enjeux les historiens et la destruction des arméniens

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ENJEUX
LES HISTORIENS ET LA DESTRUCTION
DES ARMÉNIENS
Vincent Duclert
« L’objectif réel de la déportation était le vol et la destruction ; il
s’agissait réellement d’une nouvelle méthode pour massacrer : lorsque
les autorités turques lancèrent les ordres de déportation, elles
annonçaient à tout un peuple sa destruction ; elles en étaient parfaitement conscientes et, dans leurs conversations avec moi, les officiers
turcs ne firent aucun effort particulier pour me dissimuler ce fait. »
Henry Morgenthau 1
L’historiographie récente de la première
guerre mondiale ne conduit pas seulement
à réévaluer les seuils de violence atteints,
sur les différents fronts, de 1914 à 1918. Elle
incite à comparer cette violence multiforme à ce qui est généralement considéré
comme la caractéristique du conflit suivant : le recours systématique à la persécution des civils, l’extermination des juifs.
Dans cette perspective, Vincent Duclert
souligne l’urgence qu’il y a à progresser
dans la connaissance de la destruction des
Arméniens, non pas seulement pour répondre aux attentes des descendants des
1. Henry Morgenthau, Mémoires, suivis de documents inédits du Département d’État [1919], préface de Gérard Chaliand, Paris, Payot, 1984, p. 267-268. Sur cet ambassadeur
américain auprès de la Porte, cf. Paul Rouben Adalian,
« L’ambassadeur Morgenthau et l’élaboration de la politique
américaine de protestation et d’intervention contre le génocide (1914-1915) », in « Ailleurs, hier, autrement. Connaissance et reconnaissance du génocide arménien », Revue
d’histoire de la Shoah, 177-178, janvier-août 2003, p. 425435. L’attitude des États-Unis et de l’opinion américaine
devant cet événement a fait l’objet d’une étude décisive publiée en langue anglaise en octobre 2003 : Peter Balakian,
The Burning Tigris. The Armenian Genocide and America’s
Response, New York, Harper Collins, 2003. Je remercie bien
vivement, pour leur aide et pour leurs conseils, Jean-Jacques
Becker, Hamit Bozarslan, Anahide Ter Minassian et Claire
Mouradian. Naturellement, je reste seul responsable de la
teneur de cet article.
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Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 81,
janvier-mars 2004, p. 137-153.
victimes, mais parce que la dénégation persistante des autorités turques constitue
cette histoire en enjeu politique dans la
conscience européenne et, qu’au-delà, ce
passé-présent est un objet à part entière de
l’histoire du 20e siècle, particulièrement
celle des empires, des États, des sociétés et
des guerres.
A
u cours du premier conflit mondial,
l’extermination de près d’un million d’Arméniens 2, peuple chrétien 3 estimé à près de deux millions de
personnes et concentré dans trois régions
centrales de l’Empire ottoman, Constantinople, les villes côtières de la mer Égée et la
2. Les chiffres des pertes arméniennes pendant la première guerre mondiale font l’objet de vifs débats qui alimentent le travail des historiens ou les entreprises de dénégation
de l’intention criminelle des massacres survenus dans l’Empire ottoman. Sur ces discussions, cf. le travail de Youssef
Courbage et Philippe Fargues, Chrétiens et Juifs dans l’Islam
arabe et turc, Paris, Fayard, 1992, p. 222 sq. Les deux chercheurs de l’INED ne se prononcent pas sur l’interprétation
de ces massacres à grande échelle, à la différence de Frédéric Paulin, « Négationnisme et théorie des populations
stables. Le cas du génocide arménien », in Hervé Le Bras
(dir.), L’invention des populations. Biologie, idéologie et politique, Paris, Odile Jacob, 2000.
3. Cf. Gérard Dédéyan (dir.), Les Arméniens. Histoire
d’une chrétienté, Toulouse, Privat, 1990.
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Vincent Duclert
grande Anatolie ou Arménie 1, et sa quasidisparition de ce foyer originel 2, constitue le
principal événement par lequel se transmet
aujourd’hui en Occident la connaissance de
la guerre en Orient 3. Si les violences considérables exercées sur la communauté loyale
et fidèle « nation » de l’Empire (Millet-i Sadika), dont le rôle avait été important pour
la libéralisation du régime ottoman aux deux
phases cruciales de 1876 et de 1908 4, constituent un fait historique dont la matérialité
n’est contestée que par la marge la plus orthodoxe des historiens officiels turcs, en
revanche l’interprétation de cet événement –
l’intention et la réalisation collectives, politiques et étatiques, d’un crime de masse caractéristique d’un génocide moderne – fait
l’objet de contestations très violentes, derrière lesquelles agissent des enjeux nationaux et identitaires puissants.
L’État turc a conçu un système de dénégation du génocide servi par une historiographie officielle. De fait, la Turquie moderne risque de se poser là en héritière
directe de la dictature du gouvernement
jeune-turc de 1913. Du moins apparaît-elle
en situation de revendiquer le pire de ses héritages. La contradiction apparaît cependant
1. Les effectifs arméniens varient entre 1,2 million pour la
dernière estimation ottomane (1914) et 2,4 millions pour le
comptage du patriarcat d’Istanbul en 1912. L’historien britannique Arnold Toynbee (Les Massacres des Arméniens, 19151916, Paris, Payot, 1916) estime que la communauté arménienne doit être comprise avant la guerre entre 1,6 million et
2 millions. Raymond Kévorkian et Paul Paboudjian ont exploité les statistiques du patriarcat arménien – contestées par
les autorités ottomanes et les historiens turcs – pour écrire
leur livre Les Arméniens dans l’empire ottoman à la veille du
Génocide, Paris, Éditions d’art et d’histoire, 1992.
2. L’effectif fourni par le premier recensement de la République fait état de 77 000 Arméniens résidant en Turquie en
1927. Le recensement de 1965 décompte 64 000 personnes
de religion arménienne, mais seulement 32 000 arménophones (cf. Youssef Courbage et Philippe Fargues, op. cit.,
p. 222 et p. 226).
3. L’itinéraire de l’historien Yves Ternon illustre cette observation. Spécialiste du génocide des Arméniens depuis
1977, il a écrit en 2002 une histoire de l’Empire ottoman,
Empire ottoman. Le déclin, la chute, l’effacement, Paris, Éditions du Félin/Michel de Maulne, 2002.
4. C’est aussi le cas de la Perse. Cf. Anahide Ter Minassian, « Le rôle des Arméniens du Caucase dans la révolution
constitutionnaliste de la Perse (1905-1912) », in Raoul
Motika et Michel Ursinus (eds), Causasia between the Ottoman Empire and Iran, 1555-1914, Wiesbaden, Reichert
Verlag, 2000, p. 147-176.
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moins définitive si, d’une part, on considère
le processus de nationalisation de l’histoire
dès l’instauration de la République 5 et si,
d’autre part, on relève le principe de turcification de l’espace, source d’une légitimité
absolue qui restreint la portée démocratique
de la citoyenneté kémaliste 6. Il demeure
aujourd’hui quasiment impossible en Turquie d’aller contre un discours d’État qui mobilise historiens, intellectuels, syndicalistes,
etc. Le « tabou arménien » existe depuis
l’avènement du nouvel État en 1922, non pas
en raison de la volonté kémaliste de s’acharner spécifiquement sur les Arméniens, mais
parce que toute menace sur l’intégrité de la
Turquie implique le recours à une idéologie
nationaliste indépassable.
Les communautés arméniennes sont mobilisées pour obtenir la reconnaissance du
génocide perpétré par la dictature jeuneturque à leur encontre. Le mur dressé par la
Turquie devant ce qu’elle nomme le
« prétendu génocide » et la radicalisation du
patriotisme arménien ont engendré dans les
années 1970 une phase de terrorisme,
aujourd’hui révolue 7. La montée en puissance de la judiciarisation des faits historiques, particulièrement en France en ce qui
concerne le génocide perpétré contre les
juifs 8, a dirigé le militantisme arménien vers
5. Etienne Copeaux, Espaces et temps de la nation turque.
Analyse d’une historiographie nationaliste, 1931-1993,
Paris, CNRS Éditions, 1997.
6. Le crime de « séparatisme » a justifié aussi bien le coup
d’État militaire du 12 septembre 1980 que les nombreuses
condamnations d’intellectuels et de militants politiques
kurdes ou communistes. L’abolition de l’article 8 de la loi,
qui constitue l’une des pièces maîtresses de ce dispositif de
répression, est incluse dans la réforme du 19 juin 2003 visant
à démocratiser l’arsenal juridique turc. Cette avancée a été
récusée par le président de la République Ahmet Necdet
Sezer qui a usé de son droit de veto le 30 juin suivant.
7. Sur le terrorisme arménien, cf. Yves Ternon, La cause
arménienne, Paris, Le Seuil, 1983 et Armand Gaspard, Le
combat arménien. Entre terrorisme et utopie, Genève, L’Âge
d’Homme, 1984.
8. La loi dite Gayssot du 30 juin 1990 réprimant « ceux qui
auront contesté […] l’existence d’un ou plusieurs crimes
contre l’humanité », a montré qu’il était possible de légiférer
sur l’histoire, en pénalisant les actes de négationnisme du
génocide des juifs. Dans le même sens, les différents procès
visant des responsables de la Solution finale en France ont
établi le pouvoir de la justice en matière historique. Que
cela soit considéré comme un bien ou un mal n’enlève rien
au fait qu’il s’agit là d’une réalité incontournable.
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Les historiens et la destruction des Arméniens
un combat sans relâche en faveur de la reconnaissance du génocide. Beaucoup des
historiens des Arméniens participent activement à cette quête de la qualification qui
correspond à des choix où se mêlent le droit,
la morale, la politique – lutte contre la négation du passé et volonté de restitution de
l’histoire à ceux qui en sont privés. Des travaux récents montrent cependant que la
voie de la recherche conserve un rôle dans
ce défi autant civique que scientifique, le lien
entre les deux termes forgeant une proposition éthique fondée sur le pouvoir du savoir.
QUESTIONS SUR UN GÉNOCIDE
La réalisation du premier des génocides
du 20e siècle amène à s’interroger sur sa singularité au regard de ceux qui l’ont suivi 1.
Elle implique en même temps de comprendre le rôle de la guerre dans ce phénomène historique et de participer à la réévaluation en cours du sens de la Grande
Guerre 2. Pour les Arméniens, la tragédie représentée par la destruction volontaire de
leur principale communauté a isolé l’événement du cours de leur longue histoire, ou
du moins l’a mise en question 3. Pour les
Turcs qui ont conservé et nationalisé le
cœur de l’Empire ottoman après la défaite
de 1918, le fait du génocide, la spécificité
1. Il n’est pas possible de conclure que l’achèvement du
20e siècle a signifié la fin des génocides. Il paraît avéré qu’un
génocide se déroule en Tchétchénie. Cf. la mise au point
d’Yves Cohen sur ce sujet, « Intervenir dans la cité-monde »,
in Vincent Duclert, Christophe Prochasson et Perrine SimonNahum (dir.), Il s’est passé quelque chose, Paris, Denoël, coll.
« Médiations », 2003, p. 219-229.
2. Cf. Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 1418, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000. La politique
et la guerre. Pour comprendre le XXe siècle européen. Hommage à Jean-Jacques Becker, Paris, Éditions Agnès ViénotNoesis, 2002. Cf. également George L. Mosse, De la Grande
Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, préface de S. Audoin-Rouzeau, Paris, Hachette,
1999, ainsi que Aviel Roshwald et Richard Stites (dir.), European Culture in the Great War. The Arts, Entertainment and
Propaganda, 1914-1918, Cambridge, Cambridge University
Press, 1993, et John Horne et Alan Kramer, German Atrocities, 1914. A History of Denial, New Haven/London, Yale
University Press, 2001 ; J.-J. Becker et S. Audoin-Rouzeau
sont les maîtres d’œuvre d’un Dictionnaire critique de la
Grande Guerre (Paris, Bayard, 2004) qui fait une place importante à la connaissance des fronts turco-ottomans et de
la destruction des Arméniens.
139
qui pourrait être accordée à la destruction
des Arméniens sont récusés par une propagande d’État, au profit d’une situation de
guerre supposée installer une forme d’équivalence entre les violences, les massacres et
les souffrances. Par défaut de cette vérité
historique incontestée, fondement des processus de libéralisation des États et d’acceptation du passé, si tragique soit-il, les représentants des communautés arméniennes et
de nombreux historiens qui s’y rattachent
poursuivent donc un combat visant à la reconnaissance de la qualité de génocide de
la tragédie de 1915, au moyen d’une qualification juridique que peuvent seuls décréter
des tribunaux souverains et des assemblées
internationales. L’histoire s’est parfois déplacée hors du terrain de la recherche. Il est
possible, sans faiblesse ni naïveté, d’envisager qu’elle y demeure pourtant.
Au-delà de l’importance majeure que revêtent la « Grande Catastrophe » et sa mémoire définitive pour les communautés arméniennes désormais absentes de Turquie
(à l’exception d’Istanbul), regroupées pour
une part dans l’Arménie ex-soviétique et dispersées pour l’autre en Europe occidentale
et en Amérique du Nord 4, au-delà de l’actualité du conflit qui oppose une historiographie particulière au discours idéologique
d’un État-nation, des questions apparaissent
toujours décisives, mais semblent difficiles à
poser en raison d’une lourde conjoncture
politique, archivistique et scientifique. Elles
n’intéressent pas les seuls spécialistes de
l’Empire ottoman ou de l’histoire arménienne ; elles convient à la réflexion les historiens des génocides et de la violence, ceux
de l’État et des guerres, ceux du politique et
3. Cf. Hrand Pasdermadjian, Histoire de l’Arménie, depuis
les origines jusqu’au traité de Lausanne [1949], nouvelle édition, Paris, Librairie orientale H. Samuelian, 1986 ; Gérard
Dédayan (dir.), Histoire des Arméniens, Toulouse, Privat,
1982, réédition 1996 ; Raymond H. Kévorkian et Jean-Pierre
Mahé (dir.), Arménie. 3000 ans d’histoire, Marseille, Maison
arménienne de la jeunesse et de la culture, 1998 ; Claire
Mouradian, L’Arménie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? »,
2002 (3e édition).
4. Cf. Martine Hovanessian (dir.), Les Arméniens et leur
territoire, Paris, Autrement, coll. « Français d’ailleurs, Peuples d’ici », 1995.
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Vincent Duclert
des intellectuels, ceux des savoirs et de leur
place dans les engagements civiques. Une
première expérience de recherche nous a du
reste personnellement convaincu de la nécessité de poser en ces termes les interrogations relatives à l’événement 1.
La première guerre mondiale a-t-elle,
par la destruction des Arméniens d’Orient,
inauguré un processus génocidaire qu’on
pensait devoir seulement connaître pour la
seconde avec la destruction des juifs
d’Europe ? Quelle place et quelles interprétations peuvent être données aux massacres à grande échelle qui ont eu lieu précédemment dans l’Empire en 1894-1896 et
en 1909 ? Peut-on faire l’histoire des faits
qui ont débuté le 24 avril 1915 à Istanbul
en dehors du cadre dressé par la qualification juridique de 1945 ? Comment distinguer et définir au sein d’un processus qui
s’impose par sa massivité et son caractère
de tragédie absolue ? Comment se situer
dans l’affrontement qui oppose le travail
de qualification mené par les historiens du
génocide des Arméniens et l’entreprise de
contestation des autorités turques récusant
toute intention génocidaire ? Comment
penser le rôle des chercheurs dans cette
configuration publique, politique et idéologique centrée sur l’interprétation d’un
événement historique ? Comment la recherche historienne peut-t-elle devenir
une voie possible dans le processus de réconciliation des Turcs et des Arméniens
adoptant un même principe démocatique ?
L’objet d’étude que constitue la destruction des Arméniens de l’Empire ottoman
croise objectivement de nombreux domaines de l’histoire contemporaine générale, relations internationales 2, histoire de
1. Vincent Duclert et Gilles Pécout, « La mobilisation intellectuelle face aux massacres d’Arménie (1894-1900) », in
André Gueslin et Dominique Kalifa (dir.), Les exclus en Europe
1830-1930, Paris, Éditions de l’Atelier, 1999, p. 323-344.
2. Ce croisement est illustré par le travail de la revue
Guerres mondiales et conflits contemporains, et en son sein
de l’historien Jacques Thobie, lui-même spécialiste de l’Empire ottoman (Intérêts et impéralisme français dans l’Empire
ottoman, 1895-1914, Paris, 1977). Cf. à paraître aux Publications de la Sorbonne, les mélanges en l’honneur de Jacques Thobie.
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l’État, histoire religieuse et sociale, histoire
politique et intellectuelle. Le développement du comparatisme sur les génocides 3
et le travail critique mené sur la Solution
finale 4 ont déterminé, dans le sillage de
travaux pionniers 5, de nouvelles recherches
sur le cas arménien 6, à l’image de celle que
dirigèrent deux historiens suisses en 2002 7
ou des travaux réunis par la Revue d’histoire de la Shoah dans un dossier spécial 8.
La nouvelle historiographie de la première
3. Cf. Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1997.
4. Cf. Arno Mayer, Why Did the Heavens not Darken ? The
« Final Solution » in History [1988], La « solution finale » dans
l’histoire, traduction française, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1990.
5. Cf. Léo Kuper, « Le concept de génocide et son application aux massacres des Arméniens en 1915-1916 par les
Turcs », in Tribunal permanent des peuples, préface de
Pierre Vidal-Naquet, Le crime de silence. Le génocide des Arméniens, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1984, p. 313322 et Jean-Jacques Becker, « Génocide. Du bon usage d’un
mot », in « Enquête sur la tragédie d’avril 1915. Le massacre
des Arméniens », L’Histoire, 187, avril 1995, p. 38-39. Ce travail comparatiste a été mené aux États-Unis par Vahakn
N. Dadrian (« The Convergent Aspects of the Armenian and
Jewish Cases of Genocide. A Reinterpretation of the Concept of Holocaust », Holocaust and Genocide Studies, 2,
1988, p. 151-170), par Richard Hovannisian, qui a dirigé
deux ouvrages importants (The Armenian Genocide in perspective, New Brunswick, Transaction Publishers, 1986, et
The Armenian Genocide. History, Politics, Ethics, New York,
St Martin’s Press, 1992) et par Robert Melson ( Revolution
and Genocide. On the Origins of the Armenian Genocide
and the Holocaust, Chicago, University of Chicago Press,
1992 et « Problèmes soulevés par la comparaison arménien
et l’holocauste », in « Actualité… », op. cit., p. 373-385). Cf.
également Yair Auron, The Banality of Indifference. Zionism
and the Armenian Genocide, Transaction Publishers, 2000,
les actes du colloque d’Erevan organisé par le Zoryan Institute, Problems of Genocide, Cambridge (MA) et Toronto,
1997 et le travail de Roger W. Smith, « Pouvoir étatique et intentions génocidaires. Les usages du génocide au
XXe siècle », in « Actualité… », op. cit., p. 387-396.
6. Tout en poursuivant ses recherches sur le génocide des
Arméniens, Yves Ternon a développé à partir de 1995 un
travail original autour des génocides et de l’État criminel. Cf.
L’État criminel. Les génocides au XXe siècle, Paris, Le Seuil,
1995 ; Du négationnisme. Mémoire et tabou, Paris, Desclée
de Brouwer, 1999 ; L’innocence des victimes. Au siècle des
génocides, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
7. Hans-Lukas Kieser et Dominik J. Schaller Hrsg (dir.),
Der Völkermord an den Armeniern und die Shoah, Zurich,
Chronos, 2002.
8. « Ailleurs, hier, autrement. Connaissance et reconnaissance du génocide arménien », Revue d’histoire de la Shoah,
177-178, janvier-août 2003 (dossier coordonné par Georges
Bensoussan, Claire Mouradian et Yves Ternon, désormais
abrégé en « Ailleurs… »). Cf. en particulier Annette Becker,
« L’extermination des Arméniens entre dénonciation, indifférence et oubli, de 1915 aux années vingt », ibid., p. 295-312.
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Les historiens et la destruction des Arméniens
guerre mondiale dirige d’autres historiens
vers ce sujet 1. Elle n’est d’ailleurs pas indifférente à la problématique des usages politiques du passé, telle qu’elle a été définie
dans un ouvrage collectif conçu par François Hartog et Jacques Revel 2. L’évolution
de l’historiographie de la Solution finale
contribue elle aussi à mieux intégrer le
génocide des Arméniens dans l’histoire
contemporaine. L’initiative de la Revue
d’histoire de la Shoah est tout à fait significative de cette nouvelle histoire des génocides qui privilégie l’historicisation des
faits plutôt que leur irréductibilité infranchissable 3.
L’histoire turque, qui reste marquée par
l’œuvre essentielle de l’historien angloaméricain Bernard Lewis 4, connaît elle aussi
des transformations importantes liées à
l’émergence de nouvelles dimensions, dont
la question kurde qui réinstruit le dossier
de l’identité politique et culturelle de l’Étatnation. Hamit Bozarslan, spécialiste de cette
1. Cf. S. Audoin-Rouzeau et al. (dir.), La Violence de
guerre 1914-1945, Bruxelles, Complexe, 2002. On remarquera néanmoins que le cas arménien n’a pas été retenu
pour la publication, à la différence de ceux des Tsiganes et
des juifs pour la seconde guerre mondiale (le colloque dont
le livre est issu comprenait une table ronde au cours de laquelle François Georgeon présenta une communication sur
le génocide arménien).
2. François Hartog et Jacques Revel (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001. Cf. notamment, des deux concepteurs, « Note de conjoncture
historiographique », p. 13-24, et de Lucette Valensi, « Notes
sur deux histoires discordantes. Le cas des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale », p. 157-168.
3. Cf. également Raya Cohen, « Le génocide arménien
dans la mémoire collective juive », Cahiers du judaïsme, 3,
automne 1998, p. 112-122. L’écrivain juif allemand, né à
Prague, Franz Werfel est au cœur de ce processus de transmission avec son roman Les Quarante jours du Musa Dagh,
conçu en mars 1929 au cours d’un séjour à Damas. « Le
spectacle désolant d’enfants de réfugiés qui travaillaient
dans une manufacture de tapis, mutilés et minés par la faim,
fut le point de départ qui décida l’auteur à ressusciter
l’inconcevable destinée du peuple arménien, déjà plongé
dans la nuit du passé. » (Avant-propos, trad. française, Paris,
Albin Michel, 1936, p. 9. Nouvelle édition, préface d’Élie
Wiesel, Paris, Livre de Poche, 1986 et 1990). Sur Franz
Werfel, cf. Peter Stephan Jungk, Franz Werfel. Une vie de
Prague à Hollywood, trad. française, Paris, Albin Michel,
1990. L’auteur y narre son propre voyage à Venise, sur l’île
San Lazzaro des méchitaristes, reconstituant l’itinéraire de
Franz Werfel afin de mieux comprendre la genèse de cette
œuvre majeure sur le génocide des Arméniens ( ibid.,
p. 186-188). Ce récit a été publié dans le dossier de la Revue
d’histoire de la Shoah (op. cit., p. 375-378).
141
histoire, a lui aussi contribué à la réflexion
sur la connaissance du génocide arménien
en publiant une importante enquête historiographique et empirique 5. L’histoire arménienne s’oriente également vers des directions de recherche capables de mieux
éclairer le processus de destruction et sa
place dans l’histoire des Arméniens au
20e siècle 6, dans celle de l’Europe et des
deux conflits mondiaux encore trop rarement étudiés ensemble. Ce renforcement
de la recherche peut permettre une amorce
de rapprochement avec les historiens
turcs, ne serait-ce qu’en déterminant des
sujets d’enquête précis qui peuvent échapper au préalable paralysant du génocide et
de son déni. Devant le face-à-face entre
l’historiographie du génocide des Arméniens et le discours d’État en Turquie, il
reste possible de privilégier un travail monographique très précis multipliant les
types de regard et leur croisement, exploitant tous les chantiers documentaires
accessibles, sans pour autant renoncer à
l’étude elle-même de ce face-à-face et de
ses mécanismes contemporains.
L’AFFRONTEMENT DES HISTORIOGRAPHIES
Deux manières de faire, et avec elles
deux conceptions du rapport au passé de
la première guerre mondiale, s’affrontent
4. Bernard Lewis, Islam et laïcité. La naissance de la Turquie moderne, Paris, Fayard, 1988 (il s’agit de la traduction
de la réédition de 1968 de l’Oxford University Press et de la
Royal Institute of International Affairs). Sur la Turquie moderne, cf. également, Paul Dumont, Mustafa Kemal invente
la Turquie moderne, Bruxelles, Complexe, 1983, et, avec
Jean-Louis Bacqué-Grammont (dir.), La Turquie et la France
à l’époque d’Atatürk, Paris, ADET, 1981 ; Serif Mardin, Religion and Social Change in Modern Turkey, Albany, New
York University Press, 1989 ; Ërik-Jan Zürcher, Türkey. A
Modern History, Londres & New York, I.B. Tauris, 1998, précédé de The unionist Factor. The role of the Committee
Union and Progress in the Turkish National Movement,
1905-1926, Leiden, E. J. Brill, 1984.
5. Hamit Bozarslan, « L’extermination des Arméniens et
des juifs. Quelques éléments de comparaison », in HansLukas Kieser et Dominik J. Schaller Hrsg (dir.), Der Völkermord an den Armeniern und die Shoah, op. cit., p. 317345.
6. Cf. Anahide Ter Minassian, « Les Arméniens au
20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 67, juilletseptembre 2000, p. 135-150.
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Vincent Duclert
depuis la fin des années 1960 sur la question du génocide arménien. Les historiens
des Arméniens définissent les massacres
conduits à grande échelle dans l’espace
ottoman à partir de 1915 comme un génocide, décidé et réalisé contre une population spécifique par les responsables politiques et militaires de la dictature unioniste 1. Leurs travaux qui revendiquent la
méthode historique sont de nature scientifique, même si certains s’inscrivent toujours dans des cadres communautaires qui
peuvent avoir d’autres objectifs que la recherche et le savoir universitaires. Ainsi le
grand colloque de 1998 qui s’est tenu en
Sorbonne sur L’actualité du Génocide des
Arméniens a-t-il été organisé par le Comité
de défense de la cause arménienne 2, introduit par un message d’Aram Ier, Catholicos
de Cilicie, président du Conseil mondial
des Églises arméniennes, et conclu par une
longue et partiale « contribution complémentaire » de Catherine Coquio qui instruisait le procès de l’historien Gilles Veinstein,
accusé de négationnisme, et du gouvernement français, coupable d’avoir fait « ratifier l’élection d’un négationniste au Collège de France 3 ». Les actes du colloque
font ainsi apparaître les travaux les plus solides aux côtés de dénonciations idéologiques qui n’ont guère leur place dans une
assemblée de chercheurs. Cet ensemble a
1. L’ouvrage de Jean-Marie Carzou, Un génocide exemplaire. Arménie 1915 (Paris, Flammarion, 1975), est l’une
des premières synthèses publiées en langue française, après
les travaux et les éditions de sources contemporains de
l’événement. La somme de Vahakn N. Dadrian a été traduite
en France avec une préface d’Alfred Grosser (Histoire du génocide arménien, Paris, Plon, 1996). Les ouvrages d’Yves
Ternon, devenu le plus important spécialiste du génocide
des Arméniens en France, sont nombreux. Cf. Les Arméniens, histoire d’un génocide (Paris, Le Seuil, 1977, rééd.
1996), Le Génocide des Arméniens, avec Gérard Chaliand
(Bruxelles, Complexe, 1980, rééd. 2002), La Cause arménienne (Paris, Le Seuil, 1983).
2. Sur cette organisation, cf. Ara Krikorian, « L’action du
Comité de défense de la cause arménienne et la reconnaissance du génocide des Arméniens », in « Ailleurs… », op. cit.,
p. 445-460.
3. Catherine Coquio, « Contribution complémentaire aux
travaux du colloque. Inactualité d’une littérature, actualité
d’une négation », in « Actualité… », op. cit., p. 472. Catherine
Coquio a dirigé Parler des camps, penser les génocides, Paris,
Albin Michel, 1999.
142
pourtant le mérite d’exister, dans une situation où l’histoire arménienne est faiblement représentée dans la recherche universitaire, en France tout au moins, où la
publication du savoir relatif à cette histoire
reste difficile, et où les historiens contemporanéistes, ceux du politique notamment,
ne s’y intéressent guère.
Les historiens turcs pour leur part, ou
plus exactement les tenants de l’historiographie officielle 4, combattent non seulement la thèse du génocide mais contestent
aussi la possibilité d’une histoire indépendante sur les massacres de 1915, en raison
des conditions idéologiques qu’aurait installées l’historiographie arménienne. D’une
part, ces auteurs minimisent, voire occultent l’ampleur des violences en soulignant
que la population arménienne recensée et
massacrée est bien inférieure aux chiffres
admis par les recherches indépendantes 5,
que les Kurdes sont les principaux responsables, que d’autres minorités ont été victimes des mêmes destructions, que les Arméniens tentés par la trahison devaient
être déplacés loin des lignes de front, qu’ils
sont eux aussi responsables de nombreux
massacres. Certains acteurs de cette contrehistoire de la première guerre mondiale invoquent même l’existence d’un génocide
turc perpétré par les Arméniens sur le front
du Caucase entre 1917 et 1919, nourrissant
les formes les plus extrêmes du nationalisme turc. Un monument commémoratif
fut même érigé en 1999 à Igdir, comme un
défi permanent à celui qui se dresse à
Erevan.
4. Yaman Abdullah, Ermeni meselasi ve türkiye, Istanbul,
Otag yayinlari, 1973. Kamuran Gürün, Le dossier arménien,
Société turque d’histoire, Triangle, 1984. Cemal Özkaya
Inayetullah, Le peuple arménien et les tentatives de réduire le
peuple turc en servitude, Istambul, Institut pour l’étude de la
Turquie, 1971 et Le problème arménien. Neuf questions, neuf
réponses, Ankara, Institut de politique étrangère, 1982. Esat
Uras, The Armenians in History and the Armenian Question,
Istanbul, Documentary Publications, 1988.
5. Sur une communauté arménienne estimée par eux en
1915 à 1,5 million de personnes, ils reconnaissent la déportation de 700 000 Arméniens, et la mort de 300 000
d’entre eux, par suite essentiellement de l’insécurité régnant
sur les routes de l’Empire.
VS81-137-154 Page 143 Mardi, 25. octobre 2005 8:54 08
Les historiens et la destruction des Arméniens
D’autre part, ces tenants de la négation
récusent toute intention criminelle de l’État
ottoman et toute responsabilité de la
nation turque dans la disparition des Arméniens d’Anatolie. Les 300 000 morts arméniens ne seraient pas plus exceptionnels
que les trois millions de Turcs disparus
dans le premier conflit mondial. Ils interprètent enfin les efforts conduits en direction de la vérité historique comme autant
de preuves d’un complot contre l’identité
nationale, voire contre l’existence même
de la Turquie. Plus modérés, des historiens
étrangers n’en restent pas moins très
proches de ce discours, mais peuvent faire
illusion de par leurs attaches académiques
ou leur nationalité extra-turque 1. L’utilisation de tels travaux est une erreur d’appréciation et de documentation qui peut affecter les travaux des plus professionnels
et que Pierre Vidal-Naquet avait reprochée
à Gilles Veinstein dans son article en défense de l’historien publié dans Le Monde 2.
De nombreuses institutions véhiculent
les thèses officielles turques, soit directement dans des publications d’État, soit plus
subtilement par l’intermédiaire d’historiens
étrangers peu regardants sur la rigueur historique ou soucieux de solidarité avec un
pays anticommuniste membre de l’OTAN.
La radicalité de cette propagande se lie au
processus mis en place dans les premières
années de la République, lorsque Mustafa
Kemal avait assigné au discours historique
un rôle déterminant dans la construction
de la nation turque. Son contenu découle
lui aussi de cet héritage selon lequel
« l’adhésion au mythe national et républicain est une des conditions d’existence de la République fondée par Atatürk.
1. Justin Mc Carthy, Muslims and Minorities. The Population of Ottoman Anatolia at the End of the Empire, New
York, New York University Press, 1983. Heath Lowry, Turks
and Armenians : A manual on the Armenian Question,
Washington DC, Assembly of Turkish-American Association,
1989, The Story behind « Ambassador Morgenthau’s Story »,
Istanbul, Isis, 1990 (trad. française 1991). Stanford J. Shaw et
Ezel Kural Shaw, History of the Ottoman Empire and Modern
Turquey, Cambridge, Cambridge University Press, 1977
(trad. française : Histoire de l’Empire ottoman et de la Turquie moderne, Horvath, 1983).
143
Y renoncer, c’est mettre en danger l’unité
nationale 3 ».
L’accusation de négationnisme a été
portée également contre des historiens occidentaux convaincus de favoriser les
thèses turques. Bernard Lewis, qui avait renoncé, dans la réédition de son ouvrage
majeur sur La naissance de la Turquie moderne, à l’expression d’holocauste fut
condamné au civil par un tribunal français
pour des déclarations faites au Monde le
16 novembre 1993 dans lesquelles il discute de la notion de génocide appliquée à
la déportation des Arméniens. Le spécialiste de l’Empire ottoman Gilles Veinstein
fut visé, en janvier 1999, par une très vigoureuse campagne d’opinion pour avoir
écrit en 1995 un article de méthodologie
historique, décapant mais légitime parce
que critique 4, qui fut assimilé par des patriotes arméniens et des intellectuels français à un pamphlet négationniste lors de
2. « Encore une fois, on peut discuter telle ou telle affirmation de Gilles Veinstein. Je regrette pour ma part qu’il
s’appuie une fois sur un livre officieux, celui de Kamuran
Gürün, Le Dossier arménien (Triangle, 1984), qui me paraît
parfaitement suspect ; mais son intervention relève de la discipline historique, c’est-à-dire de la discussion, non de
l’anathème. » (Pierre Vidal-Naquet, « Sur le négationnisme
imaginaire de Gilles Veinstein », Le Monde, 3 février 1999).
Gilles Veinstein s’appuie également sur Justin Mc Carthy
(Muslim and Minorities…) et considère que les ouvrages de
Sinasi Orel et Süreyya Yüca (The Talât Pasha Telegrams.
Historical Fact or Armenian Fiction ? Londres, 1986) et
Türkkaya Ataöv (The Andonian « Documents » attribuet to
Talat Pasha are Forgeries, Ankara, 1984) relatifs aux documents Andonian et plaidant pour leur forgerie relèvent de
« la critique historique » (Gilles Veinstein, « Trois questions
sur un massacre », in « Enquête… », p. 40-41). L’authenticité
de ces « documents officiels concernant les massacres
arméniens », par ailleurs présentés avec des erreurs par leur
« archiviste » Aram Andonian en 1920, a été néanmoins établie par des travaux convergents que n’ont pas infirmée les
ouvrages de Sinasi Orel, Süreyya Yüca et Türkkaya Ataöv.
Cf. Vahakn N. Dadrian (« The Naim-Andonian. Documents
on the World War I Destruction of Ottoman Armenians. The
Anatomy of a Genocide », International Journal of Middle
East Studies, vol. 18, 3, août 1986, p. 311-360) et Yves
Ternon (Enquête sur la négation d’un génocide, Marseille,
Parenthèses, 1989, p. 25-33 et « La qualité de la preuve. À
propos des documents Andonian et de la petite phrase
d’Hitler », in « Actualité… », p. 135-141). Sur la posture de
délégitimation des preuves documentaires de la destruction
des Arméniens, cf. Robert W. Smith, Eric Markusen et Robert
Jay Lifton, « Professional Ethics and the Denial of Armenian
Genocide », Holocaust and Genocide Studies, vol. 9, 1, printemps 1995.
3. Lucette Valensi, art. cité, p. 165-166.
4. Gilles Veinstein, art. cité.
VS81-137-154 Page 144 Mardi, 25. octobre 2005 8:54 08
Vincent Duclert
son élection au Collège de France. Il apparaîtrait ainsi de plus en plus difficile de
mener des travaux d’historiens sur la destruction des Arméniens dans la mesure où
le doute méthodique et la critique des
sources qui caractérisent la pratique de
l’historien pourraient être brutalement assimilés à des comportements négationnistes.
Le savoir apporté par les turcologues ne
doit et ne peut pourtant pas être ignoré.
Leur connaissance de la société turque
passée et présente souligne, d’une part,
que celle-ci ne peut pas être identifiée mécaniquement au discours d’État sur les
massacres arméniens. Les formes d’adhésion au discours officiel doivent être analysées avant d’être stigmatisées 1. Elle conçoit
d’autre part que la Turquie ne peut être réduite à cette tragédie, quand bien même
cette histoire lui appartient et qu’elle doit
la retrouver, la connaître et la penser, notamment par un retour critique et collectif
sur les « années de cendres 2 ».
1. Les travaux manquent encore pour bien comprendre la
société turque contemporaine. Les revues françaises Cemoti
et Turcica sont essentielles pour ce sujet, de même que certains ouvrages collectifs souvent issus de colloques. Cf. notamment Marcel Bazin et al. (dir.), La Turquie entre trois
mondes, Varia Turcica 32, Paris, L’Harmattan, 1998, et Paul
Dumont et François Georgeon (dir.), La Turquie au seuil de
l’Europe, Paris, L’Harmattan, 1991. Cf. également l’ouvrage
collectif dirigé par P. Benedict et al., Turkey. Geographic
and Social Perspectives, Leiden, Brill Academic Publishers,
1974 rééd. 1994, et le dossier des Temps modernes,
« Turquie. Du réformisme autoritaire au libéralisme musclé »,
456-457, juillet-août 1984. Sur les femmes d’une part, sur les
Kurdes de l’autre, nous renvoyons aux travaux de la sociologue Nilüfer Göle (Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, Paris, La Découverte, 1993, nouvelle édition 2003, avant-propos et postface inédits de l’auteur) et de
l’historien Hamit Bozarslan (La question kurde, Paris,
Presses de Sciences Po, 1997). Le Groupe d’études et de
recherches interdisciplinaires sur la Turquie (EHESS) a fait
le point sur les travaux en cours lors d’une journée d’étude
« Jeune recherche sur l’Empire ottoman et la Turquie
moderne » le 30 mai 2003.
2. Paul Dumont, « La mort d’un Empire (1908-1923) », in
Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris,
Fayard, 1989, p. 623 sq. Pour un exemple de recherche récente, cf. Gznur Akkus, « Le témoignage oral comme source.
Un récit de vie sur l’exil forcé des Arméniens dans la période
kémaliste » ; Revue du monde arménien moderne et contemporain, 6, 2001, p. 203-208.
144
L’ENJEU DE LA QUALIFICATION JURIDIQUE
L’enjeu de la qualification de génocide
constitue l’objet le plus vif dans les controverses. La pression des usages politiques
du passé atteint ici son niveau maximum et
bouscule ce qui devrait être l’apport le plus
clair du recours à l’ordre de la justice, à
savoir la priorité accordée à la vérité. Les
historiens des Arméniens font souvent de
cette reconnaissance juridique et judiciaire
un préalable absolu à toute discussion
scientifique, les historiens officiels turcs la
contestent absolument, et les historiens extérieurs prennent leur distance avec une situation qui suscite tant d’affrontements,
entrave objectivement la recherche et les
expose individuellement.
La qualification de génocide appliquée
aux massacres généralisés de 1915-1917 a
déjà été avalisée par différentes institutions
nationales ou internationales. Cette qualification relève, rappelons-le, d’un concept
juridique créé par le juriste américain Raphael Lemkin 3 pour définir l’extermination
des juifs en tant que juifs, reconnu le
18 octobre 1945 par le tribunal de Nuremberg, puis ratifié en 1948 par l’Assemblée
générale des Nations unies qui approuva le
texte de la Convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide 4. Il
appartient d’abord aux magistrats des institutions pénales internationales de l’utiliser
pour les faits dont ils sont saisis. La reconnaissance de 1945 avait été faite en prévision d’une triple fonction, une fonction
judiciaire permettant le jugement des responsables des crimes collectifs intentionnels déclarés imprescriptibles, une fonction morale instituant le principe d’injusti3. Cf. Raphael Lemkin, « Genocide. A New International
Crime. Punishment and Prevention », Revue internationale
de droit pénal, vol. 10, 1946, p. 367-370 ; « Genocide as a
Crime Under International Law », American Journal of International Law, vol. 41, 1947, p. 145-151. Sur R. Lemkin, cf.
Samantha Fox, A Problem from Hell. America and the Age of
Genocide, New York, Basic Books, 2002.
4. Cf. Varoujan Attarian, Le génocide des Arméniens
devant l’ONU, préface d’Adolfo Esquivel, Bruxelles, Complexe, 1997 ; Annette Becker, art. cité ; Vahakn N. Dadrian,
« Le génocide devant le droit », L’Intranquille, 2-3, p. 87-142.
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Les historiens et la destruction des Arméniens
fiabilité des crimes de masse, et une fonction politique autorisant des États ou des
institutions internationales à menacer ceux
qui imagineraient appliquer de tels processus contre un groupe ou une population. Pour le génocide arménien, l’appel à
cette qualification répond à des objectifs à
la fois équivalents et différents. Elle exige
en tout cas de distinguer entre l’extermination perpétrée par les nazis et les crimes
d’État réalisés dans l’Empire ottoman 1, ce
que la catégorie juridique et judiciaire, précisément, n’autorise guère. Entre un processus de destruction d’une minorité territorialisée dans un Empire pluriethnique
et un programme d’extermination d’une
« race » par un totalitarisme, entre des racismes divergents, il existe des différences
que l’historien doit analyser, en dépit de
certaines formes d’équivalence dans l’exercice de la barbarie.
L’usage d’une catégorie peut faciliter la
recherche. Il peut conduire aussi à figer
l’étude des représentations et des comportements. La qualification de génocide
oblige à faire entrer la matière historique
dans le cadre de l’incrimination. Il y aurait
même un certain anachronisme à vouloir
interpréter un événement au moyen d’une
notion élaborée trente ans plus tard, de
surcroît dans un cadre juridique, même si
elle a été adoptée par les historiens pour
définir les faits jugés à Nuremberg puis les
processus qui eurent lieu par la suite, au
Cambodge et au Rwanda notamment.
Norme juridique, la qualification du génocide se rapporte à un événement historique précis, et a aussi pour fonction d’empêcher que se reproduisent à l’avenir de
telles extrémités collectives. L’existence de
cette norme peut expliquer – même si elle
ne la justifie pas – l’attitude de la Turquie
officielle. Le risque de voir les responsables jeunes-turcs ou pré-kémalistes de
1. Cf. Jean-Jacques Becker, art. cité. Mentionnons par
exemple les différences dans la dimension sexuelle de l’extermination puisque des hommes turcs ou kurdes se saisissent d’enfants et de jeunes filles arméniennes pour les insérer de force dans les structures familiales.
145
l’ancien Empire être identifiés à l’État totalitaire nazi et au projet raciste hitlérien
avive le déni absolu des autorités turques
et de la grande majorité de la société soigneusement édifiée sur ce sujet depuis la
naissance de la République kémaliste.
Cette obsession portée au cas arménien
entrave la connaissance critique de la Turquie sur sa propre histoire.
Le déni turc n’est pas un négationnisme
au sens où on l’entend avec les entreprises
de négation de la Solution finale. Il ne
repose ni sur des thèses racistes ni sur des
extrémismes politiques. Hamit Bozarslan
parle à son sujet de « discours historiographique autiste » et d’histoire dominée par
la thématique du complot. Nous penchons
pour notre part vers une notion d’histoire
idéologique et non pratique, téléologique
et non critique, visant à la production
d’une vérité qui n’est pas celle de l’histoire.
Du reste, la stratégie ultime de la propagande turque consiste à affirmer qu’il est
devenu impossible de connaître la vérité
sur les événements de 1915 et qu’il est
donc préférable de ne plus en parler. Cet
effort pour caractériser la spécificité du
déni ne veut pas dire que les responsables
de cette histoire officielle n’utilisent pas les
mêmes méthodes que les négationnistes,
en particulier le fait d’avancer à visage couvert sous le paravent d’un quelconque Institut de recherches ou de manipuler des
historiens indépendants par trop naïfs ou
insuffisamment prudents. Il y a également
la pratique qui consiste à disqualifier toute
une recherche ou un ensemble documentaire sur la base d’une erreur ponctuelle ou
d’une approximation.
Le double problème que pose donc la
qualification de génocide pour la destruction des Arméniens réside dans ce risque
d’assimilation forcée entre les deux génocides, et dans le danger de renoncer à la
recherche historienne au profit d’un
combat judiciaire. Ce dernier est honorable, mais il n’appartient pas à l’historien
de le mener, et en tout cas pas en premier
lieu. C’est ainsi, semble-t-il, qu’il faut consi-
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Vincent Duclert
dérer la loi du Parlement français du 29 mai
1998 reconnaissant « publiquement le génocide arménien de 1915 ». Ce texte définit la
relation que la France veut entretenir avec
ceux de ses citoyens dont le passé justifie
cette forme de solidarité, principe démocratique qui doit fonder un type de vigilance à
l’égard de toute menace future dirigée
contre un peuple, une communauté ou un
groupe. Il ne s’agit pas en l’occurrence de
condamner la Turquie actuelle pour des
crimes imprescriptibles, mais de signifier
que la nation républicaine assume le destin
passé d’une partie de ses membres. Cette
ambition politique, si légitime soit-elle, doit
être distinguée du travail historien à mener
sur l’événement.
Mais la recherche ne doit pas en rester
là. La notion même de génocide peut être
interrogée par l’histoire de la destruction
des Arméniens. La découverte réalisée récemment par Samantha Power quant à
l’existence d’une étude menée en 1921 par
un jeune juif polonais de vingt-et-un ans
qui suivait des cours de linguistique à l’université de Lvov, Raphael Lemkin, sur le
procès du meurtrier de Talaat Pacha jugé à
Berlin ouvre de grands espoirs sur la
compréhension de l’historicité de la notion
de génocide 1. Au-delà, il importe de
mener une enquête d’ampleur sur la documentation et les qualifications des procès
relatifs à la destruction des Arméniens qui
se sont tenus, tant à Istanbul qu’à Berlin,
après la première guerre mondiale 2. Il
1. Samantha Power, A problem from Hell. America and
the Age of Genocide, op. cit., p. 17-46. Cf. Yves Ternon,
« Comparer les génocides », in « Ailleurs… », op. cit., p. 41.
« C’est ainsi, écrit l’historien, que la destruction des Arméniens de l’Empire ottoman initia une réflexion et un travail
qui aboutirent, par la volonté de Lemkin, à la Convention de
1948. Ce lien est certes indirect, mais il est fondateur et il
mérite d’être développé. » Il conviendrait donc de reprendre
le travail juridique de Raphael Lemkin sous cet angle et
d’étudier précisément ses archives personnelles incluant les
manuscrits de ses écrits.
2. Pour un aperçu, cf. Vahakn N. Dadrian, Autopsie du génocide arménien, Bruxelles, Complexe, 1995 (il s’agit de la
traduction d’un article paru en 1989 dans Yale Journal of International Law). Sur les procès d’Istanbul, voir Raymond
H. Kévorkian, « La Turquie face à ses responsabilités. Le
procès des criminels jeunes-turcs (1918-1920) », in
« Ailleurs… », op. cit., p. 166-205.
146
s’agit d’un champ d’étude considérable qui
doit être abordé dans une perspective
comparatiste avec les procès de tous les
génocides contemporains, afin de déterminer notamment ce que la justice apporte
à l’histoire de manière à distinguer les
deux sphères.
L’APPORT CRITIQUE DE LA DÉNÉGATION
Une des analyses nécessaires à la
connaissance de la destruction des Arméniens pendant la première guerre mondiale est celle qui interroge les discours et
les rationalités de la contre-histoire turque.
Il convient, au point de départ, de considérer les versions officielles turques
comme des thèses historiographiques sérieuses et sensées. Cette position facilite la
reconnaissance des contradictions qui annulent ces versions de l’histoire. On obtient ainsi, par ce type d’analyse, la réfutation de thèses très insuffisantes sur le
plan scientifique et on se replace dans la
recherche sur l’événement en réfléchissant
plus profondément à son mécanisme, à ses
logiques, à ses acteurs. Si la négation du
génocide est devenue comme un objet
d’étude à part entière 3, il importe toujours
3. Roubel Paul Adalian, « The Armenian Genocide. Revisionism and Denial », in M. N. Dobkowski et I. Wallimann
(eds), Genocide in our Time, An Annoted Bibliography with
Analytical Introduction, AnnArbor, Pieran Press, 1992, et
« Négationnistes et génocide arménien », in Israel W. Charny
(dir.), Le Livre noire de l’humanité, Toulouse, Privat, 2001,
p. 406 sq. ; Israel W. Charny, « L’intolérable perversion des
universitaires négateurs du génocide arménien ou de
l’Holocauste », Revue du monde arménien moderne et
contemporain, t. 3, 1997 ; Vahakn N. Dadrian, Histoire du
génocide arménien, op. cit., et Warrant for Genocide. Keys
Elements of Turko-Armenian Conflict, New BrunswickLondon,
Transaction
Publishers,
1999 ;
Richard
G. Hovannisian (dir.), The Armenian Genocide in perspective…, op. cit., Remembrance and Denial. The Case of the
Armenian Genocide, Detroit, Wayne State University Press,
1999 (en particulier l’article « The Armenian Genocide and
Patterns of Denial », p. 124-126), et « L’hydre à quatre têtes
du négationnisme. Négation, rationalisation, relativisation,
banalisation » in « Actualité… », op. cit., p. 143-176 ; Roger
W. Smith, « Genocide and Denial. The Armenian Case and
its Implications », Armenians Review, vol. 42, n° 1/165,
1989 ; Yves Ternon, Enquête sur la négation d’un génocide,
op. cit. et Du négationnisme. Mémoire et tabou, Paris, Desclée de brouwer, 1999. Sur la négation du génocide arménien sur internet, cf., sous ce titre, Gilles Karmasyn in
« Ailleurs… », op. cit., p. 504-550.
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Les historiens et la destruction des Arméniens
de relancer de nouveaux travaux à partir
de telles recherches 1.
Les arguments concernant le nombre de
victimes arméniennes totales ramené au
pourcentage des victimes turques, ou bien
la thèse du génocide qu’auraient perpétré
les Arméniens contre les Turcs ne sont plus
recevables en raison de l’absence de toute
démonstration sérieuse. En revanche,
d’autres arguments peuvent stimuler l’analyse critique. Le problème pour leurs
auteurs est qu’ils confirment la réalité de la
destruction des Arméniens bien plus qu’ils
ne l’infirment.
La thèse de la trahison des Arméniens
qui expliquerait leur élimination par réaction est triplement problématique. Elle ne
correspond pas, surtout en 1915, à une réalité observable, comme l’atteste la convergence des historiens. Elle admet que de
très importants massacres eurent bien lieu,
puisqu’elle doit les justifier. Enfin, la logique qui voudrait que la trahison de
membres d’un groupe justifiât son élimination d’ensemble appartient bien au processus de crime d’État et de destruction intentionnelle. La décision de la justice
collective et son application aux Arméniens définit bien un génocide. Elle distingue cependant la destruction des Arméniens pendant la première guerre
mondiale de la destruction des juifs au
cours de la seconde, ce second génocide
procédant de la décision nazie de l’extermination d’une race jugée inférieure. Il n’y
a pas eu, dans l’Empire ottoman, de projet
raciste équivalent mais un nationalisme
poussé à l’extrême. La haine antichrétienne, qui ne s’est pas dirigée contre les
seuls Arméniens 2, a porté l’administration
du meurtre collectif à l’ensemble d’un
peuple.
1. Pour exemple d’un tel travail associant critique historiographique et étude de cas fondée sur archives, l’article de
Vahakn N. Dadrian, « The Armenian Question and Wartime
Fate of the Armenians as Documented by the Officials of the
Ottoman Empire’s World War I Allies, Germany and AustroHungary », International Journal of Middle East Studies,
vol. 34, 1, 2002.
147
La thèse des impératifs militaires justifiant le déplacement hors des terrains
d’opération d’une population hostile n’est
pas non plus tenable, si l’on considère que
de nombreuses déportations sont opérées
dans des régions très éloignées du front,
comme celle de Zeïtoun. Par ailleurs, les
conséquences prévisibles de l’élimination
des Arméniens sont très graves en matière
militaire puisque l’armée ottomane, qui a
perdu d’excellents officiers, est de surcroît
contrainte à s’épuiser dans des opérations
intérieures liées à la déportation. D’importants effectifs sont détournés des combats
actifs pour encadrer les déportations. Les
agents de l’Organisation spéciale (Techkilat i-Mahsoussé), les membres des comités révolutionnaires jeunes-turcs (komitaci), les irréguliers ou droit communs
(tchétés), et les auxiliaires kurdes ne peuvent pas, à eux seuls, en assurer toute la
mise en œuvre. Le résultat d’une telle opération à visée stratégique, si tel était le cas,
fut donc particulièrement négatif.
La thèse de la violence de guerre qui
serait l’unique cause des massacres ne tient
pas davantage. Celle-ci a indéniablement
existé dans tout le Moyen Orient et il n’est
pas sûr que l’on en ait mesuré encore les
pleines conséquences. Incontestablement,
des modes opératoires qu’on connaîtra davantage au cours de la seconde guerre
mondiale ont existé ici dès la première,
particulièrement l’implication des civils
dans une guerre totale. Mais les massacres
arméniens ont commencé bien avant la
guerre, dans des formes qui annoncent les
événements de 1915. Il ne s’agit pas pour
autant de repousser la valeur heuristique
du contexte de guerre, au contraire. Mais
l’étude précise et systématique de ce qui
s’est passé en 1894-1896 et en 1909 dans
2. Les autres chrétiens vivant dans l’Empire ont subi de
très lourdes pertes dues à des massacres intentionnels. Cf.
Jean-Pierre Valognes, Vie et mort des chrétiens d’Orient,
Paris, Fayard, 1994. Pour un témoignage sur l’élimination
des syriaques catholiques de Mardin, cf. Marie Seurat, Les
corbeaux d’Alep, Paris, Gallimard et Lieu commun, 1988. Les
autorités turques épargnèrent en revanche les syriaques jacobites.
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Vincent Duclert
l’Empire ottoman, de même que celle des
massacres liés à l’émergence de la Turquie
kémaliste, doivent permettre de discuter le
poids du contexte de la guerre sur le processus de destruction.
L’insistance de l’historiographie officielle sur le contexte de la guerre rencontre ainsi, malgré elle, la position de
l’historien choisissant d’aborder la question de la destruction des Arméniens de
l’Empire autrement que sous l’angle juridique ou moral. Mais cette approche ne
peut servir de caution à la thèse du caractère accidentel de l’événement conçu alors
comme une succession ordinaire et malheureuse de massacres incontrôlables.
Cette vérité découle précisément du rapprochement entre contexte et événement.
Mais il faut pousser la confrontation jusqu’à son terme. La situation d’anarchie régnant dans l’Empire en raison de la guerre,
et qui expliquerait les nombreux homicides lors de la déportation des Arméniens, finit par être contredite par la
réalisation même de ces transferts de populations qui s’opèrent à très grande
échelle et dans un laps de temps réduit,
preuve d’une efficacité maintenue dans
l’administration ottomane.
À trop vouloir démontrer qu’il n’y a pas
eu génocide, l’historiographie officielle
turque multiplie ainsi les contradictions,
les non-sens et les aveux qui la disqualifient en tant que savoir historien. L’analyse
de cette production ne peut que plaider
pour une histoire nouvelle de la Grande
Guerre en Orient et pour une histoire renforcée de la Turquie contemporaine. Reculant sur le « front » de la destruction des Arméniens, les Turcs gagneraient sur un
autre plan, celui du rapport conscient à
leur propre histoire. Un travail comparable
à celui d’Henry Rousso sur le « syndrome
de Vichy » en France 1 pourrait être mené
sur le « tabou arménien » en Turquie, occasion d’une relecture critique de l’histoire
nationale. Loin de se limiter seulement aux
événements de la première guerre mondiale et à leurs représentations dans la
148
conscience collective, une telle recherche
mettrait en lumière les mécanismes constitutifs d’une raison nationaliste, moteur de
la construction de la République kémaliste 2 et qui, aujourd’hui, s’oppose à la
constitution d’une raison démocratique en
Turquie.
LE POUVOIR DE LA CONNAISSANCE
La qualification de génocide ne peut se
suffire à elle-même, y compris pour les fins
morales qu’elle s’assigne. Elle peut
conclure un processus d’établissement de
la vérité, voire le soutenir ; elle ne peut se
substituer au travail de recherche. L’attente
qu’elle suscite de la part des victimes
mérite cependant réflexion. S’agissant de
faits si éloignés et de coupables qui ne
peuvent être jugés à titre posthume, la
seule fonction du droit et de la justice
consiste à permettre que la vérité s’établisse sur un savoir incontestable. Le juge
ressemble alors à l’historien, à la différence
que ce dernier n’a pas pour mission ultime
de qualifier des faits selon le droit, mais de
les connaître et, si possible, de les expliquer. Deux morales se concurrencent ou
plutôt se complètent, l’une reposant sur la
force du jugement, l’autre sur celle du savoir. L’historien envisage la dimension juri1. Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos
jours [1987], Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points-Histoire »,
1990 ; Vichy, un passé qui ne passe pas (avec Éric Conan)
[1994], Paris, Gallimard, coll. « Folio-Histoire », 1996. Nous
ne posons pas ici d’équivalence entre le « syndrome de
Vichy » en France et le « tabou arménien » en Turquie. Nous
soulignons simplement l’intérêt d’une approche historienne.
2. La question politique posée à l’Empire par la minorité
arménienne, et qui a été réglée par la violence d’État en
1894, a fait l’objet d’une recherche de sciences politiques de
Hilmar Kaiser, Imperialism, Racism and Development Theories. The Construction of a Dominant Paradigm on Ottoman
Armenians, Ann Arbor, Gomitas Institute Books, 1997. Cf.
aussi Arthur Beylérian, Les Grandes Puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (19141918), Paris, Publication de la Sorbonne, 1983 et Selim Deringil, The Well-Protected Domains. Ideology and the Legitimation of Power in the Ottoman Empire, 1876-1909,
London, Tauris, 1999. Le projet de relecture critique de la
nationalisation de l’histoire et de son usage politique a été
conduit par Hamit Bozarslan dans Histoire de la Turquie au
20e siècle, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004. Cette
synhèse a été précédée notamment de travaux de François
Georgeon sur le nationalisme turc.
VS81-137-154 Page 149 Mardi, 25. octobre 2005 8:54 08
Les historiens et la destruction des Arméniens
dique et judiciaire comme un cadre nouveau de son travail et une question posée
à la recherche dans sa capacité à se saisir
des événements les plus considérables. La
qualification de génocide, employée pour
la première fois par le tribunal militaire international de Nuremberg qui définit dans
ses statuts les crimes contre l’humanité, a
certes permis de fonder, en droit et dans la
conscience collective des nations, le processus historique d’extermination des juifs
par l’Allemagne nazie et le caractère
éthique de l’injustifiabilité des crimes de
masse.
Néanmoins, la connaissance du génocide a été transformée par l’achèvement
et la publication, en 1985, de la grande
recherche menée par Raul Hilberg à
partir de 1948 sur La destruction des
Juifs d’Europe 1. Son propos était de « s’intéresser au “comment” de l’événement ».
Et c’est là tout ce que peut l’historien dès
lors qu’il assume sa différence avec l’instance judiciaire, sans la renier bien sûr,
en la traitant comme un objet en soi de la
recherche, et surtout en restituant à la différence de cette dernière les causalités,
les choix des acteurs et l’enchaînement
des faits. Or, comme le signalait Richard
Hovannisian, professeur à l’université de
Californie (UCLA), « la recherche universitaire sur le sujet [du génocide arménien]
en est encore à ses débuts. Ce n’est qu’au
cours de ces dernières années que nous
avons pu dépasser le stade de la phase
descriptive pour passer à une véritable
analyse et à une interprétation sérieuse 2 ». Les historiens ont aussi le
devoir de dégager la recherche historique
des usages politiques du passé, en analysant les développements de l’une comme
de l’autre, en situant leurs relations et
1. Raul Hilberg, The Destruction of the European Jews, revised and définitive edition [1985], La destruction des juifs
d’Europe, trad. française, Paris, Fayard, 1996. Sur l’histoire
de cette recherche essentielle, cf., du même auteur, traduit
par Marie-France de Paloméra, La politique de la mémoire,
Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1996.
2. Richard Hovannisian, « Introduction », in « Actualité… »,
op. cit., p. 22.
149
leurs interférences, et en affirmant la primauté de l’éthique de vérité sur la raison
politique. À cet égard, ils sont non seulement capables de transmettre le savoir
qui permettra d’enterrer les morts, mais
aussi à même de contester, en Turquie et
ailleurs, la tentation de soumettre la
vérité historique à des enjeux idéologiques et de participer à la démocratisation des États confrontés au défi des communautés.
La convergence de travaux qui s’inscrivent dans cette logique semble indiquer
qu’un tournant s’opère dans la construction historienne du génocide arménien.
Déjà, celui-ci a bénéficié d’un travail bibliographique et critique ancien qui a été
renforcé dans les années 1990 3. De même,
la volonté est plus forte de penser la destruction dans sa relation avec l’histoire
longue des Arméniens 4. La connaissance
de l’événement bénéficie par ailleurs d’un
nombre croissant de monographies, d’éditions de documents, d’analyses historiographiques qui précisent et historicisent la
« Grande Catastrophe », en permettant notamment de distinguer le savoir historique
du devoir de mémoire. La reconnaissance
du génocide fait l’objet d’enquêtes collectives qui rassemblent des travaux sur le
déni turc et des études de cas sur l’événement 5. Anahide Ter Minassian a étudié la
destruction des Arméniens de la plaine et
3. Cf. Richard G. Hovannisian, The Armenian Holocaust.
A Bibliography Relating to the Deportations, Massacres and
Dispersion of the Armenian People, 1915-1923, Cambridge
(Mass.), 1980 ; Rouben Paul Adalian (dir.), Armenian Genocide Resource Guide, Washington DC, 1988 ; Michael
N. Dobkowski et Isidor Wallimann (dir.), Genocide in Our
Time. An Annotated Bibliography with Analytical Introductions, Ann Arbor, Pierian Press, 1992.
4. Anahide Ter Minassian, La question arménienne, Marseille, Parenthèses, 1983 ; Martine Hovanessian, Le Lien
communautaire. Trois générations d’Arméniens, Paris,
Armand Colin, 1992.
5. Trois gros dossiers ont été publiés à ce sujet en France
entre 1984 et 2003 : Tribunal permanent des peuples, Le
crime de silence, op. cit. ; Comité de défense de la cause arménienne, Actualité du Génocide des Arméniens, préface de
Jack Lang, Créteil, Edipol, 1999 ; « Ailleurs, hier, autrement.
Connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens », op. cit. Aux États-Unis, il faut signaler l’ouvrage
dirigé par Richard Hovannisian, Remenbrance and Denial.
The Case of Armenian Genocide, op. cit.
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Vincent Duclert
de la ville de Mouch 1, Ronald Suny a coordonné des recherches sur les massacres du
massif du Sassoun 2, Yves Ternon a écrit
l’histoire de l’élimination des Arméniens de
Mardin 3, Raymond H. Kervorkian a dirigé
des enquêtes sur les camps de concentration de Syrie-Mésopotamie 4 et sur les massacres de Cilicie entre 1909 et 1921 5. Le
choix opéré par Yves Ternon de l’histoire
locale correspond à sa conviction qu’une
grande partie de la recherche reste à faire.
Claire Mouradian entrevoit même une fonction supplémentaire au genre de la
monographie : « Avec les biographies, c’est
l’une des façons non seulement de replacer
les destins individuels dans un contexte
global, mais aussi – et cela est particulièrement important dans le cas d’un génocide
où par la masse même et l’horreur des atrocités qu’elles ont subies, les victimes finissent par être désincarnées – de tenter de
donner une sépulture symbolique aux
morts en les identifiant et en les situant dans
l’univers de ce qui fut leur vie 6. »
Le travail de monographie ne vise pas
seulement des ensembles géographiques,
mais aussi les institutions saisies dans leur
fonctionnement. Pour la destruction des Arméniens, l’Organisation spéciale semble
avoir été déterminante. Les témoignages
des diplomates et des missionnaires qui ont
assisté aux déportations concordent sur son
importance 7. La Techkilat i-Mahsoussé dé1. Anahide Ter Minassian, « Un exemple, Mouch 1915 »,
in « Actualité… », op. cit., p. 231-252, et « Mouch 1915 selon
Alma Johansson », Haigazarian Armenological Review, 15,
1995, p. 57-85.
2. Ronald Suny (dir.), « The Sassoun Massacres », numéro
spécial de The Armenian Review, 2001.
3. Yves Ternon, « Mardin 1915. Anatomie pathologique
d’une destruction », numéro spécial de la Revue d’histoire
arménienne contemporaine, 2002.
4. Raymond H. Kévorkian, « Camps de concentration de
Syrie et de Mésopotamie (1915-1916). La deuxième phase
du génocide », in « Actualité… », op. cit., p. 177-218. Et, sous
sa direction, « L’extermination des déportés arméniens ottomans dans les camps de concentration de Syrie-Mésopotamie (1915-1916) », Revue d’histoire arménienne
contemporaine, 1998.
5. Raymond H. Kévorkian (dir.), « La Cilicie (1909-1921),
des massacres d’Adana au mandat français », numéro spécial
de la Revue d’histoire arménienne contemporaine, 1999.
6. Claire Mouradian, « Mardin 1915. Anatomie pathologique d’une destruction », in « Ailleurs… », op. cit., p. 579.
150
pendait exclusivement du triumvirat unioniste, et les agents disposaient sur place de
tchétés formés de guerriers des tribus
kurdes et de prisonniers de droit commun.
Or, comme le souligne Hamit Bozarslan,
« aucune étude sérieuse n’a été encore réalisée sur cette organisation et son univers
cauchemardesque 8 ». L’évolution de l’historiographie sur la Solution finale ainsi que les
nouvelles perspectives en histoire politique
de l’État devraient inciter à une meilleure
connaissance de cette administration et à
une plus juste appréciation de son rôle.
Les historiens doivent également renforcer leur effort de traduction, de publication, d’introduction des sources archivistiques, manuscrites et imprimées, comme
l’ont fait Anahide Ter Minassian pour Les
noces noires de Gulizar 9, Claire Mouradian
pour la correspondance du vice-consul de
Diyarbekir en 1894-1896 10, Jean Kéhayan
pour les mémoires d’un partisan arménien 11, Yves Ternon pour les dépêches du
consul américain Leslie A. David en 1915 ou
les témoignages de rescapés du génocide 12.
Cet investissement doit s’accroître, à la fois
parce que s’opèrent une préservation et une
transmission des témoignages, et parce que
7. Cf. notamment Johannes Lepsius, Der Todesgang des
armenischen Volkes [1930], Archives du génocide des Arméniens. Recueil de documents diplomatiques allemands, trad.
française, préface d’Alfred Grosser, Paris, Fayard, 1986.
8. Nous renvoyons à la bibliographie disponible dans
Vahakn N. Dadrian, Histoire du génocide arménien, op. cit.,
p. 393 sq.
9. Arménouhie Kévonian, Les noces noires de Gulizar,
présenté par Anahide Ter Minassian, Marseille, Parenthèses,
1993.
10. Gustave Meynier, Les massacres de Diarbekir. Correspondance diplomatique du Vice-Consul de France, 18941896, présentée et annotée par Claire Mouradian et Michel
Durand-Meyrier, Paris, Éditions de l’Inventaire, 2000.
11. Rouben, traduit par Waïk Ter Minassian, préface de
Jean Kéhayan, Mémoires d’un partisan arménien, fragments, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1990.
12. Leslie A. Davis, La Province de la mort. Archives américaines concernant le génocide des Arméniens (1915),
édité par Yves Ternon et précédé de Lettre ouverte à Bernard Lewis et quelques autres par Yves Ternon, Bruxelles,
Complexe, 1994. La valeur des documents produits dans
cette édition est renforcée par la position de neutralité des
États-Unis dans le conflit en 1915 et par l’importance des
préjugés du diplomate à l’égard des Arméniens, avant que
ne débutent les premiers massacres. Et, du même éditeur,
« Témoignages de rescapés du génocide arménien », in
« Ailleurs… », p. 123-145.
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Les historiens et la destruction des Arméniens
de tels documents construisent les corpus
de la recherche à venir. Chacun le sait, un
bon travail d’édition critique définit un
authentique savoir historien et encourage
de nouvelles recherches 1. Reste qu’il nécessite des moyens financiers et des paris
intellectuels que peu de maisons d’éditions
sont prêtes à engager, surtout pour un sujet
qui n’attire pas un public large. Complexe à
Bruxelles, Parenthèses à Marseille, Privat à
Toulouse, L’Inventaire à Paris, constituent,
pour le domaine francophone, des exceptions qu’il faut saluer. Ce qui demeure en
tout cas, c’est le très fort décalage entre
l’abondante littérature du génocide des
juifs, bénéficiant des meilleurs éditeurs, et
celle de la destruction des Arméniens, trop
peu recueillie, trop peu éditée à notre avis 2.
Plus que les monographies, les synthèses
sont susceptibles d’approfondir la connaissance des faits internationaux relatifs à la
destruction des Arméniens d’Orient, depuis les premiers massacres de 1894 jusqu’aux derniers en 1923, ceci dans une
perspective élargie prenant par exemple
en compte l’ensemble des victimes sur une
période donnée 3. La position de la Suisse 4,
celle de l’Allemagne 5 ont fait l’objet
d’études universitaires, qui n’ont pas manqué de provoquer des controverses, surtout dans le second cas 6, mais pas celle de
la France à notre connaissance. En revanche, la question d’Orient est mieux
connue par des travaux récents comme
1. Cf. les ouvrages précédemment cités ainsi que Jean
Ayanian, Le Kemp. Une enfance intra-muros, précédé de
Vienne, ou des étrangers dans la ville, par Anahide Ter Minassian,
Marseille,
Éditions
Parenthèses,
2001 ;
Mgr. Balakian, traduit par Henri Bédrossian, Le Golgotha arménien, Paris, Le cercle d’écrits caucasiens, vol. 1, 2002.
2. Cf. la contribution de Catherine Coquio, « La littérature
arménienne et la Catastrophe », in « Ailleurs… », op. cit.,
p. 397-423. Cf. également Rubina Peroomian, Literary Responses to Catastrophe. A Comparison of the Armenian and
the Jewish Experience, Atlanta, Scholars Press, 1993.
3. Cf. Dzovinar Kévonian, Réfugiés et diplomatie humanitaire. Les acteurs européens et la scène proche-orientale pendant l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003.
4. Hans Lukas Kieser, La Question arménienne et la Suisse
(1896-1923), Zurich, Chronos Verlag, 2002.
5. Ulrich Trumpeter, Germany and the Ottoman Empire,
1914-1918, Princeton, Princeton University Press, 1969.
151
ceux de Claire Mouradian 7 ou de Gilles
Pécout pour l’historiographie française 8.
Le rôle des missions occidentales catholiques et protestantes dans l’Empire est
également mesuré 9, préalable important
pour l’exploitation des nombreux témoignages des missionnaires européens.
Le renforcement de la recherche peut
créer des espaces de rencontre avec les
chercheurs turcs, particulièrement avec
ceux qui travaillent sur l’État dans l’Empire
ottoman, sur les structures sociales, sur les
minorités, sur les idéologies. Les historiens
des Arméniens doivent accroître leur soutien aux rares chercheurs 10 ou éditeurs
turcs indépendants 11 dont l’action courageuse sur le dossier du génocide des Arméniens s’articule avec une réflexion sur la
politique kurde de la Turquie 12. Ils doivent
aussi accompagner les évolutions poli6. Vahakn N. Dadrian se distingue d’Ulrich Trumpeter. En
interprétant les sources disponibles en regard du droit criminel, il estime pouvoir démontrer que l’Allemagne a été
complice du génocide, du fait de « l’engagement d’un certain nombre de fonctionnaires civils et militaires allemands
dans une action qui visait à encourager et à aider les Turcs
dans l’accomplissement du crime ». Le niveau de l’engagement irait de l’« incitation » (Anregung) au « consentement »
(Zusage) (Histoire du génocide arménien, op. cit., p. 468).
Outre la difficulté d’établir, en historien, la notion de complicité, cette thèse soulève la question de l’existence de
nombreuses protestations allemandes, publiques et privées,
dont la plus connue est celle du pasteur Johannes Lepsius,
fondateur de la Deutsche-Orient Mission. Les diplomates en
poste dans l’Empire protestent eux aussi, comme Rössler à
Alep et Kuckhoff à Samsoun.
7. « La Question d’Orient ou la sanglante agonie de
“l’homme malade” », in « Ailleurs… », op. cit., p. 63-87.
8. Pour le domaine anglo-saxon, cf. Marian Kent (dir.),
The Great Powers and the End of the Ottoman Empire,
London, Frank Cass, 1996, et Peter Balakian, The Burning
Tigris, op. cit.
9. Hans-Lukas Kieser, Der verpasste Friede. Mission,
Ethnie und Staat in den Ostprovinzen der Turkeï, 18391938, Zurich, Chronos Verlag, 2000.
10. Cf. Taner Akçam, Türk Ulusal Kimligi ve Ermeni
Sorunu [L’identité nationale turque et la Question arménienne], Istanbul, Iletisim Yayinlari, 1992. Du même, Siyasi
Kültürümüzde Zulüm ve Iskence [Atrocités et torture dans
notre culture politique], Istanbul, 1992.
11. Ragib Zarakolu et Aysé Nur ont par exemple édité en
Turquie des traductions des ouvrages de Franz Werfel, Yves
Ternon et Vahakn N. Dadrian. Ils dirigent les Éditions internationales Belgé. Cf. le récit de leur expérience lors de la
table ronde finale du colloque de la Sorbonne, in
« Actualité… », p. 451-452.
12. Cf. Ismail Beçikçi, La thèse turque de l’histoire et le problème kurde, Ankara, Komal Yayinlari, 1977. Sur cet ouvrage
et celui de Taner Akçam, cf. Hamit Bozarslan, L’Intranquille,
1,1992, et 2-3, 1994.
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Vincent Duclert
tiques plutôt que de les suspecter a priori
comme ce fut le cas avec les ouvertures du
gouvernement Turgut Özal à la fin des
années 1980 1. Le Premier ministre de
l’époque prit nettement ses distances avec
l’habituelle vulgate idéologique sur le
« prétendu génocide », à un moment de
l’histoire de la Turquie où les régions de
peuplement kurde n’étaient pas soumises
à une dictature militaire comme elles le
furent ensuite. Les deux faits, arménien et
kurde, doivent être pensés dans leur relation historique, en dehors de l’encadrement idéologique qui assimile ce type de
réflexion à des comportements séparatistes
passibles des tribunaux.
Pourtant, ces ouvertures de l’ère Özal
furent considérées comme insignifiantes
par nombre d’historiens des Arméniens :
en témoignent par exemple les analyses
d’Ara Sarafian 2. Ce chercheur put néanmoins accéder aux archives ottomanes
durant cette période libérale, pour des résultats certes décevants, mais la possibilité
existait. Ce type de réaction condamne les
efforts des élites turques pour s’intéresser
au « tabou arménien » et progresser vers la
résolution d’un problème inextricable.
Bien qu’empreinte d’ambiguïté, la vision
pragmatique défendue par Turgut Özal
pouvait faire évoluer décisivement les positions officielles turques. Dans ce domaine comme dans d’autres, l’occasion fut
manquée. Il convient de s’en souvenir et
de tirer les leçons de l’échec.
La solution au conflit arméno-turc sur le
génocide de 1915 passera par un travail de
distinction et de séparation des différentes
sphères constituant le problème. La recherche doit conquérir son autonomie.
Pour cela, il lui faut élargir son champ à
1. « Observateur participant », nous avons pu constater
ces évolutions libérales à travers une double expérience de
lecteur-attaché linguistique dans les universités d’Istanbul,
Marmara et Bogazici et de correspondant pour l’hebdomadaire francophone turc L’Orient Express, au cours des
années 1986-1988.
2. Ara Sarafian, « Réexamen du “débat sur les archives
ottomanes” », art. cité.
152
l’histoire contemporaine la plus large, de la
même manière que celle-ci doit reconnaître le plein intérêt de ce sujet. La demande faite ici même à Anahide Ter Minassian de présenter une longue synthèse
sur « Les Arméniens au 20e siècle 3 » va dans
cette direction. Sur un plan scientifique,
l’histoire de la destruction des Arméniens
ne peut laisser insensibles les spécialistes
des relations internationales, des organisations secrètes, des pratiques administratives, du droit pénal, des politiques archivistiques, des sociétés rurales et urbaines.
Le comparatisme entre génocides contribue aussi à cette ouverture, acquis important qui peut compenser le scepticisme
sur ses méthodes. Mais il faut entrer profondément dans la comparaison des machineries, des pratiques, des responsabilités, des formes de résistances aussi qui
ont existé du côté ottoman parmi les élites
administratives, politiques ou intellectuelles.
L’étude des actes de refus ou de résistance à la destruction des Arméniens devrait rapprocher Turcs et Arméniens
puisqu’elle ouvre la possibilité d’une autre
histoire de l’Empire ottoman, celle des influences libérales qui contestent les
logiques terroristes. Une telle étude doit se
poursuivre en direction de ceux qui,
aujourd’hui, en Turquie, souhaitent placer
la société civile et les élites politiques
devant la réalité du « tabou arménien 4 ».
L’investissement dans la recherche ne signifie pas que le discours scientifique
doive se substituer systématiquement à la
mémoire des personnes. Il s’agit de deux
univers distincts mais liés. La mémoire a
d’autant plus droit de cité qu’elle n’ambitionne pas de remplacer l’histoire. Le travail d’édition critique de documents est
indispensable pour distinguer les sphères
3. Anahide Ter Minassian, art. cité.
4. Lorsque les éditeurs turcs Ragib Zarakolu et Aysé Nur
ont décidé, en 1993, de publier la traduction du livre interdit
d’Yves Ternon, Les Arméniens, histoire d’un génocide, paru
en 1977, ils ont préféré « le titre de l’édition allemande : Le
tabou arménien, parce qu’il s’agissait véritablement d’un
tabou » (in « Actualité… », op. cit., p. 452).
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Les historiens et la destruction des Arméniens
intellectuelles et permettre à l’histoire d’utiliser les matériaux de la mémoire, y compris lorsque les historiens se font les archivistes du témoignage oral 1.
Ces documents ne se limitent pas à ceux
qui concourent à la connaissance du génocide. Des œuvres très contemporaines représentent aussi un intérêt pour les historiens à travers les pistes qu’elles suggèrent
de suivre. Gérard Chaliand s’intéresse particulièrement aux « gestes de combattants »
entre 1890 et 1908, et il songe aux Turcs et
aux Kurdes « qui ne voulurent pas participer à l’assassinat d’un peuple 2 ». Jean Kéhayan, relatant dans Libération un voyage
en Turquie sur les pas de familles martyrisées, découvre un pays qui n’est plus sa
patrie, mais où il se sent à sa place. Ainsi
écrit-il que le vœu des Arméniens d’aujourd’hui n’est pas de revendiquer, avec la reconnaissance du génocide perpétré en
1915, la restitution des biens pillés par
l’Empire et dont la redistribution avait enrichi la nouvelle bourgeoisie turque nationale du nouvel État kémaliste. Ceci devrait
faire comprendre aux responsables turcs
que la demande de reconnaissance des Arméniens est de nature politique, symbolique et intellectuelle, et non nationaliste,
économique ou idéologique 3.
La recherche des historiens sur la destruction des Arméniens présente en effet
1. Cf. Donald E. Miller et Lorna Toryan Miller, An Oral
History of the Armenian Genocide, Berkeley, California University Press, 1993.
2. Spécialiste de géopolitique et de l’histoire des Kurdes
(Le malheur kurde, Paris, Le Seuil, coll. « L’épreuve des
faits », 1992), Gérard Chaliand est aussi l’auteur, avec Yves
Ternon, de Le génocide des Arméniens, Bruxelles, Complexe, coll. « La mémoire du siècle », 1984. Son livre Mémoire de ma mémoire s’achève sur une dédicace « À Djelal
Bey, gouverneur d’Alep en 1915, qui fut destitué pour avoir
refusé d’appliquer les ordres de déportation et à tous les
Turcs et Kurdes qui s’y opposèrent, d’une manière ou d’une
autre » (Paris, Julliard, 2003, p. 102).
3. Jean Kéhayan, L’apatrie, Marseille, Parenthèses, 2000.
153
une dernière et décisive fonction dans sa
capacité d’intervention sur le mouvement
de démocratisation des sociétés et des institutions. Lorsque l’État turc abandonnera
son entreprise de déni de l’histoire, lorsque
les archives s’ouvriront, lorsque les chercheurs pourront travailler ensemble, les libertés civiles auront fait un grand pas dans
ce pays et dans le monde. Il ne s’agit pas
seulement de la question arménienne,
mais aussi et d’abord d’un rapport à l’histoire, à la vérité et à la démocratie. Le
« tabou arménien », à travers les questions
politiques que pose sa résolution, représente une chance pour la société turque,
mais aussi pour les communautés arméniennes qui ne peuvent vivre en dehors de
la perspective d’une juste réconciliation, et
au-delà, pour le progrès d’une éthique des
savoirs. L’effort de connaissance dirigé vers
les événements les plus tragiques reste
possible et n’est jamais vain. Aux historiens
alors de favoriser cet usage démocratique
d’un passé refusé ou impossible.
Vincent Duclert est professeur agrégé à l’École des
hautes études en sciences sociales. Il enseigne également à l’École nationale d’administration et à
l’université de Columbia (Programs in Paris). Historien du politique dans la France contemporaine, il s’est spécialisé dans l’histoire de l’État et
dans celle des intellectuels. Il a notamment publié
L’affaire Dreyfus (La Découverte, 1994), Les archives (avec Sophie Cœuré, La Découverte, 2001)
et dirigé avec Marc Olivier Baruch Serviteurs de
l’État. Une histoire politique de l’administration
française (La Découverte, 2000) ainsi que Justice,
politique et République, de l’affaire Dreyfus à la
guerre d’Algérie (Complexe, 2002), et, avec Christophe Prochasson, le Dictionnaire critique de la
République (Flammarion, 2002).
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