Inventer l'écriture
Rituels prophétiques et chamaniques des Indiens
d'Amérique du Nord, XVIIe-XIXesiècles
Si les sociétés humaines ont régulièrement éprouvé le besoin
d'élaborer des systèmes de signes très variés tels que des
répertoires ornementaux, des héraldiques, des codes de
signalisation ou diverses notations mathématiques, ces répertoires
n’étaient pas destinés à inscrire et à stabiliser des discours. Ce
sont les techniques d’inscription de discours, et seulement celles-
ci, qui seront considérées, dans cet ouvrage, comme des écritures.
L’écriture chinoise, de même que l’alphabet latin, doivent être
considérées comme des écritures intégrales dans la mesure où
elles permettent de transcrire graphiquement l’intégralité de
n’importe quel discours. Dans cet ouvrage, il sera question d'un
concept d’écriture qui ne se limite pas à ces écritures intégrales :
les écritures étudiées dans ce livre sont toutes des écritures que
l'on peut qualifier de sélectives (ainsi, les textes des planches
gravées du prophète Kenekuk ou des livres d’écorce des
chamanes du Midewiwin étaient tous rédigés à l’aide d’une
écriture sélective).
L’une des définitions les plus courantes des écritures sélectives
(souvent qualifiées, à tort, de pictographiques) consiste à
remarquer qu’elles ne peuvent être lues sans que l’information
qu’elles contiennent ait été mémorisée au préalable. Il faut penser
les écritures intégrales en fonction des écritures sélectives, celles-
ci étant destinées à ne transcrire que certaines parties du discours
ciblé, contrairement aux écritures intégrales susceptibles de coder
la totalité d’un discours. Quelles relations précises ces écritures
sélectives entretenaient-elles avec les discours qu’elles
transcrivaient ? Telle est l'une des questions posées par cet
ouvrage. Les écritures sélectives furent toutes utilisées pour
renforcer la fixité des discours formalisés. Elles représentaient
graphiquement (de manière figurative ou non) certains éléments
clefs des discours ciblés : soit le nom des épisodes narratifs
successifs, soit le nom des éléments variables d’une structure
poétique paralléliste. Elles opéraient donc une sélection régulée
des parties du discours cible qui devaient être inscrites ; elles
inscrivaient à la fois le nom de chaque variable (sous une forme
généralement logographique, mais parfois phonographique) et
leur ordre dans la succession du discours. Ces écritures sélectives
constituaient une technique d’inscription et de stabilisation du
contenu de discours, mais contrairement aux écritures intégrales,
elles n’encodaient pas la totalité de leurs discours cibles mais
seulement certaines parties sélectionnées ainsi que leur ordre.
Elles n’étaient, de plus, destinées qu’à stabiliser un nombre limité
de discours rituels qu’il fallait apprendre par cœur pour être
capable de les réciter le plus exactement possible.
Pierre Déléage est anthropologue au Laboratoire d'anthropologie sociale
(Collège de France, EHESS), spécialiste des conditions de transmission et de
stabilisation du savoir. Il est notamment l'auteur de La Croix et les Hiéroglyphes