Théâtre Denise

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Théâtre Denise-Pelletier
DIR ECT ION AR T IST IQU E C LAU D E PO IS S AN T
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Les C a h iers / Numéro 97
Cahier d’automne
L’ É C O L I È R E D E TO K YO
LE TIMIDE À LA COUR
ABÎMÉS
LE TERRIER
19 8 4
A n n e . . . la M A I S O N A U X P I G N O N S V E R T S
© Jean-François Brière
MOT DE CL AUDE POISSANT
Ce cahier, comme l’automne et les semaines qui y logent, a
des couleurs qu’on remarque, des humeurs changeantes.
Il est habité de tous ces engagements, avec nousmême et son voisin, qu’exigent la rentrée des classes,
le retour au travail, l’arrivée du frisson, les aspirations
si nouvelles, les aboutissements concluants et les rêves
projetés sur la ligne d’horizon. Au gré des six spectacles
qui s’emmêlent dans ses feuilles (ici électroniques) le
Cahier d’automne invite, comme la saison des poètes,
des sujets qui déchirent, et en contrepoint des écritures
allègres. Au cœur de ces lignes, des thèmes s’imposent
et resurgissent : le conditionnement et la peur (1984), la
peur de l’autre aussi, les voyages qui la créent (L’Écolière
de Tokyo), la rencontre de l’autre et le vertige amoureux
(Le Timide à la cour), cette mélancolie qui pousse jusqu’à
l’isolement (Abîmés), la famille traditionnelle, l’épreuve
de l’absence (Le Terrier), la famille reconstruite, l’enfance
retrouvée (Anne... la maison aux pignons verts).
Ce cahier, conçu par l’auteure et comédienne
Emmanuelle Jimenez, cible, au-delà des thèmes des
œuvres à l’affiche dans les deux salles du TDP, la force des
écritures dramatiques. Pour la rédaction du Cahier, de
nombreux auteurs de théâtre jouent ici avec rhétorique
et justesse, à l’interviewer, au journaliste, à l’historien,
au dialoguiste...Ainsi, Alexis Martin nous dissèque en
abécédaire le monde intemporel du roman 1984, et son
auteur George Orwell est présenté sous l’œil de la jeune
auteure et comédienne Joëlle Bond.
Antoine Laprise active tous les cookies de son cerveau et
nous présente ce Japon qu’il aime autant que le nomade
Jean-Philippe Lehoux.
Marie-Claude Verdier creuse le symbole de l’enfant mort
en littérature (comme dans l’œuvre de Lindsay-Abaire, Le
Terrier) et Fanny Britt écrit une lettre à la mère éplorée.
Marie-Hélène Larose-Truchon retourne dans le temps
et invente une rencontre avec Anne Shirley, la rouquine
battante de la maison aux pignons verts de Lucy Maud
Montgomery.
Pour approcher Beckett, Marcel Pomerlo se faufile,
intimiste, dans l’univers de la compagnie Joe Jack et John
et nous livre ses entretiens avec la metteure en scène
Catherine Bourgeois et cette comédienne qui vit avec le
syndrome de Williams, Gabrielle Marion-Rivard.
Gilbert Turp et Sylvie Girard plongent dans le Siècle d’or
espagnol pour mettre en lumière cette période de moins
en moins présentée sur nos scènes. Et parce que les
femmes ont une parole dans ce XVIIe siècle de Tirso de
Molina, Marie-Ève Milot et Marie-Claude Saint-Laurent se
font épistolaires.
Nous vous présentons, brièvement, les six jeunes
metteurs en scène qui sont à la barre de cet automne
au TDP et Frédéric Bélanger (eh oui) en devient le doyen.
Aussi, à sa demande, j’ai remis les clés du théâtre à Patrice
Charbonneau-Brunelle pour qu’il dessine la saison au gré
de ses pérégrinations et de ses envies. Puis vous lirez,
je l’espère, cet extrait de Rien à cacher / No way to feel
safe, une expérience dramatique et visuelle, une réflexion
troublante sur la vie privée à l’heure des réseaux, dont
vous pourrez voir la représentation publique, quelque
part en nos murs, par un soir de novembre, à cour ou à
jardin, portée par le vent d’automne.
Bonne lecture,
et surtout bonne saison,
merci d’en être la raison.
Claude Poissant, directeur artistique
2
TABLE DES MATIÈRES
MOT D’EMMANUELLE
JIMENEZ
4 Un automne jeune
6 Une année de création en dessins
7
Coordonnatrice invitée du Cahier d’automne 2016
L’Écolière de Tokyo
8 Solidarités improbables
9 Du Japon (hors des sentiers battus)
13
S’occuper d’un tel cahier, c’est faire des rencontres
fabuleuses et découvrir des univers qui semblent, a
priori, à des années-lumière les uns des autres. C’est
plonger dans une saison théâtrale comme tomber dans
un buffet all you can eat où il y en a pour tous les goûts.
Une saison qui me propulse dans le voyage par la simple
sonorité des titres de ses différents, très différents
spectacles : L’Écolière de Tokyo, Le Timide à la cour,
Abîmés, Le Terrier, 1984 et Anne... la maison aux pignons
verts. Délicieux vertige… Je salue la rigueur et l’audace de
Claude et Jean-Simon : ils osent inviter leur public à un
banquet qui réussit l’exploit d’être tout à la fois ludique,
costaud et exigeant. Merci de l’invitation, me voilà riche
et nourrie. Que vive le théâtre.
Le Timide à la cour
16 Le théâtre espagnol du Siècle d’or
18 Tirso de Molina
21 Écho de 1972
23 Lettre ouverte
25
Abîmés
© Andréanne Gauthier
14 Le Siècle d’or espagnol
26Beckett
27 Des pas dans la nuit
29 Parler avec Gabrielle
33
Le Terrier
34 Lorsque les étoiles s’éteignent
37Becca
38 Le deuil
40
1984
41 De Eric Blair à George Orwell
42Abécédaire
45 Big Brother vous regarde…
46 Rien à cacher/No way to feel safe : extrait
49
Anne... la maison aux pignons verts
50 Entrevue avec Anne Shirley
52 Lire Anne... la maison aux pignons verts
54 Akage no An, ou Anne au Japon
Le Théâtre Denise-Pelletier (TDP) tient à remercier
ISSN 2369-5374 / BIBLIOTHÈQUE
NATIONALE DU CANADA INC
Théâtre Denise-Pelletier
4353, rue Sainte-Catherine Est, Montréal
(Québec) H1V 1Y2
Administration : 514 253-9095
Billetterie : 514 253-8974
denise-pelletier.qc.ca
Les Cahiers du Théâtre Denise-Pelletier sont
publiés sous la direction de Julie Houle, avec
le soutien d’Anaïs Bonotaux-Bouchard. La
rédaction de ce Cahier est coordonnée par
Emmanuelle Jimenez. Nous remercions les
équipes de production, auteurs et metteurs
en scène qui ont facilité la réalisation de ce
numéro des Cahiers.
Partenaire
de de
saison
Partenaire
saison
Partenaire média
Emmanuelle Jimenez
Emmanuelle Jimenez a suivi une formation en
interprétation au Conservatoire d’art dramatique
de Montréal. Tout en continuant d’exercer le métier
de comédienne, elle se consacre essentiellement
à l’écriture dramatique. Plusieurs de ses textes ont
été montés : Oui, madame la ministre ! (Productions
À Tour de Rôle), Du vent entre les dents (Théâtre
d’Aujourd’hui), Un gorille à Broadway (Productions À
Tour de Rôle) et Rêvez, montagnes ! (Nouveau Théâtre
Expérimental).
Elle a co-écrit Le Dénominateur
commun avec François Archambault, spectacle
produit par le Théâtre Debout présenté à La Licorne.
Sa dernière pièce, Centre d’achats, a été présentée au
Festival du Jamais Lu 2016.
Le Théâtre Denise-Pelletier est membre des Théâtres associés inc. (TAI) et de l’Association des diffuseurs spécialisés en théâtre (ADST).
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VOX -POP
© Jasmin Robitaille
Un automne
jeune
Alexandre Fecteau, metteur en scène de Le Timide à la
cour
par Emmanuelle Jimenez
Quel sens donnez-vous à votre participation
au monde en tant que jeunes artistes dans
le contexte de cette rencontre à venir avec le
public du Théâtre Denise-Pelletier ?
© Marc Dussault
L’automne se passera chez nous sous le signe d’une
certaine jeunesse grâce à celle des six metteur(e)s en
scène qui en signent les spectacles. Ils et elles ont
bien voulu se prêter au jeu de tenter une réponse à ma
question à 1000$ :
Charles Dauphinais, metteur en scène de L’Écolière de
Tokyo
Un spectacle de théâtre, c’est une étoffe tressée de
liens humains. Les premiers mots mêmes, écrits sur
la première page, sont un espoir de mains tendues, de
yeux brillants, de cœurs qui sautent. Cet ultime lien
avec le public est l’aboutissement d’un long complot de
questions, de curiosités, de désirs, de rapprochements,
de découvertes. Au beau milieu de notre grouillante cour
montréalaise, notre tentative de pénétrer un si vaste
Japon est une mission que nous espérons porteuse de
liens entre nos différentes cultures.
En tant que jeune moins jeune que les vrais jeunes,
mais plus jeune que les anciens jeunes, j’ai peut-être le
souvenir plus récent de ce que j’ai apprécié qu’on me
dise, qu’on me montre. De ce qui au contraire m’a été
nuisible, toxique, et de ce que j’aurais eu besoin de voir,
d’entendre. Alors je crée, en me disant qu’en s’adressant à
des pensées qui se forment encore, on a la responsabilité
de ne pas contribuer à les précipiter dans la fermeture
qui ferait en sorte qu’ils ne seront plus jeunes d’esprit.
(Mais comment ? Ça, c’est autre chose !)
4
Edith Patenaude, metteure en scène de 1984
Catherine Bourgeois, metteure en scène de Abîmés,
Quatre courtes pièces de Samuel Beckett
© PhilippeBergeron
Frédéric Bélanger, metteur en scène de Anne... la maison
aux pignons verts
J’avais 12 ans lorsque j’ai assisté à ma toute première
pièce de théâtre. C’était entre ces murs. Aujourd’hui,
je travaille sans relâche à initier, à sensibiliser et à
démocratiser l’art théâtral auprès des jeunes. Je veux
leur raconter une histoire, les faire rêver, les ébranler,
les impressionner, les renverser, les révolter et les
transformer. Le théâtre est un levier d’ouverture sur le
monde. Il a fait de moi l’être que je suis et il façonne
encore l’être que je deviens. Il me donne la possibilité de
faire la différence, d’être cet initiateur d’inspiration qui
peut peut-être changer une vie.
© Maxime Cormier
© Julie Perreault
J’ai voté pour la première fois à 25 ans. La même année
où j’ai fait ma première mise en scène avec Joe Jack et
John. J’avais l’impression qu’en pratiquant mon devoir
de citoyenne, je prendrais parole, que je donnerais mon
opinion et que je serais entendue. Mais exercer mon
droit de vote m’a énormément déçue. Je me suis alors
dit que ce n’était pas suffisant, que je devais prendre
parole autrement : en faisant du théâtre, en créant des
œuvres qui remettent en question les valeurs établies,
en proposant des pistes de réflexion et des prise de
paroles autres. Chaque œuvre est donc une occasion
de renouveler ma participation au monde, puis de
rencontrer des artistes et un public afin de construire un
dialogue, tant esthétique qu’humain.
© Marianne Noël-Allen
Je considère comme une responsabilité de participer
à donner envie de choisir la liberté de pensée plutôt
que le divertissement - qui signifie littéralement le
déplacement du regard vers ce qui n’est pas important.
En ce sens, je dois nommer mon âge comme n’étant pas
essentiel dans l’équation de ma participation au monde.
Il n’est qu’un chiffre auquel on peut accorder une valeur,
alors que celle qui m’apparaît réelle se trouve plutôt dans
la volonté constamment renouvelée de voir grandir chez
soi et les autres la lucidité, la curiosité et la sensibilité.
Jean-Simon Traversy, metteur en scène de Le Terrier
La Salle Fred-Barry, c’est le premier cube noir de Montréal.
Un lieu de tous les possibles où, je crois, les histoires
se doivent d’être racontées autrement. Mon dada, c’est
l’acteur. Je veux donc continuer, ici, d’examiner sa nature,
d’insister sur son caractère. Et c’est ce droit à l’essai qui
m’enflamme chez Fred-Barry.
5
Une année
de crEation
en dessins
Le Timide à la cour
Le Timide à la cour
Les démarches de création, par essence éphémères et
faites de hasard, de rencontres et de désir, sont trop
rarement documentées. Patrice Charbonneau-Brunelle,
scénographe (entre autres pour 1984) et artiste visuel,
comédien à l’occasion, dessinera la saison 2016-2017
du Théâtre Denise-Pelletier. Ce portrait d’une saison, fait
d’instants capturés en répétition, est en quelque sorte le
regard d’un artiste sur le travail d’autres artistes.
En tenant le rôle de témoin, je désire en laisser une trace
concrète en dessinant ce que je vois, j’entends et j’imagine,
dit Patrice… Avec la propension à la bi-dimensionnalité
et à l’instantanéité de nos outils de communication, rien
d’étonnant à ce qu’un peu partout, des groupes comme
Urban Sketchers fassent leur apparition. Dessiner nous
permet de redéfinir notre perception du monde. C’est une
exploration de soi-même à travers notre rapport au temps
et à l’espace.
L’Écolière de Tokyo
Vous pourrez suivre l’évolution du projet Une année de
création en dessins de Patrice sur notre site internet.
Le Timide à la cour
L’Écolière de Tokyo
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S alle F red - B arry / 6 au 2 4 septembre 2 0 1 6
L’ÉCOLIÈRE
DE TOKYO
TEXTE – JEAN-PHILIPPE LEHOUX
MISE EN SCÈNE – C HARLES DAUPHINAIS
AV E C D A N I E L G A D O U A S , M I C H E L O L I V I E R G I R A R D ,
MIRO LACASSE ET JEAN-PHILIPPE PERRAS
P RO D U C T I O N T H É ÂT R E S A N S D O M I C I L E F I X E
en savoir
Sam est un jeune éduqué, financé par ses parents et
perpétuellement en voyage. Grâce à l’application Le
japonais pour les voyageurs libres et heureux, Sam voit
sa visite au Japon structurée par ces leçons successives.
Dans un resto miteux de Tokyo, il rencontre un autre
Québécois, Claude, sexagénaire et analphabète, arrivé au
Japon avec un seul objectif, s’y faire seppuku. L’Écolière
de Tokyo, en dépeignant le sentiment d’exil, ce «lost
in translation» qui nous assaille quand on voyage en
solitaire, invente une rencontre improbable entre deux
visions du monde qui ont pour vocabulaire commun la
fuite, l’errance, la liberté. L’Écolière de Tokyo a remporté le
Prix Gratien-Gélinas en 2013.
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SOLIDARITÉS
IMPROBABLES
L’exercice de coucher des mots sur le papier en observant
les gens d’ailleurs et en voyant l’effet que cela avait sur
ma jeune personne a forgé qui je suis. Rien ne vaut à
mon avis un contact soudain et étourdissant avec des
étrangers pour sentir le pouls et le poids du monde. Et
mes personnages ressentent inévitablement les effets
de mes exils volontaires. Ils sont parfois à l’image
de mes vingt ans – libres et téméraires – parfois à
l’image des gens croisés au détour d’un hasard. J’aime
les voir déracinés, troublés par leur propre solitude,
plongés dans une mélancolie que leur vie sédentaire
leur avait cachée, car j’ai l’intuition que de les pousser
ainsi dans leurs derniers retranchements permet de
révéler ce qu’ils sont en réalité. Ne réfléchit-on pas
davantage à nos origines quand on se sent loin d’elles ?
par Jean-Philippe Lehoux
Le voyage fait résolument partie
de mon ADN d’auteur. Mes premiers
écrits adolescents étaient tous des
carnets de voyage naïfs, mais encore
précieux à mes yeux.
La force de personnages-voyageurs réside aussi dans le
fait que leur rapport à autrui est énigmatique : on ne sait
jamais d’avance s’il sera violent, bienveillant ou ridicule.
Devant l’inconnu, ils sont des bombes à retardement.
Imaginons un instant qu’il y a un élastique entre les
êtres humains, de surcroît entre des personnages fictifs.
Paradoxalement, plus la distance entre eux est grande,
plus la tension grandit aussi, peut-être parce que le
Parce que le voyage est l’un des thèmes de
prédilection de Jean-Philippe, je souhaitais en
savoir plus sur la manière dont le voyage et le fait
de se retrouver en dehors de chez soi sont des
moteurs de transformation pour ses personnages.
- E. Jimenez
© Jean-Philippe Lehoux
P our q uoi ?
potentiel tragique de leur duel à venir demeure entier.
Je me plais donc à cultiver cette distance en faisant
se croiser au bout du monde des étrangers qui ne se
toucheront pas immédiatement (dans tous les sens
du terme). Ils s’observent, se mentent, se trompent,
s’apprivoisent... Tout reste possible ! Ainsi peuvent naître
des conflits imprévisibles, mais surtout des solidarités
improbables, comme celle qui voit le jour entre Claude
et Sam dans L’Écolière de Tokyo. J’y vois là une sorte de
consentement social inattendu basé sur la différence,
comme s’ils se disaient : « oui, sans attaches intimes,
génétiques, nationalistes ou religieuses, on peut bâtir une
relation humaine porteuse de sens ». Ce sens s’étiolera
souvent au bout de quelques heures ou quelques jours,
mais il n’en demeure pas moins important. Car malgré
le nombre effarant de gens croisés chaque jour dans le
métro ou dans la rue, il est rare que de telles solidarités
éphémères jaillissent ici. C’est encore pour moi un
mystère, mais on dirait bien qu’il faut se parer d’un esprit
de dépaysement pour se transformer radicalement au
contact des inconnus. Et j’aime imaginer qu’en plaçant
mes personnages dans cette posture décalée, ils seront
à même de faire rêver les spectateurs aux richesses de
l’altérité… et à celles du voyage.
JEAN-PHILIPPE LEHOUX est l’auteur de la pièce L’Écolière de Tokyo
qui a remporté le Prix Gratien-Gélinas en 2013. En plus d’être
auteur, il est comédien, improvisateur et rédacteur. Il n’y a qu’à voir
les titres de ses pièces pour savoir qu’on a affaire à un passionné
de voyages : Comment je suis devenue touriste, Napoléon voyage,
Normal (du nom de la ville-destination non-touristique choisie par
le public), Irène sur Mars… Présenté à l’été 2016 à Carleton-sur-mer,
ce spectacle sera à l’affiche du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en
mars prochain. Et en 2017, il sera de la distribution de Caligula au
TNM.
L’ÉCOLIÈRE DE TOKYO 8
HORS DES SENTIERS BATTUS
DU JAPON
par Antoine Laprise
Faire bref sur le Japon, pourtant reconnu pour ses poèmes de 17 syllabes ? Difficile ! Au
rythme des portillons du métro de Tôkyô, qui laissent passer deux personnes à la seconde,
j’aimerais vous balancer une pâte d’information aussi compacte que du miso que vous
pourriez ensuite diluer pour en faire un délicieux bouillon.
1 Généralités 一般的な prononcer Ippantekina
« L’archipel des séismes », avec ses 127 millions d’âmes et
ses 27 000 kilomètres de côtes escarpées, sa végétation
subtropicale murmurante, est peuplé de kamis (divinités)
et de yokaïs (démons) qu’on croise parfois dans les
sentiers de pèlerinage millénaires ou au coin d’une rue,
par une nuit chaude du mois d’août, devant une machine
distributrice à jus pour étancher la soif. Au contact du
Japon, on (re)devient vite animiste...
Qu’est-ce qui distingue le Japon, outre son sens du
raffinement ? L’isolation volontaire du reste du monde
qu’il s’est imposée pendant la période d’Edo (16411853) ? Sa société de castes ? La menace de cataclysmes
1 Voir les sublimes Notes de ma cabane de moine de Kamo No
Chomei, texte de l’an 1212.
2 Titre d’un récent ouvrage de Pierre-François Souyri. (Voir
bibliographie).
naturels1 ? Qu’il ait toujours su être « moderne sans être
occidental2 »? Que 90% de la population se considère
dans la classe moyenne ? Qu’il n’ait jamais été envahi ou
occupé avant 1945 ? Qu’en 25 ans (1945-1970), il soit
passé des ruines de la défaite à la deuxième économie
mondiale ? Son secret ? Je dirais, la solidarité et une
« politique du mieux3 ».
Enfin, tout ça, le vivre ensemble, les trains à l’heure,
la propreté, préservent aussi les apparences : repli
identitaire, corruption, dureté des systèmes judiciaires
et scolaires, sexisme, violence conjugale... j’en passe. On
commence par quoi ?
3 « Or, le plus souvent, les Japonais omettent de parler de
pratiques et choses vitales pour eux (le respect des anciens, la
ponctualité, le travail d’équipe, la conscience professionnelle, le
sens de l’honneur et du devoir, le civisme, le service, la politesse,
la confiance, l’inventivité, les commerces ouverts sans relâche, la
sécurité...). Ils l’oublient parce qu’ils estiment tout bonnement que
cela est tellement basique, relève tellement du minimum pour
vivre en collectivité, qu’il en va forcément de même dans tout pays
civilisé. » Karyn Poupée, Les Japonais, p. 126.
P our q uoi ?
Parce qu’en plus d’être l’homme des grands projets
abordés avec une simplicité et une inventivité
magnifiques, Antoine Laprise est aussi un
passionné du Japon. Après avoir vu son spectacle
sur ce musicien japonais dont le nom déjà, à lui
seul, nous plonge dans l’étrangeté, OtomonogatariL’éveil d’une oreille, nous nous sommes dits que
nous le voulions pour guide. Quand est-ce qu’on
part ?
- E. Jimenez
L’ÉCOLIÈRE DE TOKYO 9
2 Littérature 文学 prononcer Bungaku
Par treize siècles de littérature ! De Bashô à Sôseki en
passant par Le Dit du Genji ou Saikaku, comment s’y
retrouver ? J’évoquerai le plus méconnu des grands
romanciers japonais du XXe siècle : Ishikawa Jun.
Foisonnant jusqu’au délire, formellement audacieux, il
était admiré par d’autres grands écrivains : Dazaï Osamu,
Abe Kôbô ou Ôe Kenzaburô. À lire Ishikawa, on soupçonne
l’influence qu’il a pu avoir sur le jeune Murakami Haruki4
de La Course au mouton sauvage. Je vous recommande
Fugen ! et Le Faucon.
3 Cinéma シネマ prononcer Shinema
Sensibilité, esthétique, scénarisation et surtout jeu
incomparable des acteurs issus de siècles de tradition
théâtrale : le cinéma japonais a été abondamment
copié par les cinéastes occidentaux5. Une filmographie
décente comporterait au moins une cinquantaine de
films « essentiels » et il faut bien garder en tête que c’est
l’œuvre intégrale des cinéastes cités ici qui mérite d’être
vue.
Mizoguchi Kenji : Vie de Oharu (voir aussi les sensibles
et déchirants Amants crucifiés) ; Ozu Yasujiro : Voyage
à Tôkyô ; Kurosawa Akira : Ikiru ; Imamura Shôhei (mon
favori) : La Femme insecte, un très grand film pour le sujet
et la mise en scène.
4 Je n’ai rien contre Murakami Haruki, qui est probablement
l’écrivain contemporain le plus populaire du monde. J’en ai contre
les libraires qui en tapissent leurs tablettes si bien qu’il ne reste
plus de place pour le reste de la littérature japonaise. Essayez
Murakami Ryû ou Nakagami Kenji, pour voir. Mais s’ils ne sont pas
en rayons, comment les découvrir ? Les libraires indépendants
sont plus enclins à faire de la place aux trésors de la littérature
nippone.
5 Sergio Leone, George Lucas, Francis Ford Coppola, Martin
Scorsese et Quentin Tarantino, pour ne nommer que ceux-là.
6 Traduction de Hadashi no Gen (1973-1985) de Nakazawa Keiji, 10
volumes aux éditions Vertige Graphic, 2003-2011.
4 Nourriture 食品 prononcer Shokuhin
6 Musique 音楽 prononcer Ongaku
Le grand concours des meilleurs ramen bat déjà son plein
à Montréal depuis quelques années, à vous de partir à
l’aventure. Essayez les okonomiyakis (qu’on bricole soimême sur la plaque chauffante). En ce qui me concerne,
je mangerais des bento tous les jours jusqu’à la fin de ma
vie. Et des sashimis fumés à la paille ! Les Japonais sont
de gros buveurs de bière, mais si vous prenez goût à leur
saké, un monde s’ouvrira à vous...
Les Japonais sont de grands chanteurs à doublure
romantique. Karaoké ça vient d’où vous pensez ?
Quelques voix inoubliables de la musique populaire :
Hibari Misora, Sakamoto Kyû, Murata Hideo et, plus près
de nous, la suave Kaji Meiko.
5 Arts graphiques グラフィックアート prononcer Gurafikku
Si une œuvre picturale devait être vue et méditée
longuement, ce sont les sublimes Cent vues d’Edo de
Hiroshige. Ces estampes colorées aux compositions
époustouflantes ont déjà, en quelque sorte, sauvé le
Monde par leur beauté.
Pour une expérience sonore hors du commun, mon groupe
préféré : les indescriptibles et bruyants Boredoms ! Je parie
que vous n’aurez jamais rien entendu d’aussi ravageur !
Mais si un album devait résumer le Japon moderne, je
choisirais Ground Zero Plays Standards (1997).
Pour ce qui est du manga, je vous conseille le bouleversant
Gen d’Hiroshima6 , dessiné par un survivant de la bombe
atomique ou les incursions déroutantes d’Okazaki Kyôko
dans la psyché des adolescentes.
L’ÉCOLIÈRE DE TOKYO 10
7 Lexique 語彙 prononcer Goi
Je vous laisse avec un petit lexique de mots-concepts.
Allez voir ce qu’ils signifient, vous apprendrez plein
de choses sur le Japon : Atomu, Asimo, bakufu, bentô,
bunraku, butô, Ère Meiji, Fujisan, furoshiki, hikikomori,
ikebana, kami, kombini, Minamata, Mingei, miso, mono
no aware, Nikkatsu, okonomiyaki, otaku, pachinko,
sakoku, shintô, shôchû, ukiyo-zôshi, yokaï, zaibatsu...
8 Petite bibliographie 小さな書誌 prononcer Chisana
shoshi
Abe, Kôbô, L’Homme-boîte, Stock, Paris, 2001.
Osamu, Dazaï, Cent vues du mont Fuji, Picquier, Arles, 2003.
Panorama-cinéma, L’humanisme d’après-guerre japonais,
Longueuil, 2011.
Poupée, Karyn, Les Japonais, Paris, Tallandier, 2012.
Shikibu, Murasaki, Le Dit du Genji, Verdier, Lagrasse, 2011.
Souyri, Pierre-François, Moderne sans être occidental,
Gallimard, Paris, 2016.
Natsume, Sôseki, Botchan, Le Serpent à plumes, Paris,
Cope, Julian, Japrocksampler, Le Mot et le reste, Paris, 2012.
Tanizaki, Junichiro, Éloge de l’ombre, Verdier, Lagrasse,
2011.
Gravereaux, Jacques, Le Japon au XXe siècle, Seuil, Paris,
1993.
Tschudin, Jean-Jacques et Struve, Daniel, La Littérature
japonaise, PUF, Paris, 2016.
Hara, Tamiki, Hiroshima, Fleurs d’été, Actes Sud, Arles, 2007.
Hida, Shuntaro, Récits des jours d’Hiroshima, Quintette,
Paris, 2001.
Ihara, Saikaku, L’Homme qui ne vécut que pour aimer,
Picquier, Arles, 2009.
Ishikawa, Jun, Le Faucon, Picquier, Arles, 2005.
Ishikawa, Jun, Fugen !, Les Belles Lettres, Paris, 2010.
Kamo No Chomei, Notes de ma cabane de moine, Le Bruit
du temps, Paris, 2010.
Kié, Laure, Le grand livre de la cuisine japonaise, Mango/
Fleurus, Paris, 2015.
Comédien, auteur, metteur en scène et réalisateur, Antoine
Laprise est diplômé du Conservatoire d’art dramatique de
Québec (1990). Il fonde en 1995 le Théâtre du Sous-marin jaune,
animé par le désormais célèbre Loup bleu (Candide, La Bible, Le
Discours de la méthode, Les Essais d’après Montaigne, Kanata,
Guerre et paix). Il participe à la Course Destination Monde
(1996-97) et réalise des documentaires (Le Dernier mot sur le
critique Robert Lévesque et La Bête volumineuse sur le musicien
Fred Fortin). Il se consacre principalement à la mise en scène (Le
Mahabharata, La Nature même du continent, La Bonne âme
du Setchouan, Les Cercueils de Zinc, Pedro Paramo, Double
suicide à Amijima, Dans le petit manoir, Le Voyage d’hiver
du chanteur Keith Kouna). Après une résidence du Conseil des
arts du Québec à Tokyo, il vient de créer son premier spectacle
solo : Otomonogatari-L’éveil d’une oreille.
Nakazawa, Keiji, Gen d’Hiroshima (10 vol.), Vertige Graphic,
Paris, 2007-2011.
Ôe, Kenzaburô, Dites-nous comment survivre à notre folie,
Gallimard, Paris, 1982.
Okazaki, Kyôko, Pink, Sakka/Casterman, Bruxelles, 2007.
Okazaki, Kyôko, Tôkyô Girls Bravo (2 vol.), Sakka/Casterman,
Bruxelles, 2008.
L’ÉCOLIÈRE DE TOKYO 11
POUR LES GOURMANDS
Des nouveautés
Dans la catégorie « Fascination exercée par le Japon sur
les Occidentaux »
Les Délices de Tokyo, de Durian Sukegawa, roman paru
chez Albin Michel en 2016 et qui a inspiré le film de
Naomi Kawase sélectionné au Festival de Cannes.
Le Dernier Samouraï, film datant de 2003 et mettant en
vedette Tom Cruise. Comme son titre l’indique, ce film
se passe à l’époque où il y avait encore des samouraïs
et s’inspire librement de la rébellion de Satsuma
en 1877. Au cours de ces événements, un officier
français démissionne de l’armée par fidélité envers le
dernier shogun.
Pour ceux et celles qui voudraient tenter d’apprendre le
japonais, il y a bien sûr le guide Assimil : Le japonais sans
peine… Sans peine, sans peine, c’est à voir, mais, pour
vous mettre en appétit, voici une leçon fictive de japonais
concoctée par les artisans du spectacle L’Écolière de
Tokyo :
écouter
Tokyo Vice, roman de Jake Edelstein paru en 2016 aux
Éditions Marchialy. Edelstein est le seul étranger à avoir
réussi à se faire engager par la rédaction d’un grand
journal japonais, le Yomiuri Shinbun. Ce roman deviendra
une télésérie mettant en vedette Daniel Radcliffe alias
Harry Potter…
Lost in translation, également sorti en 2003, est un film
de Sofia Coppola. Avec Bill Murray et Scarlett Johansson,
il met en scène la rencontre d’un homme et d’une femme
dans un hôtel de Tokyo. Plongés dans une culture qui
leur est complètement étrangère, ces deux personnages
vont développer une relation particulière…
Shogun, roman de James Clavell paru en 1975. Il raconte
comment, contre toute attente, un marin anglais devient
samouraï au XVIIe siècle. En 1980, ce roman est lui
aussi devenu une télésérie mettant en vedette Richard
Chamberlain.
L’ÉCOLIÈRE DE TOKYO 12
salle de n ise - P elletier
2 8 septembre au 2 2 octobre 2 0 1 6
LE TIMIDE
A LA COUR
TEXTE – TIRSO DE MOLINA
MISE EN SCÈNE – ALEXANDRE FECTEAU
AV E C S O P H I E C A D I E U X , K I M D E S PAT I S ,
S É B A S T I E N D O D G E , M AT H I E U G O S S E L I N ,
RENAUD LACELLE-BOURDON, ROGER LA RUE,
A N N E - M A R I E L E VA S S E U R , L I S E M A R T I N ,
É R I C PA U L H U S E T S I M O N R O U S S E A U
C O P R O D U C T I O N du T H É Â T R E D E N I S E - P E L L E T I E R
E T D U T H É ÂT R E D E L A BA N Q U E T T E A R R I È R E
© Catherine Lepage
Quitter son monde pour connaître ailleurs une vie
meilleure, voilà ce à quoi aspire le berger Mireno. Il
abandonne ses montagnes pour aller vers la ville,
accompagné de son ami Tarso. Mais lors du périple, un
certain Lorenzo, poursuivi par la milice pour une affaire
de fraude, croise Mireno et lui prend ses habits de
berger en échange des siens. Très vite, le naïf Mireno est
appréhendé et emmené au palais du Duc pour y être jugé.
en savoir
Là, il rencontre les deux filles du Duc, la rêveuse Séraphina
et sa sœur cadette, la déterminée Magdalena, dont il
tombe amoureux. Mais le paysan Mireno est plus timide
que fraudeur. Comment alors déclarer ses sentiments et
conquérir Magdalena ?
Écrite en 1611, cinq ans après le Don Quichotte de
Cervantes, Le Timide à la cour est une des œuvres
importantes du Siècle d’or espagnol. Cette comédie
d’intrigue étonne par sa vivacité d’esprit, ses retournements imprévus, mais aussi parce que ses
personnages féminins sont faits de chair, d’audace et
d’impétuosité. De Molina, créateur du personnage de Don
Juan, questionne le pouvoir et oppose les valeurs d’âme
aux conflits qui règnent entre la cour, la noblesse et le
peuple.
13
Le Siècle d’or
espagnol
par Sylvie Girard
Le nom de cette époque de l’histoire espagnole fait
rêver : Eldorado, trésors, or... Des richesses ! De l’éclat !
Oui, ce fut bel et bien une époque riche et brillante,
éclairée des feux de plusieurs artistes dont les oeuvres
influenceront d’autres siècles et d’autres lieux. Nommée
ainsi au XVIIIe siècle, elle se situe entre la Renaissance et
l’époque baroque et constitue, en effet, un âge d’or de la
culture espagnole.
Ce siècle d’or, c’est la concrétisation de l’Espagne
moderne dont la construction débute à la fin du XVe
siècle. Sous le règne des Rois Catholiques, Isabelle de
Castille et Ferdinand d’Aragon, la presque totalité des
royaumes de la péninsule ibérique sont unifiés pour
former l’Espagne telle qu’on la connaît aujourd’hui.
1492, c’est l’année emblématique durant laquelle
plusieurs événements déterminants se produisirent, à
commencer par la prise de Grenade des mains du dernier
roi musulman. Par la suite, Juifs et Musulmans furent
expulsés du territoire, faisant de l’Espagne une nation
entièrement - et uniquement - catholique, sous l’égide
de la terrible Inquisition.
Oeuvre réaliste de Velázquez : vieille femme faisant frire des oeufs
Avec la parution cette même année de la première
grammaire de la langue castillane, écrite par Nebrija,
cette langue se cristallise et son usage se répand pour
devenir la langue dominante du royaume.
Le dernier événement capital de cette année est la
« découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb,
commanditée par Isabelle de Castille, et qui fut le début
d’une entreprise de conquête sans égale. Les rois
espagnols s’enrichirent de l’or des Aztèques et des Incas,
fondu pour leur plus grande gloire.
Au XVIe siècle, Charles 1er d’Espagne, aussi connu sous
le nom de Charles Quint (1500-1558), de la lignée des
Habsbourgs, règne sur un empire sur lequel, disaiton, « le soleil ne se couche jamais ». En effet, ce roi
hérita de son père, Philippe 1er, des Flandres, de l’Autriche,
du Saint Empire germanique, et de par sa mère, Jeanne la
P our q uoi ?
Parce que Tirso de Molina est un auteur
emblématique du Siècle d’or espagnol, on voulait
en savoir plus sur ce qui en a fait un siècle
si particulier. Et parce que Sylvie a un amour
contagieux pour la culture hispanique et parce
que je l’écouterais parler espagnol pendant des
jours sans me lasser…
- E. Jimenez
LE TIMIDE À LA COUR 14
folle, d’une partie de l’Italie, du trône d’Espagne et des
Amériques nouvellement conquises.
C’est dans ce contexte que l’art et l’âme espagnols
s’épanouirent. Sous le règne de Philippe II (1527-1598),
l’architecture s’affirme, avec la construction du palais de
l’Escorial. Fait de lignes droites, de perspectives larges,
ce château engloutit à lui seul une grande partie de l’or
des Amériques.
La peinture prend un essor fabuleux, avec des peintres
tels que le Greco, Zurbarán, Murillo et surtout Velázquez,
le portraitiste royal, auteur du tableau Las Meninas1. Le
réalisme caractérise leurs portraits, non seulement ceux
des rois et des saints, mais également du petit peuple
qu’ils représentent dans des scènes pittoresques.
C’est également à l’Espagne du Siècle d’or que l’on doit
l’invention du roman moderne. D’abord avec le roman
picaresque, de style satirique et critique qui met en relief
l’hypocrisie et les inégalités de la société de l’époque
et dont le Lazarillo de Tormes2 (1554) est le meilleur
exemple. Pas de héros mythique, mais plutôt un mendiant
qui, pour se trouver une place enviable dans la société,
n’a pas de scrupules pour arriver à ses fins. Puis naquit,
sous la plume de Cervantes, le fabuleux Don Quijote de la
Mancha3, publié en deux tomes (1605 et 1615) et qui eut
une influence déterminante sur la littérature espagnole
et européenne. On retrouve là encore un anti-héros, issu
de la vieille noblesse décadente, un hidalgo pauvre et fou
en quête d’aventures illusoires.
Finalement, on considère le théâtre comme étant la
création artistique la plus « espagnole » de cette époque.
En effet, tant sur scène que dans la salle se côtoient
grande noblesse et gens du commun. Car le théâtre,
autant religieux que profane, est non seulement un texte,
mais surtout un lieu, un moment, une performance, dont
l’importance revêt un caractère social.
1 Las Meninas
Une peinture de Murillo : Garçons mangeant raisin melon
Ce fabuleux Siècle d’or prend fin au XVIIe siècle, avec la
lignée des rois autrichiens, les Habsbourgs. Si l’héritage
de Charles Quint permit à l’Espagne de régner sur une
immense portion du monde connu des Européens, il
fallut tout l’or des Amériques pour conserver cet empire
contre la France, l’Angleterre, l’Italie, les Flandres...
Nul investissement dans l’industrie et le commerce,
beaucoup dans la guerre. Le peuple, donc, resta pauvre
et le devint même encore plus. Mais il était désormais
bel et bien espagnol, de corps et d’âme et dans toute son
expression artistique.
2 Page couverture Lazarillo de
Tormes
3 Page couverture Don Quijote de
la Mancha
LE TIMIDE À LA COUR 15
Le théâtre
espagnol
E
du XVI siècle
par Sylvie Girard
Comme dans tous les pays européens, on assiste au XVIe
siècle à une transformation du lieu de la représentation.
Alors qu’auparavant les représentations se tenaient à la
foire, au parvis de l’église ou sur une roulotte ambulante,
on en vient à « enfermer » progressivement la scène
pour la retenir dans un lieu que l’on appellera « théâtre ».
En Espagne, ce lieu se nomme le « corral », soit la cour,
le « patio » existant au centre des bâtiments d’un pâté
de maisons. Bien sûr, cette disposition permet de
s’assurer d’un public captif et de retenir la recette de la
représentation.
Le « corral » se divise en plusieurs parties : la riche
noblesse loue les fenêtres ou les balcons des bâtiments
sur les côtés de la cour (les « aposentos ») : ils peuvent
voir, ne sont pas vus. À une extrémité se trouve la scène,
sans rideau, sans décors. Pas de toile de fond avec un
paysage en perspective à l’italienne. Tout est dans le jeu
des acteurs, dans le texte. Devant la scène, des bancs pour
le commun des mortels (artisans, petits commerçants).
Derrière ces bancs, un espace libre où les moins nantis
et les soldats bruyants, les « mosqueteros », assistent
Corral de Las Comedias (« azulejo » ou céramique typique de
l’Espagne à l’entrée du corral de Almagro)
debout à la représentation. Face à la scène, tout au fond,
la « cazuela », le lieu réservé aux femmes. Pas de toit,
mais une immense toile pour protéger du soleil. Et s’il
pleut, on annule la représentation.
Le thème de chaque pièce est rassembleur et puise
son inspiration dans les récits traditionnels des
diverses régions de l’Espagne. L’amour, la justice et
l’honneur (celui du peuple entre autres) sont au centre
de l’intrigue et l’action est pleine de rebondissements.
LE TIMIDE À LA COUR 16
Saviez-vous que...
Le Théâtre Denise-Pelletier était à l’origine le théâtre
Granada. Celui-ci fut construit en 1929 dans le style
des cinémas de l’époque, les « atmospheric theaters »,
style où l’on décorait les cinémas selon un thème bien
précis. Le Granada se voulait la reproduction d’une cour
intérieure espagnole. Il fut décoré par Emmanuel Briffa à
qui on doit plusieurs décors de cinéma de Montréal dont
le Corona, le Palace, l’Empress, le Rialto, le Belmont et
le Rivoli… Le Théâtre Denise-Pelletier est donc la niche
parfaite pour accueillir une pièce nous venant du Siècle
d’or espagnol…
Les représentations commencent vers 15h (après la
sieste !) et durent 2 heures et demie. C’est Lope de Vega
qui « fossilisera » la structure de la représentation et la
forme du texte, appelé « comedia » dans son essai La
nouvelle façon d’écrire des pièces (en espagnol Arte nuevo
de hacer comedias). Trois actes, nommés « jornadas »
(l’équivalent d’une journée) sont entrecoupés par des
entremets théâtraux : de courtes pièces comiques, de
la danse, de la musique ou des chansons. La pièce est
écrite en vers, des octosyllabes - le vers espagnol par
excellence depuis l’ère médiévale - et restera à l’affiche
en moyenne huit jours ! C’est que le public espagnol
est friand de ces représentations, parfois houleuses, où
l’action ne se déroule pas que sur scène.
Il n’y a pas d’unité de lieu, ni de temps, ni de genre :
20 ans peuvent séparer l’action des « jornadas » et se
dérouler dans différents lieux. La pièce nous fait ainsi
voyager, un peu à la façon des romans de cape et d’épée.
Le tragique se mêle au comique par le biais des situations
et des personnages à la psychologie bien tracée : le
bouffon (« el gracioso ») et le gentilhomme au coeur pur,
amoureux, épris de justice ; la jeune dame vertueuse,
mais en danger, ainsi que son bourreau.
Les auteurs de cette époque (Lope de Vega, Tirso de
Molina, CalderÓn de la Barca et bien d’autres encore)
furent prolifiques : Lope de Vega aurait écrit en tout 2400
pièces ! Des « comedias », des oeuvres pour la cour et des
pièces religieuses, également très populaires, appelées
« autos sacramentales ». Mais seulement 500 nous sont
parvenues, les manquantes probablement victimes de
leur succès éphémère et des publications aléatoires.
Bien que négligé pendant le XVIIIe siècle jusqu’à l’époque
romantique, ce théâtre eut une influence capitale sur la
littérature espagnole, en particulier pour les auteurs de
la « génération du ‘98 » de la fin du XIXe siècle. Encore
aujourd’hui, cette littérature résonne dans les « corrales »
toujours existants, comme celui d’Almagro.
© Frédéric Saia
Lope de Vega (1562-1636), considéré comme étant le
père du théâtre espagnol, aurait dit, alors qu’on lui
reprochait de vouloir trop plaire au peuple : « puisque
c’est le peuple qui paie, il est juste de lui parler dans sa
langue et selon ses goûts. » Les thèmes sont donc ancrés
dans la réalité sociale de l’époque.
SYLVIE GIRARD enseigne la langue espagnole et la culture
hispanique depuis 17 ans. C’est lors d’un voyage en Espagne, à
l’âge de 15 ans, qu’elle a découvert cette culture fascinante. Après
avoir vu la cathédrale de la ville de Tolède, puis une synagogue
et enfin une ancienne mosquée, elle a eu envie d’en savoir plus,
de comprendre cette culture aux multiples visages, aux multiples
paysages, aux multiples histoires qui se déploient sur tant de
territoires. Puis à l’Université de Montréal, au département
d’études hispaniques, elle a découvert le continent américain, ses
civilisations précolombiennes et sa littérature d’une intelligence
fabuleuse. Elle n’en démord pas depuis…
LE TIMIDE À LA COUR 17
D E L’A C T I O N , D E L’A C T I O N ,
E T E N C O R E D E L’A C T I O N
TIRSO DE MOLINA
par Gilbert Turp
Tirso de Molina est au début de sa vingtaine quand il écrit
Le Timide à la cour, sa première pièce. Né à Madrid sous le
nom de Gabriel Téllez, il signe l’œuvre du nom de plume
qu’il vient de s’inventer. S’il commence à écrire ainsi sous
pseudonyme, c’est peut-être parce qu’il est en train de se
faire moine et que le théâtre est un art profane qui est
facilement suspect aux yeux des religieux. L’Inquisition
n’a pas tellement le sens de l’humour et pourrait ne pas
apprécier celui de ses pièces. Pourtant, la vie d’homme
de couvent de Tirso de Molina reflète sa vie d’homme de
théâtre lorsqu’il publie à 53 ans son recueil de théologie
intitulé Instruire plaisamment. Instruire plaisamment,
c’est exactement ce que son théâtre fait.
Esprit subtil et mordant dont l’œil critique et le sens
moral s’expriment avec humour, Tirso de Molina a écrit
plus de 400 comédies d’intrigue dont 55 nous sont
parvenues, authentifiées de sa main. Devant une telle
abondance, on ne s’étonne pas que cet auteur ait une
écriture emportée. Il donne l’impression d’écrire avec une
hâte fébrile, d’un seul jet ou presque, la plume courant
de réplique en réplique. Pourtant son écriture est très
concise et claire, elle va droit au but et ses dialogues ont
une vivacité qui indique bien que c’est l’action qui guide
les personnages. Ceux-ci n’épiloguent pas longtemps sur
leurs états d’âme. Ils ne réfléchissent pas longtemps non
plus avant de poser des gestes, quitte à regretter ceux-ci
après coup. Tout, sur scène, est action et engrenage
d’action.
Ses scènes, souvent courtes et ramassées,
s’enchaînent dans des séries de séquences
dont le rythme s’accélère jusqu’à devenir
haletant.
C’est de son sens de l’action que Tirso de Molina tire
toute sa force dramatique. Même si sa touche est légère
et rapide et que ses pièces nous font sourire par leurs
rebondissements et la vivacité de leurs dialogues, un
fond de drame se fait toujours entendre. Ce n’est pas
seulement Tirso de Molina qui est pressé d’écrire, ce sont
aussi ses personnages qui sont pressés de vivre. Ils n’ont
pas le temps de faire de longs discours, de se justifier ou
de tenir des banalités. Mus par leur rêve ou leur passion,
Tirso de Molina
P our q uoi ?
Parce qu’à la première lecture, la vivacité du
rythme de cette pièce m’a complètement
happée. Ces procédés théâtraux me sont
apparus comme très modernes. Je voulais
lire Gilbert au sujet de l’écriture de Tirso de
Molina, Gilbert qui a fait de la transmission des
connaissances un art…
- E. Jimenez
LE TIMIDE À LA COUR 18
ils n’hésitent pas à plonger au cœur de la tourmente.
Comme le montre bien la pièce, la timidité n’est pas de
mise dans un tel monde.
Hésiter, c’est perdre sa chance et risquer que
l’occasion ne se représente plus jamais.
Il faut dire qu’alors, la vie pouvait être courte et
dangereuse. Un fil vous séparait de la mort ou de la
disgrâce. Si tant de personnages de Tirso de Molina
recourent aux déguisements (comme lui-même eut
recourt au pseudonyme), ce n’est pas seulement pour
donner un caractère festif et joyeux à son théâtre, mais
pour nous rappeler la précarité des conditions de vie de
son temps. Ses personnages ne cachent pas leur véritable
identité pour rien, ils évoluent dans une Espagne où il
peut être risqué de s’avancer à visage découvert. Le code
de l’honneur du Siècle d’or reposait sur le maintien à
tout prix des apparences. Les puissants se devaient de
présenter en public une façade honorable, quelque soit
leurs crimes. Les vérités déshonorantes devaient à tout
prix rester enfouies. Tout un pan de l’art théâtral de Tirso
de Molina tient à ce jeu de façades, de vérités dérobées
et de déguisements avec, en prime, un plaisir scénique
garanti. Et à la fin, quand les façades s’écroulent et
que les masques tombent, chacun doit faire face aux
conséquences de ses propres actions.
S’il a souvent du succès et l’estime du public, Tirso de
Molina perdra toutefois la faveur de certaines autorités.
On lui reprochera son obsession baroque pour le thème
de la brièveté de notre passage sur terre et des devoirs
que nous avons vis-à-vis nous-mêmes de faire quelque
chose de valable de notre vie. Sur le plan formel, on lui
reprochera son mélange – baroque aussi - de tragique
et de comique, de cru et de raffiné, de profane et de
sacré ; on se scandalisera de son sens éthique fondé sur
l’observation psychologique plutôt que sur les dogmes
d’un code moral très strict. En 1625, on condamnera
la hardiesse de ses œuvres au tribunal civil de la
Réformation, qui veille aux bonnes mœurs. Il réagira
amèrement à cette condamnation, mais persistera à
produire pendant encore une douzaine d’années jusqu’à
ce que le Conseil de Castille le condamne au silence et lui
interdise d’écrire du théâtre sous prétexte qu’il corrompt
la jeunesse.
Sa lutte bien réelle avec les autorités répond tout à fait
aux luttes qu’il prête à ses personnages. Elle est chez lui
une quête de liberté d’expression. La notion de quête est,
avec l’honneur, un thème dominant du Siècle d’or. Quête
de sens, de territoire, de richesse, de plaisir, de vérité
absolue et divine, ou taboue et cachée, et enfin quête
amoureuse deviennent souvent des conquêtes dans le
monde cruel qu’il décrit. La conquête de Dieu des grands
mystiques comme Sainte Thérèse d’Avila et Saint Jean de
la Croix et la conquête de l’Amérique du sud donneront
lieu à des boucheries sans nom.
L’Abuseur de Séville
LE TIMIDE À LA COUR 19
Quant à la conquête des femmes, Tirso de Molina
invente des séducteurs et autres personnages immoraux
en lutte avec l’autorité ou en quête d’absolu dans le
mal sinon dans le bien, y compris des personnages
féminins aux vertus et principes fluctuants. On dit que
son œuvre s’inspirait des nombreuses confessions de
jeunes femmes révoltées par leur sort qu’il recevait de
par sa fonction sacerdotale. Toutefois, sur le thème de la
conquête, Tirso de Molina créera plus de vingt ans après
Le Timide à la cour, un véritable mythe avec le personnage
de Don Juan dans sa pièce L’Abuseur de Séville. Don Juan,
dont Molière reprendra l’action presque point par point
dans sa propre pièce en raffinant le personnage, ainsi
que Mozart, Byron et bien d’autres par la suite, est chez
Molina plutôt rude, voire brutal. Il n’a rien de séduisant
et la façon dont il saccage sans état d’âme l’honneur des
femmes qu’il conquiert pour leur dérober leur « trésor »
peut certainement faire écho à la décimation des peuples
de l’Amérique et au vol de leur or par les conquistadors.
C’est ainsi que le propre des grands dramaturges est de
permettre toutes sortes de liens culturels, existentiels,
psychologiques, sociaux et politiques entre leur œuvre et
notre monde.
Gilbert Turp est comédien et écrivain. Il enseigne également
la dramaturgie et l’Histoire du théâtre au Conservatoire d’art
dramatique de Montréal. À titre d’écrivain, il a créé 8 pièces à la
scène et en a adaptées ou traduites de l’anglais et de l’allemand
une dizaines d’autres, notamment des pièces de Bertolt Brecht. Ses
publications comptent aussi un essai, La culture en soi (Leméac
2006), une pièce, Pur chaos du désir (Dramaturges Éditeurs 2010)
ainsi que les romans Ne t’arrête pas (Leméac 2010) et La Caverne,
(Québec-Amérique 2016). Il est membre de la rédaction de la
revue JEU et il s’intéresse également à la médiation culturelle par
divers moyens au fil du temps, dont le théâtre d’intervention, la
performance en art relationnel et les résidences d’écrivain (librairie
Port de tête, 2014 ; et Grande Bibliothèque et Archives nationales du
Québec 2015-2016).
L’Abuseur de Séville
LE TIMIDE À LA COUR 20
Écho de 1972
par Emmanuelle Jimenez
Le Timide à la cour a été monté au Théâtre Denise-Pelletier, à
l’époque où il portait le nom de Nouvelle Compagnie théâtrale.
C’était en 1972, la mise en scène avait été confiée à Jacques
Létourneau.
Extrait de Les Cahiers de la Nouvelle Compagnie théâtrale, Janvier
1972, numéro 3, par Gilles Marsolais :
Le Timide contient tout le rebondissement habituel de la
comédie classique, avec en plus la vigueur et la sensualité de
l’esprit espagnol.
C’est une oeuvre extrêmement pittoresque, fantasque, débridée
et délicate à la fois. Tirso l’a écrite à 26 ans et elle porte, de
façon évidente, la marque de la jeunesse et du génie. Elle est
également une excellente illustration du style espagnol du
Siècle d’or, encore plus émancipé, plus farfelu que celui des
élisabéthains, avec pourtant les mêmes principes de base.
C’est donc sans réserve que j’attribue la cote A (indispensable !)
au Timide au palais.
Alors que la Banquette arrière célèbre son quinzième
anniversaire, nous trouvions intéressant de vous présenter
ce petit mot de Gilles Marsolais à la suite du texte de Gilbert
Turp. Tous deux ont enseigné aux membres de la troupe de la
Banquette arrière pendant leurs études au Conservatoire d’art
dramatique de Montréal.
LE TIMIDE À LA COUR 21
LONGUE VIE !
© Marie-Claude Hamel
Le Théâtre Denise-Pelletier tient à souligner
un double anniversaire : le 40e de la revue JEU
et le 15e du Théâtre de la Banquette arrière.
22
Lettre
ouverte
de Marie-Eve Milot et Marie-Claude St-Laurent
Aux femmes audacieuses, drôles, sensibles et complexes
que je suis surprise d’avoir découvertes. À Jeanne,
Madeleine et Séraphine…
Aux femmes de ce début de 17e siècle
dont les voix nous parviennent encore
à l’aube de ce 21e siècle.
Savez-vous ce qu’on dit de vous dans cette cour ? Quels
sont les mots qui vous dépeignent ? Savez-vous que
pour 4 « belle », 9 « beauté » et 8 « jolie », il n’y a aucune
« intelligente » ou « forte » ou « courageuse » pour vous
décrire ? Et que le terme « folle » est largement utilisé tant
par les autres que par vous-mêmes pour vous qualifier ?
« Est-elle devenue folle ? », « Que dit cette folle ? Veux-tu
que je t’étrangle ? », « Et moi je vous dis que je vous tuerai
vous et votre « mari » ! »
Madeleine, toi qui es tiraillée entre ce que l’on attend de
toi et ce que tu veux vraiment, j’aimerais te rassurer : tu
n’es pas « folle ». Ne laisse pas ces phrases assassines,
martelées par ton propre père, te rentrer dans la tête.
Même si l’on vous présente, ta sœur et toi, comme étant
les FILLES DE, tu n’es pas sa propriété.
P our q uoi ?
À la première lecture du Timide à la cour, la force
relative des personnages féminins m’a frappée.
J’ai tout de suite pensé à ces deux Marie qui,
lors d’une résidence au CEAD, m’avaient exposé
leur réflexion sur les genres, s’appuyant sur une
analyse féministe de la dramaturgie. Let’s go, girls!
- E. Jimenez
Quand tu rencontres Mireno, tu admires son courage,
mais toi aussi tu es courageuse ! Tu le fais sortir de
prison pour l’aimer même si ton honneur est en jeu et
que tout le contexte familial, social et politique te dicte le
contraire. Sache que personne ne devrait être « promise
à », ou craindre d’avouer un amour réciproque sous peine
de représailles.
Tu luttes contre les stéréotypes de genre qui veulent
qu’un homme courtise et qu’une femme soit courtisée.
Et ce, bien malgré toi. En mettant en scène ta déclaration
sous forme de rêve éveillé, prétextant que ton prétendant
est trop timide, tu lui avoues quand même ton amour
dans cette chambre, et sur cette scène… en 1611 ! Encore
aujourd’hui, la pression est forte autour de comment une
femme doit être et agir.
C’est pour toutes ces raisons qu’il est si bon de t’entendre
affirmer tes désirs à la fin. « Infâme ! », crie ton père. Cette
violence n’est que le reflet de sa grande résistance au
changement. Madeleine, qu’on se souvienne de toi ainsi :
« Au lieu de fuir le danger, je suis allée le chercher, je me
suis précipitée à sa rencontre… » Tu prends des risques,
même si tu as peur. Et c’est ce qui est le plus beau, le plus
inspirant et le plus honorable chez toi.
Séraphine, toi qui t’affirmes jusque dans tes ambiguïtés.
Toi, l’audacieuse. Tu t’exposes fièrement dans un
costume noir de cavalier. Mais tu n’en restes pas là.
Tu investis des territoires qui ne te sont pas réservés.
Pour mieux transgresser ta réalité, tu utilises le théâtre.
Le bouleversement créé par ton interprétation de La
Portugaise cruelle révèle l’ampleur et la portée de tout
ce qui n’est pas montré sur scène. Pour faire exister
l’interdit, tu oses, tu vas même jusqu’à embrasser une
femme sans te justifier. Tu agis, tu provoques, tu joues. Te
voir dans l’action et la réflexion m’apaise. Tu me libères
de l’image figée de tous ces personnages féminins qui
subissent, condamnés à observer et à attendre.
LE TIMIDE À LA COUR 23
Toi, la fougueuse. Oui, tu n’es pas « d’un caractère très
accommodant » pour ton père, mais tu le revendiques.
Tu penses, tu piques, tu réponds. Tu es prête à crier s’il
le faut. Ton indignation dérange, mais l’estime que tu te
portes encore plus. Parce que tu t’accordes une valeur
propre, on te traite de narcissique et on cherche à te
punir. Tu t’aimes et c’est subversif. Parce que tu défends
l’idée que l’amour ne devrait pas te retenir sous « le
joug d’un maître tyrannique », on t’étiquette « farouche,
égoïste, impitoyable ». Parce que tu dis non, on te piège,
on te fait la leçon. Tu n’es pas cruelle. J’en ai assez de
cette idée persistante qu’il est inconcevable pour des
hommes d’accepter le refus. Tu as le droit de dire NON.
Sans te justifier. Et d’être entendue.
Madeleine et Séraphine, votre engagement fait naître
une lueur d’espoir d’affranchissement. « Maintenant,
ce ne sont plus les pères qui choisissent !… », déclarera
le Duc. Cependant, cet éclat n’aveugle pas ma
conscience. Restons vigilantes. Toutes ne connaîtront
malheureusement pas un dénouement si joyeux.
Et si on me donnait un rôle ? Et si j’avais droit à des
répliques ?
Je m’appelle Léonella.
Je suis la soeur violée. L’oubliée. Celle qu’on mariera à son
agresseur. Je suis l’événement déclencheur. Le prétexte
d’une comédie. J’ai 405 ans. Je suis une survivante.
« Vous y croyez, vous, à ces histoires de femmes violées ? »
Pourquoi j’ai l’impression que cette question pourrait
en être une, aujourd’hui ? Est-ce que c’est normal que je
ne trouve drôle ni le début, ni la fin de cette comédie ?
Est-ce qu’on banalise davantage la violence faite aux
femmes quand elle est justifiée par les mœurs d’une
autre époque ? Comment présenter une pièce à caractère
misogyne ?
Me répondrez-vous ?
Je serai dans la salle, curieuse et bienveillante.
L e T hé â tre de l ’ A f f amée - M andat
(Note : le féminin est ici employé pour nourrir
le texte.)
POUR LES
GOURMANDS
La Femme et son expérience dans la sphère privée, sociale,
politique et artistique ;
La Femme et son histoire plurielle, traversée par les
féminismes ;
La Femme et son théâtre, dans l’urgence qu’a l’Affamée de
trouver ses vivres.
Les Affamées croient qu’il faut s’investir à (re)créer et
à faire (re)vivre une culture des femmes. Elles voient la
scène comme un lieu fertile à la création de personnages
complexes et intéressants, féminins, masculins ou
qui s’identifient autrement, qui interrogent leur
contemporanéité. Dans une langue québécoise actuelle
et radicale, elles cherchent à transcender le quotidien afin
de se réfléchir et de nous réfléchir collectivement. C’est par
une analyse féministe des sujets et du processus créateur
qu’elles affirment leur engagement.
Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent,
codirectrices artistiques
Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent sont diplômées de
l’École de théâtre du Cégep de Saint-Hyacinthe en 2005. Dès leur
première rencontre, elles savent qu’elles uniront leurs voies/voix.
Écrivant à quatre mains, leur première création voit le jour, Walk-in
ou se marcher dedans, à la salle Intime du Prospero en 2009. En
2011, elles deviennent officiellement des Affamées. En 2012, elles
présentent leur deuxième création, Cour à Scrap - Portrait d’une
famille reconstituée. En collaboration avec Marie-Claude Garneau,
elles développent une conférence-performance, Femmes, théâtre
et société : Investir le politique pour une transmission féministe,
qui est présentée, entre autres, dans le cadre du 35e anniversaire de
l’Institut Simone de Beauvoir. Chienne(s), leur prochaine création,
a fait l’objet d’une mise en lecture au festival Dramaturgies en
dialogue en 2016.
Les Aventures du Capitaine Alatriste est une
série de romans de l’auteur espagnol Arturo
Pérez-Reverte. Ce sont des romans d’aventure
qui dressent un portrait de la vie en Espagne
au XVIIe siècle. Cette série compte au moins
sept romans dont le premier a été publié en
1996. Le nom du personnage est un clin d’œil
au Chevalier à la Triste Figure, surnom du
personnage de Don Quichotte de la Mancha.
En 2006, le Capitaine Alatriste a fait l’objet
d’un film avec Viggo Mortensen dans le rôle
du capitaine et est aussi devenu une télésérie,
El Capitàn, en 2014.
LE TIMIDE À LA COUR 24
en savoir
S alle F red - B arry / 4 au 2 2 octobre 2 0 1 6
ABÎMÉS
quatre courtes
pièces de S A M U E L B eckett
TEXTES - SAMUEL BECKETT
MISE EN SCÈNE - C ATHERINE BOURGEOIS
AV E C M A R C B É L A N D , G U I L L E R M I N A K E R W I N ,
G A B R I E L L E M A R I O N - R I VA R D E T M I C H A E L N I M B L E Y
P R O D U C T I O N J O E J A C K E T J O HN
L’avant-gardiste Samuel Beckett, prix Nobel de littérature, a
su créer des univers formels inédits, entre chorégraphies
et installations, des « taches sur le silence », en écrivant de
nombreuses courtes pièces qu’il nommait dramaticules. Les
quatre pièces que Catherine Bourgeois présente, Quoi où,
Souffle, Impromptu d’Ohio et Pas, puisent dans un théâtre
absurde, avec des personnages sans réel caractère, qui
s’isolent, se dédoublent, s’enferment et réapparaissent.
© Frédérique Ménard Aubin
Travaillant avec des distributions de tout horizon, dont des
acteurs vivant avec une déficience intellectuelle, Joe Jack
et John propose des personnages spectres et désinvestis
qui, couplés à la charge dramatique que portent les corps
handicapés en scène, promettent de donner une résonnance
nouvelle aux mots de Beckett. Catherine Bourgeois lit et
dirige ses œuvres scéniques en laissant une grande place à
la création de l’imprévisible. Du souffle décalé des acteurs et
de cette façon de déjouer les codes du théâtre naît une chose
rare, entre beauté, douleur et candeur. Abîmés est la première
incursion de la compagnie dans une œuvre de répertoire.
25
BECKETT
par Emmanuelle Jimenez
Samuel Beckett a écrit des romans et de la poésie mais il
est surtout connu pour ses pièces de théâtre dont deux
sont devenues absolument mythiques : En Attendant
Godot (1948) et Oh les beaux jours (1963). À mesure que
le temps passe, son écriture devient de plus en plus
laconique. Sèche et précise, diront certains. Ses courtes
pièces, dont la plupart ont été écrites vers la fin de son
parcours, témoignent de cette évolution. Souffle, selon
les indications de son auteur, doit durer en tout vingtquatre secondes et ne contient aucun mot, simplement
des bruits de souffle, de respiration et un vagissement....
Beckett est une voix unique dans la dramaturgie
contemporaine. Pour moi, il est le maître incontesté et
impitoyable de l’expression de ce qu’est la condition
humaine. Vous êtes sur terre, c’est sans remède !, dira
le personnage de Hamm dans sa pièce Fin de partie…
Est-ce à dire que Beckett était pessimiste par rapport
à la condition humaine ? Du moins, Beckett semble
penser que le fait d’être né marque le début de tous les
problèmes… Mais nous devons vivre notre vie. À la fin de
son roman L’Innommable, il écrit : […] il faut continuer, je
ne peux pas continuer, je vais continuer.
© John Minihan
Mais comprenons-nous bien Beckett ? Cet homme
qui jugeait qu’avoir reçu le Prix Nobel de littérature en
1969 était une catastrophe… Son ami Emil Cioran écrira
d’ailleurs à ce moment : Samuel Beckett. Prix Nobel. Quelle
humiliation pour un homme si orgueilleux ! La tristesse
d’être compris !
Quoi qu’il en soit, je vais continuer de fréquenter Beckett.
Samuel Beckett, Paris, 1985
26
E N T R E T I E N AV E C C AT H E R I N E B O U R G E O I S
DES PAS DANS LA NUIT
par Marcel Pomerlo
Nous nous sommes rencontrés un jour de
pluie, Catherine Bourgeois et moi. Un jour
gris de juin où, longs manteaux et parapluies
étaient de mise. Tout pour plaire à Beckett,
cet Irlandais solitaire, écrivant en français,
qui a révolutionné l’écriture dramatique du
XXe siècle. Le ciel peut bien gronder.
© Frédérique Ménard-Aubin
Catherine Bourgeois, metteure en scène et scénographe
formée à Londres a cofondé sa compagnie de création
Joe Jack et John il y a treize ans. Catherine est fascinée
par la non-conformité, au théâtre comme dans la vie, et
elle tente de faire surgir le sens à partir de l’imparfait, de
l’accident, de l’étrangeté. Son travail, très rigoureux sur le
plan formel, ne tente pas de corriger « ce qui ne va pas »
dans la singularité sociale d’un être, il tente de mettre
en scène son identité propre et en illumine la pleine
humanité, le brut plutôt que le beau.
P our q uoi ?
Abîmés est le spectacle qu’elle prépare depuis plusieurs
mois autour de quatre courtes pièces de Samuel
Beckett : Quoi où, Pas, Souffle et Impromptu d’Ohio.
Comme à son habitude, elle a réuni des « acteurs vivant
avec un handicap et des acteurs vivant sans handicap ».
Le vocable handicap ici, ne désigne pas nécessairement
une malformation physique ou une anomalie génétique,
mais bien une différence, une particularité du
langage ou de la motricité. Une étrangeté, justement.
Marcel Pomerlo s’intéresse aux démarches atypiques qui éclairent le réel d’une lumière autre, particulière. Je
savais qu’il serait sensible à la démarche unique de Catherine Bourgeois. Elle est d’ailleurs l’une des seules au
Québec à la poursuivre au sein de la compagnie qu’elle a fondée : Joe Jack et John. Nous avons assisté ensemble à
une étape de travail à la Maison de la culture du Plateau Mont-Royal. Nous avons été frappés par ce que les corps
atypiques, traversés par les mots de Beckett, disent, révèlent de notre humanité. À la fin du laboratoire, après avoir
été chavirés, Marcel et moi, par ce que nous venions de voir, nos regards se disaient : eh oui, le temps passe et
nous allons un jour être morts. Et par-dessus la gravité, un sourire. C’est l’effet Beckett… Vive la condition humaine.
- E. Jimenez
ABÎMÉS 27
Quelque chose qui ne correspond pas à la norme. On
pourrait plus simplement dire que la metteure en scène
travaille avec des « acteurs atypiques ». L’artiste absolu
n’est-il pas celui qui se distingue, dont le regard original
sur le monde nous porte ailleurs, nous fait voir les choses
autrement et nous force à regarder les êtres avec plus de
bienveillance, de lucidité ?
J’ai toujours eu la sensation qu’il y avait en moi un être
assassiné.
Assassiné avant ma naissance. Il me fallait retrouver cet
être assassiné.
Tenter de lui redonner vie.
- Samuel Beckett
Je demande alors à Catherine pourquoi, pour ce premier
spectacle fait à partir d’une oeuvre du répertoire, avoir
choisi Beckett, le maître fou de la précision, celui dont
les textes semblent taillés au scalpel et dont le choix de
chaque mot faisait l’objet d’une longue réflexion et de
nombreux tourments.
Elle réplique que c’est la grande question de l’absurdité
de la naissance qui l’a menée vers cet auteur, cet état des
choses qui est porté naturellement par chacun de nous et
encore plus par les êtres dits différents. Nos limitations,
confrontées à l’écriture très structurée, très parfaitement
rigide et implacable de Beckett, puis le décalage des corps,
des voix, des rythmes, voilà ce qu’elle veut travailler. Un
inconfort. Un regard posé sur l’imperfection des hommes.
« À quoi sert la perfection ? À quoi sert un humain ?
Qu’est-ce qu’un humain? » Catherine pose ces questions
à Beckett, lui qui ne croyait pas en Dieu.
Elle ajoute : « J’aimerais faire en sorte que les quatre
acteurs se rejoignent, chacun dans leur façon propre
de dire et de jouer ces textes qualifiés d’injouables.
J’aimerais que la sensibilité et la couleur personnelle de
chacun enrichissent le groupe tout entier. C’est comme si
dans Abîmés, les cinq derniers humains (quatre corps et
une voix) se retrouvaient face à la mort, toujours présente
chez Beckett. La mort, comme l’absence de Dieu, comme
l’aliénation, la solitude, la disparition des êtres, des
choses. Comme si nous étions en présence de ceux qui
sont arrivés au bout de la route, au bout de la terre, au
bout de ce monde qui finira bientôt. Je veux interroger
avec eux et avec le public l’être et le paraître. Les corps
fracturés et la beauté parfaite et lisse. L’âme et l’intégrité.
pourtant que leur présence vibrante nous parle autant
sinon plus que leurs mots. Alors c’est quoi la présence
sur scène ? »
Catherine : « La capacité d’être là, totalement. De ne rien
faire d’autre. De s’abandonner. »
J’ai aussi une volonté de remettre en question la notion
d’acteur. Qu’est-ce qu’un bon acteur, son rôle dans le
monde et son rôle sur scène ? Il me semble que ses
courtes pièces dites absurdes (qualificatif que refusait
Beckett) ne le sont pas tant que ça. Dès qu’on leur donne
un sens, elles résonnent très fortement tout à coup. En
tous cas pour nous, pour chacun de nous qui sommes
submergés par les textes de Beckett, ce qui peut paraître
totalement abstrait au départ devient vite chargé de sens.
Je demande donc à chacun des acteurs d’habiter avec son
corps et sa voix la parole de Beckett. De laisser les mots
faire leur chemin en chacun d’eux. C’est à partir de là que
s’établira le dialogue avec le public, car il sentira que les
mots sont investis par la sensibilité et l’intelligence des
interprètes qui vivent là, devant eux. Chacun se fera ainsi
son histoire intérieure ou regardera Abîmés comme un
tableau vivant. »
J’ajoute : « Sur scène, dans ce temps de représentation,
tout peut arriver. Il n’y a pas de deuxième prise. Il faut
y aller. Plonger en étant fort et vulnérable à la fois.
Totalement ouvert au monde, à l’espace et à soi. »
Je dis: « Comme un enfant qui joue dans son carré de
sable et pour qui, rien d’autre n’existe ? »
Elle dit: « Oui, la présence pure, le niveau zéro du jeu
c’est ce que je recherche. Et aussi c’est je crois, la volonté
de se laisser porter par l’inconnu qui nous habite, même
après des heures de travail. »
Catherine conclut : « Oui, et c’est un grand défi pour tous
les acteurs… vivant avec un handicap ou non. »
Pour moins souffrir il avait misé sur l’étrangeté.
- Samuel Beckett / Impromptu d’Ohio
Le temps passe. C’est tout. Comprenne qui pourra. J’éteins.
- Samuel Beckett / Quoi où
Je lui demande : « Et la présence ? Si Beckett parle
beaucoup du silence, du vide, de l’absence, si des êtres
parlent, parlent, parlent pour ne pas mourir et semblent
délirer avant de mourir, si, avant qu’il ne soit trop tard,
ils nomment tout ce qu’ils ont vu, traversé, vécu, il faut
ABÎMÉS 28
E N T R E T I E N AV E C GA B R I E L L E M A R I O N - R I VA R D
PARLER AVEC
GABRIELLE
par Marcel Pomerlo
Gabrielle vit avec le syndrome de Williams.
Je l’attends dans une minuscule pièce aux
murs blancs. Elle entre. Jeune femme de 27
ans, énergique, enthousiaste, rieuse, intense
et brillante. Très lumineuse. Elle s’apprête
tout comme son camarade Michael Nimbley
des Muses, à endosser les paroles sombres
et énigmatiques de Beckett. Le travail est
amorcé. Elle est ravie. Questions et réponses
surgissent entrecoupées de petits silences et
de grands éclats de rires.
Marcel
Abîmés ça parle de quoi, selon toi?
Gabrielle
De l’inquiétude, de l’aveu (avouer quelque chose). Le
pourquoi, le secret, le mystérieux, l’étrange. Le très
étrange. C’est un univers… bizarre. Dans Pas, je suis la fille
inquiète. Celle à qui il est arrivé quelque chose. Quelque
chose de grave. Un secret bien gardé. C’est la fatalité. Je
suis May la fille qui marche. La fille… qui fuit. Elle attend
de sortir de son secret, sortir du mauvais souvenir. May
est un zombi. C’est un peu comme un animal… qui va
sortir ses griffes! Dans Quoi où ?, le gars veut une réponse.
Tout de suite. Dans Impromptu d’Ohio, c’est la frustration.
Toutes ces pièces sont comme… le calme avant la
tempête. C’est atroce.
© Frédérique Ménard-Aubin
Un autre jour de pluie. Nous nous rencontrons
Gabrielle Marion-Rivard et moi aux MUSES :
Centre des arts de la scène pour des artistes
vivant avec un handicap.
Marcel
C’est difficile ? C’est un défi ?
Gabrielle
Le gros défi… c’est de donner du sens au délire de
l’auteur de Pas. C’est la marche (presque psychédélique)
du questionnement. Cette fille se sent mal. Elle est
ABÎMÉS 29
angoissée. Elle marche, elle marche, elle marche, elle
est enfermée dans sa tête, elle est fâchée à cause de
« l’événement ». Elle porte comme… une déchirure au
coeur. Elle a un coeur déchiré, brisé en deux. Le lien avec
sa mère est déchiré. La voix de sa mère est étrange,
sombre, folle. Chaque pièce d’Abîmés porte une déchirure,
vit une rupture… c’est… inconcret. Tous les personnages
portent une grosse bombe explosive.
Marcel
À l’instar du titre du spectacle, qu’est-ce qui nous abîme
dans la vie ?
Gabrielle
Je dirais… l’inquiétude. Le négatif, l’impatience. La guerre,
la pauvreté, les conflits de famille. La dureté… oui, la
dureté du monde… Mais jouer, c’est entrer dans un autre
univers, entrer dans un autre monde… Jouer au théâtre
c’est une très belle expérience dans ma vie.
Sans jamais échanger un mot ils devinrent comme un seul.
- Samuel Beckett / Impromptu d’Ohio
© Frédérique Ménard-Aubin
MARCEL POMERLO est comédien, metteur en scène et auteur. Il est
cofondateur et membre permanent de la compagnie Momentum. Il
a mis en scène deux solos très remarqués et dont il est l’auteur :
L’Inoublié et Gaëtan (textes publiés aux Éditions du Lilas et chez
Dramaturges Éditeurs). Lors des dernières saisons, on l’a vu entre
autres dans Un animal (mort) (Centre du Théâtre d’Aujourd’hui), La
beauté du monde (Aux Écuries), Le souffleur de verre (Espace Libre)
et Les hivers de grâce de H.D. Thoreau (Usine C.). Il joue également
à la télévision et au cinéma.
ABÎMÉS 30
P our q uoi ?
Parce que l’occasion était trop belle, nous avons
invité Edon Descollines, comédien vivant avec un
handicap, à dessiner sa vision du labo de création
de Abîmés, présenté en mai 2016. Edon a d’ailleurs
joué dans la dernière production de Joe Jack et
John, je ne veux pas marcher seul, présentée au
Théâtre Aux Écuries, à l’automne 2015
© Edon Descollines
© Edon Descollines
- E. Jimenez
31
© Gilbert Duclos
POUR LES GOURMANDS
Beckett on film, c’est le projet fou d’adapter pour le
cinéma les dix-neuf pièces de Beckett. Chaque pièce a
été transformée en film par un réalisateur différent parmi
lesquels on compte Atom Egoyan et David Mamet. Dotée
de distributions prestigieuses dans lesquelles on retrouve
entre autres Julianne Moore, Alan Rickman et Harold
Pinter, cet ambitieux projet a été présenté au Toronto
International Film Festival en 2000 et est disponible en
DVD.
Gabrielle est un film réalisé en 2013 par Louise
Archambault, et met en vedette la comédienne Gabrielle
Marion-Rivard qui joue dans le spectacle Abîmés.
Dans Dave veut jouer Richard III, Dave Richer, comédien
vivant avec un handicap, a joué le rôle de Richard III dans
une mise en scène de Jean-Pierre Ronfard au Nouveau
Théâtre Expérimental au cours de la saison 2001-2002.
On le retrouve ci-dessus sur scène en compagnie de
Daniel Brière et Salomé Corbo.
ABÎMÉS 32
en savoir
S alle F red - B arry / 1 e r A U 1 9 N O V E M B R E 2 0 1 6
LE TERRIER
T E X T E - DAV I D L I N D S AY - A B A I R E
TRADUCTION - YVES MORIN
M I S E E N S C È N E - J E A N - S I M O N T R AV E R S Y
Avec S A N D R I N E B I S S O N , F R É D É R I C B L A N C H E T T E ,
R O S E - A N N E D É R Y, P I E R R E T T E R O B I TA I L L E
ET ANDRÉ-LUC TESSIER
P RO D U C T I O N TA B L E AU N O I R
Howie et Becca tentent, tant bien que mal, de se remettre
du deuil de leur fils unique, Danny, tué alors qu’il n’avait
que 4 ans. Tandis que Becca est résolue à effacer les
souvenirs liés à son fils en envisageant la vente de la
maison, Howie, de son côté, tente par ses activités de
cacher tous symptômes de dépression. Pour aller de
l’avant dans l’acceptation du deuil, Becca est obsédée
par le désir de rencontrer Jason, le jeune homme qui a
accidentellement happé son enfant. Cette pièce aux
personnages chargés de leur impuissance explore ici les
passages secrets du deuil, de la fissure irréparable jusqu’à
l’espoir de reconstruire. David Lindsay-Abaire remporte
le Pulitzer en 2007 avec Rabbit Hole, titre d’origine de la
pièce Le Terrier.
© Catherine Lepage
33
Lorsque les étoiles
s’éteignent
par Marie-Claude Verdier
Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
Seigneur ; quand on a vu dans sa vie, un matin,
Au milieu des ennuis, des peines, des misères,
Et de l’ombre que fait sur nous notre destin,
Apparaître un enfant, tête chère et sacrée,
Petit être joyeux,
Si beau, qu’on a cru voir s’ouvrir à son entrée
Une porte des cieux ;
Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même
Croître la grâce aimable et la douce raison,
Lorsqu’on a reconnu que cet enfant qu’on aime
Fait le jour dans notre âme et dans notre maison,
Que c’est la seule joie ici-bas qui persiste
De tout ce qu’on rêva,
Considérez que c’est une chose bien triste
De le voir qui s’en va !
Extrait, Les Contemplations de Victor Hugo
Becca et Howie, le couple au cœur de la pièce Le Terrier
de l’Australien David Lindsay-Abaire, apprivoisent le
deuil de leur fils de quatre ans, mort frappé par une
voiture devant leur maison. Ils sont tiraillés : Becca
veut oublier tandis qu’Howie souhaite se souvenir
du garçon. L’épreuve est ultime pour les parents, car
elle remet en question leur identité fondamentale :
sans enfant, qui sont-ils ? Il n’existe même pas de
mot pour qualifier les parents qui ont perdu leurs
enfants. Les orphelins et les veufs sont dans l’ordre
des choses, mais cette condition semble si horrible
et si intolérable que les mots atteignent leur limite.
Le motif de la mort d’un enfant apparaît à plusieurs
reprises dans les œuvres théâtrales occidentales, que
ce soit dans la Grèce antique, dans l’Empire romain, ou
chez les Scandinaves du début du XXe siècle, mais sa
signification se transforme d’une époque à l’autre. Cette
tragédie dans la vie des personnages permet à l’auteur
d’explorer la relation qu’ont ses contemporains au temps
et surtout, à l’espoir. À travers le décès de l’enfant, se
donne à lire la relation qu’entretient une société à sa
régénération possible et à ses perspectives d’avenir.
Dans les pièces de théâtre écrites avant le XIXe siècle,
l’enfant meurt habituellement pour mettre fin à une
lignée et enlever toute possibilité de représailles.
Shakespeare pousse Richard III à assassiner les fils de
son frère Clarence pour atteindre la couronne et chez
Euripide, on tue Astyanax parce qu’il est le fils d’Hector
et que les Athéniens craignent sa vengeance. Dans les
tragédies, les parents sacrifient leurs enfants à des
dieux qui exigent le sang des innocents pour accomplir
leurs volontés, comme Agamemnon doit le faire pour
sa fille Iphigénie afin que les vents changent et que
P our q uoi ?
Parce que Marie-Claude, en plus d’être une
auteure dramatique de talent, est quelqu’un qui
connaît bien le répertoire international. Et on
avait envie de voir comment la mort de l’enfant
avait pu inspirer des œuvres dramatiques à
travers le temps.
- E. Jimenez
LE TERRIER 34
les bateaux puissent partir pour la guerre de Troie.
L’ordre du monde exige ces morts et leur offre un sens.
Au XIXe siècle, un changement de perception s’opère :
l’enfant n’est plus tué par une main violente, il est frappé
par le tragique du quotidien. On évacue la grandeur
du tragique et des dynasties pour se concentrer sur le
quotidien des familles ordinaires. Le fils de la famille
meurt noyé, la fille est emportée par la maladie. Sa
mort n’a alors plus de sens : elle échappe à la volonté
des humains. La famille est happée par le choc de la
disparition brutale de l’enfant qui remet toute leur
existence en question et pose la fatale question :
« Pourquoi ? » Celui qui a posé cette terrible question
avec le plus d’acuité, de dignité et d’humilité est le poète
Victor Hugo suite à la noyade de sa fille Léopoldine.
Véritable traversée du deuil, Les Contemplations montrent
le chemin ardu que le poète emprunte pour témoigner de
sa souffrance, de ses doutes envers les desseins de Dieu
mais aussi afin de se remémorer les moments heureux
passés avec sa fille.
Les souvenirs sont la seule trace de l’enfant
disparu et ils hantent la scène.
Dans La Cerisaie d’Anton Tchékov, la grande Lioubov
Andrevna vit endeuillée dans un monde qui s’éteint
lentement : la mort du petit Grisha annonce le déclin
de son domaine. Lioubov se reproche sa conduite
frivole qui aurait mené au décès de Grisha. Elle
n’est pas la seule, la culpabilité est une composante
majeure dans les drames où les parents endeuillés
tentent de trouver une réponse à l’impossible
et finissent souvent par s’accuser de négligence.
Plus près de nous, la mort de l’enfant résonne dans
deux œuvres contemporaines. Pascal Brullemans dans
ses pièces Beauté, chaleur et mort et Vipérine, explore le
drame de la mort d’une enfant due à la maladie dans une
famille. L’œuvre présente sans détour, mais avec humour
et tendresse, les difficultés du deuil au quotidien et ses
impacts douloureux dans la reconstruction de l’unité
familiale. On a ici droit à une parole rafraîchissante, celle
de la sœur de la défunte, déterminée à vivre malgré le deuil.
Dans Nom de domaine, Olivier Choinière nous montre,
quant à lui, une famille qui nie la mort, et donc le
deuil, de la cadette d’une famille. Le père, la mère et le
frère se retrouvent devant leurs écrans d’ordinateur à
se réinventer une famille en jouant à un jeu vidéo en
ligne où ils intervertissent leurs identités familiales en
empruntant les rôles des personnages typés de l’histoire
d’Aurore l’enfant martyre. Ce jeu de dédoublement et de
faux-semblants nous présente la complexité du deuil
et nous ramène à la culpabilité des survivants. Tous se
blâment pour la mort accidentelle de la fillette, ou pour
l’avoir souhaitée, ce qui équivaut dans leur système de
valeurs à avoir provoqué le destin.
Après avoir complété des études en Critique et dramaturgie à l’UQAM,
Marie-Claude Verdier a obtenu une maîtrise sur la dramaturgie
des musées de l’Université de Glasgow en Écosse. Sa première pièce,
Je n’y suis plus, a été présentée en 2013 au Centre national des Arts
d’Ottawa dans le cadre des Zones Théâtrales, et a ouvert la saison
2014-2015 à la Salle Fred-Barry du TDP. Elle a également travaillé
au Centre des auteurs dramatiques à titre de conseillère à la mise en
valeur du répertoire. Elle développe des projets pour la télévision tout
en poursuivant son écriture pour le théâtre.
Héritage, Edvard Munch, 1897-1899
LE TERRIER 35
SUGGESTIONS DE PIÈCES SUR
LE DEUIL DE L’ENFANT
par Marie-Claude Verdier
Les Troyennes, Euripide
Intérieur, Maurice Maeterlinck
Après la prise de Troie, les vainqueurs se partagent les
captives. Néoptolème reçoit Andromaque et son fils
Astyanax. Mais les Grecs réclament la mort du fils d’Hector,
le dernier de sa lignée. Il doit mourir pour satisfaire leur
vengeance. Malgré les supplications d’Andromaque, son
fils sera précipité du haut des murs de la ville.
Dans cette oeuvre symboliste, le vieillard et l’étranger
observent une famille à travers les fenêtres de la maison.
Le père, la mère, les deux filles et l’enfant mènent une
existence paisible. Mais le vieillard et l’étranger sont
porteurs d’une lourde nouvelle : ils vont annoncer la mort
de l’une des filles, retrouvée noyée dans le fleuve.
Les Troyennes, Sénèque
Riders to the Sea, J.M. Synge
La guerre de Troie est terminée et les Troyennes, vaincues,
viennent apprendre le sort que le destin leur réserve :
Astyanax, le fils d’Hector et d’Andromaque, le dernier de
sa dynastie, doit mourir.
En Irlande sur l’île d’Inishmaan, Maurya a perdu son mari
et ses cinq fils, tous emportés par la mer. Ses filles ont
reçu le message d’un prêtre leur disant qu’on a retrouvé
un cadavre sur la plage, celui de leur frère cadet Bartley.
Celui-ci se préparait à prendre la mer pour aller vendre
un cheval sur la côte du Connemara et il refusa d’écouter
les supplications de sa mère qui voulait l’empêcher de
partir, prévoyant le pire. À la fin du jour, la mer aura pris
tous les fils de Maurya qui aperçoit leurs fantômes sur la
côte.
Petit Eyolf, Henrik Ibsen
Le père du petit Eyolf décide d’abandonner son travail
d’écriture d’un traité philosophique pour se consacrer au
bonheur de son fils. Mais c’est trop tard : le garçon, laissé
sans surveillance par sa mère, a suivi la femme aux rats
et est mort.
Brand, Henrik Ibsen
Au XIXe siècle, Brand, prédicateur religieux radical,
oblige sa femme à demeurer chez eux, malgré les avis
du médecin qui leur conseille de partir dans un climat
plus clément pour la santé de leur fils. Sa femme obéit à
Brand qui lui dit obéir à Dieu, et l’enfant meurt. La folie
religieuse pousse au sacrifice d’un innocent.
Vêtir ceux qui sont nus, Pirandello
Après une tentative de suicide ratée, Ersilia Drei sort de
l’hôpital et est recueillie par le romancier Nota. Elle a été
renvoyée de son emploi après la mort accidentelle de
l’enfant du couple dont elle avait la garde et elle a confié
son histoire à une journaliste, ce qui l’a rendue célèbre.
Mais ses mensonges la rattrapent et les personnages
viennent contester sa version des faits. Qui a raison ? Que
s’est-il passé dans la villa Grotti ?
Buried Child, Sam Shepard
Dans les années 70, en Illinois, Vince débarque avec sa
copine Shelly chez ses grand-parents. Il est surpris d’y
retrouver son père Tilden, et déboussolé de constater
que personne ne le reconnaît. Tilden a visiblement des
problèmes mentaux et il révèle un secret de famille à
Shelly : il aurait eu une liaison incestueuse avec sa mère
et son père Dodge aurait enterré l’enfant dans leur jardin.
Dans cette atmosphère lugubre et étouffante, qui croire ?
Mère Courage et ses enfants, Bertolt Brecht
Pendant la guerre de Trente Ans, la cantinière Anna
Fierling, dite Mère Courage, suit les armées pour faire du
commerce, accompagnée de ses deux fils et de sa fille
muette. C’est une redoutable femme d’affaires, prête
à tout sacrifier pour faire de l’argent : l’absurdité de la
guerre viendra la frapper de plein fouet.
À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, Michel Tremblay
Carmen, devenue chanteuse western, vient voir sa soeur
Manon qui est obsédée par la mort tragique de leurs
parents et de leur jeune frère dans un accident survenu
une décennie plus tôt. Entre le passé et le présent, les
deux soeurs règlent leurs comptes et comparent leurs
souvenirs d’une enfance cauchemardesque.
LE TERRIER 36
Becca,
par Fanny Britt
Tu es toutes les mères. Celle du courage et celle de
l’effondrement. Celle qui espère le plus clair et celle
qui sait le plus sombre. Celle dans la brousse épaisse,
touffue jusqu’à l’étouffement, du renoncement et de la
douleur. Celle qui remet jour après jour son cœur tout
en haut du mât de l’existence, à vif, écorché, gorgé de
sang et de doutes, et qui reçoit toutes les ondées, tous
les vents, toutes les tempêtes. Et qui se replie, le soir
venu, se recroqueville en elle pour pleurer les désirs
inassouvis, les souhaits déçus et les lentes tragédies
du quotidien. Et qui le lendemain, pas du tout guérie, à
peine pansée, grimpe tout en haut, encore, et raccroche
son cœur, et recommence. Ce n’est pas un cœur sans
peur, pas un cœur de super-héroïne, de magicienne, de
fée. C’est un cœur troué et malmené, nourri d’amour et
de frayeur, de ceux qui ont vu neiger et pleuvoir et pleurer
et qui n’ont pas cessé d’en souffrir. Certaines choses ne
prennent jamais la sourde forme de l’habitude, même
quand elles en sont. Tu es toutes les mères qui ont
perdu, toutes les mères qui ont donné, toutes les mères
qui ont brisé. Tu t’es levée un matin avec des tâches
bien définies, parfois baignées d’amour, parfois criantes
d’insignifiance, mais la vie prenait des contours clairs : tu
avais un enfant, le tien, il fallait le nourrir, l’embrasser, le
vêtir, l’aider, l’étreindre. Mon dieu, l’étreindre, cette petite
chose chaude et suante par les jours d’été, collante de
popsicles et de larmes, l’étreindre jusqu’à te fondre dans
lui, jusqu’à en colmater toutes les brèches. Tu t’es levée
un matin avec des tâches bien définies que tu adorais et
qui t’agaçaient sans doute parfois, et le lendemain ces
tâches avaient disparu. Il n’en restait plus une seule, pas
de bisous, pas de compote de pommes, pas de souliers
de course. Toute chose vivante avait été aspirée dans le
feuillage épais de la mort, ses yeux comme ses rires, ses
ongles sales comme ses odeurs de pêche, toute chose
vivante t’avait été dérobée en quelques secondes, et le
choc a été si grand que tu n’en as qu’un vague souvenir.
Du choc, pas de ton enfant. Ça non. L’enfant est plus vif
que jamais en toi, c’est lui qui te pointe les branches
à tasser, une ici, une là, puis une liane à attraper,
dans la forêt, infinie et labyrinthique, de ton deuil.
Tu es toutes les mères. Et tu avances.
P our q uoi ?
Parce que j’ai lu cette pièce en sanglotant, parce
que j’ai du mal à même simplement écrire les mots
« deuil d’enfant », j’ai demandé à Fanny d’écrire une
lettre à Becca, la mère dans Le Terrier.
- E. Jimenez
FANNY BRITT est écrivaine, auteure dramatique et traductrice. Elle
compte une douzaine de pièces à son actif, dont Bienveillance,
lauréate du Prix du Gouverneur Général du Canada en 2013. Ses
pièces ont été montées sur de nombreuses scènes au Québec,
aux États-Unis et en Europe. Elle œuvre aussi en littérature, à titre
d’auteure et de traductrice. Son roman graphique Jane, le renard
et moi (avec l’illustratrice Isabelle Arsenault), publié en 2012, a
remporté plusieurs prix à travers le monde et a été traduit dans une
dizaine de langues. On lui doit également des essais littéraires (dont
Les tranchées : maternité ambigüité et féminisme, en fragments,
en 2013). À l’automne 2015, elle publiait un premier roman, Les
maisons, aux éditions Cheval d’août.
LE TERRIER 37
LE DEUIL
par Emmanuelle Jimenez
Des groupes de soutien comme celui que fréquente Howie
dans Le Terrier existent au Québec et accompagnent des
parents dans cette souffrance littéralement sans nom
qui est celle de perdre un enfant. Sans nom parce qu’il
n’existe pas de mot dans la langue française : ni veufs, ni
orphelins, on les désigne comme parents endeuillés… Et
sans nom parce que c’est probablement la pire épreuve à
traverser. Perdre un enfant n’est pas dans l’ordre naturel
des choses. Et avec sa mort s’envolent tous les rêves
d’avenir qu’on avait pour lui et pour nous avec lui. Nous
ne le verrons pas à son bal de graduation, nous ne le
verrons pas adulte ou devenir lui-même parent…
La mort fait partie de la vie mais dans notre société où la
productivité est une valeur suprême, la période de deuil,
que ce soit d’un enfant, d’un frère, d’une soeur, d’un
parent, doit être officiellement la plus courte possible.
Et résonnent ces mots aux oreilles des endeuillé(e)s : la
vie continue, retourne travailler, ça va te changer les idées,
get over it !. On a développé des critères de performance
dans le deuil. Chaque deuil est pourtant unique et chaque
deuil prend le temps qu’il prend. Mais selon ces critères,
nous devrions tous vivre nos deuils comme Joanie
Rochette qui, tout de suite après le décès de sa mère, est
retournée sur la glace défendre son titre de patineuse
artistique aux Jeux Olympiques. La société a décidé que
c’était admirable. C’est admirable, mais c’est en même
temps, à tout le moins, troublant.
Dans Le Terrier, le personnage de la mère, Becca, amorce
sa remontée à partir du moment où elle rencontre le
jeune qui est responsable de l’accident. Rencontrer ce
jeune homme est un élément-clé dans le récit qu’elle
se fait à elle-même de la mort de son fils. Tant qu’on
est dans la recherche de réponses à des questions sur
l’histoire de la mort de l’être qu’on aimait, on n’est pas
dans le deuil, on est en quelque sorte pris à un niveau
cérébral. Alors que le deuil, lui, se passe dans le cœur.
Combien de gens endeuillés disent avoir eu hâte de
pleurer ? Et Becca pleure enfin.
Le deuil n’est pas une maladie, il ne s’agit donc pas
d’essayer d’en guérir. C’est un état qui nous habite. Il vaut
mieux se faire l’ami de son propre deuil et se rappeler
que l’émotion qui nous submerge de manière parfois
inattendue est là tout simplement parce qu’on aimait la
personne qui n’est plus là. C’est de l’amour. C’est beau.
C’est de l’eau. Tout simplement.
Ce texte est le fruit d’entretiens avec Sylvie Williams,
de la Maison Monbourquette, et Josée Masson, de
l’organisme Deuil-Jeunesse.
Maison Monbourquette
(514) 523-3596 ou 1-888LEDEUIL
maisonmonbourquette.com
Deuil Jeunesse
1-855-889-3666
LE TERRIER 38
POUR LES GOURMANDS
Présentée à La Licorne en janvier 2016, la pièce Les
événements, de David Greig, met en scène la rencontre
d’une survivante d’une tuerie de masse et de l’auteur du
massacre.
Excusez-moi, je suis en deuil !, de Jean Monbourquette et
Isabelle Aspremont, Novalis (2011)
Vivre le deuil au jour le jour, de Christophe Fauré, Éditeur
J’ai Lu (2000)
Mort, mais pas dans mon cœur, de Josée Masson, aux
Éditions Logiques (2010)
© Suzane O’Neill
Le film Rabbit Hole ou Trou noir sous son titre québécois
est l’adaptation cinématographique de la pièce de David
Lindsay-Abaire. Réalisé par John Cameron Mitchell en
2010, il met en vedette Nicole Kidman, Aaron Eckhart et
Dianne Wiest.
Emmanuel Schwartz et Johanna Nutter
LE TERRIER 39
S alle D e n ise - P elletier
9 n ovembre au 7 décembre 2 0 1 6
1984
TEXTE - GEORGE ORWELL
M I S E E N S C È N E - E D I T H PAT E N AU D E
Avec V É R O N I Q U E C Ô T É , J E A N - M I C H E L D É R Y,
MAXIM GAUDETTE, ÉLIOT LAPRISE, JUSTIN LARAMÉE,
ALEXIS MARTIN, CLAUDIANE RUELLAND
E T R É J E A N VA L L É E
C O P RO D U C T I O N D U T H É ÂT R E D E N I S E - P E L L E T I E R
E T D U T H É ÂT R E D U T R I D E N T
VOIR LA BANDE-ANNONCE
en savoir
© Stéphane Bourgeois
Dans un régime dirigé par Big Brother, Winston Smith est
chargé de réécrire l’Histoire dans le cadre de son travail
au ministère de la Vérité. Il demeure à chaque instant
susceptible d’être traqué par la Police de la Pensée.
Malgré cela, il tente de comprendre la motivation de la
dictature totalitaire mise en place. Il commence à écrire
un journal afin de laisser une trace de la vérité. Amoureux
de Julia, il rêve comme elle d’un soulèvement. Tous deux
croient fermement à cette Fraternité de résistants que
dirige clandestinement le charismatique O’Brien. O’Brien
est-il le seul espoir pour que Winston échappe aux
châtiments, prix à payer pour ses crimes envers le Parti ?
40
De Eric Blair
à George Orwell
George Orwell
par Joëlle Bond
Né Eric Blair le 25 juin 1903 en Inde, à Motihari, sous le
régime colonial britannique, George Orwell s’inspirera
de ses expériences personnelles pour produire une
oeuvre engagée contre l’impérialisme et le totalitarisme.
Il sera chroniqueur, critique littéraire, journaliste et
auteur, prenant position pour une forme de socialisme
assez personnelle, qui poussera certains à le qualifier
« d’anarchiste conservateur ». De sa production fort
variée émergent deux oeuvres phares, toutes deux à
saveur politique : La Ferme des Animaux (1945) et 1984
(1949). C’est pour ce roman qu’il invente le concept de Big
Brother, une autorité suprême qui surveille constamment
la population tout en réduisant ses libertés au minimum.
Depuis, le terme est passé dans le langage courant pour
désigner métaphoriquement toute forme de surveillance
par l’autorité au pouvoir. Le contexte de répression
dépeint dans 1984 est fortement inspiré du stalinisme
et du nazisme tels que vécus à l’époque d’Orwell qui,
par son histoire, cherche à éveiller la conscience de
la gauche britannique dont il faisait partie et qu’il
soupçonnait de sympathiser avec les vues de Staline.
L’intrigue présente une Londres en ruines, qui n’est pas
sans rappeler celle dans laquelle Orwell évoluait après la
Deuxième Guerre mondiale, complètement détruite par
une guerre nucléaire entre l’Est et l’Ouest qui aurait eu
lieu dans les années 1950. Orwell présente un univers
sombre où la liberté d’expression n’existe pratiquement
plus et où le gouvernement tente d’asservir la population
par le concept de doublepensée, principe selon lequel
chacun est contraint d’accepter simultanément deux
points de vue complètement opposés sans les remettre
en question. Il s’agit, en somme, de la mort de l’esprit
critique. Un monde triste que tente de documenter
Winston Smith, un employé du Ministère de la Vérité qui
a la tâche de remanier les archives historiques pour les
faire correspondre aux versions officielles de l’histoire
proposées par le Parti. Le roman, figure emblématique
du roman d’anticipation qui fait office de référence aux
côtés du roman Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley,
est devenu un incontournable pour qui s’intéresse à la
dystopie et à la science-fiction.
P our q uoi ?
Joëlle a écrit ces textes pour le programme du
spectacle au Théâtre du Trident avec lequel le
Théâtre Denise-Pelletier est en coproduction. Je
tenais à ce que ces textes fort bien documentés
arrivent jusqu’à nous.
- E. Jimenez
Comédienne et auteure dramatique, Joëlle Bond a présenté
son premier texte dans le cadre des Chantiers du Carrefour
international de théâtre 2009, Charme. Cette traversée sans
prétention de l’héritage féminin construit depuis les années
1940 lui vaut la Bourse Première Œuvre de Première Ovation. Elle
poursuit également un travail d’écriture de chanson comme dans le
spectacle La fête sauvage de Véronique Côté, présenté au Théâtre
de Quat’sous en décembre 2015 et en tournée dans les Maisons de
la culture de Montréal au printemps 2017. Le texte est publié chez
Atelier10. Joëlle œuvre aussi à titre de traductrice, surtout dans
les domaines de la comédie musicale et du théâtre. On lui doit les
versions françaises de Sweeney Todd, Les quatre filles du Docteur
March, Peter Pan et Grace.
1984 41
Abécédaire
par Alexis Martin
Amour
Doublepensée
Goldstein
L’amour au sens érotique n’existe plus, sinon dans la
partie prolétarienne de Londres. Les membres du Parti,
eux, s’unissent essentiellement… pour faire des enfants.
Dire délibérément des mensonges tout en y croyant
sincèrement, oublier tout fait qui peut être un inconvénient ; nier la réalité objective tout en tenant compte de
cette réalité… le principal, c’est que le Parti a toujours
raison.
Goldstein, c’est l’ennemi absolu ; le déviant, celui qui
refuse par égoïsme et cécité sociale le pari de Big Brother. C’est l’homme ancré dans les peurs anciennes et
qui refuse de s’effacer en faveur du bien commun et de
la cohésion du groupe.
Big Brother, c’est le leader incontesté et incontestable de
l’Océania. Il n’est pas contestable puisqu’il est l’émanation
même des désirs les plus profonds du peuple. Il n’est pas
sans faire penser à Staline, le dictateur de l’URSS qui a
dominé l’histoire de son pays de 1929 à 1953.
Censure
C’est l’hygiène de la pensée ; il faut libérer les esprits des
informations inutiles ou qui peuvent le détourner des
objectifs du Parti. La censure veille à désencombrer les
archives et les cerveaux.
Éducation
L’éducation a pour but unique de former des citoyens
exemplaires et des membres du Parti éclairés… dans les
visées du Parti.
© Stéphane Bourgeois
Big Brother
Faits
Les faits, c’est ce qui permet de faire la différence entre
le vrai et le faux. L’argument factuel est indépassable
dans un monde où la rationalité s’appuie sur une démarche scientifique. Mais le problème reste : quels faits
sont retenus, lesquels écartés ? Comment conclure
qu’une proposition est vraie sans savoir si les faits qui
permettent ce jugement sont disponibles dans
leur entièreté ?
P our q uoi ?
Pour cet abécédaire, nous avons demandé à
Alexis Martin, comédien du spectacle 1984, de
plonger dans un tourbillon de mots émanant
de l’univers complexe de cette œuvre. Il est
le détenteur d’un cerveau et d’une sensibilité
exceptionnels. Sa fréquentation de la philosophie
fait de lui un collaborateur hors-pair.
- E. Jimenez
1984 42
Haine
Individu
C’est une émotion nécessaire pour contrer la séduction
de Goldstein et de ses partisans. Une forme d’hygiène
sociale, hygiène régulière et commandée qui permet
au groupe de resserrer les liens et d’éprouver une plus
grande solidarité.
L’individu, c’est une fiction, une fiction mortifère. Pour
Le Parti il n’y a pas d’individus libres ; seulement des
membres d’un corps qui les dépasse et les englobe totalement.
Julia
Mariage
C’est l’amoureuse qui échappe à toute prudence, poussée par une force érotique qui déjoue toujours les pronostics.
L’objectif du Parti est de permettre aux citoyens de former des couples, de former des liens ; mais l’acte sexuel
doit être vidé de tout érotisme ; le seul but du mariage
est la procréation ; tout mariage doit être approuvé et
sanctionné par le Parti.
K est le nom d’un personnage de Kafka
Novlangue
Joseph K., lui aussi, comme Winston, est aux prises avec
un monde absurde où la vérité semble échapper aux critères de validité habituels.
Le but de la novlangue est de réduire au maximum
l’éventail des concepts possibles dans l’expression de la
pensée humaine. Éventuellement, avancent ses experts,
les crimes de la pensée seront impossibles puisqu’il n’y
aura pas de mots pour les traduire ou même les imaginer… Réduire, comprimer, abolir ce qui n’est pas essentiel et strictement utile : inutile de faire des périphrases
pour désigner un individu dangereux pour l’ordre et le
Parti. Winston n’est pas un agitateur, ou un objecteur de
conscience, un révolutionnaire, ou un sceptique ; il est
nonbon, tout simplement.
Liberté
La liberté c’est aussi une forme d’esclavage. C’est un
abîme. Rien de plus difficile que d’être libre. C’est L’argument immémorial de toutes les dictatures. Mais c’est
aussi une façon de noyer le poisson : vous êtes libre, de
quoi vous plaignez-vous ? Mais l’êtes-vous vraiment ?
Comment mesure-t-on la liberté réelle ?
© Stéphane Bourgeois
O’Brien
C’est un haut cadre du Parti, un apparatchik ; c’est lui qui
va embobiner Winston dans une aventure trompeuse.
1984 43
Parti
Travail
Y et Z
C’est la seule entité politique légitime. Ne pas en être,
c’est être suspect.
Le travail de Winston est particulier : détruire journellement dans les archives d’Océania ce qui semble contredire la réalité que le Parti avalise ce jour-là ; on appelle
ça du révisionnisme historique.
Y et Z ont été éliminées de la Novlangue : ces lettres ne
servent plus à rien. Elles sont des non-lettres. À quoi
bon même en discuter ?
Question
Dans la chambre 101, Winston sera habilité à poser
toutes les questions qu’il souhaite. Mais les réponses ne
seront pas celles qu’il attend.
Réalité
La réalité n’existe que dans le crâne des gens ; elle n’est
pas un fait objectif pour le Parti ; en fait, la réalité est
une vue de l’esprit. Une construction mentale et culturelle… celle du Parti.
Utopie
Une utopie est une construction imaginaire d’une société qui serait idéale ; dans le cas de 1984, il s’agit bien
plutôt d’une dystopie dans l’esprit de son auteur : c’està-dire une société régie par une idéologie néfaste.
Vérité
La vérité est celle qui émane du Parti. Toute autre possibilité n’existe pas.
Le prix de la lucidité, c’est la soumission. Et la soumission exigée est celle de l’individu complet, jusqu’au
moindre recoin de sa conscience.
© Stéphane Bourgeois
Soumission
Winston Smith
C’est le héros du roman 1984. Ou encore ; la victime ? Ou
plutôt notre miroir ? Sommes-nous, comme Winston,
ceux qui ont abdiqué ?
X : le signe du rejet
C’est cette croix à l’encre que l’on trace sur les figures
passées qu’on désire oublier. C’est ainsi qu’on élimine les
visages des photographies, qu’on raye de l’existence historique des pans entiers de mémoire collective, de façon
à reformater le passé.
ALEXIS MARTIN incarne le personnage d’O’Brien dans 1984. Il est
comédien, mais aussi metteur en scène, auteur et scénariste. Il
co-dirige le Nouveau Théâtre Expérimental depuis 1999. Il fait
également partie du paysage télévisuel québécois en multipliant
les rôles notamment dans Toute la vérité, Apparences, Les beaux
malaises, Les Parent et Apparences. Il compte de nombreuses
collaborations avec Louis Bélanger notamment dans sa nouvelle
série : Séquelles et dans ses films Route 132 et tout récemment Les
mauvaises herbes.
1984 44
Big Brother vous regarde…
par Joëlle Bond
En juin 2013, Edward Snowden, ancien agent de la CIA et
consultant de la NSA (National Security Agency) aux ÉtatsUnis, rend publiques, par le biais de différents médias
dont le journal The Guardian, des informations ultrasecrètes sur les programmes de surveillance de masse
opérés par les autorités britanniques et américaines.
Le grand public apprend alors que les services secrets
ont mis sur pied divers programmes de surveillance
leur permettant d’avoir accès à leurs courriels, appels
téléphoniques et à une quantité impressionnante
d’informations privées obtenues par le biais de portes
cachées dans les logiciels de Google, Apple, Facebook...
et bien d’autres. Accusé de trahison, d’espionnage et de
vol de biens gouvernementaux par les États-Unis, il se
réfugiera à Hong Kong avant de s’exiler de façon plus
permanente en Russie. Néanmoins, ses révélations,
comprenant plus de 1,7 million de documents,
permettent d’ouvrir le débat mondial sur la question de la
vie privée à l’ère du numérique. On voit d’ailleurs, depuis
quelques années, l’émergence de polices d’assurance
qui proposent de protéger votre identité en ligne. Mais
pourquoi la protéger, justement, cette identité virtuelle ?
Après tout, on ne donne que des informations de base
quand on achète sur un site transactionnel, on révèle un
peu plus par courriel, peut-être, mais qu’est-ce qui peut
bien nous arriver ? C’est justement le problème : de se
révéler sur la toile sans jamais savoir qui se trouve de
l’autre côté. Qui a accès à nos informations personnelles
et, surtout, comment sont-elles utilisées ? Mais qu’en
est-il de la surveillance dans la vie réelle ? Récemment,
certaines grandes chaînes de magasins ont décidé de faire
appel à la technologie, question de freiner l’ascension
du commerce en ligne et de profiter de ces avancées
numériques qui leur faisaient jusqu’alors perdre des parts
de marché. En effet, le signal wi-fi émis par le téléphone
intelligent que chacun garde au fond de sa poche permet
maintenant de savoir combien de gens entrent dans un
magasin, mais aussi, par exemple, combien de temps
une personne s’attarde devant un étalage de produits
de beauté ou d’articles de cuisine. Des informations qui
serviront à offrir des rabais sur mesure selon le type de
clientèle ou de changer la disposition des rayons d’un
magasin selon l’achalandage. Ces expériences ont suscité
des critiques véhémentes de la part des consommateurs
sur les réseaux sociaux, auxquels les représentants des
grandes chaînes répondent unilatéralement que ce n’est
rien que les commerçants en ligne ne font pas depuis
des années.
1984 45
EXTRAIT
Rien à cacher /
No way to feel safe
P our q uoi ?
Parce que j’ai eu un immense coup de cœur en
assistant à la présentation de leur projet Rien à
cacher/No way to feel safe au Festival du Jamais
Lu 2016 (www.jamaislu.com)
- E. Jimenez
de Patrice Charbonneau-Brunelle, Marilou Craft, Dominique Leclerc
et François-Édouard Bernier
Pa t r ic e
Patr ic e
Anne -Soph ie
Je suis à la fête d’un ami qui vient d’avoir 30 ans.
Quand le party est ben pogné, on a l’idée vraiment
originale de prendre une photo de groupe pis de tous la
poster en même temps.
Malade !
Mais, y a une fille qui est pas down parce qu’a veut pas
se ramasser sur Facebook. On essaie de la convaincre,
elle buck.
Je lui demande de se tasser pour faire la photo sans elle,
ça fait un petit frette.
On finit pas ne pas prendre la photo.
Plus tard, elle vient me jaser ça, elle me dit:
J’me présente.
T’as raison. Techniquement, au Canada, le gouvernement
est pas supposé lire nos courriels, visiter notre Facebook,
ou fouiller dans notre Dropbox… c’est vrai. Pour ça, il
a besoin d’un mandat : il doit passer par un processus
juridique... Par contre, il est tout à fait libre de ramasser
nos métadonnées.
An n e-Sop hie
Est-ce que t’as déjà entendu parler de reconnaissance
faciale ?
Patr ic e
Tsé, y a des soirs où t’es content d’apprendre des
affaires...
Pa trice
C’est quoi ça ?
An n e-Sop hie
Anne -Soph ie
Des agences de renseignements ?
Les métadonnées, c’est des données sur des données.
A n n e -So p h i e
Patr ic e
(Elle voit qu’il ne sait pas de quoi elle parle.)
Moi, c’est Anne-Sophie.
Je voulais pas te rusher…
J’étudie les médias socio-numériques à la maîtrise, ça
fait que oui,
j’ai tendance à faire attention à ce que je mets sur les
médias sociaux...
Pis y a des soirs que ça te tente moyen...
Anne -Soph ie
An n e-Sop hie
C’est des données récoltées à partir de notre activité sur
le web.
Les métadonnées, ça permet d’identifier un ordinateur
Un fureteur,
Une adresse IP,
D’autres pages Web,
Pis l’ensemble de l’environnement qui entoure la
donnée.
Edward Snowden ?
Patr ic e
Ah oui, je l’ai vu à John Oliver, mais je pige pas la parano,
on n’est pas aux États…
1984 46
Pa t r ic e
Si le gouvernement peut pas lire mon courriel, qu’est-ce
que ça lui donne ?
A n n e -So p h i e
Ben, il peut savoir quelle recherche j’ai fait
Do min iq u e
Quel site web j’ai consulté
A n n e -So p h i e
Combien de fois je le consulte
Do min iq u e
Les sites que je visite le plus souvent
A n n e -So p h i e
Sn ow den
Dominiqu e
J’ai essayé de prévenir les Canadiens des périls de la loi
« anti-terreur »…
(lisant dans le livre 1984)
« Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un
moment donné,
on était surveillé.
Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la
Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle
quelconque, personne ne pouvait le savoir.
On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le
monde, constamment.
Mais de toute façon, elle pouvait mettre une prise sur
votre ligne chaque fois qu’elle le désirait. »
La position géographique de mon ordinateur.
Même chose avec les téléphones : il a pas le contenu
Mais il a la durée de l’appel
Le destinataire
La position de son GPS à lui
Combien de fois on s’est appelés…
Pis tout ça, c’est pas considéré comme faisant partie de
la vie privée, selon la loi actuelle.
(Tous regardent Snowden, bouche bée.)
Pa t r ic e
La conversation avec Anne-Sophie de l’autre soir a
curieusement pas vraiment laissé de trace dans mon
esprit.
Je me souviens surtout de la quantité de vin qu’on a bue
Et de la photo que j’ai pas prise.
Mais l’air du temps me rattrape.
Je commence à travailler sur la scénographie de
l’adaptation de 1984 de George Orwell.
En lisant le texte, tout ce qu’Anne-Sophie m’a raconté
me revient d’un coup : c’est comme si elle m’avait décrit
le livre 67 ans plus tard. Dans mes recherches y a une
image qui me frappe.
Donc, on n’intercepte pas des données personnelles de
façon illégale.
A n n e -So p h i e
C’est ça que Harper disait pour expliquer qu’il respectait
la loi.
Mais c’est tout ce qu’il y a autour qui est collecté.
En 2015, les Conservateurs ont proposé la loi C-51 : la loi
anti-terreur.
(On retrouve le personnage d’Edward Snowden.)
D om in ique
Je sais, Edward, j’ai partagé ton article, mais j’ai eu
aucune réaction…
(Un temps.)
Patr ic e
Snowde n
1984 est un livre important, c’est vrai, mais il ne devrait
pas nous aveugler par les limites de l’imagination de
l’auteur. Le temps nous a montré que le monde est plus
imprévisible et plus dangereux que ça.
Patrice Charbonneau-Brunelle est scénographe. Il signe d’ailleurs
la scénographie du spectacle 1984. Dominique Leclerc est
comédienne comme François-Édouard Bernier. Marilou Craft
est dramaturge.
1984 47
POUR LES GOURMANDS
Réalisé par Terry Gilliam en 1985, ce film est en quelque
sorte un rejeton ou une libre adaptation de 1984. En
effet, il met en scène le personnage de Sam Lowry, un
fonctionnaire qui se révolte peu à peu contre un système
bureaucratique totalitaire.
Dans cette suite de la trilogie Millénium, le personnage
de Lisbeth Salander plonge au cœur des secrets de la
NSA, agence de surveillance du gouvernement américain.
Écrit par David Lagercrantz, ce livre est paru en 2015 chez
Actes sud.
À surveiller, la sortie du film
Snowden d’Oliver Stone, à
l’automne 2016.
Réalisé en 1984 par Michael Radford, ce film met en
vedette John Hurt et Richard Burton dans les rôles
respectifs de Winston Smith et d’O’Brien. Ils y livrent tous
deux une interprétation bouleversante. J’ai vu ce film
quand j’avais treize ans. Mon frère trippait sur le groupe
Eurythmics qui a composé une partie de la bandesonore, alors il nous avait emmenés voir ça avec nos
parents. L’atmosphère pesante du film m’avait vraiment
atteinte. En sortant du cinéma, j’ai eu très, très envie de
vivre et de parler.
1984 (For the love of
Big Brother), album de
Eurythmics.
écouter
L’orangeraie
1984 48
S alle F red - B arry / 6 au 2 1 décembre 2 0 1 6
Anne... la
MAISON AUX
PIGNONS VERTS
TEXTE - LUCY MAUD MONTGOMERY
ADAPTATION ET MISE EN SCÈNE
FRÉDÉRIC BÉLANGER
Avec S H A U N A B O N A D U C E , M A X I M E D E S J A R D I N S ,
PA M É L A D U M O N T, K AT R I N E D U H A I M E
ET STEVE GAGNON
P R O D U C T I O N A D V I E NN E Q U E P O U R R A
en savoir
Matthew et sa sœur Marilla adoptent un enfant pour les
aider aux travaux de la ferme. Or, au lieu du garçon attendu, une surprise les attend à la gare : une fille. Leur
affection pour Anne la rouquine est telle qu’ils décident
de la garder avec eux. Une fois installée aux pignons verts,
Anne se fait des amis, mais aussi quelques ennemis, dont
Gilbert, avec qui elle développe une féroce compétition à
l’école. Et même après qu’il l’ait sauvée, lorsque la barque
des Barry a pris l’eau, Anne, qui ne craint pas les opinions, refuse l’amitié du jeune homme. La flamboyance
de la jeune orpheline change les perceptions et jette une
lumière sur la peur de l’inconnu et du jugement. Ode
poétique à la tolérance, Anne est une célébration de la
jeunesse, une rêverie sur l’urgence de toujours réenchanter le monde malgré les épreuves.
© Catherine Lepage
49
Entrevue
fictive
avec un
personnage
fictif
par Marie-Hélène Larose-Truchon
P our q uoi ?
Parce que Marie-Hélène Larose-Truchon écrit
magnifiquement pour le jeune public, mais
surtout parce qu’elle est une fan finie de Lucy
Maud Montgomery.
- E. Jimenez
Que ce soit pour combattre le sexisme, pour améliorer
le traitement des femmes dans le système judiciaire
ou faire valoir leurs droits fondamentaux à travers le
monde, le féminisme redevient un sujet de plus en plus
discuté dans les médias. On remarque aussi que les
modèles du mouvement sont en mouvance. Beyoncé
elle-même s’affiche comme féministe tout en portant
talons aiguilles, tenues osées et en se déhanchant sur
des chorégraphies plutôt sexy... Ce qui ne manque pas
d’alimenter les débats entre les militantes ! Alors voilà
peut-être un aspect particulier du féminisme de notre
époque, soit la grande pluralité de ses expressions.
Immanquablement, cela mène à une diversité d’opinions
au niveau de la définition même du mot féminisme.
Ne nous surprenons pas qu’Anne Shirley n’échappe pas à
ce phénomène. Elle a marqué plusieurs générations de
lectrices et lecteurs, et aujourd’hui, nombreux sont les
articles de journaux, les blogs et les thèses universitaires
qui font d’elle une icône féministe.
À en croire cette affirmation, on pourrait donc dire qu’en
plus de faire partie d’une comédie musicale inscrite dans
les record Guinness, d’être incluse dans le cursus scolaire
japonais, d’être traduite en plus de trente langues, de
faire se déplacer chaque année des dizaines de milliers
de touristes à l’Île-du-Prince-Édouard, le personnage
d’Anne Shirley porte désormais la cause féministe... Mais
à quoi tient cette affirmation? Pour élucider la question,
je vous propose donc une entrevue fictive avec un
personnage fictif : nulle autre qu’Anne Shirley !
M.H.L.T.
Bonjour Mademoiselle Shirley. Puis-je vous appeler par
votre prénom ?
Anne Shirley
Oui, mais n’oubliez pas que je m’appelle Anne avec un
« e » ! Cela fait beaucoup plus distingué !
M.H.L.T.
Et pourquoi pensez-vous que votre personnage d’Anne
avec un « e » soit tant aimé depuis plus d’un siècle ?
Dites-moi, qu’avez-vous de si particulier ?
A.S.
Je parle sans arrêt, j’ai une imagination débordante et je
m’exprime avec beaucoup de fantaisie. Tout cela a parfois
Anne... la MAISON AUX PIGNONS VERTS 50
tendance à agacer, mais le plus souvent à faire rire ! Que
ce soit la beauté de la nature ou celle de ma meilleure
amie Diana, j’exprime tout avec intensité. Je crois que
cela apporte un regard rafraîchissant sur l’existence !
Mais j’ai plusieurs défauts : je suis orgueilleuse, et j’ai
tendance à m’enflammer ! Alors puisque je dis tout ce
que je pense, cela me met toujours dans de beaux draps.
Mais on pourrait dire que cela fait aussi partie de mon
charme ! Et à mon époque, il est très rare qu’une héroïne
de roman s’exprime avec autant de liberté.
M.H.L.T.
Cela vous fait-il penser que l’auteure du roman était
féministe ?
A.S.
Lucy Maud Montgomery est née en 1874 dans le petit
village de Cavendish. Le Canada de l’époque avait des
valeurs sociales et religieuses qui obligeaient la femme
à demeurer confinée à la maison. Au fédéral, le droit
de vote des femmes est apparu en 1918, et en 1922 à
l’Île-du-Prince-Édouard. Mais sachez ceci : au Québec,
les femmes ont pu voter seulement à partir de 1940.
Cela ne fait donc pas cent ans qu’elles votent dans votre
province ! Vu ce contexte, mon auteure a probablement
préféré afficher ses opinions par l’entremise de ses
personnages. Lucy Maud Montgomery me dépeint
comme une fille ambitieuse, qui croit à ses capacités
intellectuelles : observez la ferveur avec laquelle je désire
être l’égale des garçon dans la salle de classe ! J’obtiens
même une bourse pour étudier à l’université. Au moment
de l’écriture du roman, c’est une exception ! Pensez
aux parents de mon amie Diana, qui refusent qu’elle
poursuive des études collégiales parce qu’ils considèrent
que c’est une perte de temps…
De plus, j’ose même critiquer la religion en affirmant que
les femmes devraient avoir le droit de prêcher à l’église !
Même en 2016, cette opinion demeure révolutionnaire !
De vos jours, il y a de plus en plus de femmes pasteurs
dans certaines communautés protestantes mais elles
restent marginales. Quant au Vatican et à la religion
catholique, ils excluent toujours les femmes de la
prêtrise. En 1905, Lucy Maud Montgomery a beaucoup de
culot de mettre ces paroles dans la bouche d’une petite
orpheline.
M.H.L.T.
Avant de se quitter, je voudrais vous demander si vous
connaissez le test de Bechtel ?
A.S.
Je dois admettre que je ne sors pas beaucoup depuis un
siècle...
M.H.L.T.
C’est un test ludique qui démontre par l’absurde la
prédominance des hommes dans les œuvres fictionnelles.
Le test est simple : l’histoire doit comprendre au moins
deux personnages féminins identifiables (avec un nom).
Ces personnages doivent parler l’un avec l’autre. Et
finalement, cette conversation ne doit pas avoir pour
sujet les hommes. Mais en admettant que le scénario
d’un film réussisse le test, l’oeuvre en question ne sera
pas nécessairement féministe. Croyez-vous que le roman
Anne...la maison aux pignons verts passe le test Bechtel ?
A.S.
Je n’ai pas l’habitude de me taire, mais cette fois-ci je
voudrais laisser les lecteurs et spectateurs faire euxmêmes le test avant de me prononcer sur le sujet.
M.H.L.T.
Merci, Anne avec un « e », pour cette charmante entrevue.
A.S.
Au plaisir de vous croiser au détour d’une page...
Anne... la MAISON AUX PIGNONS VERTS 51
Lire Anne...
La maison
aux pignons
verts
par Marie-Hélène Larose-Truchon
Quand j’ai lu pour la première fois le roman Anne...
la maison aux pignons verts, les robes aux manches
bouffantes et les maisons victoriennes ont beaucoup
alimenté mes rêveries. Mais surtout, c’est le personnage
d’Anne Shirley qui s’est logé à jamais dans mon imaginaire.
Bien qu’elle se plaignait sans cesse de ses cheveux trop
roux et de son corps maigrichon, elle ne s’empêchait
jamais d’agir avec beaucoup de confiance en elle.
Anne Shirley avait un caractère particulier : frondeuse,
romantique, dotée d’un imaginaire débordant, elle se
permettait des élans poétiques qui la différenciaient des
autres héroïnes.
Certains ont qualifié Anne… la maison aux pignons
verts de roman d’apprentissage. Il est vrai que comme
dans Les aventures de Tom Sawyer de Mark Twain, on y
suit l’évolution de l’héroïne de son enfance jusqu’à
son adolescence, les chapitres avançant au rythme
de péripéties qui servent toutes à la maturation du
personnage.
Lucy Maud Montgomery
Anne... la MAISON AUX PIGNONS VERTS 52
Je découvris le roman vers les onze ou douze ans,
au même âge qu’avait l’héroïne. Dans les années qui
suivirent, je lus et relus tous les huit romans de la série
Anne. Je les louais à la bibliothèque, les partageais avec
mes amis, j’écoutais et ré-écoutais la série télévisée...
Même en voyage familial vers les Îles-de-la-Madeleine, je
rendis obligatoire l’arrêt à l’Île-du-Prince-Édouard, pour
une visite de la maison ayant inspiré les romans. J’étais
une vraie admiratrice de Lucy Maud Montgomery et je
crois que c’est grâce à elle que je devins définitivement
accro aux plaisirs de la lecture.
Un peu plus vieille, je choisis au hasard un autre de ses
romans, Émilie de La Nouvelle Lune. Cette héroïne, plus
ténébreuse et mélancolique que la lumineuse Anne, était
elle aussi habitée par un très grand désir d’écriture. Voilà
donc une autre particularité des romans de Lucy Maud
Montgomery : plusieurs d’entre eux mettent en scène
de jeunes femmes écrivains, ce qui était peu commun
au début du XXe siècle canadien, et qui offre encore
aujourd’hui un modèle original pour les lecteurs.
Lucy Maud Montgomery a écrit la première version
de Anne of Green Gables en 1905. Elle a fait plusieurs
tentatives pour le publier mais son manuscrit a été refusé
à chaque fois. Suite à ces refus répétitifs, elle aurait rangé
son roman dans une vieille boîte à chapeau, et ce n’est
qu’en 1908 qu’elle le ressortit pour une ultime tentative
de publication. Le roman sera finalement édité cette
année-là. Le succès fut immédiat !
Elle-même ayant été élevée par ses grands-parents et
s’étant mariée tardivement - pour l’époque – Montgomery
vivait dans des conditions semblables à celles des
orphelines Anne ou Emilie. On pourrait donc croire que
ses romans s’inspirent un peu de sa vie. L’éducation
stricte qu’elle aurait reçue, ainsi que les heures solitaires
auprès de ses grands-parents auraient obligé l’auteure
à développer son imaginaire. L’ennui pourrait-il être un
embrayeur à esprit créatif ?
Si tant de cœurs ont été charmés par les
périples de la vie d’Anne Shirley, c’est peut-être
à cause de sa sincérité, la verve fougueuse
avec laquelle elle exprime les joies toutes
simples de l’existence.
Un an après sa sortie de l’École nationale de théâtre du Canada
en écriture dramatique, Marie-Hélène Larose-Truchon gagne
le concours Le théâtre jeune public et la relève grâce à sa pièce
Reviens ! et reçoit une mention spéciale au prix Gratien-Gélinas
2013 pour son texte Minuit. En 2015, elle reçoit une deuxième
mention spéciale dans le cadre du même concours pour sa pièce
Un oiseau m’attend. Ces deux pièces ont été mises en lecture dans
le cadre du festival Dramaturgies en Dialogue du CEAD lors des
éditions de 2014 et 2015. Elle enseigne l’écriture dramatique à
l’École nationale de théâtre du Canada et travaille à divers projets
d’écriture pour le vieux et le jeune public.
Anne... la MAISON AUX PIGNONS VERTS 53
Akage no An,
ou Anne au
Japon
par Emmanuelle Jimenez
C’est sous ce titre que l’œuvre de Lucy Maud Montgomery
a été traduite au Japon en 1952, ce qui signifie Anne aux
cheveux roux. Après la Deuxième Guerre mondiale, Hiroshima
et Nagasaki, le Japon ne compte plus ses enfants orphelins.
C’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles Anne Shirley
se taille une place particulière dans le cœur des Japonais.
Depuis, elle fait l’objet d’un véritable engouement au Japon.
On lui consacre des livres à propos de la couture, des potspourris, des herbes ou à propos de la vie campagnarde. Il y a
même eu un parc d’attractions thématique en son honneur
dans la ville d’Hokkaïdo. Cet engouement n’est sûrement pas
étranger au fait que des milliers de touristes japonais visitent
l’Île-du-Prince-Édouard chaque année.
ANNE... LA MAISON AUX PIGNONS VERTS 54
POUR LES GOURMANDS
Le personnage de Maria dans La Mélodie du bonheur est
interprété par la rousse Julie Andrews
L es h éro ï n es
rebelles rousses
Au Moyen-Âge, naître femme aux cheveux roux pouvait
vous associer à la sorcellerie et vous mener sur le bûcher.
Je crois que les rousses peuvent dormir tranquilles
en 2016 mais il semble que la rousseur soit restée le
signe d’un caractère distinct, différent, à part. Plusieurs
héroïnes rebelles arborent d’ailleurs une tignasse d’un
roux flamboyant. Alors revoyez-les avec délice alors
qu’elles ébranlent l’ordre établi :
Fifi Brindacier est rousse. Ce personnage tiré d’une série
de romans écrits à partir de 1945 est une petite fille
marginale d’environ neuf ans qui figure dans une télésérie
qui a marqué beaucoup de gens nés avant 1980… Elle vit
avec un singe et un cheval et se couche aussi tard qu’elle
le désire. Son père, un ancien pirate, est un capitaine de
bateaux sillonnant les mers du monde… Il paraît que le
personnage de Lisbeth Salander de la série de romans
Millenium, est inspiré de Fifi Brindacier…
Merida, dans le film Rebelle (2012), est une princesse
de Disney aux cheveux roux, bouclés et très touffus qui
refuse d’être une princesse aux bonnes manières et qui,
surtout, refuse de se marier.
Annie, dans le film musical de John Huston du même
nom produit en 1982, est une orpheline définitivement
rousse qui se fait une place de choix dans le cœur d’un
milliardaire au départ froid et insensible.
Et si vous voulez tout savoir sur les roux, le magazine
Urbania leur a consacré un numéro complet : le numéro
37 du printemps 2013.
ANNE... LA MAISON AUX PIGNONS VERTS 55
PINGPONGPING.CA
L ’ équipe du t h éâtre D e n ise - P elletier
C O N S E I L D ’A D M I N I S T R AT I O N
Directeur artistique Claude Poissant
Directeur général Rémi Brousseau
Adjointe à la direction
générale Nathalie Godbout
Directeur de production Réjean Paquin
Responsable des
infrastructures
et directeur technique Guy Caron
Directrice des
communications Julie Houle
Adjointe aux
communications Anaïs Bonotaux-Bouchard
Attachée de presse
(Salle Denise-Pelletier) Isabelle Bleau
Relations de presse
(Salle Fred-Barry) RuGicomm
Conseiller au
directeur artistique Jean-Simon Traversy
Responsable des
services scolaires Claudia Dupont
Adjointe aux
services scolaires Stéphanie Delaunay
Gérant Marc-André Perrone
Préposées au guichet Geneviève Bédard
Jacynthe Legault
Chef machiniste Pierre Léveillé
Chef éclairagiste Michel Chartrand
Chef sonorisateur Claude Cyr
Chef habilleuse Louise Desfossés
Chef cintrier Pierre Lachapelle
Coordonnateur technique
(Salle Fred-Barry) Ghislain Dufour
Techniciens Xavier Berthiaume
Maïté Bonotaux-Bouchard
Raphaël Bussières
Anthony Cantara
Frédéricke Chartrand
Patrice D’Aragon
Président
Laurent Duceppe
Mathieu Dumont
Martin Dussault
Michel Dussault
Sébastien Fillion
Alexandre Gohier
Robin Kittel-Ouimet
Marjorie Lefebvre
Ève Léveillé
Louis Léveillé
Jonathan Pape
Serge Pelletier
Carlos Diogo Pinto
Luc Racine
Martha Rodriguez
Michel Terrien
Responsable de l’entretien Patrice Jolin
Préposé à l’entretien Éric Belleau
AccueilGeneviève Bédard
Ghislain Blouin
Virginie
Brosseau-Jamieson
Alexandre Cannesan
Émilie Carrier-Boileau
Benjamin Charrette
Cynthia Galarneau
Shannie Godin
Lyne Labrie
Jacynthe Legault
Collette Lemay
Annie-Claude Letarte
Marcie Michaud-Gagnon
Étienne Raymond
Bénévoles Lucette Bernèche
Gratia Dumas
Aline Gauthier
Andrée Hassel
Carmen Lebrun
Janine Limoges
Nicole Poulin
Monsieur Pierre-Yves Desbiens * CPA, CA, CF, MBA
Vice-président Finance et administration
Institut NEOMED
Vice-présidente
Madame Nathalie Barthe *
Vice-présidente UX/Design produit
Logient
Secrétaire
Benoit Lestage, LLB, D. Fisc.
Directeur principal
Service de fiscalité internationale Mazars
Administrateurs
Sylvain Boucher
Associé, services de certification
Ernst & Young s.r.l. / S.E.N.C.R.L.
Luc Bourgeois
Comédien
Rémi Brousseau *
Directeur général
Théâtre Denise-Pelletier
Jean Leclerc
Comédien et metteur en scène
Claude Poissant *
Directeur artistique
Théâtre Denise-Pelletier
Président honoraire
Gilles Pelletier
* Membres du comité exécutif
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