Au temps de la Révolution, la décentralisation, jusqu`où

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Au temps de la Révolution, la décentralisation,
jusqu’où ?
Claude WANQUET,
Professeur émérite d’Histoire moderne, Université de La Réunion
L’époque de la Révolution a certainement permis à Bourbon/La
Réunion la première expérimentation véritable de la décentralisation.
Une décentralisation tellement poussée qu’elle s’est carrément
transformée en autonomie et qu’elle a même failli déboucher sur
l’indépendance.
L’époque a pourtant aussi été celle d’une très forte manifestation
du sentiment d’appartenance à la Nation française et d’une véritable
volonté d’intégration de l’île à cet ensemble, par exemple par les
députations successives à la Législative, à la Convention et aux Conseils
du Directoire 1 .
En fait, loin d’être inconciliables les deux démarches sont non
seulement complémentaires mais souvent même conjointes. Et si l’on
peut leur reprocher une certaine ambiguïté, cette ambiguïté n’est que le
reflet, et peut-être que la conséquence, des ambiguïtés de la Révolution
en général dont une des décisions les plus rapides2 et les plus durables, le
réaménagement complet de l’espace par la création des départements,
peut être interprétée de deux manières totalement opposées selon que
l’on considère le département comme « l’agent de l’unification
nationale ou, au contraire, la chance de la voie locale » 3 . Selon
l’interprétation historiographique dominante la Constituante a fait des
1
2
3
Sur ce sens très affirmé, de la députation insulaire à l’Assemblée nationale voir
Claude Wanquet, Les premiers députés de la Réunion à l’Assemblée Nationale :
Quatre insulaires en révolution (1790-1798).
La réforme, inspirée par la nuit du 4 août 1789, a été mise en œuvre le 7 septembre
suivant et achevée, avec la dénomination des départements, dès le 26 février 1790.
Pour une vue d’ensemble de la question départementale voir la notice
« Administration locales » de J. J. Clère dans le Dictionnaire historique de la
Révolution française, p. 5-10.
Mona Ozouf , « Département » in Dictionnaire critique de la révolution française,
p. 563-564.
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Claude WANQUET
départements des véritables petites républiques autonomes et donc
accompli une œuvre totalement décentralisatrice. Mais les régionalistes
font au contraire du département l’instrument même de la centralisation
utilisant la pyramide d’assemblées créées pour diffuser plus aisément les
décisions du centre vers la périphérie.
En fait tout a dépendu des circonstances politiques générales, la
départementalisation favorisant à coup sûr aussi bien la révolte
fédéraliste de 1793 que la centralisation jacobine de la constitution de
1795 (dans laquelle le commissaire représentant le gouvernement
central anticipe sur les projets de l’Empire).
Pour ce qui est de Bourbon/La Réunion, s’est instaurée en
permanence durant la Révolution une sorte de mouvement fortement
contrasté.
Avec d’un côté l’attente et l’imitation, allant parfois jusqu’à la
caricature involontaire, des modèles « et » décisions métropolitaines et
de l’autre, la critique, la contestation voire le refus de ces modèles et
décisions 4 . Et là aussi, la chronologie a eu une importance essentielle,
d’autant que l’espace se mesurait alors en fait en durée, trois mois au
moins et souvent beaucoup plus séparant un événement métropolitain
de la connaissance qu’on pouvait en avoir dans l’île.
I- L’ EVEIL LOCAL A LA CONSCIENCE ET A LA RESPONSABILITE
POLITIQUES
L’aspect le plus immédiat – et en définitive peut-être le plus
durable – de la Révolution pour les Mascareignes a été l’éveil de la
conscience politique. Jusqu’en 1789 les insulaires avaient été quasiment
privés de toute possibilité réelle d’expression et, a fortiori, de gestion de
leurs propres affaires. Tout était aux mains d’une administration
importée et autoritaire. A sa tête des gouverneurs, généralement
officiers de marine et comme tels habitués à la terrible discipline de la
« Royale ». A l’échelon local des commandants de paroisse,
arbitrairement nommés par ces gouverneurs et d’abord chefs de la
milice, dont le service pesait en principe sur tous les colons de 15 à 55
ans. Et pour atténuer la rigueur d’un tel régime, pas même le rôle
consultatif, en matière fiscale et économique, d’une Assemblée coloniale
comme celle dont les îles du Vent, la Martinique et la Guadeloupe,
avaient été dotées depuis 1787.
C’est seulement dans les derniers mois de 1789 que le processus
révolutionnaire inspiré surtout, non par la pression locale, mais par celle
4
Cf. Claude Wanquet, Histoire d’une Révolution, La Réunion (1785-1803), 3 vol.
1981-1984, et « Révolution française et identité réunionnaise » in Revue française
d’histoire d’outre-mer, t. LXXVI (1989-), n° 282-283, p. 35-37.
Au temps de la Révolution, la décentralisation…
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des élus et des événements de Saint-Domingue, démarre dans les îles
orientales. Diverses lettres du ministre La Luzerne, relayées sur place
par les administrateurs, demandent à leurs habitants « s’ils désirent ou
non l’établissement d’une Assemblée coloniale » et s’il leur paraît
« intéressant » d’avoir la faculté de correspondre habituellement avec un
ou plusieurs députés chargés de leurs affaires communes, résidents en
France 5 . A ces questions les administrateurs exigent en principe des
paroisses des réponses limitées et surtout isolées. Mais, dès le 27
décembre à Saint-Denis un comité élu se déclare permanent et entend
réclamer, au nom de toutes les paroisses, une Assemblée générale. Les
administrateurs ironisent sur la prétention de ces quatre puis cinq
membres à se croire aux Etats Généraux mais l’arrivée, début février
1790, d’un navire parti de Bordeaux le 23 octobre précédent et
porteur des « nouvelles extravagantes » 6 de ce qui s’est passé en
Métropole les conforte singulièrement. Les administrateurs sont obligés
de concéder la réunion d’une Assemblée générale élue par la paroisses,
qui ouvre ses séances le 17 mai 1790. Les débuts de la Révolution sont
d’abord, pour les colons, l’occasion d’enfin s’exprimer. Et ils
s’abandonnent à cette liberté nouvelle avec une espèce de griserie.
Les archives de cette période offrent une foule de textes abordant
les sujets les plus divers, des plus graves et des plus techniques aux
relativement futiles, dans une espèce de défoulement verbal collectif.
Mais de la prise de parole on passe rapidement à la prise de
décision. A peine vient-elle de se constituer que l’Assemblée générale se
déclare à l’unanimité « permanente, inviolable et ne pouvant être
dissoute que par un décret de l’Assemblée Nationale sanctionné par le
Roi ».
Et si elle décide, le 11 juin, d’envoyer une députation à
l’Assemblée Nationale elle arrête de ne le faire qu’après s’être occupée
« de tout ce qui regarde le travail intérieur de la colonie ». Déjà elle a
commencé diverses réformes touchant aussi bien aux tribunaux ou à la
milice qu’à la réfection des chemins ou à la législation du marronage.
II- L ES TEXTES FONDATEURS DE LA DECENTRALISATION DANS LE
DOMAINE COLONIAL (MARS 1790)
A cette date cependant la position de l’Assemblée générale
demeure précaire et l’application de ses décisions hypothétiques.
« Quoiqu’elle se livrât à ces éclats d’autorité, écrit l’ordonnateur
Duvergé, elle sentait qu’ils ne portaient sur aucun fondement légal, et
5
6
ADR (Archives Départementales de La Réunion) L 93/2.
L’expression est employée par le gouverneur général Conway dans une lettre du 10
février 1790 à son adjoint à Bourbon, Cosigny ADR L 81/1.
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Claude WANQUET
cette réflexion, qui a plus d’une fois percé dans ses délibérations, était
encore un frein pour la plupart de ses membres. Mais elle n’en a plus
connu, ajoute-t-il, à l’arrivée du décret de l’Assemblée nationale du 8
mars 1790. Il était parvenu indirectement, et dépourvu de tout caractère
d’authenticité mais l’Assemblée croyait y voir la liberté de se faire des
lois et une forme de gouvernement à son gré ; aussi a-t-il été saisi et
promulgué avec une espèce de « délire » 7 .
Ce décret en effet, en autorisant les Assemblées coloniales, légalise
a posteriori l’œuvre de celles qui s’étaient déjà spontanément créées .
Dans son préambule « l’Assemblée Nationale… déclare que considérant
les colonies comme une partie de l’empire français et désirant les faire
jouïr des fruits de l’heureuse régénération qui s’y est opérée, elle n’a
cependant jamais entendu les comprendre dans la constitution qu’elle a
décrétée pour le royaume et les assujettir à des loix qui pourraient être
incompatibles avec leurs convenances locales et particulières ». Aussi
autorise-t-elle « chaque colonie à faire connaître son vœu sur la
constitution, la législation et l’administration qui conviennent à sa
prospérité et au bonheur de ses habitants, à la charge de se conformer
aux principes généraux qui lient les colonies à la Métropole et qui
assurent la conservation de leurs intérêts respectifs » (Article 1). Elle
arrête que « les plans préparés dans les… assemblées coloniales seront
soumis à l’Assemblée Nationale pour être examinés, décrétés par elle et
présentés à l’acceptation et à la sanction du Roi » (article 4) ; que « les
décrets de l’Assemblée Nationale sur l’organisation des municipalités et
des assemblées administratives seront envoyés aux assemblées coloniales
avec pouvoir de mettre à exécution la partie des décrets qui peut
s’adapter aux convenances locales, sauf la décision définitive de
l’Assemblée Nationale et du roi sur les modifications qui auraient pu y
être apportées et la sanction provisoire du gouverneur » (article 5).
Enfin elle « met les colons et leurs propriétés sous la sauve-garde
spéciale de la Nation ; déclare criminel envers la Nation quiconque
travaillerait à exciter des soulèvements contr’eux » (article 6).
Il s’agit là du texte véritablement fondateur de l’autonomie des
colonies en matière de législation. Autonomie qui doit toutefois se
conjuguer avec les impératifs qu’imposent l’unité nationale et l’intérêt
même de ces colonies. Ce que souligne par exemple de façon très
explicite ce passage de la longue instruction du 28 mars qui accompagne
le décret :
« La nature de leurs intérêts qui ne sauraient jamais entièrement se
confondre avec ceux de la Métropole, les notions locales et
particulières que nécessite la préparation de leurs loix, enfin la
7
Lettre au ministre de la Marine n° 19 du 1 er novembre 1790, ADR, L 94/1.
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distance des lieux et le temps nécessaire pour les parcourir,
établissent de grandes différences de situation entr’elles (les colonies)
et les provinces françaises et nécessitent par conséquent des
différences dans leur constitution.
Mais en s’occupant à les rechercher, il ne faut jamais perdre de vue
qu’elles forment cependant une partie de l’empire français et que la
protection qui leur est due, par toutes les forces nationales, que les
engagements qui doivent exister entr’elles et le commerce français,
en un mot, que tous les liens d’utilité réciproque qui les attachent à
la Métropole n’assureraient aucune espèce de solidité, sans
8
l’existence des liens politiques qui leur servent de base » .
Mais de ces restrictions ou garde-fous, l’opinion dirigeante locale
n’a cure et retient surtout que la Constituante « a promis d’avance
d’adopter toutes les propositions utiles de l’Assemblée Coloniale » 9 . Une
position que paraissent conforter la première Constitution française de
septembre 1791 qui met les colonies à part de la législation nationale et
la seconde de 1793 qui les passe carrément sous silence.
III-
MODALITES
ET
CONSEQUENCES
DECENTRALISATRICE REVOLUTIONNAIRE
DE
L ’ EXPERIENCE
D’avoir pris en main les destinées de leurs îles permet aux élus
réunionnais d’essayer de combler les retards dont elle souffre au niveau
de son développement. Ces retards, très nombreux et imputables à des
causes multiples, sont assez bien résumés dans la pétition de la colonie à
l’Assemblée nationale du 21 avril 1791 10 que l’on peut assimiler à un
véritable cahier de doléances local. Avec l’aide d’une Métropole elle
même « régénérée » par la Révolution, dont la colonie s’estime en droit
d’attendre beaucoup 11 , des barrières sautent au niveau économique
(comme l’obligation imposée jusqu’alors aux navires français de faire
leur retour exclusivement à Lorient ou Toulon), des progrès notables se
8
9
10
11
Le texte du décret et de l’instruction de mars 1790 a été publié par R. D’Unienville
dans Histoire politique de l’Isle de France, t. I (1789-1791), p. 129-142.
Déclaration de J.B. Greslan, président de la première Assemblée coloniale élue en
conformité avec les instructions, à l’ouverture de ses travaux, le 23 novembre 1790.
ADR, L 49.
ADR, L 18.
Ainsi que le rappelle fermement en 1801 aux consuls, nouveaux maîtres de la France,
le comité administratif local quand il écrit : « Comme Français éloignés de leurs plus
précieuses affections, les colons ont droit à une attention immédiate de la part de la
Métropole et leur industrie, soit commerciale, soit agricole, veut être protégée parce
qu’elle représente une des sources de la fortune nationale ». Lettre du 25 brumaire
an X (16 novembre 1801), ADR, L 75/6.
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Claude WANQUET
font dans le domaine culturel (tels l’implantation de la première
imprimerie ou la réouverture du collège colonial).
Cependant, plus encore que la satisfaction d’un certain nombre de
besoins, ce que la décentralisation permet surtout d’affirmer hautement,
c’est qu’il existe dans de nombreux domaines une « localité » – on dirait
aujourd’hui une spécificité – incontournable. Une « localité » qui fait
immédiatement considérer comme inapplicables, en tout ou en partie,
certains modèles de la Métropole. Par exemple, si l’on voit dans l’île
quelques timides manifestations anticléricales, il n’est jamais question
d’y procéder à l’élection des prêtres, son sous-encadrement chronique en
personnel religieux rendant d’emblée cette procédure impossible. De
même si l’on adopte le calendrier républicain, on limite son application
aux seuls individus libres, afin de ne pas perturber le système servile par
la suppression du repos dominical : quoi de plus signifiant de la différence
profonde existant entre l’univers colonial et l’univers métropolitain que
cette différence dans leur manière de scander l’écoulement du temps ?
Mais la « localité » réunionnaise ne s’exprime pas qu’en face de la
Métropole. Elle se manifeste également par l’affirmation de différences
avec les autres colonies françaises qui peuvent même aboutir parfois à
une véritable opposition ouverte avec elles. Le terme de la
décentralisation, c’est la revendication du droit à l’unicité dans l’empire
français.
Même si l’île affirme parfois dans les débuts de la période
révolutionnaire, une certaine fraternité avec les colonies américaines de
Saint-Domingue, en particulier avec les petites Antilles, et remercie
Gouy d’Arsy, représentant de Saint-Domingue, des efforts qu’il déploie à
Paris pour « faire entendre la voix gémissante de tous les créoles », elle
tient aussi à marquer ses distances vis-à-vis d’elles. D’abord parce qu’elle
estime avoir été beaucoup plus mal traitée qu’elles par la Monarchie et
« que les malheurs dont se plaignent à juste titre les Antilles ne peuvent
se comparer aux fléaux despotiques qui accablent les possessions
asiatiques sous un régime oppressif qui (leur) interdit jusqu’aux
larmes » 12 . Ensuite et surtout parce que les transformations radicales, en
matière sociale, connues par Saint-Domingue et la Guadeloupe, où
l’esclavage est aboli, les font bientôt apparaître à la très grande majorité
des colons réunionnais, beaucoup plus comme un repoussoir que comme
un modèle.
Cependant, c’est surtout avec l’Ile de France voisine que La
Réunion tient à affirmer ses différences. Certes il existe entre leurs
populations de très forts liens de fraternité et même de consanguinité.
Certes leur passé et plus encore leur sont largement communs et
12
Adresse présentée à l’Assemblée nationale le 27 février 1750 par « plusieurs
propriétaires habitants des Iles de France et de Bourbon », A. N. Col C4/106.
Au temps de la Révolution, la décentralisation…
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d’aucuns peuvent justement affirmer qu’elles ne pourront, face aux
menaces anglaise ou abolitionniste, que « se sauver ou périr
ensemble » 13 . Mais cela n’empêche pas que la Révolution réveille et
même accentue sensiblement les vieux sentiments de frustration et de
méfiance d’une île essentiellement agricole, non seulement dépossédée
de son ancien leadership politique par sa voisine commerçante mais aussi
fréquemment exploitée par elle. Au point qu’en 1799 on arrive presque,
à l’occasion d’incidents créés par un corsaire (en l’occurrence Surcouf),
à une quasi confrontation armée.
IV- VERS LA RUPTURE AVEC LA M ETROPOLE
Durant toute l’époque révolutionnaire l’île affiche un bruyant
nationalisme et souvent un bruyant légalisme. Mais dans les faits, les
liens de dépendance et de respect vis-à-vis de l’autorité métropolitaine
se distendent fortement.
Ainsi la notion de précarité des décisions prises par les Assemblées
coloniales (théoriquement suspendues à la ratification parisienne)
s’érode progressivement. Certes, le mot « provisoire » est encore accolé
en 1798, au terme d’« Organisation générale » 14 , qui désigne en fait la
nouvelle Constitution locale. Mais, si l’article premier de cette Organisation déclare que La Réunion « fait partie de la République française
une et indivisible », le suivant ajoute aussitôt qu’« en raison de sa
localité elle est régie par des institutions particulières » !
Corollaire de cette évolution, la caution du gouverneur, le
représentant officiel de l’Etat, devient de plus en plus formelle (quand
elle est encore sollicitée !). Tandis que l’importance et même le crédit
du personnage sont de plus en plus faibles, on assiste à une
marginalisation progressive du chef d’une administration qualifiée –
l’adjectif est hautement significatif – d’« extérieure ». Dès 1791, ce
gouverneur ne peut plus guère se retrancher derrière les instructions de
son ministre, car, comme le rappelle vertement l’Assemblée coloniale
« regarder (aujourd’hui) comme des lois des lettres des Ministres est un
abus intolérable » et « il serait absurde d’y avoir aucun égard pour ce qui
concerne l’administration intérieure des colonies » 15 . Quelques mois
13
14
15
Lettre du président de la Commission intermédiaire de l’Ile de France, Descombes,
au Comité administratif de La Réunion du 19 brumaire an IX (10 novembre 1800),
ADR, L74.
Organisation arrêtée dans les séances de l’Assemblée des 11 et 17 prairial an VI (30
avril au 5n juin 1798) et acceptée par les assemblées primaires le 29 prairial (17
juin). ADR, L 38.
Lettres des Présidents de l’Assemblée, Bellier et Léon, au gouverneur Chermont qui
prétendait justifier son refus de sanctionner le nouvel ordre judiciaire en
s’appuyant sur les termes d’une lettre de La Luzerne, 14 et 26 mars 1791, ADR, L 9.
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Claude WANQUET
encore et il lui est impossible de s’abriter derrière l’autorité du Roi,
puisqu’il est, après la prise des Tuileries, le représentant d’un « homme
qui né [sic] plus rien » et qui bientôt doit « expier » ses fautes « sur un
échafaud » 16 . Progressivement réduit, selon une formule de Villèle dans
ses Mémoires, a n’être qu’une « machine à sanctions », il ne retrouve
quelque lustre qu’en se rangeant ouvertement du côté des notables
conservateurs au pouvoir, comme Jacob lors de l’insurrection du Sud en
1798. Mais que le même personnage tente l’année suivante, de profiter
du soulèvement d’une partie de la Garde nationale pour essayer
d’augmenter son crédit, pour qu’aussitôt l’Assemblée coloniale fasse
ouvertement comprendre qu’elle ne le maintient en fonction que par
souci de conserver à l’ensemble du système politique insulaire un vernis
de légalité.
Un vernis qui a manifestement craqué totalement lors de ce qui est
l’épisode majeur de l’histoire révolutionnaire des Mascareignes, le
renvoi en 1796 par les colons, des commissaires du Directoire venus
appliqués dans les îles l’abolition de l’esclavage proclamée par la
Convention le 16 pluviôse an II (4 février 1794) et la constitution
assimilationniste de 1795 17 .
Je ne m’attarderai pas sur les détails de cette affaire18 qui même si
elle se passe entièrement sur le sol de l’Ile de France, intéresse au
premier chef La Réunion, sauf pour souligner qu’elle permet, avec l’essai
de justification du comportement des dirigeants insulaires, une des plus
étonnantes célébrations des vertus du régime autonomiste jamais écrite.
Le mémoire du 3 thermidor an IV (21 juillet 1796) cosigné par les
dirigeants des deux îles19 , présente en effet comme un idéal difficilement
surpassable la situation qu’elles seraient censées connaître :
« Une Assemblée Coloniale y exerce avec la sanction du Gouverneur
le Pouvoir Législatif provisoire pour l’intérieur ; elle reçoit toutes
les lois de la République et adapte à la localité celles qui n’ont pas
le caractère de lois générales […] D’un autre côté, le Gouverneur
Général, délégué du Pouvoir Exécutif, en exerce toutes les fonctions,
16
17
18
19
Délibération de la municipalité de Saint-Joseph du 31 mars 1753 et déclaration de
Bernard, futur député de l’île à la Convention, devant l’assemblée primaire de SaintPaul du 23 juin suivant. ADR, L 336 et 340.
Constitution qui, pour la première fois, rappelons-le, érigeait La Réunion en
département.
Voir Claude Wanquet, « La tentative de Baco et Burnel d’application de
l’abolition aux Mascareignes en 1796. Analyse d’un échec et de ses
conséquences », in Les abolitions de l’esclavage de L. F. Sonthonax à V.
Schoelcher, p. 231-240 et La France et la première abolition de l’esclavage, 17941802.
ADR, L 331 Le cas des colonies orientales, Ile de France (Maurice) et La Réunion,
p. 277-362.
Au temps de la Révolution, la décentralisation…
89
et a de plus le droit de sanction, afin qu’aucune loi ne nous régisse,
même provisoirement, sans que le Représentant de la Métropole y
ait concouru… De cette manière, les pouvoirs se trouvent balancés ;
les passions humaines ont un frein ; les abus sont comprimés : la
justice règne seule dans ces heureuses contrées, et cet ordre si
sagement établi tourne en entier à la gloire et au profit de la
République ».
V- L A TENTATION DE L ’INDEPENDANCE
Même si le discours colonial affirme que la volonté patriotique de
conserver intacts à la France des « colonies précieuses » a été l’ultime et
plus importante raison d’expulser ceux qui officiellement, étaient ses
représentants, il n’en demeure pas moins que cette décision a gravement
bravé l’autorité métropolitaine. Et donc que l’éventualité de représailles
nationales devient pour les Mascareignes une menace quasi permanente.
Dans ces conditions n’ont-elles pas intérêt à se proclamer
indépendantes ?
Dès avant 1789, certains théoriciens considéraient comme
inéluctable, à terme, l’indépendance des colonies. Et dans les débuts de
l’ère révolutionnaire, des colons de Saint-Domingue avaient brandi
l’épouvantail d’une scission de leur île de l’ensemble français si on ne
leur octroyait pas une place à l’Assemblée Nationale.
Bertrand, le premier représentant de Bourbon à cette Assemblée,
avait aussi évoqué le risque de voir l'empire français s’émietter en
« petites républiques indépendantes » si Paris ne reconnaissait pas les
députations coloniales20 . Mais ce qu’il évoquait alors comme un danger,
est devenu maintenant une tentation que chaque crise politique
intérieure – tels l’insurrection du Sud en mars-avril 1798, le soulèvement
d’une partie de la Garde nationale en février 1799 – surexcite. Un parti
ultra-royaliste que Villèle dans ses Mémoires, appelle « les novateurs »,
préconise la proclamation unilatérale, par La Réunion, d’une
indépendance au moins passagère, le temps que la monarchie soit
rétablie en Métropole (l’île se ralliant alors de nouveau au pavillon à
fleur de lys restauré). Le projet est désavoué par l’Ile de France qui
délègue, entre autres, le président de son assemblée coloniale, le vieux
gouverneur Malartic pour le combattre. Mais plus encore que ces
notables patriotes, c’est un accord commercial prometteur pour
l’écoulement du café local, passé (ou susceptible de l’être) avec les
20
Mémoire du 27 novembre 1791 adressé à l’Assemblée nationale et annexé à sa lettre
à l’Assemblée coloniale de Bourbon du 29 novembre, ADR, L 307.
90
Claude WANQUET
Américains, qui le rend moins pressant 21 . Si bien que lors de sa séance du
12 ventôse an VIII (2 mars 1800) l’Assemblée « passe à l’ordre du jour
sur le dit projet qui paraît inadmissible et dangereux dans son
exécution 22 .
Au lendemain du coup d’Etat de brumaire, la Constitution de l’an
VIII renonce à assimiler les colonies à des départements et prévoit
qu’elles seront régentées par des lois spéciales adoptées après
consultation des opinions locales. Ces dispositions paraissent conforter
la décentralisation et éloigner ce qui, pour les colons, est la pire hantise,
l’application du décret de pluviôse. Mais l’arrivée à l’Ile de France le 14
octobre 1800 de Cossigny Palma, nouveau directeur du moulin des
poudres, ravive de plus belle cette hantise. Les instructions prévoient, en
effet, qu’il octroyera un salaire aux Noirs placés sous ses ordres, ce qui
apparaît comme un premier pas vers l’abolition de l’esclavage. Cette
mission de Cossigny tourne rapidement court (avec d’ailleurs son plein
accord) mais revigore sans nul doute à La Réunion le parti des
« novateurs » qui mute, au début de 1801, en un parti favorable à l’appel
(là aussi temporaire) à la protection anglaise, la meilleure garantie de
l’ordre social esclavagiste.
Le courant anglophile, un moment très actif dans la région au
Vent, est assez rapidement maîtrisé23 , mais ce n’est vraiment qu’en
apprenant que la loi française du 30 floréal an X (30 mai 1802)
maintient formellement l’esclavage là où il n’avait pas été supprimé que
l’opinion dirigeante met fin à ses craintes et à ses agitations.
Les arrêtés du Consulat des 13 pluviôse et 3 germinal an XI (2
février et 24 mars 1803) suppriment toutes les autorités administratives
et tous les tribunaux que le gouvernement n’auraient pas confirmés.
C’en est donc fini des Assemblées coloniales et de toutes les instances
représentatives locales. Pourtant c’est sans aucun commentaire que la
commission intermédiaire (qui supplée alors l’Assemblée coloniale) en
accuse réception le 28 vendémiaire an XII (9 octobre 1803) et « arrête
que l’Assemblée coloniale, le comité administratif, l’agence générale, les
agences municipales cessent toutes leurs fonctions dès ce moment ». 24
C’est avec ce laconique procès-verbal que s’achève la première et
sans doute la plus extrême expérience de décentralisation qu’ait connue
La Réunion. Selon Villèle c’est « de grand cœur… que l’Assemblée
coloniale prononça elle-même sa dissolution » 25 . Et il est vrai qu’on ne
21
22
23
24
25
Dans la séance de l’Assemblée du 8 pluviose au VIII (28 janvier 1800) un député
peut faire admettre à ses collègues que « le besoin d’innover est moins grand ».
ADR, L 44.
Et ses principaux tenants condamnés à l’exil.
ADR, L 46.
Mémoires, p. 178.
Au temps de la Révolution, la décentralisation…
91
peut manquer d’être frappé par l’atonie quasi complète de la vie
politique locale26 et par l’absence de tout projet important de réforme
dans les quinze ou vingt mois qui ont précédé l’arrêté du 9 octobre 1803.
Alors que dans l’Ile de France voisine, jusqu’à la veille de l’installation
de Decaen, les dirigeants locaux ont montré au contraire une grande
activité législative, estimant par exemple que des « commissaires du
gouvernement » ne sauraient jamais établir un règlement des
affranchissements « sur des bases aussi certaines que celles présentées,
discutées et arrêtées par des colons » 27 .
Cependant, même si la satisfaction que la garantie de l’ordre social
auquel ils sont attachés procure aux possédants réunionnais, anesthésie
quelque temps chez eux les velléités d’autonomie politique, celles-ci ne
tardent pas à renaître. L’espèce d’abandon dans lequel est laissée l’île
durant le régime de Decaen et les très graves épreuves climatiques et
économiques qu’elle traverse alors ne peuvent que favoriser ces velléités.
Mais c’est surtout un peu plus tard, avec le mouvement des FrancsCréoles, qu’elles retrouvent véritablement toute leur vigueur. Alors, avec
le recul de la nostalgie, le temps des Assemblées coloniales s’idéalise
complètement comme un des moments très forts de l’expression d’une
identité réunionnaise toujours aujourd’hui à la recherche de sa plénitude.
26
27
Dernier plaidoyer d’inspiration autonomiste, une adresse au ministre de la Marine
du 20 prairial an X (9juin 1802) combattant l’idée d’un retour au privilège
commercial de Lorient et Toulon, insiste encore sur la nécessité de lois « appliquées
à la localité », ADR L 46.
Rapport de Vieillard à l’Assemblée du 1 er ventôse an X (20 février 1802), Archives
de Maurice B. 41/B. Le 19 fructidor an XI (6 septembre 1803) alors que Decaen est
déjà arrivé en rade depuis une vingtaine de jours, l’Assemblée coloniale arrête
encore, « attendu l’urgence, que nulle pétition et nul rapport ne sera soumis à sa
discussion, que les réformes de l’administration intérieure ne soient achevées »
(AMB 43/B).
Toutefois l ’installation officielle du gouvernement de Decaen le 3 vendémiaire (25
septembre 1803) met fin à toute ambition de réforme de et par l’Assemblée ».
Le dernier plaidoyer d’inspiration autonomiste, est une adresse au ministre de la
Marine du 20 prairial an X (9 juin 1802) combattant l’idée d’un retour au privilège
commercial de Lorient et Toulon, et insistant encore sur la nécessité de lois
« appliquées à la localité » ADR L46.
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