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d’Angleterre, de France, d’Allemagne,
d’Europe, considèrent la lutte des États-Unis
comme la leur, comme la lutte pour la lib-
erté, malgré tous les sophismes gratuits. Ils
considèrent la terre des Etats-Unis comme
une terre libre pour les millions de « sans-
terre » d’Europe, comme leur terre promise
à défendre les armes à la main de la convoi-
tise sordide des esclavagistes… Les peuples
d’Europe savent que c’est l’esclavocratie
du Sud qui a déclenché la guerre en déclar-
ant que le maintient de la domination des
esclavagistes n’était pas compatible avec
celui de l’Union. Par conséquent, les peu-
ples d’Europe savent que le combat pour le
maintien de l’Union est le combat contre le
maintien de l’esclavage – un combat qui,
dans les circonstances actuelles, représente
la forme la plus aboutie d’autonomie popu-
laire jamais réalisée contre la forme la plus
éhontée d’asservissement de l’homme ja-
mais connue dans les annales de l’histoire »
(Karl Marx, « The London Times and Lord
Palmerston », New York Tribune, 21 octobre
1861).
La lettre de Marx à Lincoln envoyée au
travers de l’Internationale énonce égale-
ment que : « Tant que les travailleurs, le
véritable pouvoir politique du Nord, per-
mirent à l’esclavage de souiller leur propre
République ; tant qu’ils se glorièrent de
jouir – par rapport aux Noirs qui, avaient
un maître et étaient vendus sans être consul-
tés – du privilège d’être libres de se ven-
dre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils
furent incapables de combattre pour la véri-
table émancipation du travail ou d’appuyer
la lutte émancipatrice de leurs frères euro-
péens ; mais cet obstacle au progrès a été
renversé par le raz de marée de la guerre
civile ».
La réponse de Lincoln à
Marx
Le 28 janvier 1865, à l’agréable sur-
prise de Marx et des autres membres de
l’Internationale, l’ambassade des Etats-
Unis publia une réponse publique de
l’ambassadeur Adams. Dans une lettre
à Engels du 10 février, Marx notait avec
enthousiasme que Lincoln avait choisi de
fournir une réponse substantielle qui ne
s’adressait pas aux félicitations des libéraux
Britanniques mais bien à la classe ouvrière
et aux socialistes : « le fait que Lincoln nous
ait répondu avec tant de courtoisie, alors
que la réponse de la « société bourgeoise
d’émancipation » était si brutale et pure-
ment formelle que le « Daily News » a re-
fusé de l’imprimer… Cette différence entre
la réponse que Lincoln nous adresse et celle
que la bourgeoisie nous adresse a fait un tel
effet ici que les « clubs » du West End s’en
tapent la tête contre les murs. Tu compren-
dras à quel point cela a été gratiant pour
nos gens ».
Bien que la réponse à l’Internationale ait
été signée par l’ambassadeur Adams, celui-
ci afrme clairement que Lincoln a lu la
lettre et qu’il parle au nom de ce dernier :
« Je suis chargé de vous informer que le
courrier adressé par le comité central de
votre association, dûment transmis par les
services au président des Etats-Unis, est
bien parvenu à sa connaissance. »
Vu au travers des événements de jan-
vier 1865 – mis en scène par le lm – au
cours desquels Lincoln était au cœur de la
mise au vote du treizième amendement, il
est d’autant plus remarquable qu’il ait pris
le temps de publier une telle réponse. Et, de
par l’étrange enchaînement des événements,
la réponse de Lincoln à l’Internationale a
été rendue publique trois jours avant que la
cette attitude nationale jouit de leur appro-
bation éclairée et de leurs sympathies véri-
tables ». On peut difcilement trouver une
autre occasion dans l’histoire au cours de
laquelle le gouvernement des Etats-Unis a
remercié la classe ouvrière internationale
pour son soutien, sans parler de la classe ou-
vrière organisée dirigée par des socialistes.
Révolutions inachevées :
les années 1860 et les années
1960
Les échanges entre Marx et Lincoln il-
lustrent, de manière spectaculaire, cet as-
pect de la Guerre civile qui en fait une
seconde révolution américaine, bien plus
radicale que celle de 1776. Il s’agissait,
bien sûr, bien plus d’une révolution bour-
geoise que socialiste, mais son union avec
l’aile gauche (qui aboutira à un échec) et
sa transformation fondamentale de la pro-
priété privée dans le Sud marque quelque
chose d’encore plus radical. Cet aspect de
révolution inachevée, qui s’est arrêtée à
l’émancipation politique des anciens es-
claves, et ensuite, après 1876, qui a vu le
recul même de cette avancée, est tout de
même quelque chose qui hante encore les
Etats-Unis d’Amérique de nos jours.
La révolution des droits civiques des
années 1950 et 1960, qui a nalement ob-
tenu sur une base plus permanente ce qui
avait été trop brièvement mis en place par
les lois et amendements constitutionnels
des années 1860 et 1870, a également été
contrainte par les événements de stopper
la dynamique d’émancipation. Cela nous
laisse aujourd’hui face à ce résultat para-
doxal que les Etats-Unis ont leur premier
président afro-américain alors que de nom-
breux hommes et femmes de même origine
sont réduits, plus que jamais dans l’histoire,
à languir dans le monde déshumanisé des
prisons et des cellules.
Le lm Lincoln, qui ne traite pas de ces
sujets non plus, est ainsi par bien des as-
pects tout aussi « inachevé » également.
Même selon ses propres paramètres, en re-
gardant l’Histoire d’un point de vue qui met
en lumière les événements qui touchent les
élites politiques plutôt que les masses aux-
quelles ces dernières répondent, il s’arrête
avant de mener à bien ses propres implica-
tions les plus radicales, comme par exemple
par son portrait du programme républicain
radical de Stevens. Mais c’est dans l’air
du temps, de notre époque de profondes
transformations dans la culture et la société
états-unienne, qu’une grande production
d’Hollywood puisse révéler ne serait-ce
qu’une partie de cette page de l’histoire
révolutionnaire, qui, comme le faisait re-
marquer Marx, eut des « conséquences pour
le monde entier ».
Didier Epsztajn, blog
Entre les lignes entre les
mots
[…] L’émancipation des esclaves ne
fut donc pas une politique en ligne droite
menée par Lincoln, mais une (re)com-
position de forces politiques et sociales
de grande ampleur dans laquelle les es-
claves eux-mêmes ont joué un rôle dé-
terminant. […]
L’introduction de Robin Blackburn ne
ge pas cette guerre civile, dans une his-
toire sans passé et sans avenir. En analy-
sant les rapports sociaux historiquement
situés, les choix politiques de Lincoln
et les élaborations de Marx, en soulig-
nant l’auto-organisation des opprimé·es,
l’auteur nous incite à rééchir sur
l’abolition d’une certaine organisation
du monde, de ses rouages qui semblaient
impossibles à faire vaciller.
Hier l’esclavage, aujourd’hui…
Chambre des représentants des Etats-Unis
n’outrepasse l’opposition des nombreux
politiciens racistes et ne vote, le 31 jan-
vier, la ratication de l’amendement et ne
l’envoie dans les différents États pour sa
ratication nale.
La réponse de Lincoln fait aussi, de
manière générale, référence aux « amis de
l’humanité et du progrès à travers le monde »
auxquels les Etats-Unis se ralliaient ; une al-
lusion à la manière dont les rassemblements
de travailleurs britanniques ont été si cru-
ciaux pour bloquer la volonté de la classe
dominante britannique d’intervenir aux
côtés du Sud pendant les premières années
de la guerre. Cette allusion était clairement
soulignée dans la dernière phrase qui af-
rme que les Etats-Unis « tirent un nouvel
encouragement à persévérer du témoignage
que leur donnent les ouvriers d’Europe, que