Produire paraît si naturel à nos contemporains qu'il leur semble que cet acte par laquelle tant de
choses se jouent en notre époque, a été de tout temps au centre de la vie sociale des hommes. Au
travers de ce texte, nous essayerons de démontrer qu'il n'en est rien, et donc que la production, pour
ancienne qu'est son origine, n'en demeure pas moins un élément crucial de l'histoire et du
développement des sociétés humaines. Ce qui signifie parallèlement que l'historicité de la
production ne peut se comprendre que par la considération de l'historicité du fait social, du caractère
historiquement déterminé de l'apparition de la société elle-même.
Le développement de l'une comme de l'autre repose sur les mêmes mécanismes qui font que les
individus passent d'un type d'échange à un autre. De ce que certains (comme Jean Baudrillard)
nomment échanges symboliques ayant rythmés la vie des communautés dites « primitives » (dont le
plus marquant était sans aucun doute celui régissant les relations entre les vivants et les morts, dont
les moments forts se situait dans les rites initiatiques et calendaires), les individus ont introduit dans
leurs relations une forme d'échange soumise à des règles d'équivalence1. Ces règles sont à l'origine
des sociétés et des pouvoirs qui en déterminent et maintiennent la structure. L'échange marchand,
soumis à la valeur, est celui par lequel s'est développé jusqu'à envahir le monde, le règne de
l'accumulation sans fin. L'économie est devenue son langage et la production sa raison d'être.
Si l'échange marchand se base sur des abstractions (quantité, identité, équivalence, loi du nombre,
etc), la production est donc l'acte par lequel celles-ci prennent les contours d'une certaine réalité
sociale au travers de laquelle est rendu possible la socialisation des individus mais aussi
parallèlement, une atomisation de ceux-ci dont l'effet est de mettre chacun d'eux face à leur
« responsabilité » de perpétuation des conditions de la production comme de leur reproduction. La
praxis productive induit par conséquent une séparation entre les individus et leurs conditions de vie,
ou peut-on dire, de survie, et c'est sur l'articulation de cette séparation, historiquement déterminée
par la production, que s'appuiera cette étude dont le but n'est pas de fournir une démonstration
accomplie de la « nature » spécifiquement historique de la production mais d'apporter un certain
nombre d'éléments de réflexion et de références qui peuvent contribuer à ce que soit réalisée un jour
cette démonstration (et il ne fait pas de doute que les données historiques, anthropologiques et
sociologiques en sus de considérations philosophiques sont susceptibles d'y contribuer grandement).
La production fait partie de ces « choses » qui, en déterminant historiquement, mais aussi
fondamentalement, la nature des actions par lesquelles les êtres humains interagissent avec leur
environnement et leurs semblables, échappent de fait à une critique destinée à remettre en cause leur
présupposition ontologique. C'est ainsi qu'en créant un objet particulier, le produit, issue de sa
pratique, la production a par là-même inventée le sujet séparé de la vie qui le fonde. La production,
en médiatisant la relation entre cette forme de subjectivité « castrée » et l'objectivité
« désincarnée », structure un monde, celui des sociétés modernes, gouverné par le « besoin » et
l'accumulation. C'est donc toute la dynamique de la satisfaction et de l'accumulation qui fonde la
société capitaliste qu'il nous faut interroger en tant qu'expression sociale typique à cette société et
issue de la praxis productive. Mais s'il nous faut partir de notre situation afin de considérer de façon
plus accusatrice la production qu'il n'est de bon ton de le faire y compris dans les « milieux
alternatifs », nous ne pourrions bien sûr passer outre la nécessité d'évoquer d'autres réalités, celles
des communautés « primitives » où la production n'existait pas, afin de sortir cette activité humaine
particulière du fatras des fonctions considérées par beaucoup comme étant incontournables à la
fondation de toute communauté humaine et de toutes relations les caractérisant. C'est le but que
nous nous sommes assigné au travers de ce texte. Puisse-t-il en tout cas y contribuer.
1« La socialisation n'est rien d'autre que cet immense passage de l'échange symbolique des différences à la logique
sociale des équivalences. » Jean Baudrillard, L'échange symbolique et la mort, éd. Gallimard, 1976, p. 258