Évolution de la stratégie transfusionnelle aux urgences. Dr E. Meaudre, Dr J. Bordes, Dr Y. Asencio Département d’Anesthésie Réanimation Hôpital d’Instruction des Armées Sainte-Anne 83000 Toulon La transfusion de produits sanguins labiles (PSL), peu fréquente dans les services d’accueil des urgences (SAU), concerne essentiellement la transfusion érythrocytaire. On peut distinguer deux types de patients transfusés au SAU. D’une part, ceux dont l’anémie s’est progressivement constituée (plus de 48h) et d’autre part ceux transfusés dans le cadre d’une hémorragie active. C’est dans ce dernier cadre que la stratégie transfusionnelle a évolué, notamment dans la prise en charge des traumatisés sévères. Dans le premier cas, le nombre et la proportion de ce type de patients transfusés au SAU dépendent essentiellement des services de l’établissement hospitalier auquel le SAU est adossé. Ainsi, des services tels que l’oncologie et la gériatrie, par exemple, prennent en charge des patients qui, dans leur histoire médicale, atteignent leur seuil transfusionnel. Cette anémie peut constituer le motif d’admission au SAU pour certains patients. Pour d’autres, ce sont des signes de mauvaise tolérance de l’anémie qui motivent la consultation au SAU. Enfin parfois, une anémie profonde et relativement bien tolérée est découverte à l’occasion d’un autre événement médical. En pratique, une part non négligeable de ces transfusions concerne des indications non urgentes. En effet, des adaptations physiologiques à l'anémie incluant l’augmentation du débit cardiaque, la correction de la volémie et l’augmentation de l’extraction périphérique de l'oxygène se sont développées. Le seuil transfusionnel est atteint, mais la transfusion se fait « en urgence relative ». Le délai pour transfuser est de 2 à 3 heures, ce qui permet la réalisation de l’ensemble des examens immuno-hématologiques. Par conséquent, le cadre de ces transfusions est régulièrement celui de la transfusion en cancérologie et celui de l’anémie chronique. En cancérologie, on considère un seuil d'hémoglobine à 8 g.dL-1 pour transfuser. Ce seuil peut être plus élevé chez les sujets ayant des facteurs de gravité : âge supérieur à 65 ans, localisations broncho-pulmonaires (cancers primitifs ou secondaires). L’objectif est de faire disparaître la symptomatologie liée à l’anémie : asthénie, dyspnée, retentissement sur l'oxygénation cérébrale et la fonction cardiaque 1. Pour l’anémie chronique, des recommandations ont également été proposées. Pour une Hb entre 8 et 10 g.dL-1, l'indication, souvent ponctuelle, de la transfusion de globules rouges est rare en l'absence de défaillance des mécanismes compensateurs cardio-pulmonaires. Lorsque l’Hb est comprise entre 6 et 8 g.dL-1, les signes cliniques sont variables, en fonction des limites des mécanismes compensateurs. L'indication de la transfusion n'est discutée qu'en cas de situations cardio-pulmonaires ou vasculaires instables. Lorsque l’Hb est inférieure à 6 g.dL-1, les signes cliniques d'intolérance sont fréquents et conduisent habituellement à transfuser 1. L’évolution de la stratégie transfusionnelle concerne la prise en charge des hémorragies actives traumatiques. Dans cette situation la transfusion de globules rouges n’est pas seulement justifiée par un seuil trop bas et par l’amélioration du transport en oxygène. Cette stratégie vise à lutter le plus efficacement et le précocement possible, dès la phase préhospitalière, puis en salle d’accueil des urgences vitales au SAU, contre la coagulopathie traumatique. Celle-ci est fréquente (25 à 36 % des traumatisés sévères) et grave, puisqu’elle multiplie par 4 la mortalité de ces patients 2. Les déterminants de cette coagulopathie sont connus. Elle est initiée par le traumatisme tissulaire, amplifiée par la dysfonction endothéliale secondaire à l’état de choc et risque d’être aggravée par la prise en charge 3. Plusieurs définitions coexistent dans la littérature. On peut retenir une définition biologique et une définition clinique. Les déterminants de cette coagulopathie sont l’anémie, la dilution des facteurs de la coagulation, l’hypothermie, l’acidose et l’hypocalcémie 4. 1. Les GR jouent un rôle important dans l’hémostase comme l’ont montré des travaux expérimentaux. En nombre important, les GR se trouvent au centre du vaisseau et repoussent les plaquettes au contact de l’endothélium, au plus près de l’effraction vasculaire. Lorsque l’hématocrite baisse, les plaquettes ne sont plus chassées en périphérie et se trouvent au milieu du vaisseau, loin de l’endothélium 5. La baisse des GR diminue également l’agrégation plaquettaire et la formation de thrombine 4. Pour ces raisons et dans les circonstances de traumatismes sévères, le seuil transfusionnel « coagulant » est supérieur à celui du transport en oxygène. Dans ce sens, des recommandations européennes ont été édictées en 2007. L’objectif d’hémoglobine est fixé entre 7 et 9 g.d-1l, quelque soit l’âge et les antécédents du patient 6. Dans les situations d’hémorragie non encore contrôlées, ce qui est habituellement le cas en SAUV, et en anticipant la chute de l’hémoglobine, la décision transfusionnelle se situe donc autour de 10 g.dl-1 7. 2. La prévention d’une dilution délétère des facteurs de coagulation constitue l’autre aspect de l’évolution transfusionnelle de ces dernières années. Chronologiquement, la correction de la volémie par les solutés de remplissage démasque l’anémie et la coagulopathie. C’est pour cela que la réanimation hémodynamique jusqu’à l’hémostase (chirurgicale et/ou radiologique) repose sur un remplissage vasculaire le plus modeste possible, l’utilisation précoce de vasopresseurs et un objectif de pression peu élevé (PAS < 80-90 mmHg mais PAM > 90 mmHg en cas de traumatisme crânien). Jusqu’à récemment, le ratio transfusionnel entre PFC et CGR était de 1 pour 4 (1 PFC pour 4 CGR transfusés). Ce régime de transfusion apporte des GR en quantité mais aggrave la disproportion intravasculaire avec les autres composants non substitués. Les facteurs de coagulation déjà perdus dans l’hémorragie et consommés par la coagulation sont alors dilués par la transfusion de CGR. S’il est probable que cette disproportion n’impacte que faiblement les traumatismes peu sévères, plusieurs travaux ont montré que respecter une proportion plus importante de PFC dans la stratégie transfusionnelle avait un impact clinique important chez les traumatisés sévères. Ainsi, Borgman et al 8 ont analysé les blessés au combat en Irak qui avaient reçu plus de 10 CGR au cours des 24 premières heures. La mortalité était de 65% lorsque le ratio était de 1 PFC/8 CGR, de 34% pour 1/2.5 et de 19 % avec un ratio de 1/1.4. Les résultats de Gonzalez et al 9 plaident en faveur d’une utilisation précoce et intensive, dès l’admission à l’hôpital, de PFC avec un ratio de 1/1. Enfin, récemment, l’impact de cette stratégie a été retrouvé en traumatologie civile 10,11. En pratique, on peut retenir un ratio autour de 1/1 à 1/1.5. La transfusion doit être précoce ce qui impose là encore une anticipation. Pour les traumatisés les plus graves, la demande de délivrance de PFC est faite en même temps que celle des CGR, sans attendre le bilan de coagulation. Cette évolution des pratiques demande un organisation préalable entre les SAU et les organismes qui délivrent les PSL. 3. L’hémostase physiologique nécessite la présence de calcium. Une chute du calcium ionisé peut participer à la coagulopathie. On sait depuis longtemps que le citrate contenu dans les poches de CGR chélate le calcium intravasculaire responsable, d’une hypocalcémie. Récemment, Vivien et al 12 ont montré qu’une part importante de patients traumatisés présentaient dès l’admission en SAUV un calcium ionisé abaissé (rôle des colloïdes, des lactates, de l’ischémie-reperfusion). Une gazométrie artérielle permet d’en faire rapidement le diagnostic. L’injection d’un gramme de chlorure de calcium peut être réitérée, surtout si la transfusion est importante. Les hémorragies digestives constituent l’autre cause principale de transfusion au SAU. Bien que très probablement présente, la coagulopathie des hémorragies les plus graves n’est pas clairement abordée dans la littérature. Les recommandations nord américaines récentes restent fixées sur un seuil de transport en oxygène (entre 7 et 9 g/dl), selon le terrain cardiovasculaire des patients, sans aborder la question des PFC. En résumé, les recommandations de l’Affsaps de 2002 restent aujourd’hui les références essentielles de la stratégie des patients « médicaux » au SAU. L’évolution de la transfusion au SAU concerne 2 aspects de la PEC des traumatismes sévères. Premièrement, l’interférence des GR avec l’hémostase impose un seuil « coagulant » d’hémoglobine plus proche de 9 g/dl que de 7 g/dl. Deuxièmement, la transfusion précoce de PFC, dans une proportion de 1 PFC pour 1 CGR ou de 2 PFC pour 3 CGR permet de lutter efficacement contre la coagulopathie traumatique. L’objectif est de garder le patient dans une coagulation possible au prix de ces efforts transfusionnels, car on est encore incapable aujourd’hui de faire sortir le patient d’une coagulation impossible (coagulopathie – hypothermie – acidose), y compris avec des produits hémostatiques comme le rFVIIa (NOVOSEVEN®). Références : 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. Transfusion de globules rouges homologues : produits, indications, alternatives. Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé 2002. Brohi K, Singh J, Heron M, et al. Acute traumatic coagulopathy. J Trauma 2003;54:1127-30. Hess JR, Brohi K, Dutton RP, et al. The coagulopathy of trauma: a review of mechanisms. J Trauma 2008;65:748-54. Samama C-M. Les troubles graves de l’hémostase. Réanimation 2007;16:673-677. Uijttewaal WS, Nijhof EJ, Bronkhorst PJ, et al. Near-wall excess of platelets induced by lateral migration of erythrocytes in flowing blood. Am J Physiol 1993;264:H123944. Spahn DR, Cerny V, Coats TJ, et al. Management of bleeding following major trauma: a European guideline. Crit Care 2007;11:R17. Vivien B, Langeron O, Riou B. Prise en charge du polytraumatisé au cours des vingtquatre premières heures. Encycl Méd Chir, 2004;Anesthésie-réanimation:12 p. Borgman MA, Spinella PC, Perkins JG, et al. The ratio of blood products transfused affects mortality in patients receiving massive transfusions at a combat support hospital. J Trauma 2007;63:805-13. Gonzalez EA, Moore FA, Holcomb JB, et al. Fresh frozen plasma should be given earlier to patients requiring massive transfusion. J Trauma 2007;62:112-9. Mitra B, Mori A, Cameron PA, et al. Fresh frozen plasma (FFP) use during massive blood transfusion in trauma resuscitation. Injury;41:35-9. Sperry JL, Ochoa JB, Gunn SR, et al. An FFP:PRBC transfusion ratio >1:1.5 is associated with a lower risk of mortality after massive transfusion. J Trauma 2008;65:986-93. 12. Vivien B, Langeron O, Morell E, et al. Early hypocalcemia in severe trauma. 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