MICHEL HAYEK
'
AMMAR
AL-BA$R1
LA PREMIERE SOMME
DE
THEOLOGIE CHRETIENNE
EN
LANGUE ARABE,
OU
DEUX
APOLOGIES
DU
CHRISTIANISME
I - INTRODUCTION GENERALE *
1 - Le lieu
Qui est 'Ammar
al-Ba~ri?
De sa
vie,
nul ne dit rien, ou
si
quelqu'un
en
parle, nous l'ignorons nous-memes dans l'etat actuel
de
nos connaissances. Com-
ment
n'a-t-il
pas davantage attire !'attention
des
historiens
de
l'Eglise
en
Syrie
*
SIGLES
ET
ABREVIATIONS
ici
utilises:
BO
= Bib/iotheca Orienta/is,
Cd.
par J. Assemani,
4 vol., Rome, 1719-1728; Cheikho, Seize traites = Cheikho Louis, Seize traites theologiques
d'auteurs arabes chretiens (Ix"-xm• siecles), Beyrouth, lmpr. Cath., 2eme
ect.,
1920,
149
p.;
Cheikho, Trois traites = Cheikho Louis, 1)·ois traites anciens
de
po/emique et
de
theologie
chretiennes, Beyrouth, lrnpr. Cath., 1923,
93
p.;
CMA.MC
= Troupeau Gerard, Catalogue
des
Manuscrits Arabes: Manuscrits Chretiens (Bibliotheque Nationale, Paris), vol.
1,
1972,
279
p.;
CSCO = Corpus scriptorum christianorum orientalium,
Cd.
J.P.
Chabot
...
, Paris
1903
et sq.,
puis Lou vain et Beyrouth, serie scriptores arabici,
1945
et sq.; El.
1"/2"
= Encyclopedie
de
!'Islam (1ere ed./2eme ed.), Leiden, Brill, 1910-1934/1950 et sq.; GCAL = Graf Georg,
Geschichte
der
chrislichen arabischen Literatur, Cite du Vatican, Bib. Apost. Vaticana, col!.
Studi e Testi, 1944-1953, 5 volumes; Ibn Abl
U~aybi'a
=Ibn
Abi
U~aybi'a,
'UyCtn
al-anba'
jf
(abaqat al-atibba',
Cd.
A. Muller, Konigsberg
1884,
2 tomes; MIDEO
=Melanges
.de
l'lnstitut Dominicain d'Etudes Orientales (Le Caire); Ms. Charfeh = Manuscrit arabe de Charfeh
(Convent Syrien-Catholique),
au
Liban; Ms. Par. ar. = Manuscrits arabes de
Ia
Bibliotheque
Nationale (Paris); Ms. Vat. ar. = Manuscrits arabes de
Ia
Bibliothequc Vaticane (Vatican);
MUSJ
=Melanges
de
l'Universite Saint--Joseph (Beyrouth); OC = Oriens Christianus,
Rome-
Leipzig,
1901
et
sq.; PG = Migne
P.
J., Patro/ogie cursus completus. Series graeca, Paris
1857-1866; PO = Graffin R. et
Nau
F., Patrologia orienta/is, Paris,
1903
et sq.; Qifti = Qifti,
Abbdr al-'Ulama, Le Caire,
1326
Mg.;
ROC=
Revue
de
!'Orient Chretien (Paris); RSO = Ri-
vista
deg!i
Stucli Orientali (Roma); Sbath, Fihris = Sbath Paul, al-Fihris (catalogue
de
manuscrits
arabes), Le Caire, lmpr. Al-Chark, 1938-1939, 3 tomes; Sbath, Vingt
traids
= Sbath Paul,
Vingt
traites philosophiques et theologiques d'auteurs arabes chretiens
du
IX"
au
XIV"
siec!e,
Le
Caire, H. Friedrich,
1929,
206
p.
~------r-~----------------~~--------~--------------------·~~-
70
M.
Hayek
[2]
et Mesopotamie? En revanche,
ce
sont
les
Coptes qui ont une fois de plus 1
sauve cette oeuvre
de
1'oubli. C'est, en effet, un copiste copte qui a conserve
pour nous dans un manuscrit unique 2
ses
deux apologies. C'est un autre copte,
AbU
1-Baraldl.t ibn Kabar (t1324), qui en fournit avec precision
les
titres et
Ies
divisions exactes 3,
Ce
sont
1es
trois freres coptes Ibn al-'Assil.l qui
se
penchent
sur l'oeuvre ou
se
recommandent de son autorite.
Abf1
Isl;aq en tire des extraits,
apres en avoir fait un eloge dithyrambique dans sa Somme des fondements
de
Ia
religion (Magmu'
u~ul
al-din wa-masmu' mab1
nll al-yaqin) 4, al-As'ad Abl!
!-
Farag
le
cite dans son Traite sur l'iime (Maqiila
fi
l-nafs) s qu'il redige en
1231
et enfin
al-$afi
Abu
1-Fa<;la'il,
l'aine des trois, en fait en
1241
un resume dans
lequel
il
declare avoir demarque
le
caractere nestorien de !'oeuvre en vue de pre-
senter
Ia
doctrine commune acceptable
par
les
trois grandes confessions chre-
tiennes (qiil
al-mu[lta~ir:
abtadi'u
bi-bti~iiri
Kitiibi 'Ammiir
al-Ba~ri
al-Nas{uri
ma'a
tahif.ib
wa-ziyiida lfibat
fi
atnfi'i
l-i[lti~fir
wa-mayl 'an al-ra'y al-nas{urf
wa-laysa
ilfi
mfi yunfiqifju-hu bal
ilfi
ma yaguzu li-l-firaqi 1-talfiti 1-qawlu bi-hi) 6.
Cependant aucun
de
ces
auteurs ne nous renseigne sur
Ia
vie, l'epoque et
les
autres ecrits
de
'Ammar. Le nom meme risque de faire probleme. Serait--ce
le
nom seculier ou un pseudonyme sous lequel
se
cacherait une figure religieuse de
premier plan? Le
port
de deux noms, l'un seculier et !'autre baptismal, est cou-
rant en Orient depuis toujours. De meme que
1e
pseudonymat est atteste, comme
le
prouve
le
cas celebre du pamphlet anti-musulman attribue a 'Abd al-Masih
al-KindP:
car «insulter
1'
Apotre » (sabb al-rasul) etait passible
de
mort.
Or·,
rien dans
les
deux ouvrages de 'Ammar
nc
permet de justifier une telle crainte
a moins de supposer que
les
passages relatifs a la personne de Mahomet et qui
manquent dans notre manuscrit s aient ete injurieux, hypothese tout a fait gra-
tuite, vu
le
ton irenique de !'ensemble de !'oeuvre.
Qui est-il alors? Sans doute une personnalite d'envergure qui ne pouvait
passer
inapen.,;ue
des contemporains. Sa vaste culture religieuse et philosophique
jointe a une puissance de reftexion personnelle indeniable
le
designerait comme
une autorite de l'Eglise.
Un
seul indice, mais trop vague et incertain, permettrait
seulement de suggerer qu'il s'agit
d'un
eveque
ou
d'un
moine voue au celibat
9:
1 Cf. l'origine egyptienne des deux tiers des manuscrits arabes chretiens
de
Ia
Bibliotheque
Nationale
de
Paris, in G. Troupeau,
CMA.MC,
t.
1,
p.
7.
2 C'est le Ms.
801
du British Museum;
cf.
infra,
II-
Analyse de !'oeuvre,
a)
le manuscrit.
3 Kitfib
Mi~Mb
al-?ulma
wa-trjd/:1
al-bidma,
Cd.
Samir Jjalil, Makt. al-Karilz, Le Caire,
1971, (444 p.),
cf.
p. 298; reproduits
par
J. Assemani, BO,
t.
3,
I,
pp. 608-609.
4 Ms. Par. ar. 200, fol. 11; cf. les extraits au ch.
19,
fol.
136.
5 Ms. Vat. ar.
145,
fol.
2.
6 Ms. ar. de Charfeh, 5/4,
fol.
97.
7 Nons utilisons !'edition de
Ia
Risfi/a
par
A.
Tien, Londres, 1880.
8 K. al-burhdn, fol. 7b-8a/p. 31;
Ia
pagination renvoie toujours a notre edition des apo-
logies (lmpr. Cath., Beyrouth) dont
Ia
parution a ete retardee par
Ia
tragedie du Liban.
9 Depuis le concile de Seleucie, tenu par le Catholicos Acace en 485,
seulle
moine cloitre
[3]
'Ammiir
al-Ba~rf
71
contre !'islam qui accuse
le
christianisme d'avoir attribue a Allah femme et enfant,
il
reagit: «
il
en est
panni
no us tel ou tel qui trouve cela indigne de lui-meme,
comment pourrait-il alors l'imputer a son Createur »
1o
(inni'i
nabirru
ilfi
(A)llfih
min
an
naqata inna-hu (i)tta[laif.a
~dbibata"
wa-inna ba'cja-nd /a-yuraffi'u nafsa-hu
'an if.dlika
fa-kayfa
yansibu-·hu
ilfi
[ldliqi-hi?).
Mais ne cherchons pas plus loin et acceptons pour
le
moment
ce
qui est
donne: 'Ammar est
le
prenom reel et non fictif de notre auteur, tandis que
al-
Ba~ri
indique clairement qu'il est originaire de
Ba~ra,
cette cite musulmane pres-
tigieuse qui a remplace dans l'histoire
le
metropole de Phrat Mayshan non moins
celebre chez
les
Nestoriens. Des l'an
224,
au temoignage de
Ia
Chronique d'Ar-
beles, Phrat Mayshan fut l'un des dix-sept sieges episcopaux de l'Eglise nesto-
rienne 11.
La
Chronique
de
Seert relate que David, metropolite de cette ville,
quitte son eparchie sous
le
catholicossat de Papa
(1'300)
et s'embarque pour une
mission en Inde 12. Le synode de Seleucie-Ctesiphon, tenu
par
le
Catholicos
Isaac en
410,
mentionne
les
six
metropoles
de
l'Eglise, dont
le
siege
de
Phrat
Mayshan avec
ses
trois suffragants:
les
eveques de Karka, Rima et Nehargur
13.
N ous apprenons
par
Ia
meme Chronique
de
Seert que Gabriel, metropolite de
Phrat Mayshan, a ete depute
par
son Catholicos a la tete d'une delegation aupres
de Mahomet;
les
delegues seraient arrives a Medine en
632,
le
Prophete venait
de
mourir 14.
De son nom Bahman Ardashir,
Ia
ville faisait partie
du
district sassanide
de SMhdhbahman, avec
ses
trois sections: Payshan, Ubulla (Azazqubadh, Apo-
logos) et Khurayba (Bihishtabad Aradashir; pour
les
Arabes, Bisabur). A pres
avoir campe a Khurayba, sur
le
bras du Tigre qui relie Phrat Mayshan a son
avant-port Ubulla,
les
armees musulmanes conduites
par
'Utba
ibn Gazwan
conquirent la ville, sans doute apres un combat ruineux, et edifierent
Ba~ra
a
quelques lieues plus loin, a Khurayba 15. Desormais
les
trois noms, Phrat Mayshan,
Ubulla et
Ba~ra
apparaissent ensemble dans
les
textes nestoriens, comme en te-
moigne la lettre que
le
Catholicos Hananisho' (773/4-778/9) adresse aux fideles
des trois localitees pour
les
avertir qu'il
n'a
pu obtenir du calife
al-Man~ur
est tenu au celibat. Syndicon orientale, M. et trad. Chabot, Paris 1902,
p.
57/305;
J.
Assemani,
BO,
t.
3,
II,
p.
178/872;
au
temps du Catholicos Timothee (780-823), les eveques nestoriens se
marient; cette pratique courante fut jadis denoncee par le reformateur
Mar
Aba au synode de
544,
cf.
J. Assemani, BO,
t.
2,
p.
412
et t.
3,
II, p.
872,
et a nouveau
par
Timothee, ibidem,
t.
2, pp. 433-434 et
t.
4,
I,
p.
127.
JO
K. al-burhdn, fol. 23b/p.
57.
II
Ed. et trad. A. Mingana, Sources syriaques, I, Mossoul 1907, p. 30/106.
12 Ed. et trad. A. Scher, Histoire nestorienne inedite, dans PO, IV, p. 236/292.
13
Syndicon orientale, pp. 33·-36/272-275.
14
A.
Scher,
op.
cit.,
in
PO, XIII, pp. 618-620/298-300.
15 Balaguri,
FutCi/:1
al-buldfin, Le Caire,
1959,
pp.
341
et 345; Yaqilt, Mu'jjam al-bulddn,
Cd.
Wiistenfeld, IV,
p.
242;
A.
Scher, op. cit., in PO, II, pp. 305-308.
6
r---------------------------·---------------------------------------
~--
-------~.-----------------------------------------------------~----------------------------------~~
72
M.
Hayek
[4]
l'autorisation
de
les
visiter 16, La metropole garde,
du
moins juridiquement, !'im-
portance qu'elle detenait autrefois, puisque
le
premier canon du synode tenu en
790
par
le
Catholicos Timothee, en indiquant la procedure a suivre apres
le
deces
d'un
patriarche, prevoit d'en aviser
le
metropolite de
Ba~ra
immediatement
apres celui d'Eiam 17: c'est l'ordre qui avait ete etabli autrefois
par
la Practica
de
Mar
Aba (t552) 18,
Situee aux canefours des voies de communications entre la plaine meso-
potamienne,
le
desert arabe et
le
Golfe Persique,
Ba~ra
recueille
les
traditions
litteraires des Bedouins limitrophes, herite les inquietudes religieuses de la Perse
et reflete
les
recherches politiques et theologiques
du
califat abbaside. C'est un
veritable creuset etlmique et culture! qui atteint son apogee au vm• et au debut
clu
rx<
siecles.
Les
garnisons coloniales dans
les
« cinq circonscriptions » (alunas
ai-Ba~ra),
atteignant, dit-on, 300.000 rationnaires d'arabes musulmans,
se
melent
a des clients persans, kurdes, esclaves africains (zang), g'immfs-chretiens, zott,
proletaires travaillant dans
les
plantations et qui
se
revoltent souvent contre leurs
maltres musulmans. Lieu
de
brassage ethnique,
Ba~ra
est surtout un centre com-
mercial (avec son
port
fluvial,
ses
arsenaux, son energie hydraulique), agricole
(avec
ses
cinquante varietes
de
plantations de dattiers), et commercial (avec
ses
entrepots
pour
les
caravanes venues
du
Yemen et de l'Inde). C'est
de
Ba~ra
que
sont parties
les
plus fecondes initiatives religieuses et intellectuelles qui carac-
terisent toute Ia civilisation musulmane: berceau du systeme mu'tazilite avec
Wii~il
Ibn
'~ta',
'Allaf et
NaHam;
berceau aussi du
l::£arigisme
avec
~abig
Ibn
al~'Isl,
du Si'isme primitif (salmaniyya) initiatique et non encore genealogiste,
avec 'Abel Allah Ibn Saba, du Si'isme extremiste (gurabiyya) avec
Ibn
Gumhur
al-Ba~ri,
ou
nu~ayrite
avec Ibn Nu$ayr al-Numayr1; fondation de
Ia
premiere
ecole mystique avec I;Iasan
al-Ba~ri;
renouvellement des genres litteraires avec
Bassar Ibn Burd et Abu Nuwas,
pour
la poesie, avec Ibn al-Muqaffa',
Sahllbn
Harlin et
al-Gal;i~
pour
la prose. Sans oublier que
Ba~ra
est
Ia
cite natale des
traditionnistes
Abu
Musa
al-As'ari
et, sans doute,
Ibn
I;Ianbal,
du
juriste Anas
Ibn Mfflik, des mystiques tels qu'al-Mul;tasibi,
Rabi'a
al-'Adawiyya et, sans
doute, al-I;Iallag. A
part
ce
dernier, tous ceux-la sont contemporains de 'Ammftr
ou lui sont anterieurs. C'est a
Ba~ra
que les epltres encyclopediques
d~s
I]Jwftn
al-~afa'
seront compilees; leur syncretisme revele le cosmopolitisme de la cite.
Il para!t evident que
les
preoccupations philosophiques et theologiques de 'Am-
mar
s'inserent dans
le
cadre de Ia tradition intellectuelle
de
son milieu. Il est bien
de chez lui, un
ba~rf,
basrien.
16
E.
Sachau, Syrische Rechtbiicher, II, Berlin 1908, pp. 29-31.
17 Syndicon orientale, p,
606.
18
Ibidem, p. 543/553.
(5]
'Ammar
al-Ba~rf
73
2 -
Le
temps
Tel est
le
lieu, mais
le
temps? Dans sa Geschichte,
Graf
le
situe entre
le
Xl
0 et
le
XIII0 siecle, sans fournir de preuve a l'appui de
ce
choix 19, Dans
notre introduction arabe a !'edition
du
texte nous avons recueilli certains indices
qui nous
ont
permis de fixer avec precision l'epoque de !'auteur. Nous
les
reprenons
ici
avec de meilleurs developpements.
D'abord
nous n'avons pas a surestimer a priori Ia valeur historiographique
de
!'ample dedicace qui ouvre l'apologie intitulee Livre des Questions et des
Re-
ponses (Kitab al-masd'il wa-1-agwiba) et dans laquelle
'Ammar
celebre chez
le
calife regnant la vaste intelligence et
le
zele rationnel des choses religieuses 20,
pour
en conclure qu'il s'agit du calife al--Ma'mun (813-833). De telles introduc-
tions, qui presentent l'apologie comme une reponse a une demande officielle,
sont des procedes litteraires d'utilisation com·ante destinee a s'assurer une cap-
tatio benevolentiae du lecteur musulman; elles ne recouvrent pas necessairement
des donnees historiques precises.
Moins hypothetique peut-etre serait !'argument tire
du
silence de
'Ammar
relativement
au
dogme de l'increation et
de
l'eternite
du
Coran.
Si
cette doctrine
avait ete courante de son temps,
il
n'aurait vraisemblablement pas manque d'ex-
ploiter un argument classique depuis Jean Damascene
21:
si
le
Coran est incree
et
eternel, en
taut
que verbe d'Allah,
le
Christ que le Coran proclame verbe divin,
est done incree et eternel.
'Ammar
dont
la logique est impitoyablement syste-
matique oublie
ce
syllogisme obvie, facile et efficace. Cette lacune est-elle assez
significative
pour
nous faire penser a l'epoque
du
triomphe
du
Mu'tazilisme sous
le califat
d'al-Ma'mun
ou la communaute islamique professe officiellement le ca-
ractere cree
du
Coran et organise une sorte d'inquisition (mibna) contre
les
ortho-
doxes intransigeants clout
Ibn
"tianbal est
le
chef de
file
et
le
martyr. Dans Ia
mesure oil les contemporains de 'Ammar, Abu Ra'ita et
Abu
Qurra
omettent
ce
syllogisme comparatif, notre conclusion serait soutenable. De fait, nos trois
auteurs evitent cette argumentation
ad
hominem quoiqu'ils s'interessent sur-
tout
aux titres que
le
Coran attribue a Jesus, verbe et esprit de Dieu,
pour
poser
au
musulman
Ia
question suivante: le verbe et !'esprit de Dieu sont-ils, ou non,
coeternels a Dieu? 22, Mais notre argumentation perd ici
de
sa valeur demons-
t9
G. Graf, GCAL, II, pp, 210-211.
20 Fol. 44b-45a/p. 93-95.
21
Livre des Heresies, dans PG, XCIV, col. 768; Controverse entre
un
sarrasin et
un
chre-
tien, dans
PG,
XCVI, col. 1341c-1344a; mais !'attribution de cette controverse est discutee
et discutable, cf. A.-T. Khoury, Les theo/ogiens byzantins et !'islam, Munster i.W., 1966, p.
68
et suivantes.
22
Ab\1
Qurra, Mayamir,
ect.
C.
Basil, Beyrouth 1904, pp. 44-45;
AbU
Ra'ita, Rasa' if,
ect.
G. Graf, Die Schriften
des
Jacobiten
I,fabfb
ibn Ifidma Aba Ra'ifa, dans CSCO, vol. 130,
Louvain, 1951, pp.
8-9;
'Ammi\r,
K.
al-burhan, fol. 17ab/p. 46-47.
~----------------·-----------------------------------------------~~--~----~--
..
~---------------------------------------------------------------------------------
74 M.
Hayek
[6]
trative, des que ]'on
se
rappelle que 'Ammax laisse dans l'ombre d'autres
sujets essentiels
de
Ia
controverse islamo-chretienne; ainsi
il
n'aborde pas
de
front
Ia
position docetiste
de
!'Islam relativement a
Ia
crucifixion, et
ne
souffle
pas mot
de
l'annonce evangelique du Paraclet que
le
Coran applique a Mahomet.
Une indication directe et historiquement decisive nous permet de fixer l'epoque
de 'Ammar
al-Ba~ri,
grace au vestige d'un ecrit d'AbU-1-Hugayl al-'Allilf, pre-
mier theoricien du systeme mu'tazilite et heritier de
Ia
pensee
de
Wa~il
ibn
'Ata'
(699-748), fondateur de !'Ecole. Comme son maitre, al-'Allaf est ne entre
751-
753, a
Ba~ra,
qu'il quitte pour Bagdad en 818;
il
meurt a Samarra en 840-841 23.
Comme 'Ammar,
il
combat
les
doctrines dualistes, cible principale des attaques
mu'tazilites. De
ses
oeuvres,
il
ne subsiste que
les
titres . dans
Je
manuscrit de
Chester Beatty du Kitab al-Fihrist d'Ibn al-Nadim 24. Nous apprenons
par
ce
manuscrit que 'Allaf a ecrit une polemique contre
les
chretiens (Kitab 'ala
1-
Na~ara)
et precisement un Livre contre 'Ammar
le
Chretien,
en
reponse aux chre-
tiens (Kitab 'ala 'Ammar
al-Na~rcinf
jf
1-radd 'ala
l-Na~ara)
2s.
Voila qui est de-
cisif. Mais peut-on aller plus loin et supposer que 'Allar ait ecrit cette pole-
mique avant de quitter
Ba~ra,
done avant
818?
Dans
ce
cas,
'Ammar
aurait
redige son ecrit avant cette date, et
Ia
dedicace en tete du Livre des Questions
et Reponses serait alors bel et bien adressee au calife al-Ma'mun.
Nous
ne
pouvons en decider encore avant de proposer
le
dernier argument.
Nous
le
tirons du Livre
de
Ia
Demonstration (Kitab al-burhfin)
Otl
une petite
phrase paralt resoudre nos difficultes
de
datation: 'Ammar y cite l'exemple d'un
« roi de notre temps qui a quitte son royaume avec toutes
ses
armees pour
le
pays des Romains a
Ia
recherche d'une femme dans une citadelle » (wa 'an ragul
min al-rnuluk
jf
dahri-nd anna-hu
ra/:lala
'an mamlakati-hi bi-gamf'i gundi-hi
ila
!-Rum
jf
talab imra'a min
ba'c/.
al-bu~un)
26. On peut legitimement penser
qu'il s'agit
Ia
d'une allusion a !'expedition contre Amorium que
le
calife
al-
Mu'ta~im
(833-842) a conquise en 838. Cette victoire retentissante a ete celebree
par Abu Tammam dans son fameux poeme (Al-sayfu
a~daqu
anbfi'mz
min
al-
kutubi ...
),
ou on lit
ce
vers: « Tu
as
repondu au cri d'appel de
Ia
Zibatriote, pour
lequel tu
as
sacrifie
Ia
coupe nocturne ... » 27. On dit en effet qu'une musulmane
de Zibatra -Azopetra, cite du limes byzantin entre Melitene et Samosate -lors
23 H.
S.
Nyberg, Aba l-Hudhayl al-'Allii/, dans Ef.2•, I,
p.
131; so
it
encore pour
Ia
date
de sa naissance 748/749, et de sa mort entre 842/847 ou 849/850.
24 G. Flugel, dans son edition d'al-Fihrist, ne mentionne pas ces titres ignores egalement
de Nyberg dans !'article precite.
25 Kitiib ai-Fihrist li-1-Nadfm, ed. Reza Tajaddod, Teheran,
1972,
p.
204; cf. dans
Ia
traduction anglaise de Bayard Dodge,
The
Fihrist
of
ai-Nadim, New-York 1970,
p.
388.
26 Pol. 12a/p.
38.
27
Dfwiin
Abf
Tammiim, ed.
M.
'Abduh 'Azzaro, Le Caire
1964,
vol.
1,
p.
61: Labbayta
eawt""
zibatriyy"" haraqat la-hu ka'sa 1-karii wa-ru(iiiba 1-burradi 1-'urubi.
[7] 'Ammar
al-
Ba,~rf
75
de
Ia
prise
de
sa cite
par
les
Byzantins, aurait erie:
«A
moi, 6 Mu'tasim! »
(Wa
Mu'ta~imah!);
cet appel au secours serait parvenu au calife pendant qu'il festoyait
Ia
nuit;
il
aurait laisse aussitot son verre encore plein, demandant qu'on
le
lui
gardat jusqu'a
ce
qu'il revint
le
boire, apres qu'il
eOt
venge
Ia
Zibatriote
de-
portee 28.
Si
notre interpretation est correcte,
le
Livre
de
Ia
Dhnonstration aurait ete
redige l'annee meme de !'expedition contre Amorium, en 638.
II
faut done sup-
poser qu'il soit parvenu assez vite jusqu'a 'Allaf a Samarra, et que
ce
dernier ait
pu, a !'age de
85
ans (chronologie courte) ou de 90 ans (chronologie longue),
se
livrer encore a une polemique.
Ce
n'est sans doute pas impossible, d'autant
plus que no
us
ignorons la teneur exacte de sa « reponse refutatoire » (radd);
certes
il
est question, d'apres Ibn al-Nadim, d'un
«Livre»
contre 'Ammdr
le
Chretien, mais
ce
Kitab peut bien n'etre qu'une courte epitre, ayant par exemple
les
memes dimensions que
le
Kitdb al-taw[7id
de
Yahya ibn 'Adi 29.
Hasardons une hypothese.
La
reponse de 'Allilf viserait non pas
le
Kitdb
al-Burhan, lequel aurait done ete redige en 838, mais !'autre apologie de 'Am-
mar, intitulee Kitdb al-Masd'il wa-l-Agwiba, qui aurait ete adressee a
al-Ma'mun
entre 813, date a laquelle celui-ci a accede au califat, et 818, date a laquelle
'Allaf a quitte
Ba~ra
pour Bagdad. Pour des raisons de fon9 et
de
forme,
Ia
premiere apologie (Kitab al-burhiin) du manuscrit de Londres pourrait etre con-
sideree comme posterieure a
Ia
seconde dont
elle
developpe certains themes
apologetiques dans un style plus pur, moins tourmente. Mais n'y insistons pas
trop!
Quoiqu'il en soit de cette derniere hypothese,
il
est maintenant etabli, d'une
maniere sure et definitive, que 'Ammar
al-Ba~ri
appartient a
Ia
premiere moitie
du
IX
0 siecle, et que
ce
nom n'est pas un pseudonyme sous Iequel
se
cacherait
l'une ou !'autre des personnalites contemporaines plus connues: tel que
le
catho-
licos Timothee lui-meme, ou son ami
le
secretaire du gouverneur
de
Mossoul,
Abu Nul; al-Anbad, ou
le
celebre medecin et philosophe J;Iunayn ibn
Isl).aq
(808-873/877). Car Timothee dont
Ia
pensee est tres proche de celle de 'Ammar
est
mort
en
823;
par
ailleurs,
si
no
us
connaissons
les
preoccupations apologeti-
ques d'Abu
NulJ.
al-Anbari, grace aux titres de
ses
ecrits 30, ceux-ci sont perdus
ou inaccessibles et aucun critere n'autorise done une comparaison avec 'Ammar.
28 Tel est le commentaire d'al-Tibrizt sur
levers
d'Abu Tammam, ibidem; dans le com-
mentaire d'al-ljazarangt, une femme de Zibatra aurait ecrit a
al-Mu'ta~im,
lorsque les Byzan-
tins sont entres dans
Ia
cite:
«Fils
des califes, descendant des Hasimites, Zibatra est perdue
pour toi, a moins que tu n'y accoures » (
Ya
bna
1-balii'ifi min gu'iibati Hasim1" rjahabat
Ziba(ratu min-ka
in
lam
ta'ti-hii), ibidem,
p.
62,
n.
1.
YaqiH, Mu'gam al-buldiin, s.v. 'Ammuriyya,
precise qu'il s'agit d'une femme d'Amorium, nommee Mawiya.
29 Ms. Vat. ar. 134, fol. 2a-10b; Ms. Par. ar.
169,
fol.
2b-21a.
30
Trois traites: Tafnfd al-Qur'an, Maqiila
jf
1-tatlft, Maqiila
/f
1-taw~fd,
mentionnes par
Sbath, Fihris,
n.
2530,
2351
et 2532;
cf.
G. Graf, GCAL, II,
p.
118.
76
M.
Hayek
[8)
Ce dernier ne
peut
etre,
non
plus, identifie a I;Iusayn ibn Isl).aq, qui
parait
plus
jeune, quoiqu'il ait commence a l'age de
dix-huit
ans son activite de
traducteur
a Bagdad. Certes
'Ammar
cite des livres d'Aristote
3t
que I;Iusayn fut precise-
ment
le
premier a traduire en arabe; mais les deux personnages sont distincts,
nous en avons
pour
argument decisif
Ia
liste des signes de
Ia
credibilite religieuse
fournis
par
l'un
et !'autre, ceux de I;Iunayn 32
etant
substantiellement di.fferents
de ceux de
'Ammar,
malgre les quelques ressemblances qui appartiennent au depot
commun
de l'apologetique classique.
Bref,
'Ammar
est une figure marquee et
marquante
et, bien que nous ne
puissions encore l'a:ffecter
d'aucun
indice biographique, elle
n'en
resiste pas
moins a toutes les reductions possibles.
Nous
ne connaissons
par
ailleurs aucune
autre figure nestorienne de l'epoque qui soit suffisamment saillante
pour
porter
ce nom. Et, du reste,
pourquoi
vouloir a
tout
prix enlever a
'Ammar
sa person-
nalite,
ce
qumim particularise qu'il s'est
taut
efforce de definir.
3 -
Le
milieu
'Ammar
al-Ba~ri
est bel et bien lui-meme;
il
a vecu sous les califes
ai-
Ma'mun
(813-833) et
al-Mu'ta~im
(833-842);
il
appartient a
Ia
generation des
initiateurs
d'une
histoire culturelle, a cette epoque privilegiee et unique qui
se
caracterise
par
d'intenses mouvements de recherches, d'echanges et d'interfe-
rences entre
les
religions,
les
langues, les ethnics et les systemes de pensee. C'est
Ia gloire de l'Eglise nestorienne d'avoir preside a ces enfantements apres avoir
sauve,
pendant
trois siecles, !'heritage de Ia Grece, comme
on
le
montrera.
Du
temps de
'Ammar,
elle
parait
tout
entiere mobilisee en vue de transmettre aux
Arabes
le
patrimoine culture! des Anciens, de Iutter contre !'erosion sociale
et la polemique incisive declenchees
par
!'Islam abbaside,
et
de repandre en
Orient ses missions et son message. Le Catholicos Timothee qui preside
au
destin
de cette Eglise assume
ce
triple effort
au
cours
d'un
regne particulierement long
(780-823) et actif.
II
a traduit lui-meme, aide de son ami
AbU
Nul;t
al-Anbari,
les
To
piques
d'
Aristote, donne
un
elan
au
mouvement missionnaire dans les
«provinces
exterieures », en Asie, organise
le
droit
a l'interieur, et fourni aux
chretiens discutant avec les musulmans un modele de ce dialogue
dont
il a pre-
cisement appris les regles dans les Topiques aristoliciennes. Nombreuses
sont
les
correspondances entre Ia pensee theologique de Timothee et celle de
'Ammar;
nons en citerons quelques details plus loin.
'Ammar
est egalement contemporain de deux eveques plus connus que lui
et qui
sont
de quelques annees ses aines:
Abu
Qurra
le
melchite (m. vers 825),
31
K.
al-burluin,
fol.
2b/p. 22-23.
32 Dans Cheikho, Seize traites, pp. 121-123, et Sbath, Vingt traites, pp. 181-185; comp.
avec 'Ammftr,
K.
al-burhtin, fol.
7b
sq/.p.
31
sq. et
K.
al-masa'il,
fol.
66a sq./p.
136
sq.
------~-------
[9] 'Amnu'ir
al-Ba;ri
77
eveque de I;Iarran
33
et
Abu
Ra'ita,
eveque jacobite de Takt·it (m. apres 828) 34.
Ces trois representants de !'intelligentsia des trois grandes confessions chretiennes
sont les premiers auteurs a nous avoir transmis, en langue arabe, leurs discus-
sions avec !'islam, apres avoir tente de plier cette langue aux exigences de
Ia
theologie chretienne et de la pensee logique 35, Formes a Ia meme tradition,
animes
par
les memes preoccupations, ils se retrouvent face aux memes difficultes
et objections;
il
ne sera done pas
etonnant
de cons tater les similitudes de leur pensee·
Du
cote de !'Islam, nous en sommes encore a
Ia
periode des tatonnements
et des recherches suscites
par
Ia rencontre
du
message coranique avec
Ia
pensee
rationnelle.
La
crise mu'tazilite en est
le
premier prix, et rien n'est encore decide
quant
a !'issue de la crise et aux theses disputees.
En
soufisme,
les
premieres
vocations mystiques dominees
par
Ia
figure de l;Iasan
ai-Ba~ri
(111.
en 728) et
par
al-Mul;tasibi (781-857)
n'ont
pas encore reussi a presenter
un
systeme de
doctrine suffisamment
percutant
pour
provoquer
des reactions, comme
ce
sera
le
cas plus tard avec al-I;Iallag (m. en 922).
La
Tradition
(sunna), elle, a deja fait
le
plus long chemin;
Ibn
I;Ianbal (780-855) mene
le
combat
de l'orthodoxie fi-
deiste contre
le
rationalisme de la
Mu'tazila;
certes les deux cheikhs venerables,
al-Bubfiri (m. en 870), disciple
d'Ibn
I;Ianbal, et Muslim (m. en 784)
n'ont
pas
encore fini de classer methodiquement les materiaux des hadiths « authentiques »
(
1
~a/:lfb)
de leur corpus; mais Ia tradition « biographique » (sfra) du Prophete
est deja officiellement fixee
par
Ibn
Hisam (m. en 828) sur les donnees transmises
par
Ibn
Isl).aq (704-768).
En
philosophic,
al-Kindi
(m. vers 870) s'essaie a penser
a
la
maniere d' Aristote dans les traductions chretiennes
du
Stagirite; les
Mu'ta-
zilites
ont
derriere· eux une certaine tradition de pensee philosophique mais en-
core rudimentaire, puisque
'Allaf
qui «
le
premier a pose beaucoup des problemes
fondamentaux auxquels travaillera toute la Mu'tazila posterieure » est un pen-
seur «
na1f,
sans tradition scolaire ... qui ne recule pas devant l'absurde », d'otl
le
manque
d'equilibre et de maturite de sa theologie 36, Certains de ces
Mu'ta-
zilites
out
lu
'Ammar
et
Abu
Qurra. Ainsi
al-Murdar
(m. vers 840),
le
<<moine
de Ia Mu'tazila » (rahib al-Mu'tazila), a ecrit
un
livre de refutation
d'
Abu
Qurra
37,
et nous avons vu
'Allaf
reagir contre
'Ammar.
33
Corpus grec en
43
Opuscules mises sous son nom, PG, XCVII, col. 1469-1609;
30
traites
en syriaque sont perdus; des ecrits
en
arabe qui lui sont attribues,
12
traites sont consideres
comme authentiques dont
10,
les
plus interessants pour nous
ici,
ont ete publies par
C.
Basa,
Mayamir
Ta'udurCts
Abf
Qurra usquf [jan·tin, Beyrouth,
1904.
34
Ses
Rasa'il ont ete publiees par G. Graf, Die arabischen Schriften des Theodor
AbO
Qurra, Paderborn,
1910.
35
II
y a certes
Ja
Discussion de Timothee avec
Jc
calife al-Mahdi, mais
Je
comptc--rendu
original est sans doute en syriaque,
cf.
ir!fra
p.
[13].
36
Nyberg, dans El.2c, I,
p,
131.
37 Ses deux ouvrages Kitab a{-radd 'ala Abi Qurra
ai-Na~·ranf
et
Kitab al-radd 'alti
l-
Naetira, mentionnes par
Ie
Fihrist d'Ibn al-Nadim, cf. la traduction de Dodge,.
p.
394.
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