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« RÉFLEXIONS FAITES »
Pratique et Théorie
« Réflexions faites » part de la conviction que la pratique et la théorie ont toujours besoin l’une de l’autre, aussi bien en littérature
qu’en d’autres domaines. La réflexion ne tue pas la création, elle la prépare, la renforce, la relance. Refusant les cloisonnements et les
ghettos, cette collection est ouverte à tous les champs de la vie artistique et des sciences humaines.
Cet ouvrage est publié
avec l’aide de la Communauté Française de Belgique.
Photo de couverture : © Hélène Bamberger
© Les Impressions Nouvelles – 2011
www.lesimpressionsnouvelles.com
[email protected]
Collectif – Sous la direction d’Adnen Jdey
LES STYLES DE DELEUZE
Esthétique et philosophie
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
ADNEN JDEY
INTRODUCTION
« Le temps approche où il ne sera guère possible d’écrire un livre de philosophie comme on en fait depuis si longtemps : Ah ! le
vieux style… La recherche de nouveaux moyens d’expression philosophiques fut inaugurée par Nietzsche, et doit
être aujourd’hui poursuivie en rapport avec le renouvellement de certains autres arts, comme le théâtre et le cinéma. »
Gilles Deleuze
Différence et répétition, 1969
« Le baptême du concept sollicite un goût proprement philosophique qui procède avec violence ou avec insinuation, et qui
constitue dans la langue une langue de la philosophie, non seulement un vocabulaire, mais une syntaxe atteignant au sublime ou
à une grande beauté. Or, quoique datés, signés et baptisés, les concepts ont leur manière de ne pas mourir, et pourtant sont
soumis à des contraintes de renouvellement, de remplacement, de mutation qui donnent à la philosophie une histoire et aussi une
géographie agitées, dont chaque moment, chaque lieu se conservent, mais dans le temps, et passent, mais en dehors du temps. »
Gilles Deleuze & Félix Guattari
Qu’est-ce que la philosophie ?, 1991
Disons-le d’emblée. Rares sont les philosophies qui intègrent la question du style à une démarche
strictement philosophique. Plus rares encore sont les philosophies qui ressaisissent dans le « problème
d’écrire » les linéaments d’une réflexion apte à dire ce que fait le concept. La pensée de Gilles
Deleuze, peut-être plus qu’une autre, se prête sans doute à cette démarche croisée, ne justifiant en
contrepoint la nécessité d’une stylistique de la pensée qu’à ce qu’elle remet en jeu sous les plis d’une
pensée du style. Les raisons n’en tiennent pas seulement à la manière bien particulière qu’avait
Deleuze de nouer le rapport constructif et relativement complexe avec les modes d’énonciation
conceptuels ou non-conceptuels de la philosophie ; elles concernent surtout la spécificité même de
l’acte de création qui, bien que variant selon qu’il s’actualise dans les arts, les sciences ou les
philosophies, n’en exige pas moins que son individuation soit signée. Si cet aspect, peu étudié jusqu’à
aujourd’hui de l’œuvre de Deleuze, pourrait avoir une véritable portée dans la réévaluation de sa
pensée, c’est sans doute en ce qu’il contribue à nouveaux frais à la compréhension de la voix qui fut la
sienne dans le débat philosophique de la fin du siècle dernier. Néanmoins, dans ce choix, on ne verra
pas une insidieuse tentative de tirer le travail de Deleuze du côté d’on ne sait quelle littérarisation de
la philosophie. Bien plutôt, au croisement de multiples champs où la question du style vient se nouer,
c’est tout un maniérisme du concept qui trouve son volume.
De l’histoire de la philosophie, pratiquée dès lors comme collage pictural et assortie de ses
portraits noétiques expressionnistes, ou de l’empirisme supérieur hissé à une espèce très particulière
de « roman policier » et de « science-fiction », les décrochages stylistiques de la pensée de Deleuze
nous déportent vers les vitesses virtuelles du concept et ses ralentissements teintés d’affect, en passant
par le maniérisme des intensités en leurs contrepoints artistiques en compagnie de Leibniz, Bacon ou
Boulez, et par la pragmatique de l’expression et la cartographie intensive de la syntaxe qui viennent
relancer en littérature les procédés de minoration impersonnelle à la limite du « non-style ». Qu’on ne
s’y méprenne pas toutefois : si la diversité de ces préoccupations philosophiques et esthétiques
fait qu’il paraît difficile, à première vue, de dégager un fil conducteur autour duquel devait s’organiser
une stylistique chez Deleuze, on aurait tort de croire celle-ci confuse dans ses objectifs. Plus qu’une
systématisation, en effet, c’est une remise en question des continuités discursives que produit la
pensée deleuzienne, de Différence et répétition à Qu’est-ce que la philosophie ? et Critique et
clinique, se déployant sur plus d’un plan à la fois, passant avec le même bonheur de Spinoza à
Leibniz, de Proust à Carmelo Bene, de Nietzsche à Kafka. Ce faisceau de gestes et de relais théoriques
converge vers une même direction : la nécessité de désenclaver le concept et la pratique du style des
poncifs où il s’est embourbé, pour le penser en retour sous le signe d’une philosophie pratique. Car,
non seulement le style demande à être appréhendé dans la singularité irréductible de ses
modes d’énonciation noétiques et esthétiques ; mais il exige également qu’il soit examiné à l’aune des
fonctions proprement pratiques et opératoires qui lui sont à chaque fois assignées. Peut-être est-ce là
un des enjeux les plus troublants de la question chez Deleuze, et ce qui peut justifier qu’on maintienne
l’idée des styles de son œuvre.
Si l’interrogation sur la théorie et la pratique du style se met ici au pluriel, nous offrant d’un
même geste et une ouverture précieuse sur la manière dont la pensée de Deleuze procède et une
possibilité de savoir en quel sens le philosophe sait, lui aussi, ce que parler veut dire, elle n’en appelle
pas moins en revanche à une lecture nuancée et non réductrice de ses textes, qu’on aborde souvent en
pensant savoir par avance ce qu’ils ont à nous dire. Entre théorie et pratique du style, ou plutôt dans
l’oscillation malaisée qui soumettrait chacune aux exigences de l’autre, le propos du présent ouvrage
est de faire jouer les perspectives, examiner les prémisses de cette articulation et en peser
sérieusement les attendus. Et ce, en lisant deux fois Deleuze.
Que fait donc le style en philosophie, le style à la philosophie ? Le premier moment de lecture,
alliant réflexions et études de cas, propose de relever quelques stratégies énonciatives de Deleuze et
d’en mesurer aussi bien l’originalité que les paradoxes. Fonctionnant en accords discordants,
produisant par coupures, pliages et raccords ce qui, non seulement n’appartient à aucun des codes
constitués de la machine textuelle, mais se refuse au cloisonnement des formes d’expression, les
diverses facettes du seul style pratiqué par Deleuze se prêtent pourtant mal à l’ordinaire sémantique
conceptuelle. Elles seront ici examinées du triple point de vue de leurs modes de fonctionnement
discursif, de la fonction argumentative qu’elles y assument, et de leur implication dans la pédagogie
du concept.
Si Deleuze conserve parfois le sens daté du style comme façon particulière de dire les mêmes
choses, détachant ainsi le fond et la forme, il faut convenir que l’une des originalités de sa démarche
en histoire de la philosophie ne tient pas tant aux distorsions d’une philologie hasardeuse qu’au refus
du commentaire, s’échappant du sillage auctorial et favorisant plutôt l’intervention créatrice dans les
systèmes. Et si c’est d’un seul et même mouvement qu’il relit les philosophes en « commentateur »,
ou reformule un problème mal posé, ou encore crée ses propres concepts, la fonction performative
qu’il confie chaque fois au style est éminemment philosophique ; elle ne se conquiert que dans l’état
d’une pensée hors d’elle-même, qui n’est puissante qu’au point extrême de son impuissance. La
contextualisation par Philippe Mengue de la logique qui fédère cette variation, ne la situe pas
seulement dans la différence des styles deleuziens – différence bien sensible depuis Empirisme et
subjectivité jusqu’aux derniers textes, en passant bien sûr par le très polémique Anti-Œdipe de 1972 –,
mais aussi dans les variations à l’intérieur de l’unité d’un même style, dans les modulations que
Deleuze introduit dans sa propre prose philosophique. On y verra aussi que, dans la manière dont il
réoriente aussi bien la pratique que la conception de la philosophie, mainte lumière surgit des portraits
noétiques et machiniques que Deleuze enfile en miroir, et comment cela produit une stylistique qui
effeuille tous les plans qu’elle recoupe comme autant de pièces définitives dont les effets de sens ne
cessent pourtant de se renouveler en fonction des agencements énonciatifs dans lesquels elles sont
prises.
Qui parle cependant ? Bien que sa pratique de pensée le tienne en marge des clivages
disciplinaires et des dilemmes terriens des lectures « historiennes » de la philosophie, on ne se
méprendra pas sur le caractère mobile, ouvert, des monographies universitaires que Deleuze en
historien de la philosophie avait consacrées à Spinoza, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson. Que ce soit
en réactivant une lignée de penseurs qui, comme il l’explique dans Pourparlers, « avaient l’air de
faire partie de l’histoire de la philosophie mais qui s’en échappaient d’un côté ou de toutes parts », ou
en détournant des bribes de théories de toute nature pour les utiliser à d’autres fins, ou encore en
dramatisant un concept en le rapportant à ses vraies conditions, c’est-à-dire aux forces et aux
dynamismes intuitifs qui le sous-tendent, ou enfin, plutôt qu’à critiquer de front un thème ou une
notion, à l’aborder par le biais d’une « conception tout à fait tordue » – comme c’est le cas avec sa
Présentation de Sacher Masoch en 1967 –, l’exercice de l’histoire de la philosophie ne vaut aux yeux
de Deleuze que par sa capacité de relance, d’actualisation et de créativité de problèmes. L’étude
de Charles Ramond propose un examen attentif et original, à ras du texte, des traces deleuziennes sur
celles de Spinoza, pour montrer en quoi l’usage des formules prescriptives – patent aussi bien dans la
thèse complémentaire de 1969 sur Spinoza et le problème de l’expression que dans le petit opus de
1981, Spinoza. Philosophie pratique – permet de mettre au jour une « tentation de l’impératif » moins
apparente que d’autres traits stylistiques, mais bien présente dans la pratique, sinon dans la conception
de l’histoire de la philosophie écrite par Deleuze. Le relais est pris ici par Isabelle Ginoux qui revient
sur les lectures deleuziennes de Nietzsche et la philosophie en analysant comment l’effet de style, s’il
produit une démultiplication polyphonique de l’énoncé deleuzien, s’apparente davantage à la
distribution d’ironies et d’humours par laquelle une répartition d’intensités, vécues en rapport avec
l’extériorité d’un masque ou d’un nom propre, saute hors du texte.
Si donc le style recoupe, à hauteur de dignité équivalente, les deux plans intensifs de la
philosophie et de l’histoire de la philosophie, cela suffira-il pourtant à justifier que soit ouvert le
chantier d’une stylistique proprement deleuzienne ? Il faudra, en d’autres termes, vérifier si et dans
quelle mesure la philosophie de Deleuze elle-même contient le principe de réalisation concrète d’une
telle stylistique. En réponse à cette question, on lira l’étude de Jérôme Rosanvallon qui pointe trois
démarches stylistiques chez Deleuze, correspondant respectivement aux trois types de vitesse qui
animent son style d’énonciation philosophique avant, avec et sans Félix Guattari. La contribution
d’Arnaud Villani, qui clôt ce premier volet, explore les jalons d’une pratique peu commune du
concept chez Deleuze, en développant l’hypothèse d’une stylistique transcendantale, discrètement
balisée par les développements de la « méthode de dramatisation » dans Différence et répétition et
ensuite mise en œuvre en 1991 avec Félix Guattari, dans Qu’est-ce que la philosophie ? Moins
cloisonnée que celle que chaque discipline pratique souvent de façon quelque peu solipsiste, mais
indispensable à la vie stylistique du concept, la dramatisation ferait de la tournure non seulement
l’objet de cette stylistique, mais sa méthode et sa texture même.
Le deuxième moment de lecture, faisant le chemin inverse pour étudier cette fois-ci la
contribution de Deleuze à une pensée du style, se rejoint dans l’examen de quelques cartographies
esthétiques et leurs mises en pratique cliniques. Sous les trois angles de vue qui, là encore, resserrent
respectivement l’investigation – savoir, celui de l’individuation intensive ; celui de la pragmatique du
langage et des régimes sémiotiques de l’énonciation ; et enfin celui de la clinique des modes
d’existence –, il ne s’agit pas tant de chercher une définition univoque du style que de dégager un
aperçu différencié des problèmes auxquels ce concept se rattache chez Deleuze, ainsi que des enjeux
épistémologiques dont son traitement thématique semble chaque fois porteur.
L’élucidation par Deleuze des pratiques artistiques et de leurs maniérismes exige en effet de
placer l’effet stylistique en deçà du partage sédentaire, établi seulement dans le donné, entre un sens
propre et un sens figuré. Le privilège qu’il accorde, depuis 1964 avec Proust et les signes jusqu’aux
textes réunis en 1993 dans Critique et clinique, à la littérature dans cette pensée du style s’explique
évidemment par la capacité éthologique qu’a le langage de joindre le geste à la pensée dans un même
champ problématique ; et c’est ce qui rattache la cartographie deleuzienne du style aux virtualités de
son empirisme supérieur. Le traitement syntaxique de la langue, auquel Deleuze se veut très sensible
dans les textes de Beckett ou de Wolfson, parce qu’il aborde conjointement l’élément génétique du
langage et de la pensée, permet de retrouver les facteurs d’individuation intensive qui nous font penser
et parler, mais qui sont en eux-mêmes impensables et ineffables dans les conditions empiriques.
Comme pour le vivant, le style intervient toujours comme acte éthologique d’individuation.
La question de savoir en quoi cette théorie de l’individuation intensive transforme la stylistique
tout en se répercutant en linguistique, en littérature et dans tous les champs de l’art fait l’objet de
l’article d’Anne Sauvagnargues, qui se demande en quoi l’opération de « dépersonnalisation »,
commandant pareille cartographie du style, s’ordonne nécessairement suivant trois directions : les
modes collectifs impersonnels, imperceptibles et intensifs. Tirant parti de Hjelmslev, des matières et
formes de contenu et d’expression, et connaissant la psycholinguistique de Gustave Guillaume,
Deleuze n’hésite pas en effet à s’emparer du point d’où les théories linguistiques de Benveniste,
Chomsky ou Austin deviennent critiquables pour construire une pragmatique des régimes de signes,
capable de renouveler l’approche du style, une pragmatique généralisée dont l’usage créateur,
soustractif et productif, est le thème inépuisable. Et c’est là qu’il convient de situer, en opposition à la
norme majeure, les ricochets du style « mineur », style dont la machine kafkaïenne donne la formule
avec les procédés de « variation continue » et de « modulation » que son expérimentation littéraire du
langage est censée mettre en œuvre. La contribution de Guillaume Sibertin-Blanc s’efforce dans cette
perspective de mettre en lumière les trois aspects qui, en 1975, ont déterminé chez Deleuze et Guattari
la construction d’un concept objectif de « littérature mineure » : à savoir le repérage sociolinguistique
du matériau langagier dont dispose Kafka ; le procédé stylistique inhérent au travail spécifique
effectué par l’écrivain dans ce matériau ; et le coefficient politique, censé évaluer la façon dont un
procédé d’écriture réussit à produire de nouveaux effets sémiotiques et de nouvelles visibilités sur le
champ social, en rapport avec l’émergence de nouveaux énoncés et de nouvelles organisations de
pouvoir.
Si par ailleurs l’usage non-conventionnel du discours indirect libre caractérise les textes
ultérieurs de Deleuze coécrits avec Félix Guattari, avant de devenir un thème de prédilection pour lui,
c’est parce que cet usage conduit à concevoir le style non plus comme un mixte empirique de direct et
d’indirect qui supposerait des sujets préconstitués, mais comme un mode d’intercession énonciative
où se compliquent des voix distinctes quoique indiscernables, une énonciation impersonnelle qui
préside à la différenciation des sujets. La contribution de Jean-Claude Dumoncel se propose de
restituer le cadre clinique de cette question chez Deleuze, entre la grammaire sophistiquée
de Bakhtine et le « discours indirect libre » de Pasolini d’une part, et d’autre part le « tenseur binaire »
de Gustave Guillaume, pour revenir sur la terra incognita du bégaiement asyntaxique. En continuité
avec ce cadre d’analyse, l’étude de Véronique Bergen s’attache à déplier, dans toute leur extension, les
enjeux de l’équation deleuzienne du style et du non-style, en privilégiant toute source de tension
stylistique pour en peser l’effet pragmatique produit dans le réel selon les deux coordonnées
caractéristiques d’une clinique du style chez Deleuze : à savoir le rapport à la langue étrangère et sa
tension vers sa limite interne, l’ouvrant à un dehors qui n’est plus d’aucune langue comme le montrent
les études réunies dans Critique et clinique.
Le traitement que reçoit le problème du style en peinture, en musique ou dans le cinéma est-il si
différent de l’investissement que lui réserve la littérature ? Pas nécessairement, car ce qui change d’un
champ à l’autre, ce sont les variétés qui, battant sur différents rythmes selon la spécificité de chaque
matériau investi, vont soumettre les éléments a priori du style à un nouveau diagramme que seule la
pratique active de l’expérimentation serait en mesure de produire. L’étude finale d’Isabelle Ost,
poursuivant cette interrogation du côté des textes en prose de Beckett et de la lecture que Deleuze en a
proposée en 1992 dans L’Épuisé, s’attache à montrer d’une part que la création d’une syntaxe nouvelle
de l’épuisement et de la sobriété ne va pas sans mettre en jeu l’espace, l’image et la musique, moins
comme un ornement à la parole que comme la nécessité de frayer une ligne de fuite, et que, d’autre
part, à force d’assèchement et de sobriété, d’ascèse stylistique et de soustraction créatrice, ce n’est pas
tant la parole du sujet beckettien qui est affectée du bégaiement, mais l’écrivain lui-même qui se fait
bègue et affecte le langage d’un « mal dire ».
S’il ne peut donc prétendre à l’exhaustivité, cet ensemble aborde quelques aspects remarquables
de la pensée de Deleuze, dont certains autres, faute de temps, n’ont pas pu être retenus ici. Venues de
spécialistes de Deleuze représentant au moins deux générations de chercheurs – ceux qui ont été ou
auraient pu être ses élèves, et ceux qui l’ont découvert comme une figure importante de la philosophie
contemporaine –, les dix études ici réunies voudraient témoigner de la variété des réflexions
auxquelles une interrogation philosophique sur le style peut donner lieu, et contribuer également à la
compréhension d’un ton de pensée intempestif. Pour que la voix de Deleuze puisse encore être
entendue aujourd’hui, fût-ce en contrepoint de ces textes qui lui sont consacrés, nous avons cru
« intéressant » – c’est son mot – d’offrir au lecteur quelques « fulgurations » de son ton singulier : ce
dont témoignent ses cinq lettres inédites, réunies en clôture de ce volume1.
Notes
1
Que tous ceux qui ont accompagné un temps la réalisation de cet « agencement collectif d’énonciation » en soient ici
remerciés. L’attention de David Fournier et l’amitié de Jean-Claude Dumoncel ont été déterminantes dans la constitution du
volume. Je remercie Fanny Deleuze ainsi qu’Arnaud Villani pour l’autorisation de publication des lettres inédites de Gilles
Deleuze ; sans oublier René Schérer, venant avec sa liberté de ton et de conclusion apporter un vif témoignage en écho à
cet ensemble d’études. Que Benoît Peeters et l’équipe des Impressions Nouvelles soient finalement remerciés de leur
précieuse aide et de l’accueil chaleureux réservé au projet.
PREMIÈRE PARTIE
UNE STYLISTIQUE DE LA PENSÉE
PHILIPPE MENGUE
LOGIQUES DU STYLE
Deleuze, « l’oiseau de feu » et l’effet du réel
UN OU PLUSIEURS STYLES ?
Il semble difficile de dire que l’écriture de Deleuze présente plusieurs sortes de styles, qu’il y ait
donc des styles de Deleuze, au sens très général du terme, et entendant par là toute « manière »
personnelle d’utiliser un moyen d’expression, toute « façon » singulière de s’exprimer. On a le
sentiment que toutes ses œuvres, depuis son écrit sur Hume jusqu’à Critique et clinique, sont écrites
dans le même style, rigoureux et philosophique, alliant les concepts techniques et les images, le sens
de la formule. Toujours on retrouve une même unité d’ensemble qui s’exprime aussi bien dans ses
traités (Différence et Répétition, Logique du sens) ou ses essais dans le domaine de l’histoire de la
philosophie (sur Nietzsche, Bergson, Kant ou Leibniz, etc.). Cette unité se rencontre jusque dans son
style parlé, du moins tel qu’il nous est restitué dans ses interviews (voir Pourparlers, L’île déserte, ou
Deux régimes de fous). Même quand Deleuze aborde la littérature avec Proust ou Sacher-Masoch, ou
même les arts avec Francis Bacon, peut-on dire qu’à chaque fois nous avons affaire à un style
d’écriture différent ? Il ne le semble pas, du moins quant à l’allure d’ensemble, quant au maniement
des concepts et des images, même si on peut constater des différences de ton, des intentions
différentes, des affects plus ou moins contenus à l’égard de ce qu’il dit, conçoit ou décrit. La variété
deleuzienne n’est pas dans la différence des styles1, mais dans les variations à l’intérieur de l’unité
d’un même style, dans les modulations qu’il introduit dans son propre style et qui, soudain, le font
brusquement bondir ou au contraire couler sereinement au fil d’une démonstration, d’une
argumentation rigoureuse, d’une description vivante, colorée, etc. Ces différentes modulations font
partie intégrante de la beauté de son style, unique, singulier, éminemment reconnaissable. S’il y a une
exception, ce serait peut-être les premières pages de L’Anti-Œdipe qui ont introduit un ton nouveau
dans la philosophie, le ton « révolutionnaire » (entre guillemets, soit au sens qu’on donnait à ce terme
dans les milieux intellectuels du post-soixante-huit) et qui ont tant choqué, du moins certains qui
faisaient les bégueules et jouaient au sérieux du philosophe poli et universitairement bien lissé.
« Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça chie, ça baise.2 »
Évidemment on ne trouverait pas ce type de phrase, grossière et populaire dans sa thèse
universitaire Spinoza et le problème de l’expression . Mais, de là à dire qu’il y a changement de style
dans cette œuvre, il y a une marge. Finalement, à part la surprise et la provocation de ce début – qui
claque un peu comme un coup de fouet pour réveiller l’université traditionaliste, ou comme un
étendard portant les nouveaux mots d’ordre de la psychiatrie matérialiste –, cette annonce s’intègre
immédiatement dans l’analyse et la construction conceptuelle que supporte l’écriture deleuzienne
classique, habituelle. Bien évidemment, il faudrait nuancer et examiner les choses de plus près. Il est
vrai que l’on sent la force d’une tension et la souplesse d’une écriture plus relâchée, plus libre, plus
vivante, moins retenue qu’avant. On entend vibrer les affects d’une colère critique à l’encontre du
familialisme, la joie d’une libération et d’une rencontre dans une écriture à deux, et la jouissance d’un
nouveau territoire de pensée conquis. On retrouvera dans Mille Plateaux ce ton à la fois sec, dur,
efficace et tendu propre aux mots d’ordre de la pensée, et en même temps cet humour, cette dérision
terrible à l’égard des thèses critiquées. Et pourtant, malgré la rencontre avec Guattari, et la dualité des
écrivains qu’elle entraîne, leur intime et étroite collaboration, il ne me semble pas qu’on ait affaire à
un nouveau style. J’ai l’impression d’y retrouver la tension habituelle propre au style précédent de
Deleuze : son humour, sa férocité féline, ses coups de patte terribles qui font déchirure dans l’espace
de la pensée, le pressentiment du voisinage permanent d’un précurseur sombre qui peut zébrer à tout
moment le champ des concepts, etc. Je dirai qu’on y retrouve la stridence particulière aux écrits de
Deleuze, avec une accentuation de l’intensité intempestive et un renforcement du sens des mots
d’ordre. Soit tous les traits qui déjà s’affirmaient dans les textes précédents et qui concernaient
principalement l’histoire de la philosophie (mais qu’on ne pouvait encore déceler sous le ton plus
distancié et neutre, mais déjà personnel, qu’il avait adopté pour ce type d’étude universitaire)3.
À mon sens, cette quasi-absence de diversité des styles appropriés aux différents types de texte est
importante et même surprenante. En effet, Deleuze qui fait l’apologie de la diversité et des
différences, des variations et des variétés dans le contenu de sa pensée – elle se dit être une
philosophie du multiple –, se trouve dans l’unité du côté de la forme, si on peut encore appeler forme
ce qui relève du style (l’un des mérites du concept de style serait en effet d’invalider, de déconstruire
l’opposition forme/contenu, comme on le verra). Le style tranche sur le contenu : le multiple est dit
dans un style qui n’est pas multiple mais profondément un, le style de Deleuze. Tel est, du moins au
premier abord, l’étonnement que peut susciter sa philosophie surtout si on la compare à quelques uns
des grands prédécesseurs qu’il avait admirés. Nietzsche, par exemple, a recours à la poésie avec son
Zarathoustra, et la Généalogie de la morale échappe aux déploiements des styles que nous offre une
pensée en fragments comme celle du Gai savoir. Même chose si on compare le texte deleuzien à
Spinoza, dont les grands genres de style sont dans l’Éthique, nettement marqués, spatialement inscrits
dans la découpe même du texte. Dans Pourparlers, Deleuze, indique lui-même les trois grands styles
utilisés par Spinoza suivant qu’on prend l’Éthique au niveau des théorèmes et de ses démonstrations
(« première Éthique » du concept, comme un grand fleuve serein), ou bien au niveau des scolies
(« seconde Éthique » de l’affect, « constituant une chaîne volcanique brisée »). Ou bien enfin au
niveau du cinquième livre qui nous donne une Éthique du percept (« troisième éthique », Spinoza
réussissant à « parler par percepts purs, intuitifs et directs ») qui « procède par éclairs perçants,
déchirants », ni fleuve ni volcan, mais « feu »4.
LE STYLE COMME TENSION
Il n’y a donc pas chez Deleuze de pluralité de styles marquée par des ouvrages ou des parties
d’ouvrage. Mais, inversement, on n’ira pas jusqu’à dire qu’il n’ait pas de style, Deleuze. D’un bout à
l’autre de son œuvre il y a une unité de style qui le rend immédiatement reconnaissable. « C’est du
Deleuze ! ». À quoi le reconnaissons-nous ? Voilà sans doute une des importantes questions qui se
lève quand on interroge les styles de Deleuze. La difficulté est grande. Comment qualifier
conceptuellement un style ? C’est impossible. Le style comme singularité irréductible par définition
échappe au concept. Certes on peut former un concept (général, abstrait) du style, mais un style est
toujours un individuel concret dont il ne peut y avoir, en tant que tel, science ou savoir conceptuel.
Deleuze forme un concept du style en général, justement quand il en vient à examiner le style de
Spinoza et les trois registres qui sont les siens :
« Le style en philosophie est tendu vers ces trois pôles, le concept ou de nouvelles manières de penser, le percept ou de
nouvelles manières de voir et d’entendre, l’affect ou de nouvelles manières d’éprouver. C’est la trinité philosophique, la
philosophie comme opéra : il faut les trois pour faire le mouvement.5 »
Dans cette définition Deleuze rappelle les trois « ailes6 » ou les trois pattes de la pensée en
général, concept, affect, percept, et définit le style comme une tension. On remarquera que la tension
propre à la pensée n’est pas celle qui se tourne vers le vrai mais le mouvement qui apporte de la
nouveauté. C’est le nouveau, et non le vrai, qui fait tendre le mouvement de la pensée. « Du neuf,
sinon j’étouffe », est le cri de Deleuze, des territoires nouveaux, non encore balisés ou parcourus :
voilà le désir ou la tension deleuzienne à l’état pur, dans son immédiateté brute, sa force insensée,
préjustificative (car sans fondement ou justification à donner), son élan instinctuel, sa pulsion, sur
laquelle vont se greffer et la construction des concepts et les affects et les intuitions percepts. C’est
cette force-ci que l’on sent dans son écriture et qui tend son style. Bien des passages viennent
corroborer cette déclaration en faveur du nouveau, et bien des problèmes sont soulevés, immenses, par
cette latéralisation de la vérité au profit du neuf, du remarquable, de l’intéressant, etc.7 – auquel il
faudra bien un jour s’attaquer pour de bon. L’essentiel, présentement pour notre sujet, me semble, à
l’intérieur du présupposé qu’on vient de dégager, de suivre la définition deleuzienne du style et à quoi
elle nous conduit. Les trois pôles, nous en avons une connaissance philosophique conceptuelle, comme
celle du style lui-même. Dans ces conditions, pourquoi Deleuze, dans ce court texte si beau par sa
limpidité et vivacité, recourt-il à ce qu’à première vue on ne peut que prendre pour des métaphores ?
Pour qualifier les styles de Spinoza, Deleuze en effet, comme on l’a vu, a recours à la géologie, à la
géophysique : le fleuve serein (l’eau), le bouillonnement du feu souterrain (la terre et le volcan),
l’illumination du feu (le ciel, l’éclair). Pourquoi redoubler, par ces images précédentes (eau, terre,
air), les trois pôles du concept, de l’affect, du percept ?
L’OISEAU DE FEU
Ces « images » ne sont pas des métaphores ordinaires, car elles ne relèvent pas de la simple
rhétorique, de l’ornement. Deleuze veut donner une compréhension non-philosophique du style
philosophique en tant que cette compréhension non-philosophique fait entièrement partie de la pensée
et de la connaissance philosophique en général. Qu’entendre par là ? Une compréhension qui ne passe
pas par le concept (propre à la compréhension philosophique) mais se fait par affect et percept. La
philosophie ne peut se passer de ce type de compréhension, soit, si on veut, d’ « images » qui
concentrent en elles des pointes de percepts et d’affects. Et comment les forces à l’œuvre dans la
pensée se donneraient-elles sinon dans un style ? Le style de Spinoza est caractérisable par sa nette
répartition tripartite : propositions de démonstration, scolies qui les interrompent, intuitions finales
qui en accélèrent leur portée. Mais quand on dit cela, quand on définit le style en général, on ne fait
qu’indiquer, ou décrire, des forces ou des composants sans les capter dans leur travail, dans ce qu’ils
font dans le texte de Spinoza. On les prend comme références, avec la distance et la neutralité
indifférente qui est solidaire de l’approche théorique, référentiante, dénotante. Or, s’il s’agit de capter
les forces à l’œuvre dans l’Éthique et la pensée de Spinoza, il faut recourir à autre chose. À quoi ? À
un style, car c’est sa fonction propre. Il faut recourir à un style pour pouvoir capter les forces dans la
pensée de Spinoza. Le style de Deleuze, qui n’est pas celui de Spinoza, mais le sien propre parlant du
style de Spinoza, use, quant à lui, d’images géologiques et géophysiques : le fleuve, le volcan, l’éclair.
Ces images captent la force du concept propre à Spinoza, ainsi que la force propre aux affects
spinozistes, et enfin la teneur particulière de ses intuitions qui fusent comme des éclairs. Par ce
recours aux « images », Deleuze nous donne une compréhension non-philosophique du style même de
Spinoza : il nous le fait voir ou entendre, il nous le fait sentir dans les affects que véhiculent ces
images. Le style n’est plus conçu, il est perçu et ressenti : « un style, un oiseau de feu »8. Pour le
concept, le style est tension entre trois pôles (c’est son essence), pour le percept et l’affect, il est
« oiseau de feu » (c’est sa réalité concrète, singulière). Quand Deleuze écrit « oiseau de feu », il tente
de nous faire sentir, de nous pénétrer de la force particulière à l’œuvre dans la pensée de Spinoza.
Si donc maintenant, nous tournant vers Deleuze lui-même, nous voulons rendre les forces à
l’œuvre dans son texte, afin d’accéder au plus près de son style, nous devons en donner aussi une
compréhension non-philosophique, en tentant de saisir les percepts et les affects que sa propre œuvre
suscite en son destinataire. Comment rendre la manière propre à Deleuze d’être tendu entre les trois
pôles ? Voilà la détermination exacte du problème posé par le style de Deleuze. Quelles images
utiliser pour caractériser cette tension et les forces propres aux concepts, affects et percepts
deleuziens ?
DELEUZE-OISEAU
Deleuze nous dit donc : il y a un devenir oiseau de feu de Spinoza. Mais – question qui rompt
l’analyse deleuzienne et prend un recul réflexif sur elle – ne serait-ce pas plutôt le devenir de
Deleuze lisant Spinoza ? Deleuze a non seulement capté à la fois le feu brûlant des passions
affirmatrices et le feu froid des concepts du style métallique de Spinoza, mais il introduit l’oiseau.
L’oiseau est l’être qui prend son envol, il vole, il file. Mais c’est surtout Deleuze qui sait s’envoler. Ce
devenir-oiseau est proprement celui de Deleuze : partir, s’envoler, fuir, et non celui de Spinoza. La
flèche du désir de Spinoza est plus ivre de coïncider avec la substance, de toucher l’être, y pénétrer et
s’en pénétrer tout entier dans une fusion éclairante, illuminante, « adéquate ». Éclair d’illumination
certes, mais qui n’est pas l’envol de l’oiseau. C’est Deleuze qui vole, s’envole, line of flight, comme a
si bien traduit intuitivement Brian Massumi, le traducteur américain de L’Anti-Œdipe. Deleuze n’est
pas tendu vers l’adéquation, vers la vérité adéquate, intuitive ou conceptuelle. Il est tout entier pris
dans un désir de fuite et d’envol à la fois. Deleuze-oiseau.
Nietzsche aussi est oiseau. Il nous fait planer par son style : il s’élève et plonge, hauteur /
profondeur, vertige dans les airs, l’aigle qui plane sur l’abîme… toutes ces images qui naissent du
lexique comme de la syntaxe de Nietzsche font son style. Deleuze, dans son devenir-oiseau, ne devient
pas l’aigle planant nietzschéen. Il y a trop peut-être de grandeur et pas assez de mineur dans une telle
figure. L’oiseau deleuzien, c’est simplement, modestement un petit oiseau qui prend son vol, il part, il
sait partir9, une hirondelle d’automne, par exemple, qui part pour les pays chauds, et non celle
d’Aristote qui revient et fait le printemps. L’oiseau deleuzien, si petit soit-il, sait casser, rompre,
quitter, abandonner, mais en emportant une paille du nid, la paille de la discorde, du sain refus…
Brusque, sauvage et insaisissable : il est bien oiseau de feu, mais c’est le feu des réacteurs, de l’envol,
de la fuite, ou bien du feu mis à la nappe du repas consensuel des banquets philosophiques. La tension
deleuzienne ne vise pas à illuminer l’être, mais à filer hors du nid confortable des oppositions
acquises dont l’être ferait partie. La tension deleuzienne ne résout rien, elle laisse les problèmes ou
contradictions en l’état. Elle ne surmonte pas. Elle n’est pas non plus la tension d’un engagement :
elle vise à fuir, à filer, à se désengager, à se faufiler dans le dédale des oppositions. Le gauchisme qui
tente de s’emparer de Deleuze lui courra toujours après, car il lui faudrait voler au-delà ou en-deçà des
contradictions et des rapports d’antagonisme dont il fait ses délices (de taureau, de bête à cornes,
comme dirait Nietzsche à son propos, front contre front, etc.) Le mouvement deleuzien, qui est produit
dans son écriture, c’est juste un « filer entre… » qui n’est ni un refuge, ni une échappatoire vis-à-vis
de la réalité. Regardez-le s’échapper des dualités les plus évidentes et des antinomies établies par la
tradition, empirisme/rationalisme, monisme /dualisme, etc. Certes, lui-même pose, fomente des
dualités, des couples d’opposés, mais c’est uniquement pour mieux filer entre. Deleuze nous file entre
les doigts dès qu’on veut le saisir. C’est ça, sa tension propre. Et si jamais on croit le saisir par un
bout, il se retourne et griffe comme un chat, Gilles le félin10. L’oiseau-chat, comme il y a des
poissons-chats. Souplesse, vélocité, fuite qui glisse sur les contradiction, file dans les interstices, fait
rhizome dans la forêt des arbres conceptuels en traçant des chemins latéraux, semant ses petits
cailloux blancs de petit Poucet, comme des points de suspension des antinomies établies par la rigidité
de la raison raisonneuse, discutailleuse.
RIGUEUR ET SOBRIÉTÉ, LE GRAND STYLE NIETZSCHÉEN
Deleuze prônait par-dessus tout la sobriété. La sobriété est la valeur du mineur en matière de
style. Ce qui ne l’empêche pas, paradoxalement, de participer à sa manière au « grand style ». On sait
que cette expression vient de Nietzsche et lui sert à désigner l’essence de l’art dans son
accomplissement ultime11. Ce qui s’en rapproche le plus est le style classique12. Il se définit comme
affrontement du chaos intérieur, comme chez Deleuze, mais il implique pour Nietzsche, plus
clairement que pour Deleuze, une maîtrise de ce chaos. Le style classique s’oppose au chaos des
affects et des intelligences13. Ce fragment du Printemps 1888, intitulé « La musique – et le grand
style », le caractérise ainsi :
« La grandeur d’un artiste ne s’évalue pas aux “beaux sentiments” qu’il suscite : cela, c’est ce que croient les bonnes femmes.
Mais, à la mesure dans laquelle il approche du grand style, dans laquelle il est capable du grand style. Ce style a ceci de
commun avec la grande passion qu’il dédaigne de plaire ; qu’il oublie de persuader, qu’il commande, qu’il veut … Maîtriser
le chaos que l’on est : contraindre son chaos à devenir forme [n.s.] ; devenir nécessité dans la forme : devenir logique,
simple, non équivoque, mathématique ; devenir loi – : c’est là la grande ambition…14 »
Cette maîtrise consiste en deux traits qui se rejoignent : la mise en équilibre des puissances15 et
l’idéalisation. « Idéaliser, ce n’est pas abstraire à partir de traits infimes ou inférieurs, mais mettre
violemment en relief les traits principaux de sorte que les autres s’estompent16 ». L’idéalisation puise
sa force dans l’ivresse, conçue comme sentiment de la surabondance des forces ; les traits accentués
qui forment l’idéalisation le sont parce qu’on se projette soi-même dans les choses : « c’est cette
plénitude qui pousse à mettre de soi-même dans les choses, c’est-à-dire à les idéaliser […]. On enivre
tout de sa propre plénitude17 », et dans cet état, artistique par excellence, on transfigure les choses de
façon qu’elles reflètent la perfection ou puissance propre de l’être qui les transfigure. L’équilibre
classique n’est donc pas la neutralisation des différences, ou leur égalisation. Au contraire il suppose
le joug d’une puissance dominante qui force les choses « à contenir ce qu’on y met18 » et sous laquelle
l’équilibre est engendré.
Ce détour nietzschéen, qui paraît par certains côtés aux antipodes de la conception deleuzienne de
la littérature mineure, doit cependant nous permettre de mieux comprendre ce que Deleuze, dans ses
textes sur Carmelo Bene et Beckett, nous dit du mineur. Car il ne faudrait pas faire le contresens de
croire qu’il suffit d’appauvrir la langue, de supprimer des tours syntaxiques, bref de décharner et
d’assécher une langue pour faire du style et pour aller au mineur. Le bégaiement de la langue dont
nous parle Deleuze, n’est pas le résultat d’une simple soustraction des phrases réduites à des
répétitions de mots, entrecoupées de vide et d’hésitation. Il faut rendre à ces notions de mineur, de
bégaiements, de soustraction créative, etc., leur dynamisme et leur force affirmatrice. Ce ne sont pas
des négations. À la suite des passages précédents, Nietzsche écrit que de tels procédés seraient antiartistiques :
« Il serait licite d’imaginer un état contraire, un caractère spécifiquement anti-artistique de l’instinct, une manière d’être qui
appauvrisse les choses, les vide de leur substance, les anémie. Et de fait l’Histoire est riche en semblables anti-artistes,
insatiables voraces, en affamés de la vie.19 »
L’art ne puise pas sa force de création dans une vie anémiée, pauvre et languissante, nous disent
Nietzsche et Deleuze à sa suite, comme on va le voir.
LE MINEUR ET LE GRAND STYLE
Deleuze, aussi paradoxal que cela puisse paraître, surtout si l’on pense à un texte comme
L’Épuisé, semble défendre une conception du mineur qui s’oppose à la conception nietzschéenne.
Quand Deleuze parle de mineur et de minoration, ou de soustraction comme opérations à produire
dans la langue, d’amputation d’un élément, ou plusieurs, comme dans la pièce de Shakespeare,
Richard III, minorée par Carmelo Bene, il semblerait aller à l’encontre de l’affirmation nietzschéenne
puisqu’il semble partager une manière d’appauvrissement des choses et de la vie. Ces œuvres
paraissent justement comme une manifestation « anti-artistique de l’instinct » qu’évoquait Nietzsche
à l’instant. On croit pouvoir situer aux extrêmes, d’un côté, un vecteur d’abolition de vie auquel
conduirait l’entreprise de minoration et que semble drainer la conception deleuzienne de l’art, et de
l’autre, un style pensé par Nietzsche comme acmé de la puissance de vie, comme effet de la
surabondance de puissance et qui conduit à un mouvement d’embellissement de la réalité, de
transfiguration reconnaissante, et dont le prototype sera un artiste comme Raphaël. Pourtant, ce serait
en rester à la superficie des choses. Pour la bonne raison que la ligne de partage entre Nietzsche et
Deleuze ne passe pas par l’opposition de la vie et de la non-vie. En effet, en ce qui concerne l’art
mineur, le style mineur, les opérations de soustraction et d’amputation qui les caractérisent ne peuvent
selon Deleuze trouver leur raison d’être uniquement en elles-mêmes. Un but extrinsèque est visé.
C’est « pour dégager les devenirs », les capacités de devenir dans ce qui est figé, qu’il faut minorer,
imposer un traitement mineur20. Qu’est-ce qui, en effet, est retranché ? Les éléments de pouvoir21, soit
ce qui fixe, bloque, stabilise, bref territorialise et empêche les devenirs déterritorialisant. Sur son
autre face, la minoration deleuzienne est donc éminemment positive puisqu’elle permet l’écoulement
des flux de vie antérieurement bloqués. Concernant l’opération de « minorer », Deleuze écrit :
« Vous commencez par soustraire, retrancher tout ce qui fait élément de pouvoir, dans la langue et dans les gestes, dans la
représentation et dans le représenté. Vous ne pouvez même pas dire que c’est une opération négative, tant elle engage et
enclenche déjà des processus positifs.22 »
Le style mineur coïncide donc avec la mise en variation continue de la langue23 puisque ce qui s’y
oppose, les constantes, la stabilité, sont mises de côté. Et ce second mouvement, de variation, vient
recouvrir en quelque sorte le premier mouvement négatif, comme son envers positif. La mise en
variation, qui s’oppose à la fixation, est le mouvement qui ouvre ce qui est clos, stabilisé, il « fait
naître et proliférer quelque chose d’inattendu24 ». Il s’agit d’ouvrir les mots, casser les structures
syntaxiques pour dégager les lignes de variation qui sont présentes en toute langue, comme en toute
institution. Tel est le vrai balbutiement, la langue mineure ne comportant qu’un « minimum de
constantes et d’homogénéités structurales25 » (qui appartiennent à la langue majeure, au « vieux
style »). Le salut, « le but : la continuité de la variation26 », « faire valoir le travail souterrain d’une
variation libre et présente27 » : tel est le programme de l’art mineur, et tel est aussi la définition exacte
du style selon Deleuze. « Ce qu’on appelle un style, qui peut être la chose la plus naturelle du monde,
c’est précisément le procédé d’une variation continue.28 »
En quoi le style mineur est-il en résonance avec le grand art, le style classique ? En ce que
principalement, comme on vient de le montrer, la puissance de variation est ce qui commande, détient
l’autorité et permet qu’il y ait composition sans laquelle il ne saurait y avoir d’œuvre. Comme dans le
grand style, il faut qu’une puissance commande, ait autorité et subjugue, trie, soustraie ce qui ne peut
entrer en résonance avec cette conduction hégémonique ou élimine ce qui fait obstacle au flux de la
puissance.
L’ŒUVRE D’ART COMME COMPOSITION
Peu importe, dit Deleuze, parallèlement à Nietzsche, que l’auteur « se comporte au besoin d’une
manière autoritaire, très autoritaire. Ce serait l’autorité d’une variation perpétuelle, par opposition au
pouvoir ou au despotisme de l’invariant29 ». La distinction capitale entre puissance (potentia) et
pouvoir (potestas)30 permet donc de comprendre en quoi Nietzsche et Deleuze s’accordent un
moment : tous deux sont les philosophes de la puissance et non du pouvoir. Or le grand style est le
style qui à la fois simplifie ou soustrait et en même temps ordonne et conduit les flux de variations,
les lignes de fuite ou de devenir. Le style classique « représente essentiellement ce calme, cette
simplification, ce raccourci, cette concentration. – Le plus haut sentiment de la puissance est
concentré dans le type classique31 ».
Une œuvre est avant tout ce qui se tient, ce qui a de la tenue. C’est pourquoi toute œuvre est
composée, fait appel à une composition : « Composition, composition, c’est la seule définition de
l’art. La composition est esthétique, et ce qui n’est pas composé n’est pas une œuvre d’art32 ». On
retrouve donc chez Deleuze la même critique que celle de Nietzsche concernant l’informel, la
« grisaille », le « marais »33 de ce qui, dissolu, éparpillé, a perdu toute composition. Composer, c’est
faire tenir ensemble, c’est une question de consistance. L’œuvre doit pouvoir tenir, se dresser, tout
seule par elle-même34. Le style, c’est la pointe qui se tient, se dresse, bref le stylet dans sa fermeté35.
Et toute composition, lui dit Nietzsche en écho, se fait sous l’autorité d’un principe qui fait style, qui
permet de « tendre » ensemble les hétérogènes et éléments en variation. On trouvera dans l’étude sur
le peintre Francis Bacon cette critique du chaos des sensations auquel trop souvent aboutissent les
œuvres d’art contemporaines36. Après Nietzsche 37, et sa critique du style décadent38, c’est un leitmotiv
de Deleuze que de dire que si l’art et la pensée sont dans un rapport de confrontation avec le chaos, ils
ne se réduisent pas à ce chaos, puisqu’ils en sont au contraire la composition, la mise en forme ou en
variation, en modulation, exactement ce que déjà Nietzsche avait annoncé, comme on l’a vu, sous
l’appellation de grand art, de style classique. Cette composition, puisqu’elle est la connexion des
hétérogènes, « la synthèse des disparates », laisse la possibilité « qu’on en fasse trop, qu’on en
rajoute » et qu’on aboutisse à un « fouillis de lignes ou de sons », à un « gribouillage effaçant toutes
les lignes, un brouillage effaçant tous les sons » : « c’est le brouillage qui empêche tout
événement39 ».
STYLES DE VIE
Le grand style, ou le style mineur, ne s’exprime pas seulement dans l’écriture, mais dans la vie.
La question du style, chez l’un et chez l’autre, comme chez Foucault40, engage aussi celle de
l’existence. La création ne débouche pas seulement sur des œuvres d’art et de philosophie, mais elle
est aussi « style de vie » : la vie comme une œuvre d’art. Peut-être que, quand Nietzsche dans la
Volonté de puissance énonce le précepte : « Sois le maître et le sculpteur de toi-même », il heurte
Deleuze, non pas sur le point d’une esthétique de l’existence, principe qui est acquis, mais sur celui du
rôle prédominant accordé au sujet individuel, au moi et à sa maîtrise. L’important est que cette
maîtrise de soi concerne plutôt « une production de soi », un processus de subjectivation41 – et non le
résultat stabilisé, tel individu, le « moi, je… ». Le processus peut opérer selon des modes divers et se
passe d’un sujet centre d’organisation et point de référence ultime. « Une chose est nécessaire42 », dit
Nietzsche, « Donner du style à son caractère43 ». Cette soumission au style n’est pas opérée chez
Deleuze en vue de renforcer le moi, son unité ; au contraire, il s’agit principalement de dé-subjectiver
le moi molaire et central, de l’ouvrir aux composantes moléculaires qui le traversent sur le corpssans-organe. De même que chez Deleuze, ce qui est principalement visé, chez Foucault et Nietzsche,
c’est l’émergence de nouvelles formes de soi ou de subjectivité. À travers les luttes de Mai 68, il
s’agissait de « la production d’une nouvelle subjectivité » sans identité44, et donc de ce que Deleuze
appelle une « individualité non personnelle45 », individualité d’une heccéité, d’un événement. Soit
l’invention de nouvelles possibilités de vie46 dont Nietzsche s’est le premier réclamé dans ce qu’il a
théorisé comme esthétique de l’existence.
Si nous condensons nos analyses précédentes nous aboutissons à l’idée que le style mineur,
comme style deleuzien par excellence, consiste dans une tension entre éléments hétérogènes et
implique « le travail souterrain d’une variation libre47 », le but étant de mettre tout ce qui est fixe en
variation continue, de créer un continuum de variation qui trace une ligne de fuite pour échapper à la
fixité des pouvoirs. Autrement dit, le style est l’autre nom de la variation libre, de la tension qui
implique une consistance interne et qui est propre à toute ligne de fuite. « Écrire c’est tracer des lignes
de fuite48 » ou de variation, et le style est cette « pointe » de déterritorialisation, pointe en fuite, pointe
de fuite. Non pas un style en fuite, ni une fuite de style, ni même une fuite dans le style (comme
Flaubert ou Mallarmé) mais un style de fuite, un style qui fait fuir. Il implique une tension continue
qui fuit, comme un stylo. Un stylet qui fuit donc et pas seulement en répandant de l’encre sur la page,
mais qui en traçant (« il trace ! », i.e : il va vite, il file), en s’évadant, fait évader la langue. Ou
bégayer.
Essayons, maintenant que nous avons accédé à la définition générale et essentielle du style selon
Deleuze, de saisir le style concret pratiqué par Deleuze quand il nous parle du style ou de tout autre
chose. Quelle est non plus l’essence mais la puissance à l’œuvre dans l’écriture deleuzienne ? Nous
avons vu que Deleuze-oiseau voulait un style qui « file ». Comment écrire ainsi, de telle sorte que la
pensée-écriture sache partir comme un oiseau qui s’envole, sache « fuir » ?
UN AIGLE PLANE AU-DESSUS DE L’ABÎME
La meilleure approche pour saisir le style propre à Deleuze est peut-être encore de continuer à le
confronter à celui de Nietzsche. La parenté Deleuze-Nietzsche concernant le rôle de la composition,
de la sobriété, du « grand style » qui est en même temps style mineur, leur même dégoût du laisseraller49 ne doivent pas nous faire oublier tout ce qui les sépare.
Certes ils ont tous deux pour idéal de gagner une certaine « vitesse » dans la pensée. Le style
lapidaire de Deleuze rejoint l’aphorisme nietzschéen. Qu’est-ce qu’il fait avec un aphorisme,
Nietzsche ? Ce que Deleuze lui-même cherche pour la pensée. Deleuze et Nietzsche veulent envoyer la
pensée dans l’espace à vitesse absolue, comme une flèche qui sera reprise par un autre pour la lancer
plus loin50. Mais plus que tout ce que Deleuze admire c’est la vitesse de la flèche, la vitesse du style
de Nietzsche : « […] Nietzsche, n’est-ce pas ce qu’il arrive à faire avec un aphorisme ? Que la pensée
soit lancée comme une pierre par une machine de guerre51 ». L’aphorisme nietzschéen qui décoche
flèche et jet de pierre, et le trait deleuzien qui fuse et qui fuit, ne cherchent ni l’un ni l’autre le « bon
mot d’auteur » (ce qu’est souvent la maxime52). L’objectif réside plutôt dans une forme de pensée
lapidaire, non pas au sens où, grâce à sa concision, elle pourrait être gravée et immobilisée dans
l’éternité de la pierre, du marbre, mais au sens où la pensée serait jetée comme une pierre, jetée à la
volée, une pierre qui file, et fait mouche, intempestive et non éternitative ou éternitaire. Pensée-pierre,
pensée-flèche, pensée-jet, voilà la profondeur commune de leur style au-delà de tout ce qui les
différencie.
Le style aphoristique, sec et tendu du Gai savoir et le style poétique et pathétique du Zarathoustra
communiquent profondément quant au plan du contenu, de ce qui est dit. « Par-delà le Bien et le Mal
dit la même chose que Zarathoustra mais différemment », dit Nietzsche dans une lettre à Burckhardt53.
La différence concerne donc le style. Mais cette différence reste de simple surface, car le style de
Nietzsche, même quand il est poétique, est éminemment pénétré, vivifié, tendu par l’aphorisme
implicite, sous-jacent qu’il contient comme son cœur vivant. Même Zarathoustra n’échappe pas à
cette loi, vu que ses chapitres « sont en fait composés de brèves sentences imitant des versets
évangéliques54 ». La présence constante d’un même noyau dans l’écriture de Nietzsche, qu’elle soit
poétique, dissertative (comme dans la Généalogie de la morale) ou aphoristique, est appréhendée à
partir du sentiment éprouvé qu’il y a toujours une maxime interne, plus ou moins cachée, explicite ou
non qui donne à tous les textes leur force propre. L’aphorisme est un concentré de pensée qui peut se
déployer comme un éclair, fulguration, ou bien au contraire se décliner en un texte argumentatif de
plusieurs pages, plus tranquille et serein, mais en sous-main prêt à fulgurer. C’est aussi parce qu’un
aphorisme gît comme son ressort et sa dynamique intérieure dans chaque chapitre du Zarathoustra
qu’au-delà de la différence des styles de Nietzsche on peut sentir un seul et même style comme
nervure de sa pensée, comme le stylet qui la tient dans son élan ou son traçage, lui fournit le ressort de
sa vitesse.
Le résultat de la stylistique, de la rhétorique et de la sémantique confondues de Nietzsche, réside,
à mon sens, dans un effet de vertige des hauteurs. La flèche de la pensée nietzschéenne monte ou
descend. Hauteur et profondeur sont les dimensions spatiales valorisées de Nietzsche. La flèche de la
pensée pour l’essentiel tournoie et plane ; elle n’est pas le trait qui fuse de la corde tendue de l’arc qui
est la flèche deleuzienne. La pensée de Nietzsche est captée dans sa force comme aigle, prêt à fondre,
qui plane au-dessus de l’abîme. Par ce sens de la verticalité, Nietzsche diffère de Deleuze dont la
dimension majeure réside dans l’horizontalité, l’immanence pure qui développe, déplie son
expressivité. Pure ligne de dépliement-déploiement qui file et connecte, entraîne les autres fils
hétérogènes dans sa continuité de variation. Comment est construit un aphorisme ? Nietzsche crée un
effet de vertige en mettant en place une contradiction, en exposant le pour et le contre et en laissant
l’antagonisme en l’état (ou bien en donnant le point de vue contraire dans un autre aphorisme). Il
s’ensuit un mouvement de balancier dans la pensée, une oscillation, supervisée, mise sous une
interrogation sous forme d’énigme. Ou plutôt, de ce tournoiement, Nietzsche attend que fuse l’éclair
du mystère. Il n’attend pas la synthèse, ou un dépassement supérieur, qu’il laisse comme Deleuze à la
dialectique. Il attise l’antagonisme pour faire surgir une saillie, une image, un mot, une formule en
forme souvent de provocation ou de taquinerie, d’astuce, d’allusion, généralement énoncé sur un ton
exclamatif (!) ou faussement interrogatif (?). Cette saillie, ce « bon mot » n’est pas là pour lui-même,
ni pour condenser définitivement une vérité certaine. Il n’est là que pour maintenir l’énigme, la
préserver, la laisser planer au-dessus de nos têtes. La vérité de Nietzsche ne se trouve jamais
saisissable dans une proposition déterminée, cernable, arrêtable, ce que suppose la maxime classique.
C’est une vérité vertigineuse : on ne peut la saisir qu’à travers un flux, une ronde d’images, de
symboles, de mythes, et toujours allusivement, à demi-mot. Le mot de Nietzsche, au ressort de
l’aphorisme, n’est ni le « dernier mot » ni le « bon mot », plein de son assurance et complet. Un midire, donc, un demi-mot, un mi-mot. Le style suit ce mouvement tournoyant autour du noyau de vérité,
suggéré, en porte-à-faux, loin de nos clichés et stéréotypes, leur faisant quand même écho par
l’inquiétude ou le déplacement joyeux, taquin, qu’il induit en eux.
Bref, le mi-mot nietzschéen diffère totalement du « mot d’ordre » deleuzien. Dans le culte de la
vitesse de la pensée, comme jet d’écriture, flèche ou pierre, qu’ils partagent tous deux, on opposera
l’aphorisme nietzschéen et le télégramme deleuzien.
UN-HANS-DEVENIR-CHEVAL
Pour Deleuze aussi il ne faut pas céder à la dialectique de type hégélien, et c’est Nietzsche le
premier qui le lui a appris55. Mais sa manière à lui d’y échapper ne sera pas celle de Nietzsche.
L’opérateur anti-dialectique n’est pas le balancement-tournoiement des antagonismes comme on vient
de le voir pour Nietzsche. C’est le ET. Le « ET…ET…ET », bref ce qu’il appelle le bégaiement dans
la pensée, dans la langue (et non simplement dans la parole). Le multiple est constitué par ce ET.
Qu’est-ce à dire ? Si j’ai un terme et un autre, je n’ai pas seulement deux choses, car j’ai le ET entre
les deux. Il n’est ni l’un ni l’autre. C’est une relation extérieure à ses termes, et par là même un espace
médian, celui du ENTRE, du milieu. L’empire du milieu, et non celui du non, de la négativité
hégélienne, sartrienne. C’est par ce « entre », ce mince filet que Deleuze espère fuir les antagonismes
et la dialectique. Non plus OUI opposé et nié par NON, mais des « oui… non » posés comme des
segmentarités dures, en face à face, mais traversés au milieu par une ligne de fuite, celle du ET qui les
connecte et les sépare, ouvrant une brèche entre les deux, au milieu… Deleuze se faufile dans le ET,
c’est sa manière à lui d’esquiver les lourds antagonismes, les thèses et antithèses, les dualismes ainsi
que le surplomb du EST de l’être. On n’ouvre donc pas les dualismes par en haut, vers une
interrogation plus haute (cf. Nietzsche), mais comme il dit « du dedans » :
« C’est pourquoi il est toujours possible de défaire les dualismes du dedans, en traçant la ligne de fuite qui passe entre les
deux termes ou les deux ensembles, l’étroit ruisseau qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais les entraîne tous deux dans
une évolution non parallèle, dans un devenir hétérochrone.56 »
Dans ces conditions comment écrire au plus près de cette ligne de fuite qui se glisse entre les
massives et grosses oppositions ? On comprend donc déjà que pour Deleuze (comme on vient de le
voir pour Nietzsche), il faille se tenir loin de la maxime à la romaine, conçue comme condensant avec
force et nervosité la pensée d’un écrivain où brille sa pertinence ultime (elle se veut le « dernier
mot »). Pareillement à l’égard de la « sentence » en tant que jugement juste et définitif, et de même du
« bon mot » d’auteur. Comment alors se faufiler, écrire, en gardant la vitesse de la pensée que donnait
l’aphorisme à la Nietzsche ? La pensée dans sa grandeur à elle, dans sa vitesse absolue et dans toute sa
force, se tient paradoxalement dans quelque chose d’aussi surprenant que des formes d’expression
apparemment peu propices et peu respectables, comme la consigne, le mot d’ordre, le télégramme, la
petite annonce. C’est, pour Deleuze, la voie qu’il crée pour échapper, partir, s’envoler, bref quitter le
terrain molaire de la philosophie, tout jalonné des oppositions figées, segmentarisées.
Quelle est la nécessité qui commande ce style télégraphique ? D’abord l’impératif de vitesse qui
est propre au devenir. En effet, les devenirs, ou le traçage des lignes de fuite, n’appartiennent pas au
temps chronologique. Donc par rapport à ce temps ils sont extrêmement rapides étant illocalisables en
lui, de tout temps ou d’aucun. Ou bien ils sont très lents en raison même de leur mouvement qui
échappe au temps (cf. Dialogues, p. 40). Il faut filer, d’un trait, sans s’embarrasser ni atermoyer
auprès des oppositions duelles. Vite. « C’est d’une seule traite qu’il faut lire : la-bête-chasse-à-cinqheures57 ». Style qui pulse, fonce. En deuxième lieu, il faut supprimer les personnes et les sujets qui ne
sont jamais qu’adjacents à la ligne qui se dessine et fuit entre les segments durs. Le sujet est une entité
molaire qui ne peut qu’écraser les devenirs moléculaires, emprisonner les lignes de fuite. Exit donc
aussi les pronoms personnels. L’action est réduite à son essentiel ; pas de sujet, pas de temps : juste
l’acte condensé, purifié. C’est le verbe à l’infinitif. On a quitté le temps de Chronos ; on est dans le
temps pur de l’Aiôn58, celui où sont recueillis et présents de manière intempestive et non historique les
actes purs, les événements qui échappent à la dialectique, soit ce que Deleuze appelle les devenirs. Le
devenir est un condensé d’action, un bloc. Seul un tel télégramme peut être à la hauteur d’une telle
tâche : « Le télégramme est une vitesse d’événement, pas une économie de moyens59 ». Pour écrire un
télégramme il faut : un article indéfini, un nom propre, un verbe à l’infinitif60, et cela suffit ; c’est déjà
peut-être de trop. Composons donc le télégramme ou la petite annonce type61 de Deleuze et qui porte
son style à son acmé : « UN-HANS-DEVENIR-CHEVAL 62 ». Ajoutons des majuscules 63 à l’énoncé de
base, qui ne sont pas toujours présentes64, non pour la grandeur et le respect, mais pour compactifier et
mieux faire bloc indivisible de vitesse. Ce qui implique donc, en plus, des traits dits d’union (voir
télégramme précédent de Mille Plateaux, p. 321), ou bien des tirets, comme souvent Deleuze les
utilise dans ses télégrammes65. Bloc, vitesse, bloc de vitesse qui file, non pas dans le temps et
l’histoire, mais comme devenir intemporel, sans passé ni avenir, dans l’indéfini de L’ Aiôn. Voilà le
style propre selon lequel on s’exprime quand on est pris dans les devenirs, dans les lignes de fuite.
« La vitesse, c’est être pris dans un devenir66 », soit une ligne de fuite même lente selon la
chronologie. Pour dire l’heccéité, le singulier absolu de l’événement, du devenir, la pensée est au bord
du bégaiement, parle petit nègre : elle crée une langue dans la langue comme télégramme, style
télégraphique, éminemment approprié au contenu dénoté, référencié. Langue pulvérisée en mot
d’ordre, ou plutôt réduite au mot d’ordre pure qu’elle est toujours en tant que langue67, langue
étrangère.
POURQUOI CETTE ENVIE DE MOURIR ?
Nous venons de voir que le style deleuzien est en parfaite adéquation avec le contenu de sa pensée
et en fait partie. Il nous reste à comprendre ce qui fait sa beauté particulière ; et par là le lien que ce
style entretient avec le réel de l’abîme.
La grande question des lignes de fuite, de la déterritorialisation, des devenirs, est celle du vide et
de la mort. On sait que l’idéal serait de n’être « plus qu’une ligne abstraite, comme une flèche qui
traverse le vide » (MP, p. 244). Une-pure-flèche-dans-le-vide. Mais quel désir est-ce là ? Pourquoi ce
désir de quasi évanouissement inhérent à la ligne de fuite (n’être plus qu’une ligne), et ce ton si
sombre, si mélancolique ?
« Pourquoi ce ton désespéré ?68 »
« Mais pourquoi la ligne de fuite, même indépendamment de ses dangers de retomber dans les deux autres, comporte-t-elle
pour son compte un désespoir si spécial, malgré son message de joie, comme si quelque chose la menaçait jusqu’au cœur de
sa propre entreprise, une mort, une démolition au moment même où tout se dénoue ?69 »
Question majeure, en effet, et inévitable, mais que je ne crois pas soluble dans le système de
Deleuze, du moins tel qu’il se présente en surface. Dans un système du plein, où la ligne de fuite est
posée comme éminemment active (« Rien de plus actif qu’une fuite70 »), voulant éradiquer toute
velléité de « castration » ou de pulsion de mort, le poids de la mort ou du vide, de l’autodestruction
devient à la fois impensable et omniprésent. Retour du Réel ? – Pourquoi la musique nous donne-t-elle
tant envie de mourir ?
« La musique n’est jamais tragique, la musique est joie. Mais il arrive nécessairement qu’elle nous donne le goût de mourir,
moins de bonheur que mourir avec bonheur, s’éteindre […] la musique a soif de destruction […]71 »
Qu’y a-t-il donc dans la ligne de fuite pour qu’elle tende si fortement, si constamment (toute belle
musique donne envie de mourir, et ce goût est inhérent à sa beauté), à l’abolition ? La place de la mort
n’est pas rien, une anecdote ou un simple danger adjacent, un accident de parcours, comme on
voudrait le faire croire. Quelque chose qui revient si inéluctablement ne peut être de l’ordre d’un
danger extérieur ou contingent. Ce qui revient toujours (à sa place) n’est autre que le Réel72. Les lignes
de fuite sont traversées par quelque chose qui n’est plus la simple joie innocente du jeu des formes et
des sensations mais par un quelque chose de terrible qu’on ne cesse de conjurer. Certes la peinture est
joie, joie des couleurs et des formes, comme la musique celle des sons, mais elle donne envie de
mourir et Bacon peint le cri, cri d’angoisse horrifié des différents portraits d’Innocent X. Pourquoi le
cri ? Deleuze veut croire qu’Innocent X, tel un voyant, crie aux puissances de l’avenir, soit donc aux
nouvelles forces politiques, puisque, n’est-ce pas, « tout est politique » et qu’il ne peut y avoir d’autre
« puissance » de terreur. Il n’y aurait pas d’angoisse, ni chez Hans, ni chez le Pape, seulement des
peurs, et des peurs ayant des objets bien déterminables même s’ils sont pour l’heure indéterminés, soit
donc la montée des répressions présentes ou à venir ! Après de si belles analyses des sensations de
peintures et de musique, des devenirs et des différentes sortes de lignes dans Mille Plateaux, on ne
peut s’empêcher de trouver cette logique de la sensation soudain singulièrement amputée, raccourcie.
Comme si la reconnaissance du réel insymbolisable, ininscriptible, Autre du réel, entrait en
concurrence et venait annuler ou amputer le poids et l’importance de la réalité politique. On dirait,
dans le système de Deleuze-Guattari, qu’il ne faut surtout pas dire ou voir ce que ces lignes portent en
elles comme effet de réel, parce que ce serait par trop occulter les horreurs des réalités politiques.
Toujours donc cette peur d’être complices. Deleuze et Guattari font une sorte de dichotomie qui n’a
pas lieu d’être entre le Réel (impossible) et la réalité politique (possible) : ou bien vous affirmez le
Réel et alors vous niez les horreurs politiques, ou bien reconnaissez les urgences politiques et alors
plus de Réel.
L’œuvre d’art est pourtant porteuse d’un effet de réel qui est tout son style. Certes, comme le veut
Deleuze, l’œuvre d’art capte les puissances invisibles infernales. Mais cette captation n’est pas
maîtrise. En les « captant » elle porte trace, trace dont elle est l’écho, de l’abîme, Chaos, enfer, où sont
ces « forces ». Si bien que c’est l’œuvre d’art qui est tout autant captée, prisonnière, assujettie à cette
puissance invisible, de l’Ombre. D’où le fait que l’œuvre d’art résulte surtout d’un réel incessamment
conjuré, ajourné, reporté, mais d’une façon telle (c’est l’œuvre d’art elle-même qui le veut) que le
Réel soit encore plus que jamais présent dans son éviction, dans son ajournement. Le style et ses
différentes lignes de variation sont une réponse au réel entrevu et les plus belles, les plus libres,
comme les lignes de fuites pures, sont celles qui s’en approchent le plus, se servant de la beauté
comme d’un voile qui s’arrête juste au bord de l’horreur. La déterritorialisation « dégage un devenir
qui n’a plus de terme, parce que chaque terme est un arrêt qu’il faut sauter73 ».
Pourquoi ce « il faut » ? D’où vient-il ? Pourquoi faut-il sans cesse sauter et dépasser chaque état
posé comme un arrêt ou un obstacle du processus et non comme un accomplissement ? Le mauvais
infini, celui de l’entendement, l’indéfini, que Hegel ne cesse de critiquer, ne pointe-t-il pas à
l’horizon ? Cette répétition de la négation qui lève la limite, la frontière, et puis recommence car la
limite réapparaît aussitôt que niée, la négation précédente étant identique à son surgissement, et cela
indéfiniment, n’est-elle pas lassante, la monotonie même, l’ennuyeuse répétition mécanique qu’on
croyait avoir chassée ? Dans cette hypothèse (critiquée par Hegel comme manque de dialectique), on
ne sortirait pas de la représentation et du primat du même. La ligne de fuite resterait conditionnée par
ce qu’elle fuit, le territoire ou la limite qu’elle lève indéfiniment et qui ne peut que revenir vu que la
négation (ou la déterritorialisation) est la négation de la limite et a besoin d’elle pour être74. La
différence deviendrait indifférente, et la lassitude et l’épuisement seraient son lot. De quoi
« l’épuisé » l’est-il ? Ne serait-ce pas de cette impuissance devant la limite toujours niée et
renaissante ? Surtout pas.
LE STYLE COMME EFFET DE RÉEL
Si donc il faut rompre avec la logique de la représentation et du mauvais infini qui la gouverne, il
faut au moins qu’il y ait quelque chose comme un foyer de non-sens, un point d’aphanisis du sens qui
soit posé comme antérieur au processus de territorialisation-déterritorialisation et qui joue comme
moteur de la fuite (attirance et répulsion). Il ne reste pas d’autre choix que de se tourner vers la
position d’un réel irréductible à la réalité (politique), un réel qui ne soit pas l’envers d’une « misère »,
qui ne soit pas toujours remis à demain pour sa reconnaissance : « Ah, la misère de l’imaginaire et du
symbolique, le réel étant toujours remis à demain »75. C’est curieux, juste avant ce passage, quelques
lignes plus haut, Deleuze venait d’en appeler à « la Réel-littérature76 ». Mais qu’entendre par ce Réel ?
Un passage de Mille Plateaux nous renseigne. Il y va du Réel politique : « Mais il n’y a pas moins de
Réel-social sur une ligne que sur l’autre77 ». Dans le Francis Bacon, Deleuze assigne à l’art la tâche de
rendre visibles les forces invisibles. Quelles sont ces forces invisibles ? Le Pape, dit Deleuze, hurle
aux « puissances de l’avenir » :
« Bacon fait la peinture du cri parce qu’il met la visibilité du cri, la bouche ouverte comme un gouffre d’ombre, en rapport
avec des forces invisibles qui ne sont plus que celles de l’avenir […]. Les forces invisibles, les puissances de l’avenir, ne sontelles pas déjà là, et beaucoup plus insurmontables que le pire spectacle et même la pire douleur ?78 »
Ces puissances de l’avenir qui sont déjà là, peuvent-elles être simplement celles qui, politiques et
sociales, aussi monstrueuses soient-elles, frappent à la porte du présent ? S’il en était ainsi, cet
inconnu serait seulement du non encore visible, soit un visible qui va l’être dans l’avenir. Juste une
question de temps (Chronos) ou d’histoire et non plus de devenir. Cet inconnu tombe en droit dans le
champ du connu, du savoir, du discours, de l’histoire qui les prendra pour objet. Dans ces conditions,
la référence à un Dehors, à une altérité irréductible, n’a plus de sens. En quoi ce réel mérite la
majuscule d’une dimension autre (que celle du langage, du discours, de l’histoire, de la pensée… ?).
L’altérité de l’autre, du réel, est réduite dans le cadre du fantasme politique 79. La réalité dont il est
porteur comme fantasme assure par sa « présence » (même future) la protection vis-à-vis du Réel, du
réel-abîme. La réalité des forces politiques ne doit-elle pas rester la référence ultime de peur de
rencontrer autre chose, la Chose comme Autre ?
Il est donc légitime de se demander qui remet le réel à demain, si ce n’est Deleuze avec Guattari.
Pourquoi chaque terme est-il un arrêt qu’il faut sauter sinon parce que le processus tout entier est sous
l’appel-conjuration de ce qui, Autre, Réel, ne se laisse pas inscrire, territorialiser, symboliser ? La
fuite comme telle n’est autre que le réel de Lacan, soit ce qui fait rupture dans le sens et le fait fuir
comme un tonneau80. Et le texte avec ses réseaux rhizomatiques de fils dont il est tissé, vaut surtout
par ses accrocs, par les vides qui ouvrent sur le réel non symbolisable parce qu’il en est la réponse ou
l’effet. Le style, quand il n’est pas le grand style dialectique qui produit de l’altérité à l’intérieur
d’une identité qui s’avance vers elle-même pour s’accomplir, mais le « grand » style mineur, est celui
qui s’affronte au Dehors pur, le Chaos, autrement dit au pur Réel dont il est l’écho, la réponse.
On ne peut seulement se contenter du remarquable et de l’intéressant, on ne peut se passer de la
« vérité » ou de son équivalent, vérité mise entre guillemets par Nietzsche vu son lien abyssal avec le
réel81. Nietzsche le savait. Il faisait de chaque style l’écho, la résonance ou la réponse au réel intenable
du chaos auquel l’œuvre est confrontée. Le style, la femme s’y entend, comme à l’égard de la
« vérité » qui piège encore les philosophes naïfs, dogmatiques82. Le style en tant qu’il est
« inséparable d’un point spécifié de réel », est dans le détail, dans le Il particolare 83. C’est pourquoi,
le style a un nom, un nom d’auteur. Car l’auteur n’est pas une catégorie invoquée pour la cause de
l’œuvre, mais pour marquer un « effet », soit l’indicible d’un style dont l’œuvre et l’auteur ne sont que
le retentissement84. Du réel intenable l’auteur en lâche la plume ou le stylet. Ce n’est plus lui qui écrit.
Style-Deleuze, dont Deleuze n’est point l’auteur (pas plus que Guattari) mais l’effet, la cause étant du
côté du bout de réel qui l’a happé, interpellé, avec son mot d’ordre, « fuis », « trace des lignes de
fuite », « crève le tuyau, vite ! ». Un style ne peut être référencié que par un Nom propre : « C’est du
Deleuze ! ».
Une signature, un nom propre : « Deleuze ».
Un effet de réel, en effet.
Notes
1
Deleuze ne se sera pas, comme l’a fait si brillamment Derrida, engagé dans un mimétisme par lequel il en vient à se mouler
sur le style de l’auteur étudié, témoignant d’une variété de styles hétérogènes, véritable maître en analyse stylistique et
rhétorique. Deleuze parle de l’écriture des écrivains dans son style à lui, sans parodie ni imitation, aussi véridiques et
respectueuses soient ces dernières.
2
L’Anti-OEdipe, p. 7.
3
Seul, Logique du sens avait introduit non pas une nette rupture de ton et de style mais une libération de ce qui se tenait
auparavant comme contenu. Cet ouvrage, par son audace conceptuelle, son sens du jeu et de l’humour, laissait pressentir
l’allure, la manière qui allait prédominer avec L’Anti-Œdipe et par la suite. J’insiste sur cette profonde continuité qui me
semble déterminante au détriment des ruptures factuelles qu’on pourrait déceler en surface du texte et suivant les périodes.
La diversité qu’on croit déceler ici ou là, à mon avis obéit à des motifs secondaires et peut concerner, et encore, quelques
articles et interviews de circonstance.
4
Pourparlers, p. 224.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 225.
7
Voir Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 80, p. 106.
8
Pourparlers, p. 225.
9
Comme les écrivains anglo-américains (à la différence des Français), cf. les chapitres II et III de Dialogues.
10
C’est le titre d’un de mes articles (« Gilles le félin, philosophe exalté ») paru dans la revue Élucidation n° 10, printemps
2004, Verdier, sous le titre général « Vies épinglées ».
11
Voir M. Heidegger qui met au centre unificateur de son interprétation de l’esthétique de Nietzsche la question du « grand
style », Nietzsche, tome I, p. 116 et sq., trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, rééd. 1996 : « C’est dans le grand style que
l’essence de l’art devient réelle » (p. 128).
12
Entre autres, en comparant le paragraphe 11 de « Divagation d’un “inactuel” » (p.115), in Crépuscule des idoles, à son
manuscrit (p. 467) on voit « grand style » remplacé par « style classique » (F. Nietzsche, Œuvres Philosophiques
Complètes).
13
F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, fr. posth, XIII, 11 [31]. « Le goût classique : c’est la volonté de
simplification, de renforcement » (ibid.).
14
Ibid., fr. posth, XIV, 14 [61], p. 48.
15
Ibid., fr. posth, XIII, 9[166] « Pour être classique, il faut avoir tous les dons et toutes les convoitises, forts, apparemment
contradictoires ; mais de telle sorte qu’ils aillent ensemble, sous un seul joug… » ; le classique tend à cet équilibre des
forces (ibid).
16
Ibid., fr. posth 1888, VIII, notes et variantes de la p. 113 (p. 465) ; voir § 8 de « Divagations d’un inactuel » in Crépuscule
des idoles.
17
Ibid.
18
F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, VIII, p. 113, « Divagations d’un inactuel » in Crépuscule des idoles, §8.
19
Ibid., § 9.
20
Superpositions, p. 97.
21
Le pouvoir est absolument à distinguer de la puissance, comme puissance de devenir et d’intempestivité. Le pouvoir est
défini comme pouvoir de « fixation », il est ce qui fixe, et partant il est l’antithétique de la mobilité de la vie et du devenir,
de la libre puissance de création ou de connexion qu’est le désir.
22
Ibid., p. 103.
23
Ibid. p. 105.
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