Patrick Simon

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Plaidoyer pour Socrate
Patrick Simon
Ma plaidoirie sera anachronique car je veux plaider comme l'ont fait Messieurs
les Procureurs qui ont évoqué dans leur réquisitoire des lois d'aujourd'hui sur le
terrorisme, le racisme, la négation de l'holocauste. Nous allons donc re-juger
Socrate forts de l'expérience des 24 siècles qui se sont écoulés depuis sa mort.
Du haut de cette pyramide d'essais et d'erreurs il est facile de plaider, me direzvous.
L'originalité de ce procès est qu'au lieu de se fonder sur le passé (c'est ce que
nous avocats, appelons la jurisprudence), nous surgirons de l'avenir et nous
viendrons habiter le passé en nous prévalant des cas, des témoignages survenus
après la mort de l'accusé et vous le jugerez à l'aune de ces démonstrations, qu'il
n'aurait pu fournir de son vivant. C'est pourquoi ce procès posthume est
improbable et c'est pourquoi il devrait être intéressant. Même si l'exercice peut
paraître futile à certains, il n'est pas vain. Au contraire il devrait nous aider à
juger tout homme et toute solution en fonction des conséquences générales qu'il
ou elle implique pour le monde. C'est ce qu'Emmanuel Kant appelait le
"conséquentialisme" mais rassurez-vous, je ne vais pas l'appeler à la barre
comme témoin car il est un peu soporifique. Non, j'ai de meilleurs témoins, dont
je vous réserve la surprise.
Tout d'abord, fixons-nous, je vous prie, Mesdames et Messieurs les jurés, sur
l'acte d'accusation. Car il n'y a pas de procès sans ce document et il vous faut
éviter la dispersion, l'agitation, l'à peu près, le sentiment approximatif, bref
toutes ces choses qui nous font perdre la rigueur intellectuelle qu'une telle
solennité exige de nous. "Eviter soigneusement la précipitation et la prévention…
Ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si
clairement et distinctement en mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le
mettre en doute."
C'est un certain René Descartes qui a érigé ce principe du doute méthodologique.
Il aurait été certainement disciple de Socrate s'il avait vécu à son époque. Mais
rassurez-vous, je ne le citerai pas comme témoin car il est un peu trop
systématique. Sa "tabula rasa" nous a causé quelques petits problèmes au
20ème siècle.
Il est reproché à celui qui comparaît devant vous de manifester mépris et
scepticisme à l'égard de la religion traditionnelle et de corrompre la jeunesse par
son enseignement. Nous répondrons à ces deux accusations l'une après l'autre,
celle d'impiété et celle de subversion des esprits. Nous répondrons aussi à celles
qui se dissimulent derrière elles et n'osent pas se montrer au grand jour.
2.
I)
LA PREMIERE ACCUSATION.
Commençons par la première : Socrate serait un athée. J'entends lui opposer
trois arguments ; le premier est un moyen d'irrecevabilité, le second une
réfutation au fond et le troisième s'attachera à l'accusation réelle cachée derrière
l'apparente.
A. "Il n'est point de crime ni de peine sans loi".
Nos voisins romains disent : "Nulla poena sine lege". Les lois et décrets de la
République d'Athènes, que vous avez rétablis, Messieurs les Jurés, après avoir
renversé la dictature des Trente et restauré la démocratie, ne comportent aucun
texte d'aucune nature que ce soit qui punirait l'athéisme ni a fortiori
l'agnosticisme. La poursuite manque donc de base légale. En effet il s'agit ici
d'une procédure pénale et non civile. Notre régime démocratique a toujours
soumis le droit pénal au principe d'une interprétation stricte, qui ne supporte pas
le doute. Au pénal, si un comportement ou un acte cause tort à quelqu'un, ce
simple fait ne suffit pas à entraîner une responsabilité et encore moins une
culpabilité. Si j’ouvre une épicerie à côté d’une autre épicerie dans la même rue,
ma concurrence va causer du tort mais ce préjudice n’est ni punissable au pénal
ni même juridiquement réparable au civil. Montrez-moi donc le texte écrit qui
justifierait la poursuite. Il n'existe pas.
Et il y a une raison bien simple à cela : si la justice pénale se limite à des règles
de droit écrit, si vous l'avez cantonnée et limitée de si judicieuse manière, c'est
précisément pour éviter de tomber dans l'arbitraire, le discrétionnaire,
l'appréciation influencée par les préjugés ou même les sentiments. Respectons,
je vous en prie, ce principe sacré de notre cité si nous voulons éviter de
retomber dans les maux et les excès dont nous sommes si difficilement sortis en
403, ceux de la tyrannie. Faute de fondement légal écrit, visible et extérieur à ce
procès, la poursuite doit tomber d'elle-même et doit être déclarée irrecevable.
B. Si le texte invoqué est celui relatif à l'impiété, il convient de faire valoir
l'inexactitude de l'accusation.
Socrate n'est ni athée ni même désinvolte ou indifférent à l'égard de la religion.
Il en est même l'un des contributeurs les plus zélés puisqu'il a développé dans sa
philosophie un concept rigoureusement incompatible avec l'athéisme : celui de
l'âme. Ce concept a été développé ensuite par ses disciples et s'oppose
fondamentalement aux philosophies matérialistes des penseurs opportunément
appelés pré-socratiques. Pour ces derniers, il n'y a que la matière et rien d'autre.
Pour Socrate et ses disciples au contraire, la matière, le corps est la prison de
l'âme. La mort libère l'âme captive de sa prison biologique et lui permet
d'accéder à sa véritable vocation mystique, ainsi délivrée de ses souffrances
physiques, de ses besoins primaires et plaisirs furtifs pour ne plus être que dans
l'extase spirituelle. C'est sans doute pourquoi mon client, si désireux d'atteindre
3.
ce "nirvana", se défend si mal devant vous et est en somme presque l'adversaire
de son propre avocat. C'est qu'il croit profondément qu'il existe un dessein
intelligent, une pensée ordonnatrice qui met tout en harmonie, qui est la cause
de toutes choses dans le chaos originel et qu'il est habité d'une hâte secrète mais
impatiente pour quitter ce bas monde et aller dans l'autre, autrement supérieur,
car il est celui de l'Esprit. Cette métaphysique implique à l'évidence une foi
envers des normes transcendantes, des lois naturelles, le "nomos", et une
pratique religieuse qui en est la conséquence. A cet égard Socrate se distingue
radicalement des sophistes avec lesquels on a voulu le confondre. Les sophistes
sont relativistes et pensent qu'on peut soutenir n'importe quelle thèse, donc qu'il
n'y a pas de vérité ni de justice, que tout se vaut. Socrate bien au contraire
cherche la vérité et n'a jamais remis en question la religion mais de quelle
religion s'agit-il ? Nous touchons là l'accusation réelle, celle qui consiste à lui
reprocher de ne pas honorer les dieux "de la cité".
C. La religion doit-elle se confondre avec l'Etat ?
C'est un vieux conflit qui apparaît ici et qui a persisté pendant toute l'histoire
humaine. A-t-on le droit de refuser de diviniser l'Etat ? L'idolâtrie de l'Etat estelle obligatoire ?
En refusant de rendre ce culte au pouvoir, certains ont préféré s'exposer à la
peine de mort. A Babylone, il y a plus d'un siècle, Sidrac, Misac et Abed Nego ont
été jetés dans la fournaise pour avoir réitéré leur refus de se prosterner devant
la statue d'or représentant Nabuchodonosor. Daniel a été mis dans la fosse aux
lions pour avoir prié le Dieu d'Israêl et n'avoir pas rendu un culte divin au roi
Darius.
Sous l'empire romain, des milliers de chrétiens ont été persécutés et martyrisés
pour avoir refusé de voir dans la personne de l'Empereur, un Dieu.
Au Moyen-Age, l'archevêque de Canterbury, Thomas Beckett, a été assassiné
dans sa cathédrale par des sbires de Henri II car il résistait au nom de l'Eglise
face à une tentative d'appropriation et de mise sous tutelle de celle-ci par le roi
anglais et Thomas More, ancien premier ministre de Henri VIII, a été décapité
pour avoir été fidèle aux enseignements de l'Eglise et avoir en conséquence
désapprouvé le divorce du roi d'avec Catherine d'Aragon.
Sous la Révolution Française de très nombreux prêtres dits "réfractaires" ont été
pourchassés, arrêtés, guillotinés ou noyés car ils avaient refusé de prêter
serment à la Constitution civile du clergé qui exigeait d'eux d'abandonner leurs
vœux de fidélité au Pape.
Dans la Russie soviétique ou l'Allemagne nazie, des prêtres ont été massacrés
par charrettes entières ou envoyés au goulag ou à Auschwitz (comme le père
Maximilien Kolbe) car ils n'avaient pas reconnu la nouvelle idole, les nouveaux
dieux de la cité qui étaient à l'époque le parti communiste ou le Führer.
4.
Et aujourd'hui, à l'heure où nous parlons, il y a encore en Chine des évêques et
des curés chinois envoyés en camp de travail pour avoir servi l'Eglise clandestine
et refusé d'adhérer à l'Eglise officielle, autorisée par le Parti.
Et des millions de personnes sont condamnées et persécutées simplement parce
qu'elles ne pratiquent pas la religion des dieux locaux qui varie d'un pays à
l'autre. Ce peut être le juche de Kim Jong-il en Corée du Nord, l'hindouisme dans
certains Etats de l'Inde ou l'Islam dans certains pays musulmans (qui ont institué
un délit pour "christianisme" comme en Algérie ou au Pakistan, mis en prison
Asia Bibi pour avoir offert un verre d'eau à des musulmanes).
Jamais l'Etat local ne cède, jamais il n'accorde cette liberté, jamais il ne regrette
ses actes. Pour un roi David (qui accepte les reproches du prophète Nathan et
fait acte de repentance) ou un roi Cyrus (qui autorise les juifs à reconstruire le
temple de Jérusalem et leur donne même de l'argent pour cela), combien de
Nabuchodonosor, d'Antiochus Epiphane, de Dioclétien, de Henri II de
Plantagenet, de Henri VIII, de Robespierre, de Lénine, de Mao Tsé-Toung, de
Kim Jong-il ?
Oui, Dieu existe, mais ce n'est pas nécessairement celui de la Cité. Ce n'est pas
irrémédiablement le Dieu de la majorité, de mon voisin, le Dieu du parti, de
l'Etat, du souverain roi. Car ce que professe Socrate est un grand progrès en
matière de foi et de raison : Dieu peut être intérieur, une petite voix qui
murmure à l'intérieur de chacun de nous si nous voulons bien l'entendre. On
peut l'appeler le "demi-dieu" ou "l'étrange" ou "l'autre". Les qualificatifs sont
variés. Et ce n'est pas nécessairement un dieu qui est familier à nos proches, un
dieu à qui les athéniens rendent un culte. Ce n'est pas forcément le Dieu
d'Athènes, ce peut être Apollon ou Héra qui sont des divinités célébrées par
l'ennemi de Sparte. Mais qu'importe, un ennemi ne se trompe pas toujours car la
religion est universelle, et Dieu fait se lever le soleil sur les bons comme sur les
méchants.
Il faut ici être clair : Socrate ne refuse absolument pas de reconnaître les dieux
de la cité, Dieu n'est pas l'ennemi de la Cité, il faut simplement le distinguer de
l'Etat. "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu". Socrate
nous a mis sur cette voie et en le faisant il nous a aidés à voir la lumière.
II) LA DEUXIEME ACCUSATION.
Ce reproche est plus grave encore car il se plonge dans l'histoire. En
subvertissant la jeunesse par ses raisonnements, Socrate la prépare à se
retourner contre la démocratie athénienne.
Je répliquerai à cette deuxième accusation en trois temps comme je l'ai fait pour
la première.
5.
A. D'abord sur le principe.
Nous autres athéniens, ne sommes pas des esclaves ou des sujets soumis à un
monarque tout puissant ayant sur nous droit de vie et de mort, comme le sont
les perses qui ont voulu nous envahir, et ils ont vu de quel bois nous nous
chauffions même si nous n'étions qu'à un ou deux contre dix. L'armée perse était
immense mais ce n'était que la force du nombre, l'obéissance aveugle. A ce jeu
nous pouvions surmonter l'horreur de cette masse de brutes s'abattant sur nous
grâce à notre habileté tactique, à notre mobilité manœuvrière, à notre savoirfaire nautique, et à nos initiatives multipliées. Ce fut la victoire de l'intelligence et
de la liberté. Car nous sommes des hommes libres sans préjugés ni idées préprogrammées et nous vivons dans une cité ouverte. Pour cette même raison
nous n'avons pas peur des opinions contraires aux nôtres. Nous n'avons pas
criminalisé les opinions qui ne nous plaisent pas.
Enseigner à la jeunesse n'est pas un délit. Chez nous, une opinion n'est pas un
délit. Un délit ne peut être caractérisé que par une action, jamais par une parole
et encore moins par une idée.
Vous déclarerez cette accusation irrecevable.
B. Vous la déclarerez aussi mal fondée car elle n'est pas prouvée.
Socrate fait découvrir à ses jeunes disciples le raisonnement, le doute, la
méthode, la remise en question d'eux-mêmes. Est-ce là une bonne technique
pour les transformer en thuriféraires de la tyrannie ? Un tyran peut-il s'appuyer
solidement sur des hommes qui doutent, qui se contestent eux-mêmes et se
découvrent à tâtons ?
Ces élèves ont librement choisi de dialoguer avec lui et de suivre son
enseignement. Il ne les tue pas, ne les vole pas, ne les viole pas ni n'accomplit
aucun acte malveillant à leur préjudice. Grâce à sa méthode dite de la
"maïeutique" il accouche leurs raisonnements et les fait progresser dans la
connaissance. Le poison qu'on lui reproche d'injecter chez ces jeunes gens, c'est
le poison de la pensée. L'accusation pose donc une grave question juridique : la
justice, le droit doivent-ils réprimer certaines idées non conformes aux usages et
aux pratiques de l'époque ?
Peut-on condamner un homme pour ses opinions et non pour ses actes ? N'est-il
pas au contraire nécessaire que toute opinion puisse s'exprimer ? Je citerai à la
barre Karl Popper qui a démontré dans "La société ouverte et ses ennemis" et
surtout dans la "Logique de la découverte scientifique" que la connaissance a
besoin pour progresser de réfutation, de contestation, de liberté.
6.
La vérité a besoin de se confronter à des thèses fausses ou absurdes ou nocives
ou choquantes. C'est pourquoi il ne faut pas pénaliser les opinions même si elles
sont choquantes. Par exemple, si certains soutenaient que la terre est plate ou
que le soleil tourne autour d'elle (c'était le cas en 399 avant J.C. car Nicolas
Copernic n'avait pas encore découvert le principe de l'héliocentrisme mais
rassurez-vous, je ne le citerai pas comme témoin car ce moine est trop occupé
aux choses célestes depuis qu'il est au paradis et son emploi du temps est trop
chargé) ou si quelques illuminés s'aventuraient à dire qu'il n'y a jamais eu de
camps de concentration ou de fours crématoires lors d'une extermination horrible
et prouvée ou encore que les indiens d'Amérique n'ont pas d'âme, même si ces
opinions révulsent le bon sens et la justice, il faudrait néanmoins le leur laisser
dire sans les condamner car l'expression d'une opinion fausse est nécessaire à sa
réfutation et donc à la manifestation de la vérité. Interdire ces expressions aurait
pour conséquence de figer la discussion et d'empêcher la vérité de triompher.
C'est pourquoi il faut proscrire les délits d'opinion. Nous avons fait quelques
progrès dans ce domaine mais il nous en reste encore à faire, je le crains. Karl
Popper vous l'expliquera tout à l'heure avec sa thèse du falsificationnisme
comme principe de la découverte scientifique.
Certes, j'en conviens, mon client a un défaut qui en agace plus d'un : il aime se
moquer et exercer une ironie féroce à l'encontre de certains, il ne cherche pas à
plaire. Pire encore, il n'hésite pas à professer des opinions hétérodoxes et
dissidentes qui sont très peu appréciées, parfois qui blessent certains esprits
susceptibles, grossiers ou primaires.
J'ai moi-même expérimenté ces difficultés avec lui lorsque j'ai tenté de le
persuader de se défendre correctement en invoquant la liberté d'expression ou
en proposant subsidiairement une peine mineure de substitution. Mais que faire
avec un client qui veut être condamné au pire ? J'ai insisté parfois lourdement,
j'avais un peu l'air d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Mais il avait
toujours un argument à m'opposer : démontrer l'absurdité d'un régime
démocratique puisqu'on pourrait y mettre à mort un individu qui n'y croit pas,
mettre en contradiction ce régime avec les idées qu'il défend, assurer par le
martyre d'un innocent une publicité mondiale à une philosophie. J'avais beau me
plaindre de l'injustice du traitement réservé au martyre, il me répondait :
"préfèrerais-tu que ce traitement ou ce jugement fût juste ?"
Que faire avec une personne qui n'attache que peu de prix à la vie matérielle et
aspire à la vie spirituelle, dépourvue d'enveloppe physique ?
Vous et moi, Messieurs les Jurés, ne sommes pas des intellectuels détachés de
ces choses. Vous avez les pieds sur terre. Aussi, je vous adjure de ne pas tomber
dans le piège que Socrate vous tend pour discréditer la démocratie. En
l'acquittant vous démontrerez au contraire sa fiabilité et sa solidité. L'ironie ne
vous fait pas peur et n'est pas un délit.
Le droit doit-il s'occuper des opinions, des pensées ? Doit-il exercer une police de
la pensée ? Socrate n'aime pas l'égalitarisme démocratique. J'oserais même vous
avouer qu'il a peu de confiance et de considération pour la loi démocratique de la
majorité parce qu'elle peut ruiner un homme, détruire un droit individuel, mettre
7.
à bas une liberté. Deux aveugles ont la majorité contre un borgne : ne peuventils pas le condamner à leur donner son œil en vertu de la règle de la majorité ?
Oui, c'est vrai quand il présida une séance à l'assemblée d'Athènes, Socrate a
refusé de faire voter la condamnation à mort des officiers qui étaient contre la
démocratie et pour l'oligarchie après leur victoire dans la bataille des Arginuses.
Il a refusé de céder à la pression du peuple, il a résisté aux caprices de la plèbe,
il a résisté aussi aux puissants, il a refusé d'être le "Ponce Pilate" d'Athènes. Il a
bravé les conformismes, et je citerai à la barre un deuxième témoin de cette
séance restée célèbre : Xénophon qui en a fait le récit précis dans les
"Mémorables" lorsque Socrate résiste à la foule déchaînée. Il a eu raison car audessus des modes et des passions, il existe des principes supérieurs,
fondamentaux que la majorité d'un jour n'a pas le droit d’ignorer, des lois
universelles qui ne sont écrites nulle part et existent néanmoins partout. Ces
principes transcendantaux de droit naturel ne peuvent être changés par les
hommes ou bricolés sans risquer de funestes conséquences. Ne les avons-nous
pas subies tout au long du 20ème siècle avec les expériences totalitaires du
communisme et du national-socialisme ?
J'appellerai à la barre un troisième témoin, Friedrich Hayek. Certes il n'est plus
vivant mais j'ai demandé au bon Dieu de me le ressusciter le temps du procès
pour qu'il vienne vous expliquer les bienfaits de la distinction socratique entre
l'ordre décrété (la législation, en grec "taxis") et l'ordre spontané (le droit, en
grec "nomos"), distinction développée par Hayek lui-même. Après tout, même si
Hayek était plutôt agnostique, il a tant fait pour expliquer que les règles de droit
résultaient d'un processus de découverte naturelle et non de création humaine,
démontrer que la concurrence et le pluralisme du savoir permettaient à la
connaissance de l'homme de progresser que le Bon Dieu a bien voulu faire une
exception d'autant plus que Hayek, qui a quitté ce bas monde depuis quelques
années seulement, n'a pas encore achevé son séjour au purgatoire.
Son témoignage devrait être convaincant non seulement pour vous démontrer la
justesse des idées enseignées par Socrate à la jeunesse mais encore que malgré
une réputation tout à fait usurpée, mon client n'est pas du tout un sceptique ou
un nihiliste. Il est tout à fait faux de le classer parmi les sophistes ou les
cyniques. A cause de la fâcheuse formule que l'on a vulgarisée : "je sais que je
ne sais rien", cette équivoque est apparue et lui a collé à la peau. Il est donc plus
que temps de faire justice de cette fausse accusation. Socrate n'est nullement un
relativiste qui penserait qu'il n'y a pas de vérité, que tout se vaut et peut se
soutenir. Il pense au contraire qu'il y a une vérité mais qu'on ne peut la trouver
qu'en tâtonnant, en cherchant, en remettant en cause beaucoup de choses. Les
témoins Popper et Hayek vous l'expliqueront, je l'espère : toute thèse doit être
tenue pour vraie si sa réfutation n'a pas été administrée, si la preuve du
contraire n'a pas été fournie. Cela exige la liberté de la presse, des médias.
Grâce à l'esprit critique, le savoir ne doit jamais être figé. Socrate est
simplement le premier à avoir compris que le savoir était ouvert et non pas
fermé, était en évolution, en bouillonnement créatif permanent et non pas coulé
dans le marbre pour toujours. Christophe Colomb croyait arriver aux Indes
quand il arriva en Amérique mais ce fut tout de même l'Amérique.
8.
C'est parce que le savoir est ouvert et que des interdits ne bloquent pas son
évolution qu'il peut découvrir du nouveau.
Aurions-nous inventé, bien après Socrate, l'hypothèque dans un contrat de prêt
si le prêt à intérêt était resté illégal ? Aurions-nous découvert le contrat
d'assurance et la société à responsabilité limitée s'il avait été interdit de déroger
au principe de la réparation intégrale du préjudice ? Et s'il n'y avait pas eu
l'assurance des navires ainsi que la séparation des patrimoines sociaux et
personnels, Christophe Colomb se serait-il lancé sur les mers et aurait-il
découvert l'Amérique ? Aurions-nous compris ce qu'est la responsabilité
individuelle si la solidarité clanique en avait toujours prohibé la pratique ?
Aurions-nous expérimenté le libre choix de sa profession et la concurrence
ouverte qui en résulte si le régime des corporations avait continué d'en proscrire
l'usage ? Et si le servage avait continué d'empêcher l'acquisition des terres par
tout individu ou les règles de préservation des patrimoines familiaux, maintenu
leurs obstacles à la libre vente des biens ainsi qu'à l'exercice du droit de
propriété, aurions-nous connu cette fulgurante progression du savoir à la fin du
Moyen-Age ?
S'il n'y avait pas eu la liberté d'essayer quelque chose d'autre, aurions-nous eu
les villes libres, puis l'autonomie des parlements, puis l'"Habeas corpus", puis la
séparation des pouvoirs puis les Constitutions, puis le suffrage universel, puis les
contrepoids au suffrage universel, puis le droit international ?
Vous le voyez, le savoir progresse grâce à la contestation qui imagine toujours
quelque chose de mieux et, si cela s'avère mauvais, on la réfute.
N'empêchez pas ce débat. Ne dissuadez pas l'enseignement. Ne fermez pas la
porte de l'histoire. Ne punissez-pas la pensée.
C. Socrate collaborait-il avec l'ennemi ?
Voilà la vraie accusation, celle qui n'ose pas s'avouer et se dissimule derrière de
faux semblants.
Parmi les disciples du maître on trouve Alcibiade, Critias et Charmide, tous des
amis de notre ennemi de toujours : Sparte. Tous des aventuriers sans scrupules
et prêts aux coups de force, aux actes séditieux, aux crimes sans remords. Ils
l'ont prouvé par leurs actes. Tous admirateurs des régimes militaires,
tyranniques et anti-démocratiques. Tous appartenant à la faction oligarchique et
désireux de faire d'Athènes une deuxième Sparte. Ne l'ont-ils pas démontré lors
de la dictature des Trente dont nous ne nous sommes débarrassés qu'il y a
seulement quelques années ?
Votre raisonnement, Messieurs les Procureurs, consiste à nous dire : il a
enseigné à ces trois aventuriers qui furent des traîtres à Athènes, des suppôts de
Sparte, donc c'est qu'il leur a enseigné à être des traîtres, des conspirateurs.
9.
Vous avez tout à l'heure interrogé Socrate et il vous a répondu qu'il n'avait aucun
intérêt à leur enseigner à être mauvais car ce mal aurait pu se retourner contre
lui et qu'au contraire il enseignait à ses élèves à être bons, à s'améliorer, comme
un maître enseigne à ses élèves à être un bon cavalier ou un bon dresseur de
chiens. Cette défense est pleine de bon sens mais je voudrais en ajouter une
autre : l'argument de Monsieur le Procureur me semble en effet faire bon marché
du libre arbitre de l'être humain.
Il existe d'excellents instructeurs qui ont eu des élèves s'étant révélés des
monstres ou des apprenti-sorciers. Le disciple fait de l'enseignement du maître
ce qu'il veut et le maître n'en est pas responsable. Si j'ai une arme sur moi, ce
seul fait ne veut pas dire que je vais commettre un crime car je suis libre et à
tout moment j'ai le choix. Ma destinée peut changer à tout moment. C’est
pourquoi si j'ai des amis assassins ce n'est pas ma faute.
Certes il existe bien une loi édictée au temps ancien de Solon punissant le
citoyen qui, par acte de sédition, ne soutient pas l'Etat athénien. Mais d'une part
tout le monde, même Monsieur le Procureur, s'accorde à dire que cette loi est
obsolète et n'est plus ni en vigueur ni en usage. Et d'autre part elle punit un acte
et un individu. S'agissant de Socrate il n'y a aucun acte, les forfaits de ses amis
n'étant pas une action commise par lui.
Et de toute façon la loi d'amnistie décrétée en 403 a eu pour effet d'absoudre
toute personne de peine pour délits commis pendant la dictature des Trente.
Monsieur le Procureur le reconnaît très loyalement. Mais c'est bien ce qui le gêne
et c'est bien pourquoi il cherche à travestir cette accusation amnistiée par une
autre, irréelle.
Oui, c'est vrai, Socrate n'a rien fait contre les 30 Tyrans, alors que pendant près
d'un an ils ont tué 1.500 de nos citoyens.
Oui, il n'a pas participé aux affaires publiques de la Cité, il ne s'est pas opposé
par la lutte armée aux exactions et aux crimes de ces oligarques sans foi ni loi. Il
n'avait plus l'âge. Il s'est retiré. Et depuis quand le retrait est-il un crime ? Les
massacres ne se sont pas déroulés sous ses yeux et on ne peut lui reprocher une
non-assistance à personne en danger.
En outre il a toujours refusé de se livrer aux dénonciations qu'exigeaient les
Tyrans. Et tout le monde ne peut pas en dire autant.
En réalité le véritable grief formulé à son encontre est d'avoir été le père spirituel
des 30 Tyrans. C'est un peu comme si aujourd'hui on accusait Frédéric Nietzsche
d'avoir été le père spirituel du nazisme. Cela n'a aucun sens.
On peut être jugé l'instigateur moral d'un crime mais encore faut-il l'avoir
suscité, provoqué, encouragé, voire préparé. Or vous chercherez dans les
propos, idées et doctrines dispensées par Socrate : il n'y a rien de tel et
notamment aucune incitation à la haine et au massacre. Bien au contraire son
enseignement professe la bonté. Aucune preuve n'existe donc d'aucun acte, fait
ou diffusion d'idées terroristes.
10.
Mais il faut aller plus loin. Oui, Socrate ne croit pas en la démocratie mais vous,
Messieurs les Jurés d'Athènes, vous y croyez.
Oui, Socrate est sceptique à l'égard de la liberté d'expression car il pense que les
opinions des hommes ordinaires sont affectées de préjugés, de modes et ne sont
que la "doxa" au goût du jour, mais vous, Athéniens, vous y tenez, à la liberté
d'expression. Mais comment pouvez-vous la défendre si vous en punissez
l'usage ? Jugez donc à l'aune de vos valeurs et non à celles de mon client.
Oui, Socrate ne croit pas que chaque opinion a la même valeur qu'une autre et
que la règle "un homme, un vote" soit génératrice de qualité mais pouvez-vous
supprimer à l'un d'entre vous non seulement le vote mais la vie ? En le faisant
n'agirez-vous pas comme vos ennemis, les Trente Tyrans, ne ferez-vous pas ce
qu'ils ont fait et ce que vous condamnez pourtant ?
Vous le savez, Socrate est mal vu par les adeptes de la démocratie mais il est
aussi mal vu par le parti oligarchique puisque son ancien élève, Critias, lorsqu'il
était au pouvoir, lui a interdit d'enseigner la logique et la rhétorique. Sans doute
craignait-il lui aussi une subversion de la jeunesse mais cette fois contre la
dictature. En somme vous agiriez comme eux si vous le condamniez.
Socrate ne collaborait pas avec l'ennemi. Il ne collaborait avec personne mais
dialoguait avec tous ceux qui se présentaient à lui spontanément.
Je conclus, Messieurs les Jurés.
L'histoire dira d'Athènes qu'elle fut le berceau de la libre discussion, de la
démocratie, des arts grâce à la beauté de ses sculptures, de ses temples, de ses
ornements, de ses fresques ("Kallos Kagatos"), grâce au génie de ses
dramaturges et poètes d'Eschyle à Euripide et à Sophocle, grâce à la modération
de son art de vivre ("rien de trop"), qu'elle fut à l'origine de bien des innovations
grâce à la profondeur d'esprit de ses philosophes Héraclite, Parménide,
Démocrite, Platon, Aristote et au talent de ses orateurs de Périclès à
Démosthène, de ses savants d'Euclide à Archimède. Elle dira que ce fut un feu
d'artifice d'intelligence, de liberté et de créativité. Faites qu'elle ne dise pas :
"mais elle a tué le plus grand de ses philosophes".
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