Troisièmepartie
Lemarchémonétaire
Les mécanismes économiques que nous avons examinés dans les deux premières parties
faisaient abstraction du rôle de la monnaie. Nous avions bien parlé de prix, et donc de
monnaie, mais uniquement dans sa fonction de moyen d’échange. Cette troisième partie
introduit le marché de la monnaie et son interaction avec le marché des biens et services,
l’économie réelle.
Le chapitre XII après avoir défini la monnaie, examine en détail ce qu’est le marché
monétaire, comment il fonctionne. On y étudie également le rôle des institutions financières
et monétaires dans la création monétaire. Le fonctionnement et le rôle de la Banque centrale
européenne y sont discutés, ainsi que les principes et instruments de la politique monétaire.
Le chapitre XIII établit le lien entre marché monétaire et marché des biens, entre économie
monétaire et économie réelle, par la construction du modèle IS-LM qui permettra de mieux
saisir les interactions entre les sphères monétaires et réelles.
ChapitreXII
Lamonnaie
1. LA MONNAIE
1.1. Les fonctions de la monnaie
1.1.1. Fonction d’échange et étalon de mesure
Dans la mesure où Robinson Crusoë est seul sur son île, dans la mesure où il produit tous les
biens dont il a besoin et vit en autosubsistance complète, il n’y a ni échange de
marchandises, ni monnaie. Du moment que l’on s’éloigne d’une économie naturelle, du
moment que l’homme ne produit plus l’ensemble des biens nécessaires à la satisfaction de
ses besoins, du moment donc qu’une certaine division du travail s’instaure où les uns se
spécialisent dans la pêche, les autres dans l’élevage, les troisièmes dans la confection
d’habits, l’échange devient indispensable. Quand cette division du travail est peu
approfondie, le troc peut résoudre le problème : sans monnaie on peut, en effet, échanger 1
000 kilos de pommes de terre contre cinq moutons ou contre un boeuf. Dès que la division
du travail s’étend, dès que la spécialisation croît, dès que l’assortiment des marchandises à
échanger devient de plus en plus grand, la monnaie s’impose. Sans elle, l’échange ne peut
plus avoir lieu. On n’imagine pas, par exemple, qu’une grande entreprise qui produit des
automobiles et travaille avec des dizaines de milliers de sous-traitants puisse acheter à l’un
des essuie-glaces, à l’autre des carburateurs, à un troisième des bougies… par la voie du
troc. On n’imagine pas non plus qu’un consommateur puisse faire ses emplettes dans un
grand magasin sans utiliser de la monnaie.
Néanmoins, il existe encore, à l’heure actuelle, des opérations de troc (barter) dans les
relations économiques internationales. Quand un acheteur ne dispose pas de «liquidités
internationales» (c’est-à-dire de la monnaie acceptée par un vendeur étranger) et qu’il
possède des biens, il tentera de troquer ses marchandises contre le bien qu’il désire acheter.
Dans les pays du tiers monde très endettés où l’accès aux devises fortes est souvent difficile,
ce troc moderne se substitue à l’échange monétaire.
Le manque de monnaie dans le chef de l’unité économique acheteuse le fonde. Des formes
plus sophistiquées de troc apparaissent dans tout ce qu’on appelle le «commerce de
compensation». Il représente aujourd’hui entre 5 et 10% du commerce mondial.
La première fonction de la monnaie est donc sa fonction d’échange. Elle facilite les
échanges. Elle permet les transactions et on la symbolise par MT. On l’appelle également
monnaie véhiculaire. Dans des sociétés primitives, différentes sortes de marchandises ont
rempli ce rôle : bétail, sucre, coquillage, tabac, etc. Puis, par facilité et parce que les
échanges croissaient, les agents économiques ont utilisé des métaux précieux : leur valeur
intrinsèque était grande, ils étaient divisibles, pas trop encombrants et impérissables.
Progressivement, la monnaie fiduciaire puis la monnaie scripturale ont remplacé la monnaie
métallique. Pour remplir sa fonction de transaction, la monnaie doit revêtir une fonction
d’étalon de mesure.
1.1.2. Fonction de précaution, fonction de spéculation, fonction de pouvoir,
fonction d’étalon de mesure
Pourquoi détenir de la monnaie ? D’abord, on l’a vu, pour échanger. La demande de
monnaie découle du motif de transaction. Une entreprise sait qu’elle doit payer des
fournisseurs : elle détient des «liquidités» pour effectuer ces paiements.
Les agents économiques peuvent aussi détenir de la monnaie «dans» ou «pour» un motif de
précaution. Des événements inattendus peuvent se présenter et exiger des déboursements
immédiats. Comme la détention de liquidités ne rapporte rien au détenteur, celui-ci aura
tendance à trouver des placements quasi liquides. La sophistication des intermédiaires
financiers permet de répondre à ce type de demande.
Les agents économiques peuvent également détenir de la monnaie «dans» ou «pour» un
motif de spéculation. Si un agent économique s’attend à une baisse du cours des actions, il
peut attendre, rester «liquide» et acheter au bon moment. Il agit alors de façon spéculative.
En quatrième lieu, un agent économique peut détenir des liquidités pour s’emparer, à un
moment donné, d’un paquet d’actions suffisant pour contrôler une entreprise. Il joue le motif
de pouvoir économique. Lors d’une OPA (offre publique d’achat), l’entreprise qui veut
acheter se constitue une somme suffisante de liquidités pour pouvoir intervenir
immédiatement sur le marché.
Enfin, la monnaie revêt une fonction d’étalon. Le mètre, le kilo, le litre… sont des étalons de
mesure physique. La monnaie constitue un étalon de mesure de la valeur. Ainsi, si je puis
écrire l’équation : une pipe = une tonne de pommes de terre = 40 €, je puis en déduire que la
valeur d’une pipe équivaut à celle d’une pomme de terre. Les pipes et les pommes de terre
ont en commun une certaine valeur. Celle-ci est exprimée en monnaie, en l’occurrence
l’euro.
La monnaie constitue l’unité commune qui permet de comparer la valeur d’une pipe à celle
d’une marchandise tout à fait différente, la pomme de terre.
1.2. Evolution des formes de monnaie
1.2.1. La monnaie métallique
La monnaie peut être «privée». C’était encore le cas en Belgique au XIXe siècle où
différentes banques émettaient de la monnaie. Si l’ensemble de la population l’accepte
comme telle, il n’y a pas de problème. Mais c’est une source d’insécurité potentielle. Dès
lors qu’une banque privée émettrice de monnaie fait faillite, tous les agents économiques qui
détiennent cette monnaie sont lésés.
Quand l’autorité publique s’affirme, elle s’octroie le monopole de frapper monnaie. Elle
s’arroge le droit d’émettre telle ou telle pièce avec une telle ou telle teneur en métal (cuivre,
argent, or). Dans la foulée de ce pouvoir régalien de «frapper la monnaie métallique»,
l’autorité publique s’arrogera plus tard (au XVIIIe et au XIXe siècle) le droit d’émettre de la
monnaie fiduciaire.
Il arrive aussi que cet attribut régalien des pouvoirs publics soit partiellement abandonné.
Quand le gouvernement soviétique a décidé, durant l’été 1989, de payer une partie des
récoltes en dollars et non en roubles, il a accepté qu’une autre monnaie, que par définition il
ne contrôle pas, ait dans le pays une fonction monétaire. Une coopérative agricole soviétique
(kolkhoze) pourra, dès lors, placer ces dollars à terme non à un taux d’intérêt soviétique
mais bien à celui du marché des capitaux en dollars. L’instrument «taux d’intérêt»
soviétique ne jouera aucun rôle dans cette zone dollar. Il s’agit donc bien d’un abandon
partiel d’un vieux droit régalien.
Deuxième exemple : dans le système monétaire européen, l’euro est émis et géré par une
Banque centrale commune où chaque pays a ses représentants (la BCE). Les Etats nationaux
ont perdu une partie de leurs droits régaliens. Mais ils participent de manière coordonnée à
la gestion commune de la monnaie européenne (encore que la BCE est indépendante : les
«représentants» des Etats membres n’ont aucun compte à rendre à leurs gouvernements
respectifs).
En contrepartie du privilège de frapper monnaie que s’octroiera l’Etat, celui-ci obtient un
cours légal : tout un chacun doit l’accepter comme monnaie. Un épicier, un cafetier, un
fleuriste… doivent accepter de vendre leurs marchandises contre monnaie, du moins contre
celle qui a un cours légal sur le territoire du pays, à savoir la monnaie nationale. On voit que
les notions «autorités publiques», «souveraineté nationale», «territoire du pays» et «frapper
monnaie» sont étroitement liées.
1.2.2. La monnaie fiduciaire
Pour des raisons historiques, vers la fin du XVIIe siècle, la monnaie métallique n’arrive plus
à remplir ses fonctions. Les échanges augmentent. La demande de monnaie, pour motif de
transaction, s’accroît. L’offre de monnaie, à savoir les gisements d’or et d’argent en
Amérique latine, ne suit pas. Dès lors, on cherche un substitut à la monnaie métallique : le
billet de banque.
Les orfèvres s’en chargent au départ. Tout naturellement parce qu’ils travaillaient les métaux
précieux, fabriquaient des bagues, des colliers, des chaînettes en or. Ils disposaient de
coffres et gardaient les métaux précieux ou les pièces d’or qu’on mettait en dépôt chez eux.
Quand un marchand dépose 27 écus chez son orfèvre, il reçoit un reçu d’un montant de 27
écus. Supposons qu’au lieu de lui donner un seul reçu, l’orfèvre lui en fournit deux d’une
valeur de 10 écus, un d’une valeur de 5 écus et un d’une valeur de 2 écus. Supposons en
outre que les autres marchands de la place acceptent ces reçus comme moyens de paiement.
A condition, bien sûr, qu’ils aient confiance dans l’orfèvre, c’est-à-dire s’ils estiment qu’ils
peuvent échanger leur «reçu de 5 écus» contre des pièces d’or d’une valeur équivalente.
S’il en est ainsi, le tour est joué, il y a eu métamorphose entre le métal et le billet comme le
montre le bilan (1) de l’orfèvre.
écus 27 Billets écus 27Or
Passif Actif
orfèvrel' de (1)Bilan
L’orfèvre s’engage à tout moment à échanger les billets contre des pièces sonnantes et
trébuchantes. Par conséquent, les détenteurs de billets ont une créance sur l’orfèvre et les
billets figurent au passif du bilan de l’orfèvre1.
Il n’y a, jusqu’ici, aucune création monétaire et le problème de départ n’est pas résolu : la
nouvelle demande monétaire issue d’une croissance des transactions n’est pas rencontrée.
D’année en année, l’orfèvre se rend compte que ceux à qui il a offert des billets ne viennent
pas le lendemain matin rechercher leur or. Il se dit donc que, tout en restant prudent, il peut
émettre plus de billets que l’équivalent des pièces métalliques encaissées. Dès lors, il prête à

1 Pour rappel, l’actif correspond à la «richesse» dont dispose l’orfèvre (même si elle ne lui appartient pas). En l’occurrence, l’orfèvre
dispose de 27 écus dans son coffre (ils appartiennent au marchand). Le passif nous renseigne sur l’utilisation qui est faite de cette
«richesse». Les billets de 27 écus au passif indiquent que les 27 écus en or appartiennent au marchand (ou aux futurs détenteurs des billets)
et que l’orfèvre à une dette envers eux.
d’autres marchands, à concurrence, par exemple, du double de son stock d’or. Cette situation
est représentée par le second bilan2.
Bilan (2) de l’orfèvre
Actif Passif
Or
Prêts
27 écus
54 billets d’écus
Billets en circulation 81 écus
Total 81 écus Total 81 écus
Le problème monétaire est résolu : la masse monétaire en circulation s’accroît. L’orfèvre
s’est mué en banquier. Il prête et perçoit un intérêt. Non sans risque. Si tous les détenteurs de
billets viennent un beau matin retirer leur or, la banque saute : la «couverture or» est
partielle (1/3).
Petit à petit, les banques privées se substituent à l’orfèvre. En cas de crise ou de tension sur
le plan national ou international, l’insécurité grandit. La situation des banques devient
critique. Voilà pourquoi des Banques centrales reprennent la fonction de l’orfèvre. La
Banque de Suède voit le jour en 1668, la Banque d’Angleterre en 1694, la Banque nationale
de Belgique, beaucoup plus tard, en 1852.
1.2.3. La monnaie scripturale
Une entreprise, un ménage, une université… peuvent déposer en banque une certaine somme
de billets (monnaie fiduciaire) et ouvrir pour le même montant un compte à vue. L’orfèvre
du moyen âge échangeait des billets contre des pièces d’or ; le banquier moderne
métamorphose la monnaie fiduciaire en monnaie scripturale.
La monnaie scripturale est donc constituée de comptes à vue auprès d’institutions
financières tels que banques, caisses d’épargne, organismes de crédit.
La monnaie scripturale est de la monnaie. Elle a donc une liquidité parfaite. Elle peut servir
directement à des paiements, sans être convertie en aucune autre forme monétaire. Une seule
chose la distingue de la monnaie fiduciaire : elle n’a pas cours légal. C’est-à-dire qu’un
agent économique peut refuser d’accepter un paiement par carte bancaire. La différence
juridique existe. Sur le plan des faits, la monnaie scripturale est de plus en plus utilisée
comme moyen de paiement. Les transactions monétaires entre entreprises se font à l’aide de
virements : on débite un compte pour en créditer un autre. Les ménages et les entreprises
paient par carte bancaire. Tout cela est possible parce qu’il y a au départ un compte à vue.
Le chèque, le bulletin de virement, la carte bancaire, ne sont pas «en soi» de la monnaie. Ils
permettent l’accès à la monnaie. Néanmoins on utilise parfois l’expression «monnaie
électronique» ou, en anglais, «plastic money». C’est un non-sens. Les cartes permettent
l’accès à la monnaie fiduciaire ou scripturale. Avec une carte de banque, vous pouvez
obtenir de la monnaie fiduciaire ou payer votre essence. Dans les deux cas, votre compte à
vue sera débité. Lui seul peut être considéré comme monnaie.
Comment se crée et se détruit de la monnaie scripturale ? Il faut d’abord un dépôt primaire,
c’est-à-dire une métamorphose de monnaie fiduciaire en monnaie scripturale par un agent
économique non bancaire. La banque se substitue à l’orfèvre, les billets se transforment en

2 Les prêts de 54 billets d’écus figurent à l’actif car c’est une «richesse» dont dispose l’orfèvre, même s’il n’en dispose pas immédiatement
(il faut qu’il se fasse rembourser). Sous quelle forme est ce prêt ? Sous la forme de billets en circulation. C’est ce que nous indique le assif
qui a augmenté de 54 billets en circulation.
1 / 43 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !