Postface. L’individualité – entre logique et historicité. 
 
Philippe Huneman et Guillaume Lecointre 
 
Comme le notent d'entrée de jeu Julie Henry et Barthélémy Durrive, « individu » est moins un 
concept  philosophique  qu’un  « jeton »  dans  ce  qu’il  est  convenu  de  nommer  depuis 
Wittgenstein un jeu de langage. Autrement dit, autant il est clair que le mot « individu » est 
convoqué  dans  de  nombreuses  problématiques  et  controverses  philosophiques  – 
individualisme  méthodologique  versus  holisme  en  théorie  sociale,  individualisme  versus 
culturalisme en anthropologie, individualisme en économie et en  philosophie  morale,  etc.  -, 
autant il  semble  évident qu’il n’existe pas  de  conception de l’individu qui  soit  univoque ou 
unanime. Surtout, une telle conception n’est jamais nécessaire pour que les thématiques et les 
débats qu’on vient d’évoquer puissent se déployer, le terme « individu » y faisant ainsi figure 
de  boîte  noire,  de  signifié  embrouillé  et  opaque  qu’on  utilise  mais  qu’on  va  s’abstenir 
d’expliciter,  peut-être  même  parce  qu’on  en  est  incapable...  L’individu,  ainsi,  est  pour  la 
pensée davantage un « philosophème » qu’un concept (au sens où l’Etat, le corps, la loi, etc., 
seraient,  eux,  des  concepts  philosophiques,  qui  donnent  lieu  à  des  théories  parfois  rivales, 
mais  qui  ne  sauraient  fonctionner  dans  des  élaborations  conceptuelles  sans  qu’une 
explicitation minimale en soit fournie). Reste que de nombreuses philosophies ont  voulu en 
produire  une  ;  il  serait  même  fastidieux  ou  impossible  d’être  exhaustif,  et  ce  n’est  pas  le 
propos1.  
 
Le  livre  qu’on  vient  de  lire  s’est,  lui,  placé  sous  l’évident  patronage  de  Spinoza  et  de 
Bourdieu :  deux  pensées  pour  lesquelles  l’individu  –  l’individu  quel  qu’il  soit,  pour  l’un, 
l’individu  social  pour l’autre  –  existe  au  croisement  des  rencontres  qu’il  est  amené  à  faire, 
dans un univers dont la contingence relève simplement, en général, de l’ignorance des causes 
en action. Deux pensées, donc, dans lesquelles il s’agit l’individu humain ne trouve sa seule 
liberté qu’en apprenant à connaître les déterminismes qui sous-tendent ces rencontres : pour 
quel  parti  voterai-je ?,  à  quels  partenaires  vais-je  choisir de m’unir ?,  quelle  carrière  vais-je 
embrasser ?, etc. 
 
Dans  la  perspective  spinoziste  qu’en  un  sens  Bourdieu  aura  importée  dans  les  sciences 
sociales,  l’individu  humain  est  indissociablement  l’objet  d’une  ontologie  et  d’une  éthique : 
une ontologie qui décline les modalités sous lesquelles l’unique substance du monde est une, 
univoque et sans faille ; une éthique qui consiste à réfléchir la meilleure manière de vivre les 
rencontres  que  l’individu  est  conduit  à  faire,  et  dans  lesquelles  sa  nature  l’amène  à  réagir 
d’une façon spécifique. En ce sens, plusieurs auteurs du présent livre en viennent à souligner 
qu’on est bien moins un individu qu’on ne le devient, si l’individu au sens plein est bien celui 
qui  non  seulement  reste  lui-même en chacune  de  ses  rencontres,  mais davantage encore,  se 
construit  selon  ces  rencontres,  selon  un  impératif  que  Barthélémy  Durrive  trouve  mieux 
encore affirmé, à l’époque contemporaine, par Canguilhem dans le champ de la philosophie 
de  la  médecine  que  par  Bourdieu  dans  celui  des  sciences  sociales.  Dans  cette  perspective 
l’éthique consiste, pour reprendre les termes du présent ouvrage, à renverser l’attitude passive 
initiale en une attitude active vis-à-vis de sa trajectoire. 
 
Notre  postface  pourrait  alors  être  l’occasion  d’interroger  dans  son  entier  cette  perspective 
spinoziste  de  l’individualité,  telle  qu’elle  s’énonce  aussi  bien  dans  l’éthique  des  relations 
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
1 Dans la philosophie analytique récente on mentionnera le livre majeur de Strawson, Individuals, 1959 et, 
l’ouvrage  de  Wiggins,  Sameness  and  substance  – parce que les individus peuvent métaphysiquement être 
considérés comme des substances individuelles.