systématisation, en effet, c’est une remise en question des continuités discursives que produit la
pensée deleuzienne, de Différence et répétition à Qu’est-ce que la philosophie ? et Critique et
clinique, se déployant sur plus d’un plan à la fois, passant avec le même bonheur de Spinoza à
Leibniz, de Proust à Carmelo Bene, de Nietzsche à Kafka. Ce faisceau de gestes et de relais théoriques
converge vers une même direction : la nécessité de désenclaver le concept et la pratique du style des
poncifs où il s’est embourbé, pour le penser en retour sous le signe d’une philosophie pratique. Car,
non seulement le style demande à être appréhendé dans la singularité irréductible de ses
modes d’énonciation noétiques et esthétiques ; mais il exige également qu’il soit examiné à l’aune des
fonctions proprement pratiques et opératoires qui lui sont à chaque fois assignées. Peut-être est-ce là
un des enjeux les plus troublants de la question chez Deleuze, et ce qui peut justifier qu’on maintienne
l’idée des styles de son œuvre.
Si l’interrogation sur la théorie et la pratique du style se met ici au pluriel, nous offrant d’un
même geste et une ouverture précieuse sur la manière dont la pensée de Deleuze procède et une
possibilité de savoir en quel sens le philosophe sait, lui aussi, ce que parler veut dire, elle n’en appelle
pas moins en revanche à une lecture nuancée et non réductrice de ses textes, qu’on aborde souvent en
pensant savoir par avance ce qu’ils ont à nous dire. Entre théorie et pratique du style, ou plutôt dans
l’oscillation malaisée qui soumettrait chacune aux exigences de l’autre, le propos du présent ouvrage
est de faire jouer les perspectives, examiner les prémisses de cette articulation et en peser
sérieusement les attendus. Et ce, en lisant deux fois Deleuze.
Que fait donc le style en philosophie, le style à la philosophie ? Le premier moment de lecture,
alliant réflexions et études de cas, propose de relever quelques stratégies énonciatives de Deleuze et
d’en mesurer aussi bien l’originalité que les paradoxes. Fonctionnant en accords discordants,
produisant par coupures, pliages et raccords ce qui, non seulement n’appartient à aucun des codes
constitués de la machine textuelle, mais se refuse au cloisonnement des formes d’expression, les
diverses facettes du seul style pratiqué par Deleuze se prêtent pourtant mal à l’ordinaire sémantique
conceptuelle. Elles seront ici examinées du triple point de vue de leurs modes de fonctionnement
discursif, de la fonction argumentative qu’elles y assument, et de leur implication dans la pédagogie
du concept.
Si Deleuze conserve parfois le sens daté du style comme façon particulière de dire les mêmes
choses, détachant ainsi le fond et la forme, il faut convenir que l’une des originalités de sa démarche
en histoire de la philosophie ne tient pas tant aux distorsions d’une philologie hasardeuse qu’au refus
du commentaire, s’échappant du sillage auctorial et favorisant plutôt l’intervention créatrice dans les
systèmes. Et si c’est d’un seul et même mouvement qu’il relit les philosophes en « commentateur »,
ou reformule un problème mal posé, ou encore crée ses propres concepts, la fonction performative
qu’il confie chaque fois au style est éminemment philosophique ; elle ne se conquiert que dans l’état
d’une pensée hors d’elle-même, qui n’est puissante qu’au point extrême de son impuissance. La
contextualisation par Philippe Mengue de la logique qui fédère cette variation, ne la situe pas
seulement dans la différence des styles deleuziens – différence bien sensible depuis Empirisme et
subjectivité jusqu’aux derniers textes, en passant bien sûr par le très polémique Anti-Œdipe de 1972 –,
mais aussi dans les variations à l’intérieur de l’unité d’un même style, dans les modulations que
Deleuze introduit dans sa propre prose philosophique. On y verra aussi que, dans la manière dont il
réoriente aussi bien la pratique que la conception de la philosophie, mainte lumière surgit des portraits
noétiques et machiniques que Deleuze enfile en miroir, et comment cela produit une stylistique qui
effeuille tous les plans qu’elle recoupe comme autant de pièces définitives dont les effets de sens ne