
d’activité : la production de voitures, les voyages en
avion… Tout ce que l’on compte aujourd’hui dans la
richesse de l’économie.
La croissance économique, c’est la croissance de
l’énergie et des matériaux. On voit un découplage
relatif entre le PIB et la consommation d’énergie dans
certaines économies, mais il n’y a pas de découplage
absolu : on ne connaît aucun pays où l’économie
croît tandis que l’utilisation de l’énergie et des
matériaux diminue. Si on pense qu’il faut remplacer
toutes les énergies fossiles par le photovoltaïque,
les renouvelables et l’efficacité, c’est impossible de
penser à une croissance verte. C’est un super oxymore.
Le « développement durable » était un petit oxymore
en comparaison. La croissance verte, c’est la mère des
oxymores.
C’est inouïe qu’après toutes les discussions que nous
avons eues depuis des années sur la critique du
PIB – l’initiative « beyond GDP » (« au-delà du PIB »)
de l’Union européenne, la sollicitation d’Amartya Sen
et Joseph Stiglitz par Nicolas Sarkozy pour parler de
« la joie de vivre » et d’indicateurs alternatifs (en
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2008 - ndlr), etc. – d’entendre que, maintenant, on
revient à l’idée de « croissance verte »… Ce n’est
pas croyable ! Avec cette idée, on dissimule la réalité,
celle des conflits provoqués au Niger par l’uranium,
en Nouvelle-Calédonie avec l’exploitation du nickel,
ce qu’entraîne l’activité de Total en Birmanie...
Derrière l’idée de croissance verte, il y a tout
de même la volonté de créer des emplois dans
des secteurs énergétiques plus respectueux de
l’écosystème. Ségolène Royal parle de créer 100 000
emplois, ce n’est pas un objectif négligeable, non ?
Peut-on avoir une croissance écologique ? Cette
discussion est ancienne. Je pense que des secteurs
écologiques peuvent croître, mais qu’on ne peut pas
avoir le même niveau économique d’un point de
vue écologique. La croissance verte est une utopie
irréalisable. Mais dans le mauvais sens du terme.
La croissance verte est-elle une idée nocive à vos
yeux ?
Du point de vue de l’éducation de la population, oui.
La part verte, c’est bien, mais la part croissance, ça ne
va pas. Il est vrai qu’il y a du chômage mais pour en
sortir, il faut créer un nouveau système. Penser qu’on
va retrouver la croissance sans externalités négatives,
sans changement climatique et sans conflits avec les
autres personnes et les autres espèces, ce n’est pas
réaliste.
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Pour 2014, le taux de croissance attendu en France
est de 0,4 % selon le gouvernement, peut-être
1 % en 2015. Nous sommes déjà en situation
d’a-croissance, selon la mesure classique du PIB.
Comment créer autrement de la richesse ?
ils ne prennent pas assez en compte le changement
climatique. En réalité, on ne peut pas payer toutes les
dettes.
Vous êtes favorable à un effacement de la dette,
comme le chercheur et activiste américain David
Graeber ?
Non, pas de toutes les dettes. Mais de temps en temps,
oui. Les Allemands en 1956, n’ont pas payé leur
dette. C’est ce qu’il faut faire aujourd’hui en Grèce,
en Espagne, aux États-Unis, au Japon. Les finances
doivent suivre l’économie réelle, qui elle-même doit
suivre l’économie réelle « réelle » : l’économie des
matériaux, de l’énergie. Cela dit, beaucoup de retraités
par exemple dépendent de ces flux financiers. Donc
c’est un choix difficile. Il faut discuter de ce que
l’on doit payer ou non, et non pas chercher à croître
par principe pour résorber les dettes. Je m’intéresse
à des systèmes monétaires alternatifs, les monnaies
locales pour stimuler l’activité locale : agro-écologie,
économie sociale et solidaire. Il y a du chômage
structurel. Il faut donc aussi imaginer une autre
organisation pour le travail.
Tim Jackson a publié un livre à ce sujet :
Prospérité sans croissance. Pour lui, cela passe par le
développement du « care », ce qu’il appelle le secteur
« Cendrillon ». William Morris (un socialiste utopiste
britannique de la fin du XIXe siècle) avait cette image
de l’Angleterre du futur où tous seraient des artisans.
Je crois qu’il faut créer un revenu minimum pour
tout le monde, et prendre en compte des indicateurs
physiques : sur l’énergie, les matériaux. Et aussi la
mesure de la joie de vivre, de l’espérance de vie, et la
santé publique.
On imagine bien une société alternative, mais
quelle en serait l’économie ? D’où viendraient les
financements par exemple ?
Aujourd’hui, l’Europe, les États-Unis créent des dettes
pour réaliser des investissements inutiles dans les
énergies fossiles ou autres, plein de logements sont
inoccupés… Tout cela ne rapporte pas de bénéfices.
En économie écologique, on dit que ce n’est pas une
bonne idée de créer des dettes. On ne pense pas que le
marché va tout résoudre, car il est myope sur le futur,
et sur les pauvres. Les keynésiens se trompent car
[[lire_aussi]]
En France, il existe un blocage contre la fiscalité
environnementale : la taxe carbone a été réduite à
un niveau minimum, l’écotaxe est abrogée sine die.
Pour changer de système, faut-il que l’énergie coûte
plus cher ?
Je suis entièrement d’accord avec l’idée de rendre
l’énergie plus chère. Mais il faut alors un système
pour répondre à la précarité énergétique, pour que les
pauvres puissent quand même consommer de l’énergie
et de l’eau. C’est un droit. Il faut une allocation gratuite
d’énergie pour les gens qui en ont besoin, et une
taxation pour les autres. L’électricité doit être plus
chère mais pas pour les bénéfices de l’entreprise :
pour financer l’efficacité énergétique et pour réduire
la consommation. Pour les transports, peut-être fautil imaginer un système où les voyages seraient moins
chers pour les jeunes, les moins de 25 ans, pour qu’ils
puissent découvrir le monde, une sorte d’Erasmus
de l’aviation, mais pas pour les plus vieux. C’est
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un exemple mais l’important, c’est que c’est un tout
autre système qu’il faut trouver. Ce n’est pas par une
politique économique que l’on va trouver une solution.
La journaliste canadienne Naomi Klein vient de
publier This changes everything, un livre où elle
explique que le dérèglement climatique change
tout au capitalisme et crée les conditions d’autres
systèmes économiques. Êtes-vous d’accord avec
elle ?
Oui, je suis d’accord. Le changement climatique, on
en parle depuis Arrehnius (un scientifique suédois
qui, le premier, a théorisé l’effet de serre - ndlr)
en 1896. La question, c’est pourquoi il a fallu
autant de temps pour que ça devienne une question
politique. À New York, la marche pour le climat
(le 21 septembre dernier - ndlr) était ouverte par
les groupes indigènes et des habitants de quartiers
pauvres, mobilisés contre les activités qui polluent
le climat. Cela va dans le sens d’une montée de
la demande de justice environnementale et d’une
plus grande prise de conscience de l’importance du
changement climatique. Et au même moment, en
Europe et aux États-Unis, la diplomatie refuse de
parler de dette écologique. Et ce qui est en discussion
aujourd’hui à Paris, c’est la croissance verte. Et pas la
justice climatique.
Boite noire
J'ai interviewé Joan Martinez Alier mardi 7 octobre à
Paris, pendant environ une heure. L'entretien s'est tenu
en français.
Joan Martinez Alier, L'Écologisme des pauvres – Une
étude des conflits environnementaux dans le monde,
Les petits matins/Institut Veblen, 670 pages, 25 euros.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
Directeur éditorial : François Bonnet
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