PARIS/INDUSTRIES 1750-1920

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THOMAS LE ROUX
PARIS/INDUSTRIES 1750-1920
PARIS AU RISQUE DE L’INDUSTRIE
CONTRIBUTIONS DE CLAIRE BARILLÉ
JEAN-FRANÇOIS BELHOSTE
FLORENCE BOURILLON
GUILLAUME CARNINO
JEAN-BAPTISTE FRESSOZ
FRÉDÉRIC GRABER
FRANÇOIS JARRIGE
NICOLAS PIERROT
BÉNÉDICTE REYNAUD
PAUL SMITH
MARIE THÉBAUD-SORGER
NIELS VAN MANEN
DENIS WORONOFF
sommaire
Introduction : les paris de l’industrie 6
Première partie - L’acclimatation industrielle : aux sources d’une politique (1750-1830)
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L’industrie à Paris au XVIIIe siècle – Préventions industrielles – La révolution acide –
La révolution à Paris – Jean-Antoine Chaptal – La loi de 1810 et les pollutions industrielles –
Darcet ou la technique au secours de l’industrie – Delessert
Ce qu’industrialiser veut dire, le cas de la chimie (Jean-Baptiste Fressoz)
L’explosion de la poudrerie de Grenelle du 31 août 1794, premier grand accident industriel à Paris
(Marie Thébaud-Sorger et Claire Barillé)
Deuxième partie : Paris, capitale industrielle
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La gloire de l’industrie – L’insertion urbaine – Les faubourgs industriels – Les zones insalubres –
Industrie et banlieue – L’axe Seine –
Canaux, chemins de fer, entrepôts : les points d’ancrage de l’industrie
Une chape de plomb sur les eaux parisiennes (Guillaume Carnino)
La Fabrique résiste à l’haussmannisation (Florence Bourillon)
Troisième partie : Ville laborieuse, ville dangereuse
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Les machines à vapeur – Les usines à gaz – Poudres et explosifs – Incendies –
Paris en guerre industrielle
Usines textiles en feu au XIXe siècle (François Jarrige)
Les risques industriels d’incendie dans les centres urbains européens, fin XVIIe - début XX siècle
e
(Niels van Manen)
Quatrième partie : Les travailleurs de l’industrie
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Espaces de travail, de la chambre à l’usine – Les corps au travail –
Villermé et les travailleurs de l’industrie – Accidents du travail et maladies professionnelles
L’opposition aux carrières à plâtre de Montmartre (Frédéric Graber)
Cinquième partie : Sécuriser l’industrie et la ville
Fire-proofing – La haute cheminée, indicateur de pollution –
La sécurité au travail – Les acteurs de la protection
Le Paris industriel des artistes, 1760-1914 (Nicolas Pierrot)
Images littéraires de l’industrie à Paris, de Balzac à Zola (Denis Woronoff)
Epiloque / conclusion 153
Le patrimoine de l’industrie à Paris (Paul Smith et Jean-François Belhoste)
Crédit des illustrations 158
Bibliographie 159
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L’explosion de la poudrerie de Grenelle du 31 août 1794,
premier grand accident industriel à Paris
À l’aube du 31 août 1794 (14 fructidor an II), Paris se réveille au bruit d’une
incroyable déflagration : l’impressionnante explosion provient d’une poudrerie installée depuis quelques mois dans l’enceinte du château de Grenelle, sis
dans la plaine du même nom, à l’est du faubourg Saint-Germain. En effet, l’effort
de guerre mené par le gouvernement révolutionnaire de l’an II, en réponse aux
monarchies européennes coalisées, s’est particulièrement concentré à Paris. La
capitale se transforme en une immense fabrique d’armes et de munitions afin
de fournir les armées. Les savants se sont par ailleurs en grande majorité engagés au service de la jeune république en danger et proposent toutes formes
d’innovations. Le contexte favorise donc l’expérimentation de nouveaux procédés permettant une concentration et une intensification de la production armurière. Sous la responsabilité des chimistes Chaptal et Bonjour, la manufacture de
poudre noire de Grenelle en est un fleuron.
Traditionnellement préparée avec un mélange de salpêtre, de soufre et de
charbon de bois, sa fabrication demeure dangereuse et il n’est pas rare que les
moulins à poudre explosent, entraînant quelques dégâts matériels, rarement des
morts. Ici cependant, le nouveau procédé technique mis au point par le chimiste
Carny – un des pionniers de la chimie industrielle – a permis un gain de temps
en simplifiant quelques étapes de fabrication (il n’y a plus de pilon mais un système de mélange dans des barils) et augmentant la cadence de production mise
en œuvre ici à grande échelle (30 % de la poudre française y est produite l’été
1794). La manufacture tourne à plein régime et embauche massivement, non
sans choisir scrupuleusement de bons citoyens recommandés par les comités de
section, ou sélectionnés dans les différents districts afin d’intégrer la manufacture comme élève de la nouvelle école des poudres et salpêtres. Fonctionnant
comme une véritable ruche, les ouvriers sont regroupés au sein d’ateliers – des
baraquements de bois construits en hâte – qui se partagent les étapes de la production et du stockage, tandis que vont et viennent les ouvriers sous-traitants
d’entreprises de maçonnerie et de charpente travaillant à l’agrandissement de la
fabrique, ainsi que des marchandes d’eau-de-vie et autres denrées.
Devant le grand nombre de soldats partis au front et l’urgente nécessité de
trouver de la main-d’œuvre, la population de la fabrique augmente considérablement et beaucoup de chargés de famille, la plupart entre 30 et 50 ans, se
font embaucher. Les pères de famille travaillent souvent avec un ou deux de leurs
enfants. Si ces derniers sont censés être âgés d’au moins 12 ans, en réalité des
enfants de 8 ans sont vraisemblablement employés à certaines tâches comme le
mouillage des toiles, tandis que les hommes dans la force de l’âge ou plus expérimentés s’occupent des mélanges dans les tonneaux et des activités de transport
au sein de la manufacture (matière première, puis stockage au magasin). Dans un
contexte économique et social bouleversé par le phénomène révolutionnaire, le
salaire offert attire un monde ouvrier mélangeant journaliers, manœuvres, petits
artisans, citoyens engagés aux armées souhaitant quitter le front et travailler
près de leurs proches. La manufacture réquisitionne aussi des ouvriers pour leurs
savoirs spécifiques, tels les tonneliers de Dieppe par exemple, et puise dans le
vivier d’un large bassin parisien (tels les carriers de Vanves) faisant converger,
au-delà, les ouvriers saisonniers de la Savoie ou de la Creuse. À cette population s’ajoutent également des travailleurs occasionnels dont la situation sociale
liée à l’économie d’Ancien Régime a basculé (perruquiers, tailleurs, jardiniers de
grandes maisons).
Quelle est l’origine de la catastrophe ? Elle ne fut jamais réellement déterminée, la rumeur faisant état d’un sabotage politique, d’une vengeance des robespierristes tout juste écartés du pouvoir, ou encore d’un sabotage de l’ennemi.
De manière bien plus probable, l’accroissement du nombre d’ouvriers et de la
cadence de production (liée au changement technique de fabrication) combiné
à la chaleur et à de mauvaises manipulations en sont certainement les causes. Les
S
Couche fils, Explosion de la poudrière de Grenelle le 14 fructidor an II (1794), gravure, s.d.
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victimes sont extrêmement nombreuses, plus de 1300 dont 536 morts identifiés.
Pour autant, et malgré les impressionnants dégâts matériels de la fabrique, la
population parisienne demeure peu touchée hormis le voisinage proche dans
une zone contigüe à la poudrerie : quelques riverains sont blessés par la projection de gravats ou la chute d’un élément de leur maison, rien de comparable par
exemple aux destructions que connut Delft, le 12 octobre 1654, suite à l’explosion d’un stock de poudre au cœur de la ville.
À la suite de l’explosion, un gigantesque incendie se déclenche, contre lequel
luttent pompiers et membres de la garde nationale ainsi que les nombreux volontaires venus en renfort, aidant non seulement à son extinction mais aussi à dégager les cadavres des décombres. Si certains corps sont parfois méconnaissables,
une bonne fraction des ouvriers morts demeurant introuvables, sont portés
disparus. Quant aux blessés, les plus graves sont évacués dans les hôpitaux les
plus proches, principalement à l’infirmerie de la maison nationale militaire des
Invalides. Les moins touchés sont rapidement pansés et nombre d’ouvriers regagnent ainsi leur logis, transis et en état de choc, découvrant au fil des heures
plaies, contusions, brûlures ou fièvre dont ils avertissent aussi vite que possible
les officiers de santé de leur section. Tandis que la manufacture se remet progressivement en marche, délocalisée sur d’autres sites, l’événement soulève, les
jours suivants, un immense mouvement de bienfaisance nationale et la collecte
de dons comme leur distribution s’organisent.
Considérées comme faisant leur devoir de citoyen au service de la patrie en
danger, les victimes sont assimilées au statut de soldat mort sur le front. Inspiré
par la grille des secours militaires, la loi publiée le lendemain de l’événement,
énonce le cadre des réparations tout en écartant d’emblée la question de la responsabilité. La gestion des accidents du travail par l’État est une première, bien
qu’il ait pu exister ponctuellement des formes de réparations liées aux activités
de travaux publics. Mais le système change de nature car aux dispositifs d’assistance et de charité qui prévalent d’ordinaire sous l’Ancien Régime, la convention
y substitue un processus d’aide, organisé selon un principe d’équité complètement nouveau. Les mêmes droits tarifés, hors de toute pratique discrétionnaire,
s’ouvrent pour quiconque fournit les pièces demandées dans le cadre de la loi.
Le processus resitue aussi la victime au sein du tissu social, en prenant en compte
l’ensemble des individus de la famille affectés par la perte d’un salaire. Dans un
premier temps les secours provisoires sont distribués autant aux blessés pendant
leur convalescence (sous réserves d’expertise de commissions de médecins) qu’à
leurs proches (femmes et parents âgés).
Par la suite, un système se met en place instaurant une compensation sur la
durée ; ainsi des pensions viagères sont établies pour les mutilés et les veuves,
assorties dans ce cas d’un supplément indexé sur le nombre d’enfants de moins
de 12 ans.
Les échanges nombreux entre les ayants droit et les représentants de l’État
attestent de l’organisation et des modes de suivi que l’administration met en
place. L’objectif est de contrevenir aux fraudes et de pouvoir efficacement faire
parvenir les aides aux individus : repérage, identification des victimes et définition de leur statut marital déterminent le montant qu’ils étaient en droit de recevoir. On y lit le fonctionnement d’une machine administrative, révolutionnaire et
rationnelle, qui entend réparer les accidents de l’ère industrielle naissante. La
parole des victimes, la description de leur maux par les pétitions des blessés et
des veuves laissent transparaître aussi les effets du travail intensif sur les corps,
les usures et les blessures dans le cadre d’une économie ouvrière et familiale
précaire, d’autant plus fragilisée par les temps de guerre.
Si l’explosion a constitué longtemps la référence d’une catastrophe industrielle particulièrement meurtrière, elle n’a en rien participé à la mise en place
des cadres réglementaires qui organisent le rapport des manufactures à risques
dans l’espace urbain. Aucune norme de sécurité spécifique n’en découle, que ce
soit concernant les poudreries ou tout autre type d’industrie, et aucune pérennisation de ce système original de réparations pour les victimes n’est envisagé
au-delà du contexte exceptionnel de la Révolution1.
Marie Thébaud-Sorger et Claire Barillé
1. Patrice Bret, L’État, l’armée, la science. L’invention de la recherche publique en France
(1763-1830), Rennes, PUR, 2002. Thomas Le Roux, « Accidents industriels et régulation
des risques : l’explosion de la poudrerie de Grenelle en 1794 », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, 58-3, juillet-sept. 2011, p.34-62.
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VILLE LABORIEUSE,
VILLE DANGEREUSE
Avec l’industrialisation, la ville laborieuse devient
aussi plus dangereuse, ce que l’État reconnaît
officiellement, puisque le terme d’établissement
industriel « dangereux » apparaît pour la première
fois en 1825 dans la révision de la nomenclature
de la loi de 1810. Si l’explosion de la poudrerie de
Grenelle en 1794 peut être considérée comme le
premier symptôme de la civilisation des risques
technologiques, ce n’est qu’à partir de la Restauration que se posent les termes d’un débat public
sur la présence de risques industriels majeurs
en ville, principalement ceux des explosions
des usines à gaz, des machines à vapeur et de la
fabrication de diverses poudres et munitions,
dont Paris est le théâtre. La métamorphose de
la ville industrielle suit le cours d’une pièce en
trois actes : émergence, légitimation, acculturation. Entre 1817 et 1822, explosions, accidents
et craintes mettent en débat la pertinence du
développement de ces nouvelles technologies en
ville. Puis, en quelques années, se fondant sur
un discours et une argumentation hygiéniste, et
nourries de science et d’économie politique, les
autorités légitiment la nécessité de leur présence
en ville. Enfin, après 1825, les citadins doivent
apprendre à vivre avec ces risques, imparfaitement maîtrisés par les mesures préventives.
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Les machines à vapeur
Technologie symbole de la « révolution industrielle », introduite à Paris en 1779 avec
la pompe à feu de Chaillot, les machines à vapeur ne commencent à se répandre dans
des industries diverses qu’après 1815, notamment grâce aux machines à double expansion à haute pression importées sur le continent par l’Anglais Humphrey Edwards,
directeur de la fonderie de Chaillot à partir de 1818. Leur bruit, leur panache de
fumée, leur rejet d’eau chaude de condensation sont autant de motifs de protestation
contre leur présence subite en ville, mais c’est surtout le risque aléatoire d’explosion qui provoque des discussions, d’autant plus que, contrairement à la force motrice des rivières qui déterminent grandement la localisation d’usines, les machines
à vapeur sont potentiellement ubiquistes et libèrent les industriels de localisations
contraintes, favorisant ainsi une redistribution géographique des fabriques au sein du
tissu urbain. Or, depuis qu’une explosion avait tué trois ouvriers dans une raffinerie
anglaise, la technologie est âprement discutée en France. Face à la multiplication des
lieux à risques, le ministre de l’Intérieur décide le 22 mars 1822 que les machines à
vapeur à haute pression ne pourraient pas être placées dans un local situé à moins
de soixante-quinze mètres d’une habitation. Ce choix de prudence, qui condamne le
processus industriel en ville, est vigoureusement combattu par l’influent Conseil de
salubrité qui, sous la conduite de Darcet et de l’ingénieur Girard, soutient l’absence
de risque de cette nouvelle technologie en prétextant que l’interdiction constituerait
une « entrave à l’emploi de procédés éminemment utiles aux progrès de l’industrie »
(Girard). Or, plusieurs explosions parisiennes en 1822 et 1823 provoquent la consultation d’une commission de l’Académie des Sciences. Cette dernière, dont Girard est
un des rapporteurs, se range sans surprise à l’avis du Conseil de salubrité : moyennant
des mesures de précaution et des normes de sécurité renforcées, il n’est pas question
de remettre en cause l’usage des machines à vapeur en ville. Tandis que la mesure
ministérielle est rapportée, une ordonnance royale de 1823 définit le nouveau cadre
administrativo-technique qui prévaut à l’installation des machines à vapeur dans les
usines, sous le contrôle et la surveillance des ingénieurs des Mines. Désormais autorisées, les machines à vapeur font entrer le risque industriel dans la vie urbaine,
sans même parler du danger qu’elles font peser sur les ouvriers. Entre 1827 et 1848,
cinquante-huit explosions de machines à vapeur sont recensées en France, certaines
ayant lieu à Paris. Même rapporté au nombre de travailleurs, le chiffre est toutefois
bien inférieur à celui comptabilisé au Royaume-Uni et surtout aux États-Unis où la
régulation se fait a posteriori. Ce faisant, l’application des normes de sécurité participe
à la normalisation de la vie industrielle. Pour leurs promoteurs, l’explosion est forcément le résultat d’une négligence ouvrière ; pour les ouvriers, il est le symptôme du
dysfonctionnement du système industriel. Sans totalement être supprimé, le risque
d’explosion continue d’être discuté et craint tout au long du siècle, et s’il ne touche
que très rarement le citadin, il reste une cause d’accidents mortels fréquente pour les
ouvriers chauffeurs.
S
Anonyme, ‘Explosion d’une chaudière à vapeur’, Le Cosmos, gravure, 15 octobre 1887
X Charles Lepage, Distribution des eaux au quai d’Austerlitz, v. 1865, huile sur toile (270 * 370)
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Les usines à gaz
Chronologie, contexte de concurrence avec l’Angleterre, type de risque, protestations
et débats publics, rôle du Conseil de salubrité et de l’Académie des Sciences : le processus d’acculturation au risque prend une voie similaire avec les usines à gaz d’éclairage.
En 1817, quand la première usine est construite par l’anglais Winsor dans l’église
du jardin du Luxembourg, on connaît déjà les risques de ce gaz hydrogène, issu de la
distillation du charbon, et qui explose au contact de l’oxygène. Il faut donc l’isoler de
l’air pendant la production. Ce risque permet de comprendre le stockage du gaz dans
d’immenses gazomètres hermétiques.
Saisi de la question de la classification de cette nouvelle industrie, en août 1817, le
Conseil de salubrité ne nie pas la réalité du danger, mais adopte un raisonnement qui
donne la priorité aux contraintes techniques : puisque le gaz ne peut être acheminé
aux lieux de consommation que par des conduites coûteuses et difficiles à enterrer,
sa fabrication ne peut être réalisée qu’en ville. C’est en vertu de ce raisonnement, et
non de l’évaluation des risques, que l’industrie du gaz est finalement classée dans la
classe des établissements insalubres pouvant être autorisée en ville. Il faut dire qu’à
la supériorité réelle de cette technique en terme de luminosité s’ajoute un engouement idéologique pour ce nouveau type d’éclairage, censé remplacer le vieil et poussif
éclairage à l’huile. Darcet et Girard s’évertuent à en produire dans des établissements
expérimentaux, avant d’investir concrètement dans cette industrie et d’aider à la
construction des usines financées en partie par l’État.
En 1822, il existe déjà trois usines importantes : au faubourg Poissonnière (Pauwels),
aux Ternes (Compagnie anglaise, dirigée par Manby et Wilson), rue Rochechouart
(Usine royale, financé par l’État, dirigée par Chaptal fils). Avec son projet grandiose
d’une usine monumentale et militarisée jouxtée d’un gigantesque gazomètre, sur un
terrain de deux hectares dans l’ancien hôtel particulier de François de Neufchâteau,
Pauwels fait subitement advenir la question du risque dans l’espace public. Les 336
fourneaux mis en activité par des «brigades» ouvrières, les neuf cheminées de vingt
mètres de haut, et surtout le gazomètre de 5 600 m3, un volume inégalé, même en
Angleterre, fascinent les savants du Conseil de salubrité qui ne décèlent aucune nuisance prévisible, mais ce projet gigantesque marque le début d’une controverse sur la
présence des gazomètres en ville. Comme pour les machines à vapeur, la polémique
se conclut partiellement par un rapport de l’Académie des sciences qui prend acte du
développement de la technologie et lui impose des normes de sécurité. L’ordonnance
royale qui en est la suite (1824) ne fait cependant pas clore les procès entre les industriels du gaz et les voisins, et les décennies suivantes sont émaillées de petits incidents
urbains liés au réseau de conduites enterrées, aux fourneaux de distillation portatifs ou encore tout simplement aux usines elles-mêmes. En 1844, l’usine de Neuilly
explose, tuant un ouvrier et provoquant un trou de quarante-cinq mètres de diamètre
sur dix mètres de profondeur, ainsi qu’un incendie spectaculaire. Finalement, l’héritage le plus encombrant des usines à gaz réside en leur pollution très importante :
aux fumées denses et sulfureuses s’ajoute d’énormes pollutions aux métaux lourds,
hydrocarbures et ammoniaque qui imprègnent et contaminent le sol pour plusieurs
générations, même après leur démantèlement. De nombreux sites de l’agglomération
parisienne, à La Villette, Ivry, Vaugirard, Saint-Denis, etc., sont marqués par cette présence qui se renforce au cours du XIXe siècle. À partir de 1920, avec le développement
général de l’électricité, l’industrie du gaz décline progressivement, de façon parallèle
au déclassement des machines à vapeur.
S
Anonyme, Gazomètre de la Compagnie française d’éclairage par le gaz, à Paris, gravure, 1837
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Les usines à gaz, qui apparaissent en France à la fin des années 1810,
sont sans aucun doute les fabriques les plus insalubres que Paris ait
connues. L’usine de Courcelles est l’héritière de l’usine Manby & Wilson,
dite « Compagnie anglaise », rachetée par la Compagnie royale en 1834,
et dont un des gazomètres explose en 1844. La dureté des tâches et
l’atmosphère surchargée en vapeurs toxiques des usines sont déjà bien
documentées au début des années 1820 (voir une des premières représentations de ces usines, à Londres, p.76). En 1855, dans ses Curiosités
esthétiques, Baudelaire écrit : « Demandez à tout bon Français qui lit tous
les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il
répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz ». Dans
ce tableau, Delahaye dépeint avec réalisme l’envers du décor, un environnement pénible pour les ouvriers, d’où émerge à gauche l’atelier de
distillation et à droite le grand gazomètre.
S
Ernest Delahaye, L’Usine à gaz de Courcelles, huile sur toile (136 *184), 1884
Ce n’est qu’avec l’avènement de l’électricité que le gaz est progressivement détrôné pour l’éclairage. Mais il reste une énergie de base pour
le chauffage : de 1860 à 1959, la consommation de gaz passe à Paris
de 62 à 716 millions de m3. Ceci explique la subsistance des usines à
gaz dans Paris jusqu’au dernier tiers du XXe siècle. La première usine à
gaz d’Alforville est construite en 1863 et reste active jusque tard dans
le XXe siècle. Ce ne sont que dans les années 1960 que les dernières
usines à gaz de la région parisienne ferment.
S
Neurdein Frères, Alforville, La Centrale gazière, photographie, s.d.
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Poudres et explosifs
Encore plus dangereux que les machines à vapeur et les usines à gaz, les ateliers de
poudres et de munitions émergent au même moment comme nouveau problème
urbain, lorsqu’à la fin des années 1810, le fulminate de mercure, l’argent détonnant et
les poudres chlorées sont employées dans la fabrication de munitions ou d’artifices.
Bien que le nombre d’explosions devienne rapidement important, il touche avant tout
les ouvriers des petits ateliers, que l’on peut facilement déplacer vers un site isolé,
contrairement aux usines à gaz et aux machines à vapeur. Ainsi, bien qu’une ordonnance royale spécifique règlemente en 1823 la fabrication des poudres détonantes et
fulminantes, il n’a pas été utile de solliciter l’Académie des sciences. Les fabricants
sont dans un premier temps regroupés dans des zones déshéritées à l’écart de La
Chapelle ou de Belleville, et on en trouve également à l’écart des communes de banlieue. Le cas de la fabrique Gevelot à Issy-les-Moulineaux, fondée par l’inventeur de
l’amorce au fulminate de mercure, illustre la permanence de certains établissements
malgré les risques et l’incertitude de la production. En 1827, ces petits ateliers explosent une première fois ; reconstruits au même endroit, ils explosent à nouveau en
1834, tuant deux ouvriers. Sous l’impulsion du fils du fondateur, l’entreprise devient
ensuite le leader de la cartoucherie française et prend le nom de Société Française
des Munitions. En 1898, l’usine comprend une cinquantaine de bâtiments répartis
sur sept hectares. Une explosion la dévaste en 1901, tuant dix-sept ouvriers sur le
coup et faisant plusieurs dizaines de blessés dont certains décèdent. Malgré tout,
l’usine profite de la guerre pour encore s’agrandir ; à son apogée, dans les années
1920, 3000 ouvriers y travaillent. Les explosions de poudre ou des produits chimiques
émaillent en fait l’histoire du XIXe siècle parisien. Sans même prendre en compte les
incendies des fabriques d’allumettes, un premier recensement très incomplet donne
une liste déjà conséquente d’accidents parfois meurtriers liés aux nouveaux explosifs
découverts à partir des années 1840, la plupart du temps à l’écart de la vie urbaine :
ateliers d’artificier à la Petite Villette (1866), magasin de produits chimiques place de
S
Selon dessin préparatoire de Gréhant, Vue générale du quartier de la Petite-Villette où s’élevaient les ateliers de l’artificier Aubin, gravure, 1866
la Sorbonne (1869), usine de produits chimiques, rue de Javel (1870), cartoucherie de
Grenelle (1871), usine d’acétylène, rue Championnet (1896), cartoucherie du Mont
Valérien (1873 et 1883), fabrique de fulminate à Vincennes (1874), fabrique d’artifices
Ruggieri (1882), etc.
S
Selon dessin préparatoire de Dick, Explosion dans les ateliers de la fabrique de pièces de Ruggieri, gravure, 1888
Yrondry, ‘Terrible catastrophe à Issy-les-Moulineaux (usine Gévelot)’, Le Petit Journal, 30 juin 1901
S
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Incendies
L’incendie suit la plupart du temps les explosions, mais il est en lui même un risque
urbain spécifique et très surveillé, qui se transforme avec l’industrialisation. Reprenant une longue tradition de contrôle préventif, toute installation présentant un
risque d’incendie, c’est-à-dire quasiment toutes les unités de production, reçoivent
la visite de l’architecte de la préfecture et doivent se soumettre à ses injonctions de
construction. Mais la surveillance est compliquée et la multiplicité des productions
et l’accroissement des ateliers et fabriques rendent impossible une surveillance efficace. Alors que l’incendie devient un risque urbain de mieux en mieux maîtrisé dans
les villes européennes, le constat est nuancé par l’accroissement des feux d’usines. À
Paris, après 1840, le nombre d’incendies industriels devient très important. Comme
pour les explosions, alors même que la fréquence des incendies domestiques a considérablement reculé, un premier état des incendies spectaculaires montre bien la prégnance du risque que fait peser l’industrie sur la ville : atelier de piano de la rue
Cadet (1844), scierie Lombard au bassin de la Villette (1858), usine Cail à Chaillot
(1865), scierie Johnson à Montmartre (1868), entrepôt de la Villette (1871), du quai
de Valmy (1875), du quai de Jemmapes (1893), fonderie Thiebault (1872), raffinerie
de La Villette (1873), usine de produits chimiques de Javel (1876), atelier de meubles
Jeanson rue de Bondy (années 1870), d’ateliers d’ustensiles de cuisine à Charonne
(1882), usine Godillot rue Rochechouart (1895), usine Mahuet à Montreuil (1908).
Les incendies industriels deviennent un trait typique des villes manufacturières. Dans
les grands centres textiles, il reste même exceptionnel qu’une usine échappe à l’incendie, notamment les filatures de coton.
Durant les guerres, les mesures de sécurité se relâchent considérablement, tandis que la pression sur la production augmente considérablement. Les risques d’incendie sont particulièrement importants dans les
fonderies de cuivre de Paris, très nombreuses dans les 10e et 11e arrondissements actuels.
X Anonyme, L’industrie pendant le siège - La fonte du canon le Petit Moniteur dans les ateliers de MM. Broquin et Lainé
(59 rue du faubourg du Temple), gravure, 1871
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En décembre 1865, un incendie dévaste les ateliers des usines Derosne
et Cail, une des plus importantes entreprises de construction mécanique de France. L’histoire de la société Cail et Derosne est fascinante.
Charles Derosne, pharmacien réputé de Paris, proche du milieu des
hygiénistes, cousin du fondateur du Conseil de salubrité Charles-Louis
de Gassicourt, fonde en 1817 une distillerie et une fabrique d’appareils
de raffinage, à Chaillot, puis à Grenelle une fabrique de dessiccation de
sang des abattoirs de Paris : ce sera la première usine de France fermée
pour cause d’atteinte majeure à la santé publique, en 1834 ! En 1836,
Derosne associe l’un de ses chaudronniers, Cail, à son entreprise, qui
prend rapidement une expansion européenne pour la construction de
machines et de locomotives à vapeur. Après l’incendie de 1865, l’entreprise se rassemble plaine de Grenelle et devient l’un des fleurons de
l’industrie française.
S
Anonyme, Vue de l’usine Cail-Derosne, après l’incendie de 1865, gravure, 1865
En dehors des usines textiles, peu présentes à Paris, l’incendie industriel est souvent lié aux explosions qui ont lieu dans les fabriques de
produits chimiques. L’incendie de Javel (actuel 15e arrondissement de
Paris), en 1876, touche la fabrique de produits chimiques héritière de la
manufacture d’acides dite du « comte d’Artois », berceau de l’industrie
chimique. De cette première usine, qui fabrique à la fin du XVIIIe siècle
autant des acides que du chlore provient l’ « eau de Javel », rapidement
très populaire parmi le monde des blanchisseurs. Au moment de l’incendie de 1876, deux cents ouvriers travaillent encore dans cette usine, qui
ferme finalement ses activités entre 1885 et 1889. Elle est remplacée
par les aciéries de France et les entrepôts et magasins généraux de Paris,
lesquels cèdent la place aux usines Citroën en 1915.
S
Smeeton Tilly, Incendie de la fabrique de produits chimiques de Javel dans la nuit du 14 avril 1876, gravure, 1876
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Paris en guerre industrielle
De la Révolution française à la Grande Guerre, Paris a toujours été aux avant-postes de
l’effort industriel de guerre. Durant le siège de Paris, en 1870-1871, le gouvernement
engage un immense travail de défense, qui passe par l’amélioration des fortifications
et la stimulation de l’industrie de guerre. De nombreuses usines et ateliers sont
réquisitionnés pour la défense nationale et pour assurer l’alimentation de la
population. Les gares sont transformées en immenses moulins à farine et en halles
d’assemblage des ballons pour l’aérostation. C’est d’ailleurs de l’un de ces ballons
que Gambetta quitte la capitale assiégée pour organiser la défense en province,
en octobre 1870. Surtout, les nombreux ateliers de métallurgie sont réquisitionnés
pour produire des canons et des armes, tandis que les usines de produits chimiques
doivent répondre aux demandes du ministère de la guerre. Faisant écho à l’épisode
de la Révolution française, une poudrerie est construite de toutes pièces, cette fois-ci
sur l’avenue Philippe-Auguste, qui offre un espace suffisamment large. Elle fonctionne
pendant quelques mois avec un ensemble de sous-traitants répartis sur tout le
territoire parisien.
Durant la première guerre mondiale, la demande d’obus, d’armes et de pièces d’artillerie impose une réorganisation du tissu productif de la capitale, qui devient le
plus grand centre d’industrie de guerre de France du fait de l’occupation des grandes
zones industrielles du nord-est par l’armée allemande. L’heure est au dirigisme d’État,
S
Anonyme, Défense de Paris : l’atelier de fabrication des ballons-poste à la gare d’Orléans, gravure, novembre 1870
à la guerre totale, sous l’impulsion du secrétaire d’État à l’artillerie, Albert Thomas,
véritable organisateur de la production d’armement et du travail ouvrier pendant la
guerre. La mobilisation n’épargne aucun secteur, même si l’industrie métallurgique
est en première ligne : les fabriques parisiennes doivent produire 100 000 obus de
75 chaque jour, des munitions, des canons et fusils, des véhicules, mais aussi des
machines-outils et appareils électriques pour la fabrication de moteurs par exemple.
En 1915, plus de mille établissements parisiens travaillent pour la Défense nationale. Les usines automobiles sont les cibles privilégiées de la mobilisation. Citroën, au
quai de Javel, s’engage pleinement dans la mobilisation qui lui permet de moderniser
son appareil productif. Comme Renault, il sort renforcé de la guerre en ayant profité
des commandes d’État, réalisé des innovations progressives et expérimenté des formes
de production structurées selon l’organisation scientifique du travail de Taylor. Les
innovations et les progrès technologiques sont encore plus spectaculaires dans l’industrie aéronautique : Blériot profite de la guerre pour édifier une usine de 28 000
m2 à Suresnes en 1917.
Ces périodes de guerre favorisent l’intensification des cadences de production et
l’abandon des mesures de sécurité et de prévention. Ils donnent par ailleurs la priorité
à la fabrication de produits par définition dangereux. Inévitablement, les accidents
graves se succèdent ; en mai 1871, durant la Commune, la cartoucherie de Grenelle,
avenue Rapp, explose. De même, pendant la Grande Guerre, plusieurs usines d’armement explosent : en 1915, l’usine de grenades de la rue de Tolbiac, en 1918, la
fabrique de munitions de La Courneuve. Par ailleurs, malgré le souci d’Albert Thomas,
socialiste soucieux du sort des ouvriers, la mobilisation entraîne une dégradation des
conditions de travail. Les accidents se multiplient dans les usines d’armement. Ainsi,
en octobre 1870, à peine la poudrerie du boulevard Philippe-Auguste est-elle mise en
route qu’un premier accident tue trois ouvriers dans une entreprise sous-traitante qui
fabrique du pyroxile. En avril 1918, un mois après la mise en service de l’usine d’obus
et de gaz moutarde de Vincennes, on comptait déjà 310 intoxiqués. D’une manière
plus générale, le recul des systèmes de protection et l’emploi d’une main-d’œuvre
inexpérimentée, notamment féminine, à des machines très dangereuses et la manipulation de substances toxiques, explosives ou inflammables entraînent une envolée des
accidents du travail et des pathologies professionnelles.
95
94
S
Hyppolyte Blancard, Commune de Paris, désastre produit par l’explosion de la cartoucherie Rapp, le 17 mai 1871, photographie, 1871
Il est de grande notoriété que la Première Guerre mondiale a profité
à l’industrie automobile en France, en premier lieu Renault et Citroën.
C’est en 1915 que Citroën s’installe quai de Javel, et se développe rapidement avec l’impulsion décisive de l’Etat dans son effort de guerre.
Albert Thomas, socialiste, est un des acteurs importants de l’histoire
industrielle parisienne et de l’action internationale pour l’amélioration
des conditions de travail. Après avoir été l’organisateur de la production
d’armement à Paris durant la guerre, il devient le premier directeur de
l’Organisation Internationale du Travail, créée en 1919.
S
Jacques Boyer, Albert Thomas, secrétaire d’Etat à l’artillerie, prononçant une allocution le jour de l’inauguration de la cantine de l’usine Citroën,
143 quai de Javel. André Citroën, au centre, en noir, à la table, photographie, 1917
Usines textiles en feu au XIXe siècle
L’incendie demeure la hantise des sociétés en cours d’industrialisation au XIXe
siècle. Si le nombre et la gravité des grands incendies urbains tendent à diminuer avec l’évolution des matériaux de construction (la brique et la pierre remplaçant le bois), et la généralisation des dispositifs de protection et des corps
de sapeurs-pompiers, de nouvelles menaces surgissent avec l’industrialisation1.
L’apparition des usines, à côté des ateliers artisanaux et des petits métiers, multiplie en effet les risques en concentrant dans un même lieu un grand nombre de
machines, d’ouvriers et de capitaux. L’incendie de ces vastes espaces productifs
menace l’économie et les hommes, et impose rapidement le développement de
régulations et d’instruments de lutte pour y faire face. Chaque secteur d’activité
possède ses risques spécifiques en fonction des forces motrices utilisées ou des
matériaux manipulés. À côté des usines à gaz, des usines chimiques, des poudreries et des carrières, les usines textiles, notamment les filatures – celles qui sont
au cœur des débuts de l’industrialisation – soulèvent de multiples enjeux.
À Paris, la grande industrie n’occupe qu’une place réduite au XIXe siècle. Sous
le Premier Empire, à la suite de la vente des biens du clergé et du Blocus continental, la capitale devient pour un temps un important centre textile avec 52
filatures mécanisées de coton recensées dans la Seine (dont 44 à Paris même)
en 1813. À cette date, cette activité occupe 5000 hommes, femmes, enfants,
mais il n’existe que deux filatures à la vapeur, les autres sont actionnées par des
manèges de chevaux et l’énergie humaine. Après 1815, le prix élevé de la maind’œuvre parisienne et le manque de ressource énergétique locale entraînent la
dispersion des fabriques de coton en province. Il ne reste plus que 12 filatures de
coton en 1848 à Paris. Loin d’être un grand centre textile la capitale se spécialise
dans la fabrication des tissus et étoffes de qualité, dans de petites structures
moins soumises aux risques d’incendie. À Paris même, ce sont les secteurs de la
métallurgie et de la chimie qui génèrent les menaces les plus grandes.
Au XIXe siècle, les usines textiles et les filatures de coton se concentrent donc
en province, notamment en Normandie, dans le Nord et en Alsace. À partir
des années 1830, au fur et à mesure de l’accroissement de la taille des bâtiments industriels, de l’accumulation des marchandises dans les entrepôts et du
développement de nouvelles énergies pour actionner les mécaniques, le risque
d’incendie augmente fortement dans ces régions industrielles. Au milieu du XIXe
siècle, le textile reste la première industrie du pays par le volume de l’emploi et
la valeur de la production même si de fortes différenciations régionales existent
avec la décadence de la production dans l’Ouest et le Midi et son dynamisme
dans l’Est et le Nord. Le coton et la laine, fortement inflammables, l’usage
croissant des machines à vapeur, les dangers associés aux lampes et à l’enchevêtrement des bâtiments, de nombreux facteurs expliquent la progression des
dangers. Le nombre de ces incendies industriels demeure mal connu faute de
sources centralisées accessibles. Le dépouillement des archives locales et de la
presse témoigne pourtant de leur ampleur : une centaine ont ainsi été recensés
dans la Seine-Inférieure entre 1815 et 1870, près de 300 dans les deux départements alsaciens, et près de 350 usines textiles sont victimes d’incendies entre
1850 et 1870 dans le seul département du Nord2.
Au-delà des quelques incendies spectaculaires, abondamment relayés par la
presse, comme ceux qui frappent l’« usine monstre » de Motte-Bossut à Roubaix
dans les années 1860, une multitude d’incendies a façonné le quotidien des
fabricants et des travailleurs, modelé les chemins et les rythmes de l’industrialisation comme les formes d’organisation concrètes du travail. L’ampleur de ces
catastrophes varie beaucoup : à côté des incendies ordinaires dont les dégâts
s’élèvent tout au plus à quelques milliers de francs de marchandises perdues,
d’autres atteignent des sommes considérables. Celui de l’usine Motte-Bossut à
Roubaix en 1866, qui contenait 80 000 broches, et qui est provoqué par la
poussière de coton enflammée au contact d’un bec de gaz, atteint 2,5 millions
de francs de perte. D’autres incendies, comme celui survenu dans une filature
de laine d’Elbeuf en 1855, atteignent plusieurs centaines de milliers de francs
de dommages. La cause est accidentelle puisqu’on l’attribue à l’échauffement de
laines imprégnées d’huile. Le vaste établissement, d’une longueur de cent mètres,
avait été inauguré l’année précédente seulement.
Les causes de ces sinistres permettent d’entrevoir les multiples dysfonctionnements qui accompagnent l’industrialisation et les premières concentrations
usinières. Si, le plus souvent, les responsabilités sont difficiles à établir et renvoyées à un « malencontreux accident », c’est souvent l’incertitude qui plane
sur le contrôle des matières, des machines et des hommes qui est mis en avant.
Les matières premières comme le coton et la laine sont en effet très facilement
inflammables et difficilement contrôlables, leur entreposage dans des bâtiments
durant les périodes de forte chaleur provoque des « fermentations » et « combustions spontanées » qui semblent difficiles à maîtriser. Les établissements textiles comme les filatures et les indienneries étaient d’ailleurs, avec les raffineries
de sucre ou les verreries, considérés comme les plus à risque. Les rapports des
autorités mettent aussi en cause l’incertitude des techniques, les fissures dans
les cheminées, l’échauffement provoqué par le frottement des métiers. Souvent,
la responsabilité est rejetée sur la « malveillance » ou « l’imprudence » de l’ouvrier,
accusé d’avoir mis le feu avec des chandelles ou de s’être endormi.
L’incendie est donc un révélateur des logiques de fonctionnement du capitalisme industriel naissant, des rapports sociaux quotidiens au sein de l’usine
comme des modes de gestion et de régulation du risque. Le risque incendie
est une mise à l’épreuve de techniques balbutiantes, un facteur de circulation
des savoirs et des outils pour endiguer la menace. Très tôt, les fabricants et les
99
98
autorités sont préoccupés par ce risque et multiplient les concours, les expériences et les innovations pour l’affronter ; des guides pratiques et des manuels
sont publiés pour faire connaître les bonnes pratiques et les dernières innovations, on importe le savoir-faire britannique dans le domaine de l’architecture
industrielle avec les usines fireproof construites à partir du milieu du XIXe siècle3.
Dès 1830, le patronat alsacien encourage l’installation de « pompes à incendie »
dans les usines, ou la création de corps de pompiers internes recrutés parmi les
ouvriers. Plus généralement, le risque incendie stimule le développement de la
surveillance et de l’encadrement de la main-d’œuvre alors même que la coordination hiérarchique demeure fragile et limitée dans ces usines. Les industriels du
coton, particulièrement exposés au risque incendie, sont enfin parmi les premiers
promoteurs des grandes compagnies d’assurance : dès les années 1840 ils créent
des compagnies spécialisées dans les incendies d’usines textiles, comme La Clémentine, constituée à Paris en 1840 avant de transporter son siège à Rouen.
Après 1850, tous les ateliers et usines textiles semblent désormais assurés contre
ce risque.
L’incendie est un risque industriel omniprésent en France dans les régions textiles au XIXe siècle, mais sa régulation et son confinement s’accélèrent à la fin du
siècle au fur et à mesure de l’adoption de régulations nationales. L’article 16 du
décret du 10 mars 1894 « concernant l’hygiène et la sécurité des travailleurs dans
les établissements industriels » exige ainsi l’installation d’escaliers incombustibles
dans les usines. À Paris toutefois, les incendies liés à l’industrie textile restent
limités et peu nombreux, le spectaculaire et très médiatisé incendie du Bazar de
la Charité en 1897 ne doit pas dissimuler le recul du risque incendie dans la ville.
François Jarrige
1. Cyril Sillans, « L’incendie dans les villes françaises du XIXe siècle : de la vulnérabilité à la
maîtrise du phénomène » in Geneviève Massard-Guilbaud, Harold Platt et Dieter Schott
(dir.), Cities and catastrophes. Villes et catastrophes, Peter Lang, Francfort, 2002, p.205-222.
2. D’après le dépouillement des archives concernant les sinistres et les incendies de la série
M des archives départementales.
3. Comme dans le Nord : E.-M. Meunier, Traité des causes des sinistres dans les usines.
Guide pratique du manufacturier pour l’emploi des moyens préventifs des incendies dans les
établissements industriels, Lille, L. Lefort, 1864 ; Charles Denis Labrousse, Les incendies dans
les usines et établissements industriels, Lille, Danel, 1879.
Les risques industriels d’incendie dans les centres urbains européens,
fin XVIIe - début XXe siècle
Les incendies étaient choses communes dans la plupart des villes européennes,
y compris à Paris. La présence, dans des secteurs densément bâtis, d’activités
industrielles susceptibles de provoquer des incendies, joua pour beaucoup dans
ces sinistres réguliers. Bien que l’on eut conscience de ce fait, on ne décida pas
pour autant de chasser les industries des villes. Des techniques sophistiquées
se développèrent pour évaluer les risques, ce qui met en lumière les dangers
potentiels créés par ces activités. Mais la présence des industries avait aussi de
nombreux avantages : les ouvriers avaient un accès facile à l’emploi et les industriels, quant à eux, disposaient d’une vaste réserve de main-d’œuvre ; de plus,
les réseaux de transport très performants permettaient de limiter le coût des
matières premières et des produits finis. C’est pourquoi les techniques modernes
d’évaluation des risques qui apparurent contribuèrent à normaliser la présence
des dangers industriels en matière d’incendie.
Les grands incendies ont toujours amené les communautés urbaines à prendre
des précautions. Par exemple, le Grand incendie de Londres en 1666, qui débute
dans le four d’un boulanger, pousse les marchands de la Cité à créer une société
coopérative de protection contre les incendies. Cette initiative marque le début
de la technique de l’assurance contre l’incendie qui se développe de façon substantielle en Grande-Bretagne et en Allemagne au XVIIIe siècle avant de s’étendre
aux autres pays européens, notamment à la France, au XIXe siècle. Les premiers
assureurs reconnaissent que les activités industrielles représentent un risque en
matière d’incendie. Ils considèrent que les locaux industriels relèvent de la même
catégorie de risque que les bâtiments en bois, à savoir la catégorie « doublement
dangereux », et, dans les premiers temps, certains refusent même purement et
simplement d’assurer ce type de locaux. Cependant, la plupart des assureurs
finissent par inclure des ateliers et des usines dans leur clientèle, sans parvenir
à faire pression sur les propriétaires afin qu’ils mettent en place des mesures
de prévention. C’est à l’initiative des propriétaires d’usines eux-mêmes, dans les
nouvelles villes du nord de l’Angleterre, qu’on réalise des enquêtes plus détaillées
sur la véritable incidence des incendies dans différentes industries. C’est ainsi
que, pendant les premières décennies du XIXe siècle, une grille des tarifs sophistiquée est élaborée, fixant les prix selon les secteurs, et que certains propriétaires
d’usines prennent des mesures pour « ignifuger » leurs locaux afin de négocier
une prime plus avantageuse auprès de leur assureur.
Les classifications sophistiquées des risques par les assureurs et les efforts
véritables de quelques industriels pour réduire les dangers d’incendie ne permettent pas pour autant de mettre fin aux incendies en ville. En effet, d’importants sinistres continuent à se produire dans les principaux centres industriels
101
100
du monde occidental. Dans les années 1890, ce ne sont pas seulement les villes
industrielles du Lancashire et du Yorkshire en Angleterre, de la Ruhr en Allemagne et des régions textiles en France (Normandie, Alsace, Nord), mais aussi
des métropoles comme Londres, New York, Toronto ou Paris, qui sont le théâtre
d’importants incendies trouvant leur origine dans des ateliers et des usines. Au
XIXe siècle et pendant une partie du XXe, les compagnies d’assurance contre l’incendie ne cessent de perdre de l’argent à cause des locaux industriels. Il apparaît
cependant qu’elles sont capables de supporter cela grâce au développement
de stratégies efficaces d’étalement des risques (et de partage des pertes) entre
elles et à l’explosion des ventes de polices d’assurance concernant des locaux
d’habitation relativement peu exposés aux risques d’incendie. Ces deux développements vont de pair. La capacité qu’ont les assureurs à faire face à d’importants
incendies industriels donne aux particuliers le sentiment que leur prime d’assurance est un investissement sûr. En contrepartie, c’est grâce au développement
de ce marché destiné aux particuliers que les assureurs peuvent continuer à assurer des locaux industriels à risques. Cela permet également aux propriétaires
d’usines et d’ateliers de continuer à avoir leurs locaux dans des centres urbains
surpeuplés mais bien intégrés aux réseaux de transports. Pour résumer, l’industrie
de l’assurance contribue au maintien d’industries dans les centres urbains tout
en trouvant des moyens de faire face aux risques d’incendie que cela pose, sans
pour autant les éliminer.
Parmi les nouveaux outils qui permettent aux assureurs d’atteindre cet équilibre, on trouve les « plans des assurances contre l’incendie », c’est-à-dire des
cartes représentant l’intégralité des centres urbains ainsi que les matériaux de
construction, le type de toit et la structure des murs de chaque bâtiment et
précisant de plus, dans le cas des entrepôts et des ateliers, le type d’activité
industrielle hébergée. Les compagnies d’assurance s’associent pour commander
et pour payer ces plans, ce qui rend possible l’impression à quelques exemplaires
de ces produits très spécialisés qui nécessitent un travail considérable. À la différence des études traditionnelles centrées sur un bâtiment en particulier, ces
plans permettent aux assureurs de prendre en considération des facteurs géographiques. Ils aident les assureurs à fixer le montant de la prime pour un local
donné en se fondant en partie sur le genre des industries implantées dans le
proche voisinage et sur les liens au niveau de la structure – ou l’absence de lien
– du bâtiment avec les bâtiments voisins. Ces plans permettent aussi d’identifier
les espaces sûrs, où la présence d’industries potentiellement dangereuses est
relativement faible. Ils donnent aussi aux assureurs l’occasion de découper les
quartiers où les dangers potentiels se trouvent les plus concentrés afin de partager la charge des risques présents. Ces plans sont d’abord produits à un rythme
assez soutenu en Amérique du Nord au milieu du XIXe siècle avant d’être commandés par des compagnies d’assurance européennes qui veulent des informa-
tions sur des centres urbains répartis sur toute la planète. Pendant 50 ans, des
années 1880 aux années 1930, l’entreprise de cartographie Goat Ltd prospère
en ne s’occupant presque exclusivement que de la production, de la distribution
et de la révision régulière de cartes des risques d’incendie dans les villes, dans
des pays aussi divers que le Canada, le Chili, l’Afrique du Sud, la Turquie ou la
Grande-Bretagne.
Les compagnies d’assurance utilisent aussi ces plans pour montrer au public
qu’elles connaissent et maîtrisent le risque d’incendie dans des villes densément
bâties. À la suite d’un sinistre de grande ampleur dans le quartier de Cripplegate
dans le centre de Londres en 1897, qui débute dans un entrepôt et qui détruit
plus de 200 bâtiments sur son passage (principalement des ateliers et des entrepôts), les compagnies d’assurance commandent à Goat Ltd une carte des dommages causés par le feu et demandent à ce qu’elle soit superposée au plan des
risques d’incendie. Elles affirment avec force, en s’appuyant sur la carte, qu’elles
étaient conscientes des dangers, qu’elles se sont partagé entre elles la charge de
façon efficace, que l’incendie s’est déroulé comme elles l’avaient prévu et qu’elles
sont par conséquent capables de faire face à des sinistres exceptionnels.
Tout le monde n’accepte pas facilement cette lecture des événements. Immédiatement après l’incendie, un groupe d’architectes, d’experts et de pompiers
crée le Comité britannique de prévention des incendies. En s’appuyant sur cette
même carte des dommages causés par le feu, les membres de ce comité déclarent
que des murs qui semblaient être à l’épreuve du feu ont été la proie des flammes
et n’ont offert que peu de protection aux structures environnantes. Pendant les
6 ans qui suivent, le comité organise une série de tests sur un site londonien
afin de déterminer la résistance au feu d’une variété de portes, de planchers,
de plafonds et de murs. En se fondant sur ces résultats, il propose des normes
universelles de résistance au feu qui sont présentées à la première conférence
internationale pour la prévention des incendies en 1903 avant d’être diffusées
en anglais, en allemand et en français.
Les plans des assurances contre l’incendie ont donc offert un faux espoir de
sécurité mais ont facilité dans les faits le maintien de structures et d’industries
potentiellement dangereuses dans des centres urbains densément bâtis et ont
encouragé l’innovation dans le domaine de la sécurité des bâtiments. La France
a été en partie à l’écart de ce premier moment, le marché des assurances contre
l’incendie ne croît rapidement qu’à partir du premier tiers du XIXe siècle, et la
production des plans ne s’y développe pas vraiment pour autant. Cela est peutêtre dû à l’immaturité de l’industrie de l’assurance et au manque de collaboration
entre les assureurs. En revanche, les techniques architecturales fireproof s’y développent à grande vitesse à partir des années 1860.
Niels van Manen
103
102
S
Joseph-Ferdinand Gueldry, Une fonderie, les mouleurs, huile sur toile (121 * 136), vers 1885,
dépôt du Centre national des arts plastiques, FNAC 797 © domaine public
4
LES TRAVAILLEURS DE L’INDUSTRIE
Au XIXe siècle, Paris est une ruche bourdonnante de travail. À la fin du Second Empire,
plus d’un demi-million d’ouvriers s’affairent,
et leur nombre passe à près de 900 000 en
1900. Paris concentre alors 15% des effectifs
ouvriers français. 52 % des habitants de la
capitale vivent directement du travail artisanal ou industriel. À la diversité des activités et
des modes d’organisation du travail s’ajoutent
les bouleversements provoqués par la mécanisation, une division du travail toujours plus
poussée et la naissance de nouveaux procédés
et de nouveaux secteurs de production. Mais
globalement, l’assujettissement au rythme
industriel reste un trait commun qui crée à
la fois de fortes identités et le partage d’une
précarité ouvrière. La diversité des situations
oblige pourtant bien à parler de « mondes » du
travail.
105
104
Espaces de travail, de la chambre à l’usine
Les espaces de travail reflètent la grande variété des situations. L’unité de base du
travail individuel reste le travail en chambre, dans un appartement ou dans un atelier
minuscule au rez-de-chaussée d’un immeuble, au fond d’une cour. Loin de disparaître,
les chambrelans passent de 30 000 en 1850 à 80 000 en 1900. À l’extrême opposé, les
grandes usines peuvent accueillir plus de mille ouvriers sur le même site. C’est le cas,
dès le début du siècle, de l’usine des tabacs du Gros-Caillou, puis, au cours du siècle,
des usines métallurgiques, Cavé au faubourg Saint-Denis, Cail à Grenelle, Gouin aux
Batignolles, avant que l’industrie automobile commence à rassembler à Grenelle, Boulogne-Billancourt ou Levallois-Perret des effectifs de milliers d’ouvriers sur des sites
de plusieurs hectares.
Là, au début du XXe siècle, commencent à se multiplier les grandes halles de fabrication accolés, couvrant des îlots entiers, offrant des surfaces de travail dégagées
et couvertes intégralement de charpentes métalliques à ferme triangulées. Mais la
S
Diolot, selon un dessin préparatoire d’Edmond Renard, Les établissements Molteni et Cie, 62 rue du Château d’eau :
le grand atelier des premières préparations, gravure, 1854
grande majorité des ateliers et fabriques de Paris se situent dans un entre-deux à
l’éventail extrêmement large. À partir du milieu du siècle, le cas typique serait celui
du petit atelier sous verrière pouvant rassembler au maximum quelques dizaines d’ouvriers, dont une partie serait répartie dans les ailes latérales, où des travaux de fonte
ou de combustion nécessitent un isolement sans lumière naturelle obligatoire, et une
autre dans des ateliers complémentaires de plus petite taille en rez-de-chaussée ou
aux étages de petits bâtiments industriels. Dans de nombreux cas, ces ateliers sont
accolés à un espace de vente et d’exposition : l’industriel est en contact direct avec
ses clients et travaille aussi sur commande, prouvant ainsi son adaptation au marché
de consommation. Les espaces de travail s’organisent autour de cours centrales ou
latérales qui permettent aux flux de marchandises et de main-d’œuvre de circuler,
et favorisent les collaborations professionnelles, tant il est vrai qu’il est rare qu’une
unique entreprise occupe la totalité d’une parcelle.
S
Selon un dessin préparatoire de E. Bourdelin, Grandes industries françaises. Fabrication des coffres forts - ateliers de M. Motheau, gravure, 1861
107
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Dans certains cas, mais surtout après 1860, des petites usines construites sur plan
reprennent ce modèle et le rationalisent, en créant des unités de production plus
cohérentes, souvent de plusieurs étages, et intégrant les nouveaux critères de l’urbanisation haussmannienne, ainsi la Maison des métallos en 1881. Ces usines participent
surtout à l’émergence d’une architecture purement industrielle, qui s’affine avec la
maîtrise de plus en plus poussée de l’ingénierie du fer, de la fonte et du verre. À partir
des années 1830, la colonne en fonte se généralise dans la construction des nouveaux
ateliers et des usines, et la charpente métallique de type Polonceau (1837) offre une
portée de plusieurs mètres et libère les espaces de travail de l’encombrement de piliers rapprochés. Adoptée pour la construction des gares, elle se diffuse surtout à Paris
après 1845, à la faveur d’une grande grève des charpentiers. Encore quelques décennies et les impératifs de lutte contre l’incendie industriel généralisent les ateliers et
fabriques à plusieurs étages, avec plancher à entrevous de brique sur poutrelles de fer.
Quant aux sheds (en dent de scie, dont la partie vitrée la plus verticale est orientée
au nord, pour maximiser l’entrée de lumière sans aboutir à un contraste lumineux
néfaste au travail), ils n’apparaissent en France qu’après 1850, dans les régions textiles
d’Alsace et de Picardie, et ne deviennent un modèle d’architecture industrielle qu’à
partir des années 1870 à Paris.
Les espaces de travail se transforment également avec la machine à vapeur : il faut
ménager un espace isolé pour les chaudières, et anticiper les conséquences de cette
nouvelle force motrice dans le positionnement des machines mues par un système
de courroies et de poulies aussi fragile qu’encombrant et dangereux. Les machines
à vapeur ne sont pas l’apanage de la grande industrie, car leur puissance est très variable selon les modèles, et même des ateliers de taille modeste l’adoptent – une adoption qui ne se généralise toutefois que dans les années 1850-1860. Bientôt, et pour
près d’un demi-siècle, avant l’adoption de l’électricité, ce système de transmission de
l’énergie vapeur définit pleinement les espaces de travail, de l’atelier de dimension
moyenne à la grande usine. Même les petites unités de production démultipliées et
typiques de Paris peuvent profiter de cette énergie, avec l’utilisation collective de la
vapeur. En 1860, dix-huit entreprises proposent de louer une partie de leur énergie vapeur à des artisans en chambre. Par exemple, dans la seule rue de l’IndustrieSaint-Antoine, la Maison Cail alimente à elle seule 230 locaux avec deux machines à
vapeur. Les « Immeubles industriels », dans le faubourg Saint-Antoine, sont conçus dès
le départ dans cet esprit : la machine à vapeur construite en sous-sol alimente tous les
étages. En 1872, 10 000 ouvriers et artisans bénéficient de ce système à Paris.
Construite à Levallois-Perret à partir de 1897, l’usine Clément-Bayard
est l’une des toutes premières usines de construction automobile au
monde conçues en tant que telles. Par sa conception architecturale et
son équipement industriel, sa modernité correspond à la nouveauté des
produits fabriqués, des motocycles puis des automobiles, des avions,
des dirigeables, des moteurs… L’usine est reprise en 1920 par Citroën.
Elle est entièrement détruite en 1988.
S
Usines Clément-Bayard, Levallois-Perret, carte postale, 1922
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Les corps au travail
Il n’est pas aisé de connaître les gestes au travail et de saisir les corps en mouvement,
tant les descriptions manquent. Les représentations offrent des aperçus souvent faussés. Avant les années 1870, artistes, médecins et observateurs sociaux s’intéressent
peu au monde du travail, et adoptent souvent des positions stéréotypées qui reflètent
les valeurs morales de leur temps. On ne trouvera pas dans les lithographies et gravures de presse la réalité du travail, bien qu’elles donnent des indices indispensables
à la connaissance des espaces et des techniques.
Mais dans ces images, le corps des ouvriers s’efface derrière celui des machines.
Répondant à la demande sociale, les représentations de l’artisan ou de l’ouvrier sont
bien souvent des mises en scène pour mettre en valeur la bonne organisation des
espaces du travail. Les premiers à percevoir le poids des tâches, la fatigue et l’usure
des corps sont des peintres parisiens remplis d’empathie. La Blanchisseuse de Daumier (1863), Des Repasseuses de Degas (vers 1885) ou La Femme au repassage de Picasso
(1904) offrent des portraits féminins saisissants : ils révèlent l’abrutissement dû aux
gestes longs et répétitifs. Mais, encore en 1875, quand Caillebotte présente les Raboteurs de parquets, le sujet est jugé trop réaliste et vulgaire et le tableau est rejeté par le
Salon, alors même qu’il empreinte les codes de l’académisme.
Ce n’est qu’avec la IIIe République triomphante que des percées intéressantes dans
les univers masculins des ateliers parisiens trouvent un statut de représentation légitime. Dans les années 1880, avec un regard affûté attentif aux postures et à l’environnement professionnel, Gueldry peint une dignité du travail sans emphase. Dans la
même veine, Les Maroquiniers de la rue Croulebarde, à Paris (1890) de Coëylas, est un
tableau fidèle à l’esprit d’une époque où il n’est plus honteux d’être ouvrier, même
dans des manipulations puantes et dégradantes. La photographie offre parfois des
scènes où l’on approche la réalité du travail. Le photographe Roger Viollet (Henri
Roger), ingénieur chimiste dans l’usine de matériel électrique d’Édison à Ivry, se plaît
à réaliser des autoportraits singuliers, en contact avec les dynamos qu’il construit.
Les enquêtes industrielles de Maurice-Louis Branger, Roger Viollet ou encore Jacques
Boyer sont loin des représentations figées de cartes postales. On y sent le danger
de l’approche du four, les atmosphères surchargées, l’encombrement, les positions
debout et penchées sur établi, la séparation genrée des occupations.
Le corps des femmes fait d’ailleurs l’objet d’un traitement spécifique. La formule
de Michelet, « l’ouvrière, mot impie, sordide », dans La Femme, en 1860, illustre le
regard porté sur la femme au travail, deux mots souvent jugés incompatibles par la
morale bourgeoise. Médecins et industriels exercent aussi un contrôle sur les corps.
Par exemple, avec la percée de la machine à coudre Singer, dans les années 1860,
des médecins s’inquiètent que le mouvement des jambes soit une source d’excitation sexuelle. Les femmes jouent en fait un rôle essentiel dans l’industrialisation et
à Paris, elles constituent environ 40 % de la main-d’œuvre totale, avec un effectif de
235 000 en 1876 et 340 000 en 1900. Beaucoup moins payées que les hommes, elles
s’acquittent d’une multitude d’opérations astreignantes et parfois dangereuses. Leur
corps, vieilli avant l’âge, porte la marque de travaux difficiles et épuisants, ce que
révèlent cruellement certains portraits de groupe, tel celui des décoratrices de l’opéra
Garnier au début du XXe siècle.
Fils d’un ingénieur-entrepreneur métallurgiste de la rue Amelot, Ferdinand Gueldry, dont l’œuvre s’inscrit assez nettement dans la vogue réaliste des premières décennies de la Troisième République, peint surtout
des paysages de bords de Marne, mais ose entrer dans les ateliers, signe
d’un nouveau regard sur les mondes du travail à la fin du XIXe siècle. Il
compose à partir des années 1880 plus de six toiles à sujets industriels.
Avec un regard affûté attentif aux postures et à l’environnement professionnel, Gueldry peint une certaine dignité du travail. Dans Les Meuleurs
(1888), les dimensions de l’atelier sont accentuées mais les ouvriers
demeurent les acteurs de la scène.
S
Joseph-Ferdinand Gueldry, Les Meuleurs, huile sur toile (126 * 186), 1888
111
110
SMaurice-Louis Branger, Fours des usines de pneumatiques Dunlop à Argenteuil, photographie, 1908
S
Henri Roger, Dynamo Edison et Henri Roger, ingénieur, dans le laboratoire des usines Edison à Ivry-sur-Seine, photographie (autoportrait), 1893
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W Seeberger, Ouvrières des
décors de l’Opéra de Paris,
photographie, 1900
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Villermé et les travailleurs de l’industrie
Le médecin parisien Villermé, membre du Conseil de salubrité au début des années
1830, est une figure pivot des grandes reconfigurations étiologiques de ces années,
qui renvoie la médecine environnementale néo-hippocratique à ses archaïsmes au
profit d’une médecine sociale plus en phase avec les objectifs du monde industriel.
Avec Parent-Duchâtelet et Darcet – les deux membres qui ont le plus pensé le lien
entre santé ouvrière et industrialisation – Villermé fonde en 1829 les Annales d’hygiène
publique et de médecine légale, qui exercent jusqu’à la fin des années 1870 une influence
considérable en Europe, au point qu’on a pu parler de « parti hygiéniste ». Contrairement à une idée reçue, les hygiénistes ne militent pas pour une reconnaissance
des maux du travail. Au contraire, dans un rapport fondateur, publié dans le premier
numéro des Annales d’hygiène, Darcet et Parent-Duchâtelet combattent la croyance des
effets délétères du travail, décrits depuis l’Italien Ramazzini en 1700 (son Essai sur les
maladies des artisans est traduit dans toute l’Europe au XVIIIe siècle) jusqu’au médecin
parisien Pâtissier en 1822. Dans un examen minutieux et statistique de la manufacture des tabacs du Gros-Caillou, ils analysent les tâches les unes après les autres, et
concluent à l’innocuité des opérations.
L’heure est à l’argumentation justificatrice face aux dénonciations des dégâts de la
première industrialisation. En effet, des médecins provinciaux, comme Fodéré (1825),
ou des Conseils de salubrité d’autres villes françaises, comme celui de Troyes (1833),
dénoncent avec virulence la violence du monde industriel infligée aux corps ouvriers,
comme le fera plus tard le médecin Raspail. La « condition ouvrière » est portée à
l’agenda politique dans les années 1830, et l’Académie des Sciences Morales et Politiques commande à Villermé un rapport sur cette question. Après plusieurs années
d’enquête, Villermé publie en 1840 le monumental Tableau de l’état physique et moral
des ouvriers des usines textiles. Même s’il décrit un univers éprouvant pour la population ouvrière, dénonçant particulièrement le travail des enfants, ses conclusions font
l’impasse sur l’accident et elles établissent que les maladies sont principalement dues
à la pauvreté, aux mauvaises conditions de logement, au manque de nourriture, à
l’alcoolisme et aux comportements populaires. En adoptant une posture statistique et
morale, son enquête conduit à la loi de 1841 réglementant le travail des enfants, portée
par des industriels philanthropes tels que Delessert, mais retarde de plusieurs décennies la prise en compte du travail dans les pathologies ouvrières. Il faut dire que les
hygiénistes continuent, après les années Chaptal, à investir et à diriger des fabriques
de produits chimiques, ainsi Pelletier à Neuilly, Payen et Labarraque à Grenelle. Moins
connue est l’entreprise de papeterie au chlore d’Écharcon, près d’Essonnes, fondée
en 1824 par les deux membres du Conseil de salubrité Darcet et Leroux, associés à
Oberkampf fils, et qui soumet les ouvriers aux effets irritants du chlore.
Le regard des hygiénistes se transforme au milieu du siècle : les pères fondateurs
(Chaptal décède en 1832, Parent-Duchâtelet en 1836, Deyeux en 1837, Pelletier en
1842, Darcet en 1843) laissent la place à une nouvelle génération moins homogène.
Malgré tout, la croyance en la capacité de l’industrie à résoudre le mal qu’elle produit continue d’être dominante, et les machines sont plutôt considérées comme des
moyens d’alléger le fardeau des ouvriers, de leur éviter les tâches pénibles et dangereuses. Tout au long du siècle, l’hygiénisme est un projet politique au sens fort, visant
à permettre la poursuite d’une industrialisation dont on découvre, tout au long du
XIXe siècle, les revers en termes de coûts humains et d’atteintes portées à l’environnement.
S
Boilly, Louis-René Villermé, 1833
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S
JeanCharles Develly, Service des arts industriels : la manufacture des tabacs, dessins préparatoires, 1833
Autour de 1830, la manufacture d’État des tabacs de Paris sert à glorifier aussi bien qu’à justifier le travail industriel. Usine modèle (introduction de la machine à vapeur, de fourneaux fumivores), elle reçoit un œil
attentif de la part de l’artiste Develly suite à la commande d’assiettes à
dessert de la part de la manufacture de céramique de Sèvres. Au même
moment, elle est devenue le laboratoire de l’argumentation en faveur
de l’innocuité du travail industriel pour la santé des ouvriers, de la part
des hygiénistes du Conseil de salubrité. Il n’est ainsi pas étonnant que
les papeteries au chlore, promues par les hygiénistes pour remplacer les
papeteries de chiffons putréfiés, fassent elle aussi l’objet de l’attention
du commanditaire de cette série d’assiettes.
S
Jean-Charles Develly, La Papeterie, N.2 [Blanchissage du chiffon par le chlore], assiette à dessert,
porcelaine dure, fond grand feu, décor de petit feu, marli or, diam. 23,5 cm,
119
118
Accidents du travail et maladies professionnelles
La première industrialisation qui accroît la prospérité globale apporte aussi son lot
de souffrances, majoritairement pour la population ouvrière. Depuis la fin du XVIIIe
siècle, les carrières à pierre et à plâtre de Paris ont été l’un des lieux les plus dangereux, au point que l’État a créé en 1780 un système d’indemnisation et de pensions
permanent pour les carriers blessés et pour les veuves, et a impulsé d’importantes
mesures de sécurisation, conjuguant sécurité au travail et effondrements urbains.
Il n’y a pas de statistiques ni de représentations des accidents du travail avant le
dernier tiers du XIXe siècle, sauf dans le secteur minier (inexistant à Paris, mais particulièrement mortifère), où depuis 1813, tout accident doit être déclaré à la préfecture.
Dans les années 1880, un ingénieur des mines de Saône-et-Loire dessine les scènes
des accidents, et ses croquis deviennent des pièces à conviction lors des enquêtes afin
d’établir les responsabilités. On est un peu mieux renseigné sur certaines maladies
particulières du monde du travail, comme le saturnisme, grâce aux rapports des médecins. Dans les fabriques de céruse – cette poudre blanche de carbonate de plomb
qui sert de pigment aux peintures – les ouvriers, recrutés parmi le sous prolétariat et
parmi la population immigrée, sont très rapidement en proie à des coliques « métalliques ». Le mode de gestion de la main-d’œuvre est le turn over régulier, les tâches les
plus dangereuses pouvant rarement être exercées plus de deux semaines sans entraîner le diagnostic létal. La première usine de céruse de France est fondée à Clichy en
1809, par les chimistes Roard et Thénard. Elle devient rapidement l’un des fleurons
de l’industrie chimique de pointe française et concurrence les céruses hollandaises.
Après un rapport enthousiaste de Darcet, elle est aidée par le gouvernement. Pourtant
elle envoie ses ouvriers à l’hôpital, quand ceux-ci ne décèdent pas. Dans les années
1840, le journal ouvrier L’Atelier indique qu’aller à l’usine de Clichy, c’est « aller à
l’abattoir ». Jusqu’aux années 1860, les hygiénistes se contentent de préconiser des
mesures de propreté et encouragent l’adoption de machines pour remplacer les manipulations. En 1861, le médecin Vernois, membre du Conseil d’hygiène de la Seine,
rédige un long rapport clinique sur les mains des ouvriers, qu’il classe en fonction des
professions. C’est la première fois que les Annales d’hygiène s’attardent réellement sur
les atteintes à l’intégrité corporelle provoquées par le travail. Les progrès de la toxicologie permettent par ailleurs de démontrer les effets néfastes de certaines substances
employées par l’industrie comme le mercure, l’arsenic, le phosphore blanc et les divers
oxydes et carbonates de plomb. Quant à la poussière, elle n’est pas encore complètement corrélée aux nombreux cas de maladies pulmonaires du XIXe siècle, appelées
phtisies et qui amalgament tuberculoses et affections professionnelles.
S
Maxime Vernois, ‘De la main des ouvriers et des artisans’, Annales d’Hygiène Publique et de Médecine Légale, planches 2 et 3, 1862
- Mains des ébénistes (fig. 1), des scieurs de long (fig. 2), des tanneurs (fig. 3) et des boyaudiers (fig. 4)
- Pieds des forts en halle (fig. 1), des résiniers (fig. 2), phalanges des pastilleurs (fig. 3), des bijoutiers (fig. 4).
121
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Plus que les hygiénistes, les ingénieurs des mines ont été à partir de
la deuxième moitié du XIXe siècle, préoccupés par l’augmentation des
accidents, dont ils ont l’obligation de rendre compte. Ayant également
autorité sur la surveillance des machines à vapeur, ils sont à l’origine
des premières mesures de prévention au sein des usines et ateliers.
Toutefois, ces dessins des mines de charbon Bourgogne, qui reconstituent minutieusement les accidents, comme pièces à conviction pour
l’enquête en recherche de responsabilités, n’ont aucun équivalent en
milieu manufacturier.
S
Ingénieurs des mines, Perspective du théâtre de l’accident Monrose et Berthier, croquis, vers 1880
S
Ingénieurs des mines, Evacuation du schiste, croquis, vers 1880
L’opposition aux carrières à plâtre de Montmartre
Dans l’histoire de la coexistence compliquée entre activités de production et
habitations, les carrières à pierre et à plâtre ont une place à part. Après les
années 1770, durant lesquelles plusieurs effondrements parisiens aboutissent
à la création de l’Inspection générale des carrières, les années 1830 sont un
moment critique pour l’exploitation du plâtre à Montmartre : les accidents se
multiplient, des terrains s’effondrent, des moulins et des habitations sont fragilisés et sont abattus en urgence aux frais des propriétaires1. Les habitants se
sentent cernés par les carrières souterraines qui grignoteraient la colline et menaceraient d’engloutir la commune par le bas. Les journaux relayant ces accidents
sur un ton accusatoire, le préfet du département de la Seine se résout, en 1836,
à organiser une commission chargée de chercher à mettre fin à « l’état dangereux
des carrières », conjointement avec le conseil municipal de Montmartre. À cette
occasion, l’Inspection générale des carrières dévoile les plans des exploitations,
sur lesquels figurent en particulier les distances entre le front souterrain d’avancée des carrières et les édifices les plus proches en surface. Une controverse
s’engage alors autour de ces distances, dont les habitants contestent l’exactitude, et leur vérification générale ordonnée peu après par la préfecture révèle en
effet que les exploitations ont progressé bien au-delà de ce qui figurait sur les
plans et de ce qui est autorisé par les règlements.
Ces distances sont au cœur du dispositif de sécurisation des carrières adopté
sous l’Empire, modifiant une mesure de police ancienne : la mise à distance des
activités dangereuses. La menace que les carrières font peser sur les constructions de surface a donné lieu à diverses réglementations à l’époque moderne,
dont le principe commun est d’interdire aux carriers de s’approcher des routes
et des édifices à une distance moindre de 30 mètres, limite portée à 60 mètres
en 1741. À la suite d’effondrements spectaculaires de carrières à plâtre dans les
années 1770, la monarchie tente d’interdire l’exploitation souterraine du plâtre.
Toutefois le gypse du nord et de l’est parisien se trouve en qualité et en quantité
à une certaine profondeur, qui rend l’exploitation à ciel ouvert (la seule encore
autorisée) parfois très coûteuse, puisqu’elle suppose de dégager d’importants
volumes de terres superficielles : les carriers poursuivent donc illégalement
l’exploitation souterraine et réclament auprès des autorités une réglementation
plus libérale. Ils l’obtiennent sous l’Empire, par un décret de 1813 qui autorise à
nouveau l’exploitation souterraine et impose une nouvelle distance de sécurité,
variable cette fois – 10 mètres plus un mètre par mètre d’épaisseur des terres qui
recouvrent la masse à exploiter – mais un peu plus généreuse que la distance
fixe : dans la plupart des carrières à plâtre du nord parisien la distance de sécurité
passe ainsi de 60 mètres à une quarantaine de mètres.
S
Louis Petit-Radel, Vue intérieure d’une carrière à plâtre, dessin, 1807
La nouvelle réglementation s’avère toutefois difficile à mettre en œuvre. Le cas
de Montmartre dans les années 1830 est de ce point de vue exemplaire. L’Inspection générale des carrières est mise en cause par les habitants pour son incapacité à faire respecter les distances de sécurité. Elle se défend en reportant la
responsabilité des accidents sur les habitants : ce seraient les maisons qui ont été
imprudemment élevées trop près des carrières, et non ces dernières qui ont été
exploitées trop près des maisons. L’Inspection tente ainsi de renverser le principe
de la distance de sécurité, des carriers vers les habitants. Cet argument de l’antériorité des carrières est difficile à tenir, parce que l’Inspection, faute de moyens et
de personnel, ne réactualise ses plans que très irrégulièrement, ce qui ne permet
pas de dater les avancées des carrières avec précision. L’argument n’est pourtant
pas tout à fait sans fondement : l’urbanisation du nord parisien s’accélère, en
particulier à Montmartre, où les rues et les édifices nouveaux se multiplient alors
que de nombreuses carrières sont encore en activité. Le développement urbain
et l’exploitation de la ressource entrent ici directement en conflit, ce qui n’est
plus le cas dans Paris intra-muros où les carrières sont définitivement interdites
et où l’Inspection se contente de gérer les conséquences d’un sous-sol fragilisé.
L’argument de l’antériorité des carrières est d’autant plus difficile à tenir, que
l’Inspection est chargée de veiller à la sécurisation des carrières abandonnées,
qui doivent être comblées ou effondrées, de sorte qu’en principe tout danger
soit neutralisé et qu’il devienne possible de rebâtir sur les terrains préalablement
exploités. L’Inspection est mal à l’aise sur ce point, affirmant tantôt que les carrières comblées ne présentent plus de danger, alors même qu’en cas d’accident
elle reporte toute la responsabilité sur les propriétaires de la surface, qui auraient
eu l’imprudence de construire « sur le vide ». Contrairement à Paris intra-muros, où la sécurisation des anciennes carrières de pierres à bâtir, moins fragiles,
consiste à maintenir ouvert l’accès à un sous-sol que l’on surveille continuellement et où l’on intervient ponctuellement et toujours provisoirement là où survient une dégradation, à Montmartre, les sous-sols des carrières à plâtre étant
beaucoup plus fragiles, on entend régler la sécurisation de manière définitive par
le comblement ou l’effondrement. Mais ces opérations sont toujours imparfaites,
parce que les carriers ne comblent leurs anciennes exploitations qu’autant que
cela s’avère profitable : ils accueillent les gravats des chantiers parisiens, mais
ne se soucient pas de bourrer entièrement les vides et de sécuriser les espaces
qu’ils abandonnent, travaux fort coûteux. Dans de nombreux cas, même quand
ces opérations ont été réalisées proprement, des vides finissent par apparaître,
qui ne sont plus accessibles et donc identifiables jusqu’à ce qu’ils provoquent
des effondrements en surface.
La réglementation de 1813 apparaît surtout très difficile à faire respecter. La
nouvelle distance de sécurité fait intervenir un paramètre plus difficile à mesurer :
l’épaisseur des terres au-dessus de la carrière. En pratique, l’administration a
donc renoncé à cette mesure et n’exige plus partout qu’une distance de sécurité
très réduite de 10 mètres, plus simple à établir, plus favorable aux carriers et
donc a priori plus facile à mettre en œuvre. Pourtant, même cette limite semble
dans les faits difficile à imposer. Les bénéfices importants que peuvent faire les
exploitants en grignotant quelques mètres de plâtre supplémentaires sont sans
commune mesure avec les risques qu’ils courent : les amendes sont dérisoires.
L’administration préfectorale peut certes prescrire des travaux de sécurisation
coûteux pour les carriers, voire leur interdire d’exploiter, mais ceux-ci s’arrangent
toujours pour contourner ces mesures, ignorent souvent les interdictions, voire
exploitent sans aucune autorisation préalable. Le manque de moyens en matière
de surveillance rend la réglementation largement illusoire et les carrières à plâtre
progressent parfois jusque sous les maisons.
À la fin des années 1830, les habitants de Montmartre réclament de plus
en plus vivement que l’exploitation du plâtre soit interdite. Mais le plâtre est
un matériau de construction de première importance dans Paris et les autorités craignent de créer un précédent sur lequel pourraient s’appuyer d’autres
communes du nord parisien. Alors que l’interdiction des carrières dangereuses
est prévue dans le règlement de 1813, le corps des Mines, l’Inspection générale
des carrières et la préfecture de la Seine considèrent que créer un périmètre
d’interdiction équivaudrait à exproprier les exploitants : malgré les observations
recueillies dans une enquête publique organisée en 1840, très largement favorable à un tel périmètre, les autorités laissent traîner le dossier en attendant
l’épuisement imminent de la ressource plutôt que d’en interdire son exploitation.
Frédéric Graber
1. Voir Frédéric Graber, « Concilier sécurité et exploitation ? Distance de réserve, périmètre
d’interdiction et opposition des populations aux carrières à plâtre de Montmartre (18301840) », French Historical Studies, n° 36(2), 2013, p.239-270. Voir aussi dans le même
volume, Thomas Le Roux, « Les effondrements de carrières de Paris. La grande réforme des
années 1770 », French Historical Studies, 36-2, 2013, p.205-237.
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