La Responsabilité éthique dans une société technique et libérale

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La Responsabilité éthique
dans une société technique
et libérale
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Bernard Baertschi
▄ PUBLICATIONS DE LA MSH-ALPES
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La Responsabilité éthique
dans une société technique
et libérale
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Bernard Baertschi
▄ PUBLICATIONS DE LA MSH-ALPES
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PUBLICATIONS DE LA MSH-ALPES
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La Maison des Sciences de l’Homme-Alpes (MSH-Alpes) publie des ouvrages en sciences
humaines et sociales ou des ouvrages associant les sciences humaines et sociales et d’autres
sciences, à l’initiative de chercheurs et enseignants-chercheurs des universités et établissements
publics de recherche de Grenoble et de Chambéry. Cette procédure de publication vise à
favoriser la diffusion de recherches et de travaux issus de séminaires ou de programmes menés
au sein de la Région Rhône-Alpes ou impliquant des équipes de recherche de cette région.
Directeur de la Maison des Sciences de l’Homme-Alpes
Bernard BOUHET
CNRS – Maison des Sciences de l’Homme-Alpes
BP 47 – 38040 GRENOBLE CEDEX 9
Tel : 33 (0)4 76 82 73 00 – Fax : 33 (0)4 76 82 73 01
Mail : [email protected]
http://www.msh-alpes.prd.fr
ISBN : à compléter (EJ)
Dépôt légal- 1ère édition : à compléter (EJ)
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SOMMAIRE
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Introduction ………………………………………………………… 7
Bernard BAERTSCHI
Chapitre 1. L’homme-machine et sa responsabilité……………… 9
NOTES …………………………………………………………….. 33
Chapitre 2. Les conflits moraux et les limites de
l’éthique…………………………………………………………….. 35
NOTES …………………………………………………………….. 61
Chapitre 3. Hippocrate et Archimède, de la déontologie
à l’éthique ………………………………………………………….. 63
NOTES …………………………………………………………….. 84
Chapitre 4. Le multiculturalisme et le statut des minorités ……. 87
NOTES …………………………………………………………… 116
Chapitre 5. La dignité de l’homme à l’épreuve des
Biotechnologies ……………………………………………………121
NOTES …………………………………………………………… 142
Chapitre 6. L’identité de l’être humain et la « métaphysique
Génomique » ………………………………………………………145
NOTES …………………………………………………………… 171
Postface …………………………………………………………… 174
Maurice COLOMB
-5-
-6-
Introduction
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▀ Bernard BAERTSCHI
Maître d’enseignement et de recherche au Département de
philosophie de l’Université de Genève et au Centre Lémanique
d’Éthique
Les six chapitres qui composent ce volume sont les textes de
six conférences que j’ai prononcées dans les quatre Universités de
Grenoble alors que j’occupais la Chaire municipale d’éthique au
printemps 2004. Les thèmes abordés varient en fonction des différents
domaines de recherche représentés dans chacune des Universités. S’il
s’agit chaque fois d’éthique, cette expression doit être prise dans un
sens large, non seulement parce que sont abordés des sujets qui
ressortissent à l’éthique fondamentale et à l’éthique appliquée, mais
encore parce que, étant d’avis qu’il n’est pas possible de parler sur
l’éthique sans se demander qui est cet être qui se pose des questions
éthiques, c’est-à-dire sans se poser l’antique question philosophique:
« Qu’est-ce que l’homme ? », des problèmes comme celui du libre
arbitre sont aussi abordés, à savoir des questions métaphysiques.
Ainsi que le lecteur s’en apercevra, la position générale que je
défends en morale ou en éthique – j’utilise ces deux termes comme
synonymes – est que l’être humain a une tâche à accomplir, celle de se
réaliser en tant que personne, ce qui présuppose que soit respectée son
autonomie, dans sa personne et dans celle des autres, par lui-même et
par les autres. C’est dans cette optique que j’aborde la question du sens
et des limites de notre responsabilité (chapitre 1), celle que posent
-7-
certaines situations dans lesquelles notre souci moral est mis à rude
épreuve et où l’éthique pourrait se révéler être non une aide, mais un
obstacle à la réalisation de soi-même (chapitre 2), celle du rôle des
aides à la décision que sont les codes de déontologie par rapport aux
autres systèmes normatifs (chapitre 3), celle de la manière dont nous
devons vivre dans les sociétés multiculturelles qui sont les nôtres, en
demandant si ce métissage est une chance ou une menace pour la
réalisation de nous-mêmes et pour notre autonomie (chapitre 4), celle
de notre dignité de personne face aux biotechnologies – sont-elles,
elles aussi, une aide ou une menace ? – (chapitre 5), et enfin celle des
fausses conceptions de nous-mêmes qui nous empêchent d’adopter une
position morale adéquate, notamment dans le domaine des biotechnologies (chapitre 6). Le texte des conférences a été légèrement remanié
pour éviter les redites et pour améliorer la cohérence de l’ensemble.
Ce séjour à Grenoble a été rendu possible par la générosité de
la Ville de Grenoble, je l’en remercie vivement. Sur place, j’ai été
accueilli par le groupe de réflexion sur l’éthique dirigé par Maurice
Colomb. Grâce à lui en particulier et au groupe en général, j’ai pu me
familiariser avec les enjeux moraux posés par les développements
technologiques en cours à Grenoble. J’aimerais ici leur exprimer ma
gratitude et souhaiter que leur activité, si nécessaire dans l’optique
d’un développement humaniste de la science fondamentale et appliquée, prenne l’importance qu’elle mérite.
Genève, le 13 mai 2004.
-8-
Chapitre 1
____________________________________________________
▀ L’homme-machine
1.
et sa responsabilité
Introduction : le déni de responsabilité
En 1980, dans l’Indiana, le constructeur automobile Ford fut accusé
d’homicide par négligence. Trois femmes, occupantes d’une Ford Pinto,
avaient été brûlées vives dans l’incendie de leur véhicule, après qu’il eut
été heurté par l’arrière. L’accusation se basait sur le fait que la Pinto était
moins sûre que les véhicules comparables en cas d’accident, étant donné
l’endroit où le réservoir à essence était placé. Ford ne fut pas condamné à
cette occasion – car les occupantes de la voiture avaient oublié de replacer
le bouchon du réservoir –, mais perdit de nombreux autres procès
analogues, ce qui lui coûta plus de 50 millions de dollars en dommages et
intérêts. En effet, la Pinto était réellement moins sûre, Ford le savait, et
avait refusé d’effectuer les transformations nécessaires pour passer avec
succès les tests de sécurité standards, ce qui lui aurait coûté entre 6,65 et
11 $ par voiture (refus qui a duré de 1972 à 1977, avant que le gouvernement n’intervienne et n’impose les modifications nécessaires). Parmi les
aspects de cette affaire qui heurtèrent le public, deux points sont à relever :
1° les consommateurs n’étant pas informés de la sécurité moins grande de
la Pinto, ils ne pouvaient choisir en connaissance de cause ; 2° une fois le
défaut connu par Ford, une analyse coûts/bénéfices fut réalisée, qui conclut
que l’amélioration des voitures coûterait plus cher que les coûts légaux des
poursuites (ce qui s’est révélé être faux !) (1).
C’est là un événement bien connu, qu’on trouve relaté dans
tous les manuels d’éthique économique et d’éthique de l’ingénieurie.
Parmi les graves questions morales qu’il pose, il y a celle de la respon-
-9-
sabilité : qui était le véritable responsable de ce triste scandale,
l’entreprise, les managers ou les ingénieurs ? Comme la responsabilité
entraîne généralement la culpabilité, du moins si la responsabilité est
proprement morale et non seulement causale, répondre à cette question
a de lourdes et profondes conséquences sur la vie des entreprises et des
individus. Mais qu’est-ce que la responsabilité morale ?
On dira que l’individu A est moralement responsable de l’état de chose
E si les conditions suivantes sont remplies :
1/ A a causé E (intentionnellement ou non, par action ou par omission)
2/ A aurait pu ne pas causer E (A aurait pu agir autrement ou ne pas agir)
3/ A n’aurait pas dû causer E (2)
La seconde condition est particulièrement importante, on peut
même la considérer comme une condition nécessaire de l’éthique, c’est
pourquoi on ne blâme pas une tuile qui assomme un passant. Nous oui,
si nous le faisons, car nous ne sommes pas des êtres comparables à des
tuiles sous ce rapport. Vraiment ? Imaginons qu’au procès qui a suivi
l’affaire de la Ford Pinto, il soit apparu qu’un des ingénieurs, John, ait
sciemment planifié la construction d’une voiture défectueuse pour se
venger de ses chefs et ait en outre reçu une grosse somme d’argent
d’un des concurrents de Ford à cet effet. Comparaissant devant une
juridiction pénale et alors que sa culpabilité est évidente aux yeux de
tous, son avocat, dans un dernier effort, brandit devant la Cour un
document portant la carte du génome de John et, pointant son index sur
une des lignes noires qui couvrent la page, s’écrie : « On ne saurait tenir
mon client pour responsable de sa conduite en cette affaire, car il
possède les gènes de la cupidité et de l’esprit de vengeance dont il n’est
que la victime ».
-10-
Bon, la manœuvre est bien connue, même si ici elle s’autorise
de la génétique plutôt que de la psychiatrie : la responsabilité d’un
accusé est diminuée voire absente s’il eût été difficile qu’il se comportât différemment. Et il est de bonne guerre pour un avocat de jouer
là-dessus en faveur de son client. Certes, mais si on se contente de cette
remarque, c’est qu’on ne s’est pas rendu compte de la véritable portée
de l’intervention de l’avocat ; en effet, si on le suit, on devra dire non
seulement que John n’est pas responsable de sa conduite parce qu’il
n’aurait pas pu agir autrement, mais encore qu’il en va ainsi de tout
individu, quoi qu’il fasse. La loterie naturelle nous fait tel ou tel, et tout
le reste s’ensuit.
On objectera qu’une telle affirmation est la manifestation
d’une erreur qu’on ne saurait trop fortement dénoncer, celle du déterminisme génétique s’appuyant sur la métaphysique génomique (3).
Certes, et c’est bien là une erreur ; toutefois, ici encore, l’histoire de
John creuse plus profond, car ce qu’elle signifie c’est que toute conduite s’explique à partir d’événements antécédents et donc n’aurait pu
être autrement qu’elle n’a été : la seconde condition de la responsabilité
morale est fausse et nous ne sommes donc jamais responsables de notre
conduite. Mais si la responsabilité est une illusion ou un mythe, la
morale elle-même pourrait bien être elle aussi une illusion ou un
mythe. Pour John, et peut-être pour beaucoup d’entre nous, ce serait
une bonne nouvelle, quoiqu’elle s’accompagne, comme souvent, d’une
mauvaise : si nous ne sommes pour rien dans le mal que nous faisons,
nous ne sommes aussi pour rien dans le bien que nous faisons, à
l’instar des tuiles !
C’est sur cette nouvelle – qui ne l’est d’ailleurs pas tellement
– que nous aimerions réfléchir, et cela sur deux plans. D’abord, comme
on l’aura remarqué, l’intervention de l’avocat prétend s’appuyer sur
-11-
une conception scientifique de l’homme, qu’à la suite de La Mettrie, ce
médecin-philosophe du XVIIIème siècle, nous appellerons celle de
l’homme-machine ; il est donc nécessaire de se demander si c’est
réellement à cette conception qu’aboutit une vision scientifique de la
réalité.
Ensuite, nous examinerons quelles conséquences cela a sur
l’éthique liée aux nouvelles technologies dans le cadre d’une société
libérale comme celle dans laquelle nous vivons.
2. La conception scientifique de l’homme et la morale
L’homme est-il une machine ? C’était l’avis de La Mettrie
« L’homme n’est qu’un animal ou un assemblage de ressorts » (4) ,
même si, bien sûr, l’être humain peine à le reconnaître, comme le
souligne encore notre médecin dans un passage qui paraît annoncer
celui de Freud sur les blessures narcissiques que la science a infligées à
l’homme : « Ces êtres fiers et vains, plus distingués par leur orgueil,
que par le nom d’hommes, quelque envie qu’ils aient de s’élever, ne
sont au fond que des animaux, et des machines perpendiculairement
rampantes » (5). C’est qu’il s’agit bien de science, ou plutôt de
philosophie fondée sur la science, La Mettrie étant le premier auteur à
avoir appliqué la science nouvelle créée par Galilée et Descartes de
manière systématique à l’être humain. Que nous apprend-elle sur ce
dernier ? Un élément fondamental pour notre problème, à savoir que le
fondement de la responsabilité, le libre arbitre, qu’exprime justement la
seconde condition, n’existe pas.
-12-
La conception scientifique du monde
Pour Descartes, une connaissance scientifique du monde se
réduit à des « notions claires et distinctes », et il n’y en a point « d’autres sinon celles que nous avons des figures, des grandeurs et des
mouvements, et des règles suivant lesquelles ces trois choses peuvent
être diversifiées l’une par l’autre, lesquelles règles sont les principes de
la géométrie et des mécaniques » (6). Bref, le monde est ultimement
composé de corpuscules en mouvement et leur mouvement est entièrement expliqué par la mécanique.
À cette époque, la science c’est la physique. Le développement successif de l’astronomie, de la chimie et de la biologie ne
changera toutefois rien à ce tableau, si ce n’est qu’on se rendra compte
que les corpuscules ont plus de propriétés fondamentales que Descartes
ne l’avait pensé (7) ; toutefois ces nouveaux principes s’ajoutent aux
principes mécanistes, ils ne les remplacent pas et sont donc consistants
avec eux. Bref, le monde est fait de corpuscules en mouvement ; quand
ils se heurtent, ils modifient leur trajectoire en conséquence, sans que la
quantité de mouvement totale soit modifiée – plus tard, on remplacera
la quantité de mouvement (mv) par la force vive (mv2), puis par
l’énergie (mc2). Le monde est comme un grand billard où les boules se
heurtent et roulent indéfiniment. Aucune boule ne se met en mouvement spontanément, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’événement sans
cause ; aucune boule ne se meut au hasard, c’est-à-dire que la direction
et la force de son mouvement sont déterminées par sa cause, cause et
effet étant par ailleurs de même nature : ce sont des mouvements ou des
êtres en mouvement, c’est-à-dire moteurs et mobiles. D’où les trois
thèses de base de la conception moderne du monde :
T1. Tout événement a une cause.
T2. Toute cause détermine son effet.
T3. Toute cause est de même nature que son effet.
-13-
Soit, pour le monde ; mais l’homme ? S’il agit sur le monde, il
doit être une cause de même nature que les autres êtres du monde,
sinon son action violerait les lois de la physique, et notamment celles
de la conservation de la quantité de mouvement ou de l’énergie. Soit
un mouvement volontaire – par exemple l’acte de lever intentionnellement le bras – ; c’est un événement qui a lieu dans le monde, il a
donc une cause ; et comme toute cause, l’action est de même nature
que son effet, à savoir un mouvement. Mais cette cause n’est-elle pas
la volonté ? On peut le dire et c’est même en un sens tautologique ;
cette volonté toutefois – en tant qu’acte de volonté ou faculté, c’est-àdire aspect de l’être qui agit – doit aussi avoir une cause possédant les
mêmes caractéristiques que toute autre cause. Bref, la volonté n’a rien
de spécial, elle n’est qu’un moment dans une chaîne causale régie par
des lois. Si on le nie, on doit nier T1, T2 ou T3, c’est-à-dire la
conception scientifique du monde. Or c’est exactement cela que font
les partisans du libre arbitre, comme le dit de nos jours John Searle :
« Puisque la nature est constituée de particules, et des relations qu’elles
entretiennent entre elles, et puisqu’on peut rendre compte de tout en
termes de particules et de leurs relations, il ne reste plus de place pour
le libre arbitre » (8). Et le jour, proche ou lointain, où grâce aux nanotechnologies, on aura fabriqué des neurones artificiels et, par eux, un
esprit artificiel, on aura définitivement démontré scientifiquement ce
qui n’est encore qu’une hypothèse métaphysique bien corroborée.
Mais alors, pourquoi tenons-nous tant à cette idée obscurantiste de liberté ou de libre arbitre, et d’où vient-elle ?
La conception psycho-morale de l’homme
L’arbitre, c’est la volonté ou la décision (arbitrium) ; il est
libre en ce qu’il n’est pas déterminé, c’est-à-dire que la décision prise
aurait pu être autre qu’elle n’a été. Que nous possédions cette liberté
-14-
paraît être une expérience quotidienne : je fais A, mais j’aurais pu faire
B. S’il en va ainsi, il s’ensuit que je suis responsable de mon choix,
comme le disait déjà St Augustin, par la bouche d’Évodius : « Il est évident que, si [l’homme] n’avait pas reçu [le libre arbitre], il ne pourrait
pas pécher » (9) .
Être libre, c’est-à-dire pouvoir agir de différentes manières et
pouvoir avoir agi autrement qu’on ne l’a fait est donc quelque chose
dont on a une expérience immédiate, expérience qui en outre est au
fondement de la vie morale. En effet, on l’a dit, on ne blâme pas une
tuile qui en tombant d’un toit blesse un passant. Comme l’exprime
encore Searle :
« La liberté humaine est simplement un fait d’expérience. Pour obtenir une
preuve empirique de ce fait, il nous suffit d’insister sur le fait qu’il nous est
toujours possible de falsifier toute prédiction faite par quelqu’un d’autre
sur notre propre comportement. Si quelqu’un prédit que je vais faire telle
chose, il me reste toujours, sacredieu, la possibilité de faire autre chose »
(10).
Selon cette expérience, la décision humaine apparaît comme
un événement non causé et la volonté comme une cause première ou
une cause de soi-même (causa sui : elle est la cause de sa propre décision). Non que nous choisissions au hasard ou dans le vide : lorsque
nous devons nous justifier, nous invoquons des raisons et des motifs ;
mais d’une part, si raisons et motifs sont des causes, ce sont des causes
bien particulières, et d’autre part – ce qui est plus important –, c’est
nous qui décidons du poids que nous donnons à ces raisons et motifs et
quels sont ceux que nous jugeons décisifs.
Si l’on ne fait pas très attention, on conclura aisément que ce
discours ne pose aucun problème pour la conception scientifique du
monde, puisqu’il s’accorde avec T1, T2 et T3. En effet :
-15-
T1’. Toute décision a une cause, à savoir l’agent.
T2’. L’agent détermine ses décisions.
T3’. Cette cause est de même nature que son effet (ce sont deux entités
mentales).
Mais ce n’est qu’une illusion : en effet, il reste un gros
problème tant en amont qu’en aval. En aval, quand on applique ces
trois thèses au mouvement corporel volontaire, car ce dernier n’est pas
une entité mentale, et en amont quand on demande qu’est-ce que cet
agent ? En effet, si on doit prendre à la lettre l’idée que l’agent est
l’auteur de lui-même ou qu’il est causa sui, on a là quelque chose qui
n’est plus du tout en accord avec la conception scientifique du monde
où aucun être n’a une telle prérogative ; c’est que quand cette conception affirme : Tout événement a une cause (T1), elle entend : Tout
événement a une cause différente d’elle-même.
Pour ne pas trop compliquer, laissons les agents de côté et ne
nous occupons que des événements. Il apparaît alors que la conception
scientifique du monde est strictement causale, c’est-à-dire déterministe,
contrairement à la thèse du libre arbitre :
D.e1 ► e2 ► e3 ► e4 (≡ décision) ► e5 (rien n’est causa sui)
LA.e1 ► e2 ► e3 × e4 (≡ décision) ► e5 (il existe au moins quelque
chose qui n’a pas de cause ou qui est causa sui)
Les deux concepts de la liberté : incompatibilisme et compatibilisme
Nous voici face a une difficulté majeure : nous avons deux
conceptions de nous-mêmes incompatibles, le déterminisme (qu’il faudrait plutôt appeler causalisme) et le libre arbitre. Nous l’avons formulé à partir de la physique classique – Kant en avait déjà fait le thème de
la troisième antinomie de la raison pure (11) –, mais sur ce plan,
l’appel à la mécanique quantique ne changerait rien. Dire que notre
volonté est causa sui, c’est-à-dire créatrice, ou encore que nous
-16-
sommes les auteurs de nos actes ou que nous en sommes responsables,
est incompatible avec l’idée que tout a une cause antécédente de même
nature que lui. Que faire dans une telle situation ? Quand deux
propositions sont contradictoires, il faut de toute nécessité rejeter au
moins l’une des deux. Mais laquelle : D ou LA ? Dans la mesure où LA
représente une expérience, un vécu, il apparaît difficile de la maintenir
face à D, qui a pour lui ce que nous faisons de meilleur en termes de
connaissance. D’autant que, comme le note Alfred Ayer, formulant un
argument qu’on trouve déjà chez Spinoza, la connaissance intérieure
que nous avons de nous-mêmes n’est pas toujours très fiable : « De ce
qu’un homme n’est pas conscient des causes de son action, il ne
s’ensuit pas que ces causes n’existent pas » (12).
Cette position a reçu le nom d’incompatibilisme. Constatant
l’incompatibilité, et la considérant comme indépassable et donc définitive, elle élimine l’un des termes incompatibles, LA. On peut l’exprimer dans les deux thèses suivantes :
I1. La croyance au libre arbitre est incompatible avec ce que nous savons
du monde (LA est faux).
I2. Cette croyance est une illusion et il n’existe pas de causa sui (D est
vrai).
Elle se heurte toutefois a une objection :
Cette doctrine n’est psychologiquement pas crédible, c’est àdire qu’on ne peut la croire sérieusement en dehors des colloques où on
en disserte. C’est ce que souligne Jürgen Habermas :
« Les recherches sur le cerveau nous apportent des enseignements sur la
physiologie de notre conscience. Mais est-ce que cela change la conscience intuitive que nous avons de ce que nous sommes les auteurs de
tous nos actes, dont nous pouvons répondre par conséquent puisqu’ils nous
sont imputables ? » (13).
-17-
Searle y a répondu ainsi : concédant que « l’expérience de
liberté est une composante essentielle de toute situation d’action avec
intention » (14), car à tout moment je peux décider d’arrêter d’agir ou
d’agir différemment, il nous est psychologiquement impossible de
renoncer à cette idée, même si elle est une illusion, car alors un pan
entier de notre existence perdrait toute signification ; c’est là un fait,
même s’il est mystérieux en termes d’évolution :
« Pour des raisons que je ne comprends pas vraiment, l’évolution nous a
donné une forme d’expérience de l’action volontaire où l’expérience de la
liberté, c’est-à-dire l’expérience de la perception de possibilités alternatives, est innée à la structure même du comportement humain conscient,
volontaire, intentionnel » (15).
Bref, l’homme a deux conceptions de lui-même, l’une vraie et
l’autre fausse, mais il ne peut s’empêcher de croire la fausse quand il
agit et s’occupe de morale.
Pour de nombreux auteurs, c’est toutefois là une conclusion
inacceptable : l’homme n’est pas condamné au pire à cette schizophrénie intellectuelle et existentielle, au mieux (si c’est un mieux) au
renoncement à tout un pan de ce qui donne sens à la vie humaine.
L’incompatibilité ne doit par être érigée en théorie, elle ne peut être
définitive et insurmontable ; bref, D et LA doivent être, d’une manière
ou d’une autre, compatibles. D’où le compatibilisme. De quoi s’agit-il
plus précisément ? Si deux croyances Cr1 et Cr2 sont incompatibles et
qu’on désire les rendre compatibles, parce qu’on estime que cette
incompatibilité n’est qu’apparente, il faut au moins en modifier une,
Cr1 ou Cr2. Le compatibiliste va-t-il proposer de modifier D ou LA ?
LA, bien entendu, puisque D, on l’a dit, représente ce que nous faisons
de meilleur en termes de connaissance (toutefois, certains indéterministes quantiques ont proposé de modifier D). C’est pourquoi il dira :
-18-
C1 (¬I1). La croyance au libre arbitre est compatible avec ce que nous
savons du monde (LA est vrai).
C2. Cette croyance n’est pas une illusion, mais il n’existe pas de causa sui
(D est vrai).
Comment toutefois entendre cette compatibilité ? C2 l’indique : il est nécessaire et suffisant de modifier la définition du libre
arbitre : dire qu’un événement est libre ne signifie pas qu’il est causa
sui ou non causé tout court, mais qu’il n’est pas causé par un certain
type d’événement. Plus précisément, il n’est pas l’objet d’une contrainte ou d’une coercition. Donner son portefeuille à quelqu’un qui
nous crie : « La bourse ou la vie ! » en pointant un pistolet sur notre
tempe, c’est être contraint ; un tel acte n’est donc pas libre, nous non
plus lorsque nous nous exécutons. Par contre, lorsque nous faisons
l’aumône, nous sommes libres, donc responsables.
Un tel concept de liberté est suffisant pour la morale, il permet
de parler d’autonomie et de construction de soi ; il suffit que rien
(personne ou circonstance) ne nous mette sérieusement les bâtons dans
les roues. Certes, l’existence de cette liberté peut aussi être contestée,
notamment au nom d’un freudisme strict qui estimerait que tous nos
motifs sont en fait l’expression de contraintes internes inaperçues car
inconscientes. Dans ce cas, pour garder sens à l’expérience morale, il
ne nous resterait qu’à réformer notre langage et notre pensée, mais il
est à craindre que ce soit réellement psychologiquement impossible.
Searle estime que le compatibilisme se facilite par trop la
tâche – il veut résoudre un problème substantiel par le moyen d’une
manœuvre sémantique – et qu’il nous demande en définitive aussi
quelque chose qui est au-dessus de nos forces psychologiques, à savoir
d’abandonner l’idée du libre arbitre au sens fort, c’est-à-dire l’idée que
nous sommes vraiment les créateurs de nos actes, qui échappent par là
à la nécessité universelle du réseau causal du monde. Nous pensons
-19-
toutefois que cette critique n’est pas justifiée, bien qu’il soit vrai que le
compatibiliste est naïf s’il croit avoir résolu le problème métaphysique
du libre arbitre. Pour bien le comprendre, il est nécessaire de prendre
quelque recul.
Le problème du libre arbitre est né dans un contexte bien
particulier, celui de la question métaphysique de l’homme soumis à des
forces qui le dépassent et qui sont constitutives de son être. Mais le
problème moral de la liberté, à savoir celui de déterminer qui est
l’auteur responsable de ses actes, existait déjà depuis longtemps,
comme l’atteste l’esclavage – Hayek ne dit-il pas encore de nos jours :
« Est libre celui qui n’est pas esclave » (16), c’est-à-dire qui n’est pas
soumis à la contrainte de la volonté de tiers. Il y a donc deux contextes
différents, disons deux jeux de langage ; or on peut jouer l’un sans
jouer l’autre. Le jeu moral n’a sur cette question de la responsabilité
pas besoin du métaphysique et vice-versa, et pour le premier, la notion
compatibiliste de la liberté comme absence de contrainte est
exactement celle qui est requise. Comme le dit Ted Honderich :
« Aucun [déterministe] n’est empêché de ressentir que des désirs malfaisants, une déficience dans les principes ou un mépris indifférent, quand
cela est volontaire, sont suffisants pour motiver un blâme moral » (17) .
Il y a donc place pour la liberté et la responsabilité de
l’homme. Lorsqu’on veut unir les deux jeux, comme le métaphysique
est plus fondamental que l’éthique, la notion de liberté comme causa
sui tend à projeter son ombre sur toute l’entreprise philosophique et à
créer le problème qu’incompatibilisme et compatibilisme se proposent
de résoudre. Mais de ce sens, l’éthicien comme tel n’a que faire, et les
doctrines qui cherchent à l’imposer à sa discipline lui apparaissent
alors comme si inappropriées qu’il n’est pas étonnant qu’il les oublie
-20-
dès qu’il sort dans le monde, parmi ses semblables, lieu naturel de la
morale.
3. Le rôle déflationné de la responsabilité
Ainsi, même si Diderot a peut-être raison de mettre dans la
bouche de Bordeu cette affirmation : « On est heureusement ou malheureusement né ; on est insensiblement entraîné par le torrent général qui
conduit l’un à la gloire, l’autre à l’ignominie » (18), il ne s’ensuit rien
de particulier au niveau de l’imputation de la responsabilité, si ce n’est
qu’il faut en réinterpréter la signification à la lumière de l’absence de
contrainte. C’est pourquoi, même si John a réellement les gènes de la
cupidité et de la vengeance, cela n’enlève rien à sa responsabilité, tant
du moins qu’il n’a pas été contraint d’agir comme il l’a fait, par
exemple par un des managers de l’entreprise. Bref, l’individu qui est
libre et responsable, c’est celui qui n’est pas « esclave » d’un autre,
comme le disaient déjà les Anciens. Qu’en est-il alors de notre
responsabilité par rapport aux nouvelles technologies ?
La non coercition et l’autonomie
Avant de pouvoir le dire plus précisément, il nous faut encore
réfléchir un peu sur la notion déflationnée de responsabilité : être responsable de quelque chose, c’est ne pas être contraint à le faire. Nous
devons avant tout reformuler les trois conditions de la responsabilité,
ce qui demande d’ailleurs très peu de modifications :
L’individu A est moralement responsable de l’état de chose E
si les conditions suivantes sont remplies :
1/ A a causé E
2/ A aurait pu ne pas causer E (A n’a pas été contraint de causer E)
3/ A n’aurait pas dû causer E
-21-
Pour être responsable, il faut être libre au sens de l’absence de
coercition ; c’est ainsi qu’on peut être véritablement l’auteur de ses
actes et, à travers eux, de sa vie. Comme le dit Ezekiel Emanuel : « Un
des attributs fondamentaux d’une personne est la capacité à l’autodétermination ou à l’autonomie, c’est-à-dire sa capacité d’élaborer une
conception de la vie bonne, de vivre en conséquence et de la réviser »
(19). C’est là ce qu’on appelle parfois l’idéal de l’autonomie, qui a un
volet politique et un volet moral : nous devons nous efforcer de
construire une société qui donne à chacun des chances égales d’être
l’auteur de sa vie, d’où est absente toute sujétion et toute discrimination, et nous devons aussi nous efforcer de mener une vie personnelle
libre à l’égard des autres et de nous-mêmes (pensons à l’expression
« être l’esclave de ses passions »). La contrainte, on le voit, de quelque
nature qu’elle soit, met directement en péril notre autonomie. On
comprend alors que la doctrine du consentement libre et éclairé en
éthique médicale, qu’on rattache justement au principe du respect de
l’autonomie du patient, place l’absence de coercition parmi les cinq
conditions qui doivent être satisfaites – c’est la quatrième :
I. Élément de seuil :
1. La compétence (ou en termes juridiques : la capacité de discernement)
II. Éléments d’information :
2. La révélation des informations
3. La compréhension des informations
III. Éléments du consentement :
4. Le caractère volontaire
5. L’autorisation (20) .
Nous sommes responsables de nos actes parce que nous
sommes des êtres libres ou autonomes. Mais cette autonomie est
fragile, puisque la contrainte peut la mettre à mal ; elle doit donc aussi
-22-
être protégée. Dans notre société libérale, nous avons développé toute
une armature de droits à cet effet, afin d’empêcher que les autres
empiètent sur notre liberté, comme le souligne Loren Lomasky :
« Chaque personne possède une sorte de souveraineté sur sa propre vie
et cette souveraineté exige qu’il soit accordé à la personne une zone
d’activité protégée dans laquelle elle soit libre de tout empiétement de
la part des autres » (21). C’est là une exigence morale forte qui
s’impose à notre action et doit diriger notre morale : nous voulons
mener une vie de notre choix et nous devons aussi le vouloir pour les
autres (c’est la Règle d’or) ; reste à savoir ce que cela demande de
spécifique par rapport aux nouvelles technologies.
Une manière judicieuse de répondre à cette question est de
demander quels risques ces technologies font-elles courir à notre
autonomie. Si on se limite aux risques importants, il est assez facile
d’en identifier deux : les menaces contre notre santé et notre vie, ainsi
que les menaces contre notre sphère privée.
Le principe de précaution
Par rapport aux premières menaces, le remède prend le nom
de « principe de précaution », du moins pour ceux qui ne vouent pas
toutes les technosciences aux gémonies. Dans la bouche de ceux qui
l’invoquent, ce principe a souvent l’allure d’un mantra, à l’instar de
cette précision par laquelle on essaye souvent d’en exorciser les
limites : « Le risque zéro n’existe pas ». On va voir qu’on peut faire
mieux et on notera déjà que ce principe, développé d’abord dans le
cadre de la politique environnementale, a pour fonction, comme le
souligne le Nuffield Council, de suppléer au calcul risque/bénéfice
lorsqu’il s’agit d’éviter des risques avant toute certitude quant à leur
nature ou lorsqu’il est impossible de les quantifier (22). Mais
auparavant, quelques mots concernant sa justification : en quoi la
-23-
précaution est-elle une exigence morale alors qu’elle paraît ne ressortir
qu’à des considérations techniques ? En ce qu’elle représente une
valeur : être précautionneux permet de se prémunir contre des risques ;
or on le sait un risque est la probabilité d’un dommage et un dommage
est un mal. C’est un mal en ce que cela menace notre intégrité et notre
capacité d’agir, c’est-à-dire de nous comporter de manière autonome.
Cela est particulièrement évident si on pense aux risques vitaux ou aux
atteintes contre notre santé. Il faut donc faire attention, dira-t-on, d’où
le principe de précaution.
Mais que faut-il entendre par là ? N’importe quelle perception
subjective d’un risque potentiel suffit-elle pour interdire un développement technique ? Il faut reconnaître que souvent, quand on invoque
le fameux principe, ce n’est pas pour prononcer un simple « Attention ! », mais un véritable « Stop ! ». Suffit-il alors pour tout arrêter de
demander : « Prouvez-moi que X ne peut arriver ! » ?
Certains ne sont pas loin de le penser, et soutiennent ce qu’on
appelle un principe de précaution fort. Ce dernier est caractérisé par
trois éléments :
1/ L’exigence du renversement du fardeau de la preuve.
2/ L’accent mis sur l’absence de connaissances.
3/ La primauté du pronostic défavorable.
Le renversement du fardeau de la preuve signifie que celui qui
fabrique un produit ou introduit une nouvelle technique doit prouver
qu’il ne présente aucun danger – ce n’est donc pas à l’État ou à une
institution publique d’apporter la preuve qu’il est dangereux. L’accent
mis sur l’absence de connaissances implique qu’il faut abandonner le
principe de la preuve scientifique possible, et donc renoncer à une politique technocratique qui pense pouvoir déterminer avec exactitude, à
l’aide de méthodes objectives, l’ampleur du dommage et la probabilité
-24-
qu’il se manifeste. Enfin, la primauté du pronostic défavorable doit être
comprise comme la nécessité, en l’absence de connaissances, de prendre des décisions proportionnées à l’ampleur maximale des dommages
possibles. Dans cette optique, il y a lieu de renoncer à toute activité
dont on ne peut exclure qu’elle puisse induire des atteintes importantes
à la santé ou au bien-être. Certains vont jusqu’à affirmer que le fait
même, indépendamment de preuves ou d’indices scientifiques, qu’on
puisse imaginer des dommages importants est suffisant pour qu’on
doive renoncer, à l’instar d’un des protagonistes d’un discours fictif
trouvé dans un manuel d’éthique des ingénieurs: « Le fardeau de la
preuve devrait reposer sur quiconque veut exposer un travailleur à un
danger simplement possible » (23) .
À cela, les partisans du principe de précaution faible objectent
qu’il est toujours possible d’imaginer une conséquence grave quelconque, et qu’aucune preuve scientifique, de par sa nature, ne peut établir
le contraire ; il faudrait donc en bonne logique interdire pratiquement
tout nouveau produit et toute nouvelle technologie. C’est pourquoi il
leur paraît plus approprié de lier le renversement du fardeau de la
preuve aux conditions suivantes : non seulement le dommage potentiel
induit par un produit ou une technologie doit être important – la
question du niveau de risque acceptable reste toujours pendante –, mais
il doit aussi y avoir des indices empiriques de ce risque, vérifiables
scientifiquement, comme il en allait par exemple dans le cas de la Ford
Pinto. Lorsque ces indices manquent, il faut au moins des hypothèses
et des modèles solides, même si, bien sûr, il ne s’agit pas d’exiger une
preuve scientifique du risque, généralement tout aussi inaccessible que
la preuve du contraire – l’exiger, comme veulent certains, c’est donc
vider le principe de toute substance (24). D’autant que, justement, si on
est passé de l’évaluation du risque – un calcul bien connu des
assurances – au principe de précaution, c’est justement parce qu’on
-25-
n’arrive pas à calculer la probabilité et la gravité du dommage,
puisqu’on a à disposition (presqu’)aucun précédent (Dieu merci !) (25).
Bref, nous sommes en situation de devoir décider dans
l’incertitude, comme le souligne encore ce passage du Protocole de
Cartagène sur la prévention des risques biotechnologiques relatif à la
convention sur la diversité biologique, lorsqu’il stipule : « L’absence de
certitude scientifique due à l’insuffisance des informations et connaissances scientifiques pertinentes concernant l’étendue des effets
défavorables potentiels d’un organisme vivant modifié […] n’empêche
pas de prendre comme il convient une décision […] pour éviter ou
réduire au minimum ces effets défavorables potentiels » (art. 10, al. 6).
« Potentiels », mais jusqu’où ou en quel sens ? C’est bien là l’enjeu du
choix entre les deux formes du principe de précaution. Cela dit, si une
société devait adopter la version forte du principe, il s’ensuivrait
qu’elle serait sans doute vouée à l’inaction dès qu’un risque pour les
individus pourrait être évoqué et donc condamnée à un conservatisme
technologique rigide. Il apparaît donc qu’une telle interprétation du
principe est par trop déraisonnable, même s’il reste vrai que le vendeur
a une responsabilité particulière par rapport à l’acheteur. Le problème,
c’est que dans les domaines où des peurs collectives affleurent –
pensons aux OGM –, on semble perdre tout cela de vue et ce jusque
dans la pratique juridique de certains pays lorsqu’il est question de
déterminer après coup les responsabilités, notamment en France. Le
cas du vaccin contre l’hépatite B est sur ce sujet révélateur.
Voici qu’on lisait dans la presse il y a une année :
« Attendu que […] les présomptions réunies au profit de Madame Toczé
[…] doivent être jugées suffisamment graves, précises et concordantes
pour qu’il soit admis qu’a été ainsi rapportée pour elle la preuve d’un lien
de causalité de la vaccination de juin-août 1995 à la révélation d’une
rechute de rectocolite hémorragique du 18 septembre 1995 […]», le
-26-
tribunal de grande instance de Nanterre «déclare la Société PasteurVaccins responsable du préjudice subi par Madame Toczé à l’occasion de
sa vaccination par le produit Genhevac B » (26).
La décision judiciaire parle de « preuve d’un lien de
causalité » ; mais la logique juridique et la logique scientifique ne se
recouvrent pas ici. En effet, pour le juge, celui qui est soupçonné
d’avoir causé un dommage doit pouvoir établir qu’il ne peut en être
l’auteur (c’est le renversement du fardeau de la preuve) ; or c’est là
exiger quelque chose qui est scientifiquement impossible : si E suit C,
on ne peut démontrer que C n’est pas la cause de E que si l’on peut
établir que le mécanisme de production de E n’implique jamais C. Or,
dans le domaine de la santé où des mécanismes rigides n’ont pas lieu et
où les probabilités jouent un rôle décisif, il est définitivement impossible d’établir que, dans tel cas particulier, C1 n’a pas causé E1. On
pourrait certes appliquer ce que le droit anglo-saxon nomme strict
liability, c’est-à-dire responsabilité sans faute et même sans lien de
causalité avéré, mais ce n’est pas ainsi que la Cour a conçu les choses :
elle affirme une causalité indépendamment de toute hypothèse scientifique raisonnable.
La même logique d’imputation de risque est donc à l’œuvre
qu’il s’agisse de précaution (pour la société) et de réparation (pour un
individu), et chaque fois aucune donnée scientifique ne l’étaie. À quoi
s’ajoute encore sans doute le sophisme de croire que post hoc ergo
propter hoc (après cela donc à cause de cela).
Le discours sur les risques est de nos jours omniprésent. Il
tend même à nous faire oublier que la technologie est à notre service et
a pour finalité non pas de mettre en danger notre santé et notre capacité
d’agir, mais au contraire de les seconder et de les augmenter. Le mal
nous frappe toujours plus fortement que le bien, c’est là un fait
psychologique ; peut-être parce que nous estimons naturellement que le
-27-
bien est normal et que le mal, jamais, ne devrait être. Nous courons
alors un autre risque, celui de perdre de vue que l’amélioration de notre
santé et de notre capacité d’agir sont des objectifs moralement
désirables et donc que la technique, puisqu’elle est à leur service, ne
saurait être une activité en elle-même moralement douteuse.
Le respect de la sphère privée
Il reste que ce sont les dangers que nous craignons, et c’est à
juste titre, puisque la peur est la réaction émotionnelle appropriée en
présence d’un péril. Les risques dont nous venons de parler sont les
plus saillants lorsqu’il s’agit de nouvelles technologies. Mais il en
existe encore un autre, particulièrement lié aux technologies de l’information et à la génétique, c’est la menace contre la sphère privée.
La distinction entre le public et le privé est, tout comme
l’idéal d’autonomie, un trait essentiel des sociétés libérales. Une
société libérale se caractérise en effet par la limitation du pouvoir
politique, qui ne doit s’étendre qu’au domaine public, à savoir avant
tout à ce qui est nécessaire pour assurer une vie commune dans la paix,
la sécurité et la dignité. Cela est d’ailleurs directement lié à l’autonomie : si chaque individu doit être l’auteur de sa vie, la société ne doit
pas se substituer à lui à cet effet et doit donc limiter son action à lui
permettre de mener une vie réellement autonome, c’est-à-dire, pour
l’essentiel, à lui assurer paix et sécurité, ainsi que certains biens de
base sans lesquels une vie humaine digne de ce nom n’est pas possible.
En cela, la conception libérale s’oppose à toute conception politique
qui subordonne l’individu à la société ou donne comme tâche à cette
dernière de régler et de diriger l’entier ou l’essentiel de la vie de
l’individu, ce qui est notamment le cas lorsqu’un État impose une
religion ou une morale particulières à ses membres. D’où, encore une
fois, droits et libertés fondamentaux comme la liberté de conscience et
-28-
d’expression : pas plus qu’un individu, un État ne peut contraindre un
individu dans ce qui va au-delà de ce qu’exige la vie en commun, le
« contrat social » comme on aime à dire à nouveau de nos jours.
Le respect de la vie ou de la sphère privée est donc lié à
l’autonomie, il est par conséquent exigible de l’État, mais aussi des
institutions et des individus. Ce lien avec l’autonomie ne saurait nous
étonner puisque, comme Joel Feinberg le relève, « l’autonomie personnelle comprend l’idée d’avoir un domaine ou un territoire de souveraineté pour le moi et un droit de le protéger – une idée étroitement liée
aux idées de caractère privé et de droit à la vie privée » (27). Il est clair
que ce droit – qu’il soit moral ou sanctionné juridiquement – entre
facilement en conflit avec tout ce qui constitue le bien commun, et
donc qu’il est souvent sinon violé, du moins subordonné à d’autres
exigences. C’est parfois injustifié, mais parfois aussi justifié ; comme
notre propos n’est pas d’examiner les exigences du respect de la vie
privée en détail, nous allons nous borner à quelques considérations
générales sur la nature de ces exigences.
Le respect de la sphère privée a de nombreuses ramifications
en morale pratique ; une des plus saillantes est sans doute l’exigence de
confidentialité en éthique médicale, déjà présente dans le Serment
d’Hippocrate : « Tout ce que je verrai ou entendrai dans la société,
pendant l’exercice ou même hors de l’exercice de ma profession, et qui
ne devra pas être divulgué, je le tiendrai secret, le regardant comme
une chose sacrée ». Toutefois, elle ne s’y réduit pas, comme le souligne
Emanuel : « Appliqué au domaine des soins médicaux, ce droit à la vie
privée devient le droit de déterminer ce qui peut être fait avec son
propre corps » (28), le corps faisant évidemment partie de notre
territoire de souveraineté. Mais, de ces ramifications, il en a tout autant
dans les biotechnologies et dans l’informatique.
-29-
Ne pas respecter la sphère privée, c’est contraindre l’individu
à un double titre : d’abord, c’est forcer son intimité et ensuite c’est
étaler contre son gré sa vie au public, même si c’est le fait d’un
fonctionnaire zélé et bien intentionné d’un gouvernement bienveillant
et paternaliste. Un tribunal américain a considéré que cela portait
encore atteinte à la dignité personnelle, « partie du droit à la vie
privée » (29). Cela vaut bien sûr quand on révèle des informations
biographiques, mais aussi des informations biologiques, génétiques
particulièrement, et même d’autant plus qu’il s’agit d’informations sur
des données naturelles que nous sommes dans l’impossibilité de
changer et donc qui nous rendent particulièrement vulnérables aux
discriminations. Imaginons ce que serait une société où le génome de
chacun de nous serait public ; étant donné l’intérêt qu’y auraient les
assureurs, les employeurs, les soignants et les gouvernements, il est
clair que bien des libertés seraient mises en péril. Permettra-t-on encore
aux porteurs sains de défauts génétiques graves de procréer, étant
donné les coûts que leur progéniture imposerait aux autres citoyens ?
Qui acceptera d’assurer sur la santé et sur la vie des individus dont la
longévité probable est faible ? On pourrait multiplier les exemples. Ce
qui est clair, c’est que si l’on veut se prémunir contre toutes les
atteintes à la capacité des personnes de mener une vie de leur choix, il
ne suffit plus ici de faire appel à la morale personnelle et privée de chacun, ni même à des codes de déontologie professionnelle, mais c’est à
la politique d’entrer en jeu, bref à l’État et à son arsenal législatif et
juridique – ce qu’il fait d’ailleurs.
-30-
4. Conclusion
Dans cette étude, nous avons tenté de répondre à deux questions :
1/ Étant donné une conception scientifique de ce qu’est l’être
humain, ou plus précisément : étant donné les contraintes qu’une vision
scientifique du monde fait peser sur notre conception de l’homme, estil encore possible de parler sérieusement de notre responsabilité
morale ? Nous avons vu que c’était possible, mais moyennant une réinterprétation des concepts fondamentaux de la morale et notamment de
l’autonomie.
2/ Étant donné cette réinterprétation, comment comprendre les
exigences morales de base des activités liées aux nouvelles technologies ? Nous sommes responsables quand nous ne sommes pas
contraints et comme, avant tout, nous sommes responsables de nousmêmes (c’est l’expression de l’idéal de l’autonomie), les technologies
doivent éviter d’exercer des contraintes par rapport à ce que nous
voulons être (elles doivent au contraire, comme c’est leur mission,
nous aider à exercer notre autonomie). Cette réponse reste très générale, mais cela, espérons-le, permet de mieux comprendre en quoi
science et morale se complètent et, si l’on peut dire, s’entr’exigent, afin
d’éviter d’un côté la ruine de l’âme dont parlait Rabelais : « Science
sans conscience n’est que ruine de l’âme » et de l’autre côté la ruine de
l’esprit dont il faut aussi parler : « Conscience sans science n’est que
ruine de la raison ».
-31-
NOTES – CHAPITRE 1
(1). Cf. M. Velasquez, Business Ethics, Prentice Hall, Englewood
Cliffs, 1992, p. 110-113.
(2). Plus généralement, car on est aussi responsable du bien que l’on
fait: A est louable ou blâmable d’avoir fait E.
(3). Il en sera question plus tard de manière détaillée : cf infra, pp. 156158.
(4). L’homme-machine, in Œuvres philosophiques, Paris, Fayard, 1987,
t. I, p. 105.
(5). Op. cit., p. 111.
(6). Les principes de la philosophie, éd. Alquié, Paris, Garnier, 1973,
t. III, p. 519.
(7). Cf. Diderot, Commentaire de la Lettre sur l’homme et ses
rapports, in F. Hemsterhuis, Lettre sur l’homme et ses rapports, New
Haven, Yale UP, 1964, p. 205. Voir aussi notre ouvrage Les rapports
de l’âme et du corps. Descartes, Diderot, Maine de Biran, Paris, Vrin,
1992, ch. 1.
(8). Du cerveau au savoir, Paris, Hermann, 1985, p. 122.
(9). Le libre arbitre, in Œuvres, t. I, Paris, La Pléiade, 1998, p. 442.
(10) Op. cit., p. 124.
(11). Cf. Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1968, p. 348-349.
(12). « Freedom and Necessity », in G. Watson, dir., Free Will, Oxford,
OUP, 1982, p. 16.
(13). L’avenir de la nature humaine, Paris, Gallimard, 2002, p. 154.
(14). Du cerveau au savoir, p. 136.
(15). Op. cit., p. 140.
-32-
(16) Cité par Raymond Aron, Études politiques, in P. Manent, éd., Les
libéraux, Paris, Gallimard, 2001, p. 836.
(17). A Theory of Determinism, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 477.
(18). Le rêve de d’Alembert, Paris, Garnier, 1964, p. 364.
(19). The Ends of Human Life, Cambridge Mass., Harvard UP, 1991,
p. 50.
(20). T. Beauchamp & J. Childress, Principles of Biomedical Ethics,
Oxford, OUP, 1989, p. 79.
(21). Persons, Rights, and the Moral Community, Oxford, OUP, 1987,
p. 22. Cf. aussi notre ouvrage La valeur de la vie humaine et l’intégrité
de la personne, Paris, PUF, 1995, ch. 4.
(22). Cf. Animal-to-Human Transplant. The ethics of xenotransplantation, Londres, mars 1996, p. 74.
(23). C. Harris & al., Engineering Ethics, Belmont, Wadsworth, 2000,
p. 46.
(24). Cf. Heinrich Böll Foundation, The Jo’burg-Memo, Dornach,
Ifgene, 2002, p. 54.
(25). Cf. S. Jasanoff, «Law», in D. Jamieson, dir., A Companion to
Environmental Philosophy, Londres, Blackwell, 2001, p. 336.
(26). Jugement rendu le 20 décembre 2002, rapporté in Alternative
Santé-L’Impatient, n° 298, mars 2003, p. 11.
(27). Cité in Beauchamp & Childress, op. cit., p. 321.
(28). The Ends of Human Life, p. 51.
(29). Cf. T. Beauchamp & L. Walters, Contemporary Issues in Bioethics, Belmont, Wadsworth, 1989, p. 261b.
-33-
-34-
Chapitre 2
____________________________________________________
▀ Les conflits moraux et les limites de l’éthique
1.
Introduction : un cas de conscience
Georges, qui vient juste d’obtenir son doctorat en chimie, a bien de la
peine à trouver un emploi. Sa santé n’est pas excellente, ce qui l’empêche
d’obtenir certains postes pour lesquels il serait par ailleurs compétent. Sa
femme doit travailler pour entretenir leur famille, ce qui crée bien des
difficultés, d’autant qu’ils ont deux enfants en bas âge qui, bien entendu,
ne peuvent rester seuls. Le résultat de cette situation n’est pas bonne,
particulièrement pour les enfants. Un ami de Georges, chimiste lui aussi,
au courant de sa situation, lui dit qu’il peut lui trouver un emploi
correctement payé dans un laboratoire qu’il connaît, où l’on poursuit des
recherches sur les armes biologiques et chimiques. Georges répond qu’il
ne peut accepter ce travail, étant donné qu’il est opposé à l’usage de tels
moyens de destruction. Son ami lui réplique que lui-même n’apprécie pas
beaucoup, mais que, en fin de compte, le refus de Georges ne va pas
empêcher le laboratoire de continuer ; en outre, il sait que si Georges
refuse, le travail sera proposé à un autre chimiste qui n’a pas les mêmes
scrupules et qui, en conséquence, va sans doute pousser les recherches
avec plus de zèle que Georges ne l’aurait fait. La femme de Georges, quant
à elle, n’a pas d’objections particulières contre un tel emploi. Quelle
décision Georges doit-il prendre ? (1)
Nous sommes ici en présence de ce que la tradition appelait
« cas de conscience » et que, de nos jours, on nomme plus volontiers
« dilemme moral », expression qui insiste sur la présence d’un conflit
objectif plutôt que sur la perplexité de l’agent. C’est que si perplexité il
y a, c’est parce qu’il y a conflit d’intérêts et de valeurs. Il y a conflit
-35-
d’intérêts entre Georges et sa famille, mais Georges lui-même est
tiraillé, car l’intérêt de sa famille est aussi le sien et il sent bien non
seulement qu’il y a plusieurs valeurs en jeu dans sa situation – ce qui
n’est pas en soi un problème –, mais encore qu’il ne saurait les honorer
toutes. S’il en va ainsi, c’est qu’il existe des problèmes moraux
insolubles ou, peut-être faut-il le dire ainsi, des problèmes que la
morale ne saurait résoudre ; cela signifie-t-il qu’il est des situations où,
nécessairement, nous allons mal agir ? À moins que les dilemmes
moraux ne soient insolubles qu’en apparence, tellement que, si l’on
creuse plus profond, on doit trouver la bonne réponse, qui nous mettra
en accord avec les autres et avec notre conscience, quelle que soit la
situation où nous nous trouvons ? Ce sont ces questions que nous allons
examiner en nous aidant du cas de Georges.
2. Les conflits de valeurs et la motivation morale
Sur le plan très général que nous avons adopté pour décrire la
situation dans laquelle se trouve Georges, on dira qu’elle comprend un
conflit de valeurs, une valeur n’étant rien d’autre que quelque chose de
désirable. Le bien-être de sa famille est désirable tout comme le fait
d’avoir un emploi, mais le respect des convictions morales aussi ; peutêtre encore serait-il bien de saboter ce type de recherches militaires. Le
fait même du conflit n’est pas un problème, car les conflits sont
évidemment inévitables, tant à l’intérieur de chacun de nous qu’entre
nous : nous sommes tous différents, nous avons des convictions autres,
si bien qu’il est forcé que les personnes et les croyances entre en
concurrence et en conflit. Cela est d’autant plus marqué en régime
politique libéral, où il n’existe pas de consensus sur le bien et le mal et
où ce qui compte avant tout, on l’a vu, c’est de permettre à chaque
individu de mener la vie autonome de son choix, de se diriger et de
-36-
diriger sa conduite à la lumière de sa conception d’une vie bonne et
heureuse. C’est l’idéal de l’autonomie ou l’idéal de la réalisation de
soi. Dans une telle pratique des relations humaines, il est inévitable que
des conflits surgissent, non pas parce que des individus agissent
immoralement – bien que cela puisse arriver –, mais parce que, dans la
poursuite de leurs buts légitimes, de leur épanouissement, il arrive
qu’ils se heurtent. Cela est particulièrement marqué dans le domaine
économique, comme le souligne Nigel Simmonds :
« Les entreprises sont en compétition, et il est inhérent à une telle
compétition que quelques entreprises en éliminent d’autres. Il devient alors
évident que de nombreuses actions permises vont interférer avec d’autres
actions, tout aussi permises » (2).
Le problème n’est donc pas le conflit de valeurs ou d’intérêts
en tant que tel, mais la façon de le résoudre. Dans la compétition
économique, c’est le marché qui dicte ses règles, ce qu’on exprime
parfois dans un langage darwinien lorsqu’on parle de la survie des plus
compétitifs ou de l’élimination justifiée des « canards boîteux » ; mais
même ici, ce ne sont pas les seules règles en jeu : le droit national et
l’ordre juridique international interviennent très fortement pour régler
la concurrence et les échanges, les syndicats et le patronat signent des
accords normatifs et la morale publique porte des jugements et exerce
ses pressions. Sur le plan de l’éthique, on s’attend à ce que les conflits
se règlent, justement, de manière éthique.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour bien le comprendre, nous
allons faire un petit détour par la motivation morale. Lorsqu’un individu s’engage dans une action, il peut le faire pour plusieurs motifs,
c’est à dire en tant qu’il est sensible à plusieurs valeurs comme la
situation suivante l’illustre :
-37-
Je circule sur une route peu fréquentée et je vois un automobiliste arrêté sur le côté de la route. Son pneu est crevé et, comme il
a un bras dans le plâtre, il est manifeste qu’il n’arrivera pas à changer
seul la roue. Je décide de l’aider. Quel a pu être mon motif ? Il y a
plusieurs possibilités :
1. Je ressens de la compassion
2. J’ai déjà été dans une situation similaire et j’ai été aidé (forme de
gratitude)
3. J’espère être récompensé
4. Je vois que la personne a besoin d’aide
5. Je m’imagine dans la position de l’autre
6. Je veux éviter de me sentir coupable
7. J’aurai une bonne excuse pour manquer un rendez-vous
8. Je connais la personne, c’est un ami
9. La personne m’a reconnu, et je crains pour ma réputation
10. La personne est célèbre (3)
Cette liste n’est bien sûr pas exhaustive, mais on voit immédiatement qu’elle pose une question : parmi ces motivations, toutes ontelles la même valeur ? Y en a-t-il de meilleures que d’autres qu’un être
moral se devrait de cultiver ? Y en a-t-il de mauvaises qu’il faudrait
éviter d’avoir ? Comment le savoir ?
Pour le décider, il faut un critère. Vu qu’il s’agit de morale, il
paraît raisonnable de proposer quelque chose de ce type : une motivation bonne est celle qui s’appuie sur le respect ou la promotion des
meilleurs intérêts ou des valeurs les plus importantes dans la situation.
Ainsi, étant donné que ce qui compte avant tout dans le cas présenté,
c’est que la personne soit aidée parce qu’elle est dans le besoin, les
motivations qui se fondent directement ou indirectement sur la perception de ce besoin, à savoir 1, 2, 4 et 5, seront moralement bonnes, alors
que les 3, 7, 9 et 10 ne le seront pas, même si elles aboutissent au
-38-
même bon résultat. La motivation 8 sera bonne, mais pour une autre
raison – il est bien d’aider ses amis –, la 6 étant plus difficile à évaluer,
mais il faudra se garder de la négliger, car elle pourrait bien jouer un
rôle important dans le cas de Georges. Bien sûr, il se peut aussi que
j’aie plusieurs de ces motivations à la fois, ou que je me demande
laquelle a dirigé ma conduite, mais nous savons bien que nos motifs ne
nous sont pas toujours transparents.
3. Les différents types de conflits moraux
Passant de la motivation au conflit, on dira alors qu’un conflit
trouve une solution morale lorsque l’action est faite au nom de la ou
des valeurs les plus importantes dans la situation donnée. Autrement
dit, la bonne solution à un conflit moral, c’est le choix ou la préférence
des valeurs les plus élevées parce qu’il s’agit des valeurs les plus
élevées. Mais comment déterminer quelles sont ces valeurs ? Qu’est-ce
que Georges doit préférer parce que c’est préférable ? Avant de tenter
d’y répondre, nous devons encore introduire quelques précisions, et
notamment distinguer différents types de conflits moraux.
La structure des dilemmes
Le dilemme dans lequel se trouve Georges est assez complexe, mais il ne peut avoir que deux épilogues : soit il accepte le
travail, soit il le refuse. S’il l’accepte, ce sera sans doute parce qu’il se
doit d’entretenir sa famille, et s’il le refuse, parce qu’il se doit de suivre
sa conscience. Mais il paraît bien qu’il doive faire les deux ! D’où son
dilemme :
• Entretenir sa famille est moralement requis et suivre sa conscience est
moralement requis, mais il est impossible de faire les deux.
-39-
Un dilemme moral a donc la structure suivante :
• « A est moralement requis & B est moralement requis & il est impossible
de faire A&B » (4).
Toutefois, cela n’est pas suffisamment précis, car si deux
actions sont moralement requises, il ne s’ensuit pas qu’elles le soient
au même degré. Les juristes le savent bien : si deux droits sont en conflit (et il est requis de respecter tous les droits de toutes les personnes
concernées), cela n’empêche pas que l’un puisse l’emporter sur l’autre,
bref, que l’un soit prépondérant. Comme l’a exprimé Ross dans le
domaine de la morale : si quelque action est un devoir prima facie, il ne
s’ensuit pas qu’elle en soit encore un ultima facie. Il se peut, par
exemple, que je doive utiliser votre téléphone pour sauver la vie d’un
accidenté, et à cet effet violer votre droit de propriété si vous refusez
de me le laisser prendre, mais c’est que le droit à la vie de la victime
est prépondérant par rapport à votre droit de propriété ; autrement dit :
mon obligation de respecter votre propriété n’est qu’un devoir prima
facie. Pour qu’il y ait dilemme, il faut, dans une situation d’impossibilité de faire les deux, qu’aucune des deux actions exigées ne
l’emporte clairement sur l’autre, soit parce qu’elles sont moralement à
peu près égales, soit parce qu’elles sont incommensurables.
Deux actions ou deux choix sont moralement égaux lorsque
chacun a la même importance morale, la même valeur. On en a un
tragique exemple dans le roman de William Styron, Le choix de
Sophie, où un médecin nazi ordonne à une femme de choisir lequel de
ses deux enfants sera tué ; si elle refuse, les deux seront mis à mort.
Deux actions ou deux choix sont moralement incommensurables lorsqu’il est impossible de comparer leur importance morale ou leur
valeur, parce qu’ils n’ont aucun caractère pertinent en commun.
L’exemple que donne Sartre du jeune homme pendant la guerre qui ne
-40-
sait pas s’il doit s’engager dans la Résistance ou rester auprès de sa
mère qui a besoin de lui (5) illustre cette situation d’incommensurabilité.
Il existe donc des dilemmes moraux ; toutefois, on peut en
donner une interprétation apaisante telle qu’ils deviennent des dilemmes apparents. Kant souligne fortement que « doit implique peut » ;
ainsi, dès lors qu’il est impossible de faire A&B, A&B ne peut être
requis. Il en résulte que l’agent conserve l’option de faire A ou de faire
B, étant bien entendu qu’il reste requis qu’il fasse A ou qu’il fasse B.
Selon cette interprétation apaisante, Georges n’aurait aucune
obligation d’entretenir sa famille et de respecter sa conscience, mais il
doit faire l’un ou l’autre. De même, Sophie n’a aucune obligation de
sauver ses deux enfants, mais seulement l’un ; de même encore, l’étudiant de Sartre doit seulement – au sens moral de « doit » – soit rester
auprès de sa mère, soit s’engager dans la Résistance. Ainsi formulée, la
thèse du caractère apparent des dilemmes nous laisse pourtant insatisfaits : doit-on vraiment dire que, quoi que fassent Georges, Sophie et
l’étudiant, la morale y trouve son compte ? Pourtant, à l’impossible nul
n’est tenu (pour formuler différemment la thèse de Kant). Nous voici
dans une sorte de méta-dilemme : il est vrai que la conclusion d’un
dilemme est moralement non satisfaisante et il est vrai que doit
implique peut. Il faut donc prendre les dilemmes moraux plus au
sérieux que ne le suggère l’interprétation apaisante et cela non pour des
raisons de logique – somme toute, sur ce plan, cette interprétation est
impeccable – mais pour des raisons de psychologie morale et d’exigence normative : ni Georges, ni Sophie, ni l’étudiant ne pourront être
moralement satisfaits de ce qu’ils auront décidé et ce, à bon droit ; ils
ne pourront sans doute pas se défaire d’un sentiment de regret d’avoir
agi ou d’avoir dû agir comme il l’ont fait, quoi qu’ils aient fait, et ils
auront raison d’éprouver un tel sentiment.
-41-
Les mains sales
Ce sentiment de regret, lié au fait que l’on n’a pu choisir
optimalement – au sens moral du terme, comme si l’impossibilité
n’existait pas, car moralement, en un certain sens, cette impossibilité
ne devrait pas exister – est particulièrement saillant lorsqu’on est
embrigadé contre son gré dans une affaire immorale dont on ne peut se
soustraire, si bien que, si on doit dans une telle situation choisir un
moindre mal, c’est tout de même un mal véritable. Sophie est dans une
telle situation, non l’étudiant ; quant à Georges, ce n’est pas très clair,
mais peu importe pour l’instant. Voici par contre un cas qui illustre
bien une situation de ce genre, qu’on appelle une situation de « mains
sales », tiré de l’assistance humanitaire.
Vous êtes un cadre supérieur de terrain d’une ONG pour l’enfance, active
dans un pays touché depuis cinq ans par une guerre civile mettant aux
prises trois factions rivales. En vertu d’un nouveau cessez-le-feu dans la
capitale et grâce à une aide financière allouée par un gouvernement du
Nord, vous venez de négocier l’accès à une partie particulièrement
dévastée de la ville, dans laquelle vous tentez de venir en aide à 20’000
enfants par la distribution d’une alimentation complémentaire et la mise en
place d’un programme de réactivation scolaire avec des enseignants
locaux. Cette partie de la ville est contrôlée par la faction A mais, pour y
pénétrer, vous devez traverser les lignes de la faction B. Nonobstant le fait
que vous ayez conclu un accord de circulation avec les dirigeants de la
faction B, leurs hommes exigent 10 sacs de 50 kg de farine de froment de
chacun des deux camions de cinq tonnes avec lesquels vous franchissez
leurs lignes chaque matin pour acheminer le chargement de farine, d’huile,
de lait écrémé en poudre et de lentilles. Malgré vos protestations et leurs
promesses, les chefs de la faction B ne semblent pas vouloir se préoccuper
du fait que leur milice prélève un droit de passage. Entre temps, vous avez
discrètement appris d’une personne de confiance de votre équipe que la
-42-
faction A exige de chaque enseignant qu’il lui cède 25% du salaire que
vous lui versez chaque mois (6).
Que faire dans une telle situation ? D’un côté, vous devez
aider les populations dans le besoin, et de l’autre favoriser la paix, ce
dont l’« entretien » même non volontaire des armées va à l’encontre. Or
il paraît impossible de faire les deux à la fois, non pas à cause des
nécessités « matérielles » de la situation, mais à cause des actions
immorales des protagonistes qui, en un certain sens, vous embrigadent
dans leur projet en vous utilisant. En outre, ces deux impératifs sont
justement commandés par le Code de conduite de la Croix Rouge et
des ONG (1996), qui dit à son article 1: « L’impératif humanitaire vient
en premier […] En tant que membres de la communauté internationale,
nous reconnaissons notre obligation à fournir une assistance humanitaire partout où il en est besoin », mais demande à son article 4 que
les organisations d’assistance ne soient pas instrumentalisées (7). C’est
là sans doute une constatation assez déprimante pour qui croit ou
espère que les Codes de déontologie, les listes de devoirs (comme le
Décalogue) ou les listes de droits (comme la Déclaration des droits de
l’homme) permettent de résoudre tous les problèmes moraux et nous
dispensent de la réflexion morale, nous assurant en outre et comme par
surcroît la paix morale de l’âme résultant du sentiment du devoir
accompli, mais c’est une vérité avec laquelle il nous faut vivre : il
n’existe pas d’algorithme décisionnel, pas de paix de l’âme automatique en éthique. On y reviendra.
Toutefois, comme cet exemple de problème lié à l’assistance
humanitaire l’indique aussi, il serait faux de penser que tout conflit
moral est un dilemme moral stricto sensu. En effet, à la lecture du cas,
il est bien possible que certains se soient dit : « Mais il n’y a pas à
hésiter, il faut continuer à aider de peur de se rendre complice d’une
catastrophe humanitaire ! » Ceux qui l’ont pensé ont tout simplement
-43-
nié que les deux valeurs en question étaient à placer sur le même
échelon. Certes, d’autres se seront aussi dit : « Il faut se dégager de se
guêpier, car nous ne faisons que contribuer à l’éternisation du conflit et
des souffrances de la population ! » Ce qui nous rappelle et nous
apprend deux choses :
1/ Il y a certes dilemme lorsque deux valeurs motivant
l’action sont moralement égales et impossibles à promouvoir conjointement, mais ce dilemme peut s’incarner dans une seule personne ou
dans plusieurs personnes. C’est-à-dire que, parfois, c’est la même
personne qui ressent la double exigence impossible à satisfaire alors
que parfois chaque personne veut satisfaire l’une des deux exigences
aux dépens de l’autre.
2/ Le conflit de valeurs peut n’être qu’apparent, mais dans un
autre sens que dans celui qui était tiré de l’impossibilité de faire A&B.
En effet, d’une part le conflit peut être basé sur une erreur : il peut
arriver soit que l’une des personnes se trompe (elle place la valeur A
au-dessus de la valeur B, alors que c’est le contraire qui est correct),
soit que les deux personnes se trompent (A et B sont égales et elles ne
le voient pas). D’autre part, il se peut que le monisme moral, à savoir la
doctrine qui affirme qu’il n’existe qu’une seule bonne solution à tout
problème éthique, soit faux, c’est-à-dire que les deux personnes ont
raison (il existe deux points de vue, P1 et P2 ; or, selon P1, A est
supérieur à B, alors que selon P2, B est supérieur à A, et il n’existe pas
de moyen de hiérarchiser P1 et P2).
Le second point est particulièrement important, car il pourrait
indiquer un chemin pour sortir des dilemmes, ou du moins de certains
d’entre eux.
-44-
La hiérarchie des valeurs
Un cas que nous connaissons déjà, celui de la Ford Pinto, le
montre bien (8). Le constructeur automobile a hésité entre deux
actions, ou plutôt entre une action (rappeler les voitures pour les
réparer) et une omission (ne rien faire et laisser les voitures continuer à
rouler), puis a décidé en faveur de la seconde possibilité. Mais ce
faisant, il s’est trompé, d’abord économiquement, puisque son inaction
lui a coûté bien plus cher que prévu, et ensuite moralement, puisque les
managers de la firme automobile ont estimé qu’entre ces deux biens, la
vie humaine et le bénéfice sur investissement, le second l’emportait. Le
dilemme n’était donc qu’apparent et le jugement moral de ceux qui ont
décidé était faussé, sans doute par le point de vue qu’ils avaient adopté
étant donné la fidélité qu’ils devaient à leur entreprise.
En formulant les choses ainsi, nous nous rendons compte que
les relations entre les différentes valeurs ne sont pas simples – car la
fidélité est aussi une valeur – et nous comprenons pourquoi ce qui
apparaît comme un dilemme à une personne n’en est pas forcément un
pour une autre. Certes, ce peut être l’effet d’un aveuglement moral ou
d’une erreur d’appréciation, mais est-ce toujours le cas ? Y aurait-il
alors un moyen de résoudre les conflits moraux lorsqu’on quitte les
situations simples, celles qui ne font pas hésiter grand monde, et en
tout cas pas les « honnêtes gens » ? Revenons au cas de Georges. S’il
était l’homme d’une seule idée ou d’une seule valeur, il n’y aurait pas
de dilemme pour lui : en tant que militaro-nationaliste obtus, son
chemin serait tout tracé, de même s’il était un anarcho-pacifiste
intégriste. Mais justement, son sens moral est plus délicat que s’il était
partisan de l’une ou de l’autre de ces deux positions, et il se rend bien
compte qu’il y a plusieurs valeurs en jeu et que toutes comptent
moralement, c’est-à-dire sont vraiment des valeurs. Essayons de les
-45-
énumérer, sans chercher à être exhaustifs, mais en nous efforçant de ne
laisser aucune valeur importante hors-jeu :
1. Subvenir aux besoins de sa famille
2. Assurer une bonne éducation à ses enfants
3. Avoir un emploi
4. Être en accord avec les convictions morales de sa femme
5. Être en accord avec ses propres convictions morales
6. Être fidèle à l’entreprise qui l’engagera
7. Ne pas être une source potentielle de dommages pour des tiers.
On voit facilement que ces valeurs sont de poids différents et
qu’elles tendent dans une direction opposée : les quatre premières le
poussent à accepter le poste de chimiste, les trois dernières à le refuser.
Par ailleurs, elles ont toutes un poids, et donc elles demandent toutes à
être honorées ou à être promues, bien qu’elles ne puissent pas l’être ;
néanmoins, toutes n’ont sans doute pas le même poids pour Georges.
Imaginons qu’il les classe ainsi en les hiérarchisant de manière
univoque et linéaire (pour ne pas trop compliquer) :
5
7
1
2
4
6
3
Que doit-il décider sur cette base ? Il pourrait se dire que,
devant une telle hiérarchie, il s’agit d’adopter un ordre lexical : c’est la
valeur architectonique qui doit emporter la décision ; dans un tel ordre,
les relations entre les valeurs ( ) doivent se comprendre ainsi : 5 doit
être satisfait ; une fois qu’il l’est, 1 doit l’être, puis 7, etc. ; mais tant
que 5 ne l’est pas, les autres valeurs n’ont aucun poids ou du moins aucune pertinence. Puisque c’est la valeur 5 qui est au sommet, Georges
doit par conséquent refuser le travail. Il est clair que, parfois, l’ordre
lexical est une bonne solution ; ainsi en va-t-il lorsqu’on invoque un
droit: un droit l’emporte sur toute autre considération morale – il est au
sommet –, comme un atout sur toute autre carte (l’image est de Ronald
Dworkin (9)). Toutefois, le gain n’est pas toujours évident, car il se
-46-
peut très bien que deux droits soient en conflit ; c’est d’ailleurs
pourquoi les juristes ont dû introduire, comme on l’a mentionné, la
notion de « droit prépondérant ». Ainsi, si Georges essaye de formuler
son problème en termes de droits, il attachera à la valeur 1 le droit pour
sa famille d’être soutenue, à la valeur 7 le droit à l’intégrité corporelle
de tiers, etc., droits qu’il faudra ensuite ordonner. En outre, l’ordre
lexical ne rend pas justice aux valeurs non dominantes.
Ainsi, une hiérarchie de valeurs, même lorsqu’elle est établie,
ne permet pas de décider paisiblement, et dans le cas qui nous occupe
il en sera ainsi tant que, d’une manière ou d’une autre, il ne sera pas
possible de décider que {1, 2, 3, 4} > {5, 6, 7} ou que {1, 2, 3, 4} < {5,
6, 7}. De telles situations nous font comprendre l’attrait du monisme
moral (dont le vice par excès est le fanatisme moral) – il adopte
toujours l’ordre lexical ou nie qu’il y ait plusieurs valeurs morales
pertinentes – ; mais malheureusement, le monisme n’introduit de la
clarté qu’au prix de l’obscurité dans laquelle il relègue toutes les autres
valeurs.
Georges a donc de bonnes raisons d’être perplexe s’il réfléchit
en solitaire, mais il n’en aura sans doute pas moins s’il s’ouvre à des
amis. En effet, comme on le verrait aisément si on se livrait à un petit
sondage, la série de valeurs {1,…7} serait hiérarchisée différemment
par diverses personnes. Pour quelqu’un (appelons-le Jacques) qui
penserait que le risque posé par la mise au point de telles armes est
négligeable, car il est surtout dissuasif et que ce qui compte pour
Georges avant tout, c’est d’assurer le bien-être de ceux dont il a la
responsabilité, la hiérarchie pourrait prendre cette forme :
5
1
2
4
3
6
7
La série commence de la même manière, mais on voit
difficilement comment quelqu’un qui possède une sensibilité morale
délicate et le souci de son intégrité pourrait faire autrement ; toutefois,
-47-
le contenu de cet accord est bien sûr déterminé par la suite de la série,
et particulièrement par la place de 1 et de 7. Pour Jacques, continuer à
éprouver de la réticence à prendre cet emploi, ce ne serait alors plus un
souci de son intégrité morale, mais une forme de faiblesse pour soi,
c’est-à-dire une attitude où on se soucie d’abord de son « goût » moral
plutôt que de ce que l’on doit faire.
On conclura provisoirement plusieurs choses :
1/ Même lorsqu’il est possible de hiérarchiser les valeurs en
jeu, il est fréquent que plusieurs hiérarchies différentes soient moralement acceptables – il existe des désaccords moraux entre personnes
soucieuses d’éthique, si bien que l’existence d’un désaccord n’implique pas que l’une des parties ait tort ou se trompe.
2/ L’établissement d’une hiérarchie unique ne suffit pas
forcément pour prendre une décision claire, étant donné le réseau des
valeurs en jeu.
3/ Même si une décision claire est possible, comme toutes les
valeurs en jeu ont un poids, il reste toujours un coût moral – certaines
valeurs ne seront pas honorées ou promues, et cela même si l’agent
n’est pas confronté à un dilemme. La pluralité des valeurs interdit toute
décision paisible dans des cas un peu importants et délicats.
Bref, non seulement il n’est pas toujours possible d’éviter les
dilemmes moraux – nous en avons maintenant la confirmation
définitive, étant donné la structure axiologique de toute délibération et
décision –, mais même lorsqu’on les évite, il subsiste un coût moral, ce
qui a été appelé par certains auteurs le « résidu éthique » (10). Pour
l’amateur des décisions paisibles, la situation est donc pire que ce qu’il
pouvait craindre.
-48-
4. Le résidu éthique
Qu’est-ce plus précisément que ce résidu éthique, qui rend la
situation morale pire pour l’homme de bonne volonté ? Du point de vue
du pluraliste – c’est-à-dire de celui qui, contrairement au moniste,
considère qu’il peut exister plusieurs « bonnes » solutions vu que toutes
les valeurs en jeu comptent –, le moniste, même s’il n’en convient pas,
maximise les coûts dans ses décisions. En effet, ainsi que l’indiquent
deux maximes qu’il aime à citer : « Fais ce que dois, advienne que
pourra ! » et « Fiat justitia, et pereat mundus ! », le coût moral de ses
décisions peut être exorbitant. Par exemple, un moniste puriste ne se
laissera jamais embrigader dans une affaire moralement louche :
Georges refusera l’emploi, l’humanitaire se retirera, quoiqu’il en
advienne, mais encore, puisqu’il néglige toute autre valeur que celle
qui est dominante, il comptera pour rien les « effets collatéraux » de ses
décisions. Le monisme avait son attrait : la simplicité, mais il se paye
cher ; disons : objectivement cher – cher en terme des valeurs délaissées
–, car subjectivement, le moniste n’en souffrira sans doute pas du tout
étant donné son aveuglement.
Mais le pluralisme moral a lui aussi son coût, car le pluraliste
aussi doit laisser de côté certaines valeurs, et ce coût est pour lui
d’autant plus difficile à assumer que c’est également sur lui-même
qu’il retombe inévitablement : il paye subjectivement cher sa décision.
En effet, quoique Georges et l’humanitaire fassent, ils ne pourront
promouvoir ou honorer toutes les valeurs en jeu ; or chacune le
mériterait. Chez le pluraliste, ce résidu moral s’exprimera dans le
regret. « Je regrette d’avoir dû agir ainsi », dira Georges en commentant
son refus de l’emploi proposé, ou d’ailleurs en l’acceptant. Toutefois,
objectivement, le coût moral qu’impose le pluraliste sera généralement
moins grand que celui que le moniste impose ; en effet, comme il est
-49-
sensible à toutes les valeurs en jeu, il est dans une bien meilleure
situation pour promouvoir et honorer toutes celles qui peuvent l’être.
Bref, le pluraliste minimise les coûts dans ces décisions.
Un Georges pluraliste pourrait-il s’épargner cet aveu douloureux en usant de l’argument de son ami que, s’il n’accepte pas cet
emploi, quelqu’un d’autre le fera ? C’est ce qu’on appelle « l’argument
de l’absence de différence »: si, quelle que soit mon action, le résultat
futur est le même, alors je peux agir comme bon me semble. Ou, plus
précisément :
1/ Je fais quelque chose de mal si mon action rend le monde pire.
2/ Accepter cet emploi ne rend pas le monde pire.
3/ Donc mon action n’est pas mauvaise (11).
Le problème avec ce raisonnement, c’est qu’il revient à légitimer n’importe quelle action pour autant que quelqu’un d’autre la fasse
de toute manière, quelque répugnante que cette action puisse être. En
outre, un tel argument contrarie notre notion de responsabilité, selon
laquelle on doit rendre compte moralement de ce que l’on a fait soimême, plutôt que de l’état du monde. Or, justement, le regret que l’on
éprouve ne vient pas de ce que le monde est moins bon qu’il ne pourrait être, mais de ce que l’on a dû agir ainsi, soi-même, c’est-à-dire
qu’on a contribué causalement à un mal, même si tout bien considéré
c’était un moindre mal, car un tort a été fait à quelqu’un, une valeur a
été sacrifiée ou une norme négligée en résultat.
Arrivé à ce point de la réflexion, on pourrait bien nous accuser
de pétition de principe. En effet, nous ne l’avons d’ailleurs pas caché,
toute cette discussion a été menée du point de vue du pluraliste. Certes,
ce que nous avons dit de la structure axiologique de la délibération est
un bon argument en faveur de cette position, mais peut-être, si nous
-50-
avions donné la parole au moniste, les choses seraient-elles apparues
différemment. Soit, donnons lui donc la parole.
Deux des grandes traditions morales qui inspirent notre
civilisation occidentale et libérale – ce sont peut-être même les deux
principales et dominantes – sont monistes. Il s’agit du kantisme et de
l’utilitarisme. Elles nient donc tant l’existence des véritables dilemmes
moraux que celle du résidu moral.
L’utilitarisme affirme qu’il faut maximiser le bonheur – ou la
satisfaction des préférences – total. Ce disant, il présuppose que toutes
les valeurs sont commensurables en tant que contributives au bonheur
et qu’en conséquence le résultat du calcul félicifique dicte le devoir.
Ainsi Georges doit tenir compte du bonheur de toutes les personnes
concernées et agir dans le sens d’une maximisation ; certes, ce faisant,
il ne satisfera pas tout le monde, mais c’est inévitable et il n’y a là rien
à regretter. Pas de dilemme donc (car le calcul donne toujours un
résultat) et pas de résidu. Cela n’indique pas forcément à Georges ce
qu’il doit faire, car tout dépendra de l’usage prévisible des armes qu’il
contribue à fabriquer : si elles doivent vraiment servir, il doit refuser le
travail, étant donné le nombre très élevé des victimes futures ; s’il
s’agit seulement de dissuasion, il doit accepter le travail. Mais son
hésitation ne dépend d’aucun facteur moral ; il s’agit simplement de
régler une question de fait sur l’usage futur des armes.
L’utilitarisme a été l’objet de nombreuses critiques. Bernard
Williams notamment lui a reproché de laisser de côté une valeur fondamentale, celle de l’intégrité personnelle. Pour l’utilitarisme, souligne
cet auteur, c’est l’état de choses consécutif à l’action qui est porteur de
valeur ; peu importe par conséquent qui le réalise, « étant admis qu’on a
caractérisé de manière pertinente les causes et l’évaluation des états de
choses, la question de savoir qui les produit n’ajoute aucune différence
significative » (12). Ainsi, pour un utilitariste, non seulement l’agent ne
-51-
peut prendre en compte la personne qu’il veut être – la valeur 5 –, sauf
en tant que composante du bonheur total, comme si le souci de son
intégrité n’avait pas de poids particulier, mais encore l’argument de
l’absence de différence serait bon et Georges devrait – au sens moral
du terme – accepter le travail, quelles que soient les autres valeurs en
jeu dans la situation.
Le kantisme propose un monisme non axiologique, mais
déontologique : pour lui, ce qui compte, c’est la conformité de la maxime de l’action à l’impératif catégorique, la loi du devoir, et non pas les
valeurs visées. Toutefois, en un second temps, il y a bien, « derrière »
l’impératif, une valeur et une seule qui est en quelque sorte absolue –
« interne », comme dit Kant –, c’est celle de la personne comme fin en
soi. Mais ne compliquons pas et voyons comment un Georges kantien
délibérerait et déciderait. Rappelons pour commencer la première
formulation de l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la
maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne
une loi universelle » (13). La maxime de mon action doit être universalisable pour que mon action soit morale, c’est-à-dire, dans une version
un peu plus libérale que Kant ne l’aurait sans doute souhaité : la
maxime de mon action doit pouvoir être endossée par toute personne
rationnelle concernée par l’action, quel que soient sa place et son rôle
dans la situation. Quelle maxime un Georges tenté d’accepter l’emploi
va-t-il proposer ? « Si on te propose un emploi qui te permette de faire
vivre ta famille au prix de ta conscience morale, accepte-le ! » Est-ce
universalisable ? Évidemment non, sinon on pourrait justifier n’importe
quelle turpitude. Donc Georges doit refuser l’emploi, il n’y a là aucun
dilemme réel et il n’a pas à regretter ce choix, puisque c’est le seul
acceptable moralement (il n’y a pas de résidu moral, et si Georges
conserve toutefois un sentiment apparenté au regret, c’est que sa vie
émotive est inadaptée à la morale et qu’il ferait bien de la réformer).
-52-
L’ami de Georges pourrait toutefois à ce moment lui suggérer que la
maxime de son action a été mal formulée, et qu’il faudrait plutôt
l’entendre ainsi : « Si on te propose un emploi jugé acceptable par les
membres d’une société démocratique, car en accord avec son ordre
juridique, tu peux l’accepter. Et si en outre c’est le seul moyen actuellement envisageable de prendre soin de ta famille, tu dois l’accepter ! »
Or cette maxime pourrait bien être universalisable.
Arrivé à ce point, on se rend compte que, sous l’apparence
d’un monisme, le kantisme se révèle être un pluralisme dès que la situation morale se complexifie suffisamment pour engendrer un dilemme.
Car s’il est possible d’envisager deux maximes – et peut-être même
plus –, c’est parce qu’il y a plusieurs valeurs en jeu et que le choix de
la maxime dépend d’un choix préalable, effectué sur les valeurs. Si
Georges adopte la première maxime, c’est parce qu’il a déjà placé la
valeur 5 au centre de sa délibération, alors que s’il accepte la seconde,
c’est parce qu’il juge que les valeurs 2 et 3 sont prédominantes, une
fois qu’on tient compte d’une donnée que nous avons jusqu’ici négligée : l’importance de l’ordre juridique dans un régime démocratique.
Si ensuite on envisage la seconde formulation de l’impératif
catégorique, on observe le même phénomène. Voici son énoncé :
« Agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité aussi bien dans
ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps
comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (14). Mais,
dira-t-on dans un style sartrien, si Georges refuse l’emploi, il traite sa
famille comme un moyen, alors que s’il l’accepte, il traite les victimes
potentielles de ses recherches comme des moyens.
On conclura que les deux formes de monisme que nous avons
envisagées ne sont pas moralement satisfaisantes : l’utilitarisme débouche sur une forme d’aveuglement moral et le kantisme nous laisse dans
l’expectative dès que la situation devient délicate. Bref, la négation de
-53-
l’existence des dilemmes et celle du résidu moral n’a lieu qu’au prix de
l’occultation de la couche profonde axiologique de notre vie morale.
5. Le rôle du stress
On peut envisager les dilemmes moraux comme nous l’avons
fait jusqu’ici, à tête reposée. Il arrive aussi que, à l’instar de Georges,
on les vive. Souvent alors, sauf pour les monistes obstinés, ces
dilemmes ont un impact sur la vie de celui qui s’y trouve confronté :
son intégrité morale est généralement en jeu – c’est le cas de Georges,
des ingénieurs de Ford qui voulaient modifier la Pinto et du travailleur
humanitaire –, de même que son niveau de vie – si Georges accepte ou
refuse l’emploi –, voire parfois sa vie elle-même. Pensons au cas de ce
que Robert Nozick a appelé les « menaces innocentes » : « Si quelqu’un
prend un troisième individu et le lance sur vous qui êtes au fond d’un
puits profond, le troisième individu est tout à la fois innocent et représente une menace […] Êtes-vous en droit d’utiliser votre fusil à rayons
pour désintégrer le corps en chute libre avant qu’il ne vous écrase et ne
vous tue ? » (15). Moins dramatiquement, les conflits d’intérêts sont
souvent à la source de dilemmes pénibles : les ingénieurs de Ford devaient-ils dénoncer la décision de leurs managers sur la place publique
pour préserver des vies et l’intérêt du public ? Et ce même si cette
divulgation leur coûterait leur emploi et serait un obstacle pour en
trouver un autre, vu qu’ils n’ont pas été loyaux vis-à-vis de leur
entreprise ?
Bref, subjectivement, les dilemmes sont source de stress pour
la personne qui s’y voit confrontée, surtout lorsque son intérêt ou le
caractère moral de sa propre vie sont en jeu – même si le stress peut
exister sans qu’il y ait dilemme. Or, cela n’est pas sans importance
pour la décision morale ; en effet, le stress rend l’évaluation de la
-54-
situation plus difficile, en ce qu’il donne une importance particulière à
certaines valeurs, celles justement qui concernent l’agent, attirant
l’attention sur les risques personnels de certaines options. Souvent, un
dilemme nous rend conscients du coût moral et personnel de la
pratique de l’éthique. D’où encore l’attrait du monisme éthique, ou du
moins d’une conception lexicale des hiérarchies de valeurs : une valeur
ou un groupe de valeur l’emporte quelles que soient les autres valeurs
en jeu, et donc aussi quelles que soient les conséquences de l’action,
attitude rigide qui a l’avantage de minimiser le risque d’agir avec un
fort biais pour soi-même, comme c’est plus facilement le cas lorsqu’on
envisage la pluralité des valeurs.
Le monisme et l’ordre lexical ne sont pas des solutions, on le
sait, mais il faut bien reconnaître que le stress a un coût moral, lequel
devient particulièrement visible lorsqu’il se fait insistant et pressant,
c’est-à-dire lorsque nous nous voyons embrigadés une action que nous
jugeons spontanément comme plutôt immorale :
1/ Dans le stress, le cercle éthique (16) tend à se limiter à ses
proches et à soi-même. C’est qu’on est en danger. Georges va donc
sans doute être particulièrement frappé par le triste sort de sa famille.
2/ L’empan temporel se concentre dans le présent et le futur
proche, où sont localisés les problèmes que le stress a rendus urgents.
Il s’agit pour Georges de trouver un emploi sinon maintenant, du
moins rapidement.
3/ L’exigence éthique se rétrécit en deux temps : d’abord le
bien s’efface derrière l’obligatoire, en ce sens que la recherche de toute
excellence disparaît – il faut faire son devoir : « Je dois le faire », se
dira Georges – puis, quand le stress en vient à structurer la situation
dans son entier, les droits d’autrui risquent de subir le même sort.
On trouve une confirmation de ce triple phénomène dans
l’expérience célèbre de Stanley Milgram, expérience qui a justement
-55-
été faite pour comprendre l’obéissance aux ordres immoraux d’un
officier en temps de guerre. Dans une telle situation, il y a réellement
menace, laquelle finit par mettre entre parenthèses les convictions
morales des personnes stressées :
« Nombre de sujets reconnaissent avec autant de conviction verbale que
chacun d’entre nous l’obligation absolue de s’abstenir de toute action
nuisible contre une victime sans défense. Eux aussi savent en termes
généraux ce qu’il faut faire et ne pas faire et quand l’occasion s’en
présente, ils peuvent fort bien citer les valeurs auxquelles ils croient. Mais
cela n’a que peu de rapport – pour ne pas dire aucun – avec leur
comportement réel sous la pression des circonstances » (17).
En effet, hors de la situation, du stress, tous prônaient la
désobéissance aux ordres immoraux, ce qui, dans la réalité, en situation, a rarement été le cas. Or, ce qui a notamment permis au tortionnaire d’agir et de continuer à le faire, c’est qu’il s’est laissé « absorber
si complètement par les aspects techniques immédiats de sa tâche qu’il
a perdu de vue ses conséquences lointaines » et qu’il s’est justifié en
arguant l’obéissance, c’est-à-dire la soumission de sa responsabilité à
la cause du stress. Ici, cette cause était une personne précise, mais en
un sens dépersonnalisée – il représentait l’autorité à laquelle il est de
son devoir d’obéir, dit Milgram –: dans les cas graves, le cercle éthique
tend même à s’effondrer au profit de la seule réalité d’une sorte de
nécessité fatale à laquelle l’agent est inexorablement soumis.
Une autre cause de stress et de destructuration morale se
trouve dans le phénomène que Bernard Williams a appelé la fortune
morale, c’est-à-dire la situation dans laquelle nous sommes victimes de
la méchanceté d’autrui sans qu’il y ait eu faute de notre part. Le cas
d’Hécube est ici exemplaire. Après la chute de Troie et la perte de
presque tous les siens, elle se voit encore trahie par Polymestor qui met
à mort son dernier fils, Polydore, qu’elle avait pourtant confié à sa
-56-
protection. Alors qu’elle montre le cadavre de l’enfant à son nouveau
maître, Agamemnon, celui-ci lui dit : « Que n’as-tu pas eu à endurer !
Quel abîme de douleurs ! » à quoi elle répond : « C’en est fait de moi,
Agamemnon ! J’ai bu le calice jusqu’à la lie » (18). Elle ne s’abandonne toutefois pas au désespoir et décide de se livrer à la haine et à la
vengeance, elle qui avait été jusque-là un modèle de vertu : « C’en est
fait de moi », c’est-à-dire : Hécube-la-vertueuse n’est plus, je suis
devenue Hécube-la-vengeresse. Ou Hécube-la-juste, car dit encore
cette mère éplorée mais qui conserve le sens de l’honneur et de la
noblesse que la royauté lui avait conféré : « Il est d’un noble cœur de
servir la justice, et de rendre le mal, en tout temps, en tous lieux, à ceux
qui font le mal ». La justice est sœur de la vengeance. Hécube
retrouvera la paix après avoir tendu un traquenard à Polymestor, où
celui-ci sera aveuglé et ses fils massacrés ; rayonnante de joie elle dit
alors au roi de Thrace après avoir commenté « J’ai tiré de lui justice » :
« Tu ne retrouveras jamais tes prunelles pour voir tes fils vivants : il n’y
a plus de lumière pour toi, et eux je les ai tués ! » (19).
Quoi qu’il en soit des rapports entre la vengeance et la justice
– et ce sont des rapports qui ont quelque chose d’un peu inquiétant –,
on ne peut s’empêcher de penser que retrouver la paix de l’âme ou la
joie de vivre par le moyen de la vengeance n’est pas une véritable
renaissance. Après son acte, Hécube n’est plus véritablement Hécube.
Certes, on peut le dire de toute personne qui traverse une crise
existentielle profonde : après sa chute de cheval sur le chemin de
Damas, Paul n’est plus véritablement Saül, et ce n’est pas par hasard
qu’il a changé de nom. Mais Paul a changé pour le mieux, alors qu’on
a bien de la peine à ne pas penser qu’Hécube a changé pour le pire.
C’est que la vengeance comprend la haine de l’autre, et si haïr son
bourreau, c’est haïr le mal, ce n’est pas seulement cela : c’est encore
souffrir de ce que le bourreau ne souffre pas et la joie qui met un terme
-57-
à la haine dans la vengeance est la joie d’un mal. En outre, tant que ce
mal n’est pas advenu, la victime se ronge, car la haine est encore un
mal pour celui qui l’éprouve. On comprend que Boris Cyrulnik dise de
la résilience : « Les blessés de l’âme ne veulent ni haïr, ni se soumettre :
ils veulent s’en sortir » (20). Or, la haine est moins une sortie qu’un
enfermement et si l’on s’en échappe par la vengeance, c’est au prix
d’une sorte de métamorphose perverse : au lieu de se libérer du mal, on
s’est laissé posséder par lui.
6. Conclusion
Notre conclusion sera double. Nous avons titré Les conflits
moraux et les limites de l’éthique, et justement, ces limites sont
doubles. L’éthique rencontre d’abord une limite dans le caractère
indépassable des dilemmes et du résidu moral inhérent au sacrifice
nécessaire d’un intérêt légitime, d’une valeur ou d’une norme. C’est là
quelque chose que les grandes éthiques modernes n’acceptent pas ou
du moins difficilement : tant l’utilitarisme que le kantisme sont
réticents à admettre l’inévitabilité du (moindre) mal : pour eux, lorsque
l’on a suivi la loi morale ou que l’on a maximisé l’utilité, c’est-à-dire
lorsqu’on a appliqué à la situation le principe universel requis, le tour
moral est joué (21), et s’il reste quelque chose sous la forme
d’émotions pénibles, c’est simplement réaction inadaptée. Mais voir
les choses ainsi, c’est ne pas comprendre qu’il peut exister des
tragédies morales, dit Christopher Gowans : « Ceux qui rejettent l’idée
d’un mal moral inévitable supposent que l’innocence morale est
possible, tandis que ceux qui acceptent cette idée pensent qu’une
tragédie morale est possible » (22). Et la tragédie peut avoir lieu même
s’il n’était pas possible de faire mieux ou même si on ne pouvait agir
autrement. Ainsi, dans un registre qui n’est pas celui du tragique, une
-58-
mère qui a promis à son fils d’assister à un récital qu’il donne, et qui ne
peut le faire au dernier moment pour des raisons professionnelles
graves, va ressentir une gêne morale et fera tout pour compenser
l’attente frustrée de son enfant (23). Il est inévitable et normal, si
quelqu’un est une personne moralement sensible, qu’il éprouve un
regret et qu’il ressente le besoin de s’excuser auprès de celui qui a été
lésé. Manifestement, plus un être est moral, plus il est vulnérable aux
tragédies engendrées par les dilemmes moraux et par le résidu moral.
La seconde limite, c’est le stress. Ici, l’éthique rencontre une
limite dans notre psychologie et dans notre attachement à des biens qui
sont d’une grande importance pour notre vie ou celle de nos proches,
bref, pour ce qui nous tient particulièrement à cœur. Quand ces biens
sont menacés, notre conscience morale tend à s’estomper. On peut
regretter cette sorte de faiblesse cognitive et volitive, mais manifestement le remède n’est pas à chercher dans le monisme moral, qui nous
rend aveugles à de nombreux biens et valeurs. Peut-être les saints et les
héros ne sont-ils pas sujets aux effets du stress, mais certains d’entre
eux, s’ils excitent notre admiration, suscitent encore une sorte d’effroi,
celui qui naît de ce que, souvent, s’ils paraissent voir si bien ce qu’ils
doivent faire, c’est probablement faute d’avoir le regard suffisamment
large et profond : ce n’est certes pas le stress qui a réduit leur cercle
éthique, mais il s’en faut de beaucoup que leur regard moral balaye
largement et profondément dans tout ce qui fait que notre vie est une
vie humaine. C’est du moins ce que la lecture des grands auteurs –
d’un Euripide ou d’un Marcel Proust – nous amène à penser.
-59-
NOTES – CHAPITRE 2
(1). D'après B. Williams, in J. J. C. Smart, & B. Williams, Utilitarisme.
Le pour et le contre, Genève, Labor & Fides, 1997, p. 90.
(2). « Rights at the Cutting Edges », in H. Kramer & al., A Debate over
Rights, Oxford, OUP, 1998, p.192.
(3). Cf. J. Jacobs, Dimensions of Moral Theory, Oxford, Blackwell,
2002, p. 43-44.
(4). Cf. C. Gowans, Innocence Lost. An Examination of Inescapable
Moral Wrongdoing, Oxford, OUP, 1994, p. 49.
(5). Cf. L’existentialisme est un humanisme, Paris, Folio-Gallimard,
1996, p. 41-42.
(6). Cf. « L’éthique dans l’aide humanitaire », ECHO, 1996, p. 21.
(7). Cf. www.ifrc.org/pubs/code/
(8). Cf. supra, p. 9.
(9). Cf. «Rights as Trumps », in J. Waldron, Theories of Rights,
Oxford, OUP, 1984.
(10). Particulièrement Bernard Williams ; cf. Problems of the Self,
Cambridge, CUP, 1973, p. 166 sq.
(11). Cf. Harris & al., Engineering Ethics, p. 259.
(12). In Utilitarisme. Le pour et le contre, p. 88.
(13). Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1980,
p. 94.
(14). Op. cit., p. 105.
(15). Anarchie, État et utopie, Paris, PUF, 1988, p. 54.
(16). Pour cette notion, cf. notre article « Le charme secret du patriotisme », in B. Baertschi & K. Mulligan, dir., Les nationalismes, Paris,
PUF, 2002, p. 57 sq.
-60-
(17). S. Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calman-Lévy, 1974,
p. 23.
(18). Euripide, Hécube, in Les Tragiques Grecs, Paris, Pochothèque,
1999, p. 1032.
(19). Op. cit., p. 1034 et 1040.
(20). Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 25-26.
(21). Cf. Gowans, op. cit., p. 119.
(22). Loc. cit.
(23). Cf. Gowans, op. cit., p. 207.
-61-
-62-
Chapitre 3
____________________________________________________
▀ Hippocrate et Archimède, de la déontologie à
l’éthique
1.
Introduction
L’Institut National Polytechnique de Grenoble (INPG) a pu-
blié fin 2000 un Manifeste pour la technologie au service de l’homme
qui se conclut ou se couronne par Le nouveau serment d’Archimède.
Hormis l’épithète « nouveau », l’expression fait bien sûr penser au
Serment d’Hippocrate à quoi devait souscrire tout médecin et qui
connaît lui aussi une forme nouvelle : le Serment de Genève, adopté en
1948 par l’Association médicale mondiale (AMM) et qui a subi depuis
plusieurs aménagements et corrections. Ces deux serments ont pour
point commun de consister en une série d’articles – ce qui n’est pas
vraiment étonnant, puisqu’il s’agit de codes –, chaque article ayant
cette particularité syntaxique de commencer par le pronom « Je »,
signifiant par là un engagement personnel du médecin et de l’ingénieur
par rapport à certains principes et à certaines valeurs qui doivent le
guider dans l’exercice de sa profession.
De tels documents sont ce qu’on appelle aussi des Codes de
déontologie, c’est-à-dire qu’ils énoncent des devoirs (deonta). Ils ont
donc un caractère normatif ; toutefois, ils ne sont pas seuls à posséder
ce caractère et ne couvrent pas tout le champ des normes. En effet,
notre vie est encore réglée par d’autres systèmes normatifs, dont les
plus importants sont le droit et la morale ou l’éthique. C’est pourquoi,
-63-
avant d’examiner de plus près le contenu du Serment d’Archimède, ce
qui est le propos de cette étude, il est bon de tracer un certain nombre
de distinctions afin de mieux saisir la nature de ce champ normatif.
2.
Les normes et les valeurs
Avant tout : qu’est-ce qu’une norme ? Une bonne manière
d’aborder cette question est d’examiner la façon dont on en parle. Par
rapport à l’usage descriptif du langage, qui énonce des faits – « le ciel
est bleu » –, l’usage normatif du langage se caractérise par le devoir –
« tu dois aider cette personne âgée à traverser la rue ». Le devoir peut
donc être considéré comme la notion normative fondamentale ; toutefois, quand on y regarde de plus près, on se rend compte que cette
notion a plusieurs sens :
1/ « Tu ne dois pas mentir ! » énonce un devoir explicite et fort
(on peut aussi l’exprimer implicitement par l’usage du futur : « Tu ne
mentiras pas ! », dit le Décalogue).
2/ « Pour te rendre au Canada, tu dois prendre l’avion ! ». Ici,
« dois » a la valeur d’un commandement conditionnel : « Si tu veux te
rendre au Canada,… » ; mais si tu ne veux pas, ce devoir n’a pas d’objet. Par ailleurs, ce devoir n’exprime pas un commandement, comme
ci-dessus, mais plutôt une recommandation, car il serait aussi possible
de prendre le bateau pour se rendre dans la Belle Province – si la
recommandation est plus faible, on dira plutôt : « Tu devrais ». Si
« dois » est utilisé pourtant, c’est que les circonstances font juger que
l’avion est le moyen de transport le plus adapté.
3/ « Tu dois prendre sa dame ! », dit-on à un joueur d’échecs
quelque peu inattentif. C’est ici plus qu’une recommandation, même si
ce devoir reste de caractère hypothétique (si l’adversaire est mon
enfant à qui j’apprends à jouer, je peux faire exprès d’épargner sa
-64-
dame), car si quelqu’un a décidé de jouer, la « bonne pratique » lui
demande de gagner ; s’il ne le fait pas et qu’il n’a pas de bonne raison à
cet effet, il se comporte de manière irrationnelle.
4/ « Les femmes devraient enfanter sans douleur ! » Ici, le
devoir ne se réfère plus à une tâche comme dans les trois cas précédents, mais à un état de chose valorisé positivement : il « ne suggère en
aucune manière qu’il y a quelque chose que les femmes doivent faire,
mais seulement que le monde serait meilleur s’il n’y avait pas les
douleurs de l’enfantement » commente Hector-Neri Castañeda (1). Ce
devoir indique donc un idéal au sens d’un devoir-être et non un devoirfaire ; même si, en tant qu’idéal, il signale des actions à entreprendre :
mettre au point une méthode d’accouchement sans douleur, par
exemple.
Quand on compare ces différents sens, le premier nous
apparaîtra sans doute comme le plus proprement moral : ne caractériset-il pas la forme logique du Décalogue, à savoir un ensemble de
commandements et d’interdits inconditionnels ? Et dans la mesure où
un droit est corrélatif à un devoir, la Déclaration des droits de l’homme
s’y moule aussi, puisqu’elle énonce des droits inconditionnels : elle ne
dit pas par exemple que tout homme a droit à la vie seulement tant
qu’il est socialement productif, mais qu’il a ce droit tout court, quelles
que soient les circonstances ; dans cette optique, on dira que Caïphe
prônait une conduite immorale lorsque, à propos du Christ, il disait :
« Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple » (2) .
Par rapport à cette caractéristique des devoirs moraux, les
sens 2 et 3 sont conditionnels, ou hypothétiques comme disait Kant. Ce
dernier rattache d’ailleurs de tels commandements à la prudence (sens
2) ou à l’habileté (sens 3) et non à la moralité, la prudence étant définie
comme la vertu par laquelle nous choisissons les moyens les plus
appropriés pour parvenir à nos propres fins. Bref, comme ce philo-
-65-
sophe le résume : « Ce sont ou des règles de l’habileté, ou des conseils
de la prudence, ou des commandements (des lois) de la moralité. Car il
n’y a que la loi qui entraîne avec soi le concept d’une nécessité
inconditionnée » (3). Les sens 2 et 3 énoncent donc une exigence de
rationalité et non une exigence de moralité. De nombreux auteurs en
restent là et considèrent que la morale se résume à l’énoncé de tels
commandements – n’est-ce pas d’ailleurs exactement ce que Kant a
fait ? Construisant ensuite les autres systèmes normatifs portant sur
notre conduite de manière analogue, ils conçoivent le droit et les codes
de déontologie sur le même modèle. Il est d’ailleurs vrai que, extérieurement, lois et codes ont bien cette forme, mais en rester là, c’est
oublier que si de tels devoirs sont affirmés, c’est pour réaliser des états
de chose désirables, tels justement que le devoir au sens 4 l’exprime.
Et c’est exactement pour cela que le Nouveau Serment d’Archimède
prend place dans un Manifeste où sont énoncés non des devoirs, mais
des idéaux comme l’exigence démocratique ou l’exigence d’objectivité
et d’honnêteté. En d’autres termes, les devoirs ne peuvent se
comprendre qu’en référence à des valeurs.
Celles-ci sont évidemment multiples et, comme on le verra,
les codes de déontologie ont pour fonction d’énoncer celles qui sont
importantes dans le cadre de l’exercice d’une profession. Mais avant
d’y venir, il est important de souligner qu’il existe deux attitudes
possibles par rapport aux valeurs, déterminées par la nature de ces
dernières (4) :
a) Il y a les valeurs qu’on promeut. Le bien-être ou la sécurité
sont de telles valeurs : notre action est bienfaisante ou prudente dans la
mesure où elle contribue à les faire exister ou à les renforcer.
b) Il y a les valeurs qu’on honore. Respecter la vie humaine
ne consiste pas à d’abord produire quelque chose, mais à ne pas intervenir ; c’est d’ailleurs pourquoi, à l’égard de telles valeurs, on parle de
-66-
respect (on peut promouvoir le respect, non ce sur quoi le respect
porte). Ce sont ces valeurs qui sont à la source des commandements et
des interdictions les plus absolus, car on peut toujours exiger le respect.
Il existe bien sûr des valeurs qu’on peut à la fois honorer et
promouvoir, pensons par exemple aux droits des personnes.
3.
Les domaines normatifs
Comment les codes de déontologie s’articulent-ils à ces deux
autres domaines normatifs que sont la morale et le droit ?
La morale est sans doute le système normatif le plus ancien et
le plus large. Il existe plusieurs manières de concevoir sa fonction ;
l’une des plus anciennes est de la lier à l’épanouissement humain.
Nous cherchons tous à nous épanouir, mais il n’est pas clair d’y parvenir vu les vicissitudes de la vie ; il faut donc trouver des règles à cet
effet, que l’éthique justement nous fournit. Bref, la morale doit nous
dire ce qu’est une vie bonne – quelles sont les valeurs à promouvoir et
à honorer –, comme l’écrit Épicure à son disciple Ménécée : « Attachetoi donc aux enseignements que je n’ai cessé de te donner et que je vais
te répéter ; mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là
les principes nécessaires pour bien vivre » (5). La morale est donc un
système normatif très englobant. Le droit l’est moins. Mais qu’est-ce
qui distingue droit et morale ?
Les normes juridiques ont, dans un système libéral, ces
caractéristiques particulières qui les distinguent des normes morales :
• Elles sont artificielles (en ce sens qu’elles sont créées par des hommes et
qu’elles prennent place dans une institution)
• Elles sont entièrement publiques
• Leurs sanctions sont officielles et codifiées
• Elles doivent pouvoir se faire respecter (6)
-67-
• Leur noyau dur consiste dans l’interdiction de causer un tort aux autres.
Qu’en est-il maintenant de la déontologie ? « La déontologie
médicale est une éthique adaptée aux conditions d’exercice d’une
profession, en l’occurrence la médecine. Elle est une éthique
professionnelle qui s’applique aux individus seulement en tant qu’ils
exercent un métier déterminé et qu’ils ont, dans ce cadre, des
obligations, des responsabilités et des droits » (7), dit en préambule
l’article « Déontologie et éthique médicales » d’une encyclopédie de
bioéthique. Le cas des enfants d’Archimède n’est pas différent de celui
des enfants d’Hippocrate, car la médecine et l’ingénierie sont des
professions. Or, comme le souligne Charles Harris, une profession est
justement caractérisée par les propriétés suivantes :
1/ L’accès à une profession requiert une longue période d’étude et
d’entraînement de caractères intellectuels.
2/ Les connaissances et les talents d’un professionnel sont vitaux pour le
bien-être de la société.
3/ Habituellement, les professions ont un monopole ou un quasi-monopole
dans la fourniture de leurs services.
4/ Les professionnels jouissent habituellement d’un degré d’autonomie
certain à leur poste de travail.
5/ Les professions veulent répondre à des standards éthiques,
habituellement énoncés dans des codes d’éthique (8).
En ce qui concerne les professions, il est encore intéressant de
noter que, à l’origine, « profession » signifie une déclaration d’engagement, particulièrement dans le domaine religieux : rappelons-nous ce
fameux texte de Rousseau, La profession de foi du vicaire savoyard.
Faire profession, comme on disait alors, c’était s’engager par rapport à
des croyances dans un mode de vie lié à des exigences morales
particulièrement élevées. Cette signification forte s’est bien entendu
atténuée en se sécularisant et actuellement, « profession » ne désigne
-68-
parfois plus que l’ensemble des personnes qui font le même métier ;
mais il est resté quelque chose du sens premier en ce que, lorsqu’on
parle de profession plutôt que plus simplement de métier, c’est souvent
qu’on veut souligner ou mettre en évidence un certain engagement de
nature morale, au sens large – d’autant que, du fait des connaissances
et de l’autorité d’expert du professionnel, son client est dans une
mesure non négligeable à sa merci (caveat emptor !). En somme, un
professionnel est ipso facto un bon professionnel, ou du moins il
devrait en aller ainsi. On n’est donc pas étonné que les professions se
placent sous la bannière de l’éthique, par le biais des codes de
déontologie.
Ainsi, comme le souligne un manuel d’éthique professionnelle : « Les codes professionnels représentent le consensus d’une communauté professionnelle concernant les critères qui devraient gouverner sa
conduite » (9). Les critères, les principes, les valeurs, bref les normes.
On le voit, les normes professionnelles se distinguent des normes
morales en ce qu’elles ne concernent qu’un aspect de la vie, celui qui
est caractérisé par les buts que la profession poursuit ; elles se
distinguent des normes juridiques pour la même raison – bien que le
droit lui non plus ne concerne pas tous les aspects de la vie, mais
surtout la vie publique –, et en ce qu’elles ne sont pas d’abord orientées
vers les sanctions, mais plutôt vers des idéaux ou des valeurs à promouvoir et à honorer ; bref, les codes ont une fonction plus éducative
que thérapeutique. Et même lorsqu’il est question de sanctions, ce ne
sont pas des sanctions pénales – tant du moins que des avocats
n’invoquent pas ces codes lors de procès –, mais « des sanctions de
désapprobation ou d’ostracisme professionnels » (10). Quelles sont ces
valeurs ? Nous en parlerons lorsque nous examinerons le contenu du
Serment d’Archimède, mais auparavant, il nous faut encore rappeler un
autre aspect de notre vie normative : la possibilité des conflits.
-69-
En effet, comme on l’a vu, notre vie normative se situe au moins
sur trois plans :
1. L’éthique personnelle
2. Le droit
3. L’éthique professionnelle
Or ils peuvent évidemment entrer en conflit, comme on le sait
(11). Cela souligne à quel point notre vie morale est difficile et com-
plexe : non seulement nous cherchons à formuler des normes, car ce
qui est à faire n’est souvent pas clair, mais ces normes, une fois
trouvées, peuvent à leur tour se heurter. On comprend alors que si nous
avons besoin de normes et si les professionnels ont en plus besoin de
codes de déontologie, ce n’est pas parce que nous sommes tous tentés
par la transgression et le mal – même si nous le sommes parfois – et
qu’ils sont particulièrement sujets aux manquements moraux, mais
parce que les situations auxquelles les êtres humains sont confrontés ne
sont pas simples et qu’elles ont des répercussions importantes sur leur
vie et celle de leurs semblables. Ce qui est d’autant plus vrai des
professionnels, puisque, comme Harris le souligne, leur activité est
vitale pour la société.
4.
Les valeurs du médecin
Les codes d’éthique sont donc aussi des aides à la décision dans
des situations de conflits potentiels, pour des professionnels qui ont le
souci d’agir correctement. Mais comment savoir ce que « correctement » veut dire ? En déterminant les valeurs qui doivent être
respectées et promues dans l’activité professionnelle. Ce sont elles que
les codes égrènent au long de leurs différents articles. Exerçons-nous
d’abord sur le nouveau serment d’Hippocrate, à savoir de Serment de
-70-
Genève, car il est souvent plus aisé et plus confortable de s’occuper
d’autrui avant de se pencher sur soi-même.
Le Serment de Genève
Au moment d’être admis au nombre des membres de la profession
médicale :
1. Je prends l’engagement solennel de consacrer ma vie au service de
I’humanité.
2. Je garderai pour mes maîtres le respect et la reconnaissance qui leur sont
dus.
3. J’exercerai mon art avec conscience et dignité.
4. Je considérerai la santé de mon patient comme mon premier souci.
5. Je respecterai le secret de celui qui se sera confié à moi, même après la
mort du patient.
6. Je maintiendrai, dans toute la mesure de mes moyens, l’honneur et les
nobles traditions de la profession médicale.
7. Mes collègues seront mes frères.
8. Je ne permettrai pas que des considérations de religion, de nation, de
race, de parti ou de classe sociale viennent s’interposer entre mon devoir et
mon patient.
9. Je garderai le respect absolu de la vie humaine dès son commencement,
même sous la menace et je n’utiliserai pas mes connaissances médicales
contre les lois de l’humanité.
10. Je fais ces promesses solennellement, librement, sur l’honneur (12).
L’énoncé de ces principes confirme ce que nous avons souligné : les codes de déontologie n’ont pas de caractère punitif ou pénal,
mais incitatif, comme sensibilisation à la responsabilité, en indiquant
quels sont les points moraux sur lesquels le médecin doit garder le
regard fixé (les idéaux de la profession). Chaque article en souligne un :
L’altruisme (1), la loyauté à la profession (2, 6, 7), la conscience professionnelle (3), la bienfaisance (4), la confidentialité (5),
-71-
l’impartialité ou la non discrimination (8), le respect de la vie et des
droits de l’homme (9).
Face à une telle liste, deux questions se posent :
a)
Y a-t-il d’autres valeurs qui mériteraient d’être mentionnées ?
b) Y a-t-il des valeurs qui ne devraient pas être mentionnées ?
Sans pousser l’exercice très loin en ce qui concerne la déontologie
médicale, deux choses nous frappent immédiatement: concernant (a)
on s’étonne qu’il ne soit pas fait mention de l’autonomie du patient qui,
actuellement, a priorité sur son bien (13) et, concernant (b) on est
surpris de la lourde insistance sur la loyauté, tendant à la fraternité,
dont on connaît certes l’importance dans le Serment d’Hippocrate,
mais qu’on ne s’attendait pas à retrouver affirmée en ces termes à
l’époque contemporaine. On mesure ici le poids de la tradition. Dans le
cas des ingénieurs, ce poids devrait être nettement plus léger, vu que la
promulgation de codes de déontologie dans leur domaine est bien plus
récente : le Nouveau serment d’Archimède ne reprend pas un ancien
serment, même si, on le verra, il existe un Serment d’Archimède tout
court. Examinons donc ce Nouveau serment, en regardant les choses de
plus près que pour la médecine, puisque c’est l’éthique de l’ingénierie
qui nous concerne ici.
5.
Les valeurs de l’ingénieur
Le Nouveau serment d’Archimède
1. Je pratiquerai ma profession dans le respect d’une éthique des Droits de
l’Homme et de la responsabilité du patrimoine naturel de l’Humanité.
2. J’assumerai, dans tous les actes de ma vie professionnelle, ma responsabilité vis-à-vis de mon institution, de la société et des générations futures.
-72-
3. Je veillerai à promouvoir le respect des rapports équitables entre tous les
hommes et à soutenir le développement des pays économiquement défavorisés.
4. Je veillerai à expliquer mes choix et mes décisions dans la plus grande
transparence possible à l’égard des décideurs et des citoyens.
5. Je serai attentif à favoriser, dans l’exercice de mes fonctions, les formes
de management qui permettront une large coopération de tous les acteurs,
afin de donner du sens au travail de chacun et à l’innovation.
6. Je m’engage à porter la plus grande attention à l’expression de l’esprit
critique et au respect de la déontologie dans l’usage des moyens
d’information et de communication.
7. Je serai attentif à compléter de manière continue mes compétences
professionnelles dans tous les domaines des sciences technologiques, économiques, humaines et sociales requises par l’exercice de mes fonctions.
À la lecture de ce code, on relève les valeurs suivantes :
Le respect des droits de l’homme (1), le souci des générations
futures (1, 2), de l’institution professionnelle et de la société (2), la justice (3), la transparence (4), la coopération à l’intérieur de l’entreprise
(5), la véracité critique et le respect des normes professionnelles (6), la
compétence (7).
Posons maintenant les deux questions pertinentes qui sont,
rappelons-le :
a)
Y a-t-il d’autres valeurs qui mériteraient d’être mentionnées ?
b) Y a-t-il des valeurs qui ne devraient pas être mentionnées ?
Ce qui frappe par rapport au Serment de Genève, c’est la
moins grande spécificité des valeurs affirmées et une présentation plus
structurée. En effet, on s’aperçoit que l’on va du plus général au plus
particulier:
(i) L’humanité et la nature (1, 2, 3)
(ii) L’entreprise (4, 5)
(iii) L’ingénieur en tant qu’individu (6, 7)
-73-
Mais on observe une moins grande spécificité en ce que, à
l’exception peut-être du dernier article, quelqu’un qui ne saurait pas
qu’il s’agit d’un code de déontologie pour ingénieurs ne pourrait le
deviner : il conviendrait à toute profession. Ce caractère de généralité
fait que l’on peut répondre sans risque par la négative à la question (b),
ce dont on s’assurera encore en comparant le Nouveau serment au
Serment d’Archimède que nous avons déjà mentionné, et qui, s’il est
plus ancien que le Nouveau serment – mais l’est-il ? –, ne saurait
l’avoir précédé de plus que quelques années, puisqu’il a été promulgué
à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Le Serment
lausannois a la teneur suivante :
Considérant la vie d’Archimède de Syracuse qui illustra dès l’antiquité le
potentiel ambivalent de la technique,
Considérant la responsabilité croissante des ingénieurs et des scientifiques
à l’égard des hommes et de la nature,
Considérant l’importance des problèmes éthiques que soulèvent la
technique et ses applications,
Aujourd’hui, je prends les engagements suivants et m’efforcerai de tendre
vers l’idéal qu’ils représentent.
[1] Je pratiquerai ma profession pour le bien des personnes, dans le respect
des Droits de l’Homme et de l’environnement.
[2] Je reconnaîtrai, m’étant informé au mieux, la responsabilité de mes
actes et ne m’en déchargerai en aucun cas sur autrui.
[3] Je m’appliquerai à parfaire mes compétences professionnelles.
[4] Dans le choix et la réalisation de mes projets, je resterai attentif à leur
contexte et conséquences, notamment des points de vue technique,
économique, social, écologique… Je porterai une attention particulière aux
projets pouvant avoir des fins militaires.
[5] Je contribuerai, dans la mesure de mes moyens, à promouvoir des
rapports équitables entre les hommes et à soutenir le développement des
pays économiquement faibles.
-74-
[6] Je transmettrai, avec rigueur et honnêteté, à des interlocuteurs choisis
avec discernement, toute information importante, si elle représente un
acquis pour la société ou si sa rétention constitue un danger pour autrui.
Dans ce dernier cas, je veillerai à ce que l’information débouche sur des
dispositions concrètes.
[7] Je ne me laisserai pas dominer par la défense de mes intérêts ou ceux
de ma profession.
[8] Je m’efforcerai, dans la mesure de mes moyens, d’amener mon
entreprise à prendre en compte les préoccupations du présent serment.
[9] Je pratiquerai ma profession en toute honnêteté intellectuelle, avec
conscience et dignité.
[10] Je le promets solennellement, librement et sur mon honneur.
On constate un large recoupement, la différence résidant dans
le fait que le texte lausannois est moins structuré et a une spécificité
plus grande, ce qui nous ramène à la question (a). Si nous voulons
savoir si d’autres valeurs devraient être mentionnées, le plus simple est
bien sûr de voir quelles valeurs se trouvent dans le Serment qui sont
absentes du Nouveau serment. Et d’abord, y en a-t-il ? Oui, et on les
trouve dans l’article 4, qui mentionne les projets à buts militaires, dans
l’article 6 qui insiste sur les suites à donner à l’information, dans
l’article 7 qui concerne les conflits d’intérêts et dans l’article 8 qui
prône ce qu’en 68 on appelait « conscientisation ». Inversement, on se
rend compte que le texte de Grenoble souligne plus tout ce qui a trait à
l’information.
Que faire dans une telle situation ? Qui a raison ? D’ailleurs,
quelqu’un a-t-il raison ? Pour ne pas nous laisser égarer dans des débats
« nationalistes », il vaut mieux poser la question suivante : comment
faire pour bien rédiger un code de déontologie et plus particulièrement
un code de déontologie pour ingénieurs ? On comprend qu’un code
d’ingénieurs soit moins spécifique qu’un code pour médecins, car la
profession d’ingénieur comprend de multiples métiers, bien plus diffé-
-75-
rents les uns des autres que ne sont les diverses spécialisations
médicales : l’ingénieur en génie civil et l’ingénieur en informatique
travaillent non seulement sur une « matière » différente, mais leurs
occupations ont des conséquences bien différentes sur la société. Par
ailleurs, un code se doit de ne pas être trop long ; quelles valeurs donc
y insérer ? Celles qui sont fondamentales et caractéristiques de
l’ingénieur, bien sûr, et pour déterminer quelles elles sont, il faut
examiner les finalités de l’ingénieurie. C’est exactement ce que fait le
Manifeste pour la technologie au service de l’homme, que clôt le
Nouveau serment. L’ingénieur est le professionnel des technologies, et
celles-ci se doivent d’être au service de l’homme, c’est-à-dire de
ménager « la possibilité d’une meilleure espérance de vie, de santé, de
confort et d’une élévation du niveau de vie et d’éducation pour le plus
grand nombre » ; mais cela peut se dévoyer, à cette « chance » peut se
substituer un « risque » : « La menace, c’est le risque, faute de sens,
d’un développement incontrôlé et d’un usage pernicieux des possibilités de la technologie ». D’où la nécessité de normes pour que la
chance ne devienne pas menace. Ces normes, le Manifeste les organise
autour de sept principes :
1. L’exigence démocratique: une Société de la connaissance doit se fonder
sur un espace public ouvert à tous.
2. L’exigence d’objectivité et d’honnêteté dans la conduite de l’expertise
technologique.
3. La précaution, principe fondateur de la sagesse des sociétés.
4. La responsabilité et la transparence au sein des institutions.
5. La nécessité de donner un sens à la technologie pour mieux vivre et
faire ensemble.
6. L’importance d’être entrepreneur de la connaissance.
7. La nécessité d’une formation réellement scientifique, plurielle, humaniste... et quotidienne.
-76-
« De ces sept grands principes découle […] un engagement,
sous forme du «Nouveau serment d’Archimède», que les ingénieurs
diplômés devraient prendre dès l’entrée dans leur vie professionnelle,
pour créer tout au long de leur carrière: une technologie au service de
l’Homme. »
Sept principes et sept articles dans le Serment ; il existe
d’ailleurs presque une relation biunivoque entre les deux, indiquant
que le Serment se fonde très directement sur les principes énoncés. Or
ceux-ci marquent très clairement le lien entre les articles du code et la
profession d’ingénieur, ce qui rend au premier la spécificité qui
n’apparaissait pas à sa simple lecture. À quoi il serait donc facile de
remédier, si on l’estime souhaitable, par l’adjonction d’un préambule.
Cette structure permet alors de poser notre question (a) de la
manière suivante : le code exprime-t-il fidèlement et adéquatement les
principes proposés ? La comparaison avec le code de Lausanne et avec
d’autres, notamment ceux des ingénieurs américains qui soulignent la
responsabilité première de l’ingénieur envers la société plutôt qu’envers son entreprise, indique que le second article manque de précision,
en ce qu’il ne met pas en évidence ce qui constitue l’une des grandes
difficultés morales du professionnel : les conflits d’intérêt. Le principe
2 dit certes : « Les experts ne doivent en aucun cas aliéner leur connaissance sous quelque prétexte d’ordre stratégique que ce soit (politique,
militaire, économique, commercial…) », mais l’article 2 ne le reflète
que trop généralement à notre sens.
Cela dit, il est intéressant de comparer plus précisément le
Nouveau Serment aux codes anglo-saxons car, comme toujours, on
réfléchit mieux à plusieurs voix. Ceux-ci sont nombreux ainsi que
souvent plus spécifiques et plus précisément centrés sur la profession
d’ingénieur, variant selon les domaines de l’ingénierie : codes généralistes, codes pour les chimistes, pour les électriciens, etc. On y retrouve
-77-
toutefois des constantes, exprimant d’ailleurs bien la culture anglosaxone du client-roi – ou, plus charitablement, l’insistance sur le fait
que le membre d’une profession, comme on l’a vu affirmer, doit être au
service de la société dans laquelle il œuvre. Notamment cet article –
toujours placé le premier –, qu’on lit partout dans des termes presque
identiques :
« Les ingénieurs accorderont une importance capitale à la
sécurité, à la santé et au bien-être du public dans l’exercice de leur
profession ». Mais voyons plus précisément quelles sont les valeurs
promues et honorées dans les codes US (14) :
La sécurité et la santé du public
Le bien-être du public
La compétence prof.
La véracité et l’objectivité de
l’information
La loyauté
L’évitement des conflits d’intérêt
L’acquisition d’une bonne réputation
Le caractère équitable de la compétition
L’honneur de la profession
L’intégrité de la profession
La dignité de la profession
La formation continue pour soi
La formation continue de ses
subordonnés
La reconnaissance de sa responsabilité
La reconnaissance de la valeur des
collègues
La protection de l’environnement
La non discrimination
La renonciation à toute tromperie
Le développement du Tiers Monde
La conservation du sens de l’humain
La préservation de l’esprit critique
La sensibilisation éthique de l’entreprise
ABET
1
1
2
3
NSPE
1
1
2
3
AIChE
1, 2
1
7
4
ASME
1
1
2
7
IEEE
1
1
6
3*
ASCE
1
1
2
3
Gre
Lau
4
4*
4*
6
4
4
5
5
6
6
6
7
7
4
6
-
5
5
8
6
pré
pré
pré
9
9
4
4
5
5
6*
6*
6*
3
3
2
4*
6
10*
4
4
5
5
6
6
6
7
7
2
7
-
7
9
3
-
-
6
6
3
-
-
7
7, 9
-
2
-
2
-
-
5
-
-
8
-
1
8
9
-
1
-
1, 2
1*
3
5
6
-
1
1*
5
8
* La formulation est significativement différente
-78-
Évidemment, pour apprécier l’importance et la pertinence
d’une valeur, il ne suffit pas de compter les articles où elle s’y trouve
exprimée, car manifestement, certains codes ont été copiés sur d’autres. Dans cette optique, les différences sont parfois plus significatives.
Par exemple, le code de l’ABET et de l’ASCE sont très semblables,
sauf sur un point : le second ajoute la valeur de la protection de l’environnement. C’est là une évolution qui est le signe du développement
de la conscience sinon écologiste, du moins environnementale. Mais
voici, à titre d’exemple, l’un de ces codes, celui justement de l’ASCE
(ingénieurs civils) :
1. Engineers shall hold paramount the safety, health and welfare of the
public and shall strive to comply with the principles of sustainable
development in the performance of their professional duties.
2. Engineers shall perform services only in areas of their competence.
3. Engineers shall issue public statements only in an objective and truthful
manner.
4. Engineers shall act in professional matters for each employer or client as
faithful agents or trustees, and shall avoid conflicts of interest.
5. Engineers shall build their professional reputation on the merit of their
services and shall not compete unfairly with others.
6. Engineers shall act in such a manner as to uphold and enhance the
honor, integrity, and dignity of the engineering profession.
7. Engineers shall continue their professional development throughout
their careers, and shall provide opportunities for the professional development of those engineers under their supervision.
Cela permet de mettre en lumière des valeurs dont le Nouveau
serment ne parle pas, à savoir (bien que certaines y soient contenues
implicitement) : la sécurité, la santé et bien-être du public, la compétence professionnelle, les conflits d’intérêts, le mérite/réputation, la
compétition équitable, l’honneur, l’intégrité et la dignité de la profession, la formation des subordonnés, la reconnaissance de la valeur des
-79-
collègues, le rejet de la tromperie et la conscientisation. Par ailleurs,
l’ordre selon lequel les articles sont agendés n’est pas indifférent, le
plus important venant généralement en premier.
Un Serment d’Archimède maximalement inclusif devrait donc
mentionner toutes les valeurs mises en lumière, selon un ordre de
priorité qui resterait à déterminer, soit qu’on mette en avant, à la
manière du code de Grenoble, les devoirs vis-à-vis de l’humanité, soit,
à la manière des codes américains, les devoirs propres à l’ingénieur
dans l’exercice de sa profession.
Quant à savoir si chaque article ressortit à la catégorie du
désirable – rappelons que certaines choses sont peut-être plus appropriées dans un commentaire au code –, ce n’est pas à nous d’en
décider, si nous voulons éviter de nous prononcer sur ce qui outrepasse
nos compétences professionnelles.
6.
Conclusion : les limites de la déontologie
Les codes de déontologie sont aussi des aides à la décision
pour les professionnels, avons-nous dit ; ils ont donc pour fonction, en
plus de proposer des idéaux – qui n’ont rien d’irréalisable – de
permettre de résoudre des conflits. Notamment, on vient de le dire, des
conflits d’intérêts. Mais ils peuvent aussi susciter des conflits ! Par
exemple, le principe 6 grenoblois parle de « mobiliser la connaissance
des individus au service de la compétitivité et de l’innovation ». Mais
la compétitivité, si elle est au service de l’entreprise, est-elle vraiment
au service de l’homme ? Est-elle compatible avec la solidarité ?
Manifestement, l’éthique ne se comprend pas indépendamment d’une
conception de ce qu’est l’homme et son épanouissement, et les désaccords sont nombreux à ce sujet. Preuve encore ce qu’on lit un peu plus
loin : « Les organisations doivent réussir à mettre en place des disposi-
-80-
tifs dans lesquels l’égoïsme de chacun sert l’intérêt de la communauté ». « Vices privés, vertus publiques », comme disait Bernard
Mandeville dans sa Fable des abeilles (15) ; mais une telle conception
de l’individu cherchant à maximiser son profit est-elle vraiment
adéquate comme éclairage d’un code d’éthique qui se veut ouverture à
des valeurs comme la solidarité et la responsabilité envers autrui ? Si
c’était le cas, le Serment devrait plutôt se limiter à une série d’interdictions assorties de sanctions, pour empêcher l’égoïsme de chacun de
tourner au préjudice de tous ; car, sans de telles sanctions, quel intérêt
aurait l’ingénieur à promettre et plus encore à tenir ses engagements
dès que son intérêt personnel lui dicterait le contraire ? Proposer des
idéaux, c’est justement vouloir dépasser l’égoïsme, non le tourner au
profit de tous.
Un code peut donc aussi alimenter des conflits sur les normes
et sur les conceptions de l’homme qui les sous-tendent ; ce sont-là
souvent plus des conflits d’ordre philosophique que pratique. Mais ces
derniers ne sont pas absents, puisqu’un code promouvant plusieurs normes, celles-ci peuvent entrer en opposition, comme on le sait, par
exemple la responsabilité envers les pays du Tiers-Monde et la
responsabilité envers les générations futures (16) ou, de manière moins
grandiose, entre le respect du code et l’esprit critique. Bref, un code
d’éthique ne suffit pas pour résoudre à tout coup ce qu’on appelait les
cas de conscience. L’exemple suivant le montre encore sans équivoque :
David Weber, un ingénieur en génie civil au service de l’État, doit assigner
les priorités des projets visant à améliorer la sécurité du trafic dans sa
région. Deux projets apparaissent comme particulièrement nécessaires. Le
premier concerne un carrefour urbain où circulent environ 2400 véhicules
par jour ; le second concerne un carrefour en pleine campagne où se
croisent 600 véhicules par jour. Le nombre d’accidents mortels par année
-81-
est le même, soit deux, quoique le nombre d’accidents ne provoquant que
des blessures et des dégâts matériels soit bien plus important dans le
carrefour urbain. Or les fonds disponibles ne permettent de mener à bien
qu’un seul des projets. Lequel choisir ? (17)
Assez spontanément, sans doute, on répondra : « Le premier », car
il produit le plus grand bien pour le plus grand nombre. Toutefois, si on
se place au point de vue de la justice ou des droits individuels, cela
paraît moins évident ; en effet, si la réduction maximale du dommage a
toujours la priorité, les habitants de la campagne seront systématiquement défavorisés, alors qu’en fait ils courent un risque plus grand,
puisque le rapport des accidents mortels sur le nombre de véhicules
transitant par le carrefour rural est plus grand que le même rapport
pour le carrefour urbain. Faut-il alors opter pour le bienfait maximum
ou pour la justice ? Aucun code, aucun système de normes n’est
capable d’y répondre ; à cet effet il faut à la fois une réflexion sur les
fondements de l’éthique et la culture d’un discernement moral portant
sur les cas particuliers (18).
-82-
NOTES – CHAPITRE 3
(1). Thinking and Doing, Dordrecht, Reidel, 1975, p. 46.
(2). Évangile selon St Jean, 18.14.
(3). Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1980,
p. 88.
(4). Cf. P. Pettit, «Consequentialism», in P. Singer, A Companion to
Ethics, Oxford, Blackwell, 1991, p. 231.
(5). Lettre à Ménécée.
(6). C’est pourquoi les lois contre l’avortement étaient, d’un point de
vue juridique, de mauvaises lois. Pensons encore à la prohibition.
(7). G. Hottois, art. « Déontologie et éthiques médicales », in G. Hottois
& M.-H. Parizeau, dir., Les mots de la bioéthique, Bruxelles, De Bœck,
1993, p. 117.
(8). Engineering Ethics, Wadsworth, 2000, p. 12-13.
(9). C. Harris & al., Engineering Ethics, p. xvii.
(10). H. T. Engelhardt, The Foundations of Bioethics, Oxford, OUP,
2e éd., 1996, p. 34.
(11). Cf. supra ch. 2.
e
(12). Adopté par la 21 Assemblée Générale de l'Association Médicale
Mondiale, Genève, Suisse, septembre 1948, amendé par la 22ème
Assemblée Médicale Mondiale, Sydney, Australie, août 1968 et par la
35ème Assemblée Médicale Mondiale, Venise, Italie, octobre 1983.
(13). Cf. sur ce point notre ouvrage La valeur de la vie humaine et
l’intégrité de la personne, Paris, PUF, 1996, ch. 4.
(14).
ABET = Accreditation Board for Engineering and Technology,
NSPE = National Society of Professional Engineers, AIChE = American Institute of Chemical Engineers, ASME = American Society of
-83-
Mechanical Engineers, IEEE = Institute of Electrical and Electronic
Engineers, ASCE = American Society of Civil Engineers.
(15). Plus précisément: « Les vices privés font le bien public » (La fable
des abeilles, 1714, Paris, Vrin, 1998, p. 21)
(16). Cf. sur cette question A. Gosseries, Penser la justice entre les
générations, Paris, Aubier, 2004.
(17). In Harris & al., op. cit., p. 20.
(18). Pour l’analyse des cas particuliers, cf. notre étude « L’intelligence
pratique en action: la casuistique »,
http://www.contrepointphilosophique.ch
-84-
Chapitre 4
____________________________________________________
▀ Le multiculturalisme et le statut des minorités
1.
Introduction
Nos États libéraux sont devenus multiculturels. C’est là une
constatation banale, quotidienne, qui s’égrène dans toute une gamme
d’expressions telles que métissage, société bariolée, mariage des cultures, melting-pot. Si cette constatation est, comme toute constatation, de
l’ordre des faits, elle s’accompagne encore généralement d’une évaluation positive : le multiculturalisme est une chance et un enrichissement.
Du moins, tant qu’on en reste aux arts – à la musique surtout –, à la
gastronomie ou à la mode vestimentaire, car d’autres aspects de la
culture suscitent moins d’enthousiasme – et ce souvent chez les mêmes
personnes –, comme la religion, voire une franche réprobation, pensons
à certaines coutumes concernant la manière dont les filles et les
femmes sont traitées. Le multiculturalisme qu’on aime ne serait-il
qu’un multifolklorisme ? Que sont donc véritablement le multiculturalisme et une société multiculturelle, comment les évaluer ? Il y a là
deux types de questions, l’un conceptuel, l’autre normatif ; comme ce
sont justement avec ce type de questions que le philosophe se trouve à
l’aise – et non avec les questions de fait –, ce sont elles qui feront
l’objet de cet exposé. Nous allons par conséquent nous demander ce
qu’est une culture et ce que signifie le préfixe « multi » dans son
contexte, puis nous examinerons ce que veut dire coexister pour des
cultures différentes et quelles relations cela implique entre les groupes
-85-
culturels, cela, à l’intérieur des États-nations tels que nous les
connaissons, car évidemment, si la mondialisation politique devait voir
le jour, ou une forme de cosmopolitisme effectif, bien des choses
devraient être considérées autrement ; mais enfin, ce n’est pas pour
demain. Chemin faisant, nous discuterons les questions normatives
soulevées sur la manière dont il est désirable de pratiquer le multiculturalisme.
2.
La culture et son caractère pluriel
Qu’est-ce qu’une culture ? Nous avons mentionné l’art, les
coutumes alimentaires et vestimentaires, la religion et certaines
pratiques traditionnelles communautaires. Manifestement, le concept
couvre un vaste terrain, il recèle même un certain vague. Par exemple,
on considère très souvent la langue comme un facteur d’identité
culturelle important ; cela signifie-t-il que deux personnes qui ne
parlent pas la même langue ne font pas partie de la même culture ? S’il
en va ainsi, les Suisses romands et les Suisses alémaniques forment
deux cultures, de même que les Québécois et les Canadiens anglais,
quoiqu’ils aient en commun par ailleurs. Il n’est d’ailleurs pas toujours
facile de dire quelle langue parle un peuple : celle des Corses est-il le
français ou, justement, le corse ? Will Kymlicka a tenté de nouer le
concept de culture sous l’expression de « culture sociétale » – car, dit-il,
le terme « culture » est appliqué à tort et à travers, pour caractériser les
mœurs de n’importe quel groupe, depuis les gangs de mineurs jusqu’à
la civilisation mondialisée –, qu’il définit ainsi : « Une culture fournit à
ses membres des genres de vie riches en signification à travers un
champ complet d’activités humaines, incluant une vie sociale, éducationnelle, religieuse, de loisir et économique, comprenant à la fois
une sphère publique et une sphère privée » (1). Or, souligne-t-il, les
-86-
États modernes comprennent souvent en leur sein plusieurs cultures
ainsi définies, pour lesquelles on emploie encore volontiers le terme de
« nation » ou de « peuple » ; en effet :
« Une nation est une communauté historique, plus ou moins complète
institutionnellement, occupant un territoire donné, c’est-à-dire une patrie,
partageant une langue et une culture communes. Une “nation” dans ce
sens sociologique est étroitement liée à l’idée d’un “peuple” ou d’une
“culture” – en fait, ces concepts sont souvent définis les uns par les
autres » (2).
La diversité culturelle ou nationale des États modernes est
même très poussée, puisque, comme le relève le même auteur, « selon
des estimations récentes, les 184 États indépendants du monde
contiennent plus de 600 groupes linguistiques différents et plus de 5
000 groupes ethniques » (3) ; on peut discuter le nombre exact, mais il
faut effectivement le comprendre dans cet ordre de grandeur, car selon
un autre auteur, James Mayall, il existe actuellement, dans notre
monde, environ 8 000 cultures différentes et seulement 159 États indépendants (4). Kymlicka a parlé de « groupe ethnique » ; dans le contexte
de notre enquête, nous lui préférerons « groupe culturel », car nous ne
nous occupons pas des caractéristiques naturelles des peuples mais,
justement, de celles qui sont culturelles ; or ethnie est généralement
employé pour désigner les deux.
Ces remarques terminologiques nous indiquent que les
questions de l’identité culturelle et de l’appartenance nationale sont
liées. Si ces concepts sont vagues, et cela sans doute irrémédiablement,
il est clair qu’ils dénotent une réalité humaine indubitable, liée à la
signification de notre vie et à la compréhension que nous avons de
nous-mêmes et des personnes qui vivent avec nous. Bref, la culture est
un bien et un bien qui ne saurait se réduire au folklore. Nous allons
bientôt y revenir, mais pour l’instant, il nous faut encore donner
-87-
quelques précisions et tracer notamment une distinction à propos du
caractère multiculturel ou multinational des États modernes.
À la suite de Kymlicka encore, nous distinguerons entre deux
types d’États multiculturels, selon la manière dont leur diversité s’est
formée :
1/ Les États multinationaux proprement dits, « où la diversité culturelle
vient de l’incorporation de cultures auparavant autonomes et concentrées
sur un territoire, dans un État plus grand ». Pensons aux Hongrois de
Transylvanie, incorporés à la Roumanie.
2/ Les États polyethniques « où la diversité culturelle vient de l’immigration d’individus et de familles » (5).
Or, cette diversité d’origine implique une diversité d’attitude :
en général, ce que recherchent les immigrés, c’est d’abord l’intégration
ou l’assimilation, alors que les conquis – appelons ainsi les membres
des cultures incorporées dans un État plus grand – vont parfois jusqu’à
revendiquer une sécession ou, à son défaut, une autonomie politique
substantielle. Toutefois la différence entre ces deux types d’États – ou
plutôt ces deux types de composition, car de nombreux États sont à la
fois multinationaux et polyethniques – tend à s’estomper avec le temps,
et les immigrés demandent de plus en plus que leur culture d’origine
soit reconnue, revendiquant pour eux-mêmes, s’ils se sentent par
ailleurs intégrés dans leur culture d’accueil, une pluralité d’appartenances.
Comme une telle situation caractérise de plus en plus de
citoyens dans nos États occidentaux, on parle souvent de « métissage » :
nous vivons dans des sociétés métissées, comme on l’a déjà mentionné.
Mais comment le comprendre plus précisément ? Un métis est
quelqu’un qui a une double origine raciale, il exemplifie en lui les
caractères de deux races (admettons pour les besoins de l’argument que
le concept de « race » ait un sens). Mais comment les exemplifie-t-il ?
-88-
Sont-ils juxtaposés en lui ou se sont-ils fondus ? L’idée de melting pot
est celle d’une fusion, comme l’est celle d’assimilation ; au contraire,
celle d’intégration fait penser, sinon à une juxtaposition, du moins à
une coexistence d’éléments qui, quoique liés, restent distincts dans le
tout qu’ils forment. Ainsi en va-t-il aussi de l’idée de mariage.
Manifestement, quand on parle de société multiculturelle, on signifie
parfois l’un, parfois l’autre ; le plus souvent, on n’imagine même pas
qu’il y a là des modes différents de conjuguer les cultures. Au sens
strict, la fusion est même le contraire du multiculturalisme, puisque si
fusion il y a, il n’y a plus qu’une seule culture. Il se pourrait d’ailleurs
bien que, à la longue, une société multiculturelle se révèle essentiellement instable et que – comme cela s’est toujours passé dans l’histoire –
soit les cultures fusionnent en une culture résultante nouvelle, soit elles
se séparent, que cela prenne une forme politique étatique ou non.
La question se pose alors de savoir si nous devons ou non
œuvrer à la préservation des cultures, et si oui comment. Mais pour y
répondre, il faut d’abord nous demander en quoi la culture est un bien.
3.
La valeur de l’appartenance culturelle
La culture, disait Kymlicka, c’est ce qui nous permet de me-
ner une « vie riche en signification » ; c’est donc un bien ou, ce qui est
équivalent : l’appartenance culturelle est un bien. En étant plus précis,
on peut déterminer quatre aspects pertinents de ce bien :
1/ Mener une vie signifiante implique qu’on réalise les projets
qui nous tiennent à cœur et qui contribuent à modeler notre identité.
Or, les diverses communautés culturelles constituent justement le
milieu où cela est possible, car ce sont elles qui fournissent le cadre des
actions possibles et les biens qui en permettent la réalisation.
-89-
2/ Certains buts n’exigent pas seulement une culture comme
milieu de réalisation, mais en dépendent quant à leur existence : il y a
des projets structurants pour la personne qui ne peuvent naître – et non
seulement être réalisés – que lorsque des communautés culturelles sont
constituées. Ces projets s’organisent et s’institutionalisent peu à peu,
pensons à la lutte contre certaines maladies ou à la sécurité sociale,
modifiant à leur tour le style de vie particulier au groupe, c’est-à-dire
sa culture.
3/ Il y a les projets que les personnes choisissent, mais il y a
aussi les fardeaux que la vie leur impose : vivre et survivre dépassent
souvent les capacités de l’individu et demandent la constitution de
groupes qui, chacun à sa manière, invente des solutions, bref, détermine son mode de vie.
4/ La mise à disposition des biens que nous venons de
mentionner se développe dans le temps, au cours des générations. Elle
modèle peu à peu l’histoire et la culture, constitutive du milieu dans
lequel les personnes sont éduquées. L’ensemble des valeurs partagées
par les membres du groupe provoque alors chez eux un sentiment de
sécurité et d’intimité qui fait qu’ils se sentent bien « chez eux », dans ce
que justement ils appellent leur patrie (homeland, dit-on en anglais).
Cela s’étend jusque dans les détails de la vie et explique pourquoi
Proust peut dire d’Odette Swann : « On sentait qu’elle ne s’habillait pas
seulement pour la commodité ou la parure de son corps ; elle était
entourée de sa toilette comme de l’appareil délicat et spiritualisé d’une
civilisation » (6).
Si l’appartenance à une culture est un bien, en être exclu est
un mal : tout homme a besoin d’une culture pour se situer dans le monde et pour s’épanouir. Ce n’est pas par hasard qu’on dit de personnes
qui ont quitté leur propre culture, que cela soit avec ou contre leur consentement, qu’elles sont déracinées. À Lausanne, un groupe militant
-90-
pour la reconnaissance des sans-papiers établis depuis plusieurs années
avait adopté comme slogan : « En quatre ans, on prend racine ».
Reste à savoir ce que l’État doit faire, une fois que le caractère
de bien de la culture a été reconnu. C’est là un problème pour deux
raisons. La première, que nous connaissons déjà, vient du caractère
fortement multiculturel des États occidentaux modernes : dans une telle
situation, l’État ne peut imposer une même culture à tous ses citoyens,
sous peine de troubles, voire de rupture du pacte social. La seconde
vient du caractère libéral de nos États : même si une culture pouvait
dominer les autres sans danger, ce ne serait moralement pas acceptable
car discriminatoire à l’encontre des cultures minoritaires. En effet, un
État libéral ne doit imposer aucune conception de la vie bonne, il doit
rester, selon la formule consacrée, neutre. Comme l’exprime Charles
Larmore, « le pluralisme et le désaccord rationnel sont devenus des
traits inéliminables de l’idée d’une vie bonne. Le libéralisme politique
est la doctrine disant que, en conséquence, l’État doit être neutre » (7).
La culture est une affaire privée (chacun doit pouvoir choisir librement
la sienne), le domaine public doit sinon s’en désintéresser, du moins ne
faire montre d’aucun favoritisme.
On objectera que cela n’est pas possible et que, ne serait-ce
que par le choix des jours fériés, l’État prendra fait et cause (pour le
christianisme si on se repose le dimanche, pour le judaïsme si c’est le
samedi, pour l’islam si c’est le vendredi). À cela on répondra qu’il faut
bien s’entendre sur ce que la neutralité de l’État signifie. Larmore
l’analyse très clairement, et de manière suffisamment convaincante
d’un point de vue libéral pour que Rawls s’y soit rallié. En effet, après
avoir souligné que la neutralité en question n’est pas morale, mais
politique – il est faux que le libéralisme soit « “neutre à l’égard de la
morale”. En réalité, il cherche plutôt une neutralité à l’égard des différentes conceptions controversées de la vie bonne. L’État libéral doit
-91-
toujours agir en fonction d’une morale élémentaire ou commune » (8) –
, Larmore concède que « c’est une vérité générale que ce que fait l’État,
les décisions qu’il prend et les politiques qu’il poursuit, vont
généralement bénéficier plus à certaines personnes qu’à d’autres, si
bien que certaines conceptions de la vie bonne se porteront mieux que
d’autres ». Toutefois, cette préférence libérale n’est pas dommageable,
car il faut distinguer la neutralité de procédure et la neutralité du
résultat, et bien comprendre que le libéralisme n’exige que la première : « La neutralité politique consiste en une contrainte concernant
les facteurs qui peuvent être invoqués pour justifier une décision
politique. Une telle décision ne peut compter comme neutre que si elle
peut être justifiée sans en appeler à une supériorité présumée de
quelque conception particulière de la vie bonne » (9). Ainsi en va-t-il
pour justifier une décision, ou toute une politique.
Si maintenant on se demande quels genres de résultats ou de
buts politiques un État neutre pourra poursuivre, on se rend vite
compte que, à part des buts économiques et de justice distributive, il ne
reste pas grand chose, voire rien. Non que l’État ainsi conçu soit nécessairement l’État minimal des libertariens à la Robert Nozick – Larmore
souligne expressément qu’un État neutre peut avoir des buts redistributifs –, mais il est clair qu’il devra se désengager de tout contenu
culturel plus « épais » concernant l’art, la religion et ce qui constitue le
style de vie d’un peuple. Dès lors, la réponse politique qu’il donnera au
multiculturalisme paraît devoir être un « laisser faire », mais dans le
respect des principes libéraux qui, ici, commandent la tolérance. On
peut aussi dire que, en un premier temps, le libéralisme n’apporte pas
de réponse proprement politique au multiculturalisme, mais seulement
une réponse morale, puisque la tolérance est une attitude morale et que,
comme le souligne Javier de Luca, au niveau politique « ce que nous
appelons tolérance se voit avantageusement remplacé par l’égalité dans
-92-
les libertés, par la reconnaissance du statut d’égalité dans la titularisation et l’exercice des droits » (10). C’est pourquoi, en un second et
décisif temps, le libéralisme ne peut faire l’économie du volet politique
de la question, celui des droits des minorités, étant donné que le
multiculturalisme ne pose pas seulement des questions de reconnaissance, mais aussi de coexistence, de préservation et d’intégration, donc
de discriminations potentielles.
4.
Une réponse morale : la tolérance
Joseph Raz, examinant en tant que libéral l’attitude de
tolérance, commence par noter qu’il y a quelque chose de paradoxal en
elle. En effet, il est absurde de dire que l’on tolère quelqu’un pour ses
qualités : si je perçois la conduite d’un étranger comme bonne, belle ou
louable, je ne parlerai pas de la tolérer, mais je l’admirerai ! Selon Raz,
ce que l’on tolère en fait, ce sont les limites des autres, c’est-à-dire
« quelque chose qui n’est pas mauvais ; c’est l’absence d’un certain
accomplissement » (11), bref, le manque d’une perfection, d’une vertu.
Cultivant ce paradoxe en le forçant, le bioéthicien américain, Tristram
Engelhardt précise : « On doit souvent tolérer pour des raisons morales
ce que l’on doit condamner pour des raisons morales » (12). Par
exemple, en tant que catholique, je condamne l’usage de préservatifs ;
mais je me dois de les tolérer en tant que citoyen d’une société libérale
convaincu du mérite du pluralisme culturel. Du mérite ? Mais ne seraitce pas mieux que tout le monde soit catholique ? Suis-je alors tolérant
par l’impuissance où je me trouve d’imposer ma culture, mon mode de
vie ? Manifestement, la tolérance recouvre une pluralité d’attitudes
qu’il serait bon de démêler.
Il y a d’abord une question de point de vue : si je tolère pour
des raisons morales ce que je condamne pour des raisons morales, le
-93-
fais-je en tant que catholique ou en tant que libéral ? Autrement dit les
deux occurrences de « raisons morales » se réfèrent-t-elles au même
type de raisons ? Ici, il y a trois possibilités :
1/ Il s’agit du même type de raisons. Ainsi, c’est en tant que
catholique que je tolère la contraception, par exemple parce que
j’estime qu’un catholique doit placer le respect des libertés et des
personnes au-dessus du respect de la nature de la procréation. J’intègre
donc les valeurs libérales dans ma conception du bien.
2/ Il ne s’agit pas du même type de raisons. Je tolère la contraception qui m’apparaît comme foncièrement immorale parce que je
n’ai pas le pouvoir de faire autrement. Toutefois, je la tolère pour des
raisons qui restent morales en ce que je ne pourrais imposer mes idées
que moyennant la violence, ce que je réprouve. Un modus vivendi vaut
mieux qu’une guerre civile.
3/ Il ne s’agit pas du même type de raisons. Je tolère la contraception qui m’apparaît comme foncièrement immorale non pas parce
que je n’ai pas le pouvoir de faire autrement, mais parce que je crois
que les exigences morales de la vie en commun sont différentes de
celles de la vie privée. Je vis donc sur deux plans moraux, l’un lié à
une tradition particulière, le catholicisme, l’autre proprement politique.
Ces distinctions soulignent que le concept de culture n’est pas
toujours très facile à cerner en ce sens que l’identité d’une culture n’est
pas quelque chose de fixe et d’immuable ; certains, comme Kymlicka –
et nous le suivons dans notre propos –, y englobent les institutions
politiques, ce que d’autres auteurs, tel Chandran Kukathas, nient, ce
qui lui permet d’affirmer :
« La formation des groupes est le produit d’influences environnementales,
et parmi ces facteurs environnementaux se trouvent les institutions
politiques. Ce n’est pas pour dire que la culture n’est pas importante, mais
-94-
elle n’est pas fondamentale. Les droits légaux peuvent eux-mêmes être
d’importants déterminants. » (13)
En fait, cette différence terminologique n’est pas innocente :
elle est elle-même imprégnée de théorie, en ce sens que la distinction
que trace Kukathas n’a de sens que pour un libéral style US.
La seconde possibilité pose un problème pour le libéralisme ;
si Rawls parfois et Larmore souvent y inclinent, Kymlicka la rejette en
tant que solution véritablement libérale car, pour lui, le libéralisme ne
saurait se comprendre sans l’affirmation de certaines valeurs plus
substantielles : « Ce qui caractérise la tolérance libérale est précisément
son engagement pour l’autonomie – c’est-à-dire l’idée que les individus doivent être libres d’évaluer et de réviser s’ils le veulent leurs fins »
(14), à savoir libres de choisir leur culture et d’en changer sans encourir de condamnation ou d’entraves même si on n’approuve pas leurs
choix – c’est la position que nous avons soutenue nous-même lorsque
nous avons parlé de l’idéal de l’autonomie (15). Toute autre attitude
mène selon lui à une impasse. En effet, en ce qui concerne Rawls,
« une façon de comprendre [son] “libéralisme politique” est de dire
que, pour lui, les gens sont communautariens dans la vie privée et
libéraux dans la vie publique ». Mais une telle scission n’est pas possible et ne mène pas à une conception cohérente, en ce sens qu’aucune
communauté qui n’est pas déjà libérale n’accepterait cette solution ; en
effet, elle considérerait probablement « les libertés civiles comme
nocives ». Bref, « la stratégie de Rawls d’accepter l’autonomie seulement dans les contextes politiques plutôt que comme une valeur
générale, ne convient pas. Accepter la valeur de l’autonomie pour des
buts politiques permet son exercice dans la vie privée » (16). C’est que,
comme le dit le même auteur ailleurs : « On reconnaît de plus en plus
qu’à la considération des institutions doit s’ajouter une théorie de la
citoyenneté, incluant les vertus civiques telles que la tolérance et le
-95-
civisme » (17). Un exemple, tiré de Rawls lui-même, le montre bien.
Dans Théorie de la justice, il relève que le respect de la liberté propre
au libéralisme exclut de nombreuses formes d’intolérance acceptées
par le passé, et il donne l’exemple suivant : « Thomas d’Aquin justifiait
la peine de mort pour les hérétiques en disant qu’il est beaucoup plus
grave de corrompre la foi, qui est la vie de l’âme, que de contrefaire la
monnaie, qui maintient la vie » (18). Un libéral ne peut évidemment
accepter une telle justification ; certes, mais si quelqu’un l’accepte dans
le privé, la conséquence ne sera pas qu’il y renoncera dans le public,
mais tout simplement qu’il rejettera le libéralisme, ouvertement s’il se
sent la force politique de le faire, dans son for intérieur s’il n’a pas
cette force.
Cela indique que même un libéral ne saurait tolérer une
conduite qui lui apparaîtrait, en tant que libéral, comme positivement
mauvaise : des pratiques qui empêchent les personnes de mener la vie
bonne ou heureuse de leur choix sont intolérables, et donc les traditions
qui incorporent de telles pratiques sont condamnables, en partie ou en
totalité. Selon Kymlicka, deux types de culture sont inadmissibles :
celles qui exercent des pressions importantes sur leurs propres membres en limitant par exemple leurs libertés de base (ce qu’il appelle des
« restrictions internes »), et celles qui oppriment d’autres traditions ;
« en bref, une conception libérale exige la liberté à l’intérieur du
groupe minoritaire et l’égalité entre la minorité et la majorité » (19) .
Ainsi, quand on parle de tolérance, on désigne toute une gamme d’attitudes qui vont de la désapprobation décidée mais impuissante
à l’approbation modérée, voire décidée quand on l’allègue pour que
soit respecté notre propre mode de vie, lorsqu’il est minoritaire (20).
Amy Gutman l’énonce judicieusement en conjuguant respect et
tolérance :
-96-
« L’on peut distinguer entre différences fondées sur la tolérance et différences fondées sur le respect. La tolérance s’étend à la gamme de points de
vue la plus vaste, aussi longtemps qu’ils s’interdisent toute menace et
autres torts directs et discernables envers les individus. Le respect est
beaucoup plus discriminant » (21)
et ne s’étend qu’aux positions avec lesquelles nous sommes en désaccord, mais qui reflètent un point de vue proprement moral (d’après elle,
un partisan et un adversaire de la légalisation de l’avortement devraient
se considérer ainsi). D’où sa conclusion, que nous devons « faire la
différence entre les désaccords respectables et ceux qui ne le sont pas »
(22).
Que faire alors face à des cultures non libérales, et même
antilibérales ? Longtemps, les libéraux ont pensé que la coercition se
justifiait ici : au XIXème siècle, par exemple, la colonisation était
notamment défendue – y compris par John Stuart Mill – dans le but
d’apprendre le libéralisme aux colonisés. Actuellement, on en est
revenu, et « les libéraux contemporains ont généralement abandonné
cette doctrine, à la fois imprudente et illégitime, et cherchent plutôt à
promouvoir les valeurs libérales à travers l’éducation, la persuasion et
les incitations financières » (23) (les événements récents au ProcheOrient ne vont toutefois pas dans cette direction). Un libéral ne doit
donc tolérer que provisoirement une culture antilibérale ou qui contient
des éléments antilibéraux, la tolérance étant un moindre mal ; par
contre il tolérera positivement et même respectera toute culture différente de la sienne mais qui honore les valeurs libérales de base, au nom
de la diversité et de la richesse des différents épanouissements
humains : « Une démocratie libérale enrichit nos possibilités ; elle nous
permet de reconnaître la valeur de cultures variées et nous enseigne par
là même à apprécier la diversité, pas simplement pour l’amour d’elle-
-97-
même, mais parce qu’elle accroît la qualité de la vie et de l’étude », dit
justement Amy Gutman (24).
5.
Une première réponse politique : les droits des minorités
La tolérance est une attitude morale, avons-nous dit. On le
voit, ce n’est pas en tant qu’elle serait simplement une attitude privée,
par opposition à une attitude publique et donc politique, mais parce
qu’elle fait appel à une valeur plutôt qu’à un droit. Les réponses
proprement politiques, elles, font généralement appel à des droits ou du
moins s’énoncent en référence à des droits. La question que nous devons alors poser est de savoir si le multiculturalisme demande que des
droits soient alloués aux minorités culturelles libéralement acceptables.
Pour qu’on puisse ici parler de droits, trois conditions doivent
être remplies :
1/ Il doit y avoir multiculturalisme réel et non fusion, auquel cas il n’y a
plus qu’une culture résultante et notre question n’a pas d’objet.
2/ La fusion ne doit pas être le but visé, car accorder des droits y ferait
obstacle ; par conséquent la préservation des cultures doit être la fin
désirable.
3/ La neutralité de l’État libéral ne doit pas être comprise comme rejetant
hors de sa sphère d’action toute intervention à but multiculturel.
Le dernier point demande quelque éclaircissement. Un État
libéral moderne est un État multiculturel ou multinational ; toutefois, il
ne s’ensuit pas qu’il ait à protéger ou à maintenir la culture de minorités, quelque désirable que cela soit par ailleurs, car son rôle peut
(doit, diront certains) se borner à allouer des biens comme les soins de
santé, l’instruction, les droits et à en redistribuer d’autres, comme les
revenus et les richesses, de façon impartiale à tous les citoyens. Ce
faisant, il crée les conditions d’une vie en commun, façonnant sans
-98-
doute à la longue une culture, mais une forme de culture neutre ou
plutôt neutralisée (25). Il est possible, qu’à la longue aussi, cette
culture efface les autres ou les réduise au folklore, mais ce n’est pas
important ; ce sera même sans doute bénéfique sur bien des points en
éradiquant moult sources potentielles de conflit.
À la suite de Kymlicka, on a toutefois de bonnes raisons de
penser que c’est là un leurre : contrairement à ce que croient des auteurs comme Rawls, une conception partagée de la justice (distributive)
n’est pas un ciment social suffisant, sinon le Québec ne voudrait pas
quitter le Canada : « Le fait qu’ils partagent les mêmes principes [de
justice] n’explique pas, par cela seul pourquoi ils voudraient vivre
ensemble dans un seul État » ; de même, les instances supranationales
n’empêchent pas les Européens de se définir d’abord en fonction de
leur identité nationale : « Loin d’avoir supprimé l’identité nationale, la
libéralisation a en fait été main dans la main avec un sens accru de
l’appartenance nationale dans de nombreux pays » (26). Évidemment,
rien ne nous assure que cela ne pourrait pas changer, sous la pression
de la mondialisation, des médias et de la mobilité, d’autant que l’avenir
nous appartient bien moins que nous ne croyons généralement ; mais au
vu des biens qu’une culture publique riche dispense, l’avènement
d’une culture publique neutre et étique ne pourrait qu’être une perte en
termes d’épanouissement humain – à moins bien sûr que celui-ci soit
déconnecté de la vie politique pour se replier dans des communautés
plus petites et plus chaudes (cela pourrait d’ailleurs bien être l’effet
d’une culture politique neutralisée). D’où d’ailleurs une forme de
paradoxe: plus une société est multiculturelle, c’est-à-dire plus elle
s’enrichit de cultures, plus sa culture publique et commune doit s’appauvrir pour permettre la coexistence ; comme le souligne Engelhardt :
« L’universalité est obtenue au prix du contenu. Le contenu est obtenu
au prix de l’universalité » (27). Ce qui est enrichissement d’un côté est
-99-
appauvrissement d’un autre ; la question importante est alors de
déterminer l’angle judicieux du fléau de la balance.
En outre, la simple considération des Droits de l’homme à
laquelle la culture libérale neutre aimerait limiter l’agenda éthicopolitique – c’est d’ailleurs la face de la même pièce dont le pile est
constitué des principes libéraux de justice – est insuffisante pour régler
bien des questions qu’il ne serait pas judicieux de laisser hors de
l’agenda politique. Comme le souligne le même Kymlicka, « les droits
de l’homme traditionnels sont tout simplement incapables de résoudre
certaines des questions les plus importantes et les plus controversées
concernant les minorités culturelles : quelles langues doivent être
acceptées dans les parlements, l’administration et les cours de justice ?
Est-ce que chaque groupe ethnique ou national doit disposer d’une
éducation dans sa langue maternelle, payée par les fonds publics ? Estce que les limites internes (districts, provinces, états) doivent être tracées de telle façon que les minorités culturelles forment une majorité à
l’intérieur d’une région ? » Ainsi, par exemple, « la liberté d’expression
ne nous dit pas ce qu’est une politique linguistique appropriée » (28).
Il faut donc poser sérieusement la question des droits
culturels, dans la mesure bien sûr où ils ne sont pas des obstacles à
l’exercice des droits individuels : « Ce qui caractérise une théorie libérale des droits des minorités est précisément qu’elle accepte certaines
protections externes pour les groupes ethniques et les minorités
nationales, mais qu’elle est très sceptique par rapport aux restrictions
internes » (29).
Selon Kymlicka, l’attribution de droits aux groupes est inévitable, étant donné la nature même des groupes. D’ailleurs, remarque-til, les libéraux, jusqu’en 1940, ont toujours soutenu de tels droits, et
cela pour deux raisons :
-100-
1/ « La liberté individuelle est liée de manière importante à l’appartenance
à son groupe national ».
2/ « Les droits spécifiques aux groupes peuvent promouvoir l’égalité entre
la minorité et la majorité » (30).
Kymlicka approuve ; il s’ensuit que « les droits des minorités
ne sont pas seulement compatibles avec la liberté individuelle, mais
qu’il peut réellement la promouvoir » (31), car nous n’exerçons pas
notre liberté dans le vide, mais justement dans un environnement
culturel.
De cela, chacun doit disposer, si bien que les minorités ont le
droit de préserver leur culture, d’autant qu’une neutralité culturelle
n’est tout simplement pas possible au niveau de l’État, comme
Larmore l’avait souligné, on l’a vu, même si pour lui cela n’avait pas
d’impact politico-moral : « Les décisions d’un gouvernement concernant les langues, les frontières internes, les vacances publiques et les
symboles de l’État impliquent inévitablement la reconnaissance et la
satisfaction des besoins et des identités de groupes ethniques et
nationaux particuliers. Inévitablement, l’État promeut certaines identités culturelles, et par là en désavantage d’autres » (32). Bref, la liberté
et l’égalité demandent des droits pour les minorités culturelles, y
compris des droits de représentation politique pour les groupes, car « la
conception individualiste, [pour laquelle] tout ce qui importe est que
les individus aient un vote égal dans des circonscriptions égales […]
ignore cette réalité que les gens votent comme membres de communautés d’intérêt et désirent être représentés sur cette base » (33).
Les systèmes bicaméraux où une des deux chambres représente des nations, États ou cantons sont justement un moyen politique
de rendre justice à l’appartenance culturelle.
Jusqu’ici, ce que dit Kymlicka serait sans doute approuvé par
un communautarien ; en quoi alors est-ce encore du libéralisme ? En ce
-101-
que, lorsqu’il s’agit de savoir si la valeur de la culture est instrumentale
ou intrinsèque, seul le libéral maintient fermement la première option :
notre auteur insiste sur le fait que, pour les communautariens, je ne suis
pas libre de réviser mes fins, « car elles définissent qui je suis » – il
s’agit des fins constitutives dont parle Sandel. C’est pourquoi on peut
encore lire sous la plume de notre auteur : « La liberté implique que
l’on fasse des choix parmi des options variées, et notre culture sociétale non seulement nous fournit ces options, mais leur donne aussi une
signification pour nous », précisant : « Les cultures ont de la valeur, non
pas en et par elles-mêmes, mais parce que c’est seulement par l’accès à
une culture sociétale que les gens ont accès à un espace d’options
signifiantes » (34) .
Mais des droits, sont-ce bien ce qui est adéquat pour protéger
les minorités dans nos démocraties libérales ? Certains en doutent.
Il y a en premier lieu ceux qui estiment que la culture est un
bien comme un autre, dont le choix doit être laissé aux mécanismes qui
sont ceux du marché. En effet, ce qui doit être protégé par des droits,
ce sont avant tout les libertés individuelles fondamentales. Comme le
relève Mark Hunyadi :
« Il ne serait certainement pas venu à l’esprit de ce grand penseur de la
démocratie que fut John Stuart Mill que le libéralisme dût protéger des
formes de vie et, par delà elles, les identités culturelles des personnes et
des groupes. Pour lui, très clairement, la pluralité à protéger était la
pluralité des opinions » (35).
Ce que le libéralisme doit offrir, dans l’optique de la protection de ces libertés, c’est la « possibilité à une culture menacée de
survivre » par le refus de toute discrimination envers ses membres, et
non, par exemple, comme le demande Charles Taylor, en « imposant
l’obligation aux enfants de la communauté francophone et aux immigrants de fréquenter les écoles françaises ». Bref, il s’agit de laisser à
-102-
chaque individu le choix de son ou de ses appartenances, de la
détermination de ses « points de référence identificatoires » (36), et
donc le choix de sa culture, l’emportant celle qui sera choisie par le
plus grand nombre.
Dans l’optique de ce que nous avons dit, une telle position
n’est pas recevable. D’abord, parce qu’elle repose sur l’alternative
fautive des droits individuels contre les droits collectifs : pour Hunyadi,
introduire des droits culturels, c’est introduire des droits collectifs,
entités monstrueuses pour un libéral. Or on vient de voir que ce n’est
pas le cas, même si ce que dit cet auteur n’est pas sans pertinence
contre la conception communautarienne de l’appartenance culturelle.
Ensuite, parce que cette position revient en fait à nier la pertinence
politique du culturel, en l’excluant de l’agenda politique, bref, elle
repose sur une conception que nous avons jugée inadéquate de la
neutralité, celle de la neutralisation.
Il y a en second lieu ceux qui estiment que l’affirmation de
droits est une exigence trop forte en ce qui concerne la culture, car il ne
s’agit pas d’une question de justice. Pour Markus Haller, protéger les
intérêts culturels des minorités est certes désirable, mais les questions
de justice doivent être restreintes à celles qui touchent l’égale citoyenneté ; pour le reste, c’est au jeu politique de trancher, c’est-à-dire que
seuls seront protégés les intérêts culturels qui rencontrent l’adhésion de
la majorité, ce qui sera le cas de la plupart de ceux qui sont compatibles avec la culture libérale, pour la raison que
« leur disponibilité est préférable à leur absence parce que l’ensemble des
fins proposé par une culture particulière n’épuise pas l’éventail complet
des fins auxquelles les êtres humains peuvent accorder de la valeur et qui
peuvent accroître la qualité d’une vie humaine » (37).
-103-
Le multiculturalisme reste en principe un enrichissement,
comme l’avait souligné Amy Gutman. Dès lors, si certaines pratiques
culturelles ne sont pas reconnues ou acceptées, il ne s’agit pas d’un
déni de justice ou de droit, ce qui est bien normal et désirable si ces
pratiques sont moralement répugnantes à un nez libéral, comme « les
mariages forcés, les mutilations génitales, les vengeances sanglantes, la
sujétion patriarcale des femmes et des enfants, les relations quasi
féodales et ainsi de suite » (38), mais peut l’être moins dans d’autres
cas ; toutefois c’est alors au jeu politique de rectifier la situation.
On le voit, la question est de savoir quelle protection il est
judicieux de conférer aux intérêts culturels, étant donné qu’il est bon
que ces intérêts soient protégés politiquement. Faut-il les sanctionner
par des droits ou non ? Il nous paraît que la position de Haller a au
moins un avantage : elle bloque toute revendication de nature juridique
pour des pratiques qui posent un problème au libéralisme en n’excluant
pas toute forme de revendication, puisqu’on peut toujours s’efforcer de
convaincre son député ou l’électeur (en Suisse, on peut encore lancer
une initiative). Cet avantage est malheureusement trop souvent éclipsé
par cette tendance, absurde à nos yeux, d’habiller toute revendication
du langage des droits – l’enfant sait à peine parler qu’il affirme : « J’ai
tous mes droits ! » –, et à cet encontre, il est bon de rappeler ce qu’est
un droit. Avant de le faire, il faut toutefois reconnaître que cette position a aussi un inconvénient : si la majorité culturelle n’est pas sensible
au caractère non exhaustif de la valeur de sa culture, elle peut très bien
bloquer toute reconnaissance des intérêts culturels de la minorité.
Selon la conception canonique des droits, à savoir la conception hohfeldienne, poséder un droit n’est rien d’autre que posséder un
titre obligeant quelqu’un d’autre. Ainsi « déclarer qu’un groupe [ou
chacun de ses membres] a un certain droit veut simplement dire qu’il
jouit d’une protection légale ou morale contre quelqu’un d’autre » (39).
-104-
Mais si avoir un droit, c’est imposer un devoir à quelqu’un, et notamment à l’État dans le cas qui nous occupe, et qu’on affirme l’existence
de droits culturels, il est certain que des revendications de toute nature
vont voir le jour sous couvert de la justice, ce qui, au vu des idiosyncrasie culturelles, n’est sans doute pas ce qui est le plus désirable.
Les actions affirmatives
On a vu que bien des libéraux sont réticents à accorder des
droits aux minorités, soit parce qu’ils craignent l’introduction de droits
collectifs de type communautarien, soit parce qu’ils estiment qu’il
s’agit d’une protection trop forte. Pourtant, il existe une exception à
cette réticence, comme le relève Kymlicka encore : « De nombreux
libéraux, particulièrement de gauche, ont fait une exception dans le cas
des actions affirmatives en faveur des groupes raciaux désavantagés »
(40). Raciaux – car on est en Amérique du Nord, mais on peut sans
difficulté substituer « culturels » à « raciaux ». Toutefois, d’autres libéraux, souvent de droite, ont rétorqué que proposer de tels remèdes
n’avait d’autre effet que de souligner les différences culturelles, donc
de les exacerber, alors que le but est d’être aveugle à ces différences,
c’est-à-dire d’être neutre ; c’est que, comme le dit Nathan Glazer : « Si
nous choisissons l’approche par les groupes […] que nous le voulions
ou non, nous allons par la loi diviser de manière permanente la société
en groupes ethniques » (41). « Être aveugle », on rencontre ici une fois
encore la question de l’interprétation qu’il convient à donner à la
neutralité libérale, d’autant que les actions affirmatives paraissent bien
violer la neutralité de procédure en faveur d’une égalité de résultat.
Taylor trace la même opposition en des termes différents:
pour lui, « une politique de reconnaissance égalitaire » (42), telle que la
Modernité l’a imposée, peut prendre deux formes :
-105-
1/ Une politique de l’égale dignité : reconnaître et promouvoir
« l’égale dignité de tous les citoyens », en évitant toute discrimination,
toute citoyenneté de seconde classe. D’où la neutralisation de la
culture.
2/ Une politique de la différence : reconnaître et promouvoir
« l’identité unique de cet individu ou de ce groupe, ce qui le distingue
de tous les autres » (43). D’où la justification des actions affirmatives
(les partisans de la politique de l’égale dignité parlent de discrimination inverse ou de discrimination positive) en faveur de groupes
risquant de disparaître ou de subir des discriminations durables.
Et Taylor de souligner l’antagonisme entre les deux approches :
« Le reproche que la première politique fait à la seconde est de violer le
principe de non discrimination. La seconde reproche à la première de nier
toute identité en imposant aux gens un moule homogène qui ne leur est pas
adapté. Ce serait déjà suffisamment grave si le moule était lui-même
neutre – le moule de personne en particulier. Mais le grief va généralement
plus loin. Le reproche est que l’ensemble prétendument neutre de principes
de dignité politique aveugle aux différences est, en fait, le reflet d’une
culture hégémonique » (44) .
Celle, justement, du libéralisme démocratique et souvent
cosmopolite.
Les partisans des actions affirmatives divergent cependant
souvent quant au type d’actions à promouvoir : quotas, engagements
préférentiels pour les emplois et la représentation politique, imposition
de la langue minoritaire dans les régions où elle est majoritaire, droit
de chacun à être éduqué dans sa culture d’origine,… ; c’est que, outre
les difficultés « techniques » de réaliser certaines d’entre elles, le risque
de discrimination et d’injustice menace – pour être positive, une discrimination n’en est pas moins une. Toutefois, l’obstacle que de telles
-106-
actions sont censées lever est bien le même : « Il n’est pas raisonnable
de penser qu’un groupe va surmonter un héritage de générations de
discriminations par l’action d’individus tentant d’acquérir, de leur
propre initiative, une éducation, des emplois, une représentation politique » (45). Reste que la désignation des groupes bénéficiant de telles
actions – c’est-à-dire de groupes considérés comme victimes de discrimination – n’est pas aisée à établir. Elle risque de plus de créer des
frustrations, soit parce que certains groupes s’en jugent exclus à tort,
soit parce qu’ils estiment honteux d’y figurer. Aux États-Unis, on y a
inclus les Noirs, les Hispaniques (Mexicains américains et Portoricains) et les Orientaux (Chinois et Japonais), si bien que les
américains d’origine slave, les polonais particulièrement, ont protesté.
6.
Une seconde réponse politique : le sécessionnisme
Il arrive que des minorités – souvent dans des pays multi-
nationaux proprement dits – demandent plus, à savoir l’autodétermination politique, car ils estiment que c’est là le seul moyen de préserver
leur culture ou du moins de vivre pleinement en accord avec elle. Bien
que les libéraux « neutralisants » prétendent souvent que la seule chose
qui compte, ce sont la citoyenneté et les droits individuels, dans la
réalité les États modernes se comportent différemment et il leur arrive
d’allouer des droits d’autogouvernement limité (ainsi en va-t-il aux
États-Unis pour les eskimos d’Alaska ou les Portoricains). C’est que,
remarque Kymlicka, « imposer une citoyenneté commune à des minorités qui se considèrent elles-mêmes comme des nations ou des peuples
distincts risque d’augmenter les conflits dans un État multinational ».
D’où une certaine tension entre les forces centrifuges et centripètes, qui
ont amené certains auteurs, comme David Miller ou Michael Walzer, à
« conclure que la seule solution au problème des États multinationaux
-107-
est la sécession » (46), et par ce terme, il faut entendre non une
autonomie limitée à l’intérieur d’un État (comme c’est le cas dans une
Confédération), mais une indépendance politique complète (47).
Pour beaucoup, une sécession est la pire solution aux
problèmes que peut poser le multinationalisme, bien que ce soit un
phénomène très embarrassant ; c’est que, comme le souligne James
Mayall, d’une part « la sécession est un défi durable à un ordre international basé sur des États souverains », mais d’autre part « le droit à
l’autodétermination est considéré comme un droit fondamental » (48).
D’ailleurs, si on jette un regard rétrospectif sur l’histoire du XXème
siècle, on se rend compte que les rares sécessions qui ont eu lieu ont
généralement été assez bénéfiques – il est vrai que celles qui ont
échoué, comme celle du Biafra, ont souvent été dramatiques. Entre
1944 et 1991, date de l’effondrement de l’Union soviétique, il n’y a eu
que trois sécessions qui ont réussi : l’Islande, Singapour et le
Bengladesh. Auparavant, on peut encore mentionner la séparation de la
Norvège et de la Suède, en 1905 (mais il est vrai que leur union datait
de 1815 et avait été établie comme celle de deux royaumes égaux). Il
reste toutefois que cette solution n’est pas toujours applicable, car,
dans notre monde moderne, un État viable doit avoir une homogénéité,
une structure et une étendue minimales. Des États multinationaux
devraient donc continuer à exister. C’est pourquoi, relève Allen
Buchanan, le droit d’autodétermination des peuples, considéré comme
le droit de chaque peuple d’avoir son propre État est impraticable : « Il
doit être abandonné parce que les coûts moraux même pour une simple
tentative de le réaliser sont prohibitifs » (49). C’est qu’il ne s’agit pas
seulement de coûts économiques : la non homogénéité ethnique de
presque tous les territoires ne peut que déboucher, en cas d’application
du principe, sur des expulsions, des assimilations forcées, voire sur
l’épuration ethnique, à moins d’admettre des États perforés, com-
-108-
prenant enclaves et exclaves, comme l’a proposé Barry Smith (50). En
d’autres termes, le droit à l’autodétermination n’impliquerait pas de
droit à la sécession.
D’ailleurs, il ne suffit pas qu’un état multinational existe pour
que des mouvements sécessionnistes émergent spontanément, et encore
moins qu’ils réussissent. Comme le note Daniel Horowitz :
« Le moment et le lieu de l’émergence d’un mouvement sécessionniste est
déterminé principalement par la politique domestique, par les relations des
groupes et des régions à l’intérieur de l’État. La question de savoir si un
mouvement sécessionniste atteint ses buts, cependant, est déterminé largement par la politique internationale, par les rapports d’intérêts et de forces
qui s’étendent au-delà de l’État » (51).
Pensons aux Bengalis ou aux Kurdes, pour ne rien dire de
l’ex-Yougoslavie. Le même auteur relève encore que les groupes sécessionnistes ne sont pas majoritairement des groupes économiquement forts, qui cherchent à ne pas partager leurs richesses. On
s’aperçoit alors que les causes et les revendications du sécessionnisme
sont variables : des groupes favorisés ou défavorisés, dans des régions
économiquement avancées ou non, vont voir les choses assez différemment. Toutefois, dans les causes du sécessionisme, certains facteurs
apparaissent souvent, outre la violence pure et simple : les
discriminations, l’absence de proportionnalité dans les emplois publics,
la non reconnaissance de la langue, de la culture et de la religion.
Voilà pour les questions de fait ; qu’en est-il du droit ? Quand
une sécession ou un désir de sécession sont-ils réellement justifiés ?
David Miller note que, dans la tradition libérale, on observe deux
positions :
1/ « Le désir d’un groupe de faire sécession n’a que peu ou
pas de force à moins qu’il puisse établir qu’il reçoit un traitement
injuste des institutions politiques existantes » (52). Cela se comprend
-109-
aisément, puisque la doctrine politique libérale se concentre précisément sur la justice. Il s’ensuit que, selon la façon dont on conçoit
cette dernière, certains désirs de séparation seront justifiés ou non (un
libertarien n’aura pas le même avis sur la question qu’un rawlsien). Par
exemple, pour un auteur comme Birch, il faut remplir quatre conditions
pour que le désir de sécession soit justifié : l’inclusion forcée passée
dans l’État, l’échec de l’État à protéger les droits et la sécurité des
habitants, l’échec de l’État à sauvegarder les intérêts légitimes,
politiques et économiques, de la région, et le refus de toute négociation
qui permettrait de remédier à ces défauts (53).
2/ « Les frontières d’un État doivent autant que possible
dépendre du consentement des individus. Cela a l’implication pratique
que n’importe quelle sous-communauté à le droit de voter une sécession de l’État, à condition que, à son tour, il permette à toute soussous-communauté de faire la même chose » (54). On reconnaît ici l’expression de l’embarras souligné par James Mayall et l’allusion au coût
moral du sécessionnisme relevé par Buchanan. Et il est certes facile de
montrer que, dans bien des cas, cela ne donne rien de bon, et donc qu’il
ne suffit pas d’appliquer ici la règle de majorité. Miller en offre
l’illustration suivante :
« Considérons un État dont la population est actuellement faite de 60% de
membres du groupe culturel A et de 40% du groupe culturel B. Il
comprend une petite région dans laquelle 60% de la population appartient
à B et 40% à A (ces populations sont ainsi mélangées qu’aucune division
ultérieure n’est possible). Supposons que la majorité de cette région vote la
sécession : nous aurons alors un petit État avec 60% de B et 40% de A, et
un grand État avec, disons, 65% de A et 35% de B. Même du point de vue
du consentement, est-ce un gain réel ? »
On peut en douter, car les 40% du petit État ne seront pas
satisfaits, et les 35% restant dans le grand, pas plus.
-110-
Reste que, pour Miller, il est des cas où la sécession est
moralement justifiée, comme on l’a vu : « Le problème de la sécession
n’arrive que dans les cas où un État établi abrite deux ou plusieurs
groupes qui ont des identités nationales distinctes et irréconciliables –
irréconciliables parce que, par exemple, chacun a une religion différente qu’il considère comme constitutive de son identité, ou parce que
chacun inclut, dans son autocompréhension historique, la séparation et
l’antagonisme de l’autre » (55) ; ainsi, par exemple, en va-t-il des Israéliens et des Palestiniens, des habitants du Cachemire et des Indous.
Buchanan aussi reconnaît qu’à certaines conditions une sécession serait justifiée aux fins de préservation de sa culture ; il en relève
cinq :
1/ La culture doit être réellement en péril.
2/ Des moyens moins radicaux de préserver la culture (tels que des droits
spéciaux pour les groupes minoritaires) sont indisponibles ou inadéquats.
3/ La culture en question doit être acceptable du point de vue de la justice
(contrairement à la culture nazie ou à celles des Khmers rouges).
4/ Le groupe sécessionniste ne doit pas rechercher l’indépendance afin
d’établir un État non libéral, qui ne respecte pas les droits de base
individuels et qui empêche ses membres de s’en aller.
5/ Ni l’État existant ni aucune tierce partie n’a un titre valide sur le
territoire qui veut faire sécession (56).
On le voit, il y a des raisons morales en faveur de la sécession
que peuvent alléguer les minorités culturelles, mais elles doivent être
fortes. Par ailleurs, en vertu du coût habituel d’une telle action, elle ne
peut être qu’un dernier ressort.
-111-
7.
Conclusion
Nous vivons dans des États multiculturels ou multinationaux
et, comme nous ne sommes pas des individus sans attaches, nous
devons trouver un moyen de permettre à ces différentes culture de
coexister, si du moins c’est possible, et même si, dans un futur lointain,
elles se modifieront profondément, se réorganiseront, voire pour
certaines disparaîtront. Sinon, il reste la sécession. Indépendamment de
la richesse que peut constituer cette coexistence, elle pose deux sortes
de problèmes, liés d’une part à la reconnaissance, d’autre part à
l’égalité. La solution au problème de la reconnaissance se trouve dans
la tolérance ou mieux, dans le respect ; quant à celui de l’égalité, il
demande une intervention étatique plus explicite soit pour restaurer
l’égalité des chances – c’est ce que visent notamment les actions
affirmatives –, soit pour protéger les cultures. Cela peut aisément
trouver place dans le cadre d’un État libéral, particulièrement s’il ne se
limite pas à donner une solution « neutralisante » à ce que Rawls a
appelé le « fait du pluralisme » (57), mais ne nécessite pas l’attribution
aux groupes comme tels de droits, puisque l’autonomie implique que
tout individu puisse mener la vie de son choix, ce qui exige qu’il puisse
vivre dans la culture et avec les personnes de son choix. Il y a bien sûr
des limites à cela – qui voudrait transformer nos États et nos villes en
des collections de ghettos étanches ? –, mais c’est bien dans cette
conception de la liberté de l’individu et au nom de la valeur qu’il
attribue à ce bien qu’est la culture que les mesures qui ont pour but de
préserver ce bien éminent qu’est l’appartenance culturelle doivent
trouver leur source et leur justification.
-112-
NOTES – CHAPITRE 4
(1). Multicultural Citizenship, Oxford, Clarendon, 1995, p. 76.
(2). Op. cit., p. 11.
(3). Op. cit., p. 1.
(4). Cf.«Irredentist and Secessionist Challenges», in J. Hutchinson &
A. Smith, dir., Nationalism, Oxford, OUP, 1994, p. 276.
(5). Op. cit., p. 6.
(6). À la recherche du temps perdu, Paris, Quarto-Gallimard, 1999,
p. 490.
(7). Patterns of Moral Complexity, Cambridge, CUP, 1987, p. 43.
(8). Modernité et morale, Paris, PUF, 1993, p. 164.
(9). Patterns of Moral Complexity, Cambridge, CUP, 1987, p. 43-44.
(10). « La tolérance comme principe juridique et politique: un
oxymoron ? », in W. Ossipow & al., dir., Racisme, libéralisme et les
limites du tolérable, Genève, Georg, 2003, p. 116.
(11). The Morality of Freedom, Oxford, Clarendon, 1986, p. 402.
(12). The Foundations of Bioethics, Oxford, OUP, 1e éd., 1986, p. 14.
(13). « Are There any Cultural Rights », in W. Kymlicka, dir., The
Rights of Minority Cultures, Oxford, OUP, 1995, p. 233.
(14). Multicultural Citizenship, p. 158.
(15). Cf. supra, p. 22-23, 28-29 et 36-37.
(16). Op. cit., p. 160-162.
(17). « Social Unity in a Liberal State », Social Philosophy and Policy,
1996/1, p. 106 n. 2.
(18). Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, p. 251.
(19). Multicultural Citizenship, p. 152
-113-
(20). Certains auteurs refusent de parler de tolérance quand il y a impuissance à empêcher ; cf. J. Horton, «Les libéraux doivent-ils tolérer
le racisme ?», in Ossipow, op. cit., p. 44: « Ce refus d’ingérence
coercitive ne doit pas être le simple produit de l’impuissance, de la
résignation ou de la complaisance ».
(21). In C. Taylor, Multiculturalisme, Paris, Aubier, 1994, p. 37.
(22). In Multiculturalisme, p. 37.
(23). W. Kymlicka, Multicultural Citizenship, p. 166.
(24). In Multiculturalisme, p. 22.
(25). On peut d’ailleurs douter de sa neutralité, si l’on tient compte de
ce que dit Vernon van Dyke: « L’individualisme, combiné avec
l’insistance habituelle sur le mérite personnel, est destructreur des
cultures, à l’exception de celle qui est majoritaire » (« The Individual,
the State, and Ethnic Communities in Political Theory», in Kymlicka,
The Rights of Minority Culture, p. 50).
(26). « SocialUnity in a Liberal State », p. 128 et 132-133.
(27). The Foundations of Bioethics, Oxford, OUP, 2e éd., 1996, p. 67.
(28). Multicultural Citizenship, p. 4-5.
(29). Op. cit., p. 7.
(30). Op. cit., p. 52.
(31). Op. cit., p. 75.
(32). Op. cit., p. 108.
(33). Op. cit., p. 136.
(34). Op. cit., p. 91 et 83.
(35). « Le paralogisme identitaire: identité et droit dans la pensée communautarienne », Revue de Métaphysique et de Morale, 2002/1, p. 44.
(36). Multiculturalisme, p. 53-54.
(37). « Faire justice au multiculturalisme », in Baertschi & Mulligan,
dir., Les nationalismes, Paris, PUF, 2002, p. 185-186.
(38). Op. cit., p. 184.
-114-
(39). M. Kramer, « Rights without Trimmings », in M. Kramer & al., A
Debate over Rights, Oxford, OUP, 1998, p. 53.
(40). Multicultural Citizenship, p. 4.
(41). «Individual Rights agains Group Rights», in Kymlicka, The
Rights of Minority Culture, p. 137.
(42). Multiculturalisme, p. 56.
(43). Op. cit., p. 57.
(44). Op. cit., p. 63.
(45). N. Glazer, « Individual Rights against Group Rights », in
Kymlicka, The Rights of Minority Cultures, p. 128.
(46). Multicultural Citizenship, p. 184 et 186.
(47). Il faut distinguer soigneusement le sécessionnisme de l’irrédentisme, c’est-à-dire des revendications territoriales d’un État sur une
partie d’un autre État, dont les habitants sont culturellement homogènes aux siens (pensons aux revendications marocaines sur la
Mauritanie dans les années 60, et à celles de l’Irlande sur l’Eire) ; nous
ne dirons rien de ce phénomène ici.
(48). « Irredentist and Secessionist Challenges », in Hutchinson &
Smith, Nationalism, p. 275.
(49). « The Morality of Secession », in Kymlicka, The Rights of
Minority Cultures, p. 352.
(50). Cf. « La géométrie cognitive de la guerre » in Baertschi &
Mulligan, op. cit.
(51). « The Logic of Secession », in Hutchinson & Smith, Nationalism,
p. 262.
(52). On Nationality, Oxford, Clarendon, 1995, p. 109.
(53). Cf. On Nationality, p. 109.
(54). Op. cit., p. 111.
(55). Op. cit., p. 112-113.
-115-
(56). « The Morality of Secession », in Kymlicka, The Rights of
Minority Culture, p. 363-364.
(57). Cf. Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995, p. 4.
-116-
Chapitre 5
____________________________________________________
▀ La dignité de l’homme à l’épreuve des
biotechnologies
1.
Les craintes suscitées par les biotechnologies actuelles
Ce qu’on appelle aujourd’hui « biotechnologies » recouvre
toute une gamme d’interventions sur l’homme et la nature vivante. Si
elles nous frappent par la sophistication des techniques auxquelles elles
font appel, ce n’est toutefois pas cela qui est important d’un point de
vue éthique et social ; en effet, de nos jours, la technique a presque
complètement envahi notre vie d’où, parfois, la nostalgie romantique
de la vie vécue selon le rythme et les exigences de la nature. Mais avec
les biotechnologies, il y a quelque chose de plus qu’avec les autres
technologies : étant donné leur impact sur la couche biologique de
notre être, elles mettent en question ce que cela signifie d’être un être
humain. D’où de nombreuses craintes à leur égard, malgré les espoirs
qu’elles suscitent particulièrement en termes d’amélioration de notre
santé. Nous voici alors tiraillés entre deux désirs qui nous paraissent
aussi légitimes l’un que l’autre : vivre selon la nature et vivre
longtemps en bonne santé. Certes, on garde longtemps l’espoir que les
deux sont possibles, mais l’âge venant, cet espoir se révèle être une
illusion, à l’instar de bien d’autres.
Notre propos n’est pas de sonder le conflit de ces désirs, mais
plus modestement d’examiner ce qu’il en est des biotechnologies les
plus « pointues », à savoir le génie génétique, le clonage reproductif, la
-117-
production de cellules souches, ainsi que les xénotransplantations, par
rapport à ce phare moral partout invoqué mais rarement examiné, la
dignité de l’être humain, dont la Déclaration des droits de l’homme de
1948 dit, dans son article premier : « Tous les hommes naissent libres et
égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de
conscience ». À cet effet, nous commencerons par passer en revue
différentes craintes, sans chercher à être exhaustif, puis nous nous
demanderons si elles sont fondées en tant que mettant en danger cette
dignité qui est la nôtre.
Le génie génétique
« L’homme a une âme, les animaux ont une âme, on ne doit
pas toucher à leur génome » affirmait un écologiste lors d’un débat sur
le génie génétique en Suisse. Qu’est-ce que l’âme ? Si l’homme en a
une, le génie génétique mettrait-il en péril son identité voire son existence ? Le génie génétique serait-il alors susceptible de nous changer
de telle manière que nous deviendrions autres, que nous perdrions
notre humanité et la dignité qui y sont attachées ? Ici, on le craint ; à
d’autres époques, on l’espérait : Hermann Joseph Müller, qui sera prix
Nobel de médecine en 1946 affirmait peu avant la seconde guerre
mondiale :
« Nous voyons l’histoire de la vie divisée en trois grandes périodes. Dans
la longue phase préparatoire, on trouve une créature sans pouvoir sur son
environnement, que la sélection naturelle amène peu à peu à l’état humain.
Dans la seconde – courte phase de transition qui est la nôtre – l’homme
modifie son environnement immédiat afin de satisfaire ses désirs. Et dans
la longue troisième période, il percera tous les secrets de sa propre nature
et se transformera en une créature sublime, en un être par rapport auquel
les divinités mythiques du passé paraîtront de plus en plus ridicules » (1).
-118-
Actuellement, de telles prophéties ne sont pas pour nous
rassurer sur le génie génétique !
La PMA et le clonage reproductif
En 1978 est née Louise Brown, le premier enfant né grâce à
ce que l’on appelait alors la FIVETE – fécondation in vitro et transfert
d’embryon – et maintenant, d’un terme plus générique, la PMA –
procréation médicalement assistée. Le langage est ici révélateur : du
temps de la FIVETE, les fruits de cette conception étaient couramment
nommés « bébés-éprouvettes ». Mais est-ce vraiment digne d’un être
humain d’être conçu dans une éprouvette, voire d’une manière encore
moins naturelle, par clonage ? En tout cas l’Osservatore romano ne le
pense pas et affirme le droit, pour tout homme, de naître de façon
humaine, c’est-à-dire selon la dignité qui lui est propre :
« C’est dans le livre sacré des origines qu’est fixée de façon immuable et
incontournable la loi de la transmission de la vie, qui doit advenir dans le
mariage et par un acte conjugal responsable. Toute autre voie ou méthode
n’est pas acceptable parce qu’elle est contraire avant tout au plan créateur
de Dieu, et parce qu’elle offense la dignité de la personne et du mariage.
L’être humain a le droit de naître de façon humaine et non dans un
laboratoire » (2).
Et qui sait si le pire n’est pas encore à venir, puisque, pour
certains auteurs, le clonage pourrait « redonner vie à l’utopie féministe
de femmes se reproduisant sans les hommes » (3).
Les cellules souches embryonnaires
Clonage reproductif d’un côté, mais clonage thérapeutique de
l’autre, dont le but n’est pas de procréer, mais de soigner. À cet effet, il
est nécessaire d’utiliser des cellules souches embryonnaires, car ce sont
des cellules humaines non différenciées, pluripotentes donc, capables
-119-
de se multiplier pour produire n’importe quel tissu ou (qui sait ?)
organe. Mais, dira-t-on, où est le problème moral ici ? Il ne paraît en
effet pas y en avoir, puisque la technique a, comme « matière première », des cellules, un matériau certes humain, mais qui ne saurait en
aucun cas être considéré comme un être humain pourvu de sa dignité
propre.
Il y en a toutefois un, de problème moral, du moins dans l’état
actuel de la technique: les cellules souches ne peuvent être prélevées
que sur des embryons qui doivent être détruits à cet effet ; et même si
on peut espérer un jour prélever les cellules dont on a besoin sur des
organes ou sur des tissus d’adultes, cela aura nécessité des recherches
sur les embryons qui auront été détruits. Par ailleurs, dès qu’une cellule
souche est isolée, elle peut, du fait de sa totipotentialité, être à l’origine
d’un être humain au plein sens du terme ; bref, elle doit être considérée
comme un embryon. La production de cellules souches exige donc le
sacrifice d’un être humain, l’embryon, au profit de la santé et de la
prolongation de la vie d’autres êtres humains. Par conséquent la vie
humaine est instrumentalisée, des êtres humains sont traités comme de
simples moyens, à la manière d’esclaves, c’est-à-dire sans aucun égard
pour leur dignité.
Les xénotransplantations
« Nous avons été créés supérieurs aux animaux et il serait dégradant de devenir un être en partie porcin, en partie humain » (4), dit une
personne sondée en Grande-Bretagne pour le compte du Nuffield
Council, lorsqu’on lui demande ce qu’elle pense des xénotransplantations. Mon cœur est sur le point de lâcher ; comme on manque
d’organes humains, on me transfère un cœur de cochon. Mais n’est-ce
pas compromettre mon caractère humain et la dignité qui y est
rattachée ? Manifestement, certains le craignent.
-120-
2.
La dignité de l’homme menacée
Comme on s’en rend aisément compte, chacune des quatre bio-
technologies que nous avons mentionnées pose des problèmes moraux
particuliers : la production de cellules souches exige le sacrifice de vies
humaines – la PMA elle-même s’accompagne de la production d’embryons surnuméraires –, le génie génétique et les xénotransplantations,
chacun à sa manière, paraissent mettre en péril notre humanité. Quant
au clonage, c’est l’une de nos opérations essentielles, la procréation,
dont il modifie le sens en profondeur. Mais chaque fois, dit-on, il en va
de notre dignité. Reste toutefois à savoir ce qu’est cette dignité qui est
mise en péril. C’est ce dont nous allons nous occuper maintenant, après
avoir rappelé toutefois certaines positions officielles telles qu’elles sont
exprimées dans les textes politico-juridiques qui encadrent l’usage des
biotechnologies en Europe (géographique).
Les textes officiels
Pour le clonage reproductif, la constitution suisse déclare, à
l’article 119 alinéa 2 : « Toute forme de clonage et toute intervention
dans le patrimoine génétique de gamètes et d’embryons humains sont
interdites ». Pourquoi cette interdiction ? Parce que la Confédération,
est-il dit en préambule, « veille à assurer la protection de la dignité
humaine, de la personnalité et de la famille ». La dignité humaine joue
donc effectivement un rôle central dans cette question, puisqu’on lit
encore dans la « Réponse au Président de la République au sujet du
clonage reproductif » du Comité consultatif national d’éthique français : « Ce qui est en jeu touche aux droits et à la dignité de l’homme,
en ce que ces principes ont d’universel » (22 avril 1997). Le « Protocole
additionnel à la Convention pour la protection des Droits de l’Homme
-121-
et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la
biologie et de la médecine, portant interdiction du clonage d’êtres
humains », promulgué par le Conseil de l’Europe en janvier 1998, va
encore dans la même direction : « Est interdite toute intervention ayant
pour but de créer un être humain génétiquement identique à un autre
être humain vivant ou mort » (article 1), au nom aussi de la dignité
humaine, mais avec la précision importante suivante : « L’instrumentalisation de l’être humain par la création délibérée d’êtres humains
génétiquement identiques est contraire à la dignité de l’homme et constitue un usage impropre de la biologie et de la médecine ». Autrement
dit, le clonage reproductif viole la dignité de l’enfant à venir, et ce viol
consiste à faire de l’enfant un instrument.
Cette instrumentalisation, on l’a vu, est aussi présente dans la
production de cellules souches. C’est pourquoi la Commission
nationale d’éthique suisse pense que seuls les embryons surnuméraires,
« restes » de la PMA, peuvent être utilisés, puisqu’« un embryon
surnuméraire est voué à disparaître même sans avoir été utilisé dans un
contexte de recherche ou de thérapie ». Quant à la production d’embryons pour la recherche, elle est justement interdite par la convention
bioéthique européenne souligne la même Commission, car « nous
percevons dans l’embryon humain la personne qui y réside et, selon
cette perception, cette personne doit vivre. Et c’est là que se dresse la
barrière entendant empêcher la production d’embryons (resp. de cellules totipotentes) à l’usage de la science, ceci parce que nous produisons
ainsi et détournons de son but ce qui devrait conduire à une existence
humaine » (5).
Pour ce qui est du génie génétique, celui qui pourrait modifier
notre humanité, à savoir celui qui agirait sur les cellules germinales, il
est aussi partout interdit, témoin le même article 119 de la Constitution
suisse, on l’a vu.
-122-
La dignité humaine
Mais qu’est-ce que cette dignité à laquelle nous tenons tant ?
Avant tout, il faut être attentif au fait que « dignité » a deux
sens principaux dans son acception morale, la seule qui nous intéresse
(par opposition à son acception sociale et honorifique). Le premier sens
est personnel : je veux, à mes propres yeux et sous le regard d’autrui,
pouvoir être et continuer à être un individu digne de respect, non pas
simplement parce que je suis une personne humaine, mais parce que je
conserve l’estime de moi-même. Dans ce sens, la dignité est liée au
respect de soi : pour conserver le respect d’elle-même, il faut qu’une
personne ne soit jamais mise dans une situation où elle pourrait dire
qu’elle n’a plus que du mépris ou du dégoût pour ce qu’elle est
devenue, parce que, en un certain sens, elle n’a plus aucune valeur.
Comme on dit parfois : on doit pouvoir se regarder dans un miroir ; cela
a un sens moral (la honte ou le remords empêchent de se regarder),
mais aussi un sens simplement humain : la déchéance physique ou
psychologique peuvent détruire l’image de soi, de même que la douleur
ou le fait d’être placé par autrui dans des situations où l’on est
ridiculisé (pensons à l’infantilisation des vieillards).
Le second sens est impersonnel : la dignité d’un individu
humain consiste en ce qu’il est une personne et non un animal ou une
chose. C’est ce concept qui est à l’œuvre dans les droits de l’homme, et
qui fait que la personne a une valeur particulière qui interdit de la
traiter comme un simple moyen, à l’instar des choses, ainsi que, parmi
les philosophes, Kant le souligne particulièrement. Respecter la dignité
de quelqu’un, c’est donc le traiter comme une personne, comme un être
libre et autonome, bref comme un individu qui, quel que soit son état et
sa conduite, mérite le respect et ne saurait être instrumentalisé. Comme
-123-
le relate aussi Sartre : « C’est au nom de la dignité humaine que
l’homme refuse de traiter l’homme comme objet » (6).
Dans le premier sens, la dignité peut se perdre, ce qui n’est
pas le cas dans le second : on ne peut pas perdre sa dignité de personne,
même si on le dit parfois rhétoriquement, à l’exemple de Kant : « Le
mensonge est abandon et pour ainsi dire négation de la dignité
humaine » (7) ; pensons aussi au thème de l’homme qui se ravale au
rang des animaux. Si elle ne peut se perdre, c’est qu’elle est attachée à
notre nature : on peut cesser d’être une personne dans la mort, et peutêtre dans certains autres états comme les états végétatifs chroniques,
mais tant qu’on est une personne, on jouit de la dignité qui y est
attachée. On voit alors que si le premier sens, du moins dans l’un de
ses aspects, est moral : il concerne la valeur morale (bonne ou
mauvaise) de la personne et de ses conduites, le second est ontologique, car il est attaché à la personne elle-même, à ce qu’elle est et non
à ce qu’elle fait. C’est évidemment ce second sens qui nous concerne :
« Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits ».
Par rapport à cette dignité, l’attitude adéquate est le respect.
Le respect est une attitude éthique fondamentale qui clame que son
objet ne peut pas être traité comme bon nous semble, que nous devons
au contraire nous comporter vis-à-vis de lui en tenant compte de ce
qu’il est et des exigences qu’il peut formuler. Ainsi, traiter un être avec
respect, c’est accepter de limiter nos propres intérêts au nom des siens,
même si nous sommes dans la position d’imposer les nôtres, parce que
nous reconnaissons que l’être à respecter a une valeur particulière, soit
en raison de son éminence, soit en raison de sa faiblesse. Historiquement, le respect s’est effectivement partagé entre ces deux pôles : « Le
respect s’adresse à la fois à la puissance à craindre et à la faiblesse à
protéger », relève Gilbert Kirscher (8). Respecter les dieux ou les ancêtres d’un côté, les femmes ou les enfants l’autre. D’où, bien entendu,
-124-
l’interdiction d’instrumentaliser la personne, qui vaut particulièrement
lorsqu’elle est vulnérable, parce que, en plus, nous profiterions de sa
faiblesse.
Mais sur quoi se fonde la dignité de l’être humain ? Actuellement, ce concept est le plus souvent employé en référence à la
doctrine kantienne. Pour ce philosophe, la dignité est fondée sur
l’« aptitude de l’homme à définir ses obligations et à les remplir »,
c’est-à-dire sur le fait qu’il a une conscience morale. Le philosophe de
Königsberg n’est toutefois pas le seul à avoir articulé ce concept : pour
Pic de la Mirandole, premier auteur à avoir rédigé un traité sur la
dignité, elle se fonde sur ce que « l’homme [est] créé à l’image de
Dieu » (9). Quant à Thomas d’Aquin, qui s’était occupé de la dignité
quelques siècles auparavant, il dit dans le Commentaire sur les
Sentences : « Dignité signifie la valeur qu’une chose possède à cause
d’elle-même » [dignitas significat bonitatem alicujus propter seipsum]
(10), c’est-à-dire sa valeur intrinsèque. L’homme a une valeur particulière, c’est sa dignité, mais il n’est pas le seul à la posséder ; c’est
pourquoi il est dit de Dieu : « Le Père et le Fils ont bien même et
unique essence ou dignité » (11) et que « la dignité de la nature divine
surpasse toute dignité » (12). Pour Thomas, la dignité d’un être est
donc fonction de ce qu’il est en lui-même, c’est-à-dire de ses propriétés
intrinsèques et essentielles : si deux êtres ont la même essence, ils ont
même dignité ; si leur essence est autre, ils n’ont pas même dignité.
Ainsi en va-t-il aussi de l’âme et du corps, de l’homme et de l’animal.
On n’est donc pas étonné de lire sous la plume de Pie XII que « la
morale naturelle et chrétienne » a, parmi ses principes, celui de la
« dignité du corps humain » et celui de la « prééminence de l’âme sur le
corps » (13), dans un texte qui concerne la procréation médicalement
assistée.
-125-
Il résulte de cette rapide enquête historique qu’il existe un
large accord sur le fait que l’homme possède une dignité, que cette
dignité s’étend à tout homme et qu’elle doit être préservée puisqu’elle
fait la valeur particulière de l’être humain, cette valeur étant fondée sur
ce qu’est l’homme, c’est-à-dire sur les propriétés particulières qui le
caractérisent. Quelles sont ces propriétés ? On a vu mentionnée la
conscience morale – l’homme est le seul être capable de juger
moralement et d’être l’objet de jugements de louange et de blâme –,
mais il est important de déterminer plus précisément quelles elles sont,
si l’on veut savoir ce qu’il faut respecter quand on parle de respecter la
dignité de l’être humain et en quoi cela implique l’interdiction de toute
instrumentalisation.
La personne
Le concept qui a été développé dans la tradition philosophique
pour caractériser ce qui confère à l’homme sa dignité est celui de
personne. Il a son origine chez Boèce. Cette notion n’est pas introduite
par le philosophe romain dans l’examen de la question de la dignité de
l’homme, mais dans le combat qu’il mène contre les hérétiques
Eutychès et Nestorius, à propos de la question de la Trinité – un seul
Dieu en trois personnes – ; pour lui, la personne est une substance
individuelle de nature rationnelle [naturae rationabilis individua substantia] (14), c’est-à-dire un individu doué de raison. Il est important
de souligner ce contexte, car on voit immédiatement que dès l’origine
le concept de personne n’est pas réservé à l’homme, puisque, dit
encore Boèce, « nous disons qu’il existe une personne de l’homme,
nous le disons de Dieu, nous le disons de l’ange ». Cela souligne le
caractère proprement philosophique de la notion – et donc des problèmes qu’elle a pour fonction d’éclaircir –: si « homme » est un
concept qui peut avoir un rapport avec la biologie, ce n’est pas du tout
-126-
le cas de « personne ». On pourrait imaginer qu’un ordinateur soit une
personne, il est impossible qu’il soit un homme.
Il faut ensuite relever que ce concept est d’origine aristotélicienne : être doué de raison, c’est posséder une âme rationnelle. C’est
pourquoi il est tout à fait normal que Thomas d’Aquin le reprenne – il
se réfère explicitement à Boèce –, précisant :
« Le particulier et l’individu se vérifient d’une manière encore plus spéciale et parfaite dans les substances raisonnables, qui ont la maîtrise de leurs
actes : elles ne sont pas simplement agies comme les autres, elles agissent
par elles-mêmes […]. De là vient que, parmi les autres substances, les
individus de nature rationnelle ont un nom spécial, celui de «personne» »
(15).
Être rationnel, c’est être capable de maîtriser ses actes – la
raison doit gouverner, disait Aristote – ; c’est là une capacité éminente
et elle forme, avec les autres capacités que la raison comprend,
l’ensemble de propriétés le plus noble qu’un être puisse avoir. L’être
qui la possède est donc l’être le plus élevé : « La nature que la personne
inclut dans sa signification est la plus digne de toutes les natures, à
savoir la nature intellectuelle selon son genre. Ainsi le mode d’existence que possède la personne est le plus digne » (16).
Le contexte philosophique a beaucoup changé au cours des
siècles. Pourtant le concept de « personne » a résisté, puisque Kant le
conserve tel quel :
« Posséder le Je dans sa représentation: ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la Terre. Par là, il est
une personne […], c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et
la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut
disposer à sa guise » (17).
La caractéristique rationnelle qui fait d’un être une personne,
c’est ici la conscience de soi – non la conscience sensible, mais celle
-127-
qui implique une représentation (18) – ; ailleurs, le philosophe de
Königsberg mentionne encore d’autres propriétés et notamment, en ce
qui concerne la raison pratique, l’autonomie, c’est-à-dire « cette
propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi » (19). Si les êtres de
la nature, c’est-à-dire les choses, sont soumises aux lois de la physique,
les personnes ont en outre cette capacité de se donner à elles-mêmes
des règles de conduite, à savoir des lois morales – elles sont donc
capables de se gouverner –, et c’est exactement pour cela qu’elles sont
des personnes, c’est-à-dire qu’elles ont une dignité : « La moralité, ainsi
que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce
qui seul a de la dignité » (20).
Concluons cette enquête sur la dignité : l’être humain a une
dignité particulière parce qu’il est doué de raison. Encore une fois,
c’est exactement cela que les Droits de l’homme affirment : « Tous les
hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués
de raison et de conscience ». Pour désigner un tel être, la tradition a
proposé l’expression de « personne ». Mettre en danger la dignité de
l’homme, c’est donc soit mettre en danger son caractère de personne, à
savoir son identité, soit mettre en danger le respect qui lui est dû. Reste
à savoir si les biotechnologies font courir à l’homme l’un de ces deux
dangers, voire les deux.
3.
Les deux menaces
L’identité de la personne menacée
La menace sur l’identité concerne surtout le génie génétique
et les xénotransplantations, puisque ce sont les deux biotechnologies
qui pourraient faire de nous des êtres différents, non véritablement
humains. Le clonage reproductif est aussi parfois considéré comme
représentant une menace pour notre identité, mais non pas tant parce
-128-
qu’elle serait changée que parce qu’elle serait multipliée : deux clones
seraient une seule et même personne, aucun ne serait donc un véritable
individu. Mais une telle croyance est absurde, puisque deux clones ne
sont pas plus identiques que des vrais jumeaux. Et même si cela était,
ils seraient tout de même des personnes.
La question de la préservation de notre identité est assez
complexe, car cette identité se déploie à plusieurs niveaux. « Nous
avons été créés supérieurs aux animaux et il serait dégradant de devenir
un être en partie porcin, en partie humain », disait notre Anglais ; ce
disant, il manifeste un double souci : d’une part il craint de ne plus être
lui-même, comme individu, et d’autre part il craint de ne plus être un
homme ou plutôt une personne. Ce double souci est-il justifié ? Nous
examinerons ce point en détail dans le prochain chapitre ; ici nous nous
contenterons d’une réponse courte, car nous voulons nous consacrer
surtout à la question du respect : non, ce souci n’est pas justifié étant
donné que ce qui compte pour la personne qu’est l‘être humain, ce sont
ses fonctions et non ses organes : avec un cœur de porc, le transplanté
est simplement redevenu un humain fonctionnel. Son « fonctionnement
normal “typique de l’espèce” », comme dit Norman Daniels (21) , a été
restauré. Ensuite, que le cœur qui bat dans sa poitrine soit celui avec
lequel il est né ou un autre, peu importe à son identité de personne
individuelle: il est toujours le même individu, si ce n’est qu’il a dans
ses souvenirs celui d’avoir été transplanté.
L’autonomie de la personne menacée
Ce qu’on craint généralement avec les biotechnologies et
particulièrement avec le clonage, c’est l’instrumentalisation, c’est-àdire le non respect de la liberté ou autonomie de la personne, fondement de sa dignité. Pour bien comprendre la nature de la menace, il
faut d’abord, à l’aide de quelques thèses, en saisir la portée.
-129-
1. Une personne est fondamentalement un être doué de raison.
2. La raison comprend la liberté et le pouvoir de diriger sa vie, c’est-à-dire
de fixer ses propres buts.
3. Quand nous instrumentalisons quelqu’un, nous substituons nos propres
buts aux siens ou lui imposons les nôtres.
4. Instrumentaliser une personne, c’est donc ne pas respecter sa liberté et
par conséquent ne pas la respecter en tant que personne.
5. Ne pas respecter quelqu’un en tant que personne, c’est violer sa dignité.
6. Instrumentaliser une personne, c’est donc violer sa dignité.
Ainsi, affirmer que le clonage viole la dignité de l’être
humain, c’est-à-dire de la personne, signifie qu’il l’empêche de choisir
et de poursuivre ses propres fins. Autrement dit, un individu né par
clonage serait empêché d’être lui-même, son autonomie ne serait pas
respectée. C’est là un argument qu’on entend souvent, celui de la
manufacture : l’enfant cloné sera lésé parce que prédéterminé. C’est ce
que pense notamment Glenn McGee : « Le clone n’est jamais libre
d’être autre chose qu’un clone. Cela fait du clone un ensemble de traits
et d’attentes, à la différence de l’enfant humain né par les moyens
normaux ». En effet, vouloir une (seconde) fille blonde aux yeux bleus,
par exemple, ce n’est pas désirer l’enfant pour ce qu’il sera en luimême et par lui-même, mais l’insérer dans un projet qui n’est pas le
sien, l’instrumentaliser donc et déjà ne pas vouloir respecter son
autonomie (future). Et ce qu’on dit ici de l’enfant cloné, on doit aussi
le dire d’un enfant qui serait manufacturé par génie génétique, parce
que ses parents voudraient le douer de qualités supérieures (ici, on
parle souvent d’« eugénisme », mais le terme de « méliorisme » serait
mieux approprié).
Le problème avec cet argument, c’est qu’il est mauvais pour
deux raisons inverses :
1/ Ce n’est pas vrai de tout clonage envisagé que le clone sera
instrumentalisé. Isidore et Eulalie désirent avoir un enfant depuis
-130-
longtemps, mais Isidore est stérile. Ils ont fait appel à plusieurs techniques de reproduction artificielle, en vain. En désespoir de cause, ils
souhaitent avoir recours au clonage, le génome de l’enfant provenant
d’une cellule du père et l’ovule provenant de la mère. Ainsi conçu, le
clonage est un moyen au service de la PMA, simplement il est un peu
moins naturel que les autres techniques utilisées, puisque c’est non
seulement le caractère sexuel de la procréation qui est mis entre
parenthèses, mais encore son caractère sexué, dans le sens où les deux
gamètes ne sont plus indispensables et que le matériel génétique
pertinent ne vient plus que d’un seul individu. Certes, dans notre
exemple, les deux sexes sont encore présents, mais ce n’est en aucun
cas une nécessité.
Bref, le clonage, en lui-même, n’instrumentalise pas plus le
bébé que la PMA.
2/ Aristote souligne qu’il y a chez l’homme comme chez tous
les animaux « une tendance naturelle à laisser après soi un autre être
semblable à soi » (23). Nous faisons des enfants et, souvent, les
voulons à notre image et ressemblance. Le clonage est peut-être une
manière d’y parvenir, même s’il est évidemment faux de croire que
deux clones sont deux individus identiques, mais l’éducation en est une
autre. Certes, les méthodes utilisées diffèrent : génétique d’un côté, le
clonage rédupliquant le génome du cloné, environnementale de l’autre ;
certes elles n’ont sans doute pas la même efficacité, l’éducation étant
sans doute bien plus redoutable pour priver une personne de son
autonomie ; mais du point de vue de l’effet recherché et de l’intention
(manufacturer), elles sont moralement analogues.
Bref, pour instrumentaliser une personne, il n’est pas besoin
du clonage et celui-ci ne fait que souligner, mais il ne crée pas, un
problème lié à l’autonomie reproductive des parents, ainsi présentée
par Dan Brock : « On peut penser que le droit à la liberté reproductive
-131-
inclut à la fois un droit de choisir les moyens de procréation et le droit
de déterminer quel genre d’enfant on veut avoir, par l’usage du clonage
humain » (24).
On conclura que le clonage peut certes violer la dignité du
clone en l’instrumentalisant, mais il n’y a là aucune nécessité. En
outre, quand on y réfléchit, on se rend compte que le danger n’est pas
le clonage lui-même – somme toute, deux clones sont moins semblables que deux vrais jumeaux, on l’a dit, et la gémellité ne constitue
pas une violation de la dignité humaine –, mais les représentations et
attentes qui accompagneront le bébé cloné, à savoir encore une fois
l’éducation. Par ailleurs, comme c’est le cas dans l’éducation, les fins
que les parents veulent imposer à leur enfant peuvent être rejetées par
ce dernier : l’instrumentalisation peut échouer, car tout enfant, cloné ou
non, reste fondamentalement une personne – sinon il n’y aurait (peutêtre) pas de problème moral à vouloir l’instrumentaliser.
Dans notre tradition libérale, empêcher quelqu’un de poursuivre ses propres buts est souvent décrit comme l’infliction d’un tort.
Or, une activité n’est moralement permise que lorsqu’elle ne fait de
tort à personne ; ainsi que l’exprime John Stuart Mill : « La liberté de
l’individu doit être contenue dans cette limite : il ne doit pas nuire à
autrui » (25) – ce qui a une traduction juridique immédiate, énoncée
ainsi par Richard Epstein : « Les individus ont ordinairement le droit de
faire ce qu’ils veulent. Dès que quelqu’un (l’agent) en bénéficie, la
présomption en faveur de l’action libre ne peut être renversée que si
l’on met en évidence des conséquences négatives pour d’autres
individus » (26). Dans cette optique, et malgré ce que nous avons dit
concernant l’instrumentalisation, ne pourrait-on pas penser que le
clonage fait tout de même du tort à l’enfant, en brouillant la structure
familiale et les relations parentales ? En effet, un clone-cible est-il la
fille ou la sœur de sa « mère », un clone-source est-il une mère ou une
-132-
sœur ? Comme le souligne Onora O’Neill : « Les relations familiales
sont confuses lorsque plusieurs individus tiennent le rôle d’un seul ;
elles sont ambiguës lorsqu’un individu tient le rôle de plusieurs » (27),
et dans de telles situations, qui ne sont pas réservées au clonage, la vie
de l’enfant est rendue plus difficile. Le danger existe certes, mais son
remède ne consiste pas tant à notre sens dans le rejet du clonage que
dans celui d’une conception inadéquate de la famille comme constituée
d’abord de liens biologiques et non de liens sociaux et symboliques
qui sont pourtant ceux qui devraient compter pour des êtres qui sont
des personnes. Comme le souligne Inmaculada de Melo-Martin :
« C’est seulement si l’on assigne la priorité aux relations génétiques
qu’on sera dans la confusion à propos de savoir si quelqu’un est une
sœur ou une mère » (28).
On conclura donc que, par lui-même, le clonage ne fait pas de
tort manifeste à l’enfant et donc qu’il ne viole pas la dignité humaine.
Précisons : le clonage reproductif, car nous n’avons encore rien dit du
clonage thérapeutique ; or, dans ce dernier cas, il paraît bien y avoir
instrumentalisation claire, puisqu’un humain est utilisé comme moyen.
Un humain, certes, mais cet humain – l’embryon – est-il une personne ? Une personne étant un être doué de raison, on peut en douter (29).
4.
Conclusion : les attentes démesurées
Il apparaît qu’aucune des biotechnologies que nous avons
examinées ne viole par elle-même la dignité humaine (sous réserve,
bien sûr, d’autres arguments). Une autre manière de l’exprimer serait
de dire qu’aucun homme modifié par une de ces techniques ne mène
une vie indigne d’un être humain, comme on peut le dire rétrospectivement des victimes de l’esclavage (30). S’ensuit-il qu’il n’existe
pas de raisons d’y voir un danger moral ? Ce serait le cas si la morale
-133-
se limitait au respect de la dignité de l’homme, mais elle a encore bien
d’autres aspects, bien d’autres vertus encore sont en jeu. Par exemple
la dignité morale, celle que chacun veut avoir à ses propres yeux,
mentionnée mais écartée au début de cette étude : elle exige certes que
nous nous abstenions de faire du tort aux autres et que nous ne nous
avilissions pas dans l’ivrognerie, la gloutonnerie et la luxure que Kant
considère comme des « états qui nous ravalent en dessous de la nature
animale » (31), mais une sensibilité morale délicate ne s’y limitera pas.
Une personne dotée d’un tel tempérament moral se voudra encore
conforme à l’image de la personne vertueuse qu’elle veut être et le
respect pour la personne qu’elle est devenue se mesurera à cette aune.
Or, si la santé et la procréation sont effectivement des biens dignes
d’être poursuivis, ils peuvent aussi masquer des attitudes moins
recommandables moralement, comme un refus de notre condition
d’être vulnérable et mortel. Si on se rend à de telles considérations, les
biotechnologies dont nous avons parlé, du moins dans certains de leurs
usages, pourraient bien se révéler moins innocentes. Le clonage peut
notamment manifester une forme de refus de la finitude humaine, une
manière d’hybris dénotant une incapacité à être en paix avec soi. Ici
comme auparavant, le problème ne réside pas dans les biotechnologies
elles-mêmes, mais dans les raisons que nous pouvons avoir d’en user.
Cela est particulièrement visible dans une forme de clonage
non reproductif dont nous n’avons pas parlé. Jacques Testart imagine
qu’on pourrait cloner chaque embryon afin d’avoir en réserve, pour le
jour où cela s’avérerait nécessaire, des organes aptes à remplacer ceux
qui seraient devenus déficients au cours du temps : bébé 1 se développe
en adulte normal, alors que bébé 2, son clone, est disséqué après
quelques semaines et les ébauches de ses organes conservés pour
l’usage ultérieur qui a été dit (32). Or, cet usage d’un clone de soimême comme collection de parties détachées à son usage personnel,
-134-
même si le clone sacrifié a un statut analogue à un embryon qu’on
serait d’accord d’avorter, qu’il ne possède donc pas la dignité propre à
la personne, paraît bien être une manifestation paradigmatique de refus
de la condition humaine, bref, de démesure, d’où les fortes réactions à
son égard (Testart plaçait cette technique dans les « perversions de la
FIVETE »). Soyons précis : la démesure consiste ici à accepter de
sacrifier jusqu’à son « frère » ou son « double » pour survivre, et non à
vouloir se réparer ; ainsi l’argument ne touche pas forcément l’usage
des cellules souches embryonnaires, même si l’embryon doit être
détruit pour les prélever.
Un autre signe de démesure – qui s’accompagne en outre
d’instrumentalisation – est visible dans le génie génétique amélioratif
lorsqu’il se propose la fabrication de « surhommes » ou même la
satisfaction de désirs parentaux qui s’enracinent dans des conceptions
inadéquates de la vie bonne – des idéaux inadéquats et souvent euxmêmes démesurés –, comme le souligne Inmaculada de Melo-Martin :
« Dire que nous sommes moralement obligés de créer un enfant avec
autant de talents naturels que possible, avec les meilleurs gènes, et avec les
meilleures chances de mener une vie longue et en santé, présuppose que
les concepts de «talent», de «meilleurs gènes» et de «santé» ont des
significations fixes et ne sont clairement pas problématiques » (33).
Choisir la vie qu’on veut mener, c’est en même temps et par
conséquent l’encadrer dans des limites. Lorsque celles-ci sont dépassées, on éprouve un sentiment de gêne, de malaise, voire de répulsion ;
pensons encore aux grossesses de femmes ménopausées, aux mèresporteuses, ou même aux Bébés Nobel. Pour quelqu’un qui se limiterait
au respect des droits de la personne et de sa dignité simplement
humaine, il faudrait sans doute dire que ces sentiments sont pour une
grande part dépourvus de signification morale, qu’il faudrait plutôt s’en
libérer, car ils sont irrationnels et l’effet d’un conditionnement social
-135-
arbitraire. Par contre, si nous avons raison, alors notre sentiment de
malaise est parfois fondé – il est la réaction appropriée en présence
d’un mal – et il est bon de placer des limites adéquates même
lorsqu’aucune des préférences manifestées des personnes concernées
n’est lésée, car il existe en définitive encore d’autres manières de faire
du tort aux personnes, c’est-à-dire à soi-même et aux autres.
On répliquera qu’il est facile – bien trop facile – de tenir ce
discours lorsqu’on est en bonne santé et pourvu d’enfants épanouis.
Certes, encore une fois, il faut reconnaître que ce sont-là des biens
dignes d’être poursuivis, et il faut encore concéder que la notion d’acceptation de soi et de son sort a une latitude qui varie fortement selon
les lieux, les époques et les personnes – c’est-à-dire suivant les
conceptions de la vie bonne – ; mais il reste qu’elle est une vertu et
qu’un individu sensible se doit de la cultiver, où qu’il en place les
bornes, ainsi que le souligne Hans Jonas : « Déterminer des limites est
naturellement immensément difficile car toute avancée en médecine
représente un nouveau pas dans l’espoir pour un groupe particulier de
patients souffrants. Ce serait cruel de dire que nous devrions arrêter
d’aller dans une certaine direction parce que c’est trop dangereux. Bien
sûr, le danger réside dans l’abus » (34) et l’abus, c’est en définitive la
démesure.
Cela justifie que nos émotions résistent au flot d’arguments
que l’on entend en faveur de l’usage tout azimuth des biotechnologies,
et ce d’une manière qui n’a rien d’irrationnel. En définitive, les biotechnologies nous renvoient à notre attitude face à cette limite naturelle
et objective qu’est la finitude et à ces maux que sont la maladie, la mort
et la stérilité, pour lesquels il n’y a évidemment pas toujours de
remède. Toutefois, si en convenir justifie une inquiétude morale, cela
n’autorise pas forcément un ban juridico-politique sur les biotechnologies dont nous avons parlé, dans la mesure où, en régime libéral,
-136-
c’est le principe du tort qui doit rester la pierre de touche du permis et
de l’interdit dans le domaine public, principe entendu dans le sens
suivant : pour subir un tort, il faut être une personne, et une personne
non consentante, contrainte donc.
-137-
NOTES – CHAPITRE 5
(1). Cité in J. Glover, What Sort of People Should There Be?, Londres,
Penguin, 1984, p. 32.
(2). Cité in Kahn & Papillon, Copies conformes: le clonage en question, Paris, Nil Edition, 1998, p. 212. L’article est du 27 février 1997.
(3). W. Eskridge & E. Stein, «Queer Clones», in M. Nussbaum &
C. Sunstein, dir., Clones and Clones, New York, Norton & Co., 1999,
p. 97.
(4). Nuffield Council on Bioethics, Animal-to-Human Transplants. The
ethics of xenotransplantation, Londres, mars 1996, p. 105.
(5). La recherche sur les cellules souches embryonnaires, Berne, juin
2002, p. 143-144.
(6). L’existentialisme est un humanisme, Paris, Folio-Gallimard, 1996,
p. 103. Sartre raporte ici les paroles de Pierre Naville.
(7). Doctrine de la vertu, Paris, Vrin, 1985, p. 103.
(8). Art. «Respect», in M. Canto-Sperber, dir., Dictionnaire de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 1302b.
(9). A. Goetschel, «L’animal, ni chose ni sujet de droit», in D. Müller
& H. Poltier, dir., La dignité de l’animal, Genève, Labor & Fides,
2000, p. 115.
(10). Liv. 3, d. 35, q. 1, a. 4, q. 1, c.
(11). Somme théologique, Ia, q. 42, a. 4, ad. 2.
(12). Op. cit., Ia, q. 79, a. 3, ad 2.
(13). «Moralité de l’insémination artificielle», in P. Verspieren, dir.,
Biologie, médecine et éthique, Paris, Le Centurion, 1987, p. 15.
(14). «Contre Eutychès et Nestorius», in Traités théologiques, Paris,
GF-Flammarion, 2000, p. 74-75.
-138-
(15). Somme théologique, Ia, q. 29, a. 1.
(16). De Potentia, q. 9, a. 3, in Quæstiones disputatæ, Paris,
Lethielleux, 1925, p. 305b.
(17).Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 1984,
p. 17.
(18). Locke est passé par là ; cf. Essai philosophique concernant
l’entendement humain, II, XXVII, § 9, éd. Coste, Paris, Vrin, 1972,
p. 264, cité infra, p. 145.
(19). Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1980,
p. 120.
(20). Op. cit., p. 113.
(21). «Justice, Fair Procedures, and the Goals of Medecine», Hastings
Center Report, 1996/6, p. 10a.
(22). The Perfect Baby, New York, Rowman & Littlefield, 2000, p. 58.
(23). La politique, Paris, Vrin, 1970, p. 25.
(24). «Cloning Human Beings: an Assessment of the Ethical Issues Pro
and Con», in Nussbaum & Sunstein, Clones and Clones, p. 145.
(25). De la liberté, Paris, Folio-Gallimard, 1990, p. 146.
(26). «A Rush to Caution: Cloning Human Beings», in Nussbaum &
Sunstein, Clones and Clones, p. 265.
(27). Autonomy and Trust in Bioethics, Cambridge, CUP, 2002, p. 67.
(28). «On Cloning Human Beings», Bioethics, 2002/3, p. 252.
(29). Sur la question du statut de l’embryon, voir notre ouvrage La
valeur de la vie humaine et l’intégrité de la personne, ch. 5, Paris,
PUF, 1995.
(30). Pour l’approche par le biais de la notion de vie digne et de vie
indigne, cf. Raffaele Rodogno, «De la dignité aux droits fondamentaux
en passant par le bonheur», Studia philosophica, 2004.
(31). Doctrine de la vertu, p. 101.
(32). Cf. L’Œuf transparent, Paris, Flammarion, 1986, p. 211.
-139-
(33). «On Cloning Human Beings», p. 260
(34). «Not Compassion Alone», Hastings Center Report, 1995/7,
p. 45a.
-140-
Chapitre 6
____________________________________________________
▀ L’identité
de l’être humain
et la « métaphysique génomique »
1.
Introduction : la nature du problème
Un jour, Dieu décida de fabriquer une petite pilule rouge qui avait la
propriété d’améliorer significativement les capacités de celui qui l’avalerait. Pourquoi cette décision ? Peu importe, car on sait au moins depuis
Calvin que c’est « témérité […] d’enquérir des causes de la volonté de
Dieu ; vu qu’icelle est (et à bon droit doit être) la cause de toutes les choses
qui se font » (1). Ce qui compte, ce ne sont pas les causes de la volonté
divine – il n’y en a pas – mais ses effets, qu’on va voir. Dans un bourg
vivait un médiocre cordonnier qui produisait de médiocres souliers et qui,
en conséquence, ne pouvait exiger qu’un modeste salaire. Lors d’une
promenade, il trouva par hasard la pilule et, croyant à une baie, l’avala.
Les effets ne se firent pas attendre : le lendemain à son travail, les clous
qu’il plantait ne se tordaient plus comme il avait été de règle, il coupait et
taillait le cuir avec dextérité et les souliers qu’il fabriquait ne lui attiraient
plus que des éloges. Son salaire se modifia bien sûr en conséquence, si
bien qu’il put rapidement ouvrir sa propre échoppe dans laquelle il
prospéra (2).
Cette fable pose la question de l’identité personnelle : le
cordonnier d’après est-il la même personne que le cordonnier d’avant ?
Sans doute, si on vous le demandait tout de go, auriez-vous quelque
peine à y répondre. Et peut-être renverriez-vous sa question au questionneur en disant : mais la même personne, de quel point de vue ?
C’est effectivement la bonne question à poser, car deux objets peuvent
-141-
être identiques ou non, selon le point de vue d’où on les considère.
Dans À la recherche du temps perdu, Proust observe que, lorsque nous
pensons au temps futur où notre amour pour certaines personnes qui
nous sont chères actuellement pourrait avoir cessé :
« La crainte d’un avenir où nous seront enlevés la vue et l’entretien de
ceux que nous aimons et d’où nous tirons aujourd’hui notre plus chère
joie, cette crainte, loin de se dissiper, s’accroît, si à la douleur d’une telle
privation nous pensons que s’ajoutera ce qui pour nous semble actuellement plus cruel encore : ne pas la ressentir comme une douleur, y rester
indifférent ; car alors notre moi serait changé […] Ce serait donc une vraie
mort de nous-mêmes, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un
moi différent » (3).
Lorsque nos sentiments profonds changent, notre moi devient
autre, il n’est plus identique au moi qui éprouvait les sentiments
d’alors ; pourtant en un autre sens, c’est bien le même individu qui le
constate et donc son moi, s’il est changé, est aussi resté le même. C’est
qu’il y a, sous notre identité psychologique, une identité plus profonde.
Laquelle ?
Il n’est pas facile de le dire clairement ; ce qui n’empêche pas
nombre de nos contemporains de craindre que cette identité profonde
soit mise en danger par les biotechnologies, ainsi qu’on l’a vu dans le
chapitre précédent : souvenons-nous de l’Anglais qui craignait de
devenir « en partie porcin, en partie humain » et de l’écologiste qui
pensait que toucher aux gènes, c’est toucher à l’âme, c’est-à-dire au
cœur de l’identité d’un être (4).
Dans ces deux cas, il s’agit de notre identité en tant que liée à
l’espèce : si je reçois un cœur de cochon, serai-je encore un être
humain ? Si on touche à mon génome, qu’on détruise un gène ou qu’on
le remplace par un gène non humain, serai-je encore un être humain ?
Mais ici, la crainte porte aussi sur l’identité individuelle : suis-je encore
-142-
moi, si on me change un gène ? Le souci pour cette identité individuelle se manifeste d’ailleurs déjà dans les allotransplantations, comme
en témoigne la gêne que nombre de personnes éprouvent à la lecture de
cette nouvelle : « Fin août 1994, la presse divulgue qu’un patient de la
cinquantaine en attente de greffon cardiaque reçoit, dans un contexte
d’urgence mais en connaissance de cause, le cœur de sa fille mortellement accidentée » (5). Pensons encore au clonage reproductif : une
couverture du magazine Time montrait une série de brebis identiques
accompagnée de la question : « Y aura-t-il une fois un autre vous ? »
(6).
Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Ces antiques questions
reviennent actuellement de manière insistante, comme si nos nouveaux
pouvoirs bio(techno)-logiques étendaient leur juridiction bien au-delà
des molécules, des cellules et des organes, peut-être jusque dans ce que
Maître Eckhart appelait il y a fort longtemps « le réduit secret de
l’âme » où jusqu’ici « se glissait Dieu seul » (7). Ce réduit, là où nous
résidons nous-même en tant qu’individu et être humain, et que les
biotechnologies pourraient mettre en danger, il va falloir nous demander en quoi il consiste. Mais déjà, ce que nous avons dit nous permet
de faire une remarque importante.
Lorsqu’on parle de biotechnologies et plus particulièrement
de génie génétique, les interlocuteurs croient assez spontanément que
les enjeux non scientifiques du problème sont exclusivement de nature
éthique ; or c’est une erreur. Certes, cette pratique pose des questions
morales, et ceux qui craignent que les manipulations génétiques,
comme ils disent, mettent en danger l’identité de l’homme éprouvent
cette émotion sur la base d’un jugement proprement moral, qu’il serait
mal que notre identité se trouve changée – et effectivement, on pourrait
se demander : en quoi ne serait-ce pas un bien de devenir autres que
nous sommes ? Mais de tels jugements ne peuvent prendre véritable-
-143-
ment sens que si l’on sait déjà en quoi consiste cette identité. Ici
comme ailleurs, les questions éthiques ne prennent sens qu’à partir
d’un horizon métaphysique. Dès lors, avant de pouvoir demander s’il
est bon ou même obligatoire que nous préservions notre identité, il faut
savoir 1° quelle est cette identité qu’il s’agit de préserver et 2° si les
biotechnologies et surtout celle qui creuse le plus profond dans ce que
nous sommes, le génie génétique, sont susceptibles de la mettre en
péril, au sens moralement neutre de la changer. C’est à ces deux questions préalables métaphysiques et donc non éthiques qu’est dévolue
cette étude, tout comme, lorsqu’il s’agit de clonage reproductif, avant
de pouvoir dire s’il est un crime contre l’espèce humaine comme le
veut le droit français, il est nécessaire de savoir s’il fait quelque chose
à la spécificité humaine et quoi. Autrement dit : nous ne nous
demanderons pas ici s’il y a un danger moral avec le génie génétique et
les autres biotechnologies – nous l’avons d’ailleurs déjà partiellement
fait dans le chapitre précédent, quoique sur la base de la considération
de la dignité et non sur celle de l’identité –, mais s’il existe un danger
ontologique (qui, bien sûr, pourrait avoir un impact sur la morale).
Revenons à cet effet à la fable du cordonnier et, pour l’adapter
plus précisément à notre sujet, posons que cette pilule est un amalgame
d’une multitude de rétrovirus porteurs de gènes améliorés, capables
d’atteindre leur cible dans le corps de celui qui l’ingurgite. Le
cordonnier d’après est-il le même individu que le cordonnier d’avant ?
Manifestement, il a acquis de nouveaux talents ; mais cela, acquérir de
nouveaux talents, c’est ce que toute formation vise, et donc c’est ce qui
nous est arrivé à tous plusieurs fois depuis notre naissance. Or nous
sommes toujours les mêmes individus. Tout changement de capacité
n’atteint donc pas notre identité. Quel changement, quelle nouvelle
propriété serait-elle alors capable de le faire ? La réflexion philo-
-144-
sophique explicitement consacrée à cette question remonte à John
Locke, au XVIIème siècle. Voici ce qu’on lit sous sa plume :
« Pour trouver en quoi consiste l’identité personnelle, il faut voir ce
qu’emporte le mot de personne. C’est, à ce que je crois, un Être pensant et
intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut consulter soimême comme le même, comme une même chose qui pense en différents
temps et en différents lieux ; ce qu’il fait uniquement par le sentiment qu’il
a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce
me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque Être que ce
soit d’apercevoir sans apercevoir qu’il aperçoit » (8).
Avant même d’examiner le fond de sa réponse, on relève qu’il
articule notre question sur deux plans (9) :
1/ Ce qui fait mon identité, c’est d’abord que je suis une
personne, c’est-à-dire un individu doué de raison, au contraire des
animaux. C’est pour cette identité-là que craignait notre Anglais par
rapport aux xénotransplantations. Comme il s’agit d’une identité commune à tous les êtres humains – ou plus précisément à tous les êtres
doués de raison – nous l’appellerons identité personnelle générique.
2/ Ce qui fait mon identité, c’est ensuite que je dure dans le
temps et que je sais que c’est toujours moi qui dure. Cette identité est
propre à tout individu, c’est pourquoi nous l’appellerons identité
personnelle individuelle ou, pour suivre la tradition, identité
numérique.
Bref, il y a deux types d’identité :
IPG. L’identité personnelle générique : A et B sont identiques s’ils
possèdent certaines propriétés génériques en commun.
IPI. L’identité personnelle individuelle : A et B sont identiques s’ils
possèdent certaines propriétés particulières en commun.
Dès lors notre problème se scinde en deux, chacun pouvant
avoir une signification et une portée bien différentes : le père qui a reçu
-145-
le cœur de sa fille aura un problème d’identité personnelle individuelle,
s’il en a un, mais non générique, contrairement à notre Anglais. Cela
signifie-t-il qu’il va recevoir deux réponses différentes ? Oui et non.
Oui, puisque ce qui fait que je suis le même individu numériquement
n’est manifestement pas ce qui fait que je ne suis pas un animal, mais
non en ce qu’il doit manifestement y avoir un lien entre les deux
propriétés responsables de ces deux faces de mon identité. Du moins
est-ce ce que Locke pensait puisque, on le voit, il allègue dans les deux
cas des propriétés de nature psychologique ou mentale : la raison pour
l’identité générique, la mémoire pour l’identité numérique. En cela, il
s’inscrit dans une vénérable tradition et paraît en outre satisfaire à notre
expérience ; en effet le crédit que nous accordons aux neurosciences,
des situations comme l’état végétatif persistant ainsi que les réflexions
depuis l’Antiquité sur la spécificité de l’humain paraissent bien
montrer que les capacités mentales sont pertinentes pour notre identité.
Elles sont d’ailleurs incorporées dans la notion même de personne,
comme on l’a vu (10). Ainsi, A et B sont génériquement la même
personne s’ils ont la capacité de penser et sont doués de conscience, ils
sont la même personne individuelle s’ils ont la même continuité de
conscience et de pensée, c’est-à-dire, en deux mots, les mêmes
souvenirs.
Mais n’allons pas trop vite et reprenons notre problème de
plus près en nous demandant quels effets les biotechnologies sont
susceptibles d’avoir sur ces deux niveaux de notre identité. Nous
commencerons par l’identité numérique.
-146-
2.
L’identité personnelle individuelle
Le critère psychologique
Deux personnes sont le même individu si elles ont les mêmes
souvenirs, dit Locke. Mais comment faut-il l’entendre : tous les souvenirs, quelques souvenirs ou un seul ? Pour notre philosophe, c’est la
dernière possibilité qui est la bonne, en conséquence de quoi il affirme :
« Aussi loin que cette conscience peut s’étendre sur les actions ou les
pensées déjà passées, aussi loin s’étend l’identité de cette personne »
(11). Il y a toutefois un problème avec cette manière de voir : A et B ont
un souvenir en commun ; B et C ont un autre souvenir en commun, que
A n’a pas. Il s’ensuit que A ≡ B, que B ≡ C, mais que A ¬≡ C. Autrement dit, la relation que Locke a mise en évidence n’est pas l’identité,
contrairement à ce qu’il pensait, puisque l’identité est transitive.
Il y a plusieurs manières d’y remédier. L’une consiste à lui
adjoindre la transitivité. C’est ce que fait Derek Parfit, qui propose : « A
et B sont la même personne si elles sont psychologiquement
continues » (12). Cette relation de continuité se distingue toutefois de
celle d’identité en ce qu’elle n’est pas forcément biunivoque, car elle
peut avoir la forme d’une arborescence, impliquant la fission d’une
personne. Mais lorsqu’elle est biunivoque, alors elle exprime ce que
nous entendons par identité personnelle – c’est pourquoi Parfit ajoute :
« et qu’il n’existe pas de troisième personne qui soit contemporaine
avec l’une des deux et continue psychologiquement avec l’autre ».
Une autre solution est de proposer un fondement à la
mémoire. Ainsi, avoir les mêmes souvenirs sera sans doute un critère
d’identification, mais non un critère d’identité ; pour ce dernier, étant
donné les intermittences de la conscience, il faut trouver quelque chose
de plus ferme, par exemple une substance mentale, l’âme. C’était déjà
la solution de Thomas d’Aquin, à laquelle Locke s’opposait implicite-
-147-
ment lorsqu’il disait : « On ne considère pas dans ce cas si le même Soi
est continué dans la même substance, ou dans diverses substances »
(13), car le philosophe anglais s’en tient fermement au critère de la
conscience, conçue comme une propriété dispositionnelle.
Parfit contraste ainsi ces deux conceptions :
« J’ai distingué deux conceptions concernant la nature de la personne. Du
point de vue de la conception non réductionniste, une personne est une
entité existant séparément, distincte de son cerveau et de son corps, ainsi
que de ses expériences. Dans la version la plus connue de cette doctrine,
une personne est un Ego cartésien. Du point de vue de la conception
réductionniste que je défends, la personne existe, et elle est distincte de
son cerveau et de son corps, ainsi que de ses expériences. Mais la personne
n’est pas une entité existant séparément. L’existence continuée d’une
personne consiste seulement dans l’existence de son esprit et de son corps,
ainsi que dans la conscience de ses pensées, l’accomplissement de ses
actions et l’occurrence de nombreux autres événements physiques et
mentaux. Puisque ces deux conceptions sont en désaccord à propos de la
nature des personnes, elles sont aussi en désaccord à propos de l’identité
de la personne dans le temps » (14).
Parfit paraît ici mêler des considérations physiques à son
critère psychologique, qu’il nous faut actuellement laisser de côté. Pour
notre propos, ce qui compte, c’est que les propriétés mentales jouent un
rôle déterminant dans la reconnaissance ou même dans la constitution
de l’identité personnelle individuelle. De cela, les deux conceptions
examinées tombent d’accord.
Quid du génie génétique et des (xéno)transplantations ? On
voit immédiatement qu’ils ne sauraient, par principe, menacer notre
identité numérique : la pilule rouge et les rétrovirus qu’elle contient en
abondance améliorent les capacités du cordonnier, mais ce ne sont pas
celles qui comptent pour son identité. Il n’y a là aucune rupture de la
continuité de la conscience et de la mémoire, pas plus que dans un
-148-
processus d’apprentissage ou la prise de Prozac. Ainsi, la façon dont on
acquiert une capacité a peut-être une pertinence quant à notre mérite,
mais non en ce qui concerne notre identité. Bref, même si le cordonnier
dit à sa femme : « Je ne suis plus la même personne », elle pensera sans
doute, en replaçant dans sa bibliothèque l’Essai philosophique sur
l’entendement humain dont elle vient d’achever la lecture du livre 2,
chapitre 27, que son mari n’est sans doute plus le même cordonnier,
mais qu’il est resté la même personne, Dieu merci.
En généralisant et en précisant tout à la fois, on dira que la
thérapie génique, qu’elle soit somatique ou germinale, ne saurait par
principe affecter notre identité personnelle. Il en va encore de même si
on améliore les capacités d’un individu par ce moyen. Néanmoins, il
n’est pas impossible que l’identité d’un individu soit tout de même
atteinte : dans la mesure où il existe des relations causales efficientes
entre notre génome et nos états mentaux – ce que seuls les partisans du
parallélisme psychophysique comme Malebranche ou Leibniz nient
absolument –, alors notre identité n’est pas à l’abri. Pour que ce soit le
cas, il faudrait toutefois que, après avoir avalé la pilule rouge, le
cordonnier ne puisse même plus dire « Je ne suis plus la même
personne », que le « Je » qu’il emploie pour se désigner ne se réfère
plus à la même entité, et qu’il parle du cordonnier du passé comme de
quelqu’un qui n’est pas lui, à l’instar des autres cordonniers qu’il
rencontre çà et là, lors des congrès de la chaussure. Un changement
fondamental de caractère pourrait en être le signe, car on sait depuis
Leibniz que les « facultés nues » n’existent pas, et donc qu’une
personne ne saurait en être une sans avoir quelque propriété mentale de
base, quelque « dénomination intrinsèque » qui l’individualise (15) ;
c’est au moins à ce niveau de profondeur que le changement devrait
avoir lieu pour que notre identité numérique soit réellement changée,
que ce soit un mal ou un bien d’ailleurs.
-149-
Le critère physiologique
La conception lockienne de l’identité personnelle, sous sa
forme originelle ou modifiée à la Parfit, est devenue classique ; elle
signifie que la continuité corporelle n’est pas un élément fondamental
de notre continuité individuelle : le critère de l’identité est psychologique – qu’il soit réduit à la mémoire ou s’étende au caractère de
base, voire à une substance spirituelle. On pourrait toutefois objecter
que cette conception, si elle est devenue classique, c’est surtout dans le
monde des philosophes et non dans celui des « laïcs » où, remarque
Richard Swinburne, « la théorie la plus naturelle de l’identité
personnelle à laquelle on pense volontiers, est qu’elle est constituée par
l’identité corporelle. B est la même personne que A si le corps de B est
le même que le corps de A » (16). Ainsi, quand la police identifie un
coupable, elle ne le fait pas en sondant les souvenirs du suspect, mais
en relevant ses empreintes digitales ou, depuis peu, son empreinte
génétique. Toutefois, identifier un coupable et régler une question
d’identité ontologique ne demandent pas nécessairement les mêmes
critères : si, par exemple, on disait à un transplanté qu’il ne doit souffrir
d’aucun problème d’identité, parce que ses empreintes digitales n’ont
pas changé, il pourrait à bon droit s’étonner de notre raisonnement ! Si
l’on veut se référer à un critère corporel de l’identité, il faut donc
préciser et, assez spontanément, on désigne soit le cerveau ou l’une de
ses parties, soit le génome.
Le passage d’un critère d’identité psychologique à un critère
physiologique paraît d’abord changer bien des choses : si nous sommes
notre génome, alors toute modification qu’il subit est susceptible de
mettre notre identité en péril. Mais un peu de réflexion montre que ce
n’est pas le cas. « L’homme a une âme, les animaux ont une âme, on ne
doit pas toucher à leur génome », disait notre écologiste, mais il se
-150-
trompe : l’âme, en tant que symbole de notre identité – interprétons
ainsi cette expression – n’est pas dans notre génome, y toucher ne
touche donc pas en principe notre identité. Pour le montrer, occuponsnous d’abord du cerveau.
Pourquoi privilégier cet organe ? Parce que, bien sûr, il est le
siège de la pensée, donc de la personne. Encore une fois, pensons aux
cas des états végétatifs persistants ou au critère de la mort cérébrale.
Certes, inclure un organe dans le concept d’identité personnelle n’est
pas sans effet au plan théorique de la définition de la personne ; cela
permet encore de résoudre une difficulté de la théorie lockienne, liée au
fait que notre mémoire n’est pas toujours fidèle et fait que nous nous
souvenons de choses dont nous – au sens immédiat où nous disons
« nous » – ne sommes pas l’auteur, qui ne sont par conséquent pas
parties de notre personne. On dira alors, avec Swinburne, que « la
continuité du même cerveau est une condition physique nécessaire de
l’identité personnelle et donc que les souvenirs apparents sont erronés
quand ils sont à propos d’actes d’une personne qui n’a pas le cerveau
en question ». Mais cela concédé, il n’y a là rien qui change la
conclusion à laquelle nous sommes arrivés en ce qui concerne notre
problème : que la relation causale qui relie notre cerveau à notre pensée
soit constitutive ou accidentelle revient au même, puisque c’est seulement à cause de sa capacité à être le support du mental que le cérébral
a été introduit. C’est pourquoi une lésion cérébrale ne compte pour
notre identité que dans la mesure où elle affecte notre continuité
psychologique.
Bref, ce qui compte, ce n’est pas l’organe en tant que tel, mais
sa fonction, et c’est seulement quand cette dernière est altérée – ce
qu’on remarque par ses effets psychologiques – que la lésion organique
devient préoccupante pour notre intégrité psychologique et, par elle,
pour notre identité numérique. On le voit bien encore si l’on prend en
-151-
compte ce qui se passe dans les démences séniles sévères : c’est le
cerveau qui est atteint mais, ce qui compte, c’est l’effet de l’atteinte :
ces individus, comme le dit Dan Brock, « ont été coupés de leur
continuité psychologique consciente, de leur passé et de leur futur, ce
qui est la base du sens de l’identité personnelle à travers le temps »
(17). A et B sont la même personne s’ils possèdent les mêmes fonctions
ou plutôt le même groupe de fonctions, mentales.
On dira exactement la même chose du génome : ce ne sont pas
les molécules d’ADN en elles-mêmes qui comptent, mais ce qu’elles
sont capables d’induire. La chorée de Huntington est gravissime non
parce qu’un gène du chromosome 4 est défectueux, mais parce que, dès
l’âge de 40 ans environ, le patient voit sa vie physique et surtout
mentale se détériorer irrémédiablement jusqu’à une perte totale
d’autonomie et à la démence. Le jour où il sera possible de pallier la
défectuosité du gène, par exemple par xénotransplantation de cellules
animales génétiquement modifiées encapsulées, l’anomalie génomique
ne sera plus une menace pour l’identité du patient, car la fonction
défectueuse aura été rétablie. Bref, le génome n’est pas le porteur de
l’identité de la personne – l’existence des jumeaux monozygotes
l’atteste encore : on ne peut conclure de l’identité génétique de l’embryon et des enfants qu’il deviendra à l’identité numérique des deux
êtres –, ce qui a cette conséquence déjà mentionnée pour une autre
biotechnologie, le clonage reproductif, que deux clones ne peuvent pas
être plus identiques que des vrais jumeaux ne le sont, et qu’on doit
donc rejeter comme non pertinents tous les arguments qui allèguent
l’unicité et l’identité des êtres humains pour s’opposer au clonage (18).
Cela n’a tout simplement, rien à voir même si c’est très présent dans
les médias.
Le problème pourrait toutefois rebondir si l’on adoptait un
critère moins abstrait d’identité numérique : non pas la simple conti-
-152-
nuité de la mémoire ou d’états mentaux génériques, mais la continuité
de propriétés psychologiques plus substantielles, comme les traits de
caractère ; bref, si au lieu de réclamer seulement la continuité
psychologique d’un X, on exigeait que le X ait un contenu épais. Tout
changement significatif de caractère pourrait alors compter comme
altération de l’identité de la personne, de même que certains changements physiques à haute valeur symbolique. Quand Glover note que
lorsque quelqu’un est sévèrement défiguré, « c’est en partie un handicap, parce que nous pensons à nous-mêmes en termes de notre visage ;
ainsi, un visage défiguré endommage notre sens de nous-mêmes » (19),
il veut souligner que conserver le même visage est un élément important de notre identité. Il y a là un problème bien connu de la médecine
de transplantation, et donc on peut être sûr qu’on le rencontrera aussi
avec les xénotransplantations. Toutefois, il faut bien distinguer ici ce
qui est de l’ordre de l’impact psychologique et ce qui est de l’ordre de
l’impact ontologique. Or en diminuant le niveau d’abstraction comme
nous venons de le faire, nous avons justement changé d’ordre.
On conclura que passer d’un critère mental à un critère
physiologique ne change rien sur le plan de l’identité numérique de
l’individu par rapport au génie génétique et aux xénotransplantations,
si ce n’est qu’on prend alors clairement conscience que nos organes
importent non en tant qu’ils sont des parties matérielles de nousmêmes, mais en tant qu’ils ont une fonction. On en saisit particulièrement l’importance dans le cas des xénotransplantations.
Les fonctions et les parties
« Il serait dégradant de devenir un être en partie porcin, en
partie humain », disait cet Anglais sondé sur les xénotransplantations.
Si ce qui compte ce sont les fonctions et non les organes, alors il a tout
simplement tort : avec un cœur de cochon, il ne serait pas une chimère,
-153-
mais un humain fonctionnel, le même qu’il était il y a plusieurs années,
lorsque son cœur humain fonctionnait à satisfaction. Bref, que le cœur
qui bat dans sa poitrine soit celui avec lequel il est né ou un autre, peu
importe à son identité numérique : sa vie consciente n’en est pas modifiée, si ce n’est qu’il a dans ses souvenirs celui d’avoir été transplanté.
Or il s’agit là d’une expérience parmi bien d’autres qui, selon la
personne qu’il est, peut avoir plus ou moins d’importance, mais qui en
tout cas n’est pas susceptible de faire de lui une autre personne, sinon
moralement, comme on le dit d’expériences qui affectent profondément et peuvent parfois modifier le caractère de façon significative –
c’est-à-dire encore une fois l’identité psychologique –, comme l’a été
l’illumination de St Paul sur le chemin de Damas. Mais après sa chute,
l’apôtre disait toujours « je » et, par cette expression, il se référait
encore à cette époque où il se nommait Saül. Certes, il en irait sans
doute différemment si l’organe greffé était un cerveau…, ce qui, dans
une certaine mesure, n’est plus tout à fait chimérique, comme le relève
Anne Fagot-Largeault, lorsqu’elle mentionne que des cellules nerveuses prélevées sur des fœtus sont implantées dans le cerveau de
vieillards atteints de la maladie de Parkinson ; d’où sa question : « Pour
le sujet receveur, cette greffe est-elle aussi instrumentale qu’une prothèse de hanche, ou atteint-elle son identité personnelle, et qu’est-ce
que l’identité personnelle d’un être qui est une chimère biologique
jusque dans son système nerveux central ? » (20). La primauté de la
fonction devrait cependant nous rassurer quelque peu, du moins pour
l’instant ; et ainsi en ira-t-il généralement si une partie de l’ADN est
modifiée – surtout s’il s’agit de thérapie génique –, quelle que soit
l’origine des molécules transitant par les rétrovirus, humaines ou
animales.
Pourtant, bien des personnes n’en conviennent pas. Elles se
trompent, certes, mais pourquoi ? À notre sens, leur erreur s’explique
-154-
par leur allégeance à une métaphysique des parties, alors que c’est une
métaphysique des fonctions qui est la conception correcte. Sinon, notre
identité serait mise en danger chaque fois que nous nous faisons
arracher une dent ! Le fait qu’elle soit erronée n’empêche toutefois pas
qu’une telle métaphysique soit très répandue, du moins sous des
formes modérées (les dentistes n’ont rien à craindre de ce côté !). Il
reste cependant que la partie est souvent le support (partiel) de la
fonction et donc que, symboliquement, elle représente la fonction. Cela
est très important dans la question du don d’organes entre êtres
humains. Comme le relève Jean-Marie Thévoz : « Le don d’organes
c’est la possibilité (imaginée) d’un morcellement du corps, d’un
arrachement ou d’une perte d’une partie de soi, la violation de son
intégrité, c’est-à-dire de son caractère entier, unique, indivisible » (21).
Et c’est justement à cause de ce rôle symbolique des parties que nous
ne considérons pas nos organes comme des choses et que nous nous
refusons généralement à en faire commerce. Il y a donc, si l’on veut,
un grain de vérité dans la métaphysique des parties, mais ce n’est que
dans la mesure où elle est ordonnée et subordonnée à une métaphysique des fonctions.
Cela est bel et bon ; toutefois, il faut se rappeler qu’on n’a pas
vraiment répondu à l’inquiétude de notre Anglais, qui craignait non pas
tant de ne plus être lui-même comme individu, mais de perdre son
identité d’homme ou de personne. Certes, s’il la perd, il ne sera plus
lui-même en tant qu’individu, mais la réciproque n’est pas vraie. Il
nous faut donc examiner cet autre aspect de la question qui, on le verra
est en fait lui aussi double : il concerne d’une part l’identité de la
personne (être et rester génériquement une personne et ne pas devenir
un animal ou une chose) et l’identité de l’homme (être et rester spécifiquement un être humain et ne pas devenir un porc).
-155-
3.
L’identité personnelle générique
Changer l’homme
Une personne est un être doué de raison et de conscience de
soi, cela par opposition aux êtres qui en sont dépourvus comme les
animaux – du moins la plupart d’entre eux – et les végétaux. Or, notre
identité générique de personne peut, elle aussi, être mise en péril : ce
n’est pas par hasard qu’on parle d’état végétatif chronique.
Bien des questions que nous avons examinées concernant
l’identité personnelle numérique sont pertinentes ici aussi : craindre de
devenir un individu à moitié humain et à moitié porcin, c’est aussi
craindre de perdre son humanité, au sens de son caractère de personne,
on l’a dit. C’est pourquoi ce qu’on a vu des fonctions s’applique aussi
ici et devrait faire disparaître toute crainte quant à notre identité
générique, du moins en ce qui concerne les xénotransplantations, car
pour le génie génétique, c’est un peu plus compliqué. Relevons tout de
même que si beaucoup craignent une modification de notre identité,
d’autres l’attendent avec espoir : le maïs transgénique, les souris transgéniques sont déjà entrés dans notre vie – certes, avec plus ou moins de
bonheur –, mais l’homme pourrait aussi bénéficier de ces techniques.
C’est du moins ce qu’espère un auteur comme Jonathan Glover,
considérant que le génie génétique pourrait nous aider à vaincre nos
capacités limitées pour la sympathie et pour l’altruisme, car actuellement et malheureusement :
« Nous avons une psychologie tribale bien adaptée pour survivre à l’Âge
de la pierre. Nous désirons nous identifier à un groupe, nous avons
tendance à la haine des autres groupes, à l’obéissance, à la conformité et à
l’agression – nous réagissons comme membres d’une foule, à la musique
émotionnelle, aux uniformes, drapeaux et autres symboles –, à l’amour de
-156-
l’aventure et au risque ; nous avons besoin d’un cadre conceptuel simple
pour comprendre le monde et désirons croire plutôt que douter » (22).
Comme le dit Proust, bien que dans un langage en partie désuet : « L’hérédité, les croisements ont donné une force insurmontable à
de mauvaises habitudes, à des réflexes vicieux » (23). Si nous nous
modifions sur tous ces points, deviendrons-nous une nouvelle espèce ?
Glover ne le dit pas, mais Tristram Engelhardt, quoique dans un autre
registre, n’hésite pas à le prophétiser, lorsqu’il affirme :
« Dans le futur, notre capacité à manipuler la nature humaine afin qu’elle
se conforme aux buts choisis par les personnes va augmenter. Au fur et à
mesure que nous développerons nos capacités dans le génie génétique, non
seulement au niveau des cellules somatiques, mais aussi à celui des
cellules germinales, nous deviendrons capables de former et de façonner
notre nature humaine à l’image et à la ressemblance des buts choisis par
les personnes. À la fin, cela peut signifier un changement si radical que nos
descendants pourraient être considérés par les taxonomistes du futur
comme les membres d’une nouvelle espèce. S’il n’y a rien de sacré concernant la nature humaine, il n’y a pas de raison, si on fait suffisamment
attention, en vertu de laquelle elle ne pourrait pas être changée
radicalement […] Ce sont les personnes qui sont la mesure de toutes
choses, car il n’y a que les personnes qui peuvent mesurer » (24).
La question éthique de savoir si cela est désirable ou non ne
nous intéresse pas ici, nous l’avons dit, même si on voit déjà que parler
de crime contre l’espèce humaine ne va pas de soi (25). Ce qui importe
pour nous, c’est d’examiner si, en nous modifiant ainsi, nous changerons notre nature de personne ou non. À cela, la réponse est claire : il
s’agit d’améliorer notre nature de personne et non de la détruire ; devenir des êtres plus moraux, modifier à cet effet notre nature biologique,
c’est chaque fois tenter de devenir des personnes meilleures. Tout au
plus modifiera-t-on l’identité morale ou de caractère des personnes
concernées, comme d’ailleurs on essaie de le faire, de manière bien
-157-
plus classique et bien plus ancienne – et sans doute bien plus efficace –
, par l’éducation des enfants. A fortiori notre identité ontologique n’a
rien à craindre si l’on se garde de tels projets amélioratifs et qu’on se
borne à tenter l’éradication de certaines maladies génétiques en
agissant sur la lignée germinale, comme le recommande l’Église
catholique – Jean-Paul II est très explicite sur ce point : « On peut
également penser que, grâce au transfert des gènes, certaines maladies
spécifiques pourront être traitées, comme l’anémie falciforme qui, dans
de nombreux cas, frappe des individus d’une même origine ethnique »
(26) – : il s’agit simplement de restaurer les capacités des personnes,
non de créer des êtres ontologiquement différents.
Certes, or il se pourrait que l’on rate la cible et que, jouant aux
apprentis-sorciers, on finisse par ravaler l’homme – du moins les sujets
de l’expérimentation – à un niveau infra-personnel. Mais il n’y a rien
d’inévitable à cela : le génie génétique ne saurait, par principe, mettre
en danger notre identité personnelle générique.
La métaphysique génomique
Pourtant ici aussi, les craintes sont nombreuses. Est-ce encore
le fruit d’une erreur ? Oui, et elle est toujours de nature métaphysique.
Elle consiste à croire que ce qui fait notre humanité en tant que
personne est identique au génome humain, ou du moins complètement
dépendant de ce dernier : « L’homme a une âme, les animaux ont une
âme, on ne doit pas toucher à leur génome ». Cette erreur, qu’on
baptisera « métaphysique génomique » à la suite d’Alexandre Mauron,
et qui implique chez ceux qui la commettent la croyance au déterminisme génétique, est d’autant plus tentante qu’elle est la généralisation
d’une vérité triviale :
VT. Certains traits caractéristiques de la personne sont déterminés par
certains gènes.
-158-
C’est, par exemple, ce que présupposent les positions de
Glover et d’Engelhardt ; mais même si on trouve qu’ils affirment trop –
notamment parce qu’ils paraissent comprendre « déterminés » au sens
de la causalité individuelle et non pas statistique –, cette vérité subsiste
au moins en un sens conditionnel négatif : si certains gènes sont
endommagés ou absents, alors un trait de la personne sera endommagé
ou absent. Voici maintenant l’erreur :
E. Chaque trait caractéristique de la personne est dans une relation
biunivoque avec un gène (un gène, une fonction et une fonction, un gène).
Cette erreur se creuse encore chez certains, qui ajoutent à E :
E+. À tout gène correspond un trait caractéristique de la personnalité.
Il s’ensuit que tout changement génétique, toute substitution
d’un gène à un autre met en péril l’intégrité et donc l’identité génériques.
À une telle conception, il est facile de faire quatre objections :
1/ La détermination génétique est indirecte, puisqu’elle
s’effectue par la production de protéines. Or, une protéine peut venir de
plusieurs gènes, comme un seul gène peut coder pour plusieurs
protéines (c’est l’épissage).
2/ La plupart des gènes n’ont rien à voir avec les propriétés
essentielles qui constituent la personnalité (contre E+).
3/ Concevoir ainsi le rôle des gènes est simpliste, parce qu’ils
sousdéterminent le comportement et la psychologie, tant individuels
que génériques, des personnes. Il s’agit là d’un lieu commun, mais il
faut souligner que l’environnement naturel et social jouent un rôle
décisif dans ce que nous sommes, jusque dans l’activation de certains
gènes « dormants ». Richard Dawkins dit joliment : « Il n’y a pas plus
de correspondance biunivoque entre les morceaux du génome et les
morceaux du phénotype, qu’il n’y en a entre les miettes d’un cake et
-159-
les mots de la recette » (27) . On doit même dire qu’il n’existe pas de
bonne raison d’affirmer que les gènes restent la source ultime qui
contrôle ce que nous sommes – ici, on saisit l’importance décisive de la
biologie moderne pour placer des garde-fous métaphysiques.
4/ L’identité personnelle générique ne doit pas être confondue
avec l’identité spécifique biologique, car il n’y a pas de coïncidence
entre le personnel et l’humain – les Néanderthaliens étaient des
personnes, ils n’étaient pas des homo sapiens sapiens. Ce n’est donc
pas l’intégrité du génome humain qu’il faut préserver, mais celle de la
personne et cela ne revient pas du tout au même.
Cela dit, même si l’on substituait l’expression « être humain »
à « personne » dans l’énoncé de la thèse de la métaphysique génomique, son caractère erroné subsisterait. C’est là la question de l’identité
spécifique dont nous devons dire quelques mots si nous voulons ne rien
laisser d’important de côté.
4.
L’identité spécifique
On aura d’ailleurs peut-être été surpris par l’argumentation
développée jusqu’ici. En effet, il semble que si le génie génétique, ou
même les xénotransplantations, ont un impact sur notre identité, c’est
d’abord sur notre identité spécifique biologique – notre identité en tant
qu’êtres humains – et non sur notre identité de personne, ou du moins
seulement indirectement sur elle. Le passage d’Engelhardt que nous
avons cité le montre bien : le génie génétique est susceptible de modifier les catégories des taxonomistes, non celles des métaphysiciens. Et
ce à bon droit : croire que ce qui vaut pour notre nature biologique vaut
de la même manière pour notre nature ontologique, c’est justement se
méprendre sur la nature des questions métaphysiques. Répétons-le, la
nature de la personne n’est pas la nature de l’être humain ; même les
-160-
néo-scolastiques, qu’on accuse souvent d’épouser des thèses naturalistes – au sens du paralogisme – le soulignent, tel le R.P. Norman Ford
disant qu’il faut soigneusement distinguer la nature biologique de
l’homme de sa nature ontologique, c’est-à-dire ce qu’il est en tant que
vivant et ce qu’il est en tant que personne (28).
Ne pas faire cette distinction mène aisément à la métaphysique génomique, dont nous avons montré le caractère métaphysiquement erroné. Mais anthropologiquement, cette conception ne vaut
pas mieux, car l’anthropologie génomique, identifiant l’espèce
humaine à son patrimoine génétique, commet une double erreur qui la
prive de tout caractère scientifique.
La notion d’espèce
1/ Utiliser un critère génomique d’appartenance à l’espèce
repose sur une méconnaissance de ce qu’est une espèce, tellement que
même la modification de la lignée germinale n’implique pas la mise en
péril de l’identité spécifique. En effet, comme le relève Alexandre
Mauron à propos de la souris, mais on peut transposer cela tel quel à
l’homme : « Une souris transgénique peut avoir, dans sa lignée germinale, de nombreux gènes étrangers à l’espèce souris, tout en restant
une vraie souris, au même titre que son congénère à l’état sauvage. Sa
“muritude” n’en est pas entamée » (29). Seul un essentialiste taxonomiste intransigeant, pour reprendre encore une expression de cet
auteur, pourrait le nier et sentir le besoin de créer, à l’intention de cette
souris et ses descendants, une nouvelle espèce ; il est pourtant facile de
montrer qu’il a tort.
En effet, le partisan de cette position affirme soit que tous les
gènes sont essentiels, constitutifs de l’espèce, soit qu’il y a des gènes
essentiels et d’autres gènes non essentiels. Mais cette façon de voir
-161-
n’est conciliable ni avec la pratique médicale ni avec les théories
actuelles de la biologie.
a) En ce qui concerne la médecine, certains vaccins utilisés,
par exemple contre la poliomyélite ou la fièvre jaune, sont vivants. Par
leur action, ils causent des modifications dans le programme génétique
de certaines cellules. Or ces vaccinations sont pratiquées depuis 40 ans
sans la moindre incidence sur l’identité spécifique de ceux qui en ont
bénéficié. Tout virus, d’ailleurs, a le même effet. Certes, il ne s’agit ici
que d’action sur les cellules somatiques – bien que l’action des virus
n’y soit pas limitée –, mais les arguments biologiques vont bloquer la
conséquence dans le cas des cellules germinales.
b) La biologie nous apprend au moins deux choses sur cette
question. D’abord, tous les gènes sont de même nature : il n’y a rien
d’essentiel ou d’inessentiel à leur niveau, puisqu’ils sont tous le fruit
du hasard des hybridations et des mutations, ce qui signifie aussi qu’ils
changent sans cesse. Ensuite, et c’est le plus important, le critère d’appartenance à l’espèce n’est pas la possession d’un même patrimoine
génétique, mais l’interfécondité : deux individus font partie de la même
espèce si et seulement si leur union peut produire une progéniture
féconde. C’est pourquoi la souris transgénique est encore une souris.
On pourra alors certes dire que les gènes à préserver sont ceux qui sont
responsables de cette capacité, mais c’est seulement parce que cette
capacité aura déjà été choisie ; autrement dit, ici encore ce n’est pas le
gène qui compte, mais la fonction.
Par ailleurs, il faut reconnaître que la fonction qui a été
choisie par les biologistes n’a pas d’impact métaphysique et qu’elle
recèle une bonne part d’arbitraire – elle est d’ailleurs contestée,
d’autres critères étant aussi avancés, comme la monophylie, c’est-àdire l’ascendance commune. Plus généralement, l’appartenance à
l’espèce n’a pas d’impact moral direct, car si l’espèce humaine venait à
-162-
se scinder en deux espèces différentes – « cela pourrait arriver à cause
de mutations qui feraient qu’un groupe d’hommes acquerrait un
chromosome de plus » (30) –, on pourrait difficilement en tirer la
conclusion que nos devoirs moraux ne s’étendent qu’à l’espèce à
laquelle nous appartenons. On pensera alors volontiers, passant de
l’homme à la personne, que les gènes à préserver sont ceux qui sont
responsables du fonctionnement proprement humain de notre cerveau ;
sans doute, mais pour l’instant notre ignorance est totale sur ce sujet,
ce que souligne Changeux : « Nous ne savons pas quelles sont les
familles de gènes qui ont rendu humain notre cerveau au cours de
l’évolution des espèces » (31).
c) Comme le souligne Patrick Stocco : « Le transfert horizontal de gènes entre différentes espèces non apparentées est un processus
naturel qui constitue même l’un des moteurs de l’évolution biologique » (32). L’essentialiste devrait alors sans doute se proposer pour
programme d’arrêter l’évolution, du moins en ce qui concerne celle de
l’homme, ce qui est peut-être ce à quoi quelqu’un s’inspirant de la
philosophie d’Hans Jonas devrait s’attacher.
L’atomisme et le holisme
2/ Un gène ne fonctionne humainement que s’il est intégré à
un génome humain fonctionnel, et ainsi pour les gènes de souris ou
d’autres animaux ; leur origine n’a donc aucune importance. À nouveau, c’est la fonction qui compte. Comme le dit le Nuffield Council :
« Considéré isolément, un gène obtenu à partir d’une source humaine n’a
rien de spécifiquement humain. De la même manière, des gènes obtenus à
partir d’une espèce animale ne doivent pas être vus comme représentant un
élément particulier de cet animal […] C’est seulement en combinaison
avec tous les autres gènes qu’un gène particulier contribue à la
spécification des aspects caractéristiques de l’espèce » (33).
-163-
Autrement dit, les êtres ne sont ni individuellement ni spécifiquement des collections de parties ou de propriétés, mais des touts
intégrants, dont les parties et les fonctions ne peuvent se comprendre
que par rapport au tout. La métaphysique génomique est donc l’un des
nombreux avatars de l’atomisme et elle souffre des mêmes défauts ; par
opposition, holisme et fonctionnalisme se complètent. C’est d’ailleurs
pourquoi on doit dire des organes en voie de transplantation comme on
a dit des gènes, ce que François Mosimann, chirurgien des greffes,
exprime ainsi :
« Le fait que le cœur, les poumons, le foie, les reins, le pancréas, l’intestin,
la cornée, l’os ou la peau puissent, moyennant un support médical, rester
viables quelques heures ou même davantage [n’est qu’] un détail
biologique, car ces organes ont perdu leur finalité qui est la vie ou la survie
de la personne humaine. À ce stade, ils sont bel et bien viables, plutôt que
vivants. Seule une transplantation dans un corps doté des compétences
intellectuelles et spirituelles […] leur redonnera véritablement vie » (34).
5.
Conclusion
Il existe de bonnes et de mauvaises raisons d’être circonspect
face aux biotechnologies, voire peut-être même de craindre certaines
d’entre elles. Parmi ces raisons, certaines sont d’ordre métaphysique et
portent sur les différents aspects de notre identité. Or, comme nous
avons tenté de le montrer, elles sont toutes mauvaises, même s’il n’est
pas exclu que, par nos soins, notre identité, sinon dans ses fondements
ontologiques, du moins dans certaines de ses facettes éthico-psychosociales, soit un jour modifiée. Certains d’ailleurs, on l’a vu, ne s’en
plaindraient pas. Ces raisons sont mauvaises donc, mais elles sont
d’autant plus efficaces qu’elles passent rarement le seuil de la conscience de ceux qui les adoptent. Nous en voyons une preuve dans le
-164-
fait que les sondages montrent que, en Europe et contrairement à la
règle, plus les personnes sont informées sur le génie génétique et les
xénotransplantations, plus elles ont de réticences par rapport à ces
pratiques. Certains y liront le signe de la capacité des personnes de
saisir la malice intrinsèque de ces pratiques ; nous y lisons au contraire
le symptôme de la présence de croyances erronées latentes. On pourrait
à juste titre en dire ce que Kierkegaard disait du désespoir inconscient :
« Un signe horrible de plus pour moi de cette maladie […], c’est son
secret […], qu’elle puisse si bien se dissimuler dans l’homme qu’il
n’en sache même rien » (35). Or, une bonne éthique ne saurait s’appuyer sur une mauvaise métaphysique, pas plus d’ailleurs que sur une
mauvaise anthropologie, sinon par accident. Bref, l’identité personnelle
de la personne humaine n’a pas grand chose à redouter des biotechnologies, et s’il faut craindre de se laisser manipuler psychologiquement,
le siècle qui vient de s’achever nous a appris que dans ce domaine, les
idéologies – pour ne rien dire de l’éducation – sont bien plus efficaces
que les biotechnologies.
-165-
NOTES – CHAPITRE 6
(1). Institution de la religion chrétienne, 5 vol., Paris, Vrin, 1957-1963,
livre III, ch. XXIII, p. 435.
(2). D’après M. Michael, « Retributive Taxation, Self-Ownership and
the Fruit of Labour », Journal of Applied Philosophy, 1997/2, p. 138139.
(3). À la recherche du temps perdu, Paris, Quarto-Gallimard, 1999,
p. 533.
(4). Cf. supra, p. 118 et 120.
(5). J. Vaysse, « Destins des organes, de l’éthique à l’imaginaire »,
Journal international de bioéthique, 1995/2, p. 109 b.
(6). Hastings Center Report, 1998/2, p. 7a.
(7). « IXe sermon latin », in F. Brunner, Eckhart, Paris, Seghers, 1969,
p. 160.
(8). Essai philosophique concernant l’entendement humain, éd. Coste,
Paris, Vrin, 1972, p. 264.
(9). C’est ce qui est exprimé par le principe de dépendance sortale ;
cf. S. Ferret, L’identité, Paris, GF-Flammarion, 1998, p. 13.
(10). Cf. supra, pp. 126-127.
(11). Op. cit., p. 265.
(12). « Personal Identity », in J. Glover, The Philosophy of Mind,
Oxford, OUP, 1976, p. 150.
(13). Op. cit., p. 265.
(14). Reasons and Persons, Oxford, OUP, 1984, p. 275.
(15). Nouveaux essais sur l’entendement humain, éd. Gerhardt, t. V,
Berlin, Reprint Olms, 1978., p. 100.
-166-
(16). « Personal Identity: the Dualist Theory », in R. Swinburne &
S. Shoemaker, Personal Identity, Oxford, Blackwell, 1984, p. 59.
(17). Life and Death, Cambridge, CUP, 1993, p. 373.
(18). cf. supra, pp. 129-129.
(19). I: the Philosophy and Psychology of Personal Identity, Londres,
Penguin books, 1988, p. 72.
(20). « La réflexion philosophique en bioéthique », in M.-H. Parizeau,
Les fondements de la bioéthique, Bruxelles, De Boeck, 1992, p. 21.
(21). Le consentement au prélèvement d’organes, ms., 1997, p. 11.
(22). What Sort of People Should There Be ?, Londres, Penguin books,
1984, p. 183-184.
(23). À la recherche du temps perdu, p. 1720.
e
(24). The Foundations of Bioethics, Oxford, OUP, 1 éd., 1986, p. 377.
(25). Nous examinons la question éthique du méliorisme dans notre
ouvrage : Enquête sur la dignitée, Genève, Labor et Fides, 2005, ch. 6.
Cette conférence et de la précédente s’inspirent de ce que nous y avons
écrit.
(26). « Recherche biologique, génie génétique et respect de l’homme »,
in P. Verspieren, dir., Biologie, médecine et éthique, Paris, Le Centurion, 1987, p. 300.
(27). «Universal Darwinism», in D. Hull, & M. Ruse, The Philosophy
of Biology, Oxford, OUP, 1998, p. 22-23.
(28). Cf. When Did I Begin ?, Cambridge, CUP, 1988, p. xvi.
(29). « La génétique humaine et le souci des générations futures »,
Folia bioethica, SSEB-SGEB, Genève, 1993, p. 12.
(30). D. Graft, «Against Strong Speciesism», Journal of Applied
Philosophy, 1997/2, p. 111.
(31). L’Homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 270.
(32). Génie génétique et environnement, Genève, Georg, 1994, p. 93.
-167-
(33). Animal-to-Human Transplants. The ethics of xenotransplantation, Londres, mars 1996, p. 53.
(34). « Transplantation d’organes et christianisme », in R. Malacrida &
al., Donazioni e trapianti d’organo. Visioni filosofiche, etiche e
religiose, Comano, Alice, 1997, p. 103.
(35). Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949, p. 80.
-168-
Postface
_____________________________________________________
▀ Maurice COLOMB
Coordinateur du Groupe de Réflexion en Éthique de la Recherche
Le Groupe de Réflexion en Éthique de la Recherche, dans sa
deuxième année d’existence interuniversitaire à Grenoble, a reçu
l’agréable mission d’accueillir Bernard Baertschi sur une Chaire
Municipale d’éthique.
La sève philosophique Lémanique est ainsi venue nourrir la
réflexion du Groupe, animer l’interactivité et l’interdisciplinarité d’une
formation doctorale en éthique de la recherche, enfin irradier les divers
sites universitaires, tout au long de six conférences largement ouvertes.
Ce printemps 2004 a vu se manifester le monde de la recherche, sous
des dehors parfois gauches mais sympathiques de naïveté. À côté de
revendications bien fondées, que l’expression collective a cimentées
autour d’arguments financiers, politiques… (pour une perception
sociale moderne ), il eût été probablement intéressant de proposer une
perception éthique des métiers modernes de la recherche.
En paraphrasant Bernard Baertschi, le chercheur doit se
réaliser en tant que personne, comme tout être humain. Les aides ne
manquent pas, tels les garde-fous juridiques, les codes ou autres
chartes professionnelles, que la créativité scientifique prend de vitesse
inexorablement. Il reste ainsi que le chercheur doit se forger une solide
morale, quitte à prolonger cet investissement dans le cadre de collégialité qui caractérise la plupart des recherches scientifiques modernes.
-169-
La liberté, condition essentielle pour la construction de soi, est
ainsi et aussi, un éther essentiel de la recherche. Le « désir de liberté »,
prôné par Axel Khan, doit être la flamme du chercheur, pour la plus
claire expression de ses responsabilités.
L’interdisciplinarité, à l’image du multiculturalisme devrait
être, au delà des exigences techniques de choix des disciplines engagées, mis à profit positivement avec, selon Paul Ricoeur dans un article
récent du Monde, « Cultures, du deuil à la traduction »*, une nécessité
de transduction des divers apports disciplinaires et de deuil d’éléments
personnels.
Ces quelques notions, glanées au fil des propos de Bernard
Baertschi, donnent une faible idée de la richesse que ce Collègue nous
a apportée et que notre Groupe devra développer au bénéfice d’une
pratique éthique de la recherche.
Juin 2004
Maurice Colomb
* Le Monde du 25 05 04
-170-
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