Note de l’Ifri Les Irlandais et le traité de Lisbonne ACTE II Marie-Claire Considère-Charon Janvier 2010 L'Ifri est, en France, le principal centre indépendant de recherche, d'information et de débat sur les grandes questions internationales. Créé en 1979 par Thierry de Montbrial, l'Ifri est une association reconnue d'utilité publique (loi de 1901). Il n'est soumis à aucune tutelle administrative, définit librement ses activités et publie régulièrement ses travaux. L'Ifri associe, à travers ses études et ses débats, et dans une démarche interdisciplinaire, décideurs politiques et économiques, chercheurs et experts à l'échelle internationale. Avec son antenne de Bruxelles (Ifri-Bruxelles), l'Ifri s'impose comme un des rares think tanks français à se positionner au cœur même du débat européen. Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que la responsabilité de l’auteur. ISBN : 978-2-86592-662-6 © Tous droits réservés, Ifri, 2010 IFRI 27 RUE DE LA PROCESSION 75740 PARIS CEDEX 15 - FRANCE TÉL. : 33 (0)1 40 61 60 00 FAX: 33 (0)1 40 61 60 60 Email : [email protected] IFRI-BRUXELLES RUE MARIE-THÉRÈSE, 21 1000 - BRUXELLES, BELGIQUE TÉL. : 00 + (32) 2 238 51 10 Email : [email protected] Site Internet : Ifri.org Sommaire SOMMAIRE ......................................................................................... 1 INTRODUCTION ................................................................................... 2 UN DEFI POUR LE PREMIER MINISTRE ................................................... 3 L’ACCORD DE BRUXELLES .................................................................. 5 UNE VASTE CAMPAGNE D’INFORMATION ET DE PROXIMITE ..................... 7 PARTISANS ET ADVERSAIRES DU TRAITE .............................................. 9 ARGUMENTS ET CONTRE-ARGUMENTS ............................................... 11 Les partisans du traité Les opposants au traité DEBATS ET CONTROVERSES .............................................................. 15 UN SCRUTIN TANT ATTENDU .............................................................. 17 CONCLUSION .................................................................................... 20 ANNEXES : AFFICHES DE CAMPAGNE ................................................. 22 1 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Introduction Depuis que le traité de Lisbonne est entré en vigueur, le blocage institutionnel provoqué par le rejet dudit traité, à 53,4 % des voix1, par l’électorat irlandais, fait désormais figure de simple péripétie dans l’histoire communautaire. Il aura néanmoins pesé sur l’avenir de l’Union européenne (UE) et suscité bien des débats et controverses jusqu’au 2 octobre 2009, jour où le 28e amendement à la Constitution était proposé pour la seconde fois à l’approbation des Irlandais2. La campagne référendaire de 2009 a ressemblé à bien des égards à celle de 2008, à ceci près que de nouveaux paramètres avaient surgi à l’échelle nationale et internationale. La crise qui frappait l’Irlande avec une rare intensité – la plus terrible de la zone euro – a accaparé le débat public dominé par la question du chômage et des mesures gouvernementales très controversées en réponse à la débâcle bancaire et aux déficits publics. Elle allait, de ce fait, jouer un rôle de premier plan dans la campagne où les deux camps tenteraient de fonder une large part de leur argumentaire sur l’impact du traité de Lisbonne quant à l’avenir économique et social du pays. Conscient du risque d’un nouveau rejet, le gouvernement irlandais, dont l’impopularité n’avait fait que croître, proposa, en octobre 2009, un traité assorti de garanties, destinées à rassurer un électorat inquiet et perplexe. Marie-Claire Considère-Charon est professeur émérite à l’université de FrancheComté. Elle enseigne les questions d’intégration européenne, de politiques publiques et d’organisation du territoire à l’ÉNA. Spécialiste de l’Irlande, elle est l’auteur de Irlande, une singulière intégration européenne, paru en 2002 chez Économica, et a codirigé un ouvrage sur les célébrations en Irlande, The Irish Celebrating. Festive and Tragic Overtones, 2008. Elle est l'auteur de nombreux articles sur les élections au Royaume-Uni et en Irlande, l’économie irlandaise, les relations entre l’Irlande et l’Europe et la coopération entre les deux Irlande. 1 Les partisans du non avaient alors réussi à convaincre en nombre les indécis en leur disant qu’il valait mieux voter « non » s’ils ne comprenaient pas les enjeux du traité. « If you don’t know, vote no ! ». 2 Comme le précisait le site officiel du traité, les Irlandais étaient appelés à répondre à la même question qu’en 2008 : « Voulez-vous que l’Irlande ratifie le traité de Lisbonne ? ». Il était bien précisé que le traité n’avait pas été changé mais que certaines décisions en avaient modifié le contexte politique et juridique, notamment quant au maintien d’un commissaire par État et dans les domaines de la législation et de la vie politique qui avaient soulevé des craintes. 2 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Un défi pour le Premier ministre Le 12 juin 2008, le rejet du traité de Lisbonne, qui était destiné à doter l’Europe de moyens renforcés pour sa politique étrangère, à faciliter la prise de décision à la majorité qualifiée, tout en accordant un rôle accru aux parlements nationaux dans le processus décisionnel, avait entamé le crédit de l’Irlande auprès de ses partenaires européens. Les réactions des partenaires européens avaient été très vives, allant de l’agacement à l’indignation et à la colère. Si la pression en faveur d’une nouvelle consultation était très forte de la part des chefs d’État, qui mettaient en cause la responsabilité morale de l’Irlande appelée à décider du destin institutionnel de toute l’Union, la décision d’organiser un second référendum représentait une véritable gageure pour le Premier ministre irlandais3. Dans les semaines qui suivirent le scrutin, alors que l’idée d’un deuxième vote commençait à être évoquée, de nombreuses voix s’étaient élevées en Irlande pour rejeter cette éventualité au nom du respect de la démocratie. Le précédent de Nice4 était encore présent dans les esprits et les Irlandais ne semblaient aucunement disposés à revivre ce que beaucoup avaient ressenti comme une humiliation. Si le vote de 2002 sur le traité de Nice avait permis la ratification du traité, il n’en restait pas moins que l’euroscepticisme avait pris racine et s’était manifesté avec force, six ans après, à l’occasion du premier référendum sur le traité de Lisbonne, le 12 juin 2008. L’Irlande avait alors rejeté le traité par 53,4 % de non contre 46,6 % de oui. Ce n’est qu’à la suite d’une assez longue période de réflexion sur la façon de sortir de l’impasse que le gouvernement opta pour un second référendum, malgré le risque de voir le traité rejeté une fois encore. Il lui incombait de retourner l’électorat, ce qui semblait irréalisable s’il s’agissait exactement du même texte qu’en juin 2008. Les autorités irlandaises avaient, dès le lendemain du vote de 2008, tenté de cerner les préoccupations, les doutes et les craintes des Irlandais dans le but d’y répondre grâce à une série d’éclaircissements et de garanties dans les domaines jugés sensibles et anxiogènes. Il fallait convaincre les Irlandais que les changements 3 M.-C. Considère-Charon , « Le non de l’Irlande au traité de Lisbonne », Politique étrangère, vol. 73, n° 3, automne 2008. 4 Le gouvernement irlandais allait parvenir en 2002, à l’issue d’une campagne vigoureuse, à inverser le vote d’un électorat inquiet des conséquences du grand élargissement. 3 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne institutionnels programmés à plus ou moins long terme par le traité de Lisbonne, avatar du traité constitutionnel, ne remettraient pas en cause des spécificités nationales considérées comme intangibles en matière de neutralité, de fiscalité et de mœurs5. Parmi les points d’achoppement figurait également la fin programmée en 2014 du principe de pouvoir disposer d’un commissaire permanent par État6. 5 Nombre d’Irlandais avaient exprimé leurs craintes de voir leur pays contraint à plus ou moins long terme à adopter une législation qui autorise l’avortement. Le principe du « droit à la vie de l'enfant non né » est inscrit dans la Constitution irlandaise depuis 1983, à la suite de l'adoption par référendum d'un amendement constitutionnel connu sous le nom de « Pro-life Amendment ». 6 Le traité de Nice de décembre 2000 avait fixé le nombre maximum de commissaires à 27 et permettait donc à l’Irlande de conserver son commissaire. Le traité de Lisbonne, une fois ratifié par les 27, aurait dû entraîner la suppression de ce principe à partir de 2014. Le mécontentement des Irlandais quant à cette disposition du nouveau traité s’était exprimé lors de la campagne de 2008. L’Irlande est en effet très attachée à sa représentation au sein de la Commission, jugée plus protectrice des intérêts des petits États, à l’inverse du Conseil où les responsables politiques des grands États, de par leur couverture médiatique et la pondération des voix, tendraient à monopoliser le processus décisionnel. Le droit de nommer un commissaire représentait l’élément essentiel de la stratégie de négociation de l’Irlande sur les institutions lors de la Conférence intergouvernementale. Cette priorité avait été réaffirmée par le Taoiseach à plusieurs reprises et notamment lors du sommet de Biarritz et aussi celui de Nice qui marquait la fin de la présidence française de l’Union européenne. Voir M.-C.Considère-Charon, Irlande, une singulière intégration européenne, Economica, 2002, p. 117. 4 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne L’Accord de Bruxelles Après une série de tractations, l’Irlande et ses partenaires européens conclurent, au sommet européen de Bruxelles des 18 et 19 juin 20097, un accord, ou plutôt un compromis, sur la façon de poursuivre le processus de ratification du traité. Par la voix de son représentant, l’Irlande s’engageait « à chercher à obtenir la ratification du traité de Lisbonne d’ici à la fin du mandat de l’actuelle Commission »8 en échange d’un ensemble « d’arrangements » destinés à « rassurer le peuple irlandais et à répondre à ses préoccupations » concernant une série de problèmes identifiés comme prioritaires9. Ces dispositions figurent parmi les conclusions de la présidence sous la rubrique « Décisions des chefs d’État et de gouvernement des 27 États membres, relatives aux préoccupations du peuple irlandais concernant le traité de Lisbonne » (annexe I). Il s’agit des points sensibles où elle entendait sauvegarder sa souveraineté, à savoir le droit à la vie, la famille et l’éducation (section A)10, la fiscalité (section B), la sécurité et la défense (section C)11. Ces dispositions prendront la forme d’un protocole annexé au prochain traité soumis à ratification par les États membres, en l’occurrence le traité d’adhésion de la Croatie (soit un texte à valeur de droit primaire ou constitutionnel).12 De surcroît, les vingt-sept renoncèrent au projet de réduction de la taille de la Commission de façon à préserver le principe d’un commissaire européen par pays de l’UE dans le futur exécutif communautaire. Il ne fut cependant pas envisagé d’incorporer au 7 er Ce mandat allait prendre fin le 1 novembre 2009. Ce conseil fut également l’occasion de rassurer le gouvernement britannique de Gordon Brown sur le fait qu’il n’était pas question de revenir sur la ratification. 8 Ce référendum devait avoir lieu entre mi-septembre et début octobre, de façon à ce que la nouvelle Commission européenne soit nommée sous ce nouveau régime juridique. Il restait toutefois à obtenir que deux autres pays terminent leur processus de ratification : la Pologne et la République tchèque dont le président Vaclav Klaus s’était engagé à ne signer le traité qu’après le résultat du référendum irlandais. 9 Au Conseil européen de Bruxelles des 11 et 12 décembre 2008, la présidence s’était engagée dans ce sens. 10 Il s’agissait de s’opposer à toute pression communautaire en faveur d’une dépénalisation de l’avortement. 11 Il était précisé que « le traité de Lisbonne ne prévoit pas la création d’une armée européenne ni de conscription pour une quelconque formation militaire ». 12 La crainte de devoir renoncer à sa neutralité militaire s’était déjà exprimée en 2001 à l’occasion du débat autour de la ratification du traité de Nice. En 2002, le Conseil européen avait adopté la déclaration dite de Séville, une déclaration unilatérale du gouvernement irlandais, destinée à garantir sa neutralité militaire afin de convaincre les Irlandais de voter une seconde fois sur le traité de Nice. 5 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne traité des clauses d’exemption comme cela fut le cas pour le Danemark en 1992, lorsque le pays avait rejeté une première fois le traité de Maastricht13. Parmi les autres dispositions figure une déclaration solennelle sur les droits des travailleurs et la politique sociale (annexe II), où l’Union souligne son attachement aux services publics, ainsi qu’une déclaration nationale (annexe III) – à valeur plus politique que juridique – où l’Irlande réaffirme son souci de préserver sa politique traditionnelle de neutralité militaire. Cette déclaration fut associée à l’instrument de ratification par l’Irlande. 13 Voir Laurent Pech, « De Lisbonne I à Lisbonne II, Chronique du second référendum en Irlande », Fondation Robert Schuman, Questions d’Europe, n° 145, 7 septembre 2009. 6 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Une vaste campagne d’information et de proximité La seconde campagne référendaire sur le traité de Lisbonne s’est ouverte dans un climat de désarroi, d’amertume et de colère. Si le risque de faillite de l’État avait été écarté de justesse grâce à l’intervention de la Banque centrale européenne, qui avait débloqué 120 milliards d’euros pour le bénéfice de l’Irlande14, l’impact de la crise se faisait sentir dans tous les domaines de l’activité économique, associé au mécontentement vis-à-vis du gouvernement jugé, pour partie, responsable de la gravité de la situation et incapable de fournir des réponses cohérentes. Cette campagne a été marquée par une bien plus forte mobilisation des partisans du oui qu’en 2008, ainsi que par la prise de conscience qu’il était indispensable pour les partis politiques d’unir leurs forces et d’éviter toute polémique partisane. L’engagement des partis de l’opposition dans la campagne fut sans faille. Le leader du Fine Gael, Enda Kenny, parcourut le pays afin d’organiser de nombreux rassemblements de soutien à Lisbonne tandis que le leader du parti travailliste Eamon Gilmore s’employa avec acharnement à convaincre les électeurs de la classe ouvrière qu’ils n’avaient rien à redouter du traité, en insistant sur l’apport de la Charte des droits fondamentaux. Après le vote négatif du 12 juin 2008, on avait beaucoup invoqué le manque de compréhension et d’information des électeurs par rapport à un traité très complexe et très sophistiqué. Pour répondre à cet argument très communément avancé, de gros efforts d’information et d’explication furent déployés pour tenter de rendre le traité plus lisible et de convaincre l’électorat qu’il était dans l’intérêt de la nation de le ratifier. Plusieurs organes officiels nationaux diffusèrent une quantité considérable de documents tels qu’un livret explicatif sur le traité adressé par la commission référendaire à tous les ménages, un petit fascicule du Ministère des affaires étrangères ainsi qu’un guide audiovisuel d’une trentaine de minutes sur le site Ireland for Europe, sans oublier un guide du citoyen sur le traité fourni par la Commission européenne. 14 Cette intervention sous forme de bons à court terme est censée aider la NAMA (National Asset Management Agency), une structure dans laquelle seraient cantonnés 90 milliards d'euros de prêts immobiliers à risque détenus par les banques irlandaises. 7 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Si les partisans du traité s’efforcèrent d’éviter les débats publics qui avaient été accaparés, lors de la campagne de 2008, par les adversaires du traité, beaucoup plus offensifs, le porte à porte, peu utilisé précédemment, démarra très tôt dans de nombreuses régions avec pour objectif de toucher le maximum d’électeurs à titre individuel au cours des semaines qui précédèrent le jour du référendum. Pour parer à toute attaque, les partis s’engagèrent également à rendre public le financement de la campagne. 8 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Partisans et adversaires du traité Les partisans et adversaires du traité se rassemblèrent comme en 2008, à quelques nuances près. Le parti travailliste, affilié au Parti socialiste européen, fut le premier, dès le 31 août, à se lancer dans la campagne pour le oui à Lisbonne, suivi, au cours de la première semaine de septembre, par le parti du gouvernement, le Fianna Fail affilié à l’ALDE, le Fine Gael15 affilié au PPE et les Verts appartenant à la coalition gouvernementale et membres du Groupe des Verts au Parlement européen. Outre les partis politiques, la société civile s’organisa autour de plusieurs mouvements favorables au traité, parmi lesquels Ireland for Europe, emmené par l’ancien président du Parlement européen, Pat Cox, et présidé par l’universitaire Brigid Laffan, officiellement lancé le 6 septembre, ainsi que la Confédération des syndicats irlandais (ICTU) favorable à la Charte des droits fondamentaux. Le camp du oui fédéra également le patronat, une grande partie du monde syndical, une partie des agriculteurs et bénéficia du soutien financier de nombreux hommes d’affaire, dont le directeur de Ryanair Michael O’Leary. Parmi les interventions extérieures, on note celle du président de la Commission européenne, Manuel Barroso, qui se rendit à Dublin le 19 septembre 2009 puis s’adressa à des représentants de la société civile à Limerick. À cette occasion, il annonça le déblocage de 14,8 millions d’euros du Fonds européen d’ajustement à la mondialisation afin d’ indemniser le personnel licencié de l’usine Dell d’assemblage de matériel informatique16. Les partisans du non formèrent une coalition tout aussi disparate qu’en 2008, allant de la gauche radicale – avec, outre le Sinn Fein17 et son site No2Europe, le parti communiste, le parti socialiste des travailleurs sous l’égide du parlementaire européen Joe Higgins – aux catholiques ultratraditionalistes regroupés sous l’égide de COIR, 15 Les deux partis qui alternent au gouvernement, le Fianna Fail (les Combattants du Destin) et le Fine Gael (la Famille des Irlandais) sont issus de la scission au sein du Sinn Fein en 1921, après la signature du traité d’indépendance. Ils ne s’opposent pas de façon idéologique et leurs affrontements restent mesurés. 16 Declan Ganley avait qualifié de « tentative pathétique de corruption » l’annonce de cette aide financière aux licenciés de Dell. 17 Le Sinn Fein a recueilli 7 % des voix aux dernières élections législatives et ne dispose que de 4 élus sur 166. Si ce parti ne dispose que de peu de sièges au Parlement irlandais, son assise populaire a toutefois progressé au cours des dernières années. Son leader en Ulster Gerry Adams a effectué plusieurs visites en République lors de la campagne. 9 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne hostiles à l’avortement, aux mariages homosexuels et à l’euthanasie. Les ultralibéraux du mouvement Libertas réapparurent malgré la défaite de leur leader, Declan Ganley, aux élections européennes, et sa décision initiale de ne plus faire campagne18. Les messages du Sinn Fein, le seul parti représenté au Parlement irlandais résolument hostile au traité19, étaient relayés par plusieurs petites organisations citoyennes qui entendaient lutter contre l’émergence d’une Europe néolibérale et la militarisation à marche forcée de l’Irlande, traditionnellement pacifiste. Un mouvement de jeunes d’obédience socialiste, intitulé Connolly Youth Mouvement, déclara qu’il était vital, au nom de la démocratie de toute l’Europe, de se prononcer à nouveau contre le traité20. La campagne hostile au traité fut également marquée par la création du mouvement du peuple contre le traité (Anti-treaty people’s movement) avec à sa tête l’ancienne parlementaire européenne du groupe des Verts, Patricia Mckenna. Pour tous les opposants au traité, le statu quo légué par le traité de Nice était préférable à toute nouvelle avancée dans le processus d’intégration. Les agriculteurs restèrent divisés sur le traité. L’Association des fermiers irlandais (IFA) affirma son soutien tandis qu’un mouvement d’opposants intitulé Farmers for NO fit campagne pour le non. L’Eglise catholique ne donna pas de consigne de vote mais le comité permanent de la Conférence des évêques irlandais en appela, par une déclaration officielle le 21 septembre 200921, à la responsabilité des électeurs en insistant sur le fait que l’Europe n’était pas qu’une zone de libre-échange mais aussi une communauté de valeurs. Le traité de Lisbonne ne représentait en aucun cas, selon la hiérarchie catholique, une menace à l’encontre des dispositions constitutionnelles en faveur des enfants à naître. 18 Il expliquait sa volte-face en arguant qu’il lui était apparu nécessaire d’intervenir pour dénoncer les représentations erronées des partisans du traité, en particulier auprès des écoliers, ainsi que l’ingérence de la Commission européenne dans la campagne. L’ancienne parlementaire européenne Patricia McKenna s’était également insurgée contre cette intervention. 19 Le parti avait fait campagne pour le non lors de tous les référendums européens depuis 1972. 20 21 http://cym.ie/index.htm http://www.kandle.ie/2008/05/15/bishops_lisbon_treaty/ 10 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Arguments et contre-arguments On a souvent déploré une campagne articulée autour de slogans réducteurs, de rumeurs, de contre-vérités et de chantage affectif. Partisans et adversaires du traité ont certes joué sur plusieurs registres, celui des valeurs jugées propres à l’Irlande tout comme celui des peurs et préoccupations des Irlandais quant à leur avenir et celui de leurs enfants en matière d’emploi, de service public et d’éducation. Chacun des deux camps insista sur le caractère décisif du vote à une période cruciale de l’histoire de l’Irlande. Les partisans du traité Du côté du gouvernement il ne fut pas facile de valoriser un traité dont la complexité et l’opportunité échappaient à la grande majorité des citoyens, qui ne parvenaient toujours pas à démêler les enjeux et à percevoir ce qu’ils risquaient de perdre dans un cas comme dans un autre. Toutefois, la crise économique allait conforter la campagne pour le oui de façon décisive22. Les arguments les plus fréquents des partisans du traité portèrent sur des enjeux économiques, le besoin de rester au cœur de l’Europe, pour conserver la confiance des multinationales, préserver l’attractivité du pays auprès des investisseurs étrangers et ainsi sauvegarder nombre d’emplois directs et indirects. Une petite économie ouverte comme celle de l’Irlande, dont près de deux emplois sur trois étaient fournis par des entreprises dépendantes des marchés en Europe, ne pouvait, selon eux, survivre sans être un membre à part entière. Fut également invoqué l’intérêt vital pour l’Irlande de rester dans la zone euro, perçue comme un espace de stabilité propice au redressement des finances publiques et pouvant faire office de protection en temps de crise. Si le oui l’emportait, le traité aurait incontestablement un impact positif sur l’emploi et 22 On a assisté en Irlande à une crise multiple avec l’éclatement de la bulle immobilière et la crise financière étroitement mêlées dans la mesure où les banques irlandaises étaient très dépendantes de l’immobilier. Les chiffres du chômage ont triplé en l’espace d’un an tandis que les maisons perdaient de 30 à 40 % de leur valeur. L’Irlande, naguère acteur global de premier rang, a vu sa part de marché réduite d’un tiers. 11 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne l’économie irlandaise de façon générale23. À l’inverse, une seconde victoire du non serait très préjudiciable au marché et les conséquences seraient lourdes en matière d’emplois. La perte de crédibilité de l’Irlande auprès de ses partenaires risquerait fort d’entraîner une forte hausse du coût du crédit qui lui serait accordé, tandis qu’une victoire du oui lui permettrait d’économiser 200 millions d’euros pour le remboursement de sa dette24. Les partisans de Lisbonne s’employèrent également à convaincre l’électorat, texte à l’appui, que rien dans le traité ne pouvait affecter la neutralité ni la fiscalité de l’Irlande qui demeureraient des domaines souverains. Ils insistèrent sur les garanties obtenues destinées à être intégrées au traité d’adhésion de la Croatie et réaffirmèrent à chaque occasion que les promesses faites seraient tenues, comme ce fut le cas pour le Danemark en 199325. Ils s’évertuèrent à dramatiser le débat sur le plan politique en expliquant que l’Irlande devait rester solidement arrimée à l’Europe et que la condition était la ratification du traité. L’Irlande ne pouvait pas se permettre de rejeter le traité, car si d’aventure elle redisait non, elle se verrait marginalisée dans le processus décisionnel et en quelque sorte persona non grata au sein des instances communautaires. Pour Dick Roche, le traité renforcerait les droits de l’homme en donnant une force juridique aux droits contenus dans la Charte des droits fondamentaux26. Pour Le Fine Gael et le Labour, ce traité était une occasion pour l’Irlande de demeurer dans le peloton de tête de l’Union européenne et non de se voir reléguée au statut de membre de seconde zone. L’universitaire Brigid Laffan évoquait également les conséquences fâcheuses d’un vote négatif qui viendrait conforter les conservateurs britanniques et renforcer une dynamique au sein de l’Union contraire aux intérêts de l’Irlande, réduite au rôle d’agent du parti de David Cameron. D’autres arguments mirent l’accent sur les acquis obtenus grâce à l’Europe. « L’Europe a été bonne pour vous ! », « l’Irlande a largement bénéficié des largesses de l’Europe », pouvait-on lire sur certaines affiches. Le site du mouvement des jeunes favorables au traité, Generation yes, insista sur le rôle essentiel de l’Europe dans les avancées économiques et sociales de l’Irlande grâce à l’accès au 23 L’ancien président du Parlement européen, Pat Cox, réitérait que l’histoire de l’Irlande depuis son indépendance comportait deux périodes : une période de pauvreté, de misère, où l’Irlande était assimilée à un pays du tiers monde et sous la dépendance économique de la Grande-Bretagne, et la seconde, celle du décollage économique grâce à l’aide de l’Europe. 24 Une affiche, intitulée « Ruin or recovery ? », montrait les deux directions qui s’offraient à l’Irlande, celle de la ruine si le non l’emportait et celle de la reprise en cas de victoire du oui. 25 Le Danemark a revoté sur le traité de Maastricht le 18 mai 1993 (oui à 56,7 %, participation 86,5 %) après un rejet le 2 juin 1992 (non à 50,7 %, participation 83,1 %). 26 Déclaration de Dick Roche, ministre des Affaires européennes, le 8 juillet 2009, http://www.dickroche.com/article.php?sid=1132. 12 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne grand marché européen, la charte européenne des droits fondamentaux et tous les acquis en matière de droits des femmes, ainsi que ses engagements en matière de lutte contre le changement climatique, contre la drogue et contre la criminalité organisée. Le ministre des Affaires étrangères, Michael Martin, quant à lui, insista sur le rôle essentiel des garanties obtenues par le gouvernement. Il fut également demandé aux électeurs de ne pas donner libre cours à leur frustration en émettant un vote de protestation contre le gouvernement. Les opposants au traité La campagne du non, où se mêlèrent les arguments de la gauche radicale, ceux des souverainistes et traditionalistes et ceux des antilibéraux, fut caractérisée par des excès et des slogans souvent réducteurs. Les « nonistes » s’insurgèrent contre l’idée d’avoir à s’exprimer une seconde fois sur le même sujet. Ils s’indignèrent du déni de démocratie et des tentatives de manipulation par les autorités irlandaises qui, selon eux, profitaient de la crise pour exercer un chantage à l’isolement de l’Irlande, voire à l’ostracisme communautaire qu’entraînerait un second rejet. Ils dénoncèrent les fortes pressions exercées par les milieux communautaires aux côtés des partisans du traité. La campagne de Libertas, sous l’impulsion de son fondateur, Declan Ganley, s’articula essentiellement autour du non-respect de la souveraineté populaire exprimée lors du premier vote du 12 juin 2008, avec une référence à la déclaration du commissaire européen Charlie McGreevy pour qui 95 % des Européens auraient voté contre le traité s’ils avaient pu s’exprimer. Quant aux garanties offertes par la Commission à en matière de fiscalité et de neutralité, elles n’étaient que de simples promesses, des aménagements de façade sans valeur juridique. Declan Ganley dénonça à nouveau un traité auto-amendable (self-amending) grâce au mécanisme connu sous le nom de « passerelles » qui permet à l’Union européenne d’annexer de nouveaux domaines soumis au vote à la majorité qualifiée par une simple décision du Conseil des ministres sans devoir passer par les parlements nationaux. L’Union qui se dessinait avec le traité de Lisbonne fut présentée comme antidémocratique, liberticide, destructrice d’emplois et de services publics. La perte de liberté qui résulterait du traité fut largement avancée. Une affiche du Sinn Fein, qui montrait en toile de fonds les héros de l’insurrection de Pâques 1916, dénonçait ce risque majeur avec l’émergence d’un super-État européen. Le site du Sinn Fein, No2Lisbon, s’opposa au traité au nom de la souveraineté, de la neutralité et de la démocratie. Avec l’élection d’un président du Conseil européen rééligible pour un second mandat, le traité qui renforçait les pouvoirs du représentant aux affaires étrangères ouvrirait la 13 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne voie à la prise de pouvoir par un super-État sans fondement démocratique, où les droits des travailleurs seraient bafoués. Il s’agissait de lutter contre une nouvelle forme d’impérialisme associé à la militarisation de l’Union. « Nous sommes des républicains irlandais, nous sommes internationalistes et entendons instaurer une union de nations libres », pouvait-on lire sur une affiche arborant un tank bleu couvert d’étoiles jaunes. Une autre affiche signalait que la part de l’Irlande, suite à la nouvelle pondération des voix au Conseil, ne serait plus que de 0,8 %, comparée à 17 % pour l’Allemagne. Des arguments semblables furent avancés par les catholiques traditionalistes. L’organisation COIR diffusa une série d’affiches percutantes qui ne tardèrent pas à déclencher la controverse. L’une d’elles affirmait que le traité de Lisbonne remettrait en cause le SMIC horaire irlandais qui passerait de 8,65 € à 1,84 € (sans doute le chiffre moyen pour les dix nouveaux membres) une fois le traité ratifié. Le risque de privatisation des services publics et celui d’une harmonisation fiscale, qui remettrait en cause l’avantage comparatif de l’Irlande, furent souvent brandis. Les adversaires de Lisbonne dénoncèrent également l’impuissance de l’Europe à régler la crise avec un total de 20 millions de chômeurs dont 137 000 nouveaux chômeurs en Irlande depuis le début de la crise. Les catholiques ultras craignaient, tout autant, une dérive des mœurs par suite d’une harmonisation des choix de société à l’échelle européenne. Une affiche de COIR montrait à gauche un fœtus et à droite une femme âgée souriant sur son lit d’hôpital, dénonçant implicitement l’introduction forcée de l’avortement et de l’euthanasie. D’autres mouvements catholiques ultra-conservateurs comme le « Rosaire de Fatima » appelèrent les fidèles, à la sortie des églises, à voter non pour résister à une Europe qui encouragerait la généralisation de l’avortement, des unions homosexuelles et s’immiscerait dans bien d’autres domaines où la doctrine sociale et morale de l’Eglise catholique serait mise à mal. Un organe mensuel de ce même courant, Alive, s’opposait au traité en dénonçant pêle-mêle les multiples atteintes au droit à la vie du fœtus, au droit des parents à protéger leurs enfants, au mariage, à la liberté religieuse, au droit de grève, au droit du travail, à la censure et à la constitution irlandaise27. La responsabilité du gouvernement dans la crise fut un argument très souvent avancé par les adversaires du traité afin de provoquer le vote protestataire. Les anti-Lisbonne misèrent largement sur le mécontentement et l’amertume vis-à-vis des responsables politiques ridiculisés pour leurs propos28, dénoncés comme responsables des difficultés et uniquement soucieux de leur propre enrichissement. 27 Alive, a catholic monthly paper, n° 149, septembre 2009. Ainsi le commissaire européen Charlie McGreevy, ancien ministre de l’Économie de 1997 à 2004, qui avait déclaré que 95 % des Européens auraient voté contre le traité. 28 14 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Débats et controverses Quelques débats publics eurent lieu au cours de la première semaine de la campagne avec l’intervention de l’ancien parlementaire européen Jens-Peter Bonde et de l’ancienne commissaire aux comptes Marta Andreassen, devenue membre du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP). La seconde semaine de la campagne fut ponctuée par la visite d’un certain nombre de personnalités telles que le président du Parlement européen, Jerzy Buzek, et le président de l’UKIP, Nigel Farage. L’engagement de ce parti, qui allait sous couvert du « groupe pour la liberté et la démocratie » diffuser des tracts très virulents, dénoncés comme contre-productifs, xénophobes et mensongers, fut vivement critiqué par les deux camps29. Au cours de la seconde semaine de la campagne, le 24 septembre 2009, un débat très vif eut lieu entre le parlementaire européen socialiste Joe Higgins et le syndicaliste Blair Horan dans les studios de la radio nationale, RTE, sur les implications de la Charte des droits fondamentaux. Aux arguments avancés par Joe Higgins selon lesquels l’article 52 de la Charte allait « verrouiller » les arrêts Viking et Laval de la Cour européenne de justice (CEJ), Blair Horan rétorqua que Joe Higgins avait omis dans ses références des mots importants de la Charte, ce qui sapait son argumentation juridique. Le 13 septembre, la Commission parlementaire mixte sur les affaires européennes produisit un nouveau rapport sur le traité de Lisbonne et les droits des travailleurs qui concluait sur l’idée que les droits des travailleurs seraient renforcés et non amoindris par le traité et que les arrêts de la CEJ concernaient certains États membres mais ne seraient en aucun cas institutionnalisés par le traité. Lors du débat télévisé organisé le 29 septembre par Pat Garry sur la radio RTE, les participants évoquèrent les plus grands mensonges de la campagne. Furent cités en vrac, parmi les slogans hostiles au traité, la remise en cause du salaire minimum et la conscription forcée, et pour les partisans de Lisbonne l’idée que la ratification du traité aboutirait à davantage d’emplois en Irlande. La Commission européenne fut vivement critiquée pour avoir dépensé 150 000 euros dans la rédaction d’un mode d’emploi du traité et sa diffusion auprès des grands journaux du dimanche, jugée tout à fait illégale. Declan Ganley, pour sa part, fut la cible de 29 Ce tract est accessible sur le site http://www.euinfo.ie/. 15 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne violentes critiques pour avoir accepté une aide de 10 000 livres fournie par un certain Adam Fleming, directeur d’un fonds d’investissement basé à l’île Maurice, ainsi qu’un don de 3 000 livres en liquide d’une société de gestion basée à Londres. D’après le ministre des Finances irlandais, Brian Lenihan, un certain nombre de sociétés financières britanniques avaient parié sur la faillite de l’État irlandais. Tableau 1. Les sondages d’opinion au cours de la campagne référendaire Dates Partisans Adversaires Indécis Irish Times, 4 septembre 46 % 29 % 25 % Red, C 13 septembre 52 % 25 % 23 % Millward Brown, 18 septembre 53 % 26 % 21 % Le premier sondage fut interprété comme le signe que rien n’était joué et que les résultats risquaient d’être très serrés. Il s’avérait que plusieurs catégories d’électeurs avaient encore une image négative du traité, en particulier les femmes, les jeunes entre 18 et 24 ans et aussi les milieux défavorisés. Il s’agissait donc pour les partisans du traité de mener une campagne vigoureuse afin de convaincre cet électorat particulièrement réfractaire à Lisbonne. Le deuxième sondage, plus encourageant pour les pro-Lisbonne, indiqua que le soutien au traité variait selon les régions. À l’est de l’Irlande, et en particulier à Dublin, le oui devançait nettement le non, tandis que le non était en tête à l’ouest, dans la région du Connacht-Ulster. Il ne fait aucun doute que la campagne pour le oui fut mieux organisée et que la coopération entre les partis fut instaurée de façon efficace. Toutefois, la campagne d’affiches hostiles à Lisbonne, par sa profusion et son mordant, a révélé la détermination du camp du non. Le troisième sondage révéla que le oui était plus fort parmi les plus de 35 ans et que 3 Irlandais de plus de 60 ans sur 4 étaient favorables au traité. Il apparaissait également que parmi ceux qui avaient déclaré qu’ils avaient voté non en 2008, un quart au moins était à présent disposé à voter oui. 16 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Un scrutin tant attendu Un peu plus de trois millions d’électeurs – soit moins de 1 % des Européens – furent appelés aux urnes le vendredi 2 octobre 2009 pour décider du sort du traité de Lisbonne, jugé essentiel pour le bon fonctionnement de l’Union des 27. L’impopularité du gouvernement, au plus bas avant le scrutin, à seulement 11 % d’opinions favorables, pouvait laisser redouter un vote sanction. Les bureaux de vote s’ouvrirent à 7 h 00 du matin et ne fermèrent qu’à 22 h 00 de façon à permettre au maximum de citoyens de voter. L’importance du résultat pour l’avenir et la prospérité du pays ainsi que pour sa place dans le monde avait été maintes fois soulignée par les deux camps au cours de la campagne. Le taux de participation fut de 58 %, soit près de 5 points de plus que lors du référendum de 2008. Le oui l’emporta très largement à 67,1 %, soit un bond spectaculaire de 20,5 points par rapport au premier référendum30. Le Premier ministre irlandais, Brian Cowen, ne dissimula pas sa joie dans sa déclaration à la presse : « Aujourd’hui, le peuple irlandais a parlé de façon claire et éclatante. C’est un grand jour pour l’Irlande et c’est un grand jour pour l’Europe ». Il ne manqua pas de remercier les dirigeants européens pour avoir « répondu positivement » à ses appels à modifier le traité, afin de prendre en compte les inquiétudes exprimées par les Irlandais lors du premier référendum de 2008. Declan Ganley, la figure de proue des nonistes, concéda la défaite de son camp tout en ajoutant que ce vote révélait combien les responsables politiques avaient su habilement jouer sur les peurs des Irlandais. « Les Irlandais sont terrifiés. C’est un vote basé plus sur la crainte que sur l’espoir », déclara-t-il31. Selon les résultats officiels le 4 octobre 2009, 250 000 Irlandais qui avaient voté non au référendum de 2008 votèrent oui le 2 octobre 2009. Les raisons de ce retournement de l’opinion sont diverses. D’après l’enquête publiée par l’Irish Times le 13 octobre 2009, les Irlandais se sont considérés mieux informés en 2009 qu’en 2008. 29 % déclarèrent qu’ils avaient changé d’avis grâce aux explications fournies, tandis que 21 % se déclarèrent plus impliqués dans le 30 Un total de 1 214 268 personnes, soit 38,8 % de l’électorat , se prononcèrent pour le traité tandis que 594 606 personnes, soit 19 % de l’électorat, exprimèrent leur refus. 31 "No camp disappointed by result”, The Irish Times, samedi 3 octobre 2009. 17 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne débat. Plus des deux tiers des personnes interrogées ont jugé la campagne du oui mieux structurée et plus convaincante que la campagne du non, alors que l’opinion inverse s’était exprimée au lendemain du premier référendum32. Il est incontestable que les arguments économiques martelés par les tenants du oui et les appels vibrants à la raison ont triomphé des réticences de beaucoup d’indécis, qui n’ont pas cédé à la tentation du vote protestataire. Selon la même enquête, le quart des Irlandais qui se rallia au oui lors du second référendum le fit par conviction que le traité aiderait l’Irlande à sortir de la récession. Le ministre des Finances affirma que le résultat était un premier pas essentiel vers la reprise économique, tandis que Pat Cox déclara que le choix des Irlandais était un signe de maturité et de discernement à l’encontre des sirènes qui avaient tout mis en œuvre pour faire du référendum un verdict sur le gouvernement et les politiques nationales. L’accent mis sur les enjeux économiques parvint sans aucun doute à détourner les Irlandais des questions liées aux complexités juridiques du traité. On peut également supposer que les garanties obtenues par le gouvernement firent basculer une partie de l’électorat qui s’était exprimé contre le traité en 2008. Tableau 2. Le vote par région Région % de oui % de non Dublin 69,03 % 30,97 % Leinster 68,97 % 31,03 % Munster 67,16 % 32,84 % Connacht 65,18 % 34,82 % Ulster 55,32 % 44,68 % Les résultats du scrutin révélèrent toutefois un certain nombre de disparités régionales. Ce furent les 12 circonscriptions de Dublin qui enregistrèrent le taux le plus élevé de votes favorables avec 69 % de oui en moyenne et un taux de participation de 59,3 %, suivies de près par la banlieue très résidentielle de Dun Laoghaire. Le plus faible écart entre le oui et le non fut enregistré en Ulster33. Seules 2 circonscriptions sur les 43, celles du Donegal Nord-ouest et Donegal Sud-ouest votèrent majoritairement non34. Selon le représentant du 32 J. Smyth, “Economy played key role in treaty vote, poll finds”, The Irish Times , mardi 13 octobre 2009. 33 L’Ulster géographique inclut neuf comtés dont trois, le Donegal, le Cavan et le Monaghan, se situent en République, les six autres comtés constituant l’Ulster politique ou Irlande du Nord. 34 Il semblerait que l’activisme des groupes anti-avortement dans le Donegal ait largement favorisé la victoire du non, tout comme l’hostilité aux mesures prises dans le cadre de la politique commune de la pêche. 18 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Sinn Fein, Padraig Mac Lochlainn35, très engagé dans la campagne contre le traité, ce vote négatif était l’expression du « scepticisme sain des habitants du Donegal ». Ce rejet peut certes s’expliquer par la situation périphérique et l’enclavement de ce comté qui rend difficile son insertion dans des réseaux d’échanges, d’où un sentiment de marginalisation éprouvé par ses habitants. Outre le Donegal, les deux autres comptés frontaliers du Cavan et du Monaghan ont eu beaucoup à souffrir des Troubles et ont accusé un retard de développement économique. On assista à un certain nombre de retournements spectaculaires, comme dans la circonscription populaire de Dublin Sud-ouest qui avait exprimé le vote négatif le plus élevé en 2008 et vota cette fois à 58,91 % pour le traité, malgré la forte implantation du Sinn Fein. S’il paraît difficile de mesurer avec précision l’impact du niveau socioéducatif sur le vote de 2009, il semblerait que le sursaut en faveur de l’intégration se soit manifesté toutes classes confondues, mais à des degrés divers. 35 "Two thirds of voters endorse Lisbon II”, Independent on Sunday, 4 octobre 2009. 19 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Conclusion Le vote des Irlandais a, au grand soulagement des chefs d’État de l’Union, levé l’obstacle majeur à la mise en place du traité de Lisbonne. Le basculement de l’opinion irlandaise s’explique largement par les difficultés économiques très profondes que traverse le pays. La crise qui a fait prendre conscience à nombre d’Irlandais du risque d’isolement a sans doute été le meilleur allié du traité et de ses « supporters ». Le spectre d’un scénario à l’islandaise les a sans doute incités à reconsidérer leur choix.36. Les aménagements destinés à préserver la neutralité irlandaise, la fiscalisation directe des entreprises, tout comme les garanties éthiques en matière de mœurs, ont permis d’éviter le repli identitaire. Deux rejets en six ans montrent toutefois que le gouvernement irlandais a bien des difficultés à impliquer la nation irlandaise dans de nouvelles étapes de la construction européenne. La dimension affective de l’adhésion à l’Europe s’est largement émoussée au fil des traités et des élargissements, synonymes de concurrence accrue et de pertes de parts de marché. Elle n’a plus d’écho chez les jeunes générations qui n’ont guère connu que la prospérité du « tigre celtique ». La nouvelle géométrie de l’Europe qui voit son centre de gravité déplacé à l’est a également quelque mal à s’imposer dans les esprits. Toutefois, il ne saurait être question d’un désamour profond entre les citoyens irlandais et l’Europe, comme en attestent les résultats des eurobaromètres, mais plutôt d’une difficulté croissante à cerner les enjeux d’une Europe qui ne cesse d’évoluer. Quant à la société irlandaise, elle s’est révélée beaucoup plus parcellisée, comme en attestent les affrontements lors de la campagne et les résultats plus diversifiés d’une circonscription à l’autre. Après la signature du président polonais, puis celle du président tchèque, le traité de Lisbonne a pu être mis en application dès le 1er décembre 2009. Il est incontestable qu’il apportera son lot de problèmes avec, en suspens, la question du rôle du président du Conseil européen et celui du haut représentant aux Affaires étrangères, ainsi que celle des limites de l’intégration européenne en matière de justice et de fiscalité. L’arrivée probable au pouvoir d’un 36 « Les électeurs prennent conscience des bénéfices de notre adhésion à la zone euro, quand ils comparent avec l'Islande …», expliquait Peadar O'Broin, chercheur à l'Institut des affaires internationales et européennes. 20 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne gouvernement conservateur37 au Royaume-Uni contraindra l’Irlande, qui conserve à bien des égards des liens étroits avec l’île voisine38, à repréciser sa position dans des domaines clés. 37 Au congrès annuel du parti conservateur, en octobre 2009, le leader des Tories a déclaré qu’en cas de ratification du traité par l’électorat irlandais, il renoncerait à l’idée d’organiser un référendum sur le traité européen. 38 Voir M.-C. Considère-Charon, Irlande, une singulière intégration européenne, « La logique d’archipel ». La question de l’adhésion à la zone Shengen va sans doute se poser, ainsi que celle des orientations à prendre en matière de justice et de régulation financière. 21 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne Annexes : affiches de campagne La campagne du non : Libertas, Sinn Fein, COIR 22 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne 23 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne 24 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne 25 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne 26 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne 27 © Ifri M.-C. Considère-Charon / Les Irlandais et le traité de Lisbonne 28 © Ifri La campagne du oui 29 © Ifri