IE N Syndrome de l’intestin TR Gastroentérologie : Pr Dorval, comment peut-on définir le syndrome de l’intestin irritable (SII) en 1999 ? Pr E. Dorval : Le SII est défini depuis de nombreuses années par les critères diagnostiques dits de “Rome” devant l’association de douleurs abdominales chroniques, avec ou sans troubles du transit et avec ou sans une sensation de ballonnement ou de distension. L’élément qu’il me semble important de retenir est la présence d’une douleur abdominale et/ou d’un inconfort digestif. Pr E. Dorval : En effet, ces critères posent deux problèmes difficiles, à savoir quelles en sont la sensibilité et la spécificité. Lorsqu’on regarde les séries de la littérature utilisant les différents critères élaborés, que ce soit les critères de Manning ou les critères de Rome, qui se fondent uniquement sur la clinique, ou bien le score clinico-biologique de Kruis, qui intègre le résultat d’examens biologiques standards, leurs sensibilités respectives sont très bonnes, y compris lorsqu’ils sont traduits en français pour les critères de Manning. En revanche, leur spécificité est très variable en fonction des populations auxquelles l’on s’adresse. Elle est bonne si l’on compare une population de patients ayant un SII à des sujets sains EN Gastroentérologie : Mais, selon vous, ces critères diagnostiques “académiques” ont-ils une utilité pour la pratique quotidienne du praticien, généraliste ou spécialiste ? irritable : indication et utilité des explorations à visée diagnostique * Service de gastroentérologie, hôpital Trousseau, Chambray-les-Tours. Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (13), n° 3, mars 1999 contrôles ne manifestant pas de symptômes digestifs, mais, à l’inverse, elle peut être extrêmement mauvaise si l’on compare des patients ayant un SII à ceux souffrant d’une pathologie organique du tube digestif, comme un cancer colique ou une maladie de Crohn. De ce fait, l’intérêt de ces critères pour le diagnostic positif de SII me semble limité. Ils laissent une grande place aux explorations complémentaires dont le but est clairement de faire le diagnostic différentiel des symptômes. ET EN ET Avec le Pr E. Dorval Pr E. Dorval : De temps en temps, les tests biologiques standards retrouvent des anomalies des tests hépatiques, un bilan thyroïdien anormal, une infection urinaire ou la présence de parasites dans les selles. En fait, ces anomalies sont retrouvées avec une fréquence relativement basse, lorsqu’ils sont réalisés de manière systématique. Ainsi, je ne pense pas qu’il faille recommander d’effectuer de manière systématique un bilan biologique exhaustif chez un malade pour lequel on suspecte un diagnostic de SII. En revanche, je pense qu’il faut se laisser guider par les signes cliniques retrouvés lors de l’interrogatoire. On peut effectuer un examen parasitologique des selles 86 Gastroentérologie : Qu’en estil de la place des examens morphologiques et, en premier lieu de l’échographie abdominale ? Pr E. Dorval : L’échographie abdominale est un examen d’accès facile, non invasif, qui pourrait être préconisé chez des patients pour lesquels on évoque un diagnostic de SII dans le cadre du diagnostic différentiel. Singulièrement, son utilité n’a fait l’objet que d’une étude récente, publiée en 1996 par Francis et coll. Dans plus de 20 % des cas, une anomalie échographique était retrouvée. Il s’agissait d’une lithiase vésiculaire chez environ 5 % des patients, mais aussi d’autres anomalies hépatiques, comme une stéatose hépatique, de tumeurs hépatiques localisées, comme des angiomes, ou d’anomalies gynécologiques, de loin les plus fréquentes, comme des kystes de l’ovaire ou des anomalies utérines. En réalité, dans cet essai, la présence d’une anomalie échographique n’a jamais été imputée comme étant responsable des symptômes ayant amené les patients à consulter. Enfin, la conclusion des auteurs était que la découverte fortuite d’une lésion n’a pas le rôle rassurant attendu, mais qu’au contraire elle inquiète le patient et le médecin. Cela sera source de confusion et génèrera de nouveaux examens complémentaires coûteux et probable- N IE Gastroentérologie : Parmi les différents examens biologiques possibles, lesquels doit-on réaliser ? R T chez un patient souffrant d’une diarrhée ou bien faire un dosage de la TSH chez un patient constipé pour dépister une hypothyroïdie peu symptomatique ne s’exprimant que par un trouble du transit. Quant aux examens de coprologie fonctionnelle, je dirai qu’actuellement ils ne présentent guère d’utilité même chez des patients ayant une diarrhée d’allure fonctionnelle. Echographie abdominale et SII : rendement diagnostic ◗ Anomalies organiques : environ 20 % Lithiase vésiculaire, anomalies gynécologiques Le plus souvent sans rapport avec le symptôme ◗ Normale : environ 80 % Pr E. Dorval : L’exploration morphologique colique repose sur la coloscopie, et ce problème quotidien est difficile. Pour essayer de mieux le cerner, il faut regarder le nombre de coloscopies nécessaires pour dépister un cancer colique en fonction de l’indication. Si l’on se réfère à l’indication de saignement, que ce soit un saignement extériorisé ou une anémie par saignement chronique, on dépiste un cancer chaque fois que l’on fait une dizaine de coloscopies ; le rendement est donc assez élevé. Si l’on prend comme indication à EN Gastroentérologie : La grande question chez ces patients est de définir la place des examens morphologiques du côlon. la coloscopie le fait d’être un homme de plus de 60 ans, il faudra effectuer environ 60 coloscopies pour diagnostiquer un cancer. Enfin, si l’on prend en compte les troubles digestifs comme indication de l’examen sans hémorragie extériorisée ni anémie et sans critère d’âge, plus de 100 coloscopies seront nécessaires pour dépister un cancer. Cela démontre à l’évidence que le fait d’avoir des symptômes de SII n’est pas un facteur de risque pour le cancer colorectal. Il n’y a donc pas lieu d’avoir une attitude de dépistage particulière chez les patients ayant un SII. Ces sujets doivent, tout comme les autres, être soumis à un dépistage endoscopique si un dépistage de masse est institué ou si des facteurs prédisposant sont retrouvés par l’interrogatoire. En dehors du dépistage d’un cancer, la coloscopie peut avoir une certaine utilité pour le diagnostic différentiel du SII. Je pense notamment aux patients ayant une colite microscopique dont les symptômes vont se manifester par une diarrhée prédominante, qui est indiscernable cliniquement du SII. Dans ce cas précis, il y a indication à une coloscopie avec biopsie en cas de muqueuse normale. Je pense qu’une autre indication raisonnable de la coloscopie intéresse les patients âgés de plus de 50 ans, qui doivent être soumis à une coloscopie de dépistage, non en raison de leurs symptômes, mais à cause de leur âge. Enfin, il reste le cas des patients ayant un SII et une constipation sévère, pour lesquels on veut éliminer à tout prix un obstacle. N IE Dépistage de cancer recto-colique au cours de la coloscopie en fonction de l’indication ◗ Saignement extériorisé ou anémie : 1/10 ◗ Homme, âge > 60 ans : 1/60 ◗ SII : 1/100 ET ment inutiles. Cette conclusion recouvre assez bien celle proposée par un groupe d’experts français, piloté par l’ANAES, qui avait recommandé de ne pas réaliser d’échographie abdominale en première intention chez des patients ayant des signes cliniques de SII. Pour ces experts, ce qui devrait inciter à réaliser une échographie première est la présence de signes d’alarme, comme l’apparition des symptômes après 50 ans, un contexte alcoolo-tabagique, des symptômes nocturnes ou, bien entendu, lorsqu’il existe une anomalie à l’examen clinique ; je pense à un amaigrissement, une masse abdominale ou une hépatomégalie. Toutefois, dans ces cas précis, on s’éloigne complètement de la définition du SII. Il s’agit alors d’un patient ayant des signes cliniques de SII, mais pour lequel on retrouve d’autres anomalies, sauf peut-être en ce qui concerne l’âge. Car, l’apparition des symptômes après 50 ans est un fait clinique qui doit être pris en considération. Gastroentérologie : La coloscopie pourrait-elle lever certaines angoisses du patient ? R T Pr E. Dorval : À l’évidence, la coloscopie possède une réelle vertu “anxiolytique”, à la fois pour le patient et pour le médecin. Dans un essai de suivi de cohorte de patients ayant un SII, que nous avions publié il y a quelques années, plus de 90 % des patients avaient subi une coloscopie, bien que cette population ne soit pas considérée comme risquant un cancer du côlon. Mais on ne sait pas si la réalisation de la coloscopie va modifier la demande de soins ultérieure. Même si une telle attitude ne doit pas être recommandée, cela montre bien qu’en pratique courante l’exploration morphologique est très souvent pratiquée. 87 Ces patients finiront un jour ou l’autre par avoir une coloscopie. Toutefois, et cela a été bien souligné par le groupe de réflexion piloté par l’ANAES, il n’y a pas lieu de répéter la coloscopie si l’examen initial était strictement normal, sauf, bien entendu, en cas de modification persistante des symptômes. Recommandations Au cours du SII, réalisation : ◗ d’une échographie abdominale systématique : NON ; ◗ d’une coloscopie systématique : NON (en dehors des situations cliniques où un dépistage est justifié). Pr E. Dorval : À l’évidence, ce concept de trouble de la motricité et de la sensibilité a été très largement exploré ces dernières années. Aujourd’hui, on peut dire qu’il existe des troubles de la motricité, à de nombreux étages du tube digestif, et notamment au niveau de l’intestin grêle, de la jonction iléo-cæcale et du côlon. Cependant, ces troubles moteurs sont extrêmement variables d’un essai à l’autre et finalement peu spécifiques et peu sensibles. Actuellement, il n’y a pas d’exploration motrice validée qui permettrait de dire que tel patient ayant tels symptômes présente telle anomalie motrice à tel endroit et donc telle forme clinique du SII. Cette mauvaise spécificité, le caractère invasif, et une faisabilité en routine loin d’être évidente, font qu’il n’est pas pos- EN Gastroentérologie : Ces dernières années, de très nombreux travaux ont montré qu’il existait des anomalies de la motricité digestive et une hypersensibilité digestive à la distension chez des patients se plaignant d’un SII. Faut-il les rechercher en pratique courante ? Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (13), n° 3, mars 1999 sible de les utiliser de façon pratique comme outil diagnostique. Le concept de viscérosensibilité est un concept ancien, récemment remis à l’honneur, à tel point que l’équipe américaine de Mayer a décrit, il y a quelques années, l’hypersensibilité rectale comme un marqueur biologique du SII, étant entendu que presque la totalité des patients se plaignant d’un SII ont une anomalie de la sensibilité rectale à la distension. Ce concept est extrêmement séduisant, et l’on aurait pu imaginer qu’un test de distension rectale devienne un critère diagnostique simple à mettre en œuvre pour reconnaître le SII. Malheureusement, certaines réserves doivent être apportées à ce travail. La première étant que ces troubles de la viscérosensibilité ne sont pas limités au rectum, mais diffus, car on les retrouve aussi au niveau du sigmoïde, de l’intestin grêle, de l’estomac et même de l’œsophage. D’autre part, ce trouble de la viscérosensibilité n’est pas spécifique au SII, car il est présent au cours d’autres troubles fonctionnels digestifs, notamment au cours de la dyspepsie. Le caractère non spécifique de ces troubles de la viscérosensibilité va tout à fait dans le même sens qu’un article épidémiologique scandinave, qui montre qu’un patient ayant à J1 un SII typique peut se retrouver un an plus tard avec un syndrome dyspeptique typique sans signe de SII. Ainsi, ce concept de trouble de viscérosensibilité rectale est probablement plus spécifique des troubles fonctionnels digestifs, au sens large, que du SII. ET Gastroentérologie : Qu’en Pr E. Dorval : L’intolérance au est-il de l’intolérance au lactose, lactose existe, elle est même faut-il la rechercher et comment ? très fréquente si l’on regarde les données de la littérature en Europe, et même aux ÉtatsUnis, où à peu près un quart des patients mentionnant des symptômes évoquant un SII souffrent en réalité d’une intolérance au lactose. On en veut pour preuve les résultats du test respiratoire au lactose, mais aussi, et surtout, l’efficacité du régime sans lactose chez ces patients. Compte tenu de l’importance de ce chiffre, il me paraît licite de rechercher une intolérance au lactose chez des patients ayant une diarrhée ou des douleurs abdominales. Cette recherche se fait essentiellement par l’interrogatoire, mais aussi en observant les Intolérance au lactose effets d’un régime d’épreuve Situation clinique fréquente sans lactose, car la moitié des malades ignorent qu’ils soufDiagnostic : ◗ résultats d’un régime frent uniquement d’intolérance à cette substance. Le recours à d’exclusion : OUI ; ◗ test respiratoire spéci- un test respiratoire spécifique pour retenir ce diagnostic ne fique : NON. me paraît pas utile. Pr E. Dorval : En effet, on aimerait bien posséder une méthode permettant de poser un diagnostic positif de SII. Un travail effectué en Europe du Nord a en effet montré que le recours aux soins, et donc les dépenses engendrées, est plus important chez des patients ayant un SII et ne croyant pas au caractère non organique de leurs symptômes. Dans ces cas particuliers, un test permettant d’aboutir à un diagnostic positif serait tout à fait utile. Cependant, à ce jour, ce test de sensibilité viscérale n’a pas encore obtenu de validation consensuelle, n’est pas réalisé en pratique courante et ne peut être recommandé comme outil diagnostique. N E I R T Gastroentérologie : Cependant, ce concept ne pourrait-il pas déboucher sur un test diagnostique, notamment chez des patients ayant des symptômes sévères et ne 88 croyant pas à l’absence d’anomalies organiques lors des examens standard ? Gastroentérologie : Finalement, la clinique reste essentielle pour aboutir à un diagnostic de SII ? Pr E. Dorval : Tout à fait, en 1999, le diagnostic du SII reste essentiellement un diagnostic clinique, malgré tous les progrès qui ont été faits dans la compréhension de sa physiopathologie. Les explorations complémentaires que nous utilisons ne doivent pas être systématiques ; elles ont pour but d’éliminer une pathologie associée qui pourrait entraîner les mêmes symptômes. Aujourd’hui, nous manquons d’examens permettant un diagnostic positif parce que ceux dont nous disposons ne sont pas parfaitement spécifiques, parce qu’ils ne sont pas de pratique courante, parce que leur type et leur place doivent être précisés, et parce que leur impact, notamment en ce qui concerne le recours aux explorations et aux soins ultérieurs, n’a pas encore été évalué.