Moritz Schlick
Comment allons-nous découvrir une unité de sens dans
une vie humaine au cours confus, tout comme dans la
marche chancelante de l'histoire ? Que l'existence nous
apparaisse comme une tapisserie aux couleurs vives ou
comme un voile gris, il est également difficile de dérouler
son dessin ondoyant pour rendre manifeste son sens. Elle
passe tout entière en voltigeant et semble
s'être
évanouie
avant que nous ayons pu en rendre compte.
D'où vient l'étrange contradiction qui interdit à
l'accomplissement et à la jouissance de fusionner en un
sens approprié ? L'homme se fixe des buts et, tandis qu'il
se dirige vers eux, l'espoir lui donne des ailes, mais en
même temps la douleur du désir insatisfait le tenaille.
Pourtant, une fois le but atteint, dès que
s'est
évaporé le
premier sentiment de triomphe, c'est une humeur désolée
qui suit inéluctablement. Il subsiste un vide qui ne peut
apparemment cesser que grâce à l'émergence douloureuse
d'une nouvelle aspiration, la fixation de nouveaux buts.
Ainsi le jeu recommence-t-il à zéro, et l'existence semble
nécessairement condamnée à être un mouvement
pendulaire incessant entre douleur et ennui, qui trouve sa
conclusion dans le néant de la mort. — Telle est la
fameuse ligne de pensée qui a permis à Schopenhauer de
fonder sa conception pessimiste de la vie. N'est-il pas
possible de trouver un moyen de s'en dégager ?
On sait comment Nietzsche, par exemple, a tenté de
dépasser ce pessimisme. D'abord grâce au recours à l'art :
contemple le monde comme un phénomène esthétique,
dit-il, et il sera éternellement justifié ! Puis, grâce au
recours à la connaissance : que le regard sur la vie soit
une expérience de celui qui sait, et le monde sera pour toi
le plus réussi des laboratoires ! Mais Nietzsche
s'est
détourné de ces points de vue ; au bout du compte, l'art
n'était plus son mot d'ordre, et ni la science, ni la beauté,
ni la vérité non plus ; il est difficile de réduire à une
20 Noesis 6 « Les idéaux de la philosophie »