« Lincoln » et « No » Deux films à l’affiche qui interpellent la philosophie Réalisé et produit par Steven Spielberg en 2012, d'après le livre Team of Rivals de Doris Kearns Goodwin, le film Lincoln a été nommé douze fois aux Oscars 2013 dont celui du meilleur film, et son interprète principal, Daniel Day-Lewis, remporte l'Oscar du meilleur acteur, ainsi que de nombreuses autres récompenses internationales. Le film raconte les derniers mois de la vie d'Abraham Lincoln, 16e président des États-Unis, assassiné en 1865, et surtout son combat pour faire passer le XIIIe amendement de la Constitution, qui mit fin à l'esclavage dans tout le pays, avant la fin de la guerre de Sécession. Ce film met en évidence les coulisses d’un vote qui marque l’histoire américaine et l’histoire du monde. On comprend que les talents d’orateurs, les stratégies et la fraude qui permet d’obtenir, voire d’acheter les dernières voix nécessaires à l’acceptation du treizième amendement ont plus de poids que les appels à la conscience morale ou que le discours de la raison. No est un film chilien de 2012. Le scénario de Pedro Peirano s’inspire d’un roman d’Antonio Skarmeta. Il relate le renversement du régime de Pinochet en 1988 à la suite du plébiscite organisé sous la pression internationale. Il montre comment un publicitaire, peu contestataire et profitant des avantages économiques du régime de la dictature, va rendre possible un message d’espoir en utilisant les méthodes de la publicité pour mener la campagne du non. Au lieu de construire un argumentaire sur l’histoire de la dictature et son bilan effrayant : Morts, disparitions, tortures, arrestations arbitraires, il insuffle l’espoir par des images idylliques d’une vie libre et heureuse. Il impose progressivement aux politiciens opposés au régime une campagne fondée sur le rêve, sur le modèle de la publicité pour les produits de luxe. Les partisans de la dictature, persuadés que les développements économiques et la peur des représailles suffiraient à garantir l’adhésion de la population au régime sans qu’il soit nécessaire de défendre le régime, sont pris de court. Ce film, comme celui sur Lincoln, illustre le célèbre adage selon lequel la fin justifie les moyens. Lincoln met en évidence les compromissions voire les fraudes nécessaires pour faire triompher le droit et la justice. No montre comment il est plus facile de convaincre une population en utilisant des arguments publicitaires destinés à favoriser la vente de produits dont l’utilité n’est pas toujours avérée qu’en appuyant le discours politique sur la vérité et la raison. Cette perspective renvoie à la polémique philosophique qui oppose Machiavel et un certain nombre de philosophes dont Kant. Pour Machiavel, la politique possède ses propres caractéristiques et finalités qui sont coupées de la question morale. Au contraire pour Kant, la justice et le droit n’ont de légitimité que si les moyens qui en permettent l’élaboration sont de nature morale. L’utilisation de moyens frauduleux, immoraux ou inadaptés entache la crédibilité du résultat obtenu. L’honnêteté et la sincérité sont au cœur du contrat social, fondement de toute société et de tout état de droit. Bien que l’homme soit souvent défini par sa dimension morale et rationnelle, on peut continuer à s’interroger sur la force de la raison face aux intérêts. Dans No, on constate que certains, tout en reconnaissant les atrocités de la dictature, ne veulent pas la remettre en cause car ils ont un travail, un salaire, des enfants qui font des études et qu’ils ont peur que des bouleversements politiques leur retirent le peu qu’ils ont acquis. De la même manière dans Lincoln, les choix politiques sont directement liés aux intérêts économiques. Le sud défend l’esclavage car les esclaves constituent la main d’œuvre dans les champs de coton, alors que le nord en voie d’industrialisation œuvre pour l’égalité. Dans ces différentes situations l’objectivité, la neutralité et la raison révèlent leur faiblesse face au poids des idéologies. Ces deux films contemporains rappellent finalement une stratégie immuable et largement mise en œuvre par les politiciens. La peur et la force restent un moyen de maintenir l’obéissance des foules ou de les convaincre du bien fondé des décisions. Lincoln demande à ses généraux de mener des batailles décisives afin d’affaiblir les forces du sud pour les contraindre à accepter la paix au prix de l’abolition de l’esclavage. Pinochet a réussi à juguler l’opposition pendant de nombreuses années par la terreur et ce n’est qu’en sortant, quasiment artificiellement, de cette spirale de la peur que le non triomphe au référendum de 1988.