imanche 22 Avril 2007

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Publié dans Orient le jour, Beyrouth, le 9 mai 2008
Un anniversaire qui divise
Yakov M. Rabkin
Alors que l’État d’Israël se prépare à célébrer son 60e anniversaire, une
profonde division s’est développée entre les nationalistes de droite et les
juifs, tant laïques que religieux, qui rejettent ou remettent en question le
nationalisme ethnique de l’État d’Israël. Un débat public ouvert et franc sur
la place de l’État sioniste dans la continuité juive a désormais lieu tant en
Israël qu’au sein des diasporas juives.
Depuis des décennies de nombreux juifs tentent de réconcilier les
contradictions existant entre le judaïsme tel qu’ils le professent et
l’idéologie sioniste qui s’est emparée d’eux. Ainsi Avraham Burg, qui
présidait, à tour de rôle, la Knesset et l’Organisation sioniste mondiale,
déplore la direction violente qu’a prise la société israélienne.
Considérant le projet sioniste moribond, il appelle à tous ceux de ses
compatriotes qui peuvent le faire de se procurer un deuxième
passeport. Son appel peut étonner : après tout Israël est une
puissance nucléaire et un succès économique impressionnants.
Or, de plus en plus de juifs israéliens demandent publiquement si
l’état-nation ethnique, assiégé chroniquement au Moyen-Orient, est
« bon pour les juifs. » Parmi eux, beaucoup continuent à être
préoccupés par le fait que le sionisme militant détruit les valeurs
morales juives et met les juifs en danger. Ils constatent que c’est la
structure exclusive de l’État sioniste qui entraîne l’utilisation chronique
de la force. Ils attribuent aux fondateurs de l’État, tous originaires de
l’Europe de l’Est, une myopie dangereuse qui ne prenait pas en compte
les droits des Palestiniens musulmans et chrétiens dépossédés et
déplacés au cours de la réalisation du rêve sioniste. S’appuyant sur
leur supériorité militaire les leaders sionistes ne faisait point l’attention
aux avertissements venant tant de sources traditionnelles du judaïsme
que de grands penseurs juifs contemporains. Tandis que le Prophète
Samuel rappelait que « ce n'est pas la force qui fait le vainqueur », la
politologue juive allemande Hannah Arendt était plutôt pragmatique:
Même si les juifs pouvaient gagner la guerre, … les juifs victorieux
seraient entourés par une population arabe entièrement hostile, isolés
derrières des frontières menacées, absorbés par le besoin d’autodéfense
physique… Et tout cela serait le destin d’une nation qui – peu importe le
nombre d’immigrants qu’elle pourrait intégrer et peu importe jusqu’où
seraient étendues les frontières – restera un peuple très petit devant
des voisins hostiles bien plus nombreux.
Un vétéran de la milice sioniste Hagana et un des héros de la création
d’Israël n’est pas arrivé à fêter le 60e anniversaire de l’État sioniste.
Yossi Harel, capitaine du légendaire bateau Exodus qui, en 1947,
transportaient 4500 juifs européens, dont la majorité rescapés de la
Shoah, est mort à la fin d’avril. Le bateau a été repoussé par les
autorités britanniques qui craignaient que l’arrivée de milliers de colons
sionistes allait menacer la société palestinienne alors multiethnique. En
commentant cet épisode, rendu célèbre par Holywood dans un film qui
met en vedette Paul Newman, Harel a dit que « l’Histoire a prouvé que
l’on ne peut pas vaincre les réfugiés ». Ironiquement, sa conclusion se
révèle vraie de nos jours par rapport aux millions de réfugiés
palestiniens et de leurs descendants.
Les juifs israéliens, tout comme les diasporas juives, sont
profondément divisés. L’axe, le long duquel cette division s’est formée
ne correspond a aucune des divisions habituelles
ashkénaze/sépharade, pratiquant/non pratiquant, orthodoxe/nonorthodoxe. Dans chacune de ces catégories se trouvent des juifs pour
qui la fierté nationale, et même l’arrogance, est une valeur positive, et
qui donnent leur appui enthousiaste a l’état qui incarne pour eux une
garantie de la survie des juifs.
Mais chacune de ces catégories inclut également des juifs qui croient
que le prix humain et moral que l’État ethnique juif exige, sape tout ce
que le judaïsme enseigne, en particulier les valeurs clés de l’humilité,
et de la compassion. Tout comme les partisans les plus inconditionnels
du recours continu à la force, ils pointent du doigt le paradoxe qui veut
qu’Israël, souvent présenté comme un asile ultime, devienne l’un des
endroits les plus dangereux pour les juifs. L’esprit de pionnier qui
anime certains colons en Cisjordanie les irrite et paraît désuet, voire
dangereux.
Les clivages parmi les juifs sont si aigus qu’ils peuvent les diviser de
manière aussi irrémédiable que lors de l’avènement du christianisme il
y a deux millénaires. Le christianisme, qui incarne une lecture grecque
de la Torah, s’est par la suite détaché du judaïsme. Comme le
christianisme, le sionisme, reflétant une lecture nationaliste et
romantique de la Torah et de l’histoire juive, en est venu à fasciner de
nombreux juifs. Il reste à voir si la rupture entre ceux qui s’en
remettent a la tradition morale juive et les convertis à l’exclusivisme
nationaliste juif peut un jour être palliée.
Yakov M. Rabkin est l’auteur de « Au nom de la Torah : une histoire
de lòpposition juive au sionisme » (PUL, 2004). Il est professeur
d’histoire a l’Université de Montréal.
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