Éditorial Peut-on réduire la polypharmacie chez les patients multimorbides ? Pr NICOLAS RODONDI Articles publiés sous la direction du professeur NICOLAS RODONDI Médecin-chef Policlinique et Clinique universitaire de médecine interne générale Hôpital de l’Ile Université de Berne et du docteur david nanchen Médecin-adjoint Centre de prévention clinique et communautaire PMU, Lausanne Vous suivez une patiente de 79 ans connue La multimorbidité est un problème extrê­ pour une BPCO, un diabète de type 2, une mement fréquent, puisqu’elle touche 60 % ­ostéoporose, de l’hypertension et une arthrose des personnes dès 65 ans et 85 % dès 85 ans. du genou. Combien de médicaments faudrait-il Vu l’augmentation de l’espérance de vie, le prescrire à cette patiente ? Si l’on souhaite nombre de patients avec multimorbidité va suivre les « guidelines », cette patiente aurait fortement augmenter ces prochaines années besoin en moyenne de douze substances difet la population de plus de 80 ans va tripler férentes par jour.1 Ce cas a été publié en 2005, ces 40 prochaines années en Europe. Malgré mais les « guidelines » ont peu changé depuis la prévalence de ces patients multimorbides, pour les patients multimorbides. ils sont le plus souvent exclus A-t-on des études qui nous per­ des études randomisées : 63 % des On pourrait met­tent de définir quels traiteétudes les excluent systématique­ supposer que ments profiteraient le plus à cette ment, alors que seulement 2 % ces patients patiente multimorbide ? Est-ce souhaitent explicitement les inmultimorbides clure.4 On pourrait supposer que que cette polypharmacie ne con­ ont le même ces patients multimorbides ont duit pas à plus de risques d’effets bénéfice des le même bénéfice des traitements, secondaires que de bénéfices et traitements mais plusieurs exemples, notampeut-on la réduire sans risque ? ment concernant le diabète et La prise en charge des patients l’hypertension, ont montré que le traitement multimorbides entraîne souvent une importante polypharmacie. Une récente étude a intensif de ces patients n’améliorait pas leur montré qu’à partir de quatre comorbidités, pronostic, voire pouvait le péjorer ou en tout 50 % des patients devaient prendre cinq mécas augmenter le taux d’effets secondaires. dicaments / jour et 10 % prenaient dix médi­ Ces données ont conduit, pour la première caments / jour, proportion montant à 40 % fois, à une élévation des seuils de traitement chez les patients avec six comorbidités.2 Une du diabète et de l’hypertension dans les « guidelines », avec des cibles plus prudentes chez étude, en Suisse, a même montré que les les patients âgés multimorbides.5 ­patients dans les EMS recevaient entre 2 et 27 médicaments / jour, avec une moyenne de Que peut-on faire au cabinet médical pour 12,8 / jour.3 Cette polypharmacie n’est pas sans adresser le problème de la polypharmacie ? risque, notamment chez les patients âgés Les critères STOPP / START, récemment déavec une diminution de la fonction rénale et crits dans ce journal,6 peuvent aider à réduire de la clairance hépatique, augmentant le ris­ les médicaments inappropriés. Une étude que d’effets indésirables. Elle peut conduire à ­pilote a montré que l’application de ces cri« des cascades de prescription », avec des tères à la sortie de l’hôpital permettait d’améeffets secondaires conduisant à une pres­ ­ liorer l’adéquation des traitements. Grâce cription de médicaments additionnels. Les au soutien du programme Horizon 2020 de prescriptions inappropriées sont responsa­ l’Union euro­péenne, nous coordonnons l’étude bles de 3 % de la mortalité des patients âgés. OPERAM 7 pour évaluer le bénéfice de réduire La polypharmacie augmente aussi les problèmes d’adhérence, les hospitalisations, les la sur­ utilisation chez les personnes âgées troubles cognitifs, les chutes et les fractures multimorbides. Nous allons notamment étudier si l’optimisation de la polypharmacie de la hanche. Il est aussi estimé que jusqu’à permet de diminuer les hospitalisations liées 20 % des coûts de santé évitables sont causés aux médicaments et d’augmenter la qualité par le surtraitement. www.revmed.ch 2 mars 2016 03_04_39046.indd 427 Bibliographie 1 Boyd CM, Darer J, Boult C, et al. Clinical practice guidelines and quality of care for older patients with multiple comorbid diseases : Implications for pay for performance. JAMA 2005;294:716-24. 2 Payne RA, Avery AJ, Duerden M, et al. Prevalence of polypharmacy in a Scottish primary care population. Eur J Clin Pharmacol 2014;70:­ 575-81. 3 Brulhart MI, Wermeille JP. Multidisciplinary medication review : Evaluation of a pharmaceutical care model for nursing homes. Int J Clin Pharm 2011;33:549-57. 4 Jadad AR, To MJ, Emara M, Jones J. Consideration of multiple chronic ­diseases in randomized controlled trials. JAMA 2011;306:2670-2. 5 Mancia G, Fagard R, ­Narkiewicz K, et al. 2013 ESH / ESC guidelines for the management of arterial hypertension : The Task Force for the management of arterial hypertension of the European Society of Hypertension (ESH) and of the European ­Society of Cardiology (ESC). Eur Heart J 2013; 34:2159-219. 6 Lang PO, Boland B, ­Dalleur O. Prescription médicamenteuse inappropriée : les nouveaux critères STOPP / START. Rev Med Suisse 2015; 11:2115-23. 7 Luterbacher C. How less medicine could mean better health. swissinfo. ch. 2015. 427 29.02.16 11:36 REVUE MÉDICALE SUISSE de vie de ces patients, tout en évaluant la perspective des patients et des médecins dans des études de type qualitative. Jusqu’à ce jour, e­ xtrêmement peu d’études ont testé si l’arrêt de certains traitements pouvait avoir un impact positif sur la santé des patients. Alors que l’arrêt d’une statine après un infarctus augmente les récidives, une récente étude a montré que, chez des patients avec une espérance de vie limitée à une année, l’arrêt d’une statine n’augmentait pas la mortalité, mais améliorait la qualité de vie ! 8 Bien évidemment, cette étude a des limitations (par exemple, faible nombre d’événements cardiovasculai­ res dans le suivi), mais elle montre que les études de « déprescription » sont importan­tes chez les patients âgés multimorbides. Bibliographie 8 Kutner JS, Blatchford PJ, Taylor DH, et al. Safety and benefit of discontinuing statin therapy in the setting of advanced, life-limiting illness : A randomized clinical trial. JAMA Intern Med 2015; 175:691-700. 9 Commonwealth Fund : Comparaison des ­systèmes de santé. Commonwealth Fund. 2010. 10 Vogeli C, Shields AE, Lee TA, et al. Multiple chronic conditions : Prevalence, health consequences, and implications for quality, care management, and costs. J Gen Intern Med 2007;22(Suppl. 3):391-5. Concernant la formation, la Société suisse de médecine interne générale a lancé son programme « Smarter Medicine », afin d’identifier les soins fréquents n’ayant pas de bénéfice pour les patients. Par exemple, un contributeur à la polypharmacie est le traitement à long terme par inhibiteurs de la pompe à protons, dont 50 % des prescriptions ne sont pas justifiées, alors qu’ils augmentent les risques de pneumonie, d’infections à Clostridium difficile, d’ostéoporose et de carence en vitamine B12. Nous sommes en train de développer une campagne « Smarter Medicine » pour les soins à l’hôpital. Qui peut résoudre le problème de la polypharmacie chez les patients multimorbides ? Les internistes généralistes en ambulatoire et en hôpital ont certainement un rôle majeur pour coordonner les soins des patients multimorbides. Les comparaisons internationa­ les montrent que les systèmes de santé avec une médecine de premier recours forte (par exemple, la Hollande) offrent une meilleure qualité des soins avec des coûts moindres 428 03_04_39046.indd 428 que les systèmes avec une médecine de premier recours faible (par exemple, les EtatsUnis, l’Allemagne).9 Les différences sont en partie expliquées par une meilleure coordination et une moins grande fragmentation des soins. Plus un patient a de maladies chroniques, plus le nombre de médecins qui le suivent est élevé, ce qui favorise une fragmen­ tation des soins et un risque de surtraitement.10 Une meilleure coordination des soins et un renforcement de la médecine de premier recours sont deux des les thèmes de bases de la réforme de la santé la multimorbiaux Etats-Unis. Ce problè­me a dité et de la aussi été récemment reconnu polypharmacie en Suisse, avec la création par sont pour la l’OFSP d’un groupe de travail sur première fois « l’augmentation de la spécialisasoutenus par tion en médecine humaine », avec les pouvoirs le thème de la fragmentation des publics en soins. Suisse Au niveau politique, les thèmes de la multimorbidité et de la polypharmacie sont pour la première fois soutenus par les pouvoirs publics en Suisse. Le Conseil fédéral a chargé le Fonds national suisse de lancer un programme national de recher­che (PNR) sur « un système de santé mieux adapté aux défis à venir ». Ce PNR, le premier dans le ­domaine de la médecine de premier recours, soutiendra, avec un montant de 20 millions, les projets dans les domaines de la sur- / sousutilisation, la coordination des soins et la multimorbidité. Pour réussir ces projets, une collaboration entre les généralistes à l’hôpital et les médecins de famille sera essentielle, afin que les données en résultant soient généralisables à l’ensemble des patients. Espérons que ces différents projets permettent enfin de faire de grands progrès dans la prise en charge des patients multimorbides, similaires aux progrès que nous avons eus dans les spécialités ces vingt dernières années ! WWW.REVMED.CH 2 mars 2016 29.02.16 11:36