Joyce-Lacan, rencontre sur les planches
« Joyce était-il fou ? Par quoi ses écrits lui ont-ils été inspirés ? » Ces questions posées par le
psychanalyste Jacques Lacan, admiratif de l'écrivain irlandais, Antoine Caubet leur donne vie
aujourd'hui avec brio sur le plateau du Théâtre de l'Aquarium.
Le metteur en scène adapte le premier chapitre, sous-titré « D'erre rive en rêvière », du dernier chef-
d'oeuvre de l'Irlandais James Joyce : Finnegans Wake, histoire d'un maçon ivre qui se masturbe au
sommet d'une échelle en pensant à sa femme avant de « titubéguer » et de tomber à terre. L'homme
Finnegan mort, mis en bière, son âme est ressuscitée, par la grâce du whiskey et de la Guiness
déversés dans son cercueil. Il plane désormais sur Dublin. Avec l'aide du remarquable comédien
Sharif Andoura, acteur inépuisable, le spectacle déroule en une heure et vingt minutes, sans
anicroches ni difficulté, en aisance, la logorrhée mystique, magique et mystérieuse de Joyce. Suivant
les indications d'Antoine Caubet : « Joyce invente, met en oeuvre et livre une guerre au langage. Il
détruit la langue, la langue anglaise, sa langue maternelle, et il en invente une autre qui va chercher
latéralement, horizontalement, puis verticalement toutes les langues en Europe. […] À partir de là, il
réécrit une histoire du monde, à travers des éléments très banals en effet, une histoire qui dit
l'entièreté des composantes inconscientes qui forment nos vies. Ce n'est pas fermé, c'est secret. »
Ce secret a fasciné Jacques Lacan, héraut extravagant et charismatique de la psychanalyse post-
freudienne des années 1970 (lire Philosophie
magazine
, numéro 52). Star du structuralisme, esthète
dont le divan est couru du Tout-Paris, gourou d'une génération professant en veste violette et
manteau d'astrakan ses leçons inspirées à la Sorbonne, Jacques Lacan lit Joyce par l'entremise d'un
universitaire. Alors engagé sur les chemins obscurs d'une recherche d'absolu, entendant découvrir
un langage qui permette de traduire l'indicible, l'inconscient et tout le non-dit de la psychanalyse,
Lacan trouve avec Joyce l'expression de la «
splendeur de l'être
», une épiphanie, qu'il appelle,
malicieux, le «
sinthome
», soit la «
soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la vulgarité
de la parole ou du geste, ou bien par quelque phrase mémorable de l'esprit même
».
Le sinthome – ou symptôme, ou synthomme –, sorte de concaténation verbale, prend tantôt la forme
d'un calembour tantôt celle d'un allographe ou d'un mot-valise, bref, jeu d'un mot que l'on aurait pu
croire intraduisible, mais que la puissance du théâtre finalement exprime,
ascène
– pour mimer Joyce
et Lacan – et rend audible. Il en révèle les richesses. Car la mise en scène dépouillée d'Antoine
Caubet, faite d'un sol de sable, fondation mouvante et souple, symbole d'origine, d'une marionnette
représentant Finnegan, l'ouvrier maçon, miroir du comédien et interlocuteur de lui-même, et d'une
toile projetant un horizon vidéo permettant au discours de l’inconscient de s'abîmer, rend grâce à la
richesse imaginaire de Joyce. Elle en saisit la fantaisie, que Lacan, sans esprit de sérieux, n'avait pas
manqué, lui qui concluait dans une publication des actes d'un colloque consacré au Saint-homme :
«
Joyce le Symptôme à entendre comme Jésus-la-Caille : c'est son nom. Pouvait-on s'attendre à
autre chose d'emmoi : je nomme. Que ça fasse jeune homme est une retombée d'où je ne veux retirer
qu'une seule chose. C'est que nous sommes z'hommes. LOM : en français ça dit bien ce que ça veut
dire. Il suffit de l'écrire phonétiquement : ça le faunétique (faun…), à sa mesure : l'eaubscène. Écrivez
ça eaub… pour rappeler que le beau n'est pas autre chose.
» Qui veut plonger dans Joyce et sa beauté
obscène ira se mouiller à l'Aquarium, et ne sera pas déçu par l'audacieux travail d'Antoine Caubet et
de Sharif Andoura. Ah, les sainthomes…
Cédric Enjalbert - 30 Janvier 2012