Les historiens et la destruction des Arméniens
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guerre mondiale dirige d’autres historiens
vers ce sujet
1
. Elle n’est d’ailleurs pas indif-
férente à la problématique des usages poli-
tiques du passé, telle qu’elle a été définie
dans un ouvrage collectif conçu par Fran-
çois Hartog et Jacques Revel
2
. L’évolution
de l’historiographie de la Solution finale
contribue elle aussi à mieux intégrer le
génocide des Arméniens dans l’histoire
contemporaine. L’initiative de la
Revue
d’histoire de la Shoah
est tout à fait signifi-
cative de cette nouvelle histoire des géno-
cides qui privilégie l’historicisation des
faits plutôt que leur irréductibilité infran-
chissable
3
.
L’histoire turque, qui reste marquée par
l’œuvre essentielle de l’historien anglo-
américain Bernard Lewis
4, connaît elle aussi
des transformations importantes liées à
l’émergence de nouvelles dimensions, dont
la question kurde qui réinstruit le dossier
de l’identité politique et culturelle de l’État-
nation. Hamit Bozarslan, spécialiste de cette
histoire, a lui aussi contribué à la réflexion
sur la connaissance du génocide arménien
en publiant une importante enquête histo-
riographique et empirique 5. L’histoire ar-
ménienne s’oriente également vers des di-
rections de recherche capables de mieux
éclairer le processus de destruction et sa
place dans l’histoire des Arméniens au
20e siècle 6, dans celle de l’Europe et des
deux conflits mondiaux encore trop rare-
ment étudiés ensemble. Ce renforcement
de la recherche peut permettre une amorce
de rapprochement avec les historiens
turcs, ne serait-ce qu’en déterminant des
sujets d’enquête précis qui peuvent échap-
per au préalable paralysant du génocide et
de son déni. Devant le face-à-face entre
l’historiographie du génocide des Armé-
niens et le discours d’État en Turquie, il
reste possible de privilégier un travail mo-
nographique très précis multipliant les
types de regard et leur croisement, exploi-
tant tous les chantiers documentaires
accessibles, sans pour autant renoncer à
l’étude elle-même de ce face-à-face et de
ses mécanismes contemporains.
L’AFFRONTEMENT DES HISTORIOGRAPHIES
Deux manières de faire, et avec elles
deux conceptions du rapport au passé de
la première guerre mondiale, s’affrontent
1. Cf. S. Audoin-Rouzeau et al. (dir.), La Violence de
guerre 1914-1945, Bruxelles, Complexe, 2002. On remar-
quera néanmoins que le cas arménien n’a pas été retenu
pour la publication, à la différence de ceux des Tsiganes et
des juifs pour la seconde guerre mondiale (le colloque dont
le livre est issu comprenait une table ronde au cours de la-
quelle François Georgeon présenta une communication sur
le génocide arménien).
2. François Hartog et Jacques Revel (dir.), Les usages poli-
tiques du passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001. Cf. notam-
ment, des deux concepteurs, « Note de conjoncture
historiographique », p. 13-24, et de Lucette Valensi, « Notes
sur deux histoires discordantes. Le cas des Arméniens pen-
dant la Première Guerre mondiale », p. 157-168.
3. Cf. également Raya Cohen, « Le génocide arménien
dans la mémoire collective juive », Cahiers du judaïsme, 3,
automne 1998, p. 112-122. L’écrivain juif allemand, né à
Prague, Franz Werfel est au cœur de ce processus de trans-
mission avec son roman Les Quarante jours du Musa Dagh,
conçu en mars 1929 au cours d’un séjour à Damas. « Le
spectacle désolant d’enfants de réfugiés qui travaillaient
dans une manufacture de tapis, mutilés et minés par la faim,
fut le point de départ qui décida l’auteur à ressusciter
l’inconcevable destinée du peuple arménien, déjà plongé
dans la nuit du passé. » (Avant-propos, trad. française, Paris,
Albin Michel, 1936, p. 9. Nouvelle édition, préface d’Élie
Wiesel, Paris, Livre de Poche, 1986 et 1990). Sur Franz
Werfel, cf. Peter Stephan Jungk, Franz Werfel. Une vie de
Prague à Hollywood, trad. française, Paris, Albin Michel,
1990. L’auteur y narre son propre voyage à Venise, sur l’île
San Lazzaro des méchitaristes, reconstituant l’itinéraire de
Franz Werfel afin de mieux comprendre la genèse de cette
œuvre majeure sur le génocide des Arméniens ( ibid.,
p. 186-188). Ce récit a été publié dans le dossier de la Revue
d’histoire de la Shoah (op. cit., p. 375-378).
4. Bernard Lewis, Islam et laïcité. La naissance de la Tur-
quie moderne, Paris, Fayard, 1988 (il s’agit de la traduction
de la réédition de 1968 de l’Oxford University Press et de la
Royal Institute of International Affairs). Sur la Turquie mo-
derne, cf. également, Paul Dumont, Mustafa Kemal invente
la Turquie moderne, Bruxelles, Complexe, 1983, et, avec
Jean-Louis Bacqué-Grammont (dir.), La Turquie et la France
à l’époque d’Atatürk, Paris, ADET, 1981 ; Serif Mardin, Reli-
gion and Social Change in Modern Turkey, Albany, New
York University Press, 1989 ; Ërik-Jan Zürcher, Türkey. A
Modern History, Londres & New York, I.B. Tauris, 1998, pré-
cédé de The unionist Factor. The role of the Committee
Union and Progress in the Turkish National Movement,
1905-1926, Leiden, E. J. Brill, 1984.
5. Hamit Bozarslan, « L’extermination des Arméniens et
des juifs. Quelques éléments de comparaison », in Hans-
Lukas Kieser et Dominik J. Schaller Hrsg (dir.), Der Völke-
rmord an den Armeniern und die Shoah, op. cit., p. 317-
345.
6. Cf. Anahide Ter Minassian, « Les Arméniens au
20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 67, juillet-
septembre 2000, p. 135-150.
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