du e siècle
80 • La Recherche
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JUILLET-AOÛT 2012 •
Nº 466
dossierdossier
© P. CARRIL/ NOVAPIX
Multiplier les théories…
raisonnablement
la possibilité de l’échec avec un peu
plus de conviction ? Peut-on se permet-
tre de voir travailler l’essentiel des phy-
siciens théoriciens du monde entier,
depuis si longtemps, sur si peu de modè-
les si spéculatifs ?
En contrepoint de ce plaidoyer pour
une plus grande diversité des voies d’in-
vestigations, trois arguments doivent
tempérer tout excès en ce sens. Le pre-
mier tient au coût considérable du déve-
loppement d’un modèle sérieux : des
dizaines de chercheurs à plein temps,
au moins, pendant plusieurs décennies.
Il n’est tout simplement pas matérielle-
ment possible d’étudier toutes les idées
a priori intéressantes.
Manque d’idées. Le deuxième est lié
à ce qu’il ne sut pas d’invoquer la mul-
tiplicité pour qu’elle surgisse ! Prenons
l’exemple de la matière noire* de l’Uni-
vers. Il serait extrêmement souhaitable,
tout le monde en convient, de disposer de
nombreux modèles alternatifs pour l’ex-
pliquer. Et ce n’est pas l’institution scien-
tifique qui freine de tels développements.
Le fait est que ce sont ici les idées crédibles
et convaincantes qui font défaut ! Ce n’est
pas un simple problème de politique, c’est
un problème de physique…
Le troisième est lié aux eets parfois
pervers de la diversité. Considérons l’ac-
célération de l’expansion cosmologique.
Magnifique exemple d’une profusion
presque illimitée de modèles. Les théo-
ries tentant d’expliquer cette observation
sont quasiment aussi nombreuses que
les physiciens travaillant sur le sujet. Au
point qu’il est dicile de les classer et de
comprendre véritablement leurs fonde-
ments physiques. Pourtant, une simple
constante cosmologique, prédite par la
théorie de la relativité générale,
permet d’expliquer simplement
ce phénomène. Disposer d’ex-
plications de remplacement est
évidemment intéressant, mais
faut-il à ce point s’acharner à éla-
borer des modèles extrêmement
complexes – et parfois bancals –
alors même que le paradigme
dominant s’accommode de l’ob-
servation ? Ne faut-il pas aussi se
méfier de l’attrait vertigineux de
la diversité ?
Derrière ces remarques se cachent
sans doute quelques interrogations plus
fondamentales encore sur la nature de
la physique et sur ce que l’on en attend.
En particulier, la question d’une théorie
ultime* se pose généralement quant à
la forme que celle-ci devrait revêtir. Ou
éventuellement quant à la distance qui
nous en sépare. Mais elle aborde rare-
ment la dimension cruciale de la pos-
sibilité même de son existence. Est-il
aujourd’hui incontestable qu’une telle
théorie doive exister et qu’elle doive être
unique ? Ne peut-on pas concevoir une
description du réel intrinsèquement plu-
rielle ? Et ce, au sein du mode physico-
mathématique qui nous intéresse ici.
Des astuces adaptées. Il est tout à fait
évident que toutes les propositions ne se
valent pas. L’immense majorité des idées
saugrenues est bien évidemment indé-
fendable et très aisément réfutable. Cela
ne fait aucun doute. Mais il est aussi légi-
time de se demander si certains modè-
les ingénieux ne deviendraient pas très
certainement des branches de physique
respectables si susamment d’eorts
et de moyens leur étaient consacrés. La
vision simpliste d’une science fonction-
nant par élimination méthodique des
propositions réfutées, sur le modèle du
philosophe des sciences Karl Popper, ne
me semble bien évidemment pas cor-
recte. Les modèles de gravitation quan-
tique notamment font souvent des pré-
dictions incompatibles avec le monde réel
(l’existence de 9 dimensions spatiales en
théorie des cordes en est une). Ces incom-
patibilités peuvent parfois être dépassées
par des astuces adaptées (par exemple
en supposant que ces dimensions exis-
tent mais sont très petites). Ces astuces
demandent parfois beaucoup d’ingénio-
sité et, une fois trouvées, elles deviennent
bien davantage que de simples tours de
passe-passe. Mais elles témoignent d’une
intrication entre le monde et les théories
beaucoup plus complexe et subtile que
ce qu’on pourrait être tenté de supposer.
N’est-il pas envisageable que des eorts
susants investis dans le développement
d’un modèle, dont la base est raisonnable,
parviennent à le rendre viable ? Au prix,
parfois, d’un changement de prisme sur le
réel. Bien sur, certains modèles pourront
conduire à des prédictions diérentes et
être ultérieurement départagés. Mais
n’en va-t-il pas de l’essence même de la
physique que de disposer de plusieurs
modèles diérents, non encore disqua-
lifiés, à un instant donné de son histoire ?
Et, parce qu’aucun modèle n’est éternel,
n’est-il pas ontologiquement sensé de
les considérer comme simultanément
justes ? Une nouvelle voie de pensée, qui
serait un pluralisme sans laxisme et sans
nihilisme, s’entrouvre peut-être. Elle reste
en grande partie à inventer.
n
>>>
Pour en savoir plus
>Aurélien Barrau et Jean-Luc Nancy, Dans quels
mondes vivons-nous ?, Galilée, 2011.
>Carlo Rovelli, Et si le temps n’existait pas ?,
Dunod, 2012.
*
représente
l’essentiel de la matière de l’Univers mais elle
est invisible et sa nature reste inconnue.
*
serait capable
d’unifier toutes les particules et toutes les
interactions.
Les prédictions des théories de
gravitation quantique, comme la théorie
des cordes ici vue par un artiste, sont
souvent incompatibles avec la réalité.
Faut-il pour autant réfuter ces théories ?