Résultats d’une enquête transversale menée chez 688 médecins généralistes et 1 091 patients ayant un syndrome de l’intestin irritable B. Coffin*, G. Roussey**, M. Renard***, F. Dyard**** L e syndrome de l’intestin irritable (SII) est fréquent dans la population générale (1). On estime qu’il représente 30 à 50 % des consultations d’un spécialiste libéral et 6 à 8 % des consultations en médecine générale (2). La définition du SII repose sur des critères diagnostiques cliniques, les critères de Manning, les critères de Rome I, puis ceux de Rome II (3), associant une douleur abdominale ou un inconfort digestif à des troubles du transit et/ou à des troubles de l’évacuation rectale et/ou à un météorisme abdominal. Douleur abdominale et météorisme sont les deux symptômes clés dont se plaignent la majorité des patients (4). Dans ces critères, il est clairement établi que la douleur abdominale doit être associée à une modification de la fréquence ou de la consistance des selles et qu’elle doit être améliorée par l’émission d’une selle (3). En aucun cas les rapports entre la prise alimentaire et la survenue de la douleur ne sont retenus comme critères diagnostiques. Les rapports entre le tube digestif et l’alimentation sont étroits. Outre les phénomènes de digestion et d’absorption, la prise alimentaire va entraîner une augmentation rapide, réflexe, de la motricité digestive aussi bien au niveau intestinal que colique. Le rôle de l’alimentation dans la survenue des symptômes fonctionnels a paradoxalement été peu étudié (5). L’hypothèse d’une allergie alimentaire ou d’une intolérance alimentaire a fait l’objet de rares travaux, qui ont été bien menés, mais qui, globalement, ne sont pas concluants (6). Alors que la recherche d’une intolérance au lactose est effectuée lors de l’interrogatoire du patient, seulement deux études épidémiologiques ont montré que la prise alimentaire était un facteur déclenchant de la douleur au cours du SII, suggérant que ce critère soit davantage pris en compte pour le diagnostic (7, 8). Le but de cette enquête menée auprès de médecins (généralistes et gastroentérologues) et de patients ayant un SII était de rechercher les relations entre la prise alimentaire et l’apparition des symptômes du SII, d’une part, et de déterminer quels types d’aliments étaient le plus souvent incriminés comme étant responsables de l’apparition des symptômes, d’autre part. Supplément à La Lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 1 - vol. VII - janvier-février 2004 Méthodes Durant une semaine, en juin 2003, une enquête transversale a été réalisée par voie de questionnaire auprès de 2 000 médecins répartis sur l’ensemble du territoire métropolitain. Ce questionnaire comportait un versant médecin et un versant patient. Concernant le versant médical, les médecins devaient préciser quels étaient les symptômes prédominants, qui avaient motivé la consultation, et par quels types d’aliments ils étaient déclenchés. Le diagnostic de SII était retenu sur des critères pragmatiques caractérisés par une douleur abdominale ou une sensation d’inconfort, des troubles du transit digestif (diarrhée, constipation, alternance diarrhée-constipation) ou une sensation de météorisme abdominal. Le questionnaire remis aux patients comportait la description des symptômes digestifs susdits, leurs rapports avec l’alimentation et si leur réponse était positive, il leur était demandé quels types d’aliments déclenchaient préférentiellement les symptômes décrits. * Service d’hépato-gastroentérologie, AP-HP hôpital Louis-Mourier, Colombes. ** Médecin généraliste, Paris. *** Médecin généraliste-nutritionniste, Paris. **** Laboratoire Solvay Pharma, Suresnes. 17 Alimentation et SII Question d’actualité L’analyse des résultats a été effectuée de manière descriptive. Les valeurs sont rapportées en valeur absolue, en pourcentage ou en moyenne ± SE. Résultats Questionnaire médical Six cent quatre-vingt-huit médecins ont répondu à ce questionnaire. Dans leur pratique, les patients consultant pour un SII sont majoritairement des femmes (91,6 %) ayant entre 31 et 50 ans. Pour le médecin, les symptômes sensitifs (douleur, inconfort intestinal, gêne abdominale diffuse) seraient le principal motif de consultation (58,7 %), suivis des symptômes gazeux (ballonnements et flatulence), chez 27 % des patients, alors que des symptômes moteurs isolés (troubles du transit) ne seraient retrouvés que chez 3 % des patients (figure 1). Les aliments susceptibles de déclencher des symptômes sont rapportés sur le tableau I. Globalement, les fruits et les légumes crus seraient les principaux aliments déclenchant les symptômes (58,4 %), surtout chez la femme, suivis des plats en sauce (43 %) qui seraient le principal facteur déclenchant chez l’homme. Quatrevingt-douze pour cent des patients souhaitaient avoir des informations complémentaires de leur médecin, notamment sur l'hygiène alimentaire, dans 41 % des cas, et sur le traitement dans 36 % des cas. Questionnaire patient Mille quatre-vingt-onze patients (70 % de femmes) ayant un âge moyen de 41,9 ± 12,2 ans ont répondu au questionnaire. L’ancienneté des symptômes était en moyenne de 1 à 5 ans. Parmi les différents symptômes caractéristiques du SII (tableau II), la douleur abdominale était ressentie comme étant le plus gênant chez 26,4 % des patients, suivie de la sensation de ballonnements isolés chez 17,5 %. Cependant, 26,8 % des patients ne parvenaient pas à hiérarchiser le symptôme le plus gênant et se plaignaient d’au moins deux symptômes fonctionnels. En fonction de l’ancienneté du SII, les patients rapportaient que la sensation de ballonnements devenait plus intense alors que l’intensité de la douleur abdominale avait tendance à diminuer et que les autres signes digestifs restaient stables. Une variation des symptômes était signalée par 84 % des patients. Ils étaient plus intenses lors des périodes de travail et diminuaient le week-end et pendant les vacances. Durant la journée, ils étaient augmentés par la prise alimentaire chez 54,3 % des patients et la moitié des patients signalaient une augmentation progressive en cours de journée. Chez 43 % des patients, il exis- Tableau I. Aliments susceptibles de déclencher des symptômes de SII (résultats exprimés en pourcentages). Plusieurs réponses sont possibles. Ty p e d ’ a l i m e n t s Plats en sauce Boissons gazeuses Frites et fritures Fruits et légumes crus Féculents Sandwich et pain Laitages et produits laitiers Sucreries Fruits et légumes cuits Autres Avis du médecin Avis du patient 43,0 36,4 34,2 58,4 34,9 21,0 17,0 9,1 7,0 6,4 53,4 49,9 47,8 44,5 37,2 26,0 17,7 17,3 9,5 6,6 Supplément à La Lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 1 - vol. VII - janvier-février 2004 tait une exacerbation des symptômes dès la fin du repas ou dans l’heure suivante. L’influence du type de repas, essentiellement les repas rapides et les repas de fête, était signalée par 67 % des patients (figure 2). Enfin, les types d’aliments associés au déclenchement de symptômes chez les patients ayant un SII sont rapportés sur le tableau I. Les deux principaux types d’aliments augmentant les symptômes étaient les plats en sauce (53,4 %), surtout chez les patients signalant une douleur abdominale ou un inconfort digestif, et les boissons gazeuses (49,9 %), surtout chez ceux consultant pour des ballonnements. Discussion Cette enquête pragmatique réalisée auprès de patients ayant un SII et de leur médecin montre l’importance des relations entre la survenue des symptômes et la prise alimentaire. Dans cette étude, le diagnostic du SII a été retenu sans prendre en compte les critères diagnostiques établis ces der- Gazeux 27,0 % Associations 11,4 % Moteurs 2,9 % Sensitifs 58,7 % Figure 1. Symptômes majeurs motivant la consultation (résultats exprimés en %), rapportés par le médecin. Non 32 % ND 1% Oui 67 % Figure 2. Influence des repas sur la symptomatologie (résultats exprimés en %). 18 Alimentation et SII Question d’actualité nières années. Cependant, les caractéristiques des patients, avec près de deux tiers de femmes et un âge moyen de 41,9 ans sont identiques aux données épidémiologiques habituelles rapportées à plusieurs reprises au cours du SII validant a posteriori le caractère représentatif de l’échantillon de patients (1, 9). De même, la hiérarchisation de la plainte symptomatique est similaire aux données rapportées par ailleurs (4). L'importance des symptômes de type “sensitif” retrouvés dans cette enquête rejoint la place qui lui est donnée dans les critères diagnostiques de Rome II (3). Le versant original de cette enquête est d’avoir mis en évidence les relations étroites entre les repas, les différents types d’aliments et l’apparition des symptômes digestifs au cours du SII, relations qui finalement n’ont été que très peu étudiées au cours du SII (7, 8). Concernant les relations temporelles avec les repas, 43 % des patients signalaient une exacerbation des signes cliniques, essentiellement la douleur et les sensations de ballonnements dans l’heure suivant la fin du repas. Ces données sont très proches de celles rapportées par Ragnarsson et son équipe, qui signalaient que 55 % des épisodes douloureux étaient rapportés après les repas (7). Le type de repas influence également la survenue des symptômes. Le repas pris rapidement, dans une situation stressante, facteur de majoration des symptômes de SII (9), était clairement signalé par les patients. À l’inverse, les repas de fête, qui a priori ne représentent pas une situation de stress, sont également incriminés par les patients. La charge calorique sans doute supérieure, responsable d’une réponse motrice réflexe plus importante, pourrait être un facteur explicatif. Sur un plan physiopathologique, ces relations temporelles ne relèvent pas du hasard. En effet, la prise alimentaire stimule de manière très importante la motricité digestive, notamment au niveau du côlon. Une étude récente a d’ailleurs montré que l’hypersensibilité colique à la distension, phénomène physiopathologique majeur au cours du SII (10), était encore majorée en période postprandiale (11). L’analyse des aliments incriminés dans la survenue des symptômes montre une convergence très nette entre l’avis du patient et celui du médecin (tableau II). Ces résultats sont similaires à ceux rapportés par Simren et al. en Suède (8). Les plats en sauce, les frites et les fritures, sources d’un apport lipidique important, sont parmi les aliments les plus souvent cités comme responsables d’une augmentation des symptômes. L’apport calorique et l’effet ralentisseur des lipides sur le transit digestif pourraient en être l’explication. Les aliments fermentescibles sont également incriminés par les patients comme par les médecins. L’effet Tableau II. Principal symptôme digestif (exprimé en pourcentages) signalé par les patients en fonction du sexe. Symptôme le plus gênant Douleur abdominale seule Inconfort intestinal seul Gêne abdominale seule Constipation seule Ballonnements seuls Émission de gaz seule Diarrhée seule Association Homme (30 %) Femme (70 %) E ffectif 27,1 8,9 6,6 6,8 19,0 2,7 3,1 25,7 25,3 8,9 8,5 3,2 14,2 4,7 4,7 29,8 26,4 8,8 7,3 5,9 17,5 3,4 3,6 26,8 Supplément à La Lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 1 - vol. VII - janvier-février 2004 des fibres alimentaires sur le transit digestif est bien connu, mais ce n’est qu’assez récemment qu’un effet délétère des fibres alimentaires a été mis en évidence au cours du SII (12), confirmant l’avis des patients. L’importance des boissons gazeuses dans le déclenchement des symptômes digestifs, notamment le ballonnement, est surprenante. Les gaz digestifs sont abondants. Au niveau de l’estomac et de la partie haute du tube digestif, les gaz présents proviennent de l’air avalé, des aliments et des boissons gazeuses ; ils diffusent rapidement ou sont éliminés lors d’éructations (13). Au niveau du côlon, ils résultent essentiellement des processus de fermentation bactérienne. Le rôle des gaz dans la survenue des symptômes pourrait être soit lié à une hypersensibilité digestive favorisée par la distension gazeuse (14), soit secondaire à une anomalie dans le transit digestif des gaz, notamment au niveau intestinal, comme l’ont souligné certains travaux récents (15, 16). Finalement, le rôle des laitages dans le déclenchement des symptômes est assez faible, aussi bien selon le jugement des patients que selon celui des médecins. Le déficit en lactase et l’intolérance au lactose qui en résulte sont retrouvés chez 23 % des sujets adultes en France et sont responsables de signes cliniques d’une intolérance dans la moitié des cas (17). Compte tenu de l’ancienneté des symptômes retrouvée dans cette étude, il est probable que les patients ont appris à éviter la consommation d’aliments riches en lactose. Finalement, ce travail souligne une double réalité assez peu prise en compte : d'une part, la très nette prédominance de la symptomatologie sensitive (douleurs abdominales, inconfort intestinal, gêne abdominale) et, d'autre part, l'influence majeure des repas sur la symptomatologie. Cela implique, dans la prise en charge thérapeutique d'un patient ayant des troubles fonctionnels intestinaux (TFI), d'identifier clairement les facteurs déclenchants (stress, repas, etc.) et les symptômes qui leur sont liés. ■ 19 Alimentation et SII Question d’actualité Références 1. Bommelaer G, Dorval E, Denis P et al. Prevalence of irritable bowel syndrome in the French population according to the Rome I criteria. Gastroenterol Clin Biol 2002 ; 26 : 1118-23. 2. Harvey RF, Salih SY, Read AE. 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