Introduction
«Tout ce qui est observéet sélectionnépour être
enregistrédoit être clairement décrit dans toute la
richesse du détail, avec tous les propos mot àmot
et tous les aspects concevables du contexte précisés
avec soin et justesse. »
JUNKER [1960, 18]*.
Les sciences sociales, cest-à-dire la sociologie, lethnographie et
lanthropologie, mais également toutes les formes denquêtes sur
un aspect particulier de la vie de la sociétécontemporaine dispo-
sent dun certain nombre de méthodes de documentation ou de
recueil de données. Lentretien et le questionnaire sont devenus
les démarches les plus habituelles : ils consistent àinterroger les
personnes afin de connaître leur caractéristiques sociodémogra-
phiques —âge, diplôme, profession, etc. ,leursattitudesà
l’égard des valeurs et leurs comportements habituels consom-
mation, activitéprofessionnelle, loisirs, sociabilité, etc.
On emploie le terme «observation »pour qualifier une autre
méthode de documentation. Lexpérience montre que, sous ce
terme, on range des méthodes très diverses et que lusage nen
est pas très clair. Quatre usages différents du terme «observa-
tion »sont courants.
1) Lobservation au sens large, comme lobservation des chan-
gements sociaux, signifie une méthode danalyse de la période
contemporaine en recueillant toutes sortes de données statis-
tiques, de documents et dentretiens afin davoir une vue large
sur ce qui se passe aujourdhui en France, par exemple. On parle
* Les références entre crochets renvoient àla bibliographie en fin douvrage.
ainsi des observatoires régionaux de lINSEE ou de lObservatoire
du changement social. Aucune démarche de rapport direct avec
les personnes nest privilégiée, si ce nest les procédures réac-
tives de lentretien et du questionnaire. Un commentateur des
faits sociaux, politiques ou économiques dira : «On observe, jai
pu observer, lobservation montre que…» Dans aucun de ces
cas, lobservateur nanécessairement examinélui-même directe-
ment la situation quil décrit : il a rassembléun certain nombre
de documents quil commente.
2) Désormais, les sociologues utilisent couramment le terme
«observation »lorsque, étudiant un milieu social, ils se rendent
sur les lieux mêmes quelque temps et sinforment des usages,
procèdent àdesentretiensmaisnassistent pas de façon
prolongéeetsystématique aux événements sydéroulant. Les
«observations »réalisées apparaissent dans leur compte rendu
sous forme d’épisodes ou danecdotes considérés comme
typiques et souvent peu analysés. Cet usage vague renvoie le plus
souvent àune forme de préenquête rapide avant lentretien ou
le questionnaire. Dans ce cas, le chercheur ne participe pas vrai-
ment àla vie du milieu social étudié.
3) Lobservation est souvent identifiéeàlexpression «travail
de terrain »de lethnographie française, ou àcelle de field work
dans la tradition de lanthropologie anglaise ou celle de lethno-
graphie nord-américaine. Elle signifie une présence systématique
et souvent prolongée sur les lieux mêmes de lenquête au sein
du groupe social étudié. Au cours de ce long séjour, les données
sont recueillies par le chercheur ou l’équipedechercheurs:
a) auprès des personnes, en utilisant une diversitéde procé-
dures dites «réactives »,commelentretien avec questions, ou
des procédures «non réactives », comme lobservation des lieux,
des événements, des actes, ou des propos tenus dans leur vie
quotidienne par les personnes étudiées ; b) en consultant toute
forme de documents écrits comme les données administratives
(exemple : registre d’état civil), imprimésouencoreàl’état
darchives. Cette démarche sapplique surtout àde petites unités
sociales (institutions, groupes, lieux publics ou fermés de loisirs
ou daction collective, entreprises). Le produit final en est une
interprétation fondée sur ces différentes données. Il donne lieu à
des monographies telles celles qui ont étéconsacrées dans les
années soixante àdes villages résistant aux transformations dues
àlaccélération de lexode agricole. Cette procédure sinscrit dans
le temps, elle nécessitedepasserunepériode plus ou moins
longue dans le milieu. Rien nest plus opposéaux conditions du
LES MÉTHODES EN SOCIOLOGIE4
travail de terrain que lentretien passépendant une heure avec
quelquun quon ne voit quune seule fois.
4) Au sens le plus étroitetleplusdéterminé,lobservation
consiste àse trouver présent et mêléàune situation sociale pour
lenregistrer et linterpréter en sefforçant de ne pas la modifier.
Cette situation sociale est toujours le produit dune interaction
entre les participants eux-mêmes et, dune façon ou dune autre,
entre les participants et lobservateur ; elle prend la forme
d’événements composésdeséquences successives avec un début
et une fin. Une observation ponctuelle consiste àse rendre une
fois ou deux sur les lieux pour un simple exercice, un repérage ou
une première tentative. Une observation systématique se répète,
obéit àun calendrier concerté. Ce dernier sens de lobservation
sur les lieux doit être précisé: nous exclurons de ce champ toute
forme dobservation de situation construite ou provoquée par un
chercheur, comme celle de laboratoire ou celle de réunions orga-
nisées et animées afin de faire réagir un groupe déjàexistant (un
atelier, une classe, un service) ou un groupe forméjuste àcette
occasion [Webb et al., 1970].
Nous laisserons donc de côtéles observations expérimentales
de la psychologie ou de la psychologie sociale, les observations
des recherches qualitatives du marketing.
Dans le type dobservation étudiée ici, le chercheur naura
aucun projet de détourner laction de son déroulement ordi-
naire ni dentraîner les participants dans des actes étrangers à
leur propre perspective. Il observera sans proposer aux partici-
pants aucun dessein ni projet et, sil participe lui-même à
laction, il adoptera un des comportements habituels dans ce
milieu. Lobservateur doit être réservé,nepasenfairetropet
avoir compris ce quil peut faire. Ainsi celui qui participe à
laction a appris àtenir tel ou tel rôle et comment on peut tenir
ce rôle.
Nous prendrons ici le terme observation aux troisième et au
quatrième sens.
Une méthode, mais pas un dogme
Cet ouvrage veut répondre àlattente d’étudiants et de cher-
cheurs désireux de suivre une méthode cohérente leur permet-
tant de recueillir des données par observation, de les enregistrer
et de les interpréter. Il propose une sorte dapprentissage, comme
celui des règles de la conduite automobile ou celui des préceptes
INTRODUCTION 5
de la politesse propre àtelle ou telle culture ou interaction
sociale. Mais comme la soulignéBuford Junker [1960], la
pratique de lobservation est elle-même un apprentissage des
règles, des attitudes, des expressions du milieu étudié. Ainsi les
conseils présentés ici fruits dune certaine tradition et dune
certaine expérience valent surtout comme des principes géné-
raux dadaptation et de perception de diverses organisations et
milieux sociaux, mais ne peuvent en rien préjuger des attitudes
que lobservateur devra adopter dans telle ou telle situation quil
découvrira au cours de son enquête. Lobservation apprend au
chercheur àla fois ce quil peut apprendre dun milieu et
comment il peut le mieux lapprendre.
Plus il pénètre un milieu, mieux il apprend àsy conduire, àse
placer làoùil faut pour observer, ànoter les actes essentiels et
les propos les plus significatifs dans ce contexte particulier qui
devient peu àpeu un contexte familier. Ainsi les procédures
standardisées ou les recettes que nous suggérons ici n’épuisent
pas les inventions, les trouvailles que chacun, engagédans une
observation dun milieu nouveau, dégagera au fur et àmesure
de son travail. Rien nest donc plus étranger àla pratique de
lobservation que l’énoncéde procédures standardisées utili-
sables dans toute étude ou intangibles durant les étapes dune
seule étude. Ainsi l’étape la plus délicate de lobservation,
lentréeauseindun milieu plus ou moins étranger, révèle
immédiatement au chercheur ce qui est attendu de tout partici-
pant et la diversitédes emplois àoccuper dans cette situation.
Les grandes décisions de principe prises avant d’être acceptépar
un milieu inconnu peuvent se révéler inapplicables ou peu
souhaitables. Une grande part de la pratique de lobservation
consiste en une adaptation sociale de lobservateur au milieu
étudié.
Le but de lobservation
Lobjectif final de lobservation est de trouver une significa-
tion sociologique aux données recueillies, de les classer et de
mesurer leur degréde généralité.Biensouvent,lobservateur
novice, ou nayant pas déjàmis en forme de telles données, se
sent totalement désarmé. Il se pose une série de questions : que
faire de ces données ? Ont-elles une signification ? Illustrent-
elles des concepts sociologiques ? Comment choisir celles qui
ont une signification et celles qui nen ont pas ? Dois-je en
LES MÉTHODES EN SOCIOLOGIE6
éliminer ? Dois-je présenter des notes dobservations brutes ou
dois-je les réécrire et les résumer ? Nous voudrions répondre à
ces questions en proposant une forme de traitement des données
observées et de leur insertion dans un texte que nous
nommerons le compte rendu d’observation, que celui-ci prenne la
forme dun exercice, dun mémoire plus substantiel de licence,
de maîtrise ou de troisième cycle. Lutilisation des données
dobservation varie selon le type de texte que lon compose :
un court mémoire ou un article peut retenir de lobservation un
aspect principal et unique (les seuls clients dun café); une
monographie embrasse généralement tous les aspects dune
observation (lorganisationsocialedecemême café). La
méthode que nous allons proposer ne fera pas de différence
entre ces types de texte ; elle suggérera une manière de composer
un compte rendu dobservation qui restitue et interprète les
données recueillies en les plaçant dans leur contexte et qui les
classe àla lumière de catégories sociologiques.
La pratique actuelle de lobservation
Jusqu’à ces derniers temps, lenseignement et la pratique de
la sociologie, en France, ont placélobservation directe des
milieux sociaux (sens 3 et surtout 4) assez bas dans la hiérarchie
des urgences des méthodes àapprendre et àutiliser.
1) Les enseignants ont longtemps considérélobservation
comme une méthode subjective de recueil danecdotes et de
scènes dans lesquelles le chercheur intervenait lui-même, déro-
geant ainsi àdeux principes «scientifiques »de la discipline :
la totale distance àl’égard du milieu et la représentativité
statistique.
2) Lapprenti sociologue devait dabord connaître les théories
générales de la discipline avant de se lancer dans la collecte de
données, surtout selon une procédure réputée aussi vague que
lobservation.
3) Lobservation ne servait qu’à confirmer des hypothèses
clairement posées avant sa pratique. Les catégories dinterpréta-
tion des données recueillies devaient précéder lanalyse des
données et non émaner de celles-ci.
4) Lobservation se prêtait mal àdeux principes de la division
du travail en sociologie : a) lusage de grilles homogènes tout
au long dune enquête par un même chercheur ou par un
ensemble de chercheurs ; b) les recherches conduites depuis des
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