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Le Lincoln de Spielberg,
Karl Marx, et la
deuxième révolution
américaine
par Kevin Anderson1
Le Lincoln de Steven Spielberg présente,
pendant un seul et crucial mois de la Guerre
civile américaine, un conit qui aboutira
à la deuxième Révolution américaine. Au
mois de janvier 1865, plusieurs mois après
la victoire de l’Union sur les Confédérés,
le Président Abraham Lincoln décide de
faire passer le treizième amendement à la
Constitution des États-Unis : l’abolition
inconditionnelle de l’esclavage, sans com-
pensations pour les esclavagistes. C’est un
Lincoln très différent de celui qui, candidat
en 1860, refusait de faire campagne comme
abolitionniste, ou encore du Président qui
a retardé la Déclaration d’Émancipation
jusqu’à la troisième année de Guerre civile,
en 1863. C’est un Lincoln qui a progressé
avec son temps, dont les armées comptent
200 000 soldats noirs et dont les discours
commencent à suggérer des droits de citoy-
enneté et de vote pour les anciens esclaves.
L’Amérique révolutionnaire
Avec un scénario écrit par le célèbre au-
teur de gauche Tony Kushner (Angels in
America, Homebody/Kabul), le lm de
Spielberg ne met pas seulement en lumière
Lincoln lui-même, mais aussi un person-
nage incontestablement révolutionnaire ;
l’abolitionniste radical Thaddeus Stevens,
1. Kevin Anderson est l’auteur de Marx at the Mar-
gins, à paraître en français aux éditions Syllepse.
Et si la révolution inachevée américaine
avait changé la face du monde ?
La guerre de Sécession américaine, que
les Américains eux-
mêmes préfèrent appe-
ler la « guerre civile »,
reste un moment fon-
dateur de l’Histoire
des États-Unis. Dans
les oppo sitions poli-
tiques d’au jour d’hui
les référen ces à ce
conit ne sont jamais
absentes tant celui-ci a
structuré l’imaginaire
collectif américain et
son champ politique.
Quand la guerre
éclate, nombre des
amis de Marx émigrés
aux États-Unis après
l’échec des révolutions
de 1848 s’engagent
dans les armées de
l’Union pour mettre n à l’esclavage. Nom-
bre d’entre eux seront colonels, généraux,
conseillers, élus républicains, agitateurs
ouvriers…
De Londres, dans les colonnes du New
York Daily Herald, Karl Marx écrit, com-
mente, juge, soutient Abraham Lincoln, le
critique pour ses atermoiements, appuie la
libération des esclaves par les armées de
l’Union et la conscation des biens des plan-
Guerre civile aux États-Unis
Karl Marx soutient les Nordistes
u La 1re Internationale salue l’élection de Abraham
Lincoln
u Le président américain remercie les travailleurs
d’Europe de leur soutien
u Washington met en place un Bureau des affranchis et
des biens vacants
u Et si la révolution inachevée américaine avait changé la
face du monde ?
3 / 24 janvier 2013
teurs, décortique les liens entre l’esclavage
et le développement capitaliste…
Le président des États-Unis et l’agitateur
communiste com-
prennent que der-
rière la question de
l’esclavage et son
abolition, se joue la
possibilité d’un nouvel
ordre social. C’est bien
ce basculement pos-
sible qui va déclencher
les luttes acharnées
dont les États-Unis de
la n du 19e siècle se-
ront le théâtre.
Dans sa préface,
qui constitue à elle
seule un ouvrage
dans l’ouvrage, Robin
Blackburn nous offre
une mise en perspec-
tive des textes présen-
tés et un rappel utile du contexte historique
et du déroulement du conit. Elle nous em-
mène à la poursuite d’une histoire sociale et
politique des États-Unis souvent ignorée du
lecteur francophone et nous entraîne sur les
traces des pionniers d’une autre Amérique,
des expéditions anti-esclavagistes de John
Brown jusqu’à la répression d’une société
en pleine ébullition qui naît des cendres du
conit.
Karl Marx / Abraham Lincoln
Une révolution inachevée
Sécession, guerre civile, esclavage et émancipation
aux États-Unis
Introduction de Robin Blackburn
mille marxismes
mille marxismes
Et si la révolution inachevée américaine avait changé la face du monde ?
La guerre de Sécession américaine, que les Américains eux-mêmes
préfèrent appeler la « guerre civile », reste un moment fondateur de
l’Histoire des États-Unis. Dans les oppositions politiques d’aujourd’hui
les référen ces à ce conflit ne sont jamais absentes tant celui-ci a
structuré l’imaginaire collectif américain et son champ politique.
Quand la guerre éclate, nombre des amis de Marx émigrés aux États-
Unis après l’échec des révolutions de 1848 s’engagent dans les armées
de l’Union pour mettre fin à l’esclavage. Nombre d’entre eux seront
colonels, généraux, conseillers, élus républicains, agitateurs ouvriers…
De Londres, dans les colonnes du New York Daily Herald, Karl Marx
écrit, commente, juge, soutient Abraham Lincoln, le critique pour ses
atermoiements, appuie la libération des esclaves par les armées de
l’Union et la confiscation des biens des planteurs, décortique les liens
entre l’esclavage et le développement capitaliste…
Le président des États-Unis et l’agitateur communiste comprennent
que derrière la question de l’esclavage et son abolition, se joue la
possibilité d’un nouvel ordre social. C’est bien ce basculement possible
qui va déclencher les luttes acharnées dont les États-Unis de la fin du
19e siècle seront le théâtre.
Dans sa préface, qui constitue à elle seule un ouvrage dans l’ouvrage,
Robin Blackburn nous offre une mise en perspective des textes présentés
et un rappel utile du contexte historique et du déroulement du conflit.
Elle nous emmène à la poursuite d’une histoire sociale et politique des
États-Unis souvent ignorée du lecteur francophone et nous entraîne sur
les traces des pionniers d’une autre Amérique, des expéditions anti-
esclavagistes de John Brown jusqu’à la répression d’une société en
pleine ébullition qui naît des cendres du conflit.
S 490578
9 782849 503409
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Karl Marx / Abraham Lincoln
Une révolution inachevée
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avec lequel Lincoln s’était allié pendant ces
journées fatidiques du mois de janvier 1865.
Une des scènes les plus dramatiques met en
scène les échanges entre Stevens et le con-
gressiste new-yorkais pathologiquement
raciste, Fernando Wood, dirigeant de l’aile
antiabolitionniste du Congrès.
Dans une autre scène, on voit Ste-
vens présenter à un Lincoln sceptique le
programme des Républicains Radicaux
pour une occupation militaire prolongée
du Sud, pendant laquelle les anciens es-
claves obtiendraient l’entièreté de leurs
droits civiques, y compris celui d’occuper
les plus hauts postes éligibles, et pendant
laquelle les propriétés terriennes des an-
ciens esclavagistes seraient consquées et
seraient données en concessions aux an-
ciens esclaves (ce qu’on appelle « 40 acres
et une mule »). Tout cela est présenté d’une
manière très cinématographique au travers
de la superbe interprétation de Daniel Day
Lewis (Lincoln) et aussi de Tommie Lee
Jones (Stevens), avec également une par-
ticipation importante de Sally Field (Mary
Todd Lincoln).
En même temps, cependant, on y voit le
côté sordide de la démocratie américaine,
alors même que ces changements révolu-
tionnaires sont en cours d’adoption, à trav-
ers la politique du mécénat douteux qui
est utilisé pour obtenir les derniers votes
et adopter la modication et l’envoyer aux
États pour la ratication nale.
Dans l’ensemble, Lincoln offre une per-
spective sur la Guerre civile américaine
résolument plus anti-esclavagiste et anti-
raciste que la plupart des principaux lms
hollywoodiens sur le sujet. Il évite le por-
trait hollywoodien classique d’un Sud ayant
un code moral équivalent (si pas supérieur)
à celui du Nord. Par ailleurs, le lm présen-
te le racisme et l’esclavage comme les en-
jeux principaux de la Guerre civile, en plus
de montrer un dirigeant révolutionnaire
comme Stevens sous un jour inhabituelle-
ment positif. En outre, l’argument spécieux
utilisé par le Sud du « droit d’État » n’est
pas masqué, mettant en lumière le véritable
contenu de ce « droit » : celui des Blancs à
réduire en esclavage des millions d’autres
êtres humains.
Les dimensions économiques
et de classe de l’abolition
On a critiqué, à gauche, l’échec du lm
à représenter le combat pour l’auto-éman-
cipation des Afro-Américains, comme on
avait pu le voir par exemple en 1989 avec
le lm Glory qui racontait l’histoire des
soldats afro-américains du 54e régiment du
Massachussetts.
Bien que ces critiques soient fondées et
importantes, j’aimerais mettre l’accent sur
deux autres importantes questions qui ne
Les rendez-vous de Syllepse
Mardi 12 février, 19 heures
Sur la question noire (C. L. R. James) et Black and Red : les
mouvements noirs et la gauche américaine (Ahmed Shawki)
Débat avec Caroline Rolland-Diamond (auteure de
Chicago : le moment 68) et Maboula Soumahoro (auteure de
la postface à Sur la question noire).
Lieu-Dit, 9 rue Sorbier, 75020 Paris
sont pas traitées par le lm : l’importance
économique de l’esclavage et de l’abolition,
et les échanges de lettres entre Karl Marx et
Abraham Lincoln, qui ont eut lieu pendant
la même période sur laquelle est centré le
lm : le mois de janvier 1865. Ces questions
auraient pu être facilement prises en compte
sans altérer l’angle de vue dans lequel le
lm présente ces événements historique-
ment marquant, celui de la rivalité entre les
élites politiques plutôt que celui des masses
en mouvement. Bien entendu, les seconds
inuencent les premiers et vice-versa, mais
je m’engage ici dans une critique plus
immanente qui part des termes propres
aux lms et qui en fait émerger quelques
contradictions.
La Déclaration d’Émancipation de 1863
et le treizième amendement de 1865 qui
a rendu permanente la mesure prise pen-
dant la guerre civile, étaient différents
des autres lois d’émancipation qui ont été
actées ailleurs. Par exemple, la politique
d’émancipation américaine interdisait toute
compensation nancière pour les anciens
propriétaires d’esclaves. Cela la distingue
même du British Slavery Abolition Act (loi
britannique d’abolition de l’esclavage),
pionnier en 1833, qui prévoyait de larges
compensations nancières. D’une certaine
manière, cet amendement est plus proche de
l’abolition jacobine en France de 1794, an-
nulée dix ans plus tard par Napoléon, mais
qui a contribué à déclencher la Révolution
haïtienne.
S’ajoute à cela le fait que l’esclavage était
un élément plus central pour l’économie
états-unienne que cela ne pouvait l’être
pour des pays comme la Grande-Bretagne
ou la France. En 1860, les presque qua-
tre millions d’esclaves des Etats-Unis
représentaient approximativement 13 %
de la population totale, souffrants de cette
forme complètement déshumanisée de cap-
italisme qui permet que des êtres humains
soient achetés ou vendus comme on le ferait
avec du bétail. Au prix de 500 $ « pièce »,
la valeur de la propriété des esclavagistes
états-uniens s’élevait à pratiquement deux
mille millions de dollars, une somme as-
tronomique en 1860. Ainsi, l’abolition de
l’esclavage sans compensation représente
la plus grande expropriation de propriété
privée capitaliste de l’histoire avec la Révo-
lution russe de 1917. Cela a anéanti d’un
seul coup l’entièreté d’une classe sociale,
celle des propriétaires de plantations du
Sud qui s’était enrichie pendant des siècles
sur l’immense accumulation de la richesse
tirée de la production du sucre, du tabac, du
coton, et d’autres produits, mais aussi d’un
autre commerce de « marchandises » : celui
des esclaves eux-mêmes.
L’abolition a aussi ajouté des millions de
travailleurs formellement libres à la classe
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ouvrière américaine, améliorant les pos-
sibilités d’unité de classe au-delà des liens
ethniques et « raciaux » d’une manière bien
plus simple que lorsque le travail des es-
claves coexistait avec le travail formelle-
ment libre. Bien que ce ne soit qu’une toute
petite partie de l’unité au travers des liens
« raciaux » qui se soit réalisée dans l’après-
guerre civile et de manière brève, la ques-
tion est restée importante par après, puisque
la classe ouvrière américaine est composée,
et ce de manière croissante, par des per-
sonnes « de couleur », essentiellement des
Afro-américains et des Latinos.
Même si le lm ignore ces réalités de
classe et économiques en favorisant la di-
mension politique, elles ne pouvaient pas
échapper à Karl Marx. Dans une lettre datée
du 29 novembre 1864, quelques semaines
après la fondation de la Première Interna-
tionale, il écrivait : « Il y a trois ans et demi,
au moment de l’élection de Lincoln, le
problème était de ne pas faire de nouvelles
concessions aux propriétaires d’esclaves
maintenant que l’abolition de l’esclavage
était approuvée et en partie un objectif at-
teint », ajoutant que « jamais un aussi grand
bouleversement n’avait pris place aussi
rapi dement. Cela aura un effet bénéque
sur le monde entier » (Saul Padover (ed.),
Karl Marx on America and the Civil War,
New York, McGraw-Hill, 1972, traduction
partiellement altérée).
La lettre ouverte de Marx à
Lincoln
Comme mentionné plus haut, le mois de
janvier 1865 au duquel Lincoln s’était -
placé à gauche en s’alliant avec Stevens,
était aussi le mois pendant lequel Marx et
Lincoln ont eu un échange public de lettres.
Après la publication du « Discours Inau-
gural » de la Première Internationale (sous
la plume de Marx) et des « Principes gé-
néraux » d’adhésion, toutes les deux parus
en novembre 1864, sa publication suiv-
ante fut une lettre ouverte à Lincoln, aussi
ébauchée par Marx et signée par un grand
groupe de militants ouvriers et sociaux qui
composaient le « Secrétariat de correspon-
dance de Karl Marx pour l’Allemagne ».
À l’époque, l’ambassade américaine à
Londres était dirigée par Charles Francis
Adams, un abolitionniste du Massachusetts
issu d’une des familles politiques les plus
illustres des Etats-Unis. Adams était sans
aucun doute conscient des personnes im-
pliquées dans l’Internationale puisqu’il a
envoyé son ls Henry comme observateur,
ainsi que pour faire rapport des rencon-
tres entre les travailleurs britanniques qui
étaient organisées depuis 1862 pour couper
l’herbe sous le pied aux appels des politici-
ens britanniques et des journaux pour inter-
venir aux côtés du Sud. À ces rencontres
participaient plusieurs des futurs dirigeants
de l’Internationale. Et la présence du jeune
Henry Adams à ces rencontres a certaine-
ment être remarquée par les représent-
ants de la classe ouvrière. Au-delà du but
premier qui était la récolte d’informations,
la présence du ls de l’ambassadeur a aussi
sûrement été perçue comme un appel à la
classe ouvrière britannique à passer au-des-
sus de leurs chefs de gouvernement.
En décembre 1864, l’Internationale a
proposé qu’une délégation de 40 membres
délivre la lettre rédigée par Marx et soit
reçue par l’ambassade. Bien que cette de-
mande ait été déclinée par l’ambassadeur
Adams, la lettre de l’Internationale « A
l’attention du Président Lincoln » fut dé-
posée à l’ambassade et publiée dans plus-
ieurs quotidiens liés au mouvement ouvrier
britannique. On y lit notamment : « Nous
félicitons le peuple américain à l’occasion
de votre réélection, à une forte majorité. Si
la résistance au pouvoir des esclavagistes
a été le mot d’ordre modéré de votre pre-
mière élection, le cri de guerre triomphal de
votre réélection est : mort à l’esclavage ! »
[NDLR : Cette lettre, ainsi que la réponse
de Lincoln et d’autres textes sur le sujet ont
été publiés dans : Marx/Lincoln, Une révo-
lution inachevée, Robin Blackburn (ed.),
Québec/Paris, M. Éditeurs/Syllepse, 2012].
Et de poursuivre : « Depuis le début de la
lutte titanesque que mène l’Amérique, les
ouvriers d’Europe sentent instinctivement
que le sort de leur classe dépend de la ban-
nière étoilée. »
La dernière phrase ne fait pas seulement
référence au sentiment profondément anti-
esclavagiste de la classe ouvrière britan-
nique à l’époque et aux meetings massifs
que celle-ci a pu organiser pour soutenir
le Nord. Et cela même au moment les
politiciens dominants et les principaux
journaux leur disaient de soutenir une in-
tervention britannique pour casser le blocus
des ports du Sud an que le coton puisse à
nouveau être transporté par la mer et mettre
n ainsi à la vague de chômage consécu-
tive en Grande-Bretagne. Cette phrase qui
met en lien le sort des Etats-Unis et celui
de la classe ouvrière européenne trou-
vait aussi son origine dans un fait brut.
La classe ouvrière britannique (et encore
plus celle du continent) était privée de ses
droits politiques et voyait dans les Etats-
Unis de l’époque la seule expérience à large
échelle de démocratie politique. Le résultat
fut l’un des meilleurs exemples jamais vu
d’internationalisme prolétarien.
Comme l’a remarqué Marx pendant
la mobilisation des travailleurs britan-
niques au début de la guerre : « Les peuples
Isabelle Garo, L’Humanité, juin 2012
Il faut tout de suite le souligner, ce volume consacré à la guerre civile aux États-
Unis est un très beau livre. Il faut aussi noter que ce recueil se situe aux antipodes
des choix de textes habituels : au lieu de réunir des textes d’époques diverses tous
rédigés par Marx, il rassemble des articles de Marx et Engels, des lettres, quelques
extraits du Capital, les adresses de la 1re Internationale à Abraham Lincoln puis
à Andrew Johnson, ainsi qu’un certain nombre de discours et de proclamations
de Lincoln lui-même. Cet ensemble, centré sur la période 1861-1865, forme ainsi
un dossier très complet, permettant au lecteur français de mieux connaître cet épi-
sode essentiel de l’histoire du 19e siècle et, par la même occasion, de découvrir les
analyses qu’en produisirent « à chaud » Marx et Engels. À ces textes s’ajoutent une
forte introduction de l’historien britannique Robin Blackburn et un appareil critique
élaboré (index et bibliographie, mais aussi cartes et chronologie). Au terme de cette
lecture, c’est un autre regard sur Marx qui s’impose. D’abord, la diversité des analy-
ses et des styles frappe, selon que Marx écrit pour le New York Daily Tribune, pour
le quotidien viennois Die Presse, au nom de l’Internationale, ou encore s’adresse par
lettres à Engels. Par ailleurs, son analyse évolue avec le temps. Cette diversité donne
une idée de son sens tactique, mais surtout de l’importance de ses activités militan-
tes et théoriques. […] Ensuite, c’est l’importance que revêt à ses yeux cet épisode
historique que l’on découvre : la lutte contre l’esclavage présente pour Marx une im-
portance décisive, par elle-même bien évidemment. Mais il la relie aussi aux luttes
de classes américaines et mondiales, faisant valoir notamment deux arguments. Le
premier concerne la façon dont le capitalisme, loin d’être la première puissance abo-
litionniste, peut se greffer sur l’esclavage, l’annexant à la production de plus-value.
La deuxième remarque découle de ce lien établi par le capitalisme entre esclavage
et salariat : l’alliance des travailleurs, noirs ou blancs, est indispensable et l’abolition
de l’esclavage est son préalable. Au l des pages, le lecteur découvrira également
l’attitude des gouvernements anglais et français, le poids politique de l’immigration
allemande aux États-Unis, etc. Au total, ce livre contribue à souligner un pan encore
mal connu en France de l’œuvre de Marx, consacré à la situation internationale de
son temps.
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d’Angleterre, de France, d’Allemagne,
d’Europe, considèrent la lutte des États-Unis
comme la leur, comme la lutte pour la lib-
erté, malgré tous les sophismes gratuits. Ils
considèrent la terre des Etats-Unis comme
une terre libre pour les millions de « sans-
terre » d’Europe, comme leur terre promise
à défendre les armes à la main de la convoi-
tise sordide des esclavagistes… Les peuples
d’Europe savent que c’est l’esclavocratie
du Sud qui a déclenché la guerre en déclar-
ant que le maintient de la domination des
esclavagistes n’était pas compatible avec
celui de l’Union. Par conséquent, les peu-
ples d’Europe savent que le combat pour le
maintien de l’Union est le combat contre le
maintien de l’esclavage – un combat qui,
dans les circonstances actuelles, représente
la forme la plus aboutie d’autonomie popu-
laire jamais réalisée contre la forme la plus
éhontée d’asservissement de l’homme ja-
mais connue dans les annales de l’histoire »
(Karl Marx, « The London Times and Lord
Palmerston », New York Tribune, 21 octobre
1861).
La lettre de Marx à Lincoln envoyée au
travers de l’Internationale énonce égale-
ment que : « Tant que les travailleurs, le
véritable pouvoir politique du Nord, per-
mirent à l’esclavage de souiller leur propre
République ; tant qu’ils se glorièrent de
jouir – par rapport aux Noirs qui, avaient
un maître et étaient vendus sans être consul-
tés du privilège d’être libres de se ven-
dre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils
furent incapables de combattre pour la véri-
table émancipation du travail ou d’appuyer
la lutte émancipatrice de leurs frères euro-
péens ; mais cet obstacle au progrès a été
renversé par le raz de marée de la guerre
civile ».
La réponse de Lincoln à
Marx
Le 28 janvier 1865, à l’agréable sur-
prise de Marx et des autres membres de
l’Internationale, l’ambassade des Etats-
Unis publia une réponse publique de
l’ambassadeur Adams. Dans une lettre
à Engels du 10 février, Marx notait avec
enthousiasme que Lincoln avait choisi de
fournir une réponse substantielle qui ne
s’adressait pas aux félicitations des libéraux
Britanniques mais bien à la classe ouvrière
et aux socialistes : « le fait que Lincoln nous
ait répondu avec tant de courtoisie, alors
que la réponse de la « société bourgeoise
d’émancipation » était si brutale et pure-
ment formelle que le « Daily News » a re-
fusé de l’imprimer… Cette différence entre
la réponse que Lincoln nous adresse et celle
que la bourgeoisie nous adresse a fait un tel
effet ici que les « clubs » du West End s’en
tapent la tête contre les murs. Tu compren-
dras à quel point cela a été gratiant pour
nos gens ».
Bien que la réponse à l’Internationale ait
été signée par l’ambassadeur Adams, celui-
ci afrme clairement que Lincoln a lu la
lettre et qu’il parle au nom de ce dernier :
« Je suis chargé de vous informer que le
courrier adressé par le comité central de
votre association, dûment transmis par les
services au président des Etats-Unis, est
bien parvenu à sa connaissance. »
Vu au travers des événements de jan-
vier 1865 – mis en scène par le lm – au
cours desquels Lincoln était au cœur de la
mise au vote du treizième amendement, il
est d’autant plus remarquable qu’il ait pris
le temps de publier une telle réponse. Et, de
par l’étrange enchaînement des événements,
la réponse de Lincoln à l’Internationale a
été rendue publique trois jours avant que la
cette attitude nationale jouit de leur appro-
bation éclairée et de leurs sympathies véri-
tables ». On peut difcilement trouver une
autre occasion dans l’histoire au cours de
laquelle le gouvernement des Etats-Unis a
remercié la classe ouvrière internationale
pour son soutien, sans parler de la classe ou-
vrière organisée dirigée par des socialistes.
Révolutions inachevées :
les années 1860 et les années
1960
Les échanges entre Marx et Lincoln il-
lustrent, de manière spectaculaire, cet as-
pect de la Guerre civile qui en fait une
seconde révolution américaine, bien plus
radicale que celle de 1776. Il s’agissait,
bien sûr, bien plus d’une révolution bour-
geoise que socialiste, mais son union avec
l’aile gauche (qui aboutira à un échec) et
sa transformation fondamentale de la pro-
priété privée dans le Sud marque quelque
chose d’encore plus radical. Cet aspect de
révolution inachevée, qui s’est arrêtée à
l’émancipation politique des anciens es-
claves, et ensuite, après 1876, qui a vu le
recul même de cette avancée, est tout de
même quelque chose qui hante encore les
Etats-Unis d’Amérique de nos jours.
La révolution des droits civiques des
années 1950 et 1960, qui a nalement ob-
tenu sur une base plus permanente ce qui
avait été trop brièvement mis en place par
les lois et amendements constitutionnels
des années 1860 et 1870, a également été
contrainte par les événements de stopper
la dynamique d’émancipation. Cela nous
laisse aujourd’hui face à ce résultat para-
doxal que les Etats-Unis ont leur premier
président afro-américain alors que de nom-
breux hommes et femmes de même origine
sont réduits, plus que jamais dans l’histoire,
à languir dans le monde déshumanisé des
prisons et des cellules.
Le lm Lincoln, qui ne traite pas de ces
sujets non plus, est ainsi par bien des as-
pects tout aussi « inachevé » également.
Même selon ses propres paramètres, en re-
gardant l’Histoire d’un point de vue qui met
en lumière les événements qui touchent les
élites politiques plutôt que les masses aux-
quelles ces dernières répondent, il s’arrête
avant de mener à bien ses propres implica-
tions les plus radicales, comme par exemple
par son portrait du programme républicain
radical de Stevens. Mais c’est dans l’air
du temps, de notre époque de profondes
transformations dans la culture et la société
états-unienne, qu’une grande production
d’Hollywood puisse révéler ne serait-ce
qu’une partie de cette page de l’histoire
révolutionnaire, qui, comme le faisait re-
marquer Marx, eut des « conséquences pour
le monde entier ».
Didier Epsztajn, blog
Entre les lignes entre les
mots
[…] L’émancipation des esclaves ne
fut donc pas une politique en ligne droite
menée par Lincoln, mais une (re)com-
position de forces politiques et sociales
de grande ampleur dans laquelle les es-
claves eux-mêmes ont joué un rôle dé-
terminant. […]
L’introduction de Robin Blackburn ne
ge pas cette guerre civile, dans une his-
toire sans passé et sans avenir. En analy-
sant les rapports sociaux historiquement
situés, les choix politiques de Lincoln
et les élaborations de Marx, en soulig-
nant l’auto-organisation des opprimé·es,
l’auteur nous incite à rééchir sur
l’abolition d’une certaine organisation
du monde, de ses rouages qui semblaient
impossibles à faire vaciller.
Hier l’esclavage, aujourd’hui…
Chambre des représentants des Etats-Unis
n’outrepasse l’opposition des nombreux
politiciens racistes et ne vote, le 31 jan-
vier, la ratication de l’amendement et ne
l’envoie dans les différents États pour sa
ratication nale.
La réponse de Lincoln fait aussi, de
manière générale, référence aux « amis de
l’humanité et du progrès à travers le monde »
auxquels les Etats-Unis se ralliaient ; une al-
lusion à la manière dont les rassemblements
de travailleurs britanniques ont été si cru-
ciaux pour bloquer la volonté de la classe
dominante britannique d’intervenir aux
côtés du Sud pendant les premières années
de la guerre. Cette allusion était clairement
soulignée dans la dernière phrase qui af-
rme que les Etats-Unis « tirent un nouvel
encouragement à persévérer du témoignage
que leur donnent les ouvriers d’Europe, que
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