Paul Ricœur ou le discours entre la parole et le langage - E

Paul Ricœur ou le discours entre la parole et le
langage
Autor(en): Gisel, Pierre
Objekttyp: Article
Zeitschrift: Revue de théologie et de philosophie
Band (Jahr): 26 (1976)
Heft 2
Persistenter Link: http://doi.org/10.5169/seals-381074
PDF erstellt am: 24.05.2017
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PAUL RICŒUR OU LE DISCOURS
ENTRE LA PAROLE ET LE LANGAGE *
Introduction :pour une théorie du discours
Paul Ricœur est àla recherche d'une théorie du discours. Son
dernier ouvrage l'atteste de la façon la plus nette ». Mais cet ouvrage
ne fait que prolonger une réflexion dont le cheminement est jalonné
par les textes suivants :«la structure, le mot, l'événement »(1967)2,
«Qu'est-ce qu'un texte »(1970) 3, «événement et sens dans le
discours »(1971) 4, «la métaphore et le problème central de l'hermé¬
neutique »(ig72) 5, «philosophische und theologische Hermeneutik »
et «Stellung und Funktion der Metapher in der biblischen Sprache »
(ig74) 6, ainsi que les textes qui viennent de paraître dans Exegesis
(I975) 7- D'ailleurs, àmon sens, l'élaboration d'une théorie du discours
prend place dans l'ensemble de la quête philosophique de Ricœur :
elle constitue l'un des éléments décisifs dans la construction d'une
poétique annoncée dès 1950 dans le premier tome de sa Philosophie
de la volonté8. Ace titre, elle trouve ses racines dans une conception
husserlienne qui veut que ce soit sur le noème que le sujet et son
«vécu »se donnent àlire 9. Elle se déploie enfin dans le cadre d'une
*Exposé présenté le 9.6.1975 à1'« Institut de recherches herméneutiques »
de la Faculté de théologie de Neuchâtel et le 19.11.1975 dans le cadre du sémi¬
naire philosophique du Professeur F. Brunner (Faculté des Lettres, Neuchâtel).
Le titre de l'exposé m'avait été proposé par la direction de l'Institut.
1La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.
2Repris dans Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 80-97.
3In Hermeneutik und Dialektik, Festschrift H.-G. Gadamer, Tübingen,
Mohr, 1970, t. II p. 181-200.
4In M. Philibert :Paul Ricœur ou la liberté selon l'espérance, Paris,
Seghers, 1971, p. 177-187.
5Revue philosophique de Louvain, t. 70, 1972 févr., p. 93-112.
6In P. Ricœur et E. Jüngel :Metapher. Zur Hermeneutik religiöser
Sprache, Ev. Th., Sonderheft, München, Kaiser, 1974.
7Exegesis. Problèmes de méthode et exercices de lecture, F. Bovon et G.
Rouiller éd., Neuchâtel, Delachaux, 1975.
8Le volontaire et l'involontaire, Paris, Aubier, 1950.
9Cf. P. Gisel :«Paul Ricœur. Eine Einführung in sein Denken », in P.
Ricœur et E. Jüngel. op. cit., p. 6. Trad, remaniée in Etudes théologiques et
religieuses, t. 49, 1974/1, p. 32.
PAUL RICOEUR OU LE DISCOURS ENTRE PAROLE ET LANGAGE 99
philosophie reflexive marquée par une discontinuité originaire
qu'atteste la faute »et par une discontinuité finale qui donne àl'œuvre
son épaisseur, sa singularité, sa positivité et son autonomie relative,
une philosophie qui, par même, se fait herméneutique de l'histoire
et non savoir de la vérité, une philosophie qui met en œuvre un style
de penser plus kantien qu'hégéhen, une philosophie qui naît de la
confession et en appelle àl'espérance, bref, qui vit d'une première
affirmation ne cessant d'être médiatisée au cœur de la distance et de
la séparation.
Mais pourquoi une théorie du discours On aune (ou plutôt :des)
théorie(s) de la parole comme on a, surtout depuis Saussure, une
théorie du langage. En terre francophone tout au moins 2, le moment
du discours et l'instance spécifique qu'il représente ont été relative¬
ment moins travaillés.
Contre un accent unilatéral sur la parole qui est le moment de
l'acte 3la prise en considération de l'instance discours atteste
que l'événement n'existe que comme forme spécifique d'une matière
(le langage) qui asa consistance et ses contraintes. Il yaévénement
puisqu'il yamise en forme, mais on ne saurait parler de cet événement
qu'en fonction des figures qui viennent àse dire dans le langage et
par le détour d'une interprétation de ces figures. Cela veut dire deux
choses :i) que la vérité est àdéchiffrer au creux d'une histoire, non
dans la valorisation d'une «origine »(quel que soit le registre elle
puisse être pensée :subjectif ou objectif) qui se tiendrait en son en
deçà (en deçà du discours, il n'y aque silence et absence dit Ricœur),
qui se tiendrait en un lieu que la faute n'aurait pas encore affecté ;
2) que la vérité ne peut être de l'ordre du pur et simple donné, mais
seulement de Yadvenir ou, pour anticiper, qu'il n'y apas d'être (même
en sa precedence) sans acte, et donc sans promesse possible.
Contre un accent unilatéral mis sur le langage, la prise en compte
de l'instance discours attire l'attention sur le moment de discrimina¬
tion et de structuration (je dirais :de limite) qui fait échec àla
dissémination sans fin ni commencement que se plaisent àchanter
aujourd'hui certains disciples radicaux d'Heidegger et de Nietzsche,
magnifiant par désespoir du sens ¦—¦ l'esthétisme des mots sans
discours ou la jouissance brute des signes sans présence parce que
sans position (positio, thesis).
1Cf. le tome II de la Philosophie de la volonté :II/i l'homme faillible et
II/2 la symbolique du mal, Paris, Aubier, i960.
2II n'en va pas de même de la linguistique anglo-saxonne qui —- oeuvre
de logiciens souvent est partie d'une analyse propositionnelle, et non d'un
examen du mot couplé àune prise en considération des espaces structuraux
qui le définissent selon un jeu de dictionnaires entrecroisés.
3Moment de l'événement, cf. F. de Saussure.
100 PIERRE GISEL
Conclusion :parce qu'il est proposition de sens dans le milieu
même du langage », le discours atteste une autonomie spécifique que
l'on ne saurait court-circuiter dans notre quête du monde dont il
parle ou du sujet qui le parle, mais cette autonomie est celle d'une
figure qui naît bien dans le monde, en réponse àce qui la précède,
et dans une visée qui concerne le monde (Ricœur parle d'intenté du
discours) et qui dit, en son ordre, un monde.
I. Le discours
Elaborer une théorie du discours comme instance spécifique,
c'est partir dès l'abord de l'énoncé 2, de l'acte de prédiquer, et non
des mots dont le sens serait défini par le seul lexique. Ici, on interro¬
gera la question du sens àpartir du moment de la production du
sens. Dans la théorie du sens, le moment généalogique commandera
le moment nominal 3.
Qu'est-ce qu'un énoncé ou un discours C'est une manifestation
de langage en forme textuelle (la phrase en constitue la plus petite
unité) qui :
i) se produit comme événement et en même temps se laisse
comprendre comme sens ;parce que l'événement est sensé (institution
d'un sens), on pourra en parler, le laisser nous enseigner, le critiquer
et, finalement, l'interpréter et le reprendre comme événement ;
2) qui dit l'identité (fonction identifiante et singularisante) et
en même temps articule en un ordre propre (fonction predicative) ;
parce qu'elle articule en son ordre, ehe permet de dire l'identité,
mais parce qu'elle dit l'identité, elle est liée àun ici et àun mainte¬
nant ;
3) qui s'effectue comme dire (fonction locutionnaire) et en
même temps comme faire (fonction illocutionnaire) ;parce qu'elle
est un faire, elle ne dit le monde qu'en le modifiant, parce qu'elle
est un dire, elle est liée au monde qui la précède ;
4) qui advient comme sens (immanence) et en même temps fait
référence (dénotation, intenté du discours) ;parce qu'elle vit de
référence, elle parle du monde, mais parce qu'elle en parle comme
sens, la référence est médiate ;
5) qui renvoie àla réahté et àun locuteur ;parce qu'elle renvoie
au locuteur, ehe est liée àun ici et àun maintenant singulier, mais
1Cf. Le Conflit des interprétations, p. 86.
2Ricœur s'appuie ici sur les travaux du linguiste français Benveniste,
cf. par exemple Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966,
p. 251-257.
3Sur ces points et l'ensemble de ce §I, cf. la Métaphore vive, IIIe étude.
PAUL RICOEUR OU LE DISCOURS ENTRE PAROLE ET LANGAGE IOI
c'est dans la mesure elle est liée àun ici et àun maintenant qu'elle
parle de la réalité (du monde) ».
Comme tel, le discours vit d'une tension. Tension entre le monde
àsignifier et la langue qui signifie. Tension qui imprime sa marque
spécifiquement linguistique au cœur de l'énoncé ;c'est la tension
entre un moment paradigmatique (verticalité des signes dans le
système et modèle de la substitution libre) et syntagmatique (hori¬
zontalité des signes dans la phrase et modèle de l'articulation réglée
par une grammaire).
Cette théorie du discours appelle trois remarques :
i. Le discours —¦ parce qu'il est un fait de langage —¦ joue sur un
arrière-fond d'écart généralisé. Parce que le discours développe son
propre espace (cf. la Métaphore vive, p. 185 ss.), sa visibihté (p. 187),
son autonomie spécifique, on dira qu'il yaécart entre le locuteur et
l'énoncé, comme il yaécart entre l'énoncé et ce dont l'énoncé
parle. Cet écart (ou plutôt :ces écarts) permettent l'avènement du
discours ;en même temps ils font du discours un certain jeu de
langage :les écarts ne sont pas seulement entre le réel et le dit, ils
sont aussi proprement linguistiques.
Parce qu'il yaécart, l'analyse du discours relève d'une pragma¬
tologie (p. 116). Le discours propose une innovation de sens: àmoins
d'être secrètement mort ou d'avoir conquis artificiellement l'uni¬
vocité des langages scientifiques, le discours est toujours une réponse
créatrice (p. 161) àune question que le monde pose, une question
que, peut-être, le monde ne cesse d'être. Le discours naît face à
d'autres discours », sur l'arrière-fond de l'énigme des choses :il naît
d'un travail de la parole humaine sur la langue (ibid), dans le jeu de
l'interpellation réciproque et d'une interrogation fondamentale.
Tout discours dit le monde. Sans distance, il n'y apas de dire ;
dans le règne de l'immédiateté et le plein de la présence, on ne parle
pas. Mais sans le monde, il n'y apas de discours ;dans le règne de
l'absence radicale, on ne peut que jouer, par dérision. Tout discours
naît d'une distance et marque une nouvelle distance ;mais tout dis¬
cours dit l'identité.
2. Sur un arrière-fond d'écart, le discours propose des figures qui
permettent sinon de combler les écarts 3, du moins d'organiser un jeu
1Je dépasse ici la lettre de Ricœur telle qu'elle s'exprime dans le passage
examiné, mais non l'ensemble de sa position philosophique :il n'y ad'inter¬
prétation que située, précisément parce que dire le monde n'est pas simplement
répéter un étant comme réalité sans possibilité.
2Non dans le vide du non-savoir, mais dans le plein de la doxa.
3Et, àmon sens, même pas stricto sensu, de les «réduire »;c'est pourtant
le mot qu'utilise l'auteur non sans équivoque peut-être.
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