Postface. L`individualité – entre logique et historicité. Philippe

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Postface. L’individualité – entre logique et historicité.
Philippe Huneman et Guillaume Lecointre
Comme le notent d'entrée de jeu Julie Henry et Barthélémy Durrive, « individu » est moins un
concept philosophique qu’un « jeton » dans ce qu’il est convenu de nommer depuis
Wittgenstein un jeu de langage. Autrement dit, autant il est clair que le mot « individu » est
convoqué dans de nombreuses problématiques et controverses philosophiques –
individualisme méthodologique versus holisme en théorie sociale, individualisme versus
culturalisme en anthropologie, individualisme en économie et en philosophie morale, etc. -,
autant il semble évident qu’il n’existe pas de conception de l’individu qui soit univoque ou
unanime. Surtout, une telle conception n’est jamais nécessaire pour que les thématiques et les
débats qu’on vient d’évoquer puissent se déployer, le terme « individu » y faisant ainsi figure
de boîte noire, de signifié embrouillé et opaque qu’on utilise mais qu’on va s’abstenir
d’expliciter, peut-être même parce qu’on en est incapable... L’individu, ainsi, est pour la
pensée davantage un « philosophème » qu’un concept (au sens où l’Etat, le corps, la loi, etc.,
seraient, eux, des concepts philosophiques, qui donnent lieu à des théories parfois rivales,
mais qui ne sauraient fonctionner dans des élaborations conceptuelles sans qu’une
explicitation minimale en soit fournie). Reste que de nombreuses philosophies ont voulu en
produire une ; il serait même fastidieux ou impossible d’être exhaustif, et ce n’est pas le
propos1.
Le livre qu’on vient de lire s’est, lui, placé sous l’évident patronage de Spinoza et de
Bourdieu : deux pensées pour lesquelles l’individu – l’individu quel qu’il soit, pour l’un,
l’individu social pour l’autre – existe au croisement des rencontres qu’il est amené à faire,
dans un univers dont la contingence relève simplement, en général, de l’ignorance des causes
en action. Deux pensées, donc, dans lesquelles il s’agit l’individu humain ne trouve sa seule
liberté qu’en apprenant à connaître les déterminismes qui sous-tendent ces rencontres : pour
quel parti voterai-je ?, à quels partenaires vais-je choisir de m’unir ?, quelle carrière vais-je
embrasser ?, etc.
Dans la perspective spinoziste qu’en un sens Bourdieu aura importée dans les sciences
sociales, l’individu humain est indissociablement l’objet d’une ontologie et d’une éthique :
une ontologie qui décline les modalités sous lesquelles l’unique substance du monde est une,
univoque et sans faille ; une éthique qui consiste à réfléchir la meilleure manière de vivre les
rencontres que l’individu est conduit à faire, et dans lesquelles sa nature l’amène à réagir
d’une façon spécifique. En ce sens, plusieurs auteurs du présent livre en viennent à souligner
qu’on est bien moins un individu qu’on ne le devient, si l’individu au sens plein est bien celui
qui non seulement reste lui-même en chacune de ses rencontres, mais davantage encore, se
construit selon ces rencontres, selon un impératif que Barthélémy Durrive trouve mieux
encore affirmé, à l’époque contemporaine, par Canguilhem dans le champ de la philosophie
de la médecine que par Bourdieu dans celui des sciences sociales. Dans cette perspective
l’éthique consiste, pour reprendre les termes du présent ouvrage, à renverser l’attitude passive
initiale en une attitude active vis-à-vis de sa trajectoire.
Notre postface pourrait alors être l’occasion d’interroger dans son entier cette perspective
spinoziste de l’individualité, telle qu’elle s’énonce aussi bien dans l’éthique des relations
1
Dans la philosophie analytique récente on mentionnera le livre majeur de Strawson, Individuals, 1959 et,
l’ouvrage de Wiggins, Sameness and substance – parce que les individus peuvent métaphysiquement être
considérés comme des substances individuelles.
soignant-soigné, dans l’analyse de l’amitié que dans l’ontologie du hasard et de la nécessité
revisitée par la théorie de l’ontophylogénèse développée par Jean-Jacques Kupiec, et qui
s’avère centrale dans ce livre.
Pour ce faire, on peut aussi bien demeurer dans le monde des philosophies classiques pour
faire un petit pas de côté par rapport à Spinoza et s’inspirer de la pensée de cet autre grand
cartésien que fut Leibniz. On sait que le système leibnizien, pour lequel Parallélisme et
Expression sont des catégories ontologiques majeures, identiques à celles qui gouvernent
l’Ethique de Spinoza (l’expression de la substance par ses attributs, le parallélisme entre
modes, etc.), n’a eu de cesse de trouver des moyens de se démarquer de cet encombrant
double – le spinozisme – dont la mauvaise réputation durant un siècle ou deux était bien
suffisante pour gâcher la carrière sinon la vie d’un penseur. On sait aussi qu’une des
rencontres les plus célèbres de l'histoire de la pensée occidentale, entre Leibniz et son aîné
Spinoza, semble avoir essentiellement porté sur des questions d’optique plutôt que de
métaphysique, et illustrerait ainsi, curieusement, l’idée qu’on peut se faire de ce qu’est une
rencontre ratée (Le livre ancien de George Friedman, Leibiz et Spinoza rapporte en détail ces
faits, et les relations qu’en fit bien plus tard Leibniz, soucieux de se préserver de tout
rapprochement avec Spinoza).
Malgré cette proximité avec la perspective spinoziste, Leibniz semble nous offrir une pensée
alternative de l’individu dans son rapport avec ses rencontres. On peut s’y référer pour
comprendre ce que serait une approche logique de l’individu, avec laquelle l’insistance sur
l’histoire et la trajectoire pourrait faire un intéressant contraste.
Que dit en effet Leibniz ? Tout part de la doctrine dite de l’inesse, l’inhérence du sujet au
prédicat. Si un jugement est vrai, c’est parce que le prédicat est contenu dans le concept du
sujet. Par exemple, « Adam est un homme » est vrai parce que dans le concept d’Adam est
donné qu’il n’est pas un chat ou un castor mais bien un homo sapiens sapiens. Autrement dit,
un prédicat nommant une propriété, et une substance étant toujours dans la phrase en position
de sujet, la doctrine leibnizienne de la vérité signifie que les propriétés sont toujours en
quelque sorte contenues dans le concept de la substance qui a ces propriétés (Discours de
Métaphysique). En d’autres termes, si l’on prend une substance individuelle, c’est-à-dire un
individu – cette étoile, moi-même, un ours polaire – ce qui lui arrive (et est nommé par ses
prédicats) est toujours contenu dans son concept. Cela seul fait la différence entre un énoncé
vrai sur cet individu, et un énoncé faux (qui lui attribuerait alors des propriétés situées en
dehors de son concept). Ainsi, il appartient à la « notion » de César – ainsi que Leibniz
nomme le concept dans les Lettres à Arnaud, où ces idées sont exposées avec soin -, que
César ait franchi le Rubicond. La connexion entre l’individu et ce qui lui arrive, ce qu’on
appelle ici ses rencontres, est logique.
Notons qu’il s’agit bien ici de logique et d’ontologie – non pas de physique, autrement dit,
Leibniz se place sur un plan différent de celui auquel on situe généralement la question du
déterminisme : il ne veut pas dire que de toute éternité il était inscrit dans l’histoire du monde,
en vertu de ses lois naturelles et de ses conditions initiales, que César franchirait le Rubicon –
mais il dit simplement que le concept de « Jules César » comprend le concept de « franchir le
Rubicond », donc qu’on peut déduire ce dernier d’une connaissance totale du concept de
« Jules César ».
Dans cette perspective, la trajectoire de l’individu n’est jamais une suite de contingences qui
l’affecteraient – elle est au contraire l’expression de sa « notion complète ». La thèse logique
de Leibniz sur la vérité – l’inesse - implique en quelque sorte sur le plan métaphysique
l’internalisation de la trajectoire de l’individu dans la notion même de cet individu. Saisies
comme interactions d’individus, les rencontres doivent alors être conçues comme le fait que
deux (ou davantage) individus partagent un même monde puisque chacun est inscrit dans
l’essence de l’autre ; une thèse qui se prolonge dans la vision expressivité de Leibniz, selon
laquelle chaque individu authentique exprime le monde et tous les autres individus à sa
manière, thèse appelée encore monadologie2.
Vision certes difficile à saisir, peu intuitive, mais qui a l’immense avantage théorique
d’éliminer le problème consistant à comprendre pourquoi certaines rencontres semblent
toucher intimement l’individu tandis que d’autres lui seraient indifférentes, et ainsi de tracer
une ligne qui séparerait ce qui est vraiment l’individu et sa vraie trajectoire, de ce qui n’est
qu’accidentellement lui. Les rencontres ne sont pas un hasard qui tomberait sur un individu
complètement défini indépendamment d’elles; et elles ne sont pas non plus les effets d’un
déterminisme dans lequel l’individu est simplement affecté du dehors par des contraintes
irrémissibles. A l’inverse de ces deux figures théoriques de l’extériorité de l’individu et de sa
trajectoire (vue comme déclinaison de ses rencontres), Leibniz nous offre donc la vision d’une
complète intériorisation de la trajectoire dans l’individu.
En termes contemporains, cette métaphysique pourrait évoquer une notion de « trajectoire »
banale en sciences de la nature, mais peu présente dans l’ouvrage qu'on vient de lire – à savoir
l’idée qu’un système décrit une trajectoire dans l’espace des phases, descriptible comme
l’ensemble des variations de chacun des paramètres qui le décrivent. Ainsi pour un système en
mécanique trois coordonnées de vitesses et trois coordonnées spatiales définissent ainsi un
espace de phase, et chaque état du système pouvant être représenté par un point de cet espace,
la trajectoire du système est en déplacement dans cet espace. Ici, puisque tous les paramètres
qui définissent le système sont des coordonnées de cet espace, si bien que le système luimême n’a aucune définition en dehors de celui-ci, l’essence du système se confond avec sa
trajectoire, – de même que chez Leibniz ce qui arrive à l’individu n’est jamais que
l’expression de sa notion complète.
L’analogie a sans doute ses limites. Autant la trajectoire dans l’espace des phases est-elle un
outil majeur pour comprendre non seulement la mécanique classique, mais aussi la mécanique
statistique (où le système se déplace a priori dans un hyper espace très grand, des états les
moins probables vers les états les plus probables qui par définition ont une entropie plus
haute), l’écologie ou même certains aspects de l’économie tels que l’éconophysique3, autant
elle ne présuppose pas les engagements théoriques propres à la Monadologie leibnizienne, et
qu‘il nous faut expliciter maintenant.
En premier lieu, l’individu leibnizien, emportant dans son essence ou sa notion l’idée de tout
ce qui lui arrive, ne saurait être intégralement connu par notre propre appareil cognitif.
Leibniz distingue ainsi la « notion complète » d’Adam, qui comporte tout ce qui arrive à
Adam – Eve, le péché, l’expulsion du jardin, etc., et tous les détails qui entourent cela -, de
« l’Adam vague », soit une idée assez générale d’Adam qui nous permet entre autres de le
reconnaître et de le distinguer d’autres individus. La première n’est connue que par Dieu car
elle enveloppe une infinité indénombrable de prédicats. De fait – et c’est là une connexion
cruciale entre ontologie de l’individu et doctrine modale leibnizienne du possible et de la
contingence – la notion complète d’Adam exclut un certain nombre de mondes possibles qui
2
3
Entre de nombreux commentaires voire par exemple Belaval (1976).
Voir par exemple Sornette (2004).
auraient pu héberger cet Adam : ceux où, par exemple, il fauta un autre jour, ceux où Eve
s’appelait Evania, etc. Finalement, si l'Adam vague – ou, de manière générale, un individu tel
que connu par nous, donc pour lequel seul un sous-ensemble des propriétés sont déterminées
– pourrait habiter plusieurs mondes possibles pourvu que chacun d’eux ne contredise aucun
de ses prédicats, il semble que l’Adam réel soit une espèce de passage à la limite : la
détermination de chacun de ses prédicats exclut qu’il habite un des quelques mondes
possibles, de sorte qu’ in fine il n’en existe qu’un seul où il puisse exister, qui est justement le
monde actuel.
Certes, seul un entendement infini peut voir cette notion complète, et ainsi voir la nécessité
qui fait qu’Adam lui-même, ou Jules César, ou n’importe quel individu actuel et non possible
ou fictionnel, devait nécessairement être une partie de ce monde-ci et non d’un autre. Cette
conséquence métaphysique expose un point essentiel, à savoir que le système leibnizien, celui
d’individus qui expriment tous le même monde actuel et qui sont exprimés par leur trajectoire
– d’individus dont toutefois l’image que nous nous faisons ne saurait déchiffrer la nécessaire
appartenance à ce monde-ci plutôt qu’à un autre – implique de poser l’existence d’un
entendement divin, dans lequel existent d’une certaine manière les notions complètes de tous
les individus. Dans cette mesure, Leibniz fournira plusieurs « preuves » de l’entendement
infini – donc de Dieu ) à partir des réquisits de la logique des propositions vraies (par
exemple, comme socle des « vérités éternelles », dans les Nouveaux Essais).
Bien sûr, cela emporte des conséquences majeures pour la question de la contingence ou de la
liberté, puisqu’il faut concilier celles-ci avec l’inscription des prédicats (donc de la trajectoire
de l’individu) dans l’entendement divin. La spécificité de la solution leibnizienne diffère alors
de la solution éthique spinoziste dans la mesure même où sa métaphysique monadologique
diffère du monisme de Spinoza ; il fera ainsi appel à des considérations mathématiques
sophistiquées sur le calcul infinitésimal et l’infini, pour rendre compte de la différence entre la
série des prédicats telle que nous la connaissons, et qui peut être incompréhensible – d’où
l’apparence d’événements qui échoient à des individus sans avoir de lien à leur être propre –
et la raison de la série, que seul Dieu connaît. Des Lettres à Arnauld à la Théodicée Lebinz se
débattra avec cette question, en accumulant des concepts tels que « incliner sans nécessiter »,
censés saisir l’unité de la contingence propres aux événements et aux actes, et de la nécessité
qui découle de l’essence de l’individu.
Ce long excursus ne vise pas à faire acte d’histoire de la philosophie. Il indique simplement
qu’à côté de la perspective spinoziste, la perspective de Leibniz offre une fascinante tentative
de fonder le lien entre l’individu et sa trajectoire – donc aussi, ce qui fait qu’on peut attribuer
telle trajectoire à tel individu plutôt qu’à tel autre - sur la doctrine logique de la vérité.
Fascinante, cette tentative l’est d’autant plus qu’elle nous montre le coût d’une telle tentative,
soit, la nécessité de poser un entendement divin, pour rendre compte de la différence entre
« notion complète » d’Adam et notion ordinaire d’un individu comme Adam, la seule à
laquelle nous avons accès et qui bien entendu ne saurait adéquatement représenter la raison
d’être de tous les prédicats de l’individu Adam auquel réfère cette notion.
Or pour un certain nombre de raisons il nous semble aujourd’hui difficile, après deux siècles
de philosophie qui passèrent essentiellement pat Kant, Hume, Hegel ou Nietzsche, de payer ce
coût métaphysique pour se garantir in fine une cohérence métaphysique entre les individus et
ce qui leur arrive.
Voilà qui a contrario étaye peut-être le choix fait par les auteurs de notre ouvrage
d’emprunter une voie spinoziste – même si dans ce cas le coût consiste à rénover le
déterminisme spinoziste d’une manière qui puisse être en accord avec aussi bien nos intuitions
métaphysiques contemporaines que l’enseignement des sciences du XXème siècle. Si la
logique ne peut nous garantir l’adhérence de l’individu à ses trajectoires, il est possible que ce
soit bien dans l’autre sens qu’il faille prendre le concept d’individu – à savoir, se demander
comment d’un ensemble de rencontres pourrait surgir un individu susceptible de revendiquer
ses rencontres comme ce qui le fait être ce qu’il est. Il est fascinant de voir que cette question,
qu’on pense à première vue concerner essentiellement l’individu humain, puisse se poser pour
les être microscopiques que sont les bactéries, ainsi que le montre Livio Riboli-Sasco dans
son chapitre.
Autrement dit, l’abandon de la voie logiciste, leibnizienne, pour penser l’individu à partir de
ses rencontres, nous engage encore davantage à nous rapprocher des pratiques et des sciences
en acte, pour saisir comment en chacune peut se construire cette connexion d’un individu et
d’une trajectoire. Sur cet horizon, le projet de l’ouvrage qu’on referme pourra sembler encore
davantage légitime métaphysiquement.
Une première remarque serait ici à faire : refuser cette conception logiciste de l’individualité,
c’est aussi abandonner l’idée que les individus puissent être en quelque sorte
métaphysiquement constitués avant et indépendamment de l’appréhension que nous pourrions
en avoir au travers du compte rendu des rencontres qu’ils font, des évènements qui les
impliquent ou des expériences qu’ils vivent. Voilà qui rend bien plus aventureux la question
de déterminer ce qui est, ou n’est pas, un individu. Si l’intuition nous dit que la Belgique,
moi-même ou l’âne Martin sont des individus, qu’en est-il des colonies de fourmis, de
l’Everest – est-il un individu, ou bien une partie de l’Himalaya ? – ou de chacune des
bactéries qui composent mon microbiome ? Qu’en est il aussi de l’espèce Apis mellifera ou
Drosophila melanogaster, qui sont clairement des classes d'individus mais que certains
philosophes, soucieux de coller à la démarche des biologistes évolutionnistes, considèrent
comme un individu distinct ?4 S’il n’existe pas un locus métaphysique qui contiendrait les
notions complètes de ces individus (sans inclure aucune notion complète pour ceux qui n’en
sont pas) et nous permettrait ainsi, sinon de décider de ces questions, du moins de compter sur
le fait qu’une solution existe quelque part pour un esprit infini, comment trancher avec
certitude sur qui est un individu et qui n’en est pas ?
Autrement dit, refuser la voie leibnizienne exige de s’interdire de supposer qu’un ensemble
mathématiquement normé d’individus, avec leurs propriétés et leurs relations essentielles,
préexisterait à ce que nous en pouvons saisir par nos sciences et au travers de nos pratiques, si
bien que pour les appréhender il faudra justement se pencher sur la manière dont, dans chaque
champ, se fait l’individualisation des objets de science. A partir d’un examen de la pratique
scientifique, et par contraste avec l’idée d’un concept métaphysique d’individu qui serait
universel et définissable en termes logique par la philosophie on pourrait alors penser que les
modèles des interactions et des dynamiques du monde élaborées par les sciences permettent,
selon des procédures réglées, de distinguer ce qui est véritablement un individu dans leur
champ spécifique d’étude. On s’appuierait ensuite sur l’idée de quasi-indépendance selon
4
Hull (1980). Sur les être collectifs qui sont des individus, parce que l’évolution tends à faire d’eux des
individus, comme les colonies d’insectes hyménoptères, ou bien les eucaryotes qui ne sont tells qu’à la suite d’un
évènement de fusion entre une bactérie et une cellule procaryote selon certains, voir Bouchard et Huneman
(2013). Sur les cas individualité qui défient nos intuitions, voir Pradeu (2011).
Herbert Simon5 – soit l’idée que, dans un système, certains sous-ensembles de parties sont
davantage connectées en leur sein qu’avec le reste, même si aucune partie ou ensemble de
partie n’est indépendante des autres – pour construire les déterminations des individus propres
à chaque champ scientifique, donc chaque région ontologique. Et on en tirerait la conséquence
qu’il n'existe pas d'idée d’individu autre que plurivoque, plurielle, car différemment
instanciée dans chacune de ces régions - pareille perspective ouvrant des possibilités
d’identités transversales entre individus (l’individu de la biologie moléculaire pouvant
recouvrir parfois l’individu de la phylogénétique) mais aussi de dissonances (les individus de
la physique de la matière condensée n’étant peut-être pas ceux de la chimie, sans parler des
rapports entre biologie et sociologie…)6.
D’autre part et surtout, l’abandon de la voie logique que représente Leibniz peut, plus
spécifiquement, nous induire à penser l’individu et son individuation à partir de notre
expérience et notre estimation des trajectoires temporelles, qui sont ce que nous en
connaissons au premier chef. Comprendre les apories du modèle leibnizien de l’individualité
exigerait de questionner le rapport de l’historicité à l’individualité. Précisément, ce livre place
l’individu comme le fruit d’une trajectoire d’individuation, et non comme une cohérence
fonctionnelle. Une trajectoire dans le temps plutôt qu’un état des liens présents. Il a raison de
le faire, la biologie échouant à capturer une cohérence de ce que serait un individu biologique
en termes structuro-fonctionnels (Rezsohazy, 2015) qui soit valable pour toute la
spectaculaire diversité du vivant. Ce processus d’individuation est une trajectoire au cours de
laquelle, à plusieurs niveaux d’intégration (génétique, organique, populationnel, psychique,
social…), l’entité se constitue comme « individu » parce qu’elle garde la trace de ses propres
changements. L’individu serait ainsi une sorte de module d’historicité.
C’est donc cette notion d’historicité qu’il nous faut interroger pour finir, sous l’horizon d’un
questionnement concernant l’histoire du vivant comme tel et ses récents développements
théoriques. Or pour les sciences de la nature, il est clair que l’émergence de l’évolutionnisme
darwinien représente un tournant capital, puisque l’historicité vient s’inscrire au principe de la
nature biologique – chaque propriété du vivant comme tel, à tous les niveaux – espèces
comme organismes, cellules comme lignages – devant se comprendre sur son horizon
d’historicité, beaucoup des traces biologiques laissées par les contingences subies étant les
fruits de l’évolution par sélection naturelle.
S’il est entendu dans ce livre que l’individuation biologique est une affaire de trajectoire
ontogénétique, y compris tout au long de la vie chez les espèces à fortes capacités mnésiques
(chez l’homme de l’oeuf jusqu’à la mort, Prochiantz, 2012), il est courant d’explorer cette
trajectoire dans une tension entre déterminisme (physique, chimique, biologique, social,
économique, etc.) et contingence, si ce n’est entre déterminisme et hasard. Ce livre se fait
l’écho, part endroits, de cette tension. Bien entendu, une trajectoire d’individuation ne saurait
se comprendre ni en termes de « tout nécessaire » ni en termes de « hasard intégral », parce
que ces deux conceptions ne sont nullement incompatibles. Engageons-nous un instant à
déminer cette fausse opposition entre déterminisme et hasard. Car elle nous empêche de
penser l’histoire, l’évolution du monde (astronomique, géologique, biologique, social),
l’historicité, l’individu, le libre arbitre, et la liste n’est pas close.
5
Simon (1980).
Pour une doctrine de l’individu “faible” en ce sens, construite à partir de la quasi-indépendance au sens de
Simon, voir Huneman (2014).
6
Un phénomène est déterminé lorsqu’il a une cause. Cela n’a rien à voir avec le fait qu’il soit
nécessaire (il ne pouvait pas ne pas être à ce moment là), qu’il soit non nécessaire (il aurait
très bien pu ne pas être à ce moment là), qu’il soit prédictible (cas des phénomènes
nécessaires) ou imprédictible. Ainsi, il convient emboîter les phénomènes comme il suit :
A. Phénomènes prédestinés : l’effet est attendu quelle que soit la cause. Il s’agit ici du
fatalisme, mobilisant le plus souvent des causes extra-naturelles. Ceci n’est rappelé que pour
mémoire, car nous sommes hors science.
B. Phénomènes indéterminés : l’effet n’a pas de cause. Seule la physique quantique mobilise
de tels phénomènes (on parle d’indétermination quantique).
C. Phénomènes déterminés (P) : l’effet constaté a une cause. On peut alors distinguer deux
situations, selon si l’effet de cette cause est nécessaire à ce moment là, ou non.
C.1. Effet nécessaire : l’effet ne peut pas ne pas être à ce moment là. L’une des
questions qui reviennent souvent est celle de la prédictibilité. Les phénomènes déterminés et
nécessaires (N) peuvent être prédictibles (Np), ou bien imprédictibles (Ni) par défaut de
connaissance. Le comportement téléomatique des corps inertes est déterminé, nécessaire et
prédictible, de telle sorte que l’on peut prévoir le point d’impact d’un boulet de canon. Les
sciences nomologiques comme la physique peuvent faire de telles prédictions en mobilisant
des lois. Si l’on dispose de la masse du boulet, de sa vitesse initiale et de l’angle du canon par
rapport au sol, grâce à elles le point d’impact est prévisible. Ici, ni le hasard, ni la contingence
n’ont de place. Les phénomènes déterminés et nécessaires peuvent être imprédictibles par
défaut de connaissance. L’exemple classique est le jet de dés. Les dés subissent passivement
des forces extérieures décrites selon les lois de la physique, en ce sens ils ont un
comportement téléomatique. Le fait qu’on ne puisse prévoir, pour un jet donné, quelles faces
vont sortir, n’est dû qu’à un défaut de connaissance fine des conditions initiales. Par
extension, la sensibilité extrême des systèmes complexes aux conditions initiales a été
appréhendée par un concept appelé le « chaos déterministe ». Supposons que nous soyons
capables de disposer dix fois un nombre donné de boules de billard sur une table exactement à
la même place, au micron près, et que lors du tir sur l’une de ces boules nous produisions
exactement la même impulsion (force, direction, etc.). Aucun des dix essais ne mènera aux
mêmes dispositions finales. Il s’agit de la même classe de phénomènes que celle du jeu de
dés. Le résultat est imprédictible par défaut de connaissances assez fines sur l’état initial du
système, les corps manifestant un comportement passif.
C.2. Effet non nécessaire : contingence (C) : l’effet pourrait ne pas être au moment où
il advient. Ce sont des phénomènes dont l’imprédictibilité est essentielle.
C.2.1. : Contingence interne : Un système manifeste un effet, pourvu d’une
cause, mais l’effet n’a aucune raison particulière de se manifester à ce moment là.
Typiquement, la désintégration des radio-isotopes fait partie de cette classe de phénomènes. A
l’échelle d’une masse donnée de matière radioactive, nous savons décrire le tempo collectif de
la désintégration. Ainsi, la période d’un radioélément est le temps qu’il faut pour que la moitié
des radioéléments présents initialement se désintègrent en un autre élément. Cependant, à
l’échelle des atomes eux-mêmes, ceux-ci manifestent un comportement que l’on peut qualifier
de contingent. Aucune raison n’a été rendue du moment précis où tel atome s’est désintégré
après son voisin, et avant le suivant. Les conduites intentionnelles des êtres vivants font partie
de cette classe de phénomènes déterminés (Cunchillos 2014). C’est ici que se glisse le
clinamen d’Epicure.
C.2.2. Contingence externe : Il s’agit ici de la contingence historique. Le
système considéré subit des effets dont les causes lui sont extérieures ; et un ou plusieurs de
ces effets auraient bien pu ne pas se produire à ce moment là. C’est le hasard au sens
d’Augustin Cournot, c’est-à-dire la rencontre de deux ou plusieurs chaînes indépendantes de
causes à effets. Ce point de rencontre ne fait l’objet, quant à lui, d’aucune détermination qui
lui soit propre, mais de plusieurs déterminations indépendantes. Typiquement, l’homme qui
passe dans la rue et qui se prend une tuile sur la tête n’est pas passé là pour se prendre la tuile,
laquelle n’est pas tombée à ce moment là pour lui faire du mal. La rencontre fortuite de la
tuile et de l’homme provient de deux causes indépendantes : le fait que le couvreur ait mal fait
son travail la veille n’a pas de rapport avec la trajectoire choisie par l’homme parce que c’est
le chemin le plus court de son domicile à son lieu de travail. Les aléas que les organismes
rencontrent dans leur environnement, ceux que rencontrent les individus d’une population,
sont de cet ordre. Reste à savoir si la distinction entre contingence interne et externe n’est
qu’une affaire d’échelle d’observation. C’est fort probable, mais ce n’est pas le lieu ici de
développer ce point.
Ainsi, selon Cunchillos (2014), les phénomènes pourvus d’une cause (P, donc déterminés)
sont la somme de plusieurs phénomènes :
P = Np + Ni + C
Np et Ni sont nécessaires
Ni et C sont imprédictibles
Le déterminisme pose que tout phénomène a une cause. Le déterminisme ontologique pose
que tout phénomène peut recevoir une cause unique. Le déterminisme épistémique se
préoccupe de prédictibilité entre effets et causes possibles, entre causes et effets à venir. Les
phénomènes contingents étant déterminés et non nécessaires, ils sont imprédictibles : ils
souscrivent à un déterminisme ontologique sans atteindre un déterminisme épistémique.
Cette fausse opposition, dont nous parlions plus haut, entre hasard et déterminisme conduit à
des corollaires. On oppose « déterminé » à « non nécessaire ». Alors, on croit à tort que les
phénomènes déterminés sont tous prédictibles (alors que les phénomènes contingents ne le
sont pas), et l’on croit que les phénomènes nécessaires sont tous prédictibles (alors qu’ils
peuvent ne pas l’être par défaut de connaissance). Déterminé (avec cause) s’oppose à
indéterminé (sans cause) et « nécessaire » s’oppose à contingent (« non nécessaire »).
Cet exercice de catégorisation des hasards n’est pas sans utilité pour comprendre que la
trajectoire d’un individu peut être à la fois déterminée et contingente. Cette affirmation peut
paraître banale, mais il ne faut pas oublier que nous sortons tout juste d’un demi-siècle d’une
biologie dans laquelle on a inscrit de force des invariants (l’espèce, le plan d’organisation,
l’information, le programme) dans les êtres vivants, humains compris bien entendu. Ces
invariants s’accommodent fort bien d’un déterminisme que l’on conçoit comme l’opposé du
hasard. De fait, les invariants cohabitent très mal avec la contingence (tandis que le
déterminisme bien compris, lui, cohabite avec la contingence bien comprise, nous venons de
le voir). Ces invariants étaient pourtant incompatibles avec une approche seulement
darwinienne du vivant, laquelle donnait le primat non pas à la régularité des structures et des
phénomènes, mais à la variation fortuite indépendamment des besoins du corps qui la subit.
Dès lors, pour Darwin la sélection naturelle explique comment on obtient des régularités
apparentes à grande échelle à partir de variations toujours renouvelées à petite échelle.
L’évolution darwinienne explique avant tout pourquoi il existe du semblable, avant que
d’expliquer le changement. Ce qui vient d’être écrit renverse complètement la façon dont
nous enseignons encore l’évolution biologique aujourd’hui. Pourtant, les invariants ont été
incrustés, notamment par Ernst Mayr, dans les corps biologiques, dans les populations, et
toutes les entités taxinomiques plus larges. Le point culminant de cette pensée est la notion de
programme génétique. Des générations d’élèves ont appris à l’école qu’un individu pouvait
être caractérisé par son programme génétique unique. Pour Ernst Mayr, un processus
téléomatique résulte de l'action des lois naturelles sur les corps, qui conduit à un état
d'équilibre prévisible (les corps répondent passivement). Il les distinguait des processus
téléonomiques, terme qu'il réserve au mode apparemment "finalisé" des conduites des êtres
vivants, et qu'il considérait comme programmés. La conduite des individus relevait ainsi plus
du programme que de la contingence. Il distinguait encore ces deux « finalités »
(téléomatique, téléonomique) de la finalité fonctionnelle rétrospectivement conçue comme le
fruit de la sélection naturelle (et tout à fait recevable en biologie). Chomin Cunchillos et,
avant lui, Faustino Cordón (Cunchillos, 2014) ont critiqué l'interprétation que Mayr donne
aux phénomènes téléonomiques, anticipant ainsi la disparition de la notion de "programme"
en biologie. Le « programme » étant caduc en biologie, il n’y a plus de comportements
« téléonomiques » d’Ernst Mayr. Parmi les phénomènes déterminés (laissons de côté
l’indétermination quantique qui est la seule indétermination naturelle qui soit), il n’y a plus
donc que des comportements téléomatiques et les contingences pour expliquer les trajectoires
individuelles, parmi elles les contingences internes qui rendent compte des conduites
intentionnelles des êtres vivants, donc du libre arbitre. Ainsi, un monde déterminé n’est pas
incompatible avec le « libre arbitre ».
La contingence interne manifestée par les conduites intentionnées des êtres vivants
(comprenez, des individus) a toujours posé problème dans un monde déterminé, alors qu’elle
ne devrait pas. Karl Popper, tentant de relier le hasard du monde physique à celui du monde
biologique, avait déjà souligné que l’indéterminisme (atomique) est nécessaire mais
insuffisant pour expliquer le libre arbitre des individus et la créativité des humains. En
l’occurrence, même si nous nous focalisons sur l’homme, il s’agit avant tout d’expliquer la
conduite des êtres vivants. Le réductionnisme en vogue dans la seconde moitié du vingtième
siècle décréta que l’indéterminisme quantique suffirait. Mais l’explication des conduites
intentionnelles directement à partir de l’indéterminisme quantique se fait toujours attendre.
L’option qui consiste à doter la matière de « conscience » pour expliquer le libre arbitre
n’explique rien, comme l’avait objecté Popper. Par nécessité théorique, en fait, le niveau
d’intégration biologique requiert, à son niveau propre, une contingence interne qui participe
de sa capacité à générer des restructurations et des comportements proprement imprédictibles.
Le monde biologique fait émerger des propriétés qui ne sont pas descriptibles par les seules
déterminations ou indéterminations à l’oeuvre dans le monde physique, de par la définition
même du terme d’ « émergence ». Les êtres vivants produisent donc « du hasard », du niveau
moléculaire au niveau comportemental. Il peut s’agir d’une expression aléatoire de certains
gènes, la mobilité de fractions du génome lors des transpositions massives induites, la
distribution « au hasard » des chromosomes dans les cellules filles lors de divisions
cellulaires, etc.
La reconnaissance de la contingence dans un monde déterminé a des conséquences sur
l’historicité, laquelle est capitale pour concevoir l’individu comme trajectoire. Ainsi, un objet
peut être doté d’historicité à partir de trois propriétés :
-­‐Les changements qu’il a subits sont fortuits et imprédictibles. Ils sont contingents.
C’est la rencontre fortuite en un point sans détermination unique et propre de plusieurs
chaînes causales indépendantes qui fait que chaque individu peut être unique. Le point
de rencontre est pourvu d’une combinatoire de causes indépendantes, produisant
l’unicité à chaque instant de toute trajectoire. Si la détermination des effets en ce point
est unitaire et collective, il n’y a plus lieu de doter l’individu d’unicité. Ainsi,
l’historicité provient bien en partie de l’imprédictibilité épistémique induite par les
contingences interne et externe.
-­‐Les processus du changement sont irréversibles. Cette propriété est évidente : si le
changement est réversible, il se produit un effacement de la trace du changement par
retour à l’état antérieur. Le processus qui change A en B ne doit pas pouvoir en même
temps pouvoir faire l’inverse, B en A (par exemple, cas des enzymes réversibles).
-­‐Il doit y avoir traçabilité du résultat. En effet, il n’y a pas que la réversion qui efface
la trace, mais aussi la disparition pure et simple, ou bien un cheminement par un autre
processus qui ramènerait à l’état initial. Un processus irréversible qui transforme A en
B ne doit pas être suivi d’un autre processus irréversible, qui aurait pour résultat de
transformer B en A par un autre chemin que celui qui a mené à B. On perdrait alors la
trace de B par deux processus irréversibles différents. C’est le cas, par exemple, des
mutations superposées en un site donné de l’ADN. Si on y trouve une adénine, une
mutation transitionnelle peut produite une guanine. Chez une espèce descendante,
cette guanine peut muter en cytosine par une transversion puis à la génération suivante
cette cytosine peut muter en adénine par une autre transversion. Le cas de l’éradication
de toute trace de transformation par disparition est courant, et c’est même la règle en
paléontologie : la majorité des êtres vivants ayant vécu ne se sont pas fossilisés,
donnant au registre fossile son caractère d’incomplétude. On notera donc que
l’irréversibilité est une condition de la traçabilité, mais qu’en revanche l’inverse n’est
pas vrai : on peut perdre la trace des résultats d’un processus irréversible.
Il existe des objets génériques, insécables, appelés particules élémentaires (électrons, quarks,
muons, neutrinos, tau) dont les changements sont réversibles et sans « mémoire », c’est-à-dire
sans aucune trace détectable des modifications passées. Ces entités sont les seules qui soient
totalement dépourvues d’historicité. Hormis ces particules élémentaires, il apparaît que toutes
les autres entités matérielles et leurs propriétés émergentes, des atomes aux sociétés humaines
en passant pas les étoiles, les roches et les êtres vivants, les individus humains, sont pourvues
d’historicité. Les historicités chimique, stellaire, géologique se manifestent sur des corps
dépourvus de capacité de transmission. Les marques de l’historicité n’engagent pas l’avenir
au delà de l’intervalle de temps durant lequel ces entités sont reconnues comme constituées.
En revanche, les historicités biologique et sociale ont une plus grande portée dans le temps.
En effet, les entités concernées sont pourvues de mécanismes de transmission qui marquent,
dans une certaine mesure, les effets des traces de l’historicité sur le futur, au delà du temps de
constitution des vecteurs. Typiquement, la mémoire historique des sociétés humaines engage
des effets sur le futur.
Si l’individu comme trajectoire ne peut faire sens qu’à travers son historicité, il convient de
l’inscrire dans le processus d’ontophylogenèse (Kupiec, 2008, 2012). La biologie avait cru
pouvoir évacuer la définition de l’individu en termes d’état présent des liens structuraux ou
fonctionnels, pour se concentrer sur un individu conçu comme dynamique d’un devenir
portant la trace de ses étapes, sorte de grumeau d’historicité pourvu d’une mémoire.
Cependant, dans le cadre de l’ontophylogenèse, c’est un seul et même processus qui explique
le développement des individus et le déploiement des populations et des espèces (Kupiec,
2012). Les « individus » héritent de gènes, certes, mais ils héritent aussi de contextes
d’expression, de traces épigénétiques, de comportements et de cultures, le tout ne s’exprimant
finalement qu’à travers les aléas de l’environnement que nous avons qualifiés plus haut de
contingence externe. Bref, dans le cycle des générations, où commence l’individu et où finitil ? Finalement, dans cette nouvelle biologie du XXIème siècle où l’héritabilité se pense
étendue, et où l’épigénétique n’est plus un scandale, le rebattage des cartes génétiques lors de
la méiose, la fécondation sont-ils des événements davantage fondateurs de l’individu que la
rencontre du partenaire sexuel ou l’apprentissage d’une langue ? La mémoire dont nous
parlions, et qui habite l’individu pour qu’il se constitue, est aussi celle des expériences
passées des ascendants, comme le décrit l’épigénétique d’aujourd’hui ; sans parler des
héritages structuraux moins souples décrits par la phylogénie. On voit bien que l’individu ne
saurait être qu’une trajectoire, car s’il est entrelacs de trajectoires dont résulte la mosaïque
phylogénétique, on ne peut évacuer si facilement les liens qui tiennent entre eux les éléments
d’une étape ; ou sinon, alors, cette trajectoire est, de proche en proche, celle de tout le vivant.
Il faut donc réintroduire une cohérence de liens structuraux et fonctionnels, ici et maintenant,
pour que nous parvenions à parler des individus. Ceux-ci ne seraient pas que des grumeaux
d’historicité ; ceux-ci tiendraient sans doute difficilement sans la force des liens internes au
grumeau, c’est-à-dire sans un peu de cohérence structuro-fonctionnelle. On pourrait même
aller jusqu’à inverser l’ordre des critères : un individu serait un ensemble de liens structurofonctionnels plus cohérents entre eux que ne le sont les liens tissés en dehors de l’ensemble, et
qui porte la trace de sa trajectoire ontophylogénétique, et par là, une historicité. On voit bien,
dès lors, que le découpage de l’individu est une question de degrés. Où commence l’individu,
où termine-t-il ? Libre à nous de fixer le cahier des charges des taxinomies à produire. Si l’on
s’intéresse à l’ensemble des êtres vivants (et pas seulement aux humains), l’individu apparaît
autant relever de décisions concernant nos catégories taxonomiques arbitraires, décisions les
plus cohérentes possibles, que de n’importe quelle classe de rang plus vaste, et plus
généralement que de n’importe quel découpage du monde réel.
Références.
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Prochiantz, Alain. 2012. Qu’est-ce que le vivant ? Seuil, Paris.
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