Plaidoyer pour Socrate
Patrick Simon
Ma plaidoirie sera anachronique car je veux plaider comme l'ont fait Messieurs
les Procureurs qui ont évoqué dans leur quisitoire des lois d'aujourd'hui sur le
terrorisme, le racisme, la négation de l'holocauste. Nous allons donc re-juger
Socrate forts de l'expérience des 24 siècles qui se sont écoulés depuis sa mort.
Du haut de cette pyramide d'essais et d'erreurs il est facile de plaider, me direz-
vous.
L'originalide ce procès est qu'au lieu de se fonder sur le passé (c'est ce que
nous avocats, appelons la jurisprudence), nous surgirons de l'avenir et nous
viendrons habiter le passé en nous prévalant des cas, des témoignages survenus
après la mort de l'accusé et vous le jugerez à l'aune de ces démonstrations, qu'il
n'aurait pu fournir de son vivant. C'est pourquoi ce procès posthume est
improbable et c'est pourquoi il devrait être intéressant. Même si l'exercice peut
paraître futile à certains, il n'est pas vain. Au contraire il devrait nous aider à
juger tout homme et toute solution en fonction des conséquences générales qu'il
ou elle implique pour le monde. C'est ce qu'Emmanuel Kant appelait le
"conséquentialisme" mais rassurez-vous, je ne vais pas l'appeler à la barre
comme témoin car il est un peu soporifique. Non, j'ai de meilleurs témoins, dont
je vous réserve la surprise.
Tout d'abord, fixons-nous, je vous prie, Mesdames et Messieurs les jurés, sur
l'acte d'accusation. Car il n'y a pas de procès sans ce document et il vous faut
éviter la dispersion, l'agitation, l'à peu près, le sentiment approximatif, bref
toutes ces choses qui nous font perdre la rigueur intellectuelle qu'une telle
solenniexige de nous. "Eviter soigneusement la précipitation et la prévention…
Ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si
clairement et distinctement en mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le
mettre en doute."
C'est un certain René Descartes qui a érigé ce principe du doute méthodologique.
Il aurait été certainement disciple de Socrate s'il avait vécu à son époque. Mais
rassurez-vous, je ne le citerai pas comme témoin car il est un peu trop
systématique. Sa "tabula rasa" nous a causé quelques petits problèmes au
20
ème
siècle.
Il est reproché à celui qui comparaît devant vous de manifester mépris et
scepticisme à l'égard de la religion traditionnelle et de corrompre la jeunesse par
son enseignement. Nous répondrons à ces deux accusations l'une après l'autre,
celle d'impiété et celle de subversion des esprits. Nous répondrons aussi à celles
qui se dissimulent derrière elles et n'osent pas se montrer au grand jour.
2.
I) LA PREMIERE ACCUSATION.
Commençons par la première : Socrate serait un athée. J'entends lui opposer
trois arguments ; le premier est un moyen d'irrecevabilité, le second une
réfutation au fond et le troisième s'attachera à l'accusation réelle cachée derrière
l'apparente.
A. "Il n'est point de crime ni de peine sans loi".
Nos voisins romains disent : "Nulla poena sine lege". Les lois et décrets de la
République d'Athènes, que vous avez rétablis, Messieurs les Jurés, après avoir
renversé la dictature des Trente et restauré la démocratie, ne comportent aucun
texte d'aucune nature que ce soit qui punirait l'athéisme ni a fortiori
l'agnosticisme. La poursuite manque donc de base légale. En effet il s'agit ici
d'une procédure pénale et non civile. Notre régime démocratique a toujours
soumis le droit pénal au principe d'une interprétation stricte, qui ne supporte pas
le doute. Au pénal, si un comportement ou un acte cause tort à quelqu'un, ce
simple fait ne suffit pas à entraîner une responsabilité et encore moins une
culpabilité. Si j’ouvre une épicerie à d’une autre épicerie dans la même rue,
ma concurrence va causer du tort mais ce préjudice n’est ni punissable au pénal
ni même juridiquement réparable au civil. Montrez-moi donc le texte écrit qui
justifierait la poursuite. Il n'existe pas.
Et il y a une raison bien simple à cela : si la justice pénale se limite à des règles
de droit écrit, si vous l'avez cantonnée et limitée de si judicieuse manière, c'est
précisément pour éviter de tomber dans l'arbitraire, le discrétionnaire,
l'appréciation influencée par les préjugés ou même les sentiments. Respectons,
je vous en prie, ce principe sacré de notre cité si nous voulons éviter de
retomber dans les maux et les excès dont nous sommes si difficilement sortis en
403, ceux de la tyrannie. Faute de fondement légal écrit, visible et extérieur à ce
procès, la poursuite doit tomber d'elle-même et doit être déclarée irrecevable.
B. Si le texte invoqué est celui relatif à l'impiété, il convient de faire valoir
l'inexactitude de l'accusation.
Socrate n'est ni athée ni même désinvolte ou indifférent à l'égard de la religion.
Il en est même l'un des contributeurs les plus zélés puisqu'il a développé dans sa
philosophie un concept rigoureusement incompatible avec l'athéisme : celui de
l'âme. Ce concept a été développé ensuite par ses disciples et s'oppose
fondamentalement aux philosophies matérialistes des penseurs opportunément
appelés pré-socratiques. Pour ces derniers, il n'y a que la matière et rien d'autre.
Pour Socrate et ses disciples au contraire, la matière, le corps est la prison de
l'âme. La mort libère l'âme captive de sa prison biologique et lui permet
d'accéder à sa véritable vocation mystique, ainsi délivrée de ses souffrances
physiques, de ses besoins primaires et plaisirs furtifs pour ne plus être que dans
l'extase spirituelle. C'est sans doute pourquoi mon client, si désireux d'atteindre
3.
ce "nirvana", se défend si mal devant vous et est en somme presque l'adversaire
de son propre avocat. C'est qu'il croit profondément qu'il existe un dessein
intelligent, une pensée ordonnatrice qui met tout en harmonie, qui est la cause
de toutes choses dans le chaos originel et qu'il est habité d'une hâte secrète mais
impatiente pour quitter ce bas monde et aller dans l'autre, autrement supérieur,
car il est celui de l'Esprit. Cette métaphysique implique à l'évidence une foi
envers des normes transcendantes, des lois naturelles, le "nomos", et une
pratique religieuse qui en est la conséquence. A cet égard Socrate se distingue
radicalement des sophistes avec lesquels on a voulu le confondre. Les sophistes
sont relativistes et pensent qu'on peut soutenir n'importe quelle thèse, donc qu'il
n'y a pas de vérité ni de justice, que tout se vaut. Socrate bien au contraire
cherche la vérité et n'a jamais remis en question la religion mais de quelle
religion s'agit-il ? Nous touchons l'accusation réelle, celle qui consiste à lui
reprocher de ne pas honorer les dieux "de la cité".
C. La religion doit-elle se confondre avec l'Etat ?
C'est un vieux conflit qui apparaît ici et qui a persisté pendant toute l'histoire
humaine. A-t-on le droit de refuser de diviniser l'Etat ? L'idolâtrie de l'Etat est-
elle obligatoire ?
En refusant de rendre ce culte au pouvoir, certains ont préféré s'exposer à la
peine de mort. A Babylone, il y a plus d'un siècle, Sidrac, Misac et Abed Nego ont
été jetés dans la fournaise pour avoir itéré leur refus de se prosterner devant
la statue d'or représentant Nabuchodonosor. Daniel a été mis dans la fosse aux
lions pour avoir pr le Dieu d'Israêl et n'avoir pas rendu un culte divin au roi
Darius.
Sous l'empire romain, des milliers de chrétiens ont épersécutés et martyrisés
pour avoir refusé de voir dans la personne de l'Empereur, un Dieu.
Au Moyen-Age, l'archevêque de Canterbury, Thomas Beckett, a été assassiné
dans sa cathédrale par des sbires de Henri II car il résistait au nom de l'Eglise
face à une tentative d'appropriation et de mise sous tutelle de celle-ci par le roi
anglais et Thomas More, ancien premier ministre de Henri VIII, a été décapité
pour avoir é fidèle aux enseignements de l'Eglise et avoir en conséquence
désapprouvé le divorce du roi d'avec Catherine d'Aragon.
Sous la Révolution Française de très nombreux prêtres dits "réfractaires" ont été
pourchassés, arrêtés, guillotinés ou noyés car ils avaient refusé de prêter
serment à la Constitution civile du clergé qui exigeait d'eux d'abandonner leurs
vœux de fidélité au Pape.
Dans la Russie soviétique ou l'Allemagne nazie, des prêtres ont été massacrés
par charrettes entières ou envoyés au goulag ou à Auschwitz (comme le père
Maximilien Kolbe) car ils n'avaient pas reconnu la nouvelle idole, les nouveaux
dieux de la cité qui étaient à l'époque le parti communiste ou le Führer.
4.
Et aujourd'hui, à l'heure nous parlons, il y a encore en Chine des évêques et
des curés chinois envoyés en camp de travail pour avoir servi l'Eglise clandestine
et refusé d'adhérer à l'Eglise officielle, autorisée par le Parti.
Et des millions de personnes sont condamnées et persécutées simplement parce
qu'elles ne pratiquent pas la religion des dieux locaux qui varie d'un pays à
l'autre. Ce peut être le juche de Kim Jong-il en Corée du Nord, l'hindouisme dans
certains Etats de l'Inde ou l'Islam dans certains pays musulmans (qui ont institué
un délit pour "christianisme" comme en Algérie ou au Pakistan, mis en prison
Asia Bibi pour avoir offert un verre d'eau à des musulmanes).
Jamais l'Etat local ne cède, jamais il n'accorde cette liberté, jamais il ne regrette
ses actes. Pour un roi David (qui accepte les reproches du prophète Nathan et
fait acte de repentance) ou un roi Cyrus (qui autorise les juifs à reconstruire le
temple de Jérusalem et leur donne même de l'argent pour cela), combien de
Nabuchodonosor, d'Antiochus Epiphane, de Dioclétien, de Henri II de
Plantagenet, de Henri VIII, de Robespierre, de Lénine, de Mao Tsé-Toung, de
Kim Jong-il ?
Oui, Dieu existe, mais ce n'est pas nécessairement celui de la Cité. Ce n'est pas
irrémédiablement le Dieu de la majorité, de mon voisin, le Dieu du parti, de
l'Etat, du souverain roi. Car ce que professe Socrate est un grand progrès en
matière de foi et de raison : Dieu peut être intérieur, une petite voix qui
murmure à l'intérieur de chacun de nous si nous voulons bien l'entendre. On
peut l'appeler le "demi-dieu" ou "l'étrange" ou "l'autre". Les qualificatifs sont
variés. Et ce n'est pas nécessairement un dieu qui est familier à nos proches, un
dieu à qui les athéniens rendent un culte. Ce n'est pas forcément le Dieu
d'Athènes, ce peut être Apollon ou Héra qui sont des divinités célébrées par
l'ennemi de Sparte. Mais qu'importe, un ennemi ne se trompe pas toujours car la
religion est universelle, et Dieu fait se lever le soleil sur les bons comme sur les
méchants.
Il faut ici être clair : Socrate ne refuse absolument pas de reconnaître les dieux
de la cité, Dieu n'est pas l'ennemi de la Cité, il faut simplement le distinguer de
l'Etat. "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu". Socrate
nous a mis sur cette voie et en le faisant il nous a aidés à voir la lumière.
II) LA DEUXIEME ACCUSATION.
Ce reproche est plus grave encore car il se plonge dans l'histoire. En
subvertissant la jeunesse par ses raisonnements, Socrate la prépare à se
retourner contre la démocratie athénienne.
Je répliquerai à cette deuxième accusation en trois temps comme je l'ai fait pour
la première.
5.
A. D'abord sur le principe.
Nous autres athéniens, ne sommes pas des esclaves ou des sujets soumis à un
monarque tout puissant ayant sur nous droit de vie et de mort, comme le sont
les perses qui ont voulu nous envahir, et ils ont vu de quel bois nous nous
chauffions même si nous n'étions qu'à un ou deux contre dix. L'armée perse était
immense mais ce n'était que la force du nombre, l'obéissance aveugle. A ce jeu
nous pouvions surmonter l'horreur de cette masse de brutes s'abattant sur nous
grâce à notre habileté tactique, à notre mobilité manœuvrière, à notre savoir-
faire nautique, et à nos initiatives multipliées. Ce fut la victoire de l'intelligence et
de la liberté. Car nous sommes des hommes libres sans préjugés ni idées pré-
programmées et nous vivons dans une cité ouverte. Pour cette même raison
nous n'avons pas peur des opinions contraires aux nôtres. Nous n'avons pas
criminalisé les opinions qui ne nous plaisent pas.
Enseigner à la jeunesse n'est pas un délit. Chez nous, une opinion n'est pas un
délit. Un délit ne peut être caractérisé que par une action, jamais par une parole
et encore moins par une idée.
Vous déclarerez cette accusation irrecevable.
B. Vous la déclarerez aussi mal fondée car elle n'est pas prouvée.
Socrate fait découvrir à ses jeunes disciples le raisonnement, le doute, la
méthode, la remise en question d'eux-mêmes. Est-ce une bonne technique
pour les transformer en thuriféraires de la tyrannie ? Un tyran peut-il s'appuyer
solidement sur des hommes qui doutent, qui se contestent eux-mêmes et se
découvrent à tâtons ?
Ces élèves ont librement choisi de dialoguer avec lui et de suivre son
enseignement. Il ne les tue pas, ne les vole pas, ne les viole pas ni n'accomplit
aucun acte malveillant à leur préjudice. Grâce à sa méthode dite de la
"maïeutique" il accouche leurs raisonnements et les fait progresser dans la
connaissance. Le poison qu'on lui reproche d'injecter chez ces jeunes gens, c'est
le poison de la pensée. L'accusation pose donc une grave question juridique : la
justice, le droit doivent-ils réprimer certaines idées non conformes aux usages et
aux pratiques de l'époque ?
Peut-on condamner un homme pour ses opinions et non pour ses actes ? N'est-il
pas au contraire nécessaire que toute opinion puisse s'exprimer ? Je citerai à la
barre Karl Popper qui a démontré dans "La société ouverte et ses ennemis" et
surtout dans la "Logique de la découverte scientifique" que la connaissance a
besoin pour progresser de réfutation, de contestation, de liberté.
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