_________________________________________________________ La Responsabilité éthique dans une société technique et libérale _________________________________________________________ Bernard Baertschi ▄ PUBLICATIONS DE LA MSH-ALPES ________________________________________ -2- _________________________________________________________ La Responsabilité éthique dans une société technique et libérale _________________________________________________________ Bernard Baertschi ▄ PUBLICATIONS DE LA MSH-ALPES -3- _________________________________________________________ PUBLICATIONS DE LA MSH-ALPES _________________________________________________________ La Maison des Sciences de l’Homme-Alpes (MSH-Alpes) publie des ouvrages en sciences humaines et sociales ou des ouvrages associant les sciences humaines et sociales et d’autres sciences, à l’initiative de chercheurs et enseignants-chercheurs des universités et établissements publics de recherche de Grenoble et de Chambéry. Cette procédure de publication vise à favoriser la diffusion de recherches et de travaux issus de séminaires ou de programmes menés au sein de la Région Rhône-Alpes ou impliquant des équipes de recherche de cette région. Directeur de la Maison des Sciences de l’Homme-Alpes Bernard BOUHET CNRS – Maison des Sciences de l’Homme-Alpes BP 47 – 38040 GRENOBLE CEDEX 9 Tel : 33 (0)4 76 82 73 00 – Fax : 33 (0)4 76 82 73 01 Mail : [email protected] http://www.msh-alpes.prd.fr ISBN : à compléter (EJ) Dépôt légal- 1ère édition : à compléter (EJ) -4- _________________________________________________________ SOMMAIRE _________________________________________________________ Introduction ………………………………………………………… 7 Bernard BAERTSCHI Chapitre 1. L’homme-machine et sa responsabilité……………… 9 NOTES …………………………………………………………….. 33 Chapitre 2. Les conflits moraux et les limites de l’éthique…………………………………………………………….. 35 NOTES …………………………………………………………….. 61 Chapitre 3. Hippocrate et Archimède, de la déontologie à l’éthique ………………………………………………………….. 63 NOTES …………………………………………………………….. 84 Chapitre 4. Le multiculturalisme et le statut des minorités ……. 87 NOTES …………………………………………………………… 116 Chapitre 5. La dignité de l’homme à l’épreuve des Biotechnologies ……………………………………………………121 NOTES …………………………………………………………… 142 Chapitre 6. L’identité de l’être humain et la « métaphysique Génomique » ………………………………………………………145 NOTES …………………………………………………………… 171 Postface …………………………………………………………… 174 Maurice COLOMB -5- -6- Introduction _____________________________________________________ ▀ Bernard BAERTSCHI Maître d’enseignement et de recherche au Département de philosophie de l’Université de Genève et au Centre Lémanique d’Éthique Les six chapitres qui composent ce volume sont les textes de six conférences que j’ai prononcées dans les quatre Universités de Grenoble alors que j’occupais la Chaire municipale d’éthique au printemps 2004. Les thèmes abordés varient en fonction des différents domaines de recherche représentés dans chacune des Universités. S’il s’agit chaque fois d’éthique, cette expression doit être prise dans un sens large, non seulement parce que sont abordés des sujets qui ressortissent à l’éthique fondamentale et à l’éthique appliquée, mais encore parce que, étant d’avis qu’il n’est pas possible de parler sur l’éthique sans se demander qui est cet être qui se pose des questions éthiques, c’est-à-dire sans se poser l’antique question philosophique: « Qu’est-ce que l’homme ? », des problèmes comme celui du libre arbitre sont aussi abordés, à savoir des questions métaphysiques. Ainsi que le lecteur s’en apercevra, la position générale que je défends en morale ou en éthique – j’utilise ces deux termes comme synonymes – est que l’être humain a une tâche à accomplir, celle de se réaliser en tant que personne, ce qui présuppose que soit respectée son autonomie, dans sa personne et dans celle des autres, par lui-même et par les autres. C’est dans cette optique que j’aborde la question du sens et des limites de notre responsabilité (chapitre 1), celle que posent -7- certaines situations dans lesquelles notre souci moral est mis à rude épreuve et où l’éthique pourrait se révéler être non une aide, mais un obstacle à la réalisation de soi-même (chapitre 2), celle du rôle des aides à la décision que sont les codes de déontologie par rapport aux autres systèmes normatifs (chapitre 3), celle de la manière dont nous devons vivre dans les sociétés multiculturelles qui sont les nôtres, en demandant si ce métissage est une chance ou une menace pour la réalisation de nous-mêmes et pour notre autonomie (chapitre 4), celle de notre dignité de personne face aux biotechnologies – sont-elles, elles aussi, une aide ou une menace ? – (chapitre 5), et enfin celle des fausses conceptions de nous-mêmes qui nous empêchent d’adopter une position morale adéquate, notamment dans le domaine des biotechnologies (chapitre 6). Le texte des conférences a été légèrement remanié pour éviter les redites et pour améliorer la cohérence de l’ensemble. Ce séjour à Grenoble a été rendu possible par la générosité de la Ville de Grenoble, je l’en remercie vivement. Sur place, j’ai été accueilli par le groupe de réflexion sur l’éthique dirigé par Maurice Colomb. Grâce à lui en particulier et au groupe en général, j’ai pu me familiariser avec les enjeux moraux posés par les développements technologiques en cours à Grenoble. J’aimerais ici leur exprimer ma gratitude et souhaiter que leur activité, si nécessaire dans l’optique d’un développement humaniste de la science fondamentale et appliquée, prenne l’importance qu’elle mérite. Genève, le 13 mai 2004. -8- Chapitre 1 ____________________________________________________ ▀ L’homme-machine 1. et sa responsabilité Introduction : le déni de responsabilité En 1980, dans l’Indiana, le constructeur automobile Ford fut accusé d’homicide par négligence. Trois femmes, occupantes d’une Ford Pinto, avaient été brûlées vives dans l’incendie de leur véhicule, après qu’il eut été heurté par l’arrière. L’accusation se basait sur le fait que la Pinto était moins sûre que les véhicules comparables en cas d’accident, étant donné l’endroit où le réservoir à essence était placé. Ford ne fut pas condamné à cette occasion – car les occupantes de la voiture avaient oublié de replacer le bouchon du réservoir –, mais perdit de nombreux autres procès analogues, ce qui lui coûta plus de 50 millions de dollars en dommages et intérêts. En effet, la Pinto était réellement moins sûre, Ford le savait, et avait refusé d’effectuer les transformations nécessaires pour passer avec succès les tests de sécurité standards, ce qui lui aurait coûté entre 6,65 et 11 $ par voiture (refus qui a duré de 1972 à 1977, avant que le gouvernement n’intervienne et n’impose les modifications nécessaires). Parmi les aspects de cette affaire qui heurtèrent le public, deux points sont à relever : 1° les consommateurs n’étant pas informés de la sécurité moins grande de la Pinto, ils ne pouvaient choisir en connaissance de cause ; 2° une fois le défaut connu par Ford, une analyse coûts/bénéfices fut réalisée, qui conclut que l’amélioration des voitures coûterait plus cher que les coûts légaux des poursuites (ce qui s’est révélé être faux !) (1). C’est là un événement bien connu, qu’on trouve relaté dans tous les manuels d’éthique économique et d’éthique de l’ingénieurie. Parmi les graves questions morales qu’il pose, il y a celle de la respon- -9- sabilité : qui était le véritable responsable de ce triste scandale, l’entreprise, les managers ou les ingénieurs ? Comme la responsabilité entraîne généralement la culpabilité, du moins si la responsabilité est proprement morale et non seulement causale, répondre à cette question a de lourdes et profondes conséquences sur la vie des entreprises et des individus. Mais qu’est-ce que la responsabilité morale ? On dira que l’individu A est moralement responsable de l’état de chose E si les conditions suivantes sont remplies : 1/ A a causé E (intentionnellement ou non, par action ou par omission) 2/ A aurait pu ne pas causer E (A aurait pu agir autrement ou ne pas agir) 3/ A n’aurait pas dû causer E (2) La seconde condition est particulièrement importante, on peut même la considérer comme une condition nécessaire de l’éthique, c’est pourquoi on ne blâme pas une tuile qui assomme un passant. Nous oui, si nous le faisons, car nous ne sommes pas des êtres comparables à des tuiles sous ce rapport. Vraiment ? Imaginons qu’au procès qui a suivi l’affaire de la Ford Pinto, il soit apparu qu’un des ingénieurs, John, ait sciemment planifié la construction d’une voiture défectueuse pour se venger de ses chefs et ait en outre reçu une grosse somme d’argent d’un des concurrents de Ford à cet effet. Comparaissant devant une juridiction pénale et alors que sa culpabilité est évidente aux yeux de tous, son avocat, dans un dernier effort, brandit devant la Cour un document portant la carte du génome de John et, pointant son index sur une des lignes noires qui couvrent la page, s’écrie : « On ne saurait tenir mon client pour responsable de sa conduite en cette affaire, car il possède les gènes de la cupidité et de l’esprit de vengeance dont il n’est que la victime ». -10- Bon, la manœuvre est bien connue, même si ici elle s’autorise de la génétique plutôt que de la psychiatrie : la responsabilité d’un accusé est diminuée voire absente s’il eût été difficile qu’il se comportât différemment. Et il est de bonne guerre pour un avocat de jouer là-dessus en faveur de son client. Certes, mais si on se contente de cette remarque, c’est qu’on ne s’est pas rendu compte de la véritable portée de l’intervention de l’avocat ; en effet, si on le suit, on devra dire non seulement que John n’est pas responsable de sa conduite parce qu’il n’aurait pas pu agir autrement, mais encore qu’il en va ainsi de tout individu, quoi qu’il fasse. La loterie naturelle nous fait tel ou tel, et tout le reste s’ensuit. On objectera qu’une telle affirmation est la manifestation d’une erreur qu’on ne saurait trop fortement dénoncer, celle du déterminisme génétique s’appuyant sur la métaphysique génomique (3). Certes, et c’est bien là une erreur ; toutefois, ici encore, l’histoire de John creuse plus profond, car ce qu’elle signifie c’est que toute conduite s’explique à partir d’événements antécédents et donc n’aurait pu être autrement qu’elle n’a été : la seconde condition de la responsabilité morale est fausse et nous ne sommes donc jamais responsables de notre conduite. Mais si la responsabilité est une illusion ou un mythe, la morale elle-même pourrait bien être elle aussi une illusion ou un mythe. Pour John, et peut-être pour beaucoup d’entre nous, ce serait une bonne nouvelle, quoiqu’elle s’accompagne, comme souvent, d’une mauvaise : si nous ne sommes pour rien dans le mal que nous faisons, nous ne sommes aussi pour rien dans le bien que nous faisons, à l’instar des tuiles ! C’est sur cette nouvelle – qui ne l’est d’ailleurs pas tellement – que nous aimerions réfléchir, et cela sur deux plans. D’abord, comme on l’aura remarqué, l’intervention de l’avocat prétend s’appuyer sur -11- une conception scientifique de l’homme, qu’à la suite de La Mettrie, ce médecin-philosophe du XVIIIème siècle, nous appellerons celle de l’homme-machine ; il est donc nécessaire de se demander si c’est réellement à cette conception qu’aboutit une vision scientifique de la réalité. Ensuite, nous examinerons quelles conséquences cela a sur l’éthique liée aux nouvelles technologies dans le cadre d’une société libérale comme celle dans laquelle nous vivons. 2. La conception scientifique de l’homme et la morale L’homme est-il une machine ? C’était l’avis de La Mettrie « L’homme n’est qu’un animal ou un assemblage de ressorts » (4) , même si, bien sûr, l’être humain peine à le reconnaître, comme le souligne encore notre médecin dans un passage qui paraît annoncer celui de Freud sur les blessures narcissiques que la science a infligées à l’homme : « Ces êtres fiers et vains, plus distingués par leur orgueil, que par le nom d’hommes, quelque envie qu’ils aient de s’élever, ne sont au fond que des animaux, et des machines perpendiculairement rampantes » (5). C’est qu’il s’agit bien de science, ou plutôt de philosophie fondée sur la science, La Mettrie étant le premier auteur à avoir appliqué la science nouvelle créée par Galilée et Descartes de manière systématique à l’être humain. Que nous apprend-elle sur ce dernier ? Un élément fondamental pour notre problème, à savoir que le fondement de la responsabilité, le libre arbitre, qu’exprime justement la seconde condition, n’existe pas. -12- La conception scientifique du monde Pour Descartes, une connaissance scientifique du monde se réduit à des « notions claires et distinctes », et il n’y en a point « d’autres sinon celles que nous avons des figures, des grandeurs et des mouvements, et des règles suivant lesquelles ces trois choses peuvent être diversifiées l’une par l’autre, lesquelles règles sont les principes de la géométrie et des mécaniques » (6). Bref, le monde est ultimement composé de corpuscules en mouvement et leur mouvement est entièrement expliqué par la mécanique. À cette époque, la science c’est la physique. Le développement successif de l’astronomie, de la chimie et de la biologie ne changera toutefois rien à ce tableau, si ce n’est qu’on se rendra compte que les corpuscules ont plus de propriétés fondamentales que Descartes ne l’avait pensé (7) ; toutefois ces nouveaux principes s’ajoutent aux principes mécanistes, ils ne les remplacent pas et sont donc consistants avec eux. Bref, le monde est fait de corpuscules en mouvement ; quand ils se heurtent, ils modifient leur trajectoire en conséquence, sans que la quantité de mouvement totale soit modifiée – plus tard, on remplacera la quantité de mouvement (mv) par la force vive (mv2), puis par l’énergie (mc2). Le monde est comme un grand billard où les boules se heurtent et roulent indéfiniment. Aucune boule ne se met en mouvement spontanément, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’événement sans cause ; aucune boule ne se meut au hasard, c’est-à-dire que la direction et la force de son mouvement sont déterminées par sa cause, cause et effet étant par ailleurs de même nature : ce sont des mouvements ou des êtres en mouvement, c’est-à-dire moteurs et mobiles. D’où les trois thèses de base de la conception moderne du monde : T1. Tout événement a une cause. T2. Toute cause détermine son effet. T3. Toute cause est de même nature que son effet. -13- Soit, pour le monde ; mais l’homme ? S’il agit sur le monde, il doit être une cause de même nature que les autres êtres du monde, sinon son action violerait les lois de la physique, et notamment celles de la conservation de la quantité de mouvement ou de l’énergie. Soit un mouvement volontaire – par exemple l’acte de lever intentionnellement le bras – ; c’est un événement qui a lieu dans le monde, il a donc une cause ; et comme toute cause, l’action est de même nature que son effet, à savoir un mouvement. Mais cette cause n’est-elle pas la volonté ? On peut le dire et c’est même en un sens tautologique ; cette volonté toutefois – en tant qu’acte de volonté ou faculté, c’est-àdire aspect de l’être qui agit – doit aussi avoir une cause possédant les mêmes caractéristiques que toute autre cause. Bref, la volonté n’a rien de spécial, elle n’est qu’un moment dans une chaîne causale régie par des lois. Si on le nie, on doit nier T1, T2 ou T3, c’est-à-dire la conception scientifique du monde. Or c’est exactement cela que font les partisans du libre arbitre, comme le dit de nos jours John Searle : « Puisque la nature est constituée de particules, et des relations qu’elles entretiennent entre elles, et puisqu’on peut rendre compte de tout en termes de particules et de leurs relations, il ne reste plus de place pour le libre arbitre » (8). Et le jour, proche ou lointain, où grâce aux nanotechnologies, on aura fabriqué des neurones artificiels et, par eux, un esprit artificiel, on aura définitivement démontré scientifiquement ce qui n’est encore qu’une hypothèse métaphysique bien corroborée. Mais alors, pourquoi tenons-nous tant à cette idée obscurantiste de liberté ou de libre arbitre, et d’où vient-elle ? La conception psycho-morale de l’homme L’arbitre, c’est la volonté ou la décision (arbitrium) ; il est libre en ce qu’il n’est pas déterminé, c’est-à-dire que la décision prise aurait pu être autre qu’elle n’a été. Que nous possédions cette liberté -14- paraît être une expérience quotidienne : je fais A, mais j’aurais pu faire B. S’il en va ainsi, il s’ensuit que je suis responsable de mon choix, comme le disait déjà St Augustin, par la bouche d’Évodius : « Il est évident que, si [l’homme] n’avait pas reçu [le libre arbitre], il ne pourrait pas pécher » (9) . Être libre, c’est-à-dire pouvoir agir de différentes manières et pouvoir avoir agi autrement qu’on ne l’a fait est donc quelque chose dont on a une expérience immédiate, expérience qui en outre est au fondement de la vie morale. En effet, on l’a dit, on ne blâme pas une tuile qui en tombant d’un toit blesse un passant. Comme l’exprime encore Searle : « La liberté humaine est simplement un fait d’expérience. Pour obtenir une preuve empirique de ce fait, il nous suffit d’insister sur le fait qu’il nous est toujours possible de falsifier toute prédiction faite par quelqu’un d’autre sur notre propre comportement. Si quelqu’un prédit que je vais faire telle chose, il me reste toujours, sacredieu, la possibilité de faire autre chose » (10). Selon cette expérience, la décision humaine apparaît comme un événement non causé et la volonté comme une cause première ou une cause de soi-même (causa sui : elle est la cause de sa propre décision). Non que nous choisissions au hasard ou dans le vide : lorsque nous devons nous justifier, nous invoquons des raisons et des motifs ; mais d’une part, si raisons et motifs sont des causes, ce sont des causes bien particulières, et d’autre part – ce qui est plus important –, c’est nous qui décidons du poids que nous donnons à ces raisons et motifs et quels sont ceux que nous jugeons décisifs. Si l’on ne fait pas très attention, on conclura aisément que ce discours ne pose aucun problème pour la conception scientifique du monde, puisqu’il s’accorde avec T1, T2 et T3. En effet : -15- T1’. Toute décision a une cause, à savoir l’agent. T2’. L’agent détermine ses décisions. T3’. Cette cause est de même nature que son effet (ce sont deux entités mentales). Mais ce n’est qu’une illusion : en effet, il reste un gros problème tant en amont qu’en aval. En aval, quand on applique ces trois thèses au mouvement corporel volontaire, car ce dernier n’est pas une entité mentale, et en amont quand on demande qu’est-ce que cet agent ? En effet, si on doit prendre à la lettre l’idée que l’agent est l’auteur de lui-même ou qu’il est causa sui, on a là quelque chose qui n’est plus du tout en accord avec la conception scientifique du monde où aucun être n’a une telle prérogative ; c’est que quand cette conception affirme : Tout événement a une cause (T1), elle entend : Tout événement a une cause différente d’elle-même. Pour ne pas trop compliquer, laissons les agents de côté et ne nous occupons que des événements. Il apparaît alors que la conception scientifique du monde est strictement causale, c’est-à-dire déterministe, contrairement à la thèse du libre arbitre : D.e1 ► e2 ► e3 ► e4 (≡ décision) ► e5 (rien n’est causa sui) LA.e1 ► e2 ► e3 × e4 (≡ décision) ► e5 (il existe au moins quelque chose qui n’a pas de cause ou qui est causa sui) Les deux concepts de la liberté : incompatibilisme et compatibilisme Nous voici face a une difficulté majeure : nous avons deux conceptions de nous-mêmes incompatibles, le déterminisme (qu’il faudrait plutôt appeler causalisme) et le libre arbitre. Nous l’avons formulé à partir de la physique classique – Kant en avait déjà fait le thème de la troisième antinomie de la raison pure (11) –, mais sur ce plan, l’appel à la mécanique quantique ne changerait rien. Dire que notre volonté est causa sui, c’est-à-dire créatrice, ou encore que nous -16- sommes les auteurs de nos actes ou que nous en sommes responsables, est incompatible avec l’idée que tout a une cause antécédente de même nature que lui. Que faire dans une telle situation ? Quand deux propositions sont contradictoires, il faut de toute nécessité rejeter au moins l’une des deux. Mais laquelle : D ou LA ? Dans la mesure où LA représente une expérience, un vécu, il apparaît difficile de la maintenir face à D, qui a pour lui ce que nous faisons de meilleur en termes de connaissance. D’autant que, comme le note Alfred Ayer, formulant un argument qu’on trouve déjà chez Spinoza, la connaissance intérieure que nous avons de nous-mêmes n’est pas toujours très fiable : « De ce qu’un homme n’est pas conscient des causes de son action, il ne s’ensuit pas que ces causes n’existent pas » (12). Cette position a reçu le nom d’incompatibilisme. Constatant l’incompatibilité, et la considérant comme indépassable et donc définitive, elle élimine l’un des termes incompatibles, LA. On peut l’exprimer dans les deux thèses suivantes : I1. La croyance au libre arbitre est incompatible avec ce que nous savons du monde (LA est faux). I2. Cette croyance est une illusion et il n’existe pas de causa sui (D est vrai). Elle se heurte toutefois a une objection : Cette doctrine n’est psychologiquement pas crédible, c’est àdire qu’on ne peut la croire sérieusement en dehors des colloques où on en disserte. C’est ce que souligne Jürgen Habermas : « Les recherches sur le cerveau nous apportent des enseignements sur la physiologie de notre conscience. Mais est-ce que cela change la conscience intuitive que nous avons de ce que nous sommes les auteurs de tous nos actes, dont nous pouvons répondre par conséquent puisqu’ils nous sont imputables ? » (13). -17- Searle y a répondu ainsi : concédant que « l’expérience de liberté est une composante essentielle de toute situation d’action avec intention » (14), car à tout moment je peux décider d’arrêter d’agir ou d’agir différemment, il nous est psychologiquement impossible de renoncer à cette idée, même si elle est une illusion, car alors un pan entier de notre existence perdrait toute signification ; c’est là un fait, même s’il est mystérieux en termes d’évolution : « Pour des raisons que je ne comprends pas vraiment, l’évolution nous a donné une forme d’expérience de l’action volontaire où l’expérience de la liberté, c’est-à-dire l’expérience de la perception de possibilités alternatives, est innée à la structure même du comportement humain conscient, volontaire, intentionnel » (15). Bref, l’homme a deux conceptions de lui-même, l’une vraie et l’autre fausse, mais il ne peut s’empêcher de croire la fausse quand il agit et s’occupe de morale. Pour de nombreux auteurs, c’est toutefois là une conclusion inacceptable : l’homme n’est pas condamné au pire à cette schizophrénie intellectuelle et existentielle, au mieux (si c’est un mieux) au renoncement à tout un pan de ce qui donne sens à la vie humaine. L’incompatibilité ne doit par être érigée en théorie, elle ne peut être définitive et insurmontable ; bref, D et LA doivent être, d’une manière ou d’une autre, compatibles. D’où le compatibilisme. De quoi s’agit-il plus précisément ? Si deux croyances Cr1 et Cr2 sont incompatibles et qu’on désire les rendre compatibles, parce qu’on estime que cette incompatibilité n’est qu’apparente, il faut au moins en modifier une, Cr1 ou Cr2. Le compatibiliste va-t-il proposer de modifier D ou LA ? LA, bien entendu, puisque D, on l’a dit, représente ce que nous faisons de meilleur en termes de connaissance (toutefois, certains indéterministes quantiques ont proposé de modifier D). C’est pourquoi il dira : -18- C1 (¬I1). La croyance au libre arbitre est compatible avec ce que nous savons du monde (LA est vrai). C2. Cette croyance n’est pas une illusion, mais il n’existe pas de causa sui (D est vrai). Comment toutefois entendre cette compatibilité ? C2 l’indique : il est nécessaire et suffisant de modifier la définition du libre arbitre : dire qu’un événement est libre ne signifie pas qu’il est causa sui ou non causé tout court, mais qu’il n’est pas causé par un certain type d’événement. Plus précisément, il n’est pas l’objet d’une contrainte ou d’une coercition. Donner son portefeuille à quelqu’un qui nous crie : « La bourse ou la vie ! » en pointant un pistolet sur notre tempe, c’est être contraint ; un tel acte n’est donc pas libre, nous non plus lorsque nous nous exécutons. Par contre, lorsque nous faisons l’aumône, nous sommes libres, donc responsables. Un tel concept de liberté est suffisant pour la morale, il permet de parler d’autonomie et de construction de soi ; il suffit que rien (personne ou circonstance) ne nous mette sérieusement les bâtons dans les roues. Certes, l’existence de cette liberté peut aussi être contestée, notamment au nom d’un freudisme strict qui estimerait que tous nos motifs sont en fait l’expression de contraintes internes inaperçues car inconscientes. Dans ce cas, pour garder sens à l’expérience morale, il ne nous resterait qu’à réformer notre langage et notre pensée, mais il est à craindre que ce soit réellement psychologiquement impossible. Searle estime que le compatibilisme se facilite par trop la tâche – il veut résoudre un problème substantiel par le moyen d’une manœuvre sémantique – et qu’il nous demande en définitive aussi quelque chose qui est au-dessus de nos forces psychologiques, à savoir d’abandonner l’idée du libre arbitre au sens fort, c’est-à-dire l’idée que nous sommes vraiment les créateurs de nos actes, qui échappent par là à la nécessité universelle du réseau causal du monde. Nous pensons -19- toutefois que cette critique n’est pas justifiée, bien qu’il soit vrai que le compatibiliste est naïf s’il croit avoir résolu le problème métaphysique du libre arbitre. Pour bien le comprendre, il est nécessaire de prendre quelque recul. Le problème du libre arbitre est né dans un contexte bien particulier, celui de la question métaphysique de l’homme soumis à des forces qui le dépassent et qui sont constitutives de son être. Mais le problème moral de la liberté, à savoir celui de déterminer qui est l’auteur responsable de ses actes, existait déjà depuis longtemps, comme l’atteste l’esclavage – Hayek ne dit-il pas encore de nos jours : « Est libre celui qui n’est pas esclave » (16), c’est-à-dire qui n’est pas soumis à la contrainte de la volonté de tiers. Il y a donc deux contextes différents, disons deux jeux de langage ; or on peut jouer l’un sans jouer l’autre. Le jeu moral n’a sur cette question de la responsabilité pas besoin du métaphysique et vice-versa, et pour le premier, la notion compatibiliste de la liberté comme absence de contrainte est exactement celle qui est requise. Comme le dit Ted Honderich : « Aucun [déterministe] n’est empêché de ressentir que des désirs malfaisants, une déficience dans les principes ou un mépris indifférent, quand cela est volontaire, sont suffisants pour motiver un blâme moral » (17) . Il y a donc place pour la liberté et la responsabilité de l’homme. Lorsqu’on veut unir les deux jeux, comme le métaphysique est plus fondamental que l’éthique, la notion de liberté comme causa sui tend à projeter son ombre sur toute l’entreprise philosophique et à créer le problème qu’incompatibilisme et compatibilisme se proposent de résoudre. Mais de ce sens, l’éthicien comme tel n’a que faire, et les doctrines qui cherchent à l’imposer à sa discipline lui apparaissent alors comme si inappropriées qu’il n’est pas étonnant qu’il les oublie -20- dès qu’il sort dans le monde, parmi ses semblables, lieu naturel de la morale. 3. Le rôle déflationné de la responsabilité Ainsi, même si Diderot a peut-être raison de mettre dans la bouche de Bordeu cette affirmation : « On est heureusement ou malheureusement né ; on est insensiblement entraîné par le torrent général qui conduit l’un à la gloire, l’autre à l’ignominie » (18), il ne s’ensuit rien de particulier au niveau de l’imputation de la responsabilité, si ce n’est qu’il faut en réinterpréter la signification à la lumière de l’absence de contrainte. C’est pourquoi, même si John a réellement les gènes de la cupidité et de la vengeance, cela n’enlève rien à sa responsabilité, tant du moins qu’il n’a pas été contraint d’agir comme il l’a fait, par exemple par un des managers de l’entreprise. Bref, l’individu qui est libre et responsable, c’est celui qui n’est pas « esclave » d’un autre, comme le disaient déjà les Anciens. Qu’en est-il alors de notre responsabilité par rapport aux nouvelles technologies ? La non coercition et l’autonomie Avant de pouvoir le dire plus précisément, il nous faut encore réfléchir un peu sur la notion déflationnée de responsabilité : être responsable de quelque chose, c’est ne pas être contraint à le faire. Nous devons avant tout reformuler les trois conditions de la responsabilité, ce qui demande d’ailleurs très peu de modifications : L’individu A est moralement responsable de l’état de chose E si les conditions suivantes sont remplies : 1/ A a causé E 2/ A aurait pu ne pas causer E (A n’a pas été contraint de causer E) 3/ A n’aurait pas dû causer E -21- Pour être responsable, il faut être libre au sens de l’absence de coercition ; c’est ainsi qu’on peut être véritablement l’auteur de ses actes et, à travers eux, de sa vie. Comme le dit Ezekiel Emanuel : « Un des attributs fondamentaux d’une personne est la capacité à l’autodétermination ou à l’autonomie, c’est-à-dire sa capacité d’élaborer une conception de la vie bonne, de vivre en conséquence et de la réviser » (19). C’est là ce qu’on appelle parfois l’idéal de l’autonomie, qui a un volet politique et un volet moral : nous devons nous efforcer de construire une société qui donne à chacun des chances égales d’être l’auteur de sa vie, d’où est absente toute sujétion et toute discrimination, et nous devons aussi nous efforcer de mener une vie personnelle libre à l’égard des autres et de nous-mêmes (pensons à l’expression « être l’esclave de ses passions »). La contrainte, on le voit, de quelque nature qu’elle soit, met directement en péril notre autonomie. On comprend alors que la doctrine du consentement libre et éclairé en éthique médicale, qu’on rattache justement au principe du respect de l’autonomie du patient, place l’absence de coercition parmi les cinq conditions qui doivent être satisfaites – c’est la quatrième : I. Élément de seuil : 1. La compétence (ou en termes juridiques : la capacité de discernement) II. Éléments d’information : 2. La révélation des informations 3. La compréhension des informations III. Éléments du consentement : 4. Le caractère volontaire 5. L’autorisation (20) . Nous sommes responsables de nos actes parce que nous sommes des êtres libres ou autonomes. Mais cette autonomie est fragile, puisque la contrainte peut la mettre à mal ; elle doit donc aussi -22- être protégée. Dans notre société libérale, nous avons développé toute une armature de droits à cet effet, afin d’empêcher que les autres empiètent sur notre liberté, comme le souligne Loren Lomasky : « Chaque personne possède une sorte de souveraineté sur sa propre vie et cette souveraineté exige qu’il soit accordé à la personne une zone d’activité protégée dans laquelle elle soit libre de tout empiétement de la part des autres » (21). C’est là une exigence morale forte qui s’impose à notre action et doit diriger notre morale : nous voulons mener une vie de notre choix et nous devons aussi le vouloir pour les autres (c’est la Règle d’or) ; reste à savoir ce que cela demande de spécifique par rapport aux nouvelles technologies. Une manière judicieuse de répondre à cette question est de demander quels risques ces technologies font-elles courir à notre autonomie. Si on se limite aux risques importants, il est assez facile d’en identifier deux : les menaces contre notre santé et notre vie, ainsi que les menaces contre notre sphère privée. Le principe de précaution Par rapport aux premières menaces, le remède prend le nom de « principe de précaution », du moins pour ceux qui ne vouent pas toutes les technosciences aux gémonies. Dans la bouche de ceux qui l’invoquent, ce principe a souvent l’allure d’un mantra, à l’instar de cette précision par laquelle on essaye souvent d’en exorciser les limites : « Le risque zéro n’existe pas ». On va voir qu’on peut faire mieux et on notera déjà que ce principe, développé d’abord dans le cadre de la politique environnementale, a pour fonction, comme le souligne le Nuffield Council, de suppléer au calcul risque/bénéfice lorsqu’il s’agit d’éviter des risques avant toute certitude quant à leur nature ou lorsqu’il est impossible de les quantifier (22). Mais auparavant, quelques mots concernant sa justification : en quoi la -23- précaution est-elle une exigence morale alors qu’elle paraît ne ressortir qu’à des considérations techniques ? En ce qu’elle représente une valeur : être précautionneux permet de se prémunir contre des risques ; or on le sait un risque est la probabilité d’un dommage et un dommage est un mal. C’est un mal en ce que cela menace notre intégrité et notre capacité d’agir, c’est-à-dire de nous comporter de manière autonome. Cela est particulièrement évident si on pense aux risques vitaux ou aux atteintes contre notre santé. Il faut donc faire attention, dira-t-on, d’où le principe de précaution. Mais que faut-il entendre par là ? N’importe quelle perception subjective d’un risque potentiel suffit-elle pour interdire un développement technique ? Il faut reconnaître que souvent, quand on invoque le fameux principe, ce n’est pas pour prononcer un simple « Attention ! », mais un véritable « Stop ! ». Suffit-il alors pour tout arrêter de demander : « Prouvez-moi que X ne peut arriver ! » ? Certains ne sont pas loin de le penser, et soutiennent ce qu’on appelle un principe de précaution fort. Ce dernier est caractérisé par trois éléments : 1/ L’exigence du renversement du fardeau de la preuve. 2/ L’accent mis sur l’absence de connaissances. 3/ La primauté du pronostic défavorable. Le renversement du fardeau de la preuve signifie que celui qui fabrique un produit ou introduit une nouvelle technique doit prouver qu’il ne présente aucun danger – ce n’est donc pas à l’État ou à une institution publique d’apporter la preuve qu’il est dangereux. L’accent mis sur l’absence de connaissances implique qu’il faut abandonner le principe de la preuve scientifique possible, et donc renoncer à une politique technocratique qui pense pouvoir déterminer avec exactitude, à l’aide de méthodes objectives, l’ampleur du dommage et la probabilité -24- qu’il se manifeste. Enfin, la primauté du pronostic défavorable doit être comprise comme la nécessité, en l’absence de connaissances, de prendre des décisions proportionnées à l’ampleur maximale des dommages possibles. Dans cette optique, il y a lieu de renoncer à toute activité dont on ne peut exclure qu’elle puisse induire des atteintes importantes à la santé ou au bien-être. Certains vont jusqu’à affirmer que le fait même, indépendamment de preuves ou d’indices scientifiques, qu’on puisse imaginer des dommages importants est suffisant pour qu’on doive renoncer, à l’instar d’un des protagonistes d’un discours fictif trouvé dans un manuel d’éthique des ingénieurs: « Le fardeau de la preuve devrait reposer sur quiconque veut exposer un travailleur à un danger simplement possible » (23) . À cela, les partisans du principe de précaution faible objectent qu’il est toujours possible d’imaginer une conséquence grave quelconque, et qu’aucune preuve scientifique, de par sa nature, ne peut établir le contraire ; il faudrait donc en bonne logique interdire pratiquement tout nouveau produit et toute nouvelle technologie. C’est pourquoi il leur paraît plus approprié de lier le renversement du fardeau de la preuve aux conditions suivantes : non seulement le dommage potentiel induit par un produit ou une technologie doit être important – la question du niveau de risque acceptable reste toujours pendante –, mais il doit aussi y avoir des indices empiriques de ce risque, vérifiables scientifiquement, comme il en allait par exemple dans le cas de la Ford Pinto. Lorsque ces indices manquent, il faut au moins des hypothèses et des modèles solides, même si, bien sûr, il ne s’agit pas d’exiger une preuve scientifique du risque, généralement tout aussi inaccessible que la preuve du contraire – l’exiger, comme veulent certains, c’est donc vider le principe de toute substance (24). D’autant que, justement, si on est passé de l’évaluation du risque – un calcul bien connu des assurances – au principe de précaution, c’est justement parce qu’on -25- n’arrive pas à calculer la probabilité et la gravité du dommage, puisqu’on a à disposition (presqu’)aucun précédent (Dieu merci !) (25). Bref, nous sommes en situation de devoir décider dans l’incertitude, comme le souligne encore ce passage du Protocole de Cartagène sur la prévention des risques biotechnologiques relatif à la convention sur la diversité biologique, lorsqu’il stipule : « L’absence de certitude scientifique due à l’insuffisance des informations et connaissances scientifiques pertinentes concernant l’étendue des effets défavorables potentiels d’un organisme vivant modifié […] n’empêche pas de prendre comme il convient une décision […] pour éviter ou réduire au minimum ces effets défavorables potentiels » (art. 10, al. 6). « Potentiels », mais jusqu’où ou en quel sens ? C’est bien là l’enjeu du choix entre les deux formes du principe de précaution. Cela dit, si une société devait adopter la version forte du principe, il s’ensuivrait qu’elle serait sans doute vouée à l’inaction dès qu’un risque pour les individus pourrait être évoqué et donc condamnée à un conservatisme technologique rigide. Il apparaît donc qu’une telle interprétation du principe est par trop déraisonnable, même s’il reste vrai que le vendeur a une responsabilité particulière par rapport à l’acheteur. Le problème, c’est que dans les domaines où des peurs collectives affleurent – pensons aux OGM –, on semble perdre tout cela de vue et ce jusque dans la pratique juridique de certains pays lorsqu’il est question de déterminer après coup les responsabilités, notamment en France. Le cas du vaccin contre l’hépatite B est sur ce sujet révélateur. Voici qu’on lisait dans la presse il y a une année : « Attendu que […] les présomptions réunies au profit de Madame Toczé […] doivent être jugées suffisamment graves, précises et concordantes pour qu’il soit admis qu’a été ainsi rapportée pour elle la preuve d’un lien de causalité de la vaccination de juin-août 1995 à la révélation d’une rechute de rectocolite hémorragique du 18 septembre 1995 […]», le -26- tribunal de grande instance de Nanterre «déclare la Société PasteurVaccins responsable du préjudice subi par Madame Toczé à l’occasion de sa vaccination par le produit Genhevac B » (26). La décision judiciaire parle de « preuve d’un lien de causalité » ; mais la logique juridique et la logique scientifique ne se recouvrent pas ici. En effet, pour le juge, celui qui est soupçonné d’avoir causé un dommage doit pouvoir établir qu’il ne peut en être l’auteur (c’est le renversement du fardeau de la preuve) ; or c’est là exiger quelque chose qui est scientifiquement impossible : si E suit C, on ne peut démontrer que C n’est pas la cause de E que si l’on peut établir que le mécanisme de production de E n’implique jamais C. Or, dans le domaine de la santé où des mécanismes rigides n’ont pas lieu et où les probabilités jouent un rôle décisif, il est définitivement impossible d’établir que, dans tel cas particulier, C1 n’a pas causé E1. On pourrait certes appliquer ce que le droit anglo-saxon nomme strict liability, c’est-à-dire responsabilité sans faute et même sans lien de causalité avéré, mais ce n’est pas ainsi que la Cour a conçu les choses : elle affirme une causalité indépendamment de toute hypothèse scientifique raisonnable. La même logique d’imputation de risque est donc à l’œuvre qu’il s’agisse de précaution (pour la société) et de réparation (pour un individu), et chaque fois aucune donnée scientifique ne l’étaie. À quoi s’ajoute encore sans doute le sophisme de croire que post hoc ergo propter hoc (après cela donc à cause de cela). Le discours sur les risques est de nos jours omniprésent. Il tend même à nous faire oublier que la technologie est à notre service et a pour finalité non pas de mettre en danger notre santé et notre capacité d’agir, mais au contraire de les seconder et de les augmenter. Le mal nous frappe toujours plus fortement que le bien, c’est là un fait psychologique ; peut-être parce que nous estimons naturellement que le -27- bien est normal et que le mal, jamais, ne devrait être. Nous courons alors un autre risque, celui de perdre de vue que l’amélioration de notre santé et de notre capacité d’agir sont des objectifs moralement désirables et donc que la technique, puisqu’elle est à leur service, ne saurait être une activité en elle-même moralement douteuse. Le respect de la sphère privée Il reste que ce sont les dangers que nous craignons, et c’est à juste titre, puisque la peur est la réaction émotionnelle appropriée en présence d’un péril. Les risques dont nous venons de parler sont les plus saillants lorsqu’il s’agit de nouvelles technologies. Mais il en existe encore un autre, particulièrement lié aux technologies de l’information et à la génétique, c’est la menace contre la sphère privée. La distinction entre le public et le privé est, tout comme l’idéal d’autonomie, un trait essentiel des sociétés libérales. Une société libérale se caractérise en effet par la limitation du pouvoir politique, qui ne doit s’étendre qu’au domaine public, à savoir avant tout à ce qui est nécessaire pour assurer une vie commune dans la paix, la sécurité et la dignité. Cela est d’ailleurs directement lié à l’autonomie : si chaque individu doit être l’auteur de sa vie, la société ne doit pas se substituer à lui à cet effet et doit donc limiter son action à lui permettre de mener une vie réellement autonome, c’est-à-dire, pour l’essentiel, à lui assurer paix et sécurité, ainsi que certains biens de base sans lesquels une vie humaine digne de ce nom n’est pas possible. En cela, la conception libérale s’oppose à toute conception politique qui subordonne l’individu à la société ou donne comme tâche à cette dernière de régler et de diriger l’entier ou l’essentiel de la vie de l’individu, ce qui est notamment le cas lorsqu’un État impose une religion ou une morale particulières à ses membres. D’où, encore une fois, droits et libertés fondamentaux comme la liberté de conscience et -28- d’expression : pas plus qu’un individu, un État ne peut contraindre un individu dans ce qui va au-delà de ce qu’exige la vie en commun, le « contrat social » comme on aime à dire à nouveau de nos jours. Le respect de la vie ou de la sphère privée est donc lié à l’autonomie, il est par conséquent exigible de l’État, mais aussi des institutions et des individus. Ce lien avec l’autonomie ne saurait nous étonner puisque, comme Joel Feinberg le relève, « l’autonomie personnelle comprend l’idée d’avoir un domaine ou un territoire de souveraineté pour le moi et un droit de le protéger – une idée étroitement liée aux idées de caractère privé et de droit à la vie privée » (27). Il est clair que ce droit – qu’il soit moral ou sanctionné juridiquement – entre facilement en conflit avec tout ce qui constitue le bien commun, et donc qu’il est souvent sinon violé, du moins subordonné à d’autres exigences. C’est parfois injustifié, mais parfois aussi justifié ; comme notre propos n’est pas d’examiner les exigences du respect de la vie privée en détail, nous allons nous borner à quelques considérations générales sur la nature de ces exigences. Le respect de la sphère privée a de nombreuses ramifications en morale pratique ; une des plus saillantes est sans doute l’exigence de confidentialité en éthique médicale, déjà présente dans le Serment d’Hippocrate : « Tout ce que je verrai ou entendrai dans la société, pendant l’exercice ou même hors de l’exercice de ma profession, et qui ne devra pas être divulgué, je le tiendrai secret, le regardant comme une chose sacrée ». Toutefois, elle ne s’y réduit pas, comme le souligne Emanuel : « Appliqué au domaine des soins médicaux, ce droit à la vie privée devient le droit de déterminer ce qui peut être fait avec son propre corps » (28), le corps faisant évidemment partie de notre territoire de souveraineté. Mais, de ces ramifications, il en a tout autant dans les biotechnologies et dans l’informatique. -29- Ne pas respecter la sphère privée, c’est contraindre l’individu à un double titre : d’abord, c’est forcer son intimité et ensuite c’est étaler contre son gré sa vie au public, même si c’est le fait d’un fonctionnaire zélé et bien intentionné d’un gouvernement bienveillant et paternaliste. Un tribunal américain a considéré que cela portait encore atteinte à la dignité personnelle, « partie du droit à la vie privée » (29). Cela vaut bien sûr quand on révèle des informations biographiques, mais aussi des informations biologiques, génétiques particulièrement, et même d’autant plus qu’il s’agit d’informations sur des données naturelles que nous sommes dans l’impossibilité de changer et donc qui nous rendent particulièrement vulnérables aux discriminations. Imaginons ce que serait une société où le génome de chacun de nous serait public ; étant donné l’intérêt qu’y auraient les assureurs, les employeurs, les soignants et les gouvernements, il est clair que bien des libertés seraient mises en péril. Permettra-t-on encore aux porteurs sains de défauts génétiques graves de procréer, étant donné les coûts que leur progéniture imposerait aux autres citoyens ? Qui acceptera d’assurer sur la santé et sur la vie des individus dont la longévité probable est faible ? On pourrait multiplier les exemples. Ce qui est clair, c’est que si l’on veut se prémunir contre toutes les atteintes à la capacité des personnes de mener une vie de leur choix, il ne suffit plus ici de faire appel à la morale personnelle et privée de chacun, ni même à des codes de déontologie professionnelle, mais c’est à la politique d’entrer en jeu, bref à l’État et à son arsenal législatif et juridique – ce qu’il fait d’ailleurs. -30- 4. Conclusion Dans cette étude, nous avons tenté de répondre à deux questions : 1/ Étant donné une conception scientifique de ce qu’est l’être humain, ou plus précisément : étant donné les contraintes qu’une vision scientifique du monde fait peser sur notre conception de l’homme, estil encore possible de parler sérieusement de notre responsabilité morale ? Nous avons vu que c’était possible, mais moyennant une réinterprétation des concepts fondamentaux de la morale et notamment de l’autonomie. 2/ Étant donné cette réinterprétation, comment comprendre les exigences morales de base des activités liées aux nouvelles technologies ? Nous sommes responsables quand nous ne sommes pas contraints et comme, avant tout, nous sommes responsables de nousmêmes (c’est l’expression de l’idéal de l’autonomie), les technologies doivent éviter d’exercer des contraintes par rapport à ce que nous voulons être (elles doivent au contraire, comme c’est leur mission, nous aider à exercer notre autonomie). Cette réponse reste très générale, mais cela, espérons-le, permet de mieux comprendre en quoi science et morale se complètent et, si l’on peut dire, s’entr’exigent, afin d’éviter d’un côté la ruine de l’âme dont parlait Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et de l’autre côté la ruine de l’esprit dont il faut aussi parler : « Conscience sans science n’est que ruine de la raison ». -31- NOTES – CHAPITRE 1 (1). Cf. M. Velasquez, Business Ethics, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1992, p. 110-113. (2). Plus généralement, car on est aussi responsable du bien que l’on fait: A est louable ou blâmable d’avoir fait E. (3). Il en sera question plus tard de manière détaillée : cf infra, pp. 156158. (4). L’homme-machine, in Œuvres philosophiques, Paris, Fayard, 1987, t. I, p. 105. (5). Op. cit., p. 111. (6). Les principes de la philosophie, éd. Alquié, Paris, Garnier, 1973, t. III, p. 519. (7). Cf. Diderot, Commentaire de la Lettre sur l’homme et ses rapports, in F. Hemsterhuis, Lettre sur l’homme et ses rapports, New Haven, Yale UP, 1964, p. 205. Voir aussi notre ouvrage Les rapports de l’âme et du corps. Descartes, Diderot, Maine de Biran, Paris, Vrin, 1992, ch. 1. (8). Du cerveau au savoir, Paris, Hermann, 1985, p. 122. (9). Le libre arbitre, in Œuvres, t. I, Paris, La Pléiade, 1998, p. 442. (10) Op. cit., p. 124. (11). Cf. Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1968, p. 348-349. (12). « Freedom and Necessity », in G. Watson, dir., Free Will, Oxford, OUP, 1982, p. 16. (13). L’avenir de la nature humaine, Paris, Gallimard, 2002, p. 154. (14). Du cerveau au savoir, p. 136. (15). Op. cit., p. 140. -32- (16) Cité par Raymond Aron, Études politiques, in P. Manent, éd., Les libéraux, Paris, Gallimard, 2001, p. 836. (17). A Theory of Determinism, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 477. (18). Le rêve de d’Alembert, Paris, Garnier, 1964, p. 364. (19). The Ends of Human Life, Cambridge Mass., Harvard UP, 1991, p. 50. (20). T. Beauchamp & J. Childress, Principles of Biomedical Ethics, Oxford, OUP, 1989, p. 79. (21). Persons, Rights, and the Moral Community, Oxford, OUP, 1987, p. 22. Cf. aussi notre ouvrage La valeur de la vie humaine et l’intégrité de la personne, Paris, PUF, 1995, ch. 4. (22). Cf. Animal-to-Human Transplant. The ethics of xenotransplantation, Londres, mars 1996, p. 74. (23). C. Harris & al., Engineering Ethics, Belmont, Wadsworth, 2000, p. 46. (24). Cf. Heinrich Böll Foundation, The Jo’burg-Memo, Dornach, Ifgene, 2002, p. 54. (25). Cf. S. Jasanoff, «Law», in D. Jamieson, dir., A Companion to Environmental Philosophy, Londres, Blackwell, 2001, p. 336. (26). Jugement rendu le 20 décembre 2002, rapporté in Alternative Santé-L’Impatient, n° 298, mars 2003, p. 11. (27). Cité in Beauchamp & Childress, op. cit., p. 321. (28). The Ends of Human Life, p. 51. (29). Cf. T. Beauchamp & L. Walters, Contemporary Issues in Bioethics, Belmont, Wadsworth, 1989, p. 261b. -33- -34- Chapitre 2 ____________________________________________________ ▀ Les conflits moraux et les limites de l’éthique 1. Introduction : un cas de conscience Georges, qui vient juste d’obtenir son doctorat en chimie, a bien de la peine à trouver un emploi. Sa santé n’est pas excellente, ce qui l’empêche d’obtenir certains postes pour lesquels il serait par ailleurs compétent. Sa femme doit travailler pour entretenir leur famille, ce qui crée bien des difficultés, d’autant qu’ils ont deux enfants en bas âge qui, bien entendu, ne peuvent rester seuls. Le résultat de cette situation n’est pas bonne, particulièrement pour les enfants. Un ami de Georges, chimiste lui aussi, au courant de sa situation, lui dit qu’il peut lui trouver un emploi correctement payé dans un laboratoire qu’il connaît, où l’on poursuit des recherches sur les armes biologiques et chimiques. Georges répond qu’il ne peut accepter ce travail, étant donné qu’il est opposé à l’usage de tels moyens de destruction. Son ami lui réplique que lui-même n’apprécie pas beaucoup, mais que, en fin de compte, le refus de Georges ne va pas empêcher le laboratoire de continuer ; en outre, il sait que si Georges refuse, le travail sera proposé à un autre chimiste qui n’a pas les mêmes scrupules et qui, en conséquence, va sans doute pousser les recherches avec plus de zèle que Georges ne l’aurait fait. La femme de Georges, quant à elle, n’a pas d’objections particulières contre un tel emploi. Quelle décision Georges doit-il prendre ? (1) Nous sommes ici en présence de ce que la tradition appelait « cas de conscience » et que, de nos jours, on nomme plus volontiers « dilemme moral », expression qui insiste sur la présence d’un conflit objectif plutôt que sur la perplexité de l’agent. C’est que si perplexité il y a, c’est parce qu’il y a conflit d’intérêts et de valeurs. Il y a conflit -35- d’intérêts entre Georges et sa famille, mais Georges lui-même est tiraillé, car l’intérêt de sa famille est aussi le sien et il sent bien non seulement qu’il y a plusieurs valeurs en jeu dans sa situation – ce qui n’est pas en soi un problème –, mais encore qu’il ne saurait les honorer toutes. S’il en va ainsi, c’est qu’il existe des problèmes moraux insolubles ou, peut-être faut-il le dire ainsi, des problèmes que la morale ne saurait résoudre ; cela signifie-t-il qu’il est des situations où, nécessairement, nous allons mal agir ? À moins que les dilemmes moraux ne soient insolubles qu’en apparence, tellement que, si l’on creuse plus profond, on doit trouver la bonne réponse, qui nous mettra en accord avec les autres et avec notre conscience, quelle que soit la situation où nous nous trouvons ? Ce sont ces questions que nous allons examiner en nous aidant du cas de Georges. 2. Les conflits de valeurs et la motivation morale Sur le plan très général que nous avons adopté pour décrire la situation dans laquelle se trouve Georges, on dira qu’elle comprend un conflit de valeurs, une valeur n’étant rien d’autre que quelque chose de désirable. Le bien-être de sa famille est désirable tout comme le fait d’avoir un emploi, mais le respect des convictions morales aussi ; peutêtre encore serait-il bien de saboter ce type de recherches militaires. Le fait même du conflit n’est pas un problème, car les conflits sont évidemment inévitables, tant à l’intérieur de chacun de nous qu’entre nous : nous sommes tous différents, nous avons des convictions autres, si bien qu’il est forcé que les personnes et les croyances entre en concurrence et en conflit. Cela est d’autant plus marqué en régime politique libéral, où il n’existe pas de consensus sur le bien et le mal et où ce qui compte avant tout, on l’a vu, c’est de permettre à chaque individu de mener la vie autonome de son choix, de se diriger et de -36- diriger sa conduite à la lumière de sa conception d’une vie bonne et heureuse. C’est l’idéal de l’autonomie ou l’idéal de la réalisation de soi. Dans une telle pratique des relations humaines, il est inévitable que des conflits surgissent, non pas parce que des individus agissent immoralement – bien que cela puisse arriver –, mais parce que, dans la poursuite de leurs buts légitimes, de leur épanouissement, il arrive qu’ils se heurtent. Cela est particulièrement marqué dans le domaine économique, comme le souligne Nigel Simmonds : « Les entreprises sont en compétition, et il est inhérent à une telle compétition que quelques entreprises en éliminent d’autres. Il devient alors évident que de nombreuses actions permises vont interférer avec d’autres actions, tout aussi permises » (2). Le problème n’est donc pas le conflit de valeurs ou d’intérêts en tant que tel, mais la façon de le résoudre. Dans la compétition économique, c’est le marché qui dicte ses règles, ce qu’on exprime parfois dans un langage darwinien lorsqu’on parle de la survie des plus compétitifs ou de l’élimination justifiée des « canards boîteux » ; mais même ici, ce ne sont pas les seules règles en jeu : le droit national et l’ordre juridique international interviennent très fortement pour régler la concurrence et les échanges, les syndicats et le patronat signent des accords normatifs et la morale publique porte des jugements et exerce ses pressions. Sur le plan de l’éthique, on s’attend à ce que les conflits se règlent, justement, de manière éthique. Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour bien le comprendre, nous allons faire un petit détour par la motivation morale. Lorsqu’un individu s’engage dans une action, il peut le faire pour plusieurs motifs, c’est à dire en tant qu’il est sensible à plusieurs valeurs comme la situation suivante l’illustre : -37- Je circule sur une route peu fréquentée et je vois un automobiliste arrêté sur le côté de la route. Son pneu est crevé et, comme il a un bras dans le plâtre, il est manifeste qu’il n’arrivera pas à changer seul la roue. Je décide de l’aider. Quel a pu être mon motif ? Il y a plusieurs possibilités : 1. Je ressens de la compassion 2. J’ai déjà été dans une situation similaire et j’ai été aidé (forme de gratitude) 3. J’espère être récompensé 4. Je vois que la personne a besoin d’aide 5. Je m’imagine dans la position de l’autre 6. Je veux éviter de me sentir coupable 7. J’aurai une bonne excuse pour manquer un rendez-vous 8. Je connais la personne, c’est un ami 9. La personne m’a reconnu, et je crains pour ma réputation 10. La personne est célèbre (3) Cette liste n’est bien sûr pas exhaustive, mais on voit immédiatement qu’elle pose une question : parmi ces motivations, toutes ontelles la même valeur ? Y en a-t-il de meilleures que d’autres qu’un être moral se devrait de cultiver ? Y en a-t-il de mauvaises qu’il faudrait éviter d’avoir ? Comment le savoir ? Pour le décider, il faut un critère. Vu qu’il s’agit de morale, il paraît raisonnable de proposer quelque chose de ce type : une motivation bonne est celle qui s’appuie sur le respect ou la promotion des meilleurs intérêts ou des valeurs les plus importantes dans la situation. Ainsi, étant donné que ce qui compte avant tout dans le cas présenté, c’est que la personne soit aidée parce qu’elle est dans le besoin, les motivations qui se fondent directement ou indirectement sur la perception de ce besoin, à savoir 1, 2, 4 et 5, seront moralement bonnes, alors que les 3, 7, 9 et 10 ne le seront pas, même si elles aboutissent au -38- même bon résultat. La motivation 8 sera bonne, mais pour une autre raison – il est bien d’aider ses amis –, la 6 étant plus difficile à évaluer, mais il faudra se garder de la négliger, car elle pourrait bien jouer un rôle important dans le cas de Georges. Bien sûr, il se peut aussi que j’aie plusieurs de ces motivations à la fois, ou que je me demande laquelle a dirigé ma conduite, mais nous savons bien que nos motifs ne nous sont pas toujours transparents. 3. Les différents types de conflits moraux Passant de la motivation au conflit, on dira alors qu’un conflit trouve une solution morale lorsque l’action est faite au nom de la ou des valeurs les plus importantes dans la situation donnée. Autrement dit, la bonne solution à un conflit moral, c’est le choix ou la préférence des valeurs les plus élevées parce qu’il s’agit des valeurs les plus élevées. Mais comment déterminer quelles sont ces valeurs ? Qu’est-ce que Georges doit préférer parce que c’est préférable ? Avant de tenter d’y répondre, nous devons encore introduire quelques précisions, et notamment distinguer différents types de conflits moraux. La structure des dilemmes Le dilemme dans lequel se trouve Georges est assez complexe, mais il ne peut avoir que deux épilogues : soit il accepte le travail, soit il le refuse. S’il l’accepte, ce sera sans doute parce qu’il se doit d’entretenir sa famille, et s’il le refuse, parce qu’il se doit de suivre sa conscience. Mais il paraît bien qu’il doive faire les deux ! D’où son dilemme : • Entretenir sa famille est moralement requis et suivre sa conscience est moralement requis, mais il est impossible de faire les deux. -39- Un dilemme moral a donc la structure suivante : • « A est moralement requis & B est moralement requis & il est impossible de faire A&B » (4). Toutefois, cela n’est pas suffisamment précis, car si deux actions sont moralement requises, il ne s’ensuit pas qu’elles le soient au même degré. Les juristes le savent bien : si deux droits sont en conflit (et il est requis de respecter tous les droits de toutes les personnes concernées), cela n’empêche pas que l’un puisse l’emporter sur l’autre, bref, que l’un soit prépondérant. Comme l’a exprimé Ross dans le domaine de la morale : si quelque action est un devoir prima facie, il ne s’ensuit pas qu’elle en soit encore un ultima facie. Il se peut, par exemple, que je doive utiliser votre téléphone pour sauver la vie d’un accidenté, et à cet effet violer votre droit de propriété si vous refusez de me le laisser prendre, mais c’est que le droit à la vie de la victime est prépondérant par rapport à votre droit de propriété ; autrement dit : mon obligation de respecter votre propriété n’est qu’un devoir prima facie. Pour qu’il y ait dilemme, il faut, dans une situation d’impossibilité de faire les deux, qu’aucune des deux actions exigées ne l’emporte clairement sur l’autre, soit parce qu’elles sont moralement à peu près égales, soit parce qu’elles sont incommensurables. Deux actions ou deux choix sont moralement égaux lorsque chacun a la même importance morale, la même valeur. On en a un tragique exemple dans le roman de William Styron, Le choix de Sophie, où un médecin nazi ordonne à une femme de choisir lequel de ses deux enfants sera tué ; si elle refuse, les deux seront mis à mort. Deux actions ou deux choix sont moralement incommensurables lorsqu’il est impossible de comparer leur importance morale ou leur valeur, parce qu’ils n’ont aucun caractère pertinent en commun. L’exemple que donne Sartre du jeune homme pendant la guerre qui ne -40- sait pas s’il doit s’engager dans la Résistance ou rester auprès de sa mère qui a besoin de lui (5) illustre cette situation d’incommensurabilité. Il existe donc des dilemmes moraux ; toutefois, on peut en donner une interprétation apaisante telle qu’ils deviennent des dilemmes apparents. Kant souligne fortement que « doit implique peut » ; ainsi, dès lors qu’il est impossible de faire A&B, A&B ne peut être requis. Il en résulte que l’agent conserve l’option de faire A ou de faire B, étant bien entendu qu’il reste requis qu’il fasse A ou qu’il fasse B. Selon cette interprétation apaisante, Georges n’aurait aucune obligation d’entretenir sa famille et de respecter sa conscience, mais il doit faire l’un ou l’autre. De même, Sophie n’a aucune obligation de sauver ses deux enfants, mais seulement l’un ; de même encore, l’étudiant de Sartre doit seulement – au sens moral de « doit » – soit rester auprès de sa mère, soit s’engager dans la Résistance. Ainsi formulée, la thèse du caractère apparent des dilemmes nous laisse pourtant insatisfaits : doit-on vraiment dire que, quoi que fassent Georges, Sophie et l’étudiant, la morale y trouve son compte ? Pourtant, à l’impossible nul n’est tenu (pour formuler différemment la thèse de Kant). Nous voici dans une sorte de méta-dilemme : il est vrai que la conclusion d’un dilemme est moralement non satisfaisante et il est vrai que doit implique peut. Il faut donc prendre les dilemmes moraux plus au sérieux que ne le suggère l’interprétation apaisante et cela non pour des raisons de logique – somme toute, sur ce plan, cette interprétation est impeccable – mais pour des raisons de psychologie morale et d’exigence normative : ni Georges, ni Sophie, ni l’étudiant ne pourront être moralement satisfaits de ce qu’ils auront décidé et ce, à bon droit ; ils ne pourront sans doute pas se défaire d’un sentiment de regret d’avoir agi ou d’avoir dû agir comme il l’ont fait, quoi qu’ils aient fait, et ils auront raison d’éprouver un tel sentiment. -41- Les mains sales Ce sentiment de regret, lié au fait que l’on n’a pu choisir optimalement – au sens moral du terme, comme si l’impossibilité n’existait pas, car moralement, en un certain sens, cette impossibilité ne devrait pas exister – est particulièrement saillant lorsqu’on est embrigadé contre son gré dans une affaire immorale dont on ne peut se soustraire, si bien que, si on doit dans une telle situation choisir un moindre mal, c’est tout de même un mal véritable. Sophie est dans une telle situation, non l’étudiant ; quant à Georges, ce n’est pas très clair, mais peu importe pour l’instant. Voici par contre un cas qui illustre bien une situation de ce genre, qu’on appelle une situation de « mains sales », tiré de l’assistance humanitaire. Vous êtes un cadre supérieur de terrain d’une ONG pour l’enfance, active dans un pays touché depuis cinq ans par une guerre civile mettant aux prises trois factions rivales. En vertu d’un nouveau cessez-le-feu dans la capitale et grâce à une aide financière allouée par un gouvernement du Nord, vous venez de négocier l’accès à une partie particulièrement dévastée de la ville, dans laquelle vous tentez de venir en aide à 20’000 enfants par la distribution d’une alimentation complémentaire et la mise en place d’un programme de réactivation scolaire avec des enseignants locaux. Cette partie de la ville est contrôlée par la faction A mais, pour y pénétrer, vous devez traverser les lignes de la faction B. Nonobstant le fait que vous ayez conclu un accord de circulation avec les dirigeants de la faction B, leurs hommes exigent 10 sacs de 50 kg de farine de froment de chacun des deux camions de cinq tonnes avec lesquels vous franchissez leurs lignes chaque matin pour acheminer le chargement de farine, d’huile, de lait écrémé en poudre et de lentilles. Malgré vos protestations et leurs promesses, les chefs de la faction B ne semblent pas vouloir se préoccuper du fait que leur milice prélève un droit de passage. Entre temps, vous avez discrètement appris d’une personne de confiance de votre équipe que la -42- faction A exige de chaque enseignant qu’il lui cède 25% du salaire que vous lui versez chaque mois (6). Que faire dans une telle situation ? D’un côté, vous devez aider les populations dans le besoin, et de l’autre favoriser la paix, ce dont l’« entretien » même non volontaire des armées va à l’encontre. Or il paraît impossible de faire les deux à la fois, non pas à cause des nécessités « matérielles » de la situation, mais à cause des actions immorales des protagonistes qui, en un certain sens, vous embrigadent dans leur projet en vous utilisant. En outre, ces deux impératifs sont justement commandés par le Code de conduite de la Croix Rouge et des ONG (1996), qui dit à son article 1: « L’impératif humanitaire vient en premier […] En tant que membres de la communauté internationale, nous reconnaissons notre obligation à fournir une assistance humanitaire partout où il en est besoin », mais demande à son article 4 que les organisations d’assistance ne soient pas instrumentalisées (7). C’est là sans doute une constatation assez déprimante pour qui croit ou espère que les Codes de déontologie, les listes de devoirs (comme le Décalogue) ou les listes de droits (comme la Déclaration des droits de l’homme) permettent de résoudre tous les problèmes moraux et nous dispensent de la réflexion morale, nous assurant en outre et comme par surcroît la paix morale de l’âme résultant du sentiment du devoir accompli, mais c’est une vérité avec laquelle il nous faut vivre : il n’existe pas d’algorithme décisionnel, pas de paix de l’âme automatique en éthique. On y reviendra. Toutefois, comme cet exemple de problème lié à l’assistance humanitaire l’indique aussi, il serait faux de penser que tout conflit moral est un dilemme moral stricto sensu. En effet, à la lecture du cas, il est bien possible que certains se soient dit : « Mais il n’y a pas à hésiter, il faut continuer à aider de peur de se rendre complice d’une catastrophe humanitaire ! » Ceux qui l’ont pensé ont tout simplement -43- nié que les deux valeurs en question étaient à placer sur le même échelon. Certes, d’autres se seront aussi dit : « Il faut se dégager de se guêpier, car nous ne faisons que contribuer à l’éternisation du conflit et des souffrances de la population ! » Ce qui nous rappelle et nous apprend deux choses : 1/ Il y a certes dilemme lorsque deux valeurs motivant l’action sont moralement égales et impossibles à promouvoir conjointement, mais ce dilemme peut s’incarner dans une seule personne ou dans plusieurs personnes. C’est-à-dire que, parfois, c’est la même personne qui ressent la double exigence impossible à satisfaire alors que parfois chaque personne veut satisfaire l’une des deux exigences aux dépens de l’autre. 2/ Le conflit de valeurs peut n’être qu’apparent, mais dans un autre sens que dans celui qui était tiré de l’impossibilité de faire A&B. En effet, d’une part le conflit peut être basé sur une erreur : il peut arriver soit que l’une des personnes se trompe (elle place la valeur A au-dessus de la valeur B, alors que c’est le contraire qui est correct), soit que les deux personnes se trompent (A et B sont égales et elles ne le voient pas). D’autre part, il se peut que le monisme moral, à savoir la doctrine qui affirme qu’il n’existe qu’une seule bonne solution à tout problème éthique, soit faux, c’est-à-dire que les deux personnes ont raison (il existe deux points de vue, P1 et P2 ; or, selon P1, A est supérieur à B, alors que selon P2, B est supérieur à A, et il n’existe pas de moyen de hiérarchiser P1 et P2). Le second point est particulièrement important, car il pourrait indiquer un chemin pour sortir des dilemmes, ou du moins de certains d’entre eux. -44- La hiérarchie des valeurs Un cas que nous connaissons déjà, celui de la Ford Pinto, le montre bien (8). Le constructeur automobile a hésité entre deux actions, ou plutôt entre une action (rappeler les voitures pour les réparer) et une omission (ne rien faire et laisser les voitures continuer à rouler), puis a décidé en faveur de la seconde possibilité. Mais ce faisant, il s’est trompé, d’abord économiquement, puisque son inaction lui a coûté bien plus cher que prévu, et ensuite moralement, puisque les managers de la firme automobile ont estimé qu’entre ces deux biens, la vie humaine et le bénéfice sur investissement, le second l’emportait. Le dilemme n’était donc qu’apparent et le jugement moral de ceux qui ont décidé était faussé, sans doute par le point de vue qu’ils avaient adopté étant donné la fidélité qu’ils devaient à leur entreprise. En formulant les choses ainsi, nous nous rendons compte que les relations entre les différentes valeurs ne sont pas simples – car la fidélité est aussi une valeur – et nous comprenons pourquoi ce qui apparaît comme un dilemme à une personne n’en est pas forcément un pour une autre. Certes, ce peut être l’effet d’un aveuglement moral ou d’une erreur d’appréciation, mais est-ce toujours le cas ? Y aurait-il alors un moyen de résoudre les conflits moraux lorsqu’on quitte les situations simples, celles qui ne font pas hésiter grand monde, et en tout cas pas les « honnêtes gens » ? Revenons au cas de Georges. S’il était l’homme d’une seule idée ou d’une seule valeur, il n’y aurait pas de dilemme pour lui : en tant que militaro-nationaliste obtus, son chemin serait tout tracé, de même s’il était un anarcho-pacifiste intégriste. Mais justement, son sens moral est plus délicat que s’il était partisan de l’une ou de l’autre de ces deux positions, et il se rend bien compte qu’il y a plusieurs valeurs en jeu et que toutes comptent moralement, c’est-à-dire sont vraiment des valeurs. Essayons de les -45- énumérer, sans chercher à être exhaustifs, mais en nous efforçant de ne laisser aucune valeur importante hors-jeu : 1. Subvenir aux besoins de sa famille 2. Assurer une bonne éducation à ses enfants 3. Avoir un emploi 4. Être en accord avec les convictions morales de sa femme 5. Être en accord avec ses propres convictions morales 6. Être fidèle à l’entreprise qui l’engagera 7. Ne pas être une source potentielle de dommages pour des tiers. On voit facilement que ces valeurs sont de poids différents et qu’elles tendent dans une direction opposée : les quatre premières le poussent à accepter le poste de chimiste, les trois dernières à le refuser. Par ailleurs, elles ont toutes un poids, et donc elles demandent toutes à être honorées ou à être promues, bien qu’elles ne puissent pas l’être ; néanmoins, toutes n’ont sans doute pas le même poids pour Georges. Imaginons qu’il les classe ainsi en les hiérarchisant de manière univoque et linéaire (pour ne pas trop compliquer) : 5 7 1 2 4 6 3 Que doit-il décider sur cette base ? Il pourrait se dire que, devant une telle hiérarchie, il s’agit d’adopter un ordre lexical : c’est la valeur architectonique qui doit emporter la décision ; dans un tel ordre, les relations entre les valeurs ( ) doivent se comprendre ainsi : 5 doit être satisfait ; une fois qu’il l’est, 1 doit l’être, puis 7, etc. ; mais tant que 5 ne l’est pas, les autres valeurs n’ont aucun poids ou du moins aucune pertinence. Puisque c’est la valeur 5 qui est au sommet, Georges doit par conséquent refuser le travail. Il est clair que, parfois, l’ordre lexical est une bonne solution ; ainsi en va-t-il lorsqu’on invoque un droit: un droit l’emporte sur toute autre considération morale – il est au sommet –, comme un atout sur toute autre carte (l’image est de Ronald Dworkin (9)). Toutefois, le gain n’est pas toujours évident, car il se -46- peut très bien que deux droits soient en conflit ; c’est d’ailleurs pourquoi les juristes ont dû introduire, comme on l’a mentionné, la notion de « droit prépondérant ». Ainsi, si Georges essaye de formuler son problème en termes de droits, il attachera à la valeur 1 le droit pour sa famille d’être soutenue, à la valeur 7 le droit à l’intégrité corporelle de tiers, etc., droits qu’il faudra ensuite ordonner. En outre, l’ordre lexical ne rend pas justice aux valeurs non dominantes. Ainsi, une hiérarchie de valeurs, même lorsqu’elle est établie, ne permet pas de décider paisiblement, et dans le cas qui nous occupe il en sera ainsi tant que, d’une manière ou d’une autre, il ne sera pas possible de décider que {1, 2, 3, 4} > {5, 6, 7} ou que {1, 2, 3, 4} < {5, 6, 7}. De telles situations nous font comprendre l’attrait du monisme moral (dont le vice par excès est le fanatisme moral) – il adopte toujours l’ordre lexical ou nie qu’il y ait plusieurs valeurs morales pertinentes – ; mais malheureusement, le monisme n’introduit de la clarté qu’au prix de l’obscurité dans laquelle il relègue toutes les autres valeurs. Georges a donc de bonnes raisons d’être perplexe s’il réfléchit en solitaire, mais il n’en aura sans doute pas moins s’il s’ouvre à des amis. En effet, comme on le verrait aisément si on se livrait à un petit sondage, la série de valeurs {1,…7} serait hiérarchisée différemment par diverses personnes. Pour quelqu’un (appelons-le Jacques) qui penserait que le risque posé par la mise au point de telles armes est négligeable, car il est surtout dissuasif et que ce qui compte pour Georges avant tout, c’est d’assurer le bien-être de ceux dont il a la responsabilité, la hiérarchie pourrait prendre cette forme : 5 1 2 4 3 6 7 La série commence de la même manière, mais on voit difficilement comment quelqu’un qui possède une sensibilité morale délicate et le souci de son intégrité pourrait faire autrement ; toutefois, -47- le contenu de cet accord est bien sûr déterminé par la suite de la série, et particulièrement par la place de 1 et de 7. Pour Jacques, continuer à éprouver de la réticence à prendre cet emploi, ce ne serait alors plus un souci de son intégrité morale, mais une forme de faiblesse pour soi, c’est-à-dire une attitude où on se soucie d’abord de son « goût » moral plutôt que de ce que l’on doit faire. On conclura provisoirement plusieurs choses : 1/ Même lorsqu’il est possible de hiérarchiser les valeurs en jeu, il est fréquent que plusieurs hiérarchies différentes soient moralement acceptables – il existe des désaccords moraux entre personnes soucieuses d’éthique, si bien que l’existence d’un désaccord n’implique pas que l’une des parties ait tort ou se trompe. 2/ L’établissement d’une hiérarchie unique ne suffit pas forcément pour prendre une décision claire, étant donné le réseau des valeurs en jeu. 3/ Même si une décision claire est possible, comme toutes les valeurs en jeu ont un poids, il reste toujours un coût moral – certaines valeurs ne seront pas honorées ou promues, et cela même si l’agent n’est pas confronté à un dilemme. La pluralité des valeurs interdit toute décision paisible dans des cas un peu importants et délicats. Bref, non seulement il n’est pas toujours possible d’éviter les dilemmes moraux – nous en avons maintenant la confirmation définitive, étant donné la structure axiologique de toute délibération et décision –, mais même lorsqu’on les évite, il subsiste un coût moral, ce qui a été appelé par certains auteurs le « résidu éthique » (10). Pour l’amateur des décisions paisibles, la situation est donc pire que ce qu’il pouvait craindre. -48- 4. Le résidu éthique Qu’est-ce plus précisément que ce résidu éthique, qui rend la situation morale pire pour l’homme de bonne volonté ? Du point de vue du pluraliste – c’est-à-dire de celui qui, contrairement au moniste, considère qu’il peut exister plusieurs « bonnes » solutions vu que toutes les valeurs en jeu comptent –, le moniste, même s’il n’en convient pas, maximise les coûts dans ses décisions. En effet, ainsi que l’indiquent deux maximes qu’il aime à citer : « Fais ce que dois, advienne que pourra ! » et « Fiat justitia, et pereat mundus ! », le coût moral de ses décisions peut être exorbitant. Par exemple, un moniste puriste ne se laissera jamais embrigader dans une affaire moralement louche : Georges refusera l’emploi, l’humanitaire se retirera, quoiqu’il en advienne, mais encore, puisqu’il néglige toute autre valeur que celle qui est dominante, il comptera pour rien les « effets collatéraux » de ses décisions. Le monisme avait son attrait : la simplicité, mais il se paye cher ; disons : objectivement cher – cher en terme des valeurs délaissées –, car subjectivement, le moniste n’en souffrira sans doute pas du tout étant donné son aveuglement. Mais le pluralisme moral a lui aussi son coût, car le pluraliste aussi doit laisser de côté certaines valeurs, et ce coût est pour lui d’autant plus difficile à assumer que c’est également sur lui-même qu’il retombe inévitablement : il paye subjectivement cher sa décision. En effet, quoique Georges et l’humanitaire fassent, ils ne pourront promouvoir ou honorer toutes les valeurs en jeu ; or chacune le mériterait. Chez le pluraliste, ce résidu moral s’exprimera dans le regret. « Je regrette d’avoir dû agir ainsi », dira Georges en commentant son refus de l’emploi proposé, ou d’ailleurs en l’acceptant. Toutefois, objectivement, le coût moral qu’impose le pluraliste sera généralement moins grand que celui que le moniste impose ; en effet, comme il est -49- sensible à toutes les valeurs en jeu, il est dans une bien meilleure situation pour promouvoir et honorer toutes celles qui peuvent l’être. Bref, le pluraliste minimise les coûts dans ces décisions. Un Georges pluraliste pourrait-il s’épargner cet aveu douloureux en usant de l’argument de son ami que, s’il n’accepte pas cet emploi, quelqu’un d’autre le fera ? C’est ce qu’on appelle « l’argument de l’absence de différence »: si, quelle que soit mon action, le résultat futur est le même, alors je peux agir comme bon me semble. Ou, plus précisément : 1/ Je fais quelque chose de mal si mon action rend le monde pire. 2/ Accepter cet emploi ne rend pas le monde pire. 3/ Donc mon action n’est pas mauvaise (11). Le problème avec ce raisonnement, c’est qu’il revient à légitimer n’importe quelle action pour autant que quelqu’un d’autre la fasse de toute manière, quelque répugnante que cette action puisse être. En outre, un tel argument contrarie notre notion de responsabilité, selon laquelle on doit rendre compte moralement de ce que l’on a fait soimême, plutôt que de l’état du monde. Or, justement, le regret que l’on éprouve ne vient pas de ce que le monde est moins bon qu’il ne pourrait être, mais de ce que l’on a dû agir ainsi, soi-même, c’est-à-dire qu’on a contribué causalement à un mal, même si tout bien considéré c’était un moindre mal, car un tort a été fait à quelqu’un, une valeur a été sacrifiée ou une norme négligée en résultat. Arrivé à ce point de la réflexion, on pourrait bien nous accuser de pétition de principe. En effet, nous ne l’avons d’ailleurs pas caché, toute cette discussion a été menée du point de vue du pluraliste. Certes, ce que nous avons dit de la structure axiologique de la délibération est un bon argument en faveur de cette position, mais peut-être, si nous -50- avions donné la parole au moniste, les choses seraient-elles apparues différemment. Soit, donnons lui donc la parole. Deux des grandes traditions morales qui inspirent notre civilisation occidentale et libérale – ce sont peut-être même les deux principales et dominantes – sont monistes. Il s’agit du kantisme et de l’utilitarisme. Elles nient donc tant l’existence des véritables dilemmes moraux que celle du résidu moral. L’utilitarisme affirme qu’il faut maximiser le bonheur – ou la satisfaction des préférences – total. Ce disant, il présuppose que toutes les valeurs sont commensurables en tant que contributives au bonheur et qu’en conséquence le résultat du calcul félicifique dicte le devoir. Ainsi Georges doit tenir compte du bonheur de toutes les personnes concernées et agir dans le sens d’une maximisation ; certes, ce faisant, il ne satisfera pas tout le monde, mais c’est inévitable et il n’y a là rien à regretter. Pas de dilemme donc (car le calcul donne toujours un résultat) et pas de résidu. Cela n’indique pas forcément à Georges ce qu’il doit faire, car tout dépendra de l’usage prévisible des armes qu’il contribue à fabriquer : si elles doivent vraiment servir, il doit refuser le travail, étant donné le nombre très élevé des victimes futures ; s’il s’agit seulement de dissuasion, il doit accepter le travail. Mais son hésitation ne dépend d’aucun facteur moral ; il s’agit simplement de régler une question de fait sur l’usage futur des armes. L’utilitarisme a été l’objet de nombreuses critiques. Bernard Williams notamment lui a reproché de laisser de côté une valeur fondamentale, celle de l’intégrité personnelle. Pour l’utilitarisme, souligne cet auteur, c’est l’état de choses consécutif à l’action qui est porteur de valeur ; peu importe par conséquent qui le réalise, « étant admis qu’on a caractérisé de manière pertinente les causes et l’évaluation des états de choses, la question de savoir qui les produit n’ajoute aucune différence significative » (12). Ainsi, pour un utilitariste, non seulement l’agent ne -51- peut prendre en compte la personne qu’il veut être – la valeur 5 –, sauf en tant que composante du bonheur total, comme si le souci de son intégrité n’avait pas de poids particulier, mais encore l’argument de l’absence de différence serait bon et Georges devrait – au sens moral du terme – accepter le travail, quelles que soient les autres valeurs en jeu dans la situation. Le kantisme propose un monisme non axiologique, mais déontologique : pour lui, ce qui compte, c’est la conformité de la maxime de l’action à l’impératif catégorique, la loi du devoir, et non pas les valeurs visées. Toutefois, en un second temps, il y a bien, « derrière » l’impératif, une valeur et une seule qui est en quelque sorte absolue – « interne », comme dit Kant –, c’est celle de la personne comme fin en soi. Mais ne compliquons pas et voyons comment un Georges kantien délibérerait et déciderait. Rappelons pour commencer la première formulation de l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (13). La maxime de mon action doit être universalisable pour que mon action soit morale, c’est-à-dire, dans une version un peu plus libérale que Kant ne l’aurait sans doute souhaité : la maxime de mon action doit pouvoir être endossée par toute personne rationnelle concernée par l’action, quel que soient sa place et son rôle dans la situation. Quelle maxime un Georges tenté d’accepter l’emploi va-t-il proposer ? « Si on te propose un emploi qui te permette de faire vivre ta famille au prix de ta conscience morale, accepte-le ! » Est-ce universalisable ? Évidemment non, sinon on pourrait justifier n’importe quelle turpitude. Donc Georges doit refuser l’emploi, il n’y a là aucun dilemme réel et il n’a pas à regretter ce choix, puisque c’est le seul acceptable moralement (il n’y a pas de résidu moral, et si Georges conserve toutefois un sentiment apparenté au regret, c’est que sa vie émotive est inadaptée à la morale et qu’il ferait bien de la réformer). -52- L’ami de Georges pourrait toutefois à ce moment lui suggérer que la maxime de son action a été mal formulée, et qu’il faudrait plutôt l’entendre ainsi : « Si on te propose un emploi jugé acceptable par les membres d’une société démocratique, car en accord avec son ordre juridique, tu peux l’accepter. Et si en outre c’est le seul moyen actuellement envisageable de prendre soin de ta famille, tu dois l’accepter ! » Or cette maxime pourrait bien être universalisable. Arrivé à ce point, on se rend compte que, sous l’apparence d’un monisme, le kantisme se révèle être un pluralisme dès que la situation morale se complexifie suffisamment pour engendrer un dilemme. Car s’il est possible d’envisager deux maximes – et peut-être même plus –, c’est parce qu’il y a plusieurs valeurs en jeu et que le choix de la maxime dépend d’un choix préalable, effectué sur les valeurs. Si Georges adopte la première maxime, c’est parce qu’il a déjà placé la valeur 5 au centre de sa délibération, alors que s’il accepte la seconde, c’est parce qu’il juge que les valeurs 2 et 3 sont prédominantes, une fois qu’on tient compte d’une donnée que nous avons jusqu’ici négligée : l’importance de l’ordre juridique dans un régime démocratique. Si ensuite on envisage la seconde formulation de l’impératif catégorique, on observe le même phénomène. Voici son énoncé : « Agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (14). Mais, dira-t-on dans un style sartrien, si Georges refuse l’emploi, il traite sa famille comme un moyen, alors que s’il l’accepte, il traite les victimes potentielles de ses recherches comme des moyens. On conclura que les deux formes de monisme que nous avons envisagées ne sont pas moralement satisfaisantes : l’utilitarisme débouche sur une forme d’aveuglement moral et le kantisme nous laisse dans l’expectative dès que la situation devient délicate. Bref, la négation de -53- l’existence des dilemmes et celle du résidu moral n’a lieu qu’au prix de l’occultation de la couche profonde axiologique de notre vie morale. 5. Le rôle du stress On peut envisager les dilemmes moraux comme nous l’avons fait jusqu’ici, à tête reposée. Il arrive aussi que, à l’instar de Georges, on les vive. Souvent alors, sauf pour les monistes obstinés, ces dilemmes ont un impact sur la vie de celui qui s’y trouve confronté : son intégrité morale est généralement en jeu – c’est le cas de Georges, des ingénieurs de Ford qui voulaient modifier la Pinto et du travailleur humanitaire –, de même que son niveau de vie – si Georges accepte ou refuse l’emploi –, voire parfois sa vie elle-même. Pensons au cas de ce que Robert Nozick a appelé les « menaces innocentes » : « Si quelqu’un prend un troisième individu et le lance sur vous qui êtes au fond d’un puits profond, le troisième individu est tout à la fois innocent et représente une menace […] Êtes-vous en droit d’utiliser votre fusil à rayons pour désintégrer le corps en chute libre avant qu’il ne vous écrase et ne vous tue ? » (15). Moins dramatiquement, les conflits d’intérêts sont souvent à la source de dilemmes pénibles : les ingénieurs de Ford devaient-ils dénoncer la décision de leurs managers sur la place publique pour préserver des vies et l’intérêt du public ? Et ce même si cette divulgation leur coûterait leur emploi et serait un obstacle pour en trouver un autre, vu qu’ils n’ont pas été loyaux vis-à-vis de leur entreprise ? Bref, subjectivement, les dilemmes sont source de stress pour la personne qui s’y voit confrontée, surtout lorsque son intérêt ou le caractère moral de sa propre vie sont en jeu – même si le stress peut exister sans qu’il y ait dilemme. Or, cela n’est pas sans importance pour la décision morale ; en effet, le stress rend l’évaluation de la -54- situation plus difficile, en ce qu’il donne une importance particulière à certaines valeurs, celles justement qui concernent l’agent, attirant l’attention sur les risques personnels de certaines options. Souvent, un dilemme nous rend conscients du coût moral et personnel de la pratique de l’éthique. D’où encore l’attrait du monisme éthique, ou du moins d’une conception lexicale des hiérarchies de valeurs : une valeur ou un groupe de valeur l’emporte quelles que soient les autres valeurs en jeu, et donc aussi quelles que soient les conséquences de l’action, attitude rigide qui a l’avantage de minimiser le risque d’agir avec un fort biais pour soi-même, comme c’est plus facilement le cas lorsqu’on envisage la pluralité des valeurs. Le monisme et l’ordre lexical ne sont pas des solutions, on le sait, mais il faut bien reconnaître que le stress a un coût moral, lequel devient particulièrement visible lorsqu’il se fait insistant et pressant, c’est-à-dire lorsque nous nous voyons embrigadés une action que nous jugeons spontanément comme plutôt immorale : 1/ Dans le stress, le cercle éthique (16) tend à se limiter à ses proches et à soi-même. C’est qu’on est en danger. Georges va donc sans doute être particulièrement frappé par le triste sort de sa famille. 2/ L’empan temporel se concentre dans le présent et le futur proche, où sont localisés les problèmes que le stress a rendus urgents. Il s’agit pour Georges de trouver un emploi sinon maintenant, du moins rapidement. 3/ L’exigence éthique se rétrécit en deux temps : d’abord le bien s’efface derrière l’obligatoire, en ce sens que la recherche de toute excellence disparaît – il faut faire son devoir : « Je dois le faire », se dira Georges – puis, quand le stress en vient à structurer la situation dans son entier, les droits d’autrui risquent de subir le même sort. On trouve une confirmation de ce triple phénomène dans l’expérience célèbre de Stanley Milgram, expérience qui a justement -55- été faite pour comprendre l’obéissance aux ordres immoraux d’un officier en temps de guerre. Dans une telle situation, il y a réellement menace, laquelle finit par mettre entre parenthèses les convictions morales des personnes stressées : « Nombre de sujets reconnaissent avec autant de conviction verbale que chacun d’entre nous l’obligation absolue de s’abstenir de toute action nuisible contre une victime sans défense. Eux aussi savent en termes généraux ce qu’il faut faire et ne pas faire et quand l’occasion s’en présente, ils peuvent fort bien citer les valeurs auxquelles ils croient. Mais cela n’a que peu de rapport – pour ne pas dire aucun – avec leur comportement réel sous la pression des circonstances » (17). En effet, hors de la situation, du stress, tous prônaient la désobéissance aux ordres immoraux, ce qui, dans la réalité, en situation, a rarement été le cas. Or, ce qui a notamment permis au tortionnaire d’agir et de continuer à le faire, c’est qu’il s’est laissé « absorber si complètement par les aspects techniques immédiats de sa tâche qu’il a perdu de vue ses conséquences lointaines » et qu’il s’est justifié en arguant l’obéissance, c’est-à-dire la soumission de sa responsabilité à la cause du stress. Ici, cette cause était une personne précise, mais en un sens dépersonnalisée – il représentait l’autorité à laquelle il est de son devoir d’obéir, dit Milgram –: dans les cas graves, le cercle éthique tend même à s’effondrer au profit de la seule réalité d’une sorte de nécessité fatale à laquelle l’agent est inexorablement soumis. Une autre cause de stress et de destructuration morale se trouve dans le phénomène que Bernard Williams a appelé la fortune morale, c’est-à-dire la situation dans laquelle nous sommes victimes de la méchanceté d’autrui sans qu’il y ait eu faute de notre part. Le cas d’Hécube est ici exemplaire. Après la chute de Troie et la perte de presque tous les siens, elle se voit encore trahie par Polymestor qui met à mort son dernier fils, Polydore, qu’elle avait pourtant confié à sa -56- protection. Alors qu’elle montre le cadavre de l’enfant à son nouveau maître, Agamemnon, celui-ci lui dit : « Que n’as-tu pas eu à endurer ! Quel abîme de douleurs ! » à quoi elle répond : « C’en est fait de moi, Agamemnon ! J’ai bu le calice jusqu’à la lie » (18). Elle ne s’abandonne toutefois pas au désespoir et décide de se livrer à la haine et à la vengeance, elle qui avait été jusque-là un modèle de vertu : « C’en est fait de moi », c’est-à-dire : Hécube-la-vertueuse n’est plus, je suis devenue Hécube-la-vengeresse. Ou Hécube-la-juste, car dit encore cette mère éplorée mais qui conserve le sens de l’honneur et de la noblesse que la royauté lui avait conféré : « Il est d’un noble cœur de servir la justice, et de rendre le mal, en tout temps, en tous lieux, à ceux qui font le mal ». La justice est sœur de la vengeance. Hécube retrouvera la paix après avoir tendu un traquenard à Polymestor, où celui-ci sera aveuglé et ses fils massacrés ; rayonnante de joie elle dit alors au roi de Thrace après avoir commenté « J’ai tiré de lui justice » : « Tu ne retrouveras jamais tes prunelles pour voir tes fils vivants : il n’y a plus de lumière pour toi, et eux je les ai tués ! » (19). Quoi qu’il en soit des rapports entre la vengeance et la justice – et ce sont des rapports qui ont quelque chose d’un peu inquiétant –, on ne peut s’empêcher de penser que retrouver la paix de l’âme ou la joie de vivre par le moyen de la vengeance n’est pas une véritable renaissance. Après son acte, Hécube n’est plus véritablement Hécube. Certes, on peut le dire de toute personne qui traverse une crise existentielle profonde : après sa chute de cheval sur le chemin de Damas, Paul n’est plus véritablement Saül, et ce n’est pas par hasard qu’il a changé de nom. Mais Paul a changé pour le mieux, alors qu’on a bien de la peine à ne pas penser qu’Hécube a changé pour le pire. C’est que la vengeance comprend la haine de l’autre, et si haïr son bourreau, c’est haïr le mal, ce n’est pas seulement cela : c’est encore souffrir de ce que le bourreau ne souffre pas et la joie qui met un terme -57- à la haine dans la vengeance est la joie d’un mal. En outre, tant que ce mal n’est pas advenu, la victime se ronge, car la haine est encore un mal pour celui qui l’éprouve. On comprend que Boris Cyrulnik dise de la résilience : « Les blessés de l’âme ne veulent ni haïr, ni se soumettre : ils veulent s’en sortir » (20). Or, la haine est moins une sortie qu’un enfermement et si l’on s’en échappe par la vengeance, c’est au prix d’une sorte de métamorphose perverse : au lieu de se libérer du mal, on s’est laissé posséder par lui. 6. Conclusion Notre conclusion sera double. Nous avons titré Les conflits moraux et les limites de l’éthique, et justement, ces limites sont doubles. L’éthique rencontre d’abord une limite dans le caractère indépassable des dilemmes et du résidu moral inhérent au sacrifice nécessaire d’un intérêt légitime, d’une valeur ou d’une norme. C’est là quelque chose que les grandes éthiques modernes n’acceptent pas ou du moins difficilement : tant l’utilitarisme que le kantisme sont réticents à admettre l’inévitabilité du (moindre) mal : pour eux, lorsque l’on a suivi la loi morale ou que l’on a maximisé l’utilité, c’est-à-dire lorsqu’on a appliqué à la situation le principe universel requis, le tour moral est joué (21), et s’il reste quelque chose sous la forme d’émotions pénibles, c’est simplement réaction inadaptée. Mais voir les choses ainsi, c’est ne pas comprendre qu’il peut exister des tragédies morales, dit Christopher Gowans : « Ceux qui rejettent l’idée d’un mal moral inévitable supposent que l’innocence morale est possible, tandis que ceux qui acceptent cette idée pensent qu’une tragédie morale est possible » (22). Et la tragédie peut avoir lieu même s’il n’était pas possible de faire mieux ou même si on ne pouvait agir autrement. Ainsi, dans un registre qui n’est pas celui du tragique, une -58- mère qui a promis à son fils d’assister à un récital qu’il donne, et qui ne peut le faire au dernier moment pour des raisons professionnelles graves, va ressentir une gêne morale et fera tout pour compenser l’attente frustrée de son enfant (23). Il est inévitable et normal, si quelqu’un est une personne moralement sensible, qu’il éprouve un regret et qu’il ressente le besoin de s’excuser auprès de celui qui a été lésé. Manifestement, plus un être est moral, plus il est vulnérable aux tragédies engendrées par les dilemmes moraux et par le résidu moral. La seconde limite, c’est le stress. Ici, l’éthique rencontre une limite dans notre psychologie et dans notre attachement à des biens qui sont d’une grande importance pour notre vie ou celle de nos proches, bref, pour ce qui nous tient particulièrement à cœur. Quand ces biens sont menacés, notre conscience morale tend à s’estomper. On peut regretter cette sorte de faiblesse cognitive et volitive, mais manifestement le remède n’est pas à chercher dans le monisme moral, qui nous rend aveugles à de nombreux biens et valeurs. Peut-être les saints et les héros ne sont-ils pas sujets aux effets du stress, mais certains d’entre eux, s’ils excitent notre admiration, suscitent encore une sorte d’effroi, celui qui naît de ce que, souvent, s’ils paraissent voir si bien ce qu’ils doivent faire, c’est probablement faute d’avoir le regard suffisamment large et profond : ce n’est certes pas le stress qui a réduit leur cercle éthique, mais il s’en faut de beaucoup que leur regard moral balaye largement et profondément dans tout ce qui fait que notre vie est une vie humaine. C’est du moins ce que la lecture des grands auteurs – d’un Euripide ou d’un Marcel Proust – nous amène à penser. -59- NOTES – CHAPITRE 2 (1). D'après B. Williams, in J. J. C. Smart, & B. Williams, Utilitarisme. Le pour et le contre, Genève, Labor & Fides, 1997, p. 90. (2). « Rights at the Cutting Edges », in H. Kramer & al., A Debate over Rights, Oxford, OUP, 1998, p.192. (3). Cf. J. Jacobs, Dimensions of Moral Theory, Oxford, Blackwell, 2002, p. 43-44. (4). Cf. C. Gowans, Innocence Lost. An Examination of Inescapable Moral Wrongdoing, Oxford, OUP, 1994, p. 49. (5). Cf. L’existentialisme est un humanisme, Paris, Folio-Gallimard, 1996, p. 41-42. (6). Cf. « L’éthique dans l’aide humanitaire », ECHO, 1996, p. 21. (7). Cf. www.ifrc.org/pubs/code/ (8). Cf. supra, p. 9. (9). Cf. «Rights as Trumps », in J. Waldron, Theories of Rights, Oxford, OUP, 1984. (10). Particulièrement Bernard Williams ; cf. Problems of the Self, Cambridge, CUP, 1973, p. 166 sq. (11). Cf. Harris & al., Engineering Ethics, p. 259. (12). In Utilitarisme. Le pour et le contre, p. 88. (13). Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1980, p. 94. (14). Op. cit., p. 105. (15). Anarchie, État et utopie, Paris, PUF, 1988, p. 54. (16). Pour cette notion, cf. notre article « Le charme secret du patriotisme », in B. Baertschi & K. Mulligan, dir., Les nationalismes, Paris, PUF, 2002, p. 57 sq. -60- (17). S. Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calman-Lévy, 1974, p. 23. (18). Euripide, Hécube, in Les Tragiques Grecs, Paris, Pochothèque, 1999, p. 1032. (19). Op. cit., p. 1034 et 1040. (20). Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 25-26. (21). Cf. Gowans, op. cit., p. 119. (22). Loc. cit. (23). Cf. Gowans, op. cit., p. 207. -61- -62- Chapitre 3 ____________________________________________________ ▀ Hippocrate et Archimède, de la déontologie à l’éthique 1. Introduction L’Institut National Polytechnique de Grenoble (INPG) a pu- blié fin 2000 un Manifeste pour la technologie au service de l’homme qui se conclut ou se couronne par Le nouveau serment d’Archimède. Hormis l’épithète « nouveau », l’expression fait bien sûr penser au Serment d’Hippocrate à quoi devait souscrire tout médecin et qui connaît lui aussi une forme nouvelle : le Serment de Genève, adopté en 1948 par l’Association médicale mondiale (AMM) et qui a subi depuis plusieurs aménagements et corrections. Ces deux serments ont pour point commun de consister en une série d’articles – ce qui n’est pas vraiment étonnant, puisqu’il s’agit de codes –, chaque article ayant cette particularité syntaxique de commencer par le pronom « Je », signifiant par là un engagement personnel du médecin et de l’ingénieur par rapport à certains principes et à certaines valeurs qui doivent le guider dans l’exercice de sa profession. De tels documents sont ce qu’on appelle aussi des Codes de déontologie, c’est-à-dire qu’ils énoncent des devoirs (deonta). Ils ont donc un caractère normatif ; toutefois, ils ne sont pas seuls à posséder ce caractère et ne couvrent pas tout le champ des normes. En effet, notre vie est encore réglée par d’autres systèmes normatifs, dont les plus importants sont le droit et la morale ou l’éthique. C’est pourquoi, -63- avant d’examiner de plus près le contenu du Serment d’Archimède, ce qui est le propos de cette étude, il est bon de tracer un certain nombre de distinctions afin de mieux saisir la nature de ce champ normatif. 2. Les normes et les valeurs Avant tout : qu’est-ce qu’une norme ? Une bonne manière d’aborder cette question est d’examiner la façon dont on en parle. Par rapport à l’usage descriptif du langage, qui énonce des faits – « le ciel est bleu » –, l’usage normatif du langage se caractérise par le devoir – « tu dois aider cette personne âgée à traverser la rue ». Le devoir peut donc être considéré comme la notion normative fondamentale ; toutefois, quand on y regarde de plus près, on se rend compte que cette notion a plusieurs sens : 1/ « Tu ne dois pas mentir ! » énonce un devoir explicite et fort (on peut aussi l’exprimer implicitement par l’usage du futur : « Tu ne mentiras pas ! », dit le Décalogue). 2/ « Pour te rendre au Canada, tu dois prendre l’avion ! ». Ici, « dois » a la valeur d’un commandement conditionnel : « Si tu veux te rendre au Canada,… » ; mais si tu ne veux pas, ce devoir n’a pas d’objet. Par ailleurs, ce devoir n’exprime pas un commandement, comme ci-dessus, mais plutôt une recommandation, car il serait aussi possible de prendre le bateau pour se rendre dans la Belle Province – si la recommandation est plus faible, on dira plutôt : « Tu devrais ». Si « dois » est utilisé pourtant, c’est que les circonstances font juger que l’avion est le moyen de transport le plus adapté. 3/ « Tu dois prendre sa dame ! », dit-on à un joueur d’échecs quelque peu inattentif. C’est ici plus qu’une recommandation, même si ce devoir reste de caractère hypothétique (si l’adversaire est mon enfant à qui j’apprends à jouer, je peux faire exprès d’épargner sa -64- dame), car si quelqu’un a décidé de jouer, la « bonne pratique » lui demande de gagner ; s’il ne le fait pas et qu’il n’a pas de bonne raison à cet effet, il se comporte de manière irrationnelle. 4/ « Les femmes devraient enfanter sans douleur ! » Ici, le devoir ne se réfère plus à une tâche comme dans les trois cas précédents, mais à un état de chose valorisé positivement : il « ne suggère en aucune manière qu’il y a quelque chose que les femmes doivent faire, mais seulement que le monde serait meilleur s’il n’y avait pas les douleurs de l’enfantement » commente Hector-Neri Castañeda (1). Ce devoir indique donc un idéal au sens d’un devoir-être et non un devoirfaire ; même si, en tant qu’idéal, il signale des actions à entreprendre : mettre au point une méthode d’accouchement sans douleur, par exemple. Quand on compare ces différents sens, le premier nous apparaîtra sans doute comme le plus proprement moral : ne caractériset-il pas la forme logique du Décalogue, à savoir un ensemble de commandements et d’interdits inconditionnels ? Et dans la mesure où un droit est corrélatif à un devoir, la Déclaration des droits de l’homme s’y moule aussi, puisqu’elle énonce des droits inconditionnels : elle ne dit pas par exemple que tout homme a droit à la vie seulement tant qu’il est socialement productif, mais qu’il a ce droit tout court, quelles que soient les circonstances ; dans cette optique, on dira que Caïphe prônait une conduite immorale lorsque, à propos du Christ, il disait : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple » (2) . Par rapport à cette caractéristique des devoirs moraux, les sens 2 et 3 sont conditionnels, ou hypothétiques comme disait Kant. Ce dernier rattache d’ailleurs de tels commandements à la prudence (sens 2) ou à l’habileté (sens 3) et non à la moralité, la prudence étant définie comme la vertu par laquelle nous choisissons les moyens les plus appropriés pour parvenir à nos propres fins. Bref, comme ce philo- -65- sophe le résume : « Ce sont ou des règles de l’habileté, ou des conseils de la prudence, ou des commandements (des lois) de la moralité. Car il n’y a que la loi qui entraîne avec soi le concept d’une nécessité inconditionnée » (3). Les sens 2 et 3 énoncent donc une exigence de rationalité et non une exigence de moralité. De nombreux auteurs en restent là et considèrent que la morale se résume à l’énoncé de tels commandements – n’est-ce pas d’ailleurs exactement ce que Kant a fait ? Construisant ensuite les autres systèmes normatifs portant sur notre conduite de manière analogue, ils conçoivent le droit et les codes de déontologie sur le même modèle. Il est d’ailleurs vrai que, extérieurement, lois et codes ont bien cette forme, mais en rester là, c’est oublier que si de tels devoirs sont affirmés, c’est pour réaliser des états de chose désirables, tels justement que le devoir au sens 4 l’exprime. Et c’est exactement pour cela que le Nouveau Serment d’Archimède prend place dans un Manifeste où sont énoncés non des devoirs, mais des idéaux comme l’exigence démocratique ou l’exigence d’objectivité et d’honnêteté. En d’autres termes, les devoirs ne peuvent se comprendre qu’en référence à des valeurs. Celles-ci sont évidemment multiples et, comme on le verra, les codes de déontologie ont pour fonction d’énoncer celles qui sont importantes dans le cadre de l’exercice d’une profession. Mais avant d’y venir, il est important de souligner qu’il existe deux attitudes possibles par rapport aux valeurs, déterminées par la nature de ces dernières (4) : a) Il y a les valeurs qu’on promeut. Le bien-être ou la sécurité sont de telles valeurs : notre action est bienfaisante ou prudente dans la mesure où elle contribue à les faire exister ou à les renforcer. b) Il y a les valeurs qu’on honore. Respecter la vie humaine ne consiste pas à d’abord produire quelque chose, mais à ne pas intervenir ; c’est d’ailleurs pourquoi, à l’égard de telles valeurs, on parle de -66- respect (on peut promouvoir le respect, non ce sur quoi le respect porte). Ce sont ces valeurs qui sont à la source des commandements et des interdictions les plus absolus, car on peut toujours exiger le respect. Il existe bien sûr des valeurs qu’on peut à la fois honorer et promouvoir, pensons par exemple aux droits des personnes. 3. Les domaines normatifs Comment les codes de déontologie s’articulent-ils à ces deux autres domaines normatifs que sont la morale et le droit ? La morale est sans doute le système normatif le plus ancien et le plus large. Il existe plusieurs manières de concevoir sa fonction ; l’une des plus anciennes est de la lier à l’épanouissement humain. Nous cherchons tous à nous épanouir, mais il n’est pas clair d’y parvenir vu les vicissitudes de la vie ; il faut donc trouver des règles à cet effet, que l’éthique justement nous fournit. Bref, la morale doit nous dire ce qu’est une vie bonne – quelles sont les valeurs à promouvoir et à honorer –, comme l’écrit Épicure à son disciple Ménécée : « Attachetoi donc aux enseignements que je n’ai cessé de te donner et que je vais te répéter ; mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien vivre » (5). La morale est donc un système normatif très englobant. Le droit l’est moins. Mais qu’est-ce qui distingue droit et morale ? Les normes juridiques ont, dans un système libéral, ces caractéristiques particulières qui les distinguent des normes morales : • Elles sont artificielles (en ce sens qu’elles sont créées par des hommes et qu’elles prennent place dans une institution) • Elles sont entièrement publiques • Leurs sanctions sont officielles et codifiées • Elles doivent pouvoir se faire respecter (6) -67- • Leur noyau dur consiste dans l’interdiction de causer un tort aux autres. Qu’en est-il maintenant de la déontologie ? « La déontologie médicale est une éthique adaptée aux conditions d’exercice d’une profession, en l’occurrence la médecine. Elle est une éthique professionnelle qui s’applique aux individus seulement en tant qu’ils exercent un métier déterminé et qu’ils ont, dans ce cadre, des obligations, des responsabilités et des droits » (7), dit en préambule l’article « Déontologie et éthique médicales » d’une encyclopédie de bioéthique. Le cas des enfants d’Archimède n’est pas différent de celui des enfants d’Hippocrate, car la médecine et l’ingénierie sont des professions. Or, comme le souligne Charles Harris, une profession est justement caractérisée par les propriétés suivantes : 1/ L’accès à une profession requiert une longue période d’étude et d’entraînement de caractères intellectuels. 2/ Les connaissances et les talents d’un professionnel sont vitaux pour le bien-être de la société. 3/ Habituellement, les professions ont un monopole ou un quasi-monopole dans la fourniture de leurs services. 4/ Les professionnels jouissent habituellement d’un degré d’autonomie certain à leur poste de travail. 5/ Les professions veulent répondre à des standards éthiques, habituellement énoncés dans des codes d’éthique (8). En ce qui concerne les professions, il est encore intéressant de noter que, à l’origine, « profession » signifie une déclaration d’engagement, particulièrement dans le domaine religieux : rappelons-nous ce fameux texte de Rousseau, La profession de foi du vicaire savoyard. Faire profession, comme on disait alors, c’était s’engager par rapport à des croyances dans un mode de vie lié à des exigences morales particulièrement élevées. Cette signification forte s’est bien entendu atténuée en se sécularisant et actuellement, « profession » ne désigne -68- parfois plus que l’ensemble des personnes qui font le même métier ; mais il est resté quelque chose du sens premier en ce que, lorsqu’on parle de profession plutôt que plus simplement de métier, c’est souvent qu’on veut souligner ou mettre en évidence un certain engagement de nature morale, au sens large – d’autant que, du fait des connaissances et de l’autorité d’expert du professionnel, son client est dans une mesure non négligeable à sa merci (caveat emptor !). En somme, un professionnel est ipso facto un bon professionnel, ou du moins il devrait en aller ainsi. On n’est donc pas étonné que les professions se placent sous la bannière de l’éthique, par le biais des codes de déontologie. Ainsi, comme le souligne un manuel d’éthique professionnelle : « Les codes professionnels représentent le consensus d’une communauté professionnelle concernant les critères qui devraient gouverner sa conduite » (9). Les critères, les principes, les valeurs, bref les normes. On le voit, les normes professionnelles se distinguent des normes morales en ce qu’elles ne concernent qu’un aspect de la vie, celui qui est caractérisé par les buts que la profession poursuit ; elles se distinguent des normes juridiques pour la même raison – bien que le droit lui non plus ne concerne pas tous les aspects de la vie, mais surtout la vie publique –, et en ce qu’elles ne sont pas d’abord orientées vers les sanctions, mais plutôt vers des idéaux ou des valeurs à promouvoir et à honorer ; bref, les codes ont une fonction plus éducative que thérapeutique. Et même lorsqu’il est question de sanctions, ce ne sont pas des sanctions pénales – tant du moins que des avocats n’invoquent pas ces codes lors de procès –, mais « des sanctions de désapprobation ou d’ostracisme professionnels » (10). Quelles sont ces valeurs ? Nous en parlerons lorsque nous examinerons le contenu du Serment d’Archimède, mais auparavant, il nous faut encore rappeler un autre aspect de notre vie normative : la possibilité des conflits. -69- En effet, comme on l’a vu, notre vie normative se situe au moins sur trois plans : 1. L’éthique personnelle 2. Le droit 3. L’éthique professionnelle Or ils peuvent évidemment entrer en conflit, comme on le sait (11). Cela souligne à quel point notre vie morale est difficile et com- plexe : non seulement nous cherchons à formuler des normes, car ce qui est à faire n’est souvent pas clair, mais ces normes, une fois trouvées, peuvent à leur tour se heurter. On comprend alors que si nous avons besoin de normes et si les professionnels ont en plus besoin de codes de déontologie, ce n’est pas parce que nous sommes tous tentés par la transgression et le mal – même si nous le sommes parfois – et qu’ils sont particulièrement sujets aux manquements moraux, mais parce que les situations auxquelles les êtres humains sont confrontés ne sont pas simples et qu’elles ont des répercussions importantes sur leur vie et celle de leurs semblables. Ce qui est d’autant plus vrai des professionnels, puisque, comme Harris le souligne, leur activité est vitale pour la société. 4. Les valeurs du médecin Les codes d’éthique sont donc aussi des aides à la décision dans des situations de conflits potentiels, pour des professionnels qui ont le souci d’agir correctement. Mais comment savoir ce que « correctement » veut dire ? En déterminant les valeurs qui doivent être respectées et promues dans l’activité professionnelle. Ce sont elles que les codes égrènent au long de leurs différents articles. Exerçons-nous d’abord sur le nouveau serment d’Hippocrate, à savoir de Serment de -70- Genève, car il est souvent plus aisé et plus confortable de s’occuper d’autrui avant de se pencher sur soi-même. Le Serment de Genève Au moment d’être admis au nombre des membres de la profession médicale : 1. Je prends l’engagement solennel de consacrer ma vie au service de I’humanité. 2. Je garderai pour mes maîtres le respect et la reconnaissance qui leur sont dus. 3. J’exercerai mon art avec conscience et dignité. 4. Je considérerai la santé de mon patient comme mon premier souci. 5. Je respecterai le secret de celui qui se sera confié à moi, même après la mort du patient. 6. Je maintiendrai, dans toute la mesure de mes moyens, l’honneur et les nobles traditions de la profession médicale. 7. Mes collègues seront mes frères. 8. Je ne permettrai pas que des considérations de religion, de nation, de race, de parti ou de classe sociale viennent s’interposer entre mon devoir et mon patient. 9. Je garderai le respect absolu de la vie humaine dès son commencement, même sous la menace et je n’utiliserai pas mes connaissances médicales contre les lois de l’humanité. 10. Je fais ces promesses solennellement, librement, sur l’honneur (12). L’énoncé de ces principes confirme ce que nous avons souligné : les codes de déontologie n’ont pas de caractère punitif ou pénal, mais incitatif, comme sensibilisation à la responsabilité, en indiquant quels sont les points moraux sur lesquels le médecin doit garder le regard fixé (les idéaux de la profession). Chaque article en souligne un : L’altruisme (1), la loyauté à la profession (2, 6, 7), la conscience professionnelle (3), la bienfaisance (4), la confidentialité (5), -71- l’impartialité ou la non discrimination (8), le respect de la vie et des droits de l’homme (9). Face à une telle liste, deux questions se posent : a) Y a-t-il d’autres valeurs qui mériteraient d’être mentionnées ? b) Y a-t-il des valeurs qui ne devraient pas être mentionnées ? Sans pousser l’exercice très loin en ce qui concerne la déontologie médicale, deux choses nous frappent immédiatement: concernant (a) on s’étonne qu’il ne soit pas fait mention de l’autonomie du patient qui, actuellement, a priorité sur son bien (13) et, concernant (b) on est surpris de la lourde insistance sur la loyauté, tendant à la fraternité, dont on connaît certes l’importance dans le Serment d’Hippocrate, mais qu’on ne s’attendait pas à retrouver affirmée en ces termes à l’époque contemporaine. On mesure ici le poids de la tradition. Dans le cas des ingénieurs, ce poids devrait être nettement plus léger, vu que la promulgation de codes de déontologie dans leur domaine est bien plus récente : le Nouveau serment d’Archimède ne reprend pas un ancien serment, même si, on le verra, il existe un Serment d’Archimède tout court. Examinons donc ce Nouveau serment, en regardant les choses de plus près que pour la médecine, puisque c’est l’éthique de l’ingénierie qui nous concerne ici. 5. Les valeurs de l’ingénieur Le Nouveau serment d’Archimède 1. Je pratiquerai ma profession dans le respect d’une éthique des Droits de l’Homme et de la responsabilité du patrimoine naturel de l’Humanité. 2. J’assumerai, dans tous les actes de ma vie professionnelle, ma responsabilité vis-à-vis de mon institution, de la société et des générations futures. -72- 3. Je veillerai à promouvoir le respect des rapports équitables entre tous les hommes et à soutenir le développement des pays économiquement défavorisés. 4. Je veillerai à expliquer mes choix et mes décisions dans la plus grande transparence possible à l’égard des décideurs et des citoyens. 5. Je serai attentif à favoriser, dans l’exercice de mes fonctions, les formes de management qui permettront une large coopération de tous les acteurs, afin de donner du sens au travail de chacun et à l’innovation. 6. Je m’engage à porter la plus grande attention à l’expression de l’esprit critique et au respect de la déontologie dans l’usage des moyens d’information et de communication. 7. Je serai attentif à compléter de manière continue mes compétences professionnelles dans tous les domaines des sciences technologiques, économiques, humaines et sociales requises par l’exercice de mes fonctions. À la lecture de ce code, on relève les valeurs suivantes : Le respect des droits de l’homme (1), le souci des générations futures (1, 2), de l’institution professionnelle et de la société (2), la justice (3), la transparence (4), la coopération à l’intérieur de l’entreprise (5), la véracité critique et le respect des normes professionnelles (6), la compétence (7). Posons maintenant les deux questions pertinentes qui sont, rappelons-le : a) Y a-t-il d’autres valeurs qui mériteraient d’être mentionnées ? b) Y a-t-il des valeurs qui ne devraient pas être mentionnées ? Ce qui frappe par rapport au Serment de Genève, c’est la moins grande spécificité des valeurs affirmées et une présentation plus structurée. En effet, on s’aperçoit que l’on va du plus général au plus particulier: (i) L’humanité et la nature (1, 2, 3) (ii) L’entreprise (4, 5) (iii) L’ingénieur en tant qu’individu (6, 7) -73- Mais on observe une moins grande spécificité en ce que, à l’exception peut-être du dernier article, quelqu’un qui ne saurait pas qu’il s’agit d’un code de déontologie pour ingénieurs ne pourrait le deviner : il conviendrait à toute profession. Ce caractère de généralité fait que l’on peut répondre sans risque par la négative à la question (b), ce dont on s’assurera encore en comparant le Nouveau serment au Serment d’Archimède que nous avons déjà mentionné, et qui, s’il est plus ancien que le Nouveau serment – mais l’est-il ? –, ne saurait l’avoir précédé de plus que quelques années, puisqu’il a été promulgué à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Le Serment lausannois a la teneur suivante : Considérant la vie d’Archimède de Syracuse qui illustra dès l’antiquité le potentiel ambivalent de la technique, Considérant la responsabilité croissante des ingénieurs et des scientifiques à l’égard des hommes et de la nature, Considérant l’importance des problèmes éthiques que soulèvent la technique et ses applications, Aujourd’hui, je prends les engagements suivants et m’efforcerai de tendre vers l’idéal qu’ils représentent. [1] Je pratiquerai ma profession pour le bien des personnes, dans le respect des Droits de l’Homme et de l’environnement. [2] Je reconnaîtrai, m’étant informé au mieux, la responsabilité de mes actes et ne m’en déchargerai en aucun cas sur autrui. [3] Je m’appliquerai à parfaire mes compétences professionnelles. [4] Dans le choix et la réalisation de mes projets, je resterai attentif à leur contexte et conséquences, notamment des points de vue technique, économique, social, écologique… Je porterai une attention particulière aux projets pouvant avoir des fins militaires. [5] Je contribuerai, dans la mesure de mes moyens, à promouvoir des rapports équitables entre les hommes et à soutenir le développement des pays économiquement faibles. -74- [6] Je transmettrai, avec rigueur et honnêteté, à des interlocuteurs choisis avec discernement, toute information importante, si elle représente un acquis pour la société ou si sa rétention constitue un danger pour autrui. Dans ce dernier cas, je veillerai à ce que l’information débouche sur des dispositions concrètes. [7] Je ne me laisserai pas dominer par la défense de mes intérêts ou ceux de ma profession. [8] Je m’efforcerai, dans la mesure de mes moyens, d’amener mon entreprise à prendre en compte les préoccupations du présent serment. [9] Je pratiquerai ma profession en toute honnêteté intellectuelle, avec conscience et dignité. [10] Je le promets solennellement, librement et sur mon honneur. On constate un large recoupement, la différence résidant dans le fait que le texte lausannois est moins structuré et a une spécificité plus grande, ce qui nous ramène à la question (a). Si nous voulons savoir si d’autres valeurs devraient être mentionnées, le plus simple est bien sûr de voir quelles valeurs se trouvent dans le Serment qui sont absentes du Nouveau serment. Et d’abord, y en a-t-il ? Oui, et on les trouve dans l’article 4, qui mentionne les projets à buts militaires, dans l’article 6 qui insiste sur les suites à donner à l’information, dans l’article 7 qui concerne les conflits d’intérêts et dans l’article 8 qui prône ce qu’en 68 on appelait « conscientisation ». Inversement, on se rend compte que le texte de Grenoble souligne plus tout ce qui a trait à l’information. Que faire dans une telle situation ? Qui a raison ? D’ailleurs, quelqu’un a-t-il raison ? Pour ne pas nous laisser égarer dans des débats « nationalistes », il vaut mieux poser la question suivante : comment faire pour bien rédiger un code de déontologie et plus particulièrement un code de déontologie pour ingénieurs ? On comprend qu’un code d’ingénieurs soit moins spécifique qu’un code pour médecins, car la profession d’ingénieur comprend de multiples métiers, bien plus diffé- -75- rents les uns des autres que ne sont les diverses spécialisations médicales : l’ingénieur en génie civil et l’ingénieur en informatique travaillent non seulement sur une « matière » différente, mais leurs occupations ont des conséquences bien différentes sur la société. Par ailleurs, un code se doit de ne pas être trop long ; quelles valeurs donc y insérer ? Celles qui sont fondamentales et caractéristiques de l’ingénieur, bien sûr, et pour déterminer quelles elles sont, il faut examiner les finalités de l’ingénieurie. C’est exactement ce que fait le Manifeste pour la technologie au service de l’homme, que clôt le Nouveau serment. L’ingénieur est le professionnel des technologies, et celles-ci se doivent d’être au service de l’homme, c’est-à-dire de ménager « la possibilité d’une meilleure espérance de vie, de santé, de confort et d’une élévation du niveau de vie et d’éducation pour le plus grand nombre » ; mais cela peut se dévoyer, à cette « chance » peut se substituer un « risque » : « La menace, c’est le risque, faute de sens, d’un développement incontrôlé et d’un usage pernicieux des possibilités de la technologie ». D’où la nécessité de normes pour que la chance ne devienne pas menace. Ces normes, le Manifeste les organise autour de sept principes : 1. L’exigence démocratique: une Société de la connaissance doit se fonder sur un espace public ouvert à tous. 2. L’exigence d’objectivité et d’honnêteté dans la conduite de l’expertise technologique. 3. La précaution, principe fondateur de la sagesse des sociétés. 4. La responsabilité et la transparence au sein des institutions. 5. La nécessité de donner un sens à la technologie pour mieux vivre et faire ensemble. 6. L’importance d’être entrepreneur de la connaissance. 7. La nécessité d’une formation réellement scientifique, plurielle, humaniste... et quotidienne. -76- « De ces sept grands principes découle […] un engagement, sous forme du «Nouveau serment d’Archimède», que les ingénieurs diplômés devraient prendre dès l’entrée dans leur vie professionnelle, pour créer tout au long de leur carrière: une technologie au service de l’Homme. » Sept principes et sept articles dans le Serment ; il existe d’ailleurs presque une relation biunivoque entre les deux, indiquant que le Serment se fonde très directement sur les principes énoncés. Or ceux-ci marquent très clairement le lien entre les articles du code et la profession d’ingénieur, ce qui rend au premier la spécificité qui n’apparaissait pas à sa simple lecture. À quoi il serait donc facile de remédier, si on l’estime souhaitable, par l’adjonction d’un préambule. Cette structure permet alors de poser notre question (a) de la manière suivante : le code exprime-t-il fidèlement et adéquatement les principes proposés ? La comparaison avec le code de Lausanne et avec d’autres, notamment ceux des ingénieurs américains qui soulignent la responsabilité première de l’ingénieur envers la société plutôt qu’envers son entreprise, indique que le second article manque de précision, en ce qu’il ne met pas en évidence ce qui constitue l’une des grandes difficultés morales du professionnel : les conflits d’intérêt. Le principe 2 dit certes : « Les experts ne doivent en aucun cas aliéner leur connaissance sous quelque prétexte d’ordre stratégique que ce soit (politique, militaire, économique, commercial…) », mais l’article 2 ne le reflète que trop généralement à notre sens. Cela dit, il est intéressant de comparer plus précisément le Nouveau Serment aux codes anglo-saxons car, comme toujours, on réfléchit mieux à plusieurs voix. Ceux-ci sont nombreux ainsi que souvent plus spécifiques et plus précisément centrés sur la profession d’ingénieur, variant selon les domaines de l’ingénierie : codes généralistes, codes pour les chimistes, pour les électriciens, etc. On y retrouve -77- toutefois des constantes, exprimant d’ailleurs bien la culture anglosaxone du client-roi – ou, plus charitablement, l’insistance sur le fait que le membre d’une profession, comme on l’a vu affirmer, doit être au service de la société dans laquelle il œuvre. Notamment cet article – toujours placé le premier –, qu’on lit partout dans des termes presque identiques : « Les ingénieurs accorderont une importance capitale à la sécurité, à la santé et au bien-être du public dans l’exercice de leur profession ». Mais voyons plus précisément quelles sont les valeurs promues et honorées dans les codes US (14) : La sécurité et la santé du public Le bien-être du public La compétence prof. La véracité et l’objectivité de l’information La loyauté L’évitement des conflits d’intérêt L’acquisition d’une bonne réputation Le caractère équitable de la compétition L’honneur de la profession L’intégrité de la profession La dignité de la profession La formation continue pour soi La formation continue de ses subordonnés La reconnaissance de sa responsabilité La reconnaissance de la valeur des collègues La protection de l’environnement La non discrimination La renonciation à toute tromperie Le développement du Tiers Monde La conservation du sens de l’humain La préservation de l’esprit critique La sensibilisation éthique de l’entreprise ABET 1 1 2 3 NSPE 1 1 2 3 AIChE 1, 2 1 7 4 ASME 1 1 2 7 IEEE 1 1 6 3* ASCE 1 1 2 3 Gre Lau 4 4* 4* 6 4 4 5 5 6 6 6 7 7 4 6 - 5 5 8 6 pré pré pré 9 9 4 4 5 5 6* 6* 6* 3 3 2 4* 6 10* 4 4 5 5 6 6 6 7 7 2 7 - 7 9 3 - - 6 6 3 - - 7 7, 9 - 2 - 2 - - 5 - - 8 - 1 8 9 - 1 - 1, 2 1* 3 5 6 - 1 1* 5 8 * La formulation est significativement différente -78- Évidemment, pour apprécier l’importance et la pertinence d’une valeur, il ne suffit pas de compter les articles où elle s’y trouve exprimée, car manifestement, certains codes ont été copiés sur d’autres. Dans cette optique, les différences sont parfois plus significatives. Par exemple, le code de l’ABET et de l’ASCE sont très semblables, sauf sur un point : le second ajoute la valeur de la protection de l’environnement. C’est là une évolution qui est le signe du développement de la conscience sinon écologiste, du moins environnementale. Mais voici, à titre d’exemple, l’un de ces codes, celui justement de l’ASCE (ingénieurs civils) : 1. Engineers shall hold paramount the safety, health and welfare of the public and shall strive to comply with the principles of sustainable development in the performance of their professional duties. 2. Engineers shall perform services only in areas of their competence. 3. Engineers shall issue public statements only in an objective and truthful manner. 4. Engineers shall act in professional matters for each employer or client as faithful agents or trustees, and shall avoid conflicts of interest. 5. Engineers shall build their professional reputation on the merit of their services and shall not compete unfairly with others. 6. Engineers shall act in such a manner as to uphold and enhance the honor, integrity, and dignity of the engineering profession. 7. Engineers shall continue their professional development throughout their careers, and shall provide opportunities for the professional development of those engineers under their supervision. Cela permet de mettre en lumière des valeurs dont le Nouveau serment ne parle pas, à savoir (bien que certaines y soient contenues implicitement) : la sécurité, la santé et bien-être du public, la compétence professionnelle, les conflits d’intérêts, le mérite/réputation, la compétition équitable, l’honneur, l’intégrité et la dignité de la profession, la formation des subordonnés, la reconnaissance de la valeur des -79- collègues, le rejet de la tromperie et la conscientisation. Par ailleurs, l’ordre selon lequel les articles sont agendés n’est pas indifférent, le plus important venant généralement en premier. Un Serment d’Archimède maximalement inclusif devrait donc mentionner toutes les valeurs mises en lumière, selon un ordre de priorité qui resterait à déterminer, soit qu’on mette en avant, à la manière du code de Grenoble, les devoirs vis-à-vis de l’humanité, soit, à la manière des codes américains, les devoirs propres à l’ingénieur dans l’exercice de sa profession. Quant à savoir si chaque article ressortit à la catégorie du désirable – rappelons que certaines choses sont peut-être plus appropriées dans un commentaire au code –, ce n’est pas à nous d’en décider, si nous voulons éviter de nous prononcer sur ce qui outrepasse nos compétences professionnelles. 6. Conclusion : les limites de la déontologie Les codes de déontologie sont aussi des aides à la décision pour les professionnels, avons-nous dit ; ils ont donc pour fonction, en plus de proposer des idéaux – qui n’ont rien d’irréalisable – de permettre de résoudre des conflits. Notamment, on vient de le dire, des conflits d’intérêts. Mais ils peuvent aussi susciter des conflits ! Par exemple, le principe 6 grenoblois parle de « mobiliser la connaissance des individus au service de la compétitivité et de l’innovation ». Mais la compétitivité, si elle est au service de l’entreprise, est-elle vraiment au service de l’homme ? Est-elle compatible avec la solidarité ? Manifestement, l’éthique ne se comprend pas indépendamment d’une conception de ce qu’est l’homme et son épanouissement, et les désaccords sont nombreux à ce sujet. Preuve encore ce qu’on lit un peu plus loin : « Les organisations doivent réussir à mettre en place des disposi- -80- tifs dans lesquels l’égoïsme de chacun sert l’intérêt de la communauté ». « Vices privés, vertus publiques », comme disait Bernard Mandeville dans sa Fable des abeilles (15) ; mais une telle conception de l’individu cherchant à maximiser son profit est-elle vraiment adéquate comme éclairage d’un code d’éthique qui se veut ouverture à des valeurs comme la solidarité et la responsabilité envers autrui ? Si c’était le cas, le Serment devrait plutôt se limiter à une série d’interdictions assorties de sanctions, pour empêcher l’égoïsme de chacun de tourner au préjudice de tous ; car, sans de telles sanctions, quel intérêt aurait l’ingénieur à promettre et plus encore à tenir ses engagements dès que son intérêt personnel lui dicterait le contraire ? Proposer des idéaux, c’est justement vouloir dépasser l’égoïsme, non le tourner au profit de tous. Un code peut donc aussi alimenter des conflits sur les normes et sur les conceptions de l’homme qui les sous-tendent ; ce sont-là souvent plus des conflits d’ordre philosophique que pratique. Mais ces derniers ne sont pas absents, puisqu’un code promouvant plusieurs normes, celles-ci peuvent entrer en opposition, comme on le sait, par exemple la responsabilité envers les pays du Tiers-Monde et la responsabilité envers les générations futures (16) ou, de manière moins grandiose, entre le respect du code et l’esprit critique. Bref, un code d’éthique ne suffit pas pour résoudre à tout coup ce qu’on appelait les cas de conscience. L’exemple suivant le montre encore sans équivoque : David Weber, un ingénieur en génie civil au service de l’État, doit assigner les priorités des projets visant à améliorer la sécurité du trafic dans sa région. Deux projets apparaissent comme particulièrement nécessaires. Le premier concerne un carrefour urbain où circulent environ 2400 véhicules par jour ; le second concerne un carrefour en pleine campagne où se croisent 600 véhicules par jour. Le nombre d’accidents mortels par année -81- est le même, soit deux, quoique le nombre d’accidents ne provoquant que des blessures et des dégâts matériels soit bien plus important dans le carrefour urbain. Or les fonds disponibles ne permettent de mener à bien qu’un seul des projets. Lequel choisir ? (17) Assez spontanément, sans doute, on répondra : « Le premier », car il produit le plus grand bien pour le plus grand nombre. Toutefois, si on se place au point de vue de la justice ou des droits individuels, cela paraît moins évident ; en effet, si la réduction maximale du dommage a toujours la priorité, les habitants de la campagne seront systématiquement défavorisés, alors qu’en fait ils courent un risque plus grand, puisque le rapport des accidents mortels sur le nombre de véhicules transitant par le carrefour rural est plus grand que le même rapport pour le carrefour urbain. Faut-il alors opter pour le bienfait maximum ou pour la justice ? Aucun code, aucun système de normes n’est capable d’y répondre ; à cet effet il faut à la fois une réflexion sur les fondements de l’éthique et la culture d’un discernement moral portant sur les cas particuliers (18). -82- NOTES – CHAPITRE 3 (1). Thinking and Doing, Dordrecht, Reidel, 1975, p. 46. (2). Évangile selon St Jean, 18.14. (3). Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1980, p. 88. (4). Cf. P. Pettit, «Consequentialism», in P. Singer, A Companion to Ethics, Oxford, Blackwell, 1991, p. 231. (5). Lettre à Ménécée. (6). C’est pourquoi les lois contre l’avortement étaient, d’un point de vue juridique, de mauvaises lois. Pensons encore à la prohibition. (7). G. Hottois, art. « Déontologie et éthiques médicales », in G. Hottois & M.-H. Parizeau, dir., Les mots de la bioéthique, Bruxelles, De Bœck, 1993, p. 117. (8). Engineering Ethics, Wadsworth, 2000, p. 12-13. (9). C. Harris & al., Engineering Ethics, p. xvii. (10). H. T. Engelhardt, The Foundations of Bioethics, Oxford, OUP, 2e éd., 1996, p. 34. (11). Cf. supra ch. 2. e (12). Adopté par la 21 Assemblée Générale de l'Association Médicale Mondiale, Genève, Suisse, septembre 1948, amendé par la 22ème Assemblée Médicale Mondiale, Sydney, Australie, août 1968 et par la 35ème Assemblée Médicale Mondiale, Venise, Italie, octobre 1983. (13). Cf. sur ce point notre ouvrage La valeur de la vie humaine et l’intégrité de la personne, Paris, PUF, 1996, ch. 4. (14). ABET = Accreditation Board for Engineering and Technology, NSPE = National Society of Professional Engineers, AIChE = American Institute of Chemical Engineers, ASME = American Society of -83- Mechanical Engineers, IEEE = Institute of Electrical and Electronic Engineers, ASCE = American Society of Civil Engineers. (15). Plus précisément: « Les vices privés font le bien public » (La fable des abeilles, 1714, Paris, Vrin, 1998, p. 21) (16). Cf. sur cette question A. Gosseries, Penser la justice entre les générations, Paris, Aubier, 2004. (17). In Harris & al., op. cit., p. 20. (18). Pour l’analyse des cas particuliers, cf. notre étude « L’intelligence pratique en action: la casuistique », http://www.contrepointphilosophique.ch -84- Chapitre 4 ____________________________________________________ ▀ Le multiculturalisme et le statut des minorités 1. Introduction Nos États libéraux sont devenus multiculturels. C’est là une constatation banale, quotidienne, qui s’égrène dans toute une gamme d’expressions telles que métissage, société bariolée, mariage des cultures, melting-pot. Si cette constatation est, comme toute constatation, de l’ordre des faits, elle s’accompagne encore généralement d’une évaluation positive : le multiculturalisme est une chance et un enrichissement. Du moins, tant qu’on en reste aux arts – à la musique surtout –, à la gastronomie ou à la mode vestimentaire, car d’autres aspects de la culture suscitent moins d’enthousiasme – et ce souvent chez les mêmes personnes –, comme la religion, voire une franche réprobation, pensons à certaines coutumes concernant la manière dont les filles et les femmes sont traitées. Le multiculturalisme qu’on aime ne serait-il qu’un multifolklorisme ? Que sont donc véritablement le multiculturalisme et une société multiculturelle, comment les évaluer ? Il y a là deux types de questions, l’un conceptuel, l’autre normatif ; comme ce sont justement avec ce type de questions que le philosophe se trouve à l’aise – et non avec les questions de fait –, ce sont elles qui feront l’objet de cet exposé. Nous allons par conséquent nous demander ce qu’est une culture et ce que signifie le préfixe « multi » dans son contexte, puis nous examinerons ce que veut dire coexister pour des cultures différentes et quelles relations cela implique entre les groupes -85- culturels, cela, à l’intérieur des États-nations tels que nous les connaissons, car évidemment, si la mondialisation politique devait voir le jour, ou une forme de cosmopolitisme effectif, bien des choses devraient être considérées autrement ; mais enfin, ce n’est pas pour demain. Chemin faisant, nous discuterons les questions normatives soulevées sur la manière dont il est désirable de pratiquer le multiculturalisme. 2. La culture et son caractère pluriel Qu’est-ce qu’une culture ? Nous avons mentionné l’art, les coutumes alimentaires et vestimentaires, la religion et certaines pratiques traditionnelles communautaires. Manifestement, le concept couvre un vaste terrain, il recèle même un certain vague. Par exemple, on considère très souvent la langue comme un facteur d’identité culturelle important ; cela signifie-t-il que deux personnes qui ne parlent pas la même langue ne font pas partie de la même culture ? S’il en va ainsi, les Suisses romands et les Suisses alémaniques forment deux cultures, de même que les Québécois et les Canadiens anglais, quoiqu’ils aient en commun par ailleurs. Il n’est d’ailleurs pas toujours facile de dire quelle langue parle un peuple : celle des Corses est-il le français ou, justement, le corse ? Will Kymlicka a tenté de nouer le concept de culture sous l’expression de « culture sociétale » – car, dit-il, le terme « culture » est appliqué à tort et à travers, pour caractériser les mœurs de n’importe quel groupe, depuis les gangs de mineurs jusqu’à la civilisation mondialisée –, qu’il définit ainsi : « Une culture fournit à ses membres des genres de vie riches en signification à travers un champ complet d’activités humaines, incluant une vie sociale, éducationnelle, religieuse, de loisir et économique, comprenant à la fois une sphère publique et une sphère privée » (1). Or, souligne-t-il, les -86- États modernes comprennent souvent en leur sein plusieurs cultures ainsi définies, pour lesquelles on emploie encore volontiers le terme de « nation » ou de « peuple » ; en effet : « Une nation est une communauté historique, plus ou moins complète institutionnellement, occupant un territoire donné, c’est-à-dire une patrie, partageant une langue et une culture communes. Une “nation” dans ce sens sociologique est étroitement liée à l’idée d’un “peuple” ou d’une “culture” – en fait, ces concepts sont souvent définis les uns par les autres » (2). La diversité culturelle ou nationale des États modernes est même très poussée, puisque, comme le relève le même auteur, « selon des estimations récentes, les 184 États indépendants du monde contiennent plus de 600 groupes linguistiques différents et plus de 5 000 groupes ethniques » (3) ; on peut discuter le nombre exact, mais il faut effectivement le comprendre dans cet ordre de grandeur, car selon un autre auteur, James Mayall, il existe actuellement, dans notre monde, environ 8 000 cultures différentes et seulement 159 États indépendants (4). Kymlicka a parlé de « groupe ethnique » ; dans le contexte de notre enquête, nous lui préférerons « groupe culturel », car nous ne nous occupons pas des caractéristiques naturelles des peuples mais, justement, de celles qui sont culturelles ; or ethnie est généralement employé pour désigner les deux. Ces remarques terminologiques nous indiquent que les questions de l’identité culturelle et de l’appartenance nationale sont liées. Si ces concepts sont vagues, et cela sans doute irrémédiablement, il est clair qu’ils dénotent une réalité humaine indubitable, liée à la signification de notre vie et à la compréhension que nous avons de nous-mêmes et des personnes qui vivent avec nous. Bref, la culture est un bien et un bien qui ne saurait se réduire au folklore. Nous allons bientôt y revenir, mais pour l’instant, il nous faut encore donner -87- quelques précisions et tracer notamment une distinction à propos du caractère multiculturel ou multinational des États modernes. À la suite de Kymlicka encore, nous distinguerons entre deux types d’États multiculturels, selon la manière dont leur diversité s’est formée : 1/ Les États multinationaux proprement dits, « où la diversité culturelle vient de l’incorporation de cultures auparavant autonomes et concentrées sur un territoire, dans un État plus grand ». Pensons aux Hongrois de Transylvanie, incorporés à la Roumanie. 2/ Les États polyethniques « où la diversité culturelle vient de l’immigration d’individus et de familles » (5). Or, cette diversité d’origine implique une diversité d’attitude : en général, ce que recherchent les immigrés, c’est d’abord l’intégration ou l’assimilation, alors que les conquis – appelons ainsi les membres des cultures incorporées dans un État plus grand – vont parfois jusqu’à revendiquer une sécession ou, à son défaut, une autonomie politique substantielle. Toutefois la différence entre ces deux types d’États – ou plutôt ces deux types de composition, car de nombreux États sont à la fois multinationaux et polyethniques – tend à s’estomper avec le temps, et les immigrés demandent de plus en plus que leur culture d’origine soit reconnue, revendiquant pour eux-mêmes, s’ils se sentent par ailleurs intégrés dans leur culture d’accueil, une pluralité d’appartenances. Comme une telle situation caractérise de plus en plus de citoyens dans nos États occidentaux, on parle souvent de « métissage » : nous vivons dans des sociétés métissées, comme on l’a déjà mentionné. Mais comment le comprendre plus précisément ? Un métis est quelqu’un qui a une double origine raciale, il exemplifie en lui les caractères de deux races (admettons pour les besoins de l’argument que le concept de « race » ait un sens). Mais comment les exemplifie-t-il ? -88- Sont-ils juxtaposés en lui ou se sont-ils fondus ? L’idée de melting pot est celle d’une fusion, comme l’est celle d’assimilation ; au contraire, celle d’intégration fait penser, sinon à une juxtaposition, du moins à une coexistence d’éléments qui, quoique liés, restent distincts dans le tout qu’ils forment. Ainsi en va-t-il aussi de l’idée de mariage. Manifestement, quand on parle de société multiculturelle, on signifie parfois l’un, parfois l’autre ; le plus souvent, on n’imagine même pas qu’il y a là des modes différents de conjuguer les cultures. Au sens strict, la fusion est même le contraire du multiculturalisme, puisque si fusion il y a, il n’y a plus qu’une seule culture. Il se pourrait d’ailleurs bien que, à la longue, une société multiculturelle se révèle essentiellement instable et que – comme cela s’est toujours passé dans l’histoire – soit les cultures fusionnent en une culture résultante nouvelle, soit elles se séparent, que cela prenne une forme politique étatique ou non. La question se pose alors de savoir si nous devons ou non œuvrer à la préservation des cultures, et si oui comment. Mais pour y répondre, il faut d’abord nous demander en quoi la culture est un bien. 3. La valeur de l’appartenance culturelle La culture, disait Kymlicka, c’est ce qui nous permet de me- ner une « vie riche en signification » ; c’est donc un bien ou, ce qui est équivalent : l’appartenance culturelle est un bien. En étant plus précis, on peut déterminer quatre aspects pertinents de ce bien : 1/ Mener une vie signifiante implique qu’on réalise les projets qui nous tiennent à cœur et qui contribuent à modeler notre identité. Or, les diverses communautés culturelles constituent justement le milieu où cela est possible, car ce sont elles qui fournissent le cadre des actions possibles et les biens qui en permettent la réalisation. -89- 2/ Certains buts n’exigent pas seulement une culture comme milieu de réalisation, mais en dépendent quant à leur existence : il y a des projets structurants pour la personne qui ne peuvent naître – et non seulement être réalisés – que lorsque des communautés culturelles sont constituées. Ces projets s’organisent et s’institutionalisent peu à peu, pensons à la lutte contre certaines maladies ou à la sécurité sociale, modifiant à leur tour le style de vie particulier au groupe, c’est-à-dire sa culture. 3/ Il y a les projets que les personnes choisissent, mais il y a aussi les fardeaux que la vie leur impose : vivre et survivre dépassent souvent les capacités de l’individu et demandent la constitution de groupes qui, chacun à sa manière, invente des solutions, bref, détermine son mode de vie. 4/ La mise à disposition des biens que nous venons de mentionner se développe dans le temps, au cours des générations. Elle modèle peu à peu l’histoire et la culture, constitutive du milieu dans lequel les personnes sont éduquées. L’ensemble des valeurs partagées par les membres du groupe provoque alors chez eux un sentiment de sécurité et d’intimité qui fait qu’ils se sentent bien « chez eux », dans ce que justement ils appellent leur patrie (homeland, dit-on en anglais). Cela s’étend jusque dans les détails de la vie et explique pourquoi Proust peut dire d’Odette Swann : « On sentait qu’elle ne s’habillait pas seulement pour la commodité ou la parure de son corps ; elle était entourée de sa toilette comme de l’appareil délicat et spiritualisé d’une civilisation » (6). Si l’appartenance à une culture est un bien, en être exclu est un mal : tout homme a besoin d’une culture pour se situer dans le monde et pour s’épanouir. Ce n’est pas par hasard qu’on dit de personnes qui ont quitté leur propre culture, que cela soit avec ou contre leur consentement, qu’elles sont déracinées. À Lausanne, un groupe militant -90- pour la reconnaissance des sans-papiers établis depuis plusieurs années avait adopté comme slogan : « En quatre ans, on prend racine ». Reste à savoir ce que l’État doit faire, une fois que le caractère de bien de la culture a été reconnu. C’est là un problème pour deux raisons. La première, que nous connaissons déjà, vient du caractère fortement multiculturel des États occidentaux modernes : dans une telle situation, l’État ne peut imposer une même culture à tous ses citoyens, sous peine de troubles, voire de rupture du pacte social. La seconde vient du caractère libéral de nos États : même si une culture pouvait dominer les autres sans danger, ce ne serait moralement pas acceptable car discriminatoire à l’encontre des cultures minoritaires. En effet, un État libéral ne doit imposer aucune conception de la vie bonne, il doit rester, selon la formule consacrée, neutre. Comme l’exprime Charles Larmore, « le pluralisme et le désaccord rationnel sont devenus des traits inéliminables de l’idée d’une vie bonne. Le libéralisme politique est la doctrine disant que, en conséquence, l’État doit être neutre » (7). La culture est une affaire privée (chacun doit pouvoir choisir librement la sienne), le domaine public doit sinon s’en désintéresser, du moins ne faire montre d’aucun favoritisme. On objectera que cela n’est pas possible et que, ne serait-ce que par le choix des jours fériés, l’État prendra fait et cause (pour le christianisme si on se repose le dimanche, pour le judaïsme si c’est le samedi, pour l’islam si c’est le vendredi). À cela on répondra qu’il faut bien s’entendre sur ce que la neutralité de l’État signifie. Larmore l’analyse très clairement, et de manière suffisamment convaincante d’un point de vue libéral pour que Rawls s’y soit rallié. En effet, après avoir souligné que la neutralité en question n’est pas morale, mais politique – il est faux que le libéralisme soit « “neutre à l’égard de la morale”. En réalité, il cherche plutôt une neutralité à l’égard des différentes conceptions controversées de la vie bonne. L’État libéral doit -91- toujours agir en fonction d’une morale élémentaire ou commune » (8) – , Larmore concède que « c’est une vérité générale que ce que fait l’État, les décisions qu’il prend et les politiques qu’il poursuit, vont généralement bénéficier plus à certaines personnes qu’à d’autres, si bien que certaines conceptions de la vie bonne se porteront mieux que d’autres ». Toutefois, cette préférence libérale n’est pas dommageable, car il faut distinguer la neutralité de procédure et la neutralité du résultat, et bien comprendre que le libéralisme n’exige que la première : « La neutralité politique consiste en une contrainte concernant les facteurs qui peuvent être invoqués pour justifier une décision politique. Une telle décision ne peut compter comme neutre que si elle peut être justifiée sans en appeler à une supériorité présumée de quelque conception particulière de la vie bonne » (9). Ainsi en va-t-il pour justifier une décision, ou toute une politique. Si maintenant on se demande quels genres de résultats ou de buts politiques un État neutre pourra poursuivre, on se rend vite compte que, à part des buts économiques et de justice distributive, il ne reste pas grand chose, voire rien. Non que l’État ainsi conçu soit nécessairement l’État minimal des libertariens à la Robert Nozick – Larmore souligne expressément qu’un État neutre peut avoir des buts redistributifs –, mais il est clair qu’il devra se désengager de tout contenu culturel plus « épais » concernant l’art, la religion et ce qui constitue le style de vie d’un peuple. Dès lors, la réponse politique qu’il donnera au multiculturalisme paraît devoir être un « laisser faire », mais dans le respect des principes libéraux qui, ici, commandent la tolérance. On peut aussi dire que, en un premier temps, le libéralisme n’apporte pas de réponse proprement politique au multiculturalisme, mais seulement une réponse morale, puisque la tolérance est une attitude morale et que, comme le souligne Javier de Luca, au niveau politique « ce que nous appelons tolérance se voit avantageusement remplacé par l’égalité dans -92- les libertés, par la reconnaissance du statut d’égalité dans la titularisation et l’exercice des droits » (10). C’est pourquoi, en un second et décisif temps, le libéralisme ne peut faire l’économie du volet politique de la question, celui des droits des minorités, étant donné que le multiculturalisme ne pose pas seulement des questions de reconnaissance, mais aussi de coexistence, de préservation et d’intégration, donc de discriminations potentielles. 4. Une réponse morale : la tolérance Joseph Raz, examinant en tant que libéral l’attitude de tolérance, commence par noter qu’il y a quelque chose de paradoxal en elle. En effet, il est absurde de dire que l’on tolère quelqu’un pour ses qualités : si je perçois la conduite d’un étranger comme bonne, belle ou louable, je ne parlerai pas de la tolérer, mais je l’admirerai ! Selon Raz, ce que l’on tolère en fait, ce sont les limites des autres, c’est-à-dire « quelque chose qui n’est pas mauvais ; c’est l’absence d’un certain accomplissement » (11), bref, le manque d’une perfection, d’une vertu. Cultivant ce paradoxe en le forçant, le bioéthicien américain, Tristram Engelhardt précise : « On doit souvent tolérer pour des raisons morales ce que l’on doit condamner pour des raisons morales » (12). Par exemple, en tant que catholique, je condamne l’usage de préservatifs ; mais je me dois de les tolérer en tant que citoyen d’une société libérale convaincu du mérite du pluralisme culturel. Du mérite ? Mais ne seraitce pas mieux que tout le monde soit catholique ? Suis-je alors tolérant par l’impuissance où je me trouve d’imposer ma culture, mon mode de vie ? Manifestement, la tolérance recouvre une pluralité d’attitudes qu’il serait bon de démêler. Il y a d’abord une question de point de vue : si je tolère pour des raisons morales ce que je condamne pour des raisons morales, le -93- fais-je en tant que catholique ou en tant que libéral ? Autrement dit les deux occurrences de « raisons morales » se réfèrent-t-elles au même type de raisons ? Ici, il y a trois possibilités : 1/ Il s’agit du même type de raisons. Ainsi, c’est en tant que catholique que je tolère la contraception, par exemple parce que j’estime qu’un catholique doit placer le respect des libertés et des personnes au-dessus du respect de la nature de la procréation. J’intègre donc les valeurs libérales dans ma conception du bien. 2/ Il ne s’agit pas du même type de raisons. Je tolère la contraception qui m’apparaît comme foncièrement immorale parce que je n’ai pas le pouvoir de faire autrement. Toutefois, je la tolère pour des raisons qui restent morales en ce que je ne pourrais imposer mes idées que moyennant la violence, ce que je réprouve. Un modus vivendi vaut mieux qu’une guerre civile. 3/ Il ne s’agit pas du même type de raisons. Je tolère la contraception qui m’apparaît comme foncièrement immorale non pas parce que je n’ai pas le pouvoir de faire autrement, mais parce que je crois que les exigences morales de la vie en commun sont différentes de celles de la vie privée. Je vis donc sur deux plans moraux, l’un lié à une tradition particulière, le catholicisme, l’autre proprement politique. Ces distinctions soulignent que le concept de culture n’est pas toujours très facile à cerner en ce sens que l’identité d’une culture n’est pas quelque chose de fixe et d’immuable ; certains, comme Kymlicka – et nous le suivons dans notre propos –, y englobent les institutions politiques, ce que d’autres auteurs, tel Chandran Kukathas, nient, ce qui lui permet d’affirmer : « La formation des groupes est le produit d’influences environnementales, et parmi ces facteurs environnementaux se trouvent les institutions politiques. Ce n’est pas pour dire que la culture n’est pas importante, mais -94- elle n’est pas fondamentale. Les droits légaux peuvent eux-mêmes être d’importants déterminants. » (13) En fait, cette différence terminologique n’est pas innocente : elle est elle-même imprégnée de théorie, en ce sens que la distinction que trace Kukathas n’a de sens que pour un libéral style US. La seconde possibilité pose un problème pour le libéralisme ; si Rawls parfois et Larmore souvent y inclinent, Kymlicka la rejette en tant que solution véritablement libérale car, pour lui, le libéralisme ne saurait se comprendre sans l’affirmation de certaines valeurs plus substantielles : « Ce qui caractérise la tolérance libérale est précisément son engagement pour l’autonomie – c’est-à-dire l’idée que les individus doivent être libres d’évaluer et de réviser s’ils le veulent leurs fins » (14), à savoir libres de choisir leur culture et d’en changer sans encourir de condamnation ou d’entraves même si on n’approuve pas leurs choix – c’est la position que nous avons soutenue nous-même lorsque nous avons parlé de l’idéal de l’autonomie (15). Toute autre attitude mène selon lui à une impasse. En effet, en ce qui concerne Rawls, « une façon de comprendre [son] “libéralisme politique” est de dire que, pour lui, les gens sont communautariens dans la vie privée et libéraux dans la vie publique ». Mais une telle scission n’est pas possible et ne mène pas à une conception cohérente, en ce sens qu’aucune communauté qui n’est pas déjà libérale n’accepterait cette solution ; en effet, elle considérerait probablement « les libertés civiles comme nocives ». Bref, « la stratégie de Rawls d’accepter l’autonomie seulement dans les contextes politiques plutôt que comme une valeur générale, ne convient pas. Accepter la valeur de l’autonomie pour des buts politiques permet son exercice dans la vie privée » (16). C’est que, comme le dit le même auteur ailleurs : « On reconnaît de plus en plus qu’à la considération des institutions doit s’ajouter une théorie de la citoyenneté, incluant les vertus civiques telles que la tolérance et le -95- civisme » (17). Un exemple, tiré de Rawls lui-même, le montre bien. Dans Théorie de la justice, il relève que le respect de la liberté propre au libéralisme exclut de nombreuses formes d’intolérance acceptées par le passé, et il donne l’exemple suivant : « Thomas d’Aquin justifiait la peine de mort pour les hérétiques en disant qu’il est beaucoup plus grave de corrompre la foi, qui est la vie de l’âme, que de contrefaire la monnaie, qui maintient la vie » (18). Un libéral ne peut évidemment accepter une telle justification ; certes, mais si quelqu’un l’accepte dans le privé, la conséquence ne sera pas qu’il y renoncera dans le public, mais tout simplement qu’il rejettera le libéralisme, ouvertement s’il se sent la force politique de le faire, dans son for intérieur s’il n’a pas cette force. Cela indique que même un libéral ne saurait tolérer une conduite qui lui apparaîtrait, en tant que libéral, comme positivement mauvaise : des pratiques qui empêchent les personnes de mener la vie bonne ou heureuse de leur choix sont intolérables, et donc les traditions qui incorporent de telles pratiques sont condamnables, en partie ou en totalité. Selon Kymlicka, deux types de culture sont inadmissibles : celles qui exercent des pressions importantes sur leurs propres membres en limitant par exemple leurs libertés de base (ce qu’il appelle des « restrictions internes »), et celles qui oppriment d’autres traditions ; « en bref, une conception libérale exige la liberté à l’intérieur du groupe minoritaire et l’égalité entre la minorité et la majorité » (19) . Ainsi, quand on parle de tolérance, on désigne toute une gamme d’attitudes qui vont de la désapprobation décidée mais impuissante à l’approbation modérée, voire décidée quand on l’allègue pour que soit respecté notre propre mode de vie, lorsqu’il est minoritaire (20). Amy Gutman l’énonce judicieusement en conjuguant respect et tolérance : -96- « L’on peut distinguer entre différences fondées sur la tolérance et différences fondées sur le respect. La tolérance s’étend à la gamme de points de vue la plus vaste, aussi longtemps qu’ils s’interdisent toute menace et autres torts directs et discernables envers les individus. Le respect est beaucoup plus discriminant » (21) et ne s’étend qu’aux positions avec lesquelles nous sommes en désaccord, mais qui reflètent un point de vue proprement moral (d’après elle, un partisan et un adversaire de la légalisation de l’avortement devraient se considérer ainsi). D’où sa conclusion, que nous devons « faire la différence entre les désaccords respectables et ceux qui ne le sont pas » (22). Que faire alors face à des cultures non libérales, et même antilibérales ? Longtemps, les libéraux ont pensé que la coercition se justifiait ici : au XIXème siècle, par exemple, la colonisation était notamment défendue – y compris par John Stuart Mill – dans le but d’apprendre le libéralisme aux colonisés. Actuellement, on en est revenu, et « les libéraux contemporains ont généralement abandonné cette doctrine, à la fois imprudente et illégitime, et cherchent plutôt à promouvoir les valeurs libérales à travers l’éducation, la persuasion et les incitations financières » (23) (les événements récents au ProcheOrient ne vont toutefois pas dans cette direction). Un libéral ne doit donc tolérer que provisoirement une culture antilibérale ou qui contient des éléments antilibéraux, la tolérance étant un moindre mal ; par contre il tolérera positivement et même respectera toute culture différente de la sienne mais qui honore les valeurs libérales de base, au nom de la diversité et de la richesse des différents épanouissements humains : « Une démocratie libérale enrichit nos possibilités ; elle nous permet de reconnaître la valeur de cultures variées et nous enseigne par là même à apprécier la diversité, pas simplement pour l’amour d’elle- -97- même, mais parce qu’elle accroît la qualité de la vie et de l’étude », dit justement Amy Gutman (24). 5. Une première réponse politique : les droits des minorités La tolérance est une attitude morale, avons-nous dit. On le voit, ce n’est pas en tant qu’elle serait simplement une attitude privée, par opposition à une attitude publique et donc politique, mais parce qu’elle fait appel à une valeur plutôt qu’à un droit. Les réponses proprement politiques, elles, font généralement appel à des droits ou du moins s’énoncent en référence à des droits. La question que nous devons alors poser est de savoir si le multiculturalisme demande que des droits soient alloués aux minorités culturelles libéralement acceptables. Pour qu’on puisse ici parler de droits, trois conditions doivent être remplies : 1/ Il doit y avoir multiculturalisme réel et non fusion, auquel cas il n’y a plus qu’une culture résultante et notre question n’a pas d’objet. 2/ La fusion ne doit pas être le but visé, car accorder des droits y ferait obstacle ; par conséquent la préservation des cultures doit être la fin désirable. 3/ La neutralité de l’État libéral ne doit pas être comprise comme rejetant hors de sa sphère d’action toute intervention à but multiculturel. Le dernier point demande quelque éclaircissement. Un État libéral moderne est un État multiculturel ou multinational ; toutefois, il ne s’ensuit pas qu’il ait à protéger ou à maintenir la culture de minorités, quelque désirable que cela soit par ailleurs, car son rôle peut (doit, diront certains) se borner à allouer des biens comme les soins de santé, l’instruction, les droits et à en redistribuer d’autres, comme les revenus et les richesses, de façon impartiale à tous les citoyens. Ce faisant, il crée les conditions d’une vie en commun, façonnant sans -98- doute à la longue une culture, mais une forme de culture neutre ou plutôt neutralisée (25). Il est possible, qu’à la longue aussi, cette culture efface les autres ou les réduise au folklore, mais ce n’est pas important ; ce sera même sans doute bénéfique sur bien des points en éradiquant moult sources potentielles de conflit. À la suite de Kymlicka, on a toutefois de bonnes raisons de penser que c’est là un leurre : contrairement à ce que croient des auteurs comme Rawls, une conception partagée de la justice (distributive) n’est pas un ciment social suffisant, sinon le Québec ne voudrait pas quitter le Canada : « Le fait qu’ils partagent les mêmes principes [de justice] n’explique pas, par cela seul pourquoi ils voudraient vivre ensemble dans un seul État » ; de même, les instances supranationales n’empêchent pas les Européens de se définir d’abord en fonction de leur identité nationale : « Loin d’avoir supprimé l’identité nationale, la libéralisation a en fait été main dans la main avec un sens accru de l’appartenance nationale dans de nombreux pays » (26). Évidemment, rien ne nous assure que cela ne pourrait pas changer, sous la pression de la mondialisation, des médias et de la mobilité, d’autant que l’avenir nous appartient bien moins que nous ne croyons généralement ; mais au vu des biens qu’une culture publique riche dispense, l’avènement d’une culture publique neutre et étique ne pourrait qu’être une perte en termes d’épanouissement humain – à moins bien sûr que celui-ci soit déconnecté de la vie politique pour se replier dans des communautés plus petites et plus chaudes (cela pourrait d’ailleurs bien être l’effet d’une culture politique neutralisée). D’où d’ailleurs une forme de paradoxe: plus une société est multiculturelle, c’est-à-dire plus elle s’enrichit de cultures, plus sa culture publique et commune doit s’appauvrir pour permettre la coexistence ; comme le souligne Engelhardt : « L’universalité est obtenue au prix du contenu. Le contenu est obtenu au prix de l’universalité » (27). Ce qui est enrichissement d’un côté est -99- appauvrissement d’un autre ; la question importante est alors de déterminer l’angle judicieux du fléau de la balance. En outre, la simple considération des Droits de l’homme à laquelle la culture libérale neutre aimerait limiter l’agenda éthicopolitique – c’est d’ailleurs la face de la même pièce dont le pile est constitué des principes libéraux de justice – est insuffisante pour régler bien des questions qu’il ne serait pas judicieux de laisser hors de l’agenda politique. Comme le souligne le même Kymlicka, « les droits de l’homme traditionnels sont tout simplement incapables de résoudre certaines des questions les plus importantes et les plus controversées concernant les minorités culturelles : quelles langues doivent être acceptées dans les parlements, l’administration et les cours de justice ? Est-ce que chaque groupe ethnique ou national doit disposer d’une éducation dans sa langue maternelle, payée par les fonds publics ? Estce que les limites internes (districts, provinces, états) doivent être tracées de telle façon que les minorités culturelles forment une majorité à l’intérieur d’une région ? » Ainsi, par exemple, « la liberté d’expression ne nous dit pas ce qu’est une politique linguistique appropriée » (28). Il faut donc poser sérieusement la question des droits culturels, dans la mesure bien sûr où ils ne sont pas des obstacles à l’exercice des droits individuels : « Ce qui caractérise une théorie libérale des droits des minorités est précisément qu’elle accepte certaines protections externes pour les groupes ethniques et les minorités nationales, mais qu’elle est très sceptique par rapport aux restrictions internes » (29). Selon Kymlicka, l’attribution de droits aux groupes est inévitable, étant donné la nature même des groupes. D’ailleurs, remarque-til, les libéraux, jusqu’en 1940, ont toujours soutenu de tels droits, et cela pour deux raisons : -100- 1/ « La liberté individuelle est liée de manière importante à l’appartenance à son groupe national ». 2/ « Les droits spécifiques aux groupes peuvent promouvoir l’égalité entre la minorité et la majorité » (30). Kymlicka approuve ; il s’ensuit que « les droits des minorités ne sont pas seulement compatibles avec la liberté individuelle, mais qu’il peut réellement la promouvoir » (31), car nous n’exerçons pas notre liberté dans le vide, mais justement dans un environnement culturel. De cela, chacun doit disposer, si bien que les minorités ont le droit de préserver leur culture, d’autant qu’une neutralité culturelle n’est tout simplement pas possible au niveau de l’État, comme Larmore l’avait souligné, on l’a vu, même si pour lui cela n’avait pas d’impact politico-moral : « Les décisions d’un gouvernement concernant les langues, les frontières internes, les vacances publiques et les symboles de l’État impliquent inévitablement la reconnaissance et la satisfaction des besoins et des identités de groupes ethniques et nationaux particuliers. Inévitablement, l’État promeut certaines identités culturelles, et par là en désavantage d’autres » (32). Bref, la liberté et l’égalité demandent des droits pour les minorités culturelles, y compris des droits de représentation politique pour les groupes, car « la conception individualiste, [pour laquelle] tout ce qui importe est que les individus aient un vote égal dans des circonscriptions égales […] ignore cette réalité que les gens votent comme membres de communautés d’intérêt et désirent être représentés sur cette base » (33). Les systèmes bicaméraux où une des deux chambres représente des nations, États ou cantons sont justement un moyen politique de rendre justice à l’appartenance culturelle. Jusqu’ici, ce que dit Kymlicka serait sans doute approuvé par un communautarien ; en quoi alors est-ce encore du libéralisme ? En ce -101- que, lorsqu’il s’agit de savoir si la valeur de la culture est instrumentale ou intrinsèque, seul le libéral maintient fermement la première option : notre auteur insiste sur le fait que, pour les communautariens, je ne suis pas libre de réviser mes fins, « car elles définissent qui je suis » – il s’agit des fins constitutives dont parle Sandel. C’est pourquoi on peut encore lire sous la plume de notre auteur : « La liberté implique que l’on fasse des choix parmi des options variées, et notre culture sociétale non seulement nous fournit ces options, mais leur donne aussi une signification pour nous », précisant : « Les cultures ont de la valeur, non pas en et par elles-mêmes, mais parce que c’est seulement par l’accès à une culture sociétale que les gens ont accès à un espace d’options signifiantes » (34) . Mais des droits, sont-ce bien ce qui est adéquat pour protéger les minorités dans nos démocraties libérales ? Certains en doutent. Il y a en premier lieu ceux qui estiment que la culture est un bien comme un autre, dont le choix doit être laissé aux mécanismes qui sont ceux du marché. En effet, ce qui doit être protégé par des droits, ce sont avant tout les libertés individuelles fondamentales. Comme le relève Mark Hunyadi : « Il ne serait certainement pas venu à l’esprit de ce grand penseur de la démocratie que fut John Stuart Mill que le libéralisme dût protéger des formes de vie et, par delà elles, les identités culturelles des personnes et des groupes. Pour lui, très clairement, la pluralité à protéger était la pluralité des opinions » (35). Ce que le libéralisme doit offrir, dans l’optique de la protection de ces libertés, c’est la « possibilité à une culture menacée de survivre » par le refus de toute discrimination envers ses membres, et non, par exemple, comme le demande Charles Taylor, en « imposant l’obligation aux enfants de la communauté francophone et aux immigrants de fréquenter les écoles françaises ». Bref, il s’agit de laisser à -102- chaque individu le choix de son ou de ses appartenances, de la détermination de ses « points de référence identificatoires » (36), et donc le choix de sa culture, l’emportant celle qui sera choisie par le plus grand nombre. Dans l’optique de ce que nous avons dit, une telle position n’est pas recevable. D’abord, parce qu’elle repose sur l’alternative fautive des droits individuels contre les droits collectifs : pour Hunyadi, introduire des droits culturels, c’est introduire des droits collectifs, entités monstrueuses pour un libéral. Or on vient de voir que ce n’est pas le cas, même si ce que dit cet auteur n’est pas sans pertinence contre la conception communautarienne de l’appartenance culturelle. Ensuite, parce que cette position revient en fait à nier la pertinence politique du culturel, en l’excluant de l’agenda politique, bref, elle repose sur une conception que nous avons jugée inadéquate de la neutralité, celle de la neutralisation. Il y a en second lieu ceux qui estiment que l’affirmation de droits est une exigence trop forte en ce qui concerne la culture, car il ne s’agit pas d’une question de justice. Pour Markus Haller, protéger les intérêts culturels des minorités est certes désirable, mais les questions de justice doivent être restreintes à celles qui touchent l’égale citoyenneté ; pour le reste, c’est au jeu politique de trancher, c’est-à-dire que seuls seront protégés les intérêts culturels qui rencontrent l’adhésion de la majorité, ce qui sera le cas de la plupart de ceux qui sont compatibles avec la culture libérale, pour la raison que « leur disponibilité est préférable à leur absence parce que l’ensemble des fins proposé par une culture particulière n’épuise pas l’éventail complet des fins auxquelles les êtres humains peuvent accorder de la valeur et qui peuvent accroître la qualité d’une vie humaine » (37). -103- Le multiculturalisme reste en principe un enrichissement, comme l’avait souligné Amy Gutman. Dès lors, si certaines pratiques culturelles ne sont pas reconnues ou acceptées, il ne s’agit pas d’un déni de justice ou de droit, ce qui est bien normal et désirable si ces pratiques sont moralement répugnantes à un nez libéral, comme « les mariages forcés, les mutilations génitales, les vengeances sanglantes, la sujétion patriarcale des femmes et des enfants, les relations quasi féodales et ainsi de suite » (38), mais peut l’être moins dans d’autres cas ; toutefois c’est alors au jeu politique de rectifier la situation. On le voit, la question est de savoir quelle protection il est judicieux de conférer aux intérêts culturels, étant donné qu’il est bon que ces intérêts soient protégés politiquement. Faut-il les sanctionner par des droits ou non ? Il nous paraît que la position de Haller a au moins un avantage : elle bloque toute revendication de nature juridique pour des pratiques qui posent un problème au libéralisme en n’excluant pas toute forme de revendication, puisqu’on peut toujours s’efforcer de convaincre son député ou l’électeur (en Suisse, on peut encore lancer une initiative). Cet avantage est malheureusement trop souvent éclipsé par cette tendance, absurde à nos yeux, d’habiller toute revendication du langage des droits – l’enfant sait à peine parler qu’il affirme : « J’ai tous mes droits ! » –, et à cet encontre, il est bon de rappeler ce qu’est un droit. Avant de le faire, il faut toutefois reconnaître que cette position a aussi un inconvénient : si la majorité culturelle n’est pas sensible au caractère non exhaustif de la valeur de sa culture, elle peut très bien bloquer toute reconnaissance des intérêts culturels de la minorité. Selon la conception canonique des droits, à savoir la conception hohfeldienne, poséder un droit n’est rien d’autre que posséder un titre obligeant quelqu’un d’autre. Ainsi « déclarer qu’un groupe [ou chacun de ses membres] a un certain droit veut simplement dire qu’il jouit d’une protection légale ou morale contre quelqu’un d’autre » (39). -104- Mais si avoir un droit, c’est imposer un devoir à quelqu’un, et notamment à l’État dans le cas qui nous occupe, et qu’on affirme l’existence de droits culturels, il est certain que des revendications de toute nature vont voir le jour sous couvert de la justice, ce qui, au vu des idiosyncrasie culturelles, n’est sans doute pas ce qui est le plus désirable. Les actions affirmatives On a vu que bien des libéraux sont réticents à accorder des droits aux minorités, soit parce qu’ils craignent l’introduction de droits collectifs de type communautarien, soit parce qu’ils estiment qu’il s’agit d’une protection trop forte. Pourtant, il existe une exception à cette réticence, comme le relève Kymlicka encore : « De nombreux libéraux, particulièrement de gauche, ont fait une exception dans le cas des actions affirmatives en faveur des groupes raciaux désavantagés » (40). Raciaux – car on est en Amérique du Nord, mais on peut sans difficulté substituer « culturels » à « raciaux ». Toutefois, d’autres libéraux, souvent de droite, ont rétorqué que proposer de tels remèdes n’avait d’autre effet que de souligner les différences culturelles, donc de les exacerber, alors que le but est d’être aveugle à ces différences, c’est-à-dire d’être neutre ; c’est que, comme le dit Nathan Glazer : « Si nous choisissons l’approche par les groupes […] que nous le voulions ou non, nous allons par la loi diviser de manière permanente la société en groupes ethniques » (41). « Être aveugle », on rencontre ici une fois encore la question de l’interprétation qu’il convient à donner à la neutralité libérale, d’autant que les actions affirmatives paraissent bien violer la neutralité de procédure en faveur d’une égalité de résultat. Taylor trace la même opposition en des termes différents: pour lui, « une politique de reconnaissance égalitaire » (42), telle que la Modernité l’a imposée, peut prendre deux formes : -105- 1/ Une politique de l’égale dignité : reconnaître et promouvoir « l’égale dignité de tous les citoyens », en évitant toute discrimination, toute citoyenneté de seconde classe. D’où la neutralisation de la culture. 2/ Une politique de la différence : reconnaître et promouvoir « l’identité unique de cet individu ou de ce groupe, ce qui le distingue de tous les autres » (43). D’où la justification des actions affirmatives (les partisans de la politique de l’égale dignité parlent de discrimination inverse ou de discrimination positive) en faveur de groupes risquant de disparaître ou de subir des discriminations durables. Et Taylor de souligner l’antagonisme entre les deux approches : « Le reproche que la première politique fait à la seconde est de violer le principe de non discrimination. La seconde reproche à la première de nier toute identité en imposant aux gens un moule homogène qui ne leur est pas adapté. Ce serait déjà suffisamment grave si le moule était lui-même neutre – le moule de personne en particulier. Mais le grief va généralement plus loin. Le reproche est que l’ensemble prétendument neutre de principes de dignité politique aveugle aux différences est, en fait, le reflet d’une culture hégémonique » (44) . Celle, justement, du libéralisme démocratique et souvent cosmopolite. Les partisans des actions affirmatives divergent cependant souvent quant au type d’actions à promouvoir : quotas, engagements préférentiels pour les emplois et la représentation politique, imposition de la langue minoritaire dans les régions où elle est majoritaire, droit de chacun à être éduqué dans sa culture d’origine,… ; c’est que, outre les difficultés « techniques » de réaliser certaines d’entre elles, le risque de discrimination et d’injustice menace – pour être positive, une discrimination n’en est pas moins une. Toutefois, l’obstacle que de telles -106- actions sont censées lever est bien le même : « Il n’est pas raisonnable de penser qu’un groupe va surmonter un héritage de générations de discriminations par l’action d’individus tentant d’acquérir, de leur propre initiative, une éducation, des emplois, une représentation politique » (45). Reste que la désignation des groupes bénéficiant de telles actions – c’est-à-dire de groupes considérés comme victimes de discrimination – n’est pas aisée à établir. Elle risque de plus de créer des frustrations, soit parce que certains groupes s’en jugent exclus à tort, soit parce qu’ils estiment honteux d’y figurer. Aux États-Unis, on y a inclus les Noirs, les Hispaniques (Mexicains américains et Portoricains) et les Orientaux (Chinois et Japonais), si bien que les américains d’origine slave, les polonais particulièrement, ont protesté. 6. Une seconde réponse politique : le sécessionnisme Il arrive que des minorités – souvent dans des pays multi- nationaux proprement dits – demandent plus, à savoir l’autodétermination politique, car ils estiment que c’est là le seul moyen de préserver leur culture ou du moins de vivre pleinement en accord avec elle. Bien que les libéraux « neutralisants » prétendent souvent que la seule chose qui compte, ce sont la citoyenneté et les droits individuels, dans la réalité les États modernes se comportent différemment et il leur arrive d’allouer des droits d’autogouvernement limité (ainsi en va-t-il aux États-Unis pour les eskimos d’Alaska ou les Portoricains). C’est que, remarque Kymlicka, « imposer une citoyenneté commune à des minorités qui se considèrent elles-mêmes comme des nations ou des peuples distincts risque d’augmenter les conflits dans un État multinational ». D’où une certaine tension entre les forces centrifuges et centripètes, qui ont amené certains auteurs, comme David Miller ou Michael Walzer, à « conclure que la seule solution au problème des États multinationaux -107- est la sécession » (46), et par ce terme, il faut entendre non une autonomie limitée à l’intérieur d’un État (comme c’est le cas dans une Confédération), mais une indépendance politique complète (47). Pour beaucoup, une sécession est la pire solution aux problèmes que peut poser le multinationalisme, bien que ce soit un phénomène très embarrassant ; c’est que, comme le souligne James Mayall, d’une part « la sécession est un défi durable à un ordre international basé sur des États souverains », mais d’autre part « le droit à l’autodétermination est considéré comme un droit fondamental » (48). D’ailleurs, si on jette un regard rétrospectif sur l’histoire du XXème siècle, on se rend compte que les rares sécessions qui ont eu lieu ont généralement été assez bénéfiques – il est vrai que celles qui ont échoué, comme celle du Biafra, ont souvent été dramatiques. Entre 1944 et 1991, date de l’effondrement de l’Union soviétique, il n’y a eu que trois sécessions qui ont réussi : l’Islande, Singapour et le Bengladesh. Auparavant, on peut encore mentionner la séparation de la Norvège et de la Suède, en 1905 (mais il est vrai que leur union datait de 1815 et avait été établie comme celle de deux royaumes égaux). Il reste toutefois que cette solution n’est pas toujours applicable, car, dans notre monde moderne, un État viable doit avoir une homogénéité, une structure et une étendue minimales. Des États multinationaux devraient donc continuer à exister. C’est pourquoi, relève Allen Buchanan, le droit d’autodétermination des peuples, considéré comme le droit de chaque peuple d’avoir son propre État est impraticable : « Il doit être abandonné parce que les coûts moraux même pour une simple tentative de le réaliser sont prohibitifs » (49). C’est qu’il ne s’agit pas seulement de coûts économiques : la non homogénéité ethnique de presque tous les territoires ne peut que déboucher, en cas d’application du principe, sur des expulsions, des assimilations forcées, voire sur l’épuration ethnique, à moins d’admettre des États perforés, com- -108- prenant enclaves et exclaves, comme l’a proposé Barry Smith (50). En d’autres termes, le droit à l’autodétermination n’impliquerait pas de droit à la sécession. D’ailleurs, il ne suffit pas qu’un état multinational existe pour que des mouvements sécessionnistes émergent spontanément, et encore moins qu’ils réussissent. Comme le note Daniel Horowitz : « Le moment et le lieu de l’émergence d’un mouvement sécessionniste est déterminé principalement par la politique domestique, par les relations des groupes et des régions à l’intérieur de l’État. La question de savoir si un mouvement sécessionniste atteint ses buts, cependant, est déterminé largement par la politique internationale, par les rapports d’intérêts et de forces qui s’étendent au-delà de l’État » (51). Pensons aux Bengalis ou aux Kurdes, pour ne rien dire de l’ex-Yougoslavie. Le même auteur relève encore que les groupes sécessionnistes ne sont pas majoritairement des groupes économiquement forts, qui cherchent à ne pas partager leurs richesses. On s’aperçoit alors que les causes et les revendications du sécessionnisme sont variables : des groupes favorisés ou défavorisés, dans des régions économiquement avancées ou non, vont voir les choses assez différemment. Toutefois, dans les causes du sécessionisme, certains facteurs apparaissent souvent, outre la violence pure et simple : les discriminations, l’absence de proportionnalité dans les emplois publics, la non reconnaissance de la langue, de la culture et de la religion. Voilà pour les questions de fait ; qu’en est-il du droit ? Quand une sécession ou un désir de sécession sont-ils réellement justifiés ? David Miller note que, dans la tradition libérale, on observe deux positions : 1/ « Le désir d’un groupe de faire sécession n’a que peu ou pas de force à moins qu’il puisse établir qu’il reçoit un traitement injuste des institutions politiques existantes » (52). Cela se comprend -109- aisément, puisque la doctrine politique libérale se concentre précisément sur la justice. Il s’ensuit que, selon la façon dont on conçoit cette dernière, certains désirs de séparation seront justifiés ou non (un libertarien n’aura pas le même avis sur la question qu’un rawlsien). Par exemple, pour un auteur comme Birch, il faut remplir quatre conditions pour que le désir de sécession soit justifié : l’inclusion forcée passée dans l’État, l’échec de l’État à protéger les droits et la sécurité des habitants, l’échec de l’État à sauvegarder les intérêts légitimes, politiques et économiques, de la région, et le refus de toute négociation qui permettrait de remédier à ces défauts (53). 2/ « Les frontières d’un État doivent autant que possible dépendre du consentement des individus. Cela a l’implication pratique que n’importe quelle sous-communauté à le droit de voter une sécession de l’État, à condition que, à son tour, il permette à toute soussous-communauté de faire la même chose » (54). On reconnaît ici l’expression de l’embarras souligné par James Mayall et l’allusion au coût moral du sécessionnisme relevé par Buchanan. Et il est certes facile de montrer que, dans bien des cas, cela ne donne rien de bon, et donc qu’il ne suffit pas d’appliquer ici la règle de majorité. Miller en offre l’illustration suivante : « Considérons un État dont la population est actuellement faite de 60% de membres du groupe culturel A et de 40% du groupe culturel B. Il comprend une petite région dans laquelle 60% de la population appartient à B et 40% à A (ces populations sont ainsi mélangées qu’aucune division ultérieure n’est possible). Supposons que la majorité de cette région vote la sécession : nous aurons alors un petit État avec 60% de B et 40% de A, et un grand État avec, disons, 65% de A et 35% de B. Même du point de vue du consentement, est-ce un gain réel ? » On peut en douter, car les 40% du petit État ne seront pas satisfaits, et les 35% restant dans le grand, pas plus. -110- Reste que, pour Miller, il est des cas où la sécession est moralement justifiée, comme on l’a vu : « Le problème de la sécession n’arrive que dans les cas où un État établi abrite deux ou plusieurs groupes qui ont des identités nationales distinctes et irréconciliables – irréconciliables parce que, par exemple, chacun a une religion différente qu’il considère comme constitutive de son identité, ou parce que chacun inclut, dans son autocompréhension historique, la séparation et l’antagonisme de l’autre » (55) ; ainsi, par exemple, en va-t-il des Israéliens et des Palestiniens, des habitants du Cachemire et des Indous. Buchanan aussi reconnaît qu’à certaines conditions une sécession serait justifiée aux fins de préservation de sa culture ; il en relève cinq : 1/ La culture doit être réellement en péril. 2/ Des moyens moins radicaux de préserver la culture (tels que des droits spéciaux pour les groupes minoritaires) sont indisponibles ou inadéquats. 3/ La culture en question doit être acceptable du point de vue de la justice (contrairement à la culture nazie ou à celles des Khmers rouges). 4/ Le groupe sécessionniste ne doit pas rechercher l’indépendance afin d’établir un État non libéral, qui ne respecte pas les droits de base individuels et qui empêche ses membres de s’en aller. 5/ Ni l’État existant ni aucune tierce partie n’a un titre valide sur le territoire qui veut faire sécession (56). On le voit, il y a des raisons morales en faveur de la sécession que peuvent alléguer les minorités culturelles, mais elles doivent être fortes. Par ailleurs, en vertu du coût habituel d’une telle action, elle ne peut être qu’un dernier ressort. -111- 7. Conclusion Nous vivons dans des États multiculturels ou multinationaux et, comme nous ne sommes pas des individus sans attaches, nous devons trouver un moyen de permettre à ces différentes culture de coexister, si du moins c’est possible, et même si, dans un futur lointain, elles se modifieront profondément, se réorganiseront, voire pour certaines disparaîtront. Sinon, il reste la sécession. Indépendamment de la richesse que peut constituer cette coexistence, elle pose deux sortes de problèmes, liés d’une part à la reconnaissance, d’autre part à l’égalité. La solution au problème de la reconnaissance se trouve dans la tolérance ou mieux, dans le respect ; quant à celui de l’égalité, il demande une intervention étatique plus explicite soit pour restaurer l’égalité des chances – c’est ce que visent notamment les actions affirmatives –, soit pour protéger les cultures. Cela peut aisément trouver place dans le cadre d’un État libéral, particulièrement s’il ne se limite pas à donner une solution « neutralisante » à ce que Rawls a appelé le « fait du pluralisme » (57), mais ne nécessite pas l’attribution aux groupes comme tels de droits, puisque l’autonomie implique que tout individu puisse mener la vie de son choix, ce qui exige qu’il puisse vivre dans la culture et avec les personnes de son choix. Il y a bien sûr des limites à cela – qui voudrait transformer nos États et nos villes en des collections de ghettos étanches ? –, mais c’est bien dans cette conception de la liberté de l’individu et au nom de la valeur qu’il attribue à ce bien qu’est la culture que les mesures qui ont pour but de préserver ce bien éminent qu’est l’appartenance culturelle doivent trouver leur source et leur justification. -112- NOTES – CHAPITRE 4 (1). Multicultural Citizenship, Oxford, Clarendon, 1995, p. 76. (2). Op. cit., p. 11. (3). Op. cit., p. 1. (4). Cf.«Irredentist and Secessionist Challenges», in J. Hutchinson & A. Smith, dir., Nationalism, Oxford, OUP, 1994, p. 276. (5). Op. cit., p. 6. (6). À la recherche du temps perdu, Paris, Quarto-Gallimard, 1999, p. 490. (7). Patterns of Moral Complexity, Cambridge, CUP, 1987, p. 43. (8). Modernité et morale, Paris, PUF, 1993, p. 164. (9). Patterns of Moral Complexity, Cambridge, CUP, 1987, p. 43-44. (10). « La tolérance comme principe juridique et politique: un oxymoron ? », in W. Ossipow & al., dir., Racisme, libéralisme et les limites du tolérable, Genève, Georg, 2003, p. 116. (11). The Morality of Freedom, Oxford, Clarendon, 1986, p. 402. (12). The Foundations of Bioethics, Oxford, OUP, 1e éd., 1986, p. 14. (13). « Are There any Cultural Rights », in W. Kymlicka, dir., The Rights of Minority Cultures, Oxford, OUP, 1995, p. 233. (14). Multicultural Citizenship, p. 158. (15). Cf. supra, p. 22-23, 28-29 et 36-37. (16). Op. cit., p. 160-162. (17). « Social Unity in a Liberal State », Social Philosophy and Policy, 1996/1, p. 106 n. 2. (18). Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, p. 251. (19). Multicultural Citizenship, p. 152 -113- (20). Certains auteurs refusent de parler de tolérance quand il y a impuissance à empêcher ; cf. J. Horton, «Les libéraux doivent-ils tolérer le racisme ?», in Ossipow, op. cit., p. 44: « Ce refus d’ingérence coercitive ne doit pas être le simple produit de l’impuissance, de la résignation ou de la complaisance ». (21). In C. Taylor, Multiculturalisme, Paris, Aubier, 1994, p. 37. (22). In Multiculturalisme, p. 37. (23). W. Kymlicka, Multicultural Citizenship, p. 166. (24). In Multiculturalisme, p. 22. (25). On peut d’ailleurs douter de sa neutralité, si l’on tient compte de ce que dit Vernon van Dyke: « L’individualisme, combiné avec l’insistance habituelle sur le mérite personnel, est destructreur des cultures, à l’exception de celle qui est majoritaire » (« The Individual, the State, and Ethnic Communities in Political Theory», in Kymlicka, The Rights of Minority Culture, p. 50). (26). « SocialUnity in a Liberal State », p. 128 et 132-133. (27). The Foundations of Bioethics, Oxford, OUP, 2e éd., 1996, p. 67. (28). Multicultural Citizenship, p. 4-5. (29). Op. cit., p. 7. (30). Op. cit., p. 52. (31). Op. cit., p. 75. (32). Op. cit., p. 108. (33). Op. cit., p. 136. (34). Op. cit., p. 91 et 83. (35). « Le paralogisme identitaire: identité et droit dans la pensée communautarienne », Revue de Métaphysique et de Morale, 2002/1, p. 44. (36). Multiculturalisme, p. 53-54. (37). « Faire justice au multiculturalisme », in Baertschi & Mulligan, dir., Les nationalismes, Paris, PUF, 2002, p. 185-186. (38). Op. cit., p. 184. -114- (39). M. Kramer, « Rights without Trimmings », in M. Kramer & al., A Debate over Rights, Oxford, OUP, 1998, p. 53. (40). Multicultural Citizenship, p. 4. (41). «Individual Rights agains Group Rights», in Kymlicka, The Rights of Minority Culture, p. 137. (42). Multiculturalisme, p. 56. (43). Op. cit., p. 57. (44). Op. cit., p. 63. (45). N. Glazer, « Individual Rights against Group Rights », in Kymlicka, The Rights of Minority Cultures, p. 128. (46). Multicultural Citizenship, p. 184 et 186. (47). Il faut distinguer soigneusement le sécessionnisme de l’irrédentisme, c’est-à-dire des revendications territoriales d’un État sur une partie d’un autre État, dont les habitants sont culturellement homogènes aux siens (pensons aux revendications marocaines sur la Mauritanie dans les années 60, et à celles de l’Irlande sur l’Eire) ; nous ne dirons rien de ce phénomène ici. (48). « Irredentist and Secessionist Challenges », in Hutchinson & Smith, Nationalism, p. 275. (49). « The Morality of Secession », in Kymlicka, The Rights of Minority Cultures, p. 352. (50). Cf. « La géométrie cognitive de la guerre » in Baertschi & Mulligan, op. cit. (51). « The Logic of Secession », in Hutchinson & Smith, Nationalism, p. 262. (52). On Nationality, Oxford, Clarendon, 1995, p. 109. (53). Cf. On Nationality, p. 109. (54). Op. cit., p. 111. (55). Op. cit., p. 112-113. -115- (56). « The Morality of Secession », in Kymlicka, The Rights of Minority Culture, p. 363-364. (57). Cf. Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995, p. 4. -116- Chapitre 5 ____________________________________________________ ▀ La dignité de l’homme à l’épreuve des biotechnologies 1. Les craintes suscitées par les biotechnologies actuelles Ce qu’on appelle aujourd’hui « biotechnologies » recouvre toute une gamme d’interventions sur l’homme et la nature vivante. Si elles nous frappent par la sophistication des techniques auxquelles elles font appel, ce n’est toutefois pas cela qui est important d’un point de vue éthique et social ; en effet, de nos jours, la technique a presque complètement envahi notre vie d’où, parfois, la nostalgie romantique de la vie vécue selon le rythme et les exigences de la nature. Mais avec les biotechnologies, il y a quelque chose de plus qu’avec les autres technologies : étant donné leur impact sur la couche biologique de notre être, elles mettent en question ce que cela signifie d’être un être humain. D’où de nombreuses craintes à leur égard, malgré les espoirs qu’elles suscitent particulièrement en termes d’amélioration de notre santé. Nous voici alors tiraillés entre deux désirs qui nous paraissent aussi légitimes l’un que l’autre : vivre selon la nature et vivre longtemps en bonne santé. Certes, on garde longtemps l’espoir que les deux sont possibles, mais l’âge venant, cet espoir se révèle être une illusion, à l’instar de bien d’autres. Notre propos n’est pas de sonder le conflit de ces désirs, mais plus modestement d’examiner ce qu’il en est des biotechnologies les plus « pointues », à savoir le génie génétique, le clonage reproductif, la -117- production de cellules souches, ainsi que les xénotransplantations, par rapport à ce phare moral partout invoqué mais rarement examiné, la dignité de l’être humain, dont la Déclaration des droits de l’homme de 1948 dit, dans son article premier : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience ». À cet effet, nous commencerons par passer en revue différentes craintes, sans chercher à être exhaustif, puis nous nous demanderons si elles sont fondées en tant que mettant en danger cette dignité qui est la nôtre. Le génie génétique « L’homme a une âme, les animaux ont une âme, on ne doit pas toucher à leur génome » affirmait un écologiste lors d’un débat sur le génie génétique en Suisse. Qu’est-ce que l’âme ? Si l’homme en a une, le génie génétique mettrait-il en péril son identité voire son existence ? Le génie génétique serait-il alors susceptible de nous changer de telle manière que nous deviendrions autres, que nous perdrions notre humanité et la dignité qui y sont attachées ? Ici, on le craint ; à d’autres époques, on l’espérait : Hermann Joseph Müller, qui sera prix Nobel de médecine en 1946 affirmait peu avant la seconde guerre mondiale : « Nous voyons l’histoire de la vie divisée en trois grandes périodes. Dans la longue phase préparatoire, on trouve une créature sans pouvoir sur son environnement, que la sélection naturelle amène peu à peu à l’état humain. Dans la seconde – courte phase de transition qui est la nôtre – l’homme modifie son environnement immédiat afin de satisfaire ses désirs. Et dans la longue troisième période, il percera tous les secrets de sa propre nature et se transformera en une créature sublime, en un être par rapport auquel les divinités mythiques du passé paraîtront de plus en plus ridicules » (1). -118- Actuellement, de telles prophéties ne sont pas pour nous rassurer sur le génie génétique ! La PMA et le clonage reproductif En 1978 est née Louise Brown, le premier enfant né grâce à ce que l’on appelait alors la FIVETE – fécondation in vitro et transfert d’embryon – et maintenant, d’un terme plus générique, la PMA – procréation médicalement assistée. Le langage est ici révélateur : du temps de la FIVETE, les fruits de cette conception étaient couramment nommés « bébés-éprouvettes ». Mais est-ce vraiment digne d’un être humain d’être conçu dans une éprouvette, voire d’une manière encore moins naturelle, par clonage ? En tout cas l’Osservatore romano ne le pense pas et affirme le droit, pour tout homme, de naître de façon humaine, c’est-à-dire selon la dignité qui lui est propre : « C’est dans le livre sacré des origines qu’est fixée de façon immuable et incontournable la loi de la transmission de la vie, qui doit advenir dans le mariage et par un acte conjugal responsable. Toute autre voie ou méthode n’est pas acceptable parce qu’elle est contraire avant tout au plan créateur de Dieu, et parce qu’elle offense la dignité de la personne et du mariage. L’être humain a le droit de naître de façon humaine et non dans un laboratoire » (2). Et qui sait si le pire n’est pas encore à venir, puisque, pour certains auteurs, le clonage pourrait « redonner vie à l’utopie féministe de femmes se reproduisant sans les hommes » (3). Les cellules souches embryonnaires Clonage reproductif d’un côté, mais clonage thérapeutique de l’autre, dont le but n’est pas de procréer, mais de soigner. À cet effet, il est nécessaire d’utiliser des cellules souches embryonnaires, car ce sont des cellules humaines non différenciées, pluripotentes donc, capables -119- de se multiplier pour produire n’importe quel tissu ou (qui sait ?) organe. Mais, dira-t-on, où est le problème moral ici ? Il ne paraît en effet pas y en avoir, puisque la technique a, comme « matière première », des cellules, un matériau certes humain, mais qui ne saurait en aucun cas être considéré comme un être humain pourvu de sa dignité propre. Il y en a toutefois un, de problème moral, du moins dans l’état actuel de la technique: les cellules souches ne peuvent être prélevées que sur des embryons qui doivent être détruits à cet effet ; et même si on peut espérer un jour prélever les cellules dont on a besoin sur des organes ou sur des tissus d’adultes, cela aura nécessité des recherches sur les embryons qui auront été détruits. Par ailleurs, dès qu’une cellule souche est isolée, elle peut, du fait de sa totipotentialité, être à l’origine d’un être humain au plein sens du terme ; bref, elle doit être considérée comme un embryon. La production de cellules souches exige donc le sacrifice d’un être humain, l’embryon, au profit de la santé et de la prolongation de la vie d’autres êtres humains. Par conséquent la vie humaine est instrumentalisée, des êtres humains sont traités comme de simples moyens, à la manière d’esclaves, c’est-à-dire sans aucun égard pour leur dignité. Les xénotransplantations « Nous avons été créés supérieurs aux animaux et il serait dégradant de devenir un être en partie porcin, en partie humain » (4), dit une personne sondée en Grande-Bretagne pour le compte du Nuffield Council, lorsqu’on lui demande ce qu’elle pense des xénotransplantations. Mon cœur est sur le point de lâcher ; comme on manque d’organes humains, on me transfère un cœur de cochon. Mais n’est-ce pas compromettre mon caractère humain et la dignité qui y est rattachée ? Manifestement, certains le craignent. -120- 2. La dignité de l’homme menacée Comme on s’en rend aisément compte, chacune des quatre bio- technologies que nous avons mentionnées pose des problèmes moraux particuliers : la production de cellules souches exige le sacrifice de vies humaines – la PMA elle-même s’accompagne de la production d’embryons surnuméraires –, le génie génétique et les xénotransplantations, chacun à sa manière, paraissent mettre en péril notre humanité. Quant au clonage, c’est l’une de nos opérations essentielles, la procréation, dont il modifie le sens en profondeur. Mais chaque fois, dit-on, il en va de notre dignité. Reste toutefois à savoir ce qu’est cette dignité qui est mise en péril. C’est ce dont nous allons nous occuper maintenant, après avoir rappelé toutefois certaines positions officielles telles qu’elles sont exprimées dans les textes politico-juridiques qui encadrent l’usage des biotechnologies en Europe (géographique). Les textes officiels Pour le clonage reproductif, la constitution suisse déclare, à l’article 119 alinéa 2 : « Toute forme de clonage et toute intervention dans le patrimoine génétique de gamètes et d’embryons humains sont interdites ». Pourquoi cette interdiction ? Parce que la Confédération, est-il dit en préambule, « veille à assurer la protection de la dignité humaine, de la personnalité et de la famille ». La dignité humaine joue donc effectivement un rôle central dans cette question, puisqu’on lit encore dans la « Réponse au Président de la République au sujet du clonage reproductif » du Comité consultatif national d’éthique français : « Ce qui est en jeu touche aux droits et à la dignité de l’homme, en ce que ces principes ont d’universel » (22 avril 1997). Le « Protocole additionnel à la Convention pour la protection des Droits de l’Homme -121- et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine, portant interdiction du clonage d’êtres humains », promulgué par le Conseil de l’Europe en janvier 1998, va encore dans la même direction : « Est interdite toute intervention ayant pour but de créer un être humain génétiquement identique à un autre être humain vivant ou mort » (article 1), au nom aussi de la dignité humaine, mais avec la précision importante suivante : « L’instrumentalisation de l’être humain par la création délibérée d’êtres humains génétiquement identiques est contraire à la dignité de l’homme et constitue un usage impropre de la biologie et de la médecine ». Autrement dit, le clonage reproductif viole la dignité de l’enfant à venir, et ce viol consiste à faire de l’enfant un instrument. Cette instrumentalisation, on l’a vu, est aussi présente dans la production de cellules souches. C’est pourquoi la Commission nationale d’éthique suisse pense que seuls les embryons surnuméraires, « restes » de la PMA, peuvent être utilisés, puisqu’« un embryon surnuméraire est voué à disparaître même sans avoir été utilisé dans un contexte de recherche ou de thérapie ». Quant à la production d’embryons pour la recherche, elle est justement interdite par la convention bioéthique européenne souligne la même Commission, car « nous percevons dans l’embryon humain la personne qui y réside et, selon cette perception, cette personne doit vivre. Et c’est là que se dresse la barrière entendant empêcher la production d’embryons (resp. de cellules totipotentes) à l’usage de la science, ceci parce que nous produisons ainsi et détournons de son but ce qui devrait conduire à une existence humaine » (5). Pour ce qui est du génie génétique, celui qui pourrait modifier notre humanité, à savoir celui qui agirait sur les cellules germinales, il est aussi partout interdit, témoin le même article 119 de la Constitution suisse, on l’a vu. -122- La dignité humaine Mais qu’est-ce que cette dignité à laquelle nous tenons tant ? Avant tout, il faut être attentif au fait que « dignité » a deux sens principaux dans son acception morale, la seule qui nous intéresse (par opposition à son acception sociale et honorifique). Le premier sens est personnel : je veux, à mes propres yeux et sous le regard d’autrui, pouvoir être et continuer à être un individu digne de respect, non pas simplement parce que je suis une personne humaine, mais parce que je conserve l’estime de moi-même. Dans ce sens, la dignité est liée au respect de soi : pour conserver le respect d’elle-même, il faut qu’une personne ne soit jamais mise dans une situation où elle pourrait dire qu’elle n’a plus que du mépris ou du dégoût pour ce qu’elle est devenue, parce que, en un certain sens, elle n’a plus aucune valeur. Comme on dit parfois : on doit pouvoir se regarder dans un miroir ; cela a un sens moral (la honte ou le remords empêchent de se regarder), mais aussi un sens simplement humain : la déchéance physique ou psychologique peuvent détruire l’image de soi, de même que la douleur ou le fait d’être placé par autrui dans des situations où l’on est ridiculisé (pensons à l’infantilisation des vieillards). Le second sens est impersonnel : la dignité d’un individu humain consiste en ce qu’il est une personne et non un animal ou une chose. C’est ce concept qui est à l’œuvre dans les droits de l’homme, et qui fait que la personne a une valeur particulière qui interdit de la traiter comme un simple moyen, à l’instar des choses, ainsi que, parmi les philosophes, Kant le souligne particulièrement. Respecter la dignité de quelqu’un, c’est donc le traiter comme une personne, comme un être libre et autonome, bref comme un individu qui, quel que soit son état et sa conduite, mérite le respect et ne saurait être instrumentalisé. Comme -123- le relate aussi Sartre : « C’est au nom de la dignité humaine que l’homme refuse de traiter l’homme comme objet » (6). Dans le premier sens, la dignité peut se perdre, ce qui n’est pas le cas dans le second : on ne peut pas perdre sa dignité de personne, même si on le dit parfois rhétoriquement, à l’exemple de Kant : « Le mensonge est abandon et pour ainsi dire négation de la dignité humaine » (7) ; pensons aussi au thème de l’homme qui se ravale au rang des animaux. Si elle ne peut se perdre, c’est qu’elle est attachée à notre nature : on peut cesser d’être une personne dans la mort, et peutêtre dans certains autres états comme les états végétatifs chroniques, mais tant qu’on est une personne, on jouit de la dignité qui y est attachée. On voit alors que si le premier sens, du moins dans l’un de ses aspects, est moral : il concerne la valeur morale (bonne ou mauvaise) de la personne et de ses conduites, le second est ontologique, car il est attaché à la personne elle-même, à ce qu’elle est et non à ce qu’elle fait. C’est évidemment ce second sens qui nous concerne : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Par rapport à cette dignité, l’attitude adéquate est le respect. Le respect est une attitude éthique fondamentale qui clame que son objet ne peut pas être traité comme bon nous semble, que nous devons au contraire nous comporter vis-à-vis de lui en tenant compte de ce qu’il est et des exigences qu’il peut formuler. Ainsi, traiter un être avec respect, c’est accepter de limiter nos propres intérêts au nom des siens, même si nous sommes dans la position d’imposer les nôtres, parce que nous reconnaissons que l’être à respecter a une valeur particulière, soit en raison de son éminence, soit en raison de sa faiblesse. Historiquement, le respect s’est effectivement partagé entre ces deux pôles : « Le respect s’adresse à la fois à la puissance à craindre et à la faiblesse à protéger », relève Gilbert Kirscher (8). Respecter les dieux ou les ancêtres d’un côté, les femmes ou les enfants l’autre. D’où, bien entendu, -124- l’interdiction d’instrumentaliser la personne, qui vaut particulièrement lorsqu’elle est vulnérable, parce que, en plus, nous profiterions de sa faiblesse. Mais sur quoi se fonde la dignité de l’être humain ? Actuellement, ce concept est le plus souvent employé en référence à la doctrine kantienne. Pour ce philosophe, la dignité est fondée sur l’« aptitude de l’homme à définir ses obligations et à les remplir », c’est-à-dire sur le fait qu’il a une conscience morale. Le philosophe de Königsberg n’est toutefois pas le seul à avoir articulé ce concept : pour Pic de la Mirandole, premier auteur à avoir rédigé un traité sur la dignité, elle se fonde sur ce que « l’homme [est] créé à l’image de Dieu » (9). Quant à Thomas d’Aquin, qui s’était occupé de la dignité quelques siècles auparavant, il dit dans le Commentaire sur les Sentences : « Dignité signifie la valeur qu’une chose possède à cause d’elle-même » [dignitas significat bonitatem alicujus propter seipsum] (10), c’est-à-dire sa valeur intrinsèque. L’homme a une valeur particulière, c’est sa dignité, mais il n’est pas le seul à la posséder ; c’est pourquoi il est dit de Dieu : « Le Père et le Fils ont bien même et unique essence ou dignité » (11) et que « la dignité de la nature divine surpasse toute dignité » (12). Pour Thomas, la dignité d’un être est donc fonction de ce qu’il est en lui-même, c’est-à-dire de ses propriétés intrinsèques et essentielles : si deux êtres ont la même essence, ils ont même dignité ; si leur essence est autre, ils n’ont pas même dignité. Ainsi en va-t-il aussi de l’âme et du corps, de l’homme et de l’animal. On n’est donc pas étonné de lire sous la plume de Pie XII que « la morale naturelle et chrétienne » a, parmi ses principes, celui de la « dignité du corps humain » et celui de la « prééminence de l’âme sur le corps » (13), dans un texte qui concerne la procréation médicalement assistée. -125- Il résulte de cette rapide enquête historique qu’il existe un large accord sur le fait que l’homme possède une dignité, que cette dignité s’étend à tout homme et qu’elle doit être préservée puisqu’elle fait la valeur particulière de l’être humain, cette valeur étant fondée sur ce qu’est l’homme, c’est-à-dire sur les propriétés particulières qui le caractérisent. Quelles sont ces propriétés ? On a vu mentionnée la conscience morale – l’homme est le seul être capable de juger moralement et d’être l’objet de jugements de louange et de blâme –, mais il est important de déterminer plus précisément quelles elles sont, si l’on veut savoir ce qu’il faut respecter quand on parle de respecter la dignité de l’être humain et en quoi cela implique l’interdiction de toute instrumentalisation. La personne Le concept qui a été développé dans la tradition philosophique pour caractériser ce qui confère à l’homme sa dignité est celui de personne. Il a son origine chez Boèce. Cette notion n’est pas introduite par le philosophe romain dans l’examen de la question de la dignité de l’homme, mais dans le combat qu’il mène contre les hérétiques Eutychès et Nestorius, à propos de la question de la Trinité – un seul Dieu en trois personnes – ; pour lui, la personne est une substance individuelle de nature rationnelle [naturae rationabilis individua substantia] (14), c’est-à-dire un individu doué de raison. Il est important de souligner ce contexte, car on voit immédiatement que dès l’origine le concept de personne n’est pas réservé à l’homme, puisque, dit encore Boèce, « nous disons qu’il existe une personne de l’homme, nous le disons de Dieu, nous le disons de l’ange ». Cela souligne le caractère proprement philosophique de la notion – et donc des problèmes qu’elle a pour fonction d’éclaircir –: si « homme » est un concept qui peut avoir un rapport avec la biologie, ce n’est pas du tout -126- le cas de « personne ». On pourrait imaginer qu’un ordinateur soit une personne, il est impossible qu’il soit un homme. Il faut ensuite relever que ce concept est d’origine aristotélicienne : être doué de raison, c’est posséder une âme rationnelle. C’est pourquoi il est tout à fait normal que Thomas d’Aquin le reprenne – il se réfère explicitement à Boèce –, précisant : « Le particulier et l’individu se vérifient d’une manière encore plus spéciale et parfaite dans les substances raisonnables, qui ont la maîtrise de leurs actes : elles ne sont pas simplement agies comme les autres, elles agissent par elles-mêmes […]. De là vient que, parmi les autres substances, les individus de nature rationnelle ont un nom spécial, celui de «personne» » (15). Être rationnel, c’est être capable de maîtriser ses actes – la raison doit gouverner, disait Aristote – ; c’est là une capacité éminente et elle forme, avec les autres capacités que la raison comprend, l’ensemble de propriétés le plus noble qu’un être puisse avoir. L’être qui la possède est donc l’être le plus élevé : « La nature que la personne inclut dans sa signification est la plus digne de toutes les natures, à savoir la nature intellectuelle selon son genre. Ainsi le mode d’existence que possède la personne est le plus digne » (16). Le contexte philosophique a beaucoup changé au cours des siècles. Pourtant le concept de « personne » a résisté, puisque Kant le conserve tel quel : « Posséder le Je dans sa représentation: ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la Terre. Par là, il est une personne […], c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise » (17). La caractéristique rationnelle qui fait d’un être une personne, c’est ici la conscience de soi – non la conscience sensible, mais celle -127- qui implique une représentation (18) – ; ailleurs, le philosophe de Königsberg mentionne encore d’autres propriétés et notamment, en ce qui concerne la raison pratique, l’autonomie, c’est-à-dire « cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi » (19). Si les êtres de la nature, c’est-à-dire les choses, sont soumises aux lois de la physique, les personnes ont en outre cette capacité de se donner à elles-mêmes des règles de conduite, à savoir des lois morales – elles sont donc capables de se gouverner –, et c’est exactement pour cela qu’elles sont des personnes, c’est-à-dire qu’elles ont une dignité : « La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce qui seul a de la dignité » (20). Concluons cette enquête sur la dignité : l’être humain a une dignité particulière parce qu’il est doué de raison. Encore une fois, c’est exactement cela que les Droits de l’homme affirment : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience ». Pour désigner un tel être, la tradition a proposé l’expression de « personne ». Mettre en danger la dignité de l’homme, c’est donc soit mettre en danger son caractère de personne, à savoir son identité, soit mettre en danger le respect qui lui est dû. Reste à savoir si les biotechnologies font courir à l’homme l’un de ces deux dangers, voire les deux. 3. Les deux menaces L’identité de la personne menacée La menace sur l’identité concerne surtout le génie génétique et les xénotransplantations, puisque ce sont les deux biotechnologies qui pourraient faire de nous des êtres différents, non véritablement humains. Le clonage reproductif est aussi parfois considéré comme représentant une menace pour notre identité, mais non pas tant parce -128- qu’elle serait changée que parce qu’elle serait multipliée : deux clones seraient une seule et même personne, aucun ne serait donc un véritable individu. Mais une telle croyance est absurde, puisque deux clones ne sont pas plus identiques que des vrais jumeaux. Et même si cela était, ils seraient tout de même des personnes. La question de la préservation de notre identité est assez complexe, car cette identité se déploie à plusieurs niveaux. « Nous avons été créés supérieurs aux animaux et il serait dégradant de devenir un être en partie porcin, en partie humain », disait notre Anglais ; ce disant, il manifeste un double souci : d’une part il craint de ne plus être lui-même, comme individu, et d’autre part il craint de ne plus être un homme ou plutôt une personne. Ce double souci est-il justifié ? Nous examinerons ce point en détail dans le prochain chapitre ; ici nous nous contenterons d’une réponse courte, car nous voulons nous consacrer surtout à la question du respect : non, ce souci n’est pas justifié étant donné que ce qui compte pour la personne qu’est l‘être humain, ce sont ses fonctions et non ses organes : avec un cœur de porc, le transplanté est simplement redevenu un humain fonctionnel. Son « fonctionnement normal “typique de l’espèce” », comme dit Norman Daniels (21) , a été restauré. Ensuite, que le cœur qui bat dans sa poitrine soit celui avec lequel il est né ou un autre, peu importe à son identité de personne individuelle: il est toujours le même individu, si ce n’est qu’il a dans ses souvenirs celui d’avoir été transplanté. L’autonomie de la personne menacée Ce qu’on craint généralement avec les biotechnologies et particulièrement avec le clonage, c’est l’instrumentalisation, c’est-àdire le non respect de la liberté ou autonomie de la personne, fondement de sa dignité. Pour bien comprendre la nature de la menace, il faut d’abord, à l’aide de quelques thèses, en saisir la portée. -129- 1. Une personne est fondamentalement un être doué de raison. 2. La raison comprend la liberté et le pouvoir de diriger sa vie, c’est-à-dire de fixer ses propres buts. 3. Quand nous instrumentalisons quelqu’un, nous substituons nos propres buts aux siens ou lui imposons les nôtres. 4. Instrumentaliser une personne, c’est donc ne pas respecter sa liberté et par conséquent ne pas la respecter en tant que personne. 5. Ne pas respecter quelqu’un en tant que personne, c’est violer sa dignité. 6. Instrumentaliser une personne, c’est donc violer sa dignité. Ainsi, affirmer que le clonage viole la dignité de l’être humain, c’est-à-dire de la personne, signifie qu’il l’empêche de choisir et de poursuivre ses propres fins. Autrement dit, un individu né par clonage serait empêché d’être lui-même, son autonomie ne serait pas respectée. C’est là un argument qu’on entend souvent, celui de la manufacture : l’enfant cloné sera lésé parce que prédéterminé. C’est ce que pense notamment Glenn McGee : « Le clone n’est jamais libre d’être autre chose qu’un clone. Cela fait du clone un ensemble de traits et d’attentes, à la différence de l’enfant humain né par les moyens normaux ». En effet, vouloir une (seconde) fille blonde aux yeux bleus, par exemple, ce n’est pas désirer l’enfant pour ce qu’il sera en luimême et par lui-même, mais l’insérer dans un projet qui n’est pas le sien, l’instrumentaliser donc et déjà ne pas vouloir respecter son autonomie (future). Et ce qu’on dit ici de l’enfant cloné, on doit aussi le dire d’un enfant qui serait manufacturé par génie génétique, parce que ses parents voudraient le douer de qualités supérieures (ici, on parle souvent d’« eugénisme », mais le terme de « méliorisme » serait mieux approprié). Le problème avec cet argument, c’est qu’il est mauvais pour deux raisons inverses : 1/ Ce n’est pas vrai de tout clonage envisagé que le clone sera instrumentalisé. Isidore et Eulalie désirent avoir un enfant depuis -130- longtemps, mais Isidore est stérile. Ils ont fait appel à plusieurs techniques de reproduction artificielle, en vain. En désespoir de cause, ils souhaitent avoir recours au clonage, le génome de l’enfant provenant d’une cellule du père et l’ovule provenant de la mère. Ainsi conçu, le clonage est un moyen au service de la PMA, simplement il est un peu moins naturel que les autres techniques utilisées, puisque c’est non seulement le caractère sexuel de la procréation qui est mis entre parenthèses, mais encore son caractère sexué, dans le sens où les deux gamètes ne sont plus indispensables et que le matériel génétique pertinent ne vient plus que d’un seul individu. Certes, dans notre exemple, les deux sexes sont encore présents, mais ce n’est en aucun cas une nécessité. Bref, le clonage, en lui-même, n’instrumentalise pas plus le bébé que la PMA. 2/ Aristote souligne qu’il y a chez l’homme comme chez tous les animaux « une tendance naturelle à laisser après soi un autre être semblable à soi » (23). Nous faisons des enfants et, souvent, les voulons à notre image et ressemblance. Le clonage est peut-être une manière d’y parvenir, même s’il est évidemment faux de croire que deux clones sont deux individus identiques, mais l’éducation en est une autre. Certes, les méthodes utilisées diffèrent : génétique d’un côté, le clonage rédupliquant le génome du cloné, environnementale de l’autre ; certes elles n’ont sans doute pas la même efficacité, l’éducation étant sans doute bien plus redoutable pour priver une personne de son autonomie ; mais du point de vue de l’effet recherché et de l’intention (manufacturer), elles sont moralement analogues. Bref, pour instrumentaliser une personne, il n’est pas besoin du clonage et celui-ci ne fait que souligner, mais il ne crée pas, un problème lié à l’autonomie reproductive des parents, ainsi présentée par Dan Brock : « On peut penser que le droit à la liberté reproductive -131- inclut à la fois un droit de choisir les moyens de procréation et le droit de déterminer quel genre d’enfant on veut avoir, par l’usage du clonage humain » (24). On conclura que le clonage peut certes violer la dignité du clone en l’instrumentalisant, mais il n’y a là aucune nécessité. En outre, quand on y réfléchit, on se rend compte que le danger n’est pas le clonage lui-même – somme toute, deux clones sont moins semblables que deux vrais jumeaux, on l’a dit, et la gémellité ne constitue pas une violation de la dignité humaine –, mais les représentations et attentes qui accompagneront le bébé cloné, à savoir encore une fois l’éducation. Par ailleurs, comme c’est le cas dans l’éducation, les fins que les parents veulent imposer à leur enfant peuvent être rejetées par ce dernier : l’instrumentalisation peut échouer, car tout enfant, cloné ou non, reste fondamentalement une personne – sinon il n’y aurait (peutêtre) pas de problème moral à vouloir l’instrumentaliser. Dans notre tradition libérale, empêcher quelqu’un de poursuivre ses propres buts est souvent décrit comme l’infliction d’un tort. Or, une activité n’est moralement permise que lorsqu’elle ne fait de tort à personne ; ainsi que l’exprime John Stuart Mill : « La liberté de l’individu doit être contenue dans cette limite : il ne doit pas nuire à autrui » (25) – ce qui a une traduction juridique immédiate, énoncée ainsi par Richard Epstein : « Les individus ont ordinairement le droit de faire ce qu’ils veulent. Dès que quelqu’un (l’agent) en bénéficie, la présomption en faveur de l’action libre ne peut être renversée que si l’on met en évidence des conséquences négatives pour d’autres individus » (26). Dans cette optique, et malgré ce que nous avons dit concernant l’instrumentalisation, ne pourrait-on pas penser que le clonage fait tout de même du tort à l’enfant, en brouillant la structure familiale et les relations parentales ? En effet, un clone-cible est-il la fille ou la sœur de sa « mère », un clone-source est-il une mère ou une -132- sœur ? Comme le souligne Onora O’Neill : « Les relations familiales sont confuses lorsque plusieurs individus tiennent le rôle d’un seul ; elles sont ambiguës lorsqu’un individu tient le rôle de plusieurs » (27), et dans de telles situations, qui ne sont pas réservées au clonage, la vie de l’enfant est rendue plus difficile. Le danger existe certes, mais son remède ne consiste pas tant à notre sens dans le rejet du clonage que dans celui d’une conception inadéquate de la famille comme constituée d’abord de liens biologiques et non de liens sociaux et symboliques qui sont pourtant ceux qui devraient compter pour des êtres qui sont des personnes. Comme le souligne Inmaculada de Melo-Martin : « C’est seulement si l’on assigne la priorité aux relations génétiques qu’on sera dans la confusion à propos de savoir si quelqu’un est une sœur ou une mère » (28). On conclura donc que, par lui-même, le clonage ne fait pas de tort manifeste à l’enfant et donc qu’il ne viole pas la dignité humaine. Précisons : le clonage reproductif, car nous n’avons encore rien dit du clonage thérapeutique ; or, dans ce dernier cas, il paraît bien y avoir instrumentalisation claire, puisqu’un humain est utilisé comme moyen. Un humain, certes, mais cet humain – l’embryon – est-il une personne ? Une personne étant un être doué de raison, on peut en douter (29). 4. Conclusion : les attentes démesurées Il apparaît qu’aucune des biotechnologies que nous avons examinées ne viole par elle-même la dignité humaine (sous réserve, bien sûr, d’autres arguments). Une autre manière de l’exprimer serait de dire qu’aucun homme modifié par une de ces techniques ne mène une vie indigne d’un être humain, comme on peut le dire rétrospectivement des victimes de l’esclavage (30). S’ensuit-il qu’il n’existe pas de raisons d’y voir un danger moral ? Ce serait le cas si la morale -133- se limitait au respect de la dignité de l’homme, mais elle a encore bien d’autres aspects, bien d’autres vertus encore sont en jeu. Par exemple la dignité morale, celle que chacun veut avoir à ses propres yeux, mentionnée mais écartée au début de cette étude : elle exige certes que nous nous abstenions de faire du tort aux autres et que nous ne nous avilissions pas dans l’ivrognerie, la gloutonnerie et la luxure que Kant considère comme des « états qui nous ravalent en dessous de la nature animale » (31), mais une sensibilité morale délicate ne s’y limitera pas. Une personne dotée d’un tel tempérament moral se voudra encore conforme à l’image de la personne vertueuse qu’elle veut être et le respect pour la personne qu’elle est devenue se mesurera à cette aune. Or, si la santé et la procréation sont effectivement des biens dignes d’être poursuivis, ils peuvent aussi masquer des attitudes moins recommandables moralement, comme un refus de notre condition d’être vulnérable et mortel. Si on se rend à de telles considérations, les biotechnologies dont nous avons parlé, du moins dans certains de leurs usages, pourraient bien se révéler moins innocentes. Le clonage peut notamment manifester une forme de refus de la finitude humaine, une manière d’hybris dénotant une incapacité à être en paix avec soi. Ici comme auparavant, le problème ne réside pas dans les biotechnologies elles-mêmes, mais dans les raisons que nous pouvons avoir d’en user. Cela est particulièrement visible dans une forme de clonage non reproductif dont nous n’avons pas parlé. Jacques Testart imagine qu’on pourrait cloner chaque embryon afin d’avoir en réserve, pour le jour où cela s’avérerait nécessaire, des organes aptes à remplacer ceux qui seraient devenus déficients au cours du temps : bébé 1 se développe en adulte normal, alors que bébé 2, son clone, est disséqué après quelques semaines et les ébauches de ses organes conservés pour l’usage ultérieur qui a été dit (32). Or, cet usage d’un clone de soimême comme collection de parties détachées à son usage personnel, -134- même si le clone sacrifié a un statut analogue à un embryon qu’on serait d’accord d’avorter, qu’il ne possède donc pas la dignité propre à la personne, paraît bien être une manifestation paradigmatique de refus de la condition humaine, bref, de démesure, d’où les fortes réactions à son égard (Testart plaçait cette technique dans les « perversions de la FIVETE »). Soyons précis : la démesure consiste ici à accepter de sacrifier jusqu’à son « frère » ou son « double » pour survivre, et non à vouloir se réparer ; ainsi l’argument ne touche pas forcément l’usage des cellules souches embryonnaires, même si l’embryon doit être détruit pour les prélever. Un autre signe de démesure – qui s’accompagne en outre d’instrumentalisation – est visible dans le génie génétique amélioratif lorsqu’il se propose la fabrication de « surhommes » ou même la satisfaction de désirs parentaux qui s’enracinent dans des conceptions inadéquates de la vie bonne – des idéaux inadéquats et souvent euxmêmes démesurés –, comme le souligne Inmaculada de Melo-Martin : « Dire que nous sommes moralement obligés de créer un enfant avec autant de talents naturels que possible, avec les meilleurs gènes, et avec les meilleures chances de mener une vie longue et en santé, présuppose que les concepts de «talent», de «meilleurs gènes» et de «santé» ont des significations fixes et ne sont clairement pas problématiques » (33). Choisir la vie qu’on veut mener, c’est en même temps et par conséquent l’encadrer dans des limites. Lorsque celles-ci sont dépassées, on éprouve un sentiment de gêne, de malaise, voire de répulsion ; pensons encore aux grossesses de femmes ménopausées, aux mèresporteuses, ou même aux Bébés Nobel. Pour quelqu’un qui se limiterait au respect des droits de la personne et de sa dignité simplement humaine, il faudrait sans doute dire que ces sentiments sont pour une grande part dépourvus de signification morale, qu’il faudrait plutôt s’en libérer, car ils sont irrationnels et l’effet d’un conditionnement social -135- arbitraire. Par contre, si nous avons raison, alors notre sentiment de malaise est parfois fondé – il est la réaction appropriée en présence d’un mal – et il est bon de placer des limites adéquates même lorsqu’aucune des préférences manifestées des personnes concernées n’est lésée, car il existe en définitive encore d’autres manières de faire du tort aux personnes, c’est-à-dire à soi-même et aux autres. On répliquera qu’il est facile – bien trop facile – de tenir ce discours lorsqu’on est en bonne santé et pourvu d’enfants épanouis. Certes, encore une fois, il faut reconnaître que ce sont-là des biens dignes d’être poursuivis, et il faut encore concéder que la notion d’acceptation de soi et de son sort a une latitude qui varie fortement selon les lieux, les époques et les personnes – c’est-à-dire suivant les conceptions de la vie bonne – ; mais il reste qu’elle est une vertu et qu’un individu sensible se doit de la cultiver, où qu’il en place les bornes, ainsi que le souligne Hans Jonas : « Déterminer des limites est naturellement immensément difficile car toute avancée en médecine représente un nouveau pas dans l’espoir pour un groupe particulier de patients souffrants. Ce serait cruel de dire que nous devrions arrêter d’aller dans une certaine direction parce que c’est trop dangereux. Bien sûr, le danger réside dans l’abus » (34) et l’abus, c’est en définitive la démesure. Cela justifie que nos émotions résistent au flot d’arguments que l’on entend en faveur de l’usage tout azimuth des biotechnologies, et ce d’une manière qui n’a rien d’irrationnel. En définitive, les biotechnologies nous renvoient à notre attitude face à cette limite naturelle et objective qu’est la finitude et à ces maux que sont la maladie, la mort et la stérilité, pour lesquels il n’y a évidemment pas toujours de remède. Toutefois, si en convenir justifie une inquiétude morale, cela n’autorise pas forcément un ban juridico-politique sur les biotechnologies dont nous avons parlé, dans la mesure où, en régime libéral, -136- c’est le principe du tort qui doit rester la pierre de touche du permis et de l’interdit dans le domaine public, principe entendu dans le sens suivant : pour subir un tort, il faut être une personne, et une personne non consentante, contrainte donc. -137- NOTES – CHAPITRE 5 (1). Cité in J. Glover, What Sort of People Should There Be?, Londres, Penguin, 1984, p. 32. (2). Cité in Kahn & Papillon, Copies conformes: le clonage en question, Paris, Nil Edition, 1998, p. 212. L’article est du 27 février 1997. (3). W. Eskridge & E. Stein, «Queer Clones», in M. Nussbaum & C. Sunstein, dir., Clones and Clones, New York, Norton & Co., 1999, p. 97. (4). Nuffield Council on Bioethics, Animal-to-Human Transplants. The ethics of xenotransplantation, Londres, mars 1996, p. 105. (5). La recherche sur les cellules souches embryonnaires, Berne, juin 2002, p. 143-144. (6). L’existentialisme est un humanisme, Paris, Folio-Gallimard, 1996, p. 103. Sartre raporte ici les paroles de Pierre Naville. (7). Doctrine de la vertu, Paris, Vrin, 1985, p. 103. (8). Art. «Respect», in M. Canto-Sperber, dir., Dictionnaire de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 1302b. (9). A. Goetschel, «L’animal, ni chose ni sujet de droit», in D. Müller & H. Poltier, dir., La dignité de l’animal, Genève, Labor & Fides, 2000, p. 115. (10). Liv. 3, d. 35, q. 1, a. 4, q. 1, c. (11). Somme théologique, Ia, q. 42, a. 4, ad. 2. (12). Op. cit., Ia, q. 79, a. 3, ad 2. (13). «Moralité de l’insémination artificielle», in P. Verspieren, dir., Biologie, médecine et éthique, Paris, Le Centurion, 1987, p. 15. (14). «Contre Eutychès et Nestorius», in Traités théologiques, Paris, GF-Flammarion, 2000, p. 74-75. -138- (15). Somme théologique, Ia, q. 29, a. 1. (16). De Potentia, q. 9, a. 3, in Quæstiones disputatæ, Paris, Lethielleux, 1925, p. 305b. (17).Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 1984, p. 17. (18). Locke est passé par là ; cf. Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, XXVII, § 9, éd. Coste, Paris, Vrin, 1972, p. 264, cité infra, p. 145. (19). Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1980, p. 120. (20). Op. cit., p. 113. (21). «Justice, Fair Procedures, and the Goals of Medecine», Hastings Center Report, 1996/6, p. 10a. (22). The Perfect Baby, New York, Rowman & Littlefield, 2000, p. 58. (23). La politique, Paris, Vrin, 1970, p. 25. (24). «Cloning Human Beings: an Assessment of the Ethical Issues Pro and Con», in Nussbaum & Sunstein, Clones and Clones, p. 145. (25). De la liberté, Paris, Folio-Gallimard, 1990, p. 146. (26). «A Rush to Caution: Cloning Human Beings», in Nussbaum & Sunstein, Clones and Clones, p. 265. (27). Autonomy and Trust in Bioethics, Cambridge, CUP, 2002, p. 67. (28). «On Cloning Human Beings», Bioethics, 2002/3, p. 252. (29). Sur la question du statut de l’embryon, voir notre ouvrage La valeur de la vie humaine et l’intégrité de la personne, ch. 5, Paris, PUF, 1995. (30). Pour l’approche par le biais de la notion de vie digne et de vie indigne, cf. Raffaele Rodogno, «De la dignité aux droits fondamentaux en passant par le bonheur», Studia philosophica, 2004. (31). Doctrine de la vertu, p. 101. (32). Cf. L’Œuf transparent, Paris, Flammarion, 1986, p. 211. -139- (33). «On Cloning Human Beings», p. 260 (34). «Not Compassion Alone», Hastings Center Report, 1995/7, p. 45a. -140- Chapitre 6 ____________________________________________________ ▀ L’identité de l’être humain et la « métaphysique génomique » 1. Introduction : la nature du problème Un jour, Dieu décida de fabriquer une petite pilule rouge qui avait la propriété d’améliorer significativement les capacités de celui qui l’avalerait. Pourquoi cette décision ? Peu importe, car on sait au moins depuis Calvin que c’est « témérité […] d’enquérir des causes de la volonté de Dieu ; vu qu’icelle est (et à bon droit doit être) la cause de toutes les choses qui se font » (1). Ce qui compte, ce ne sont pas les causes de la volonté divine – il n’y en a pas – mais ses effets, qu’on va voir. Dans un bourg vivait un médiocre cordonnier qui produisait de médiocres souliers et qui, en conséquence, ne pouvait exiger qu’un modeste salaire. Lors d’une promenade, il trouva par hasard la pilule et, croyant à une baie, l’avala. Les effets ne se firent pas attendre : le lendemain à son travail, les clous qu’il plantait ne se tordaient plus comme il avait été de règle, il coupait et taillait le cuir avec dextérité et les souliers qu’il fabriquait ne lui attiraient plus que des éloges. Son salaire se modifia bien sûr en conséquence, si bien qu’il put rapidement ouvrir sa propre échoppe dans laquelle il prospéra (2). Cette fable pose la question de l’identité personnelle : le cordonnier d’après est-il la même personne que le cordonnier d’avant ? Sans doute, si on vous le demandait tout de go, auriez-vous quelque peine à y répondre. Et peut-être renverriez-vous sa question au questionneur en disant : mais la même personne, de quel point de vue ? C’est effectivement la bonne question à poser, car deux objets peuvent -141- être identiques ou non, selon le point de vue d’où on les considère. Dans À la recherche du temps perdu, Proust observe que, lorsque nous pensons au temps futur où notre amour pour certaines personnes qui nous sont chères actuellement pourrait avoir cessé : « La crainte d’un avenir où nous seront enlevés la vue et l’entretien de ceux que nous aimons et d’où nous tirons aujourd’hui notre plus chère joie, cette crainte, loin de se dissiper, s’accroît, si à la douleur d’une telle privation nous pensons que s’ajoutera ce qui pour nous semble actuellement plus cruel encore : ne pas la ressentir comme une douleur, y rester indifférent ; car alors notre moi serait changé […] Ce serait donc une vraie mort de nous-mêmes, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi différent » (3). Lorsque nos sentiments profonds changent, notre moi devient autre, il n’est plus identique au moi qui éprouvait les sentiments d’alors ; pourtant en un autre sens, c’est bien le même individu qui le constate et donc son moi, s’il est changé, est aussi resté le même. C’est qu’il y a, sous notre identité psychologique, une identité plus profonde. Laquelle ? Il n’est pas facile de le dire clairement ; ce qui n’empêche pas nombre de nos contemporains de craindre que cette identité profonde soit mise en danger par les biotechnologies, ainsi qu’on l’a vu dans le chapitre précédent : souvenons-nous de l’Anglais qui craignait de devenir « en partie porcin, en partie humain » et de l’écologiste qui pensait que toucher aux gènes, c’est toucher à l’âme, c’est-à-dire au cœur de l’identité d’un être (4). Dans ces deux cas, il s’agit de notre identité en tant que liée à l’espèce : si je reçois un cœur de cochon, serai-je encore un être humain ? Si on touche à mon génome, qu’on détruise un gène ou qu’on le remplace par un gène non humain, serai-je encore un être humain ? Mais ici, la crainte porte aussi sur l’identité individuelle : suis-je encore -142- moi, si on me change un gène ? Le souci pour cette identité individuelle se manifeste d’ailleurs déjà dans les allotransplantations, comme en témoigne la gêne que nombre de personnes éprouvent à la lecture de cette nouvelle : « Fin août 1994, la presse divulgue qu’un patient de la cinquantaine en attente de greffon cardiaque reçoit, dans un contexte d’urgence mais en connaissance de cause, le cœur de sa fille mortellement accidentée » (5). Pensons encore au clonage reproductif : une couverture du magazine Time montrait une série de brebis identiques accompagnée de la question : « Y aura-t-il une fois un autre vous ? » (6). Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Ces antiques questions reviennent actuellement de manière insistante, comme si nos nouveaux pouvoirs bio(techno)-logiques étendaient leur juridiction bien au-delà des molécules, des cellules et des organes, peut-être jusque dans ce que Maître Eckhart appelait il y a fort longtemps « le réduit secret de l’âme » où jusqu’ici « se glissait Dieu seul » (7). Ce réduit, là où nous résidons nous-même en tant qu’individu et être humain, et que les biotechnologies pourraient mettre en danger, il va falloir nous demander en quoi il consiste. Mais déjà, ce que nous avons dit nous permet de faire une remarque importante. Lorsqu’on parle de biotechnologies et plus particulièrement de génie génétique, les interlocuteurs croient assez spontanément que les enjeux non scientifiques du problème sont exclusivement de nature éthique ; or c’est une erreur. Certes, cette pratique pose des questions morales, et ceux qui craignent que les manipulations génétiques, comme ils disent, mettent en danger l’identité de l’homme éprouvent cette émotion sur la base d’un jugement proprement moral, qu’il serait mal que notre identité se trouve changée – et effectivement, on pourrait se demander : en quoi ne serait-ce pas un bien de devenir autres que nous sommes ? Mais de tels jugements ne peuvent prendre véritable- -143- ment sens que si l’on sait déjà en quoi consiste cette identité. Ici comme ailleurs, les questions éthiques ne prennent sens qu’à partir d’un horizon métaphysique. Dès lors, avant de pouvoir demander s’il est bon ou même obligatoire que nous préservions notre identité, il faut savoir 1° quelle est cette identité qu’il s’agit de préserver et 2° si les biotechnologies et surtout celle qui creuse le plus profond dans ce que nous sommes, le génie génétique, sont susceptibles de la mettre en péril, au sens moralement neutre de la changer. C’est à ces deux questions préalables métaphysiques et donc non éthiques qu’est dévolue cette étude, tout comme, lorsqu’il s’agit de clonage reproductif, avant de pouvoir dire s’il est un crime contre l’espèce humaine comme le veut le droit français, il est nécessaire de savoir s’il fait quelque chose à la spécificité humaine et quoi. Autrement dit : nous ne nous demanderons pas ici s’il y a un danger moral avec le génie génétique et les autres biotechnologies – nous l’avons d’ailleurs déjà partiellement fait dans le chapitre précédent, quoique sur la base de la considération de la dignité et non sur celle de l’identité –, mais s’il existe un danger ontologique (qui, bien sûr, pourrait avoir un impact sur la morale). Revenons à cet effet à la fable du cordonnier et, pour l’adapter plus précisément à notre sujet, posons que cette pilule est un amalgame d’une multitude de rétrovirus porteurs de gènes améliorés, capables d’atteindre leur cible dans le corps de celui qui l’ingurgite. Le cordonnier d’après est-il le même individu que le cordonnier d’avant ? Manifestement, il a acquis de nouveaux talents ; mais cela, acquérir de nouveaux talents, c’est ce que toute formation vise, et donc c’est ce qui nous est arrivé à tous plusieurs fois depuis notre naissance. Or nous sommes toujours les mêmes individus. Tout changement de capacité n’atteint donc pas notre identité. Quel changement, quelle nouvelle propriété serait-elle alors capable de le faire ? La réflexion philo- -144- sophique explicitement consacrée à cette question remonte à John Locke, au XVIIème siècle. Voici ce qu’on lit sous sa plume : « Pour trouver en quoi consiste l’identité personnelle, il faut voir ce qu’emporte le mot de personne. C’est, à ce que je crois, un Être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut consulter soimême comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu’il fait uniquement par le sentiment qu’il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque Être que ce soit d’apercevoir sans apercevoir qu’il aperçoit » (8). Avant même d’examiner le fond de sa réponse, on relève qu’il articule notre question sur deux plans (9) : 1/ Ce qui fait mon identité, c’est d’abord que je suis une personne, c’est-à-dire un individu doué de raison, au contraire des animaux. C’est pour cette identité-là que craignait notre Anglais par rapport aux xénotransplantations. Comme il s’agit d’une identité commune à tous les êtres humains – ou plus précisément à tous les êtres doués de raison – nous l’appellerons identité personnelle générique. 2/ Ce qui fait mon identité, c’est ensuite que je dure dans le temps et que je sais que c’est toujours moi qui dure. Cette identité est propre à tout individu, c’est pourquoi nous l’appellerons identité personnelle individuelle ou, pour suivre la tradition, identité numérique. Bref, il y a deux types d’identité : IPG. L’identité personnelle générique : A et B sont identiques s’ils possèdent certaines propriétés génériques en commun. IPI. L’identité personnelle individuelle : A et B sont identiques s’ils possèdent certaines propriétés particulières en commun. Dès lors notre problème se scinde en deux, chacun pouvant avoir une signification et une portée bien différentes : le père qui a reçu -145- le cœur de sa fille aura un problème d’identité personnelle individuelle, s’il en a un, mais non générique, contrairement à notre Anglais. Cela signifie-t-il qu’il va recevoir deux réponses différentes ? Oui et non. Oui, puisque ce qui fait que je suis le même individu numériquement n’est manifestement pas ce qui fait que je ne suis pas un animal, mais non en ce qu’il doit manifestement y avoir un lien entre les deux propriétés responsables de ces deux faces de mon identité. Du moins est-ce ce que Locke pensait puisque, on le voit, il allègue dans les deux cas des propriétés de nature psychologique ou mentale : la raison pour l’identité générique, la mémoire pour l’identité numérique. En cela, il s’inscrit dans une vénérable tradition et paraît en outre satisfaire à notre expérience ; en effet le crédit que nous accordons aux neurosciences, des situations comme l’état végétatif persistant ainsi que les réflexions depuis l’Antiquité sur la spécificité de l’humain paraissent bien montrer que les capacités mentales sont pertinentes pour notre identité. Elles sont d’ailleurs incorporées dans la notion même de personne, comme on l’a vu (10). Ainsi, A et B sont génériquement la même personne s’ils ont la capacité de penser et sont doués de conscience, ils sont la même personne individuelle s’ils ont la même continuité de conscience et de pensée, c’est-à-dire, en deux mots, les mêmes souvenirs. Mais n’allons pas trop vite et reprenons notre problème de plus près en nous demandant quels effets les biotechnologies sont susceptibles d’avoir sur ces deux niveaux de notre identité. Nous commencerons par l’identité numérique. -146- 2. L’identité personnelle individuelle Le critère psychologique Deux personnes sont le même individu si elles ont les mêmes souvenirs, dit Locke. Mais comment faut-il l’entendre : tous les souvenirs, quelques souvenirs ou un seul ? Pour notre philosophe, c’est la dernière possibilité qui est la bonne, en conséquence de quoi il affirme : « Aussi loin que cette conscience peut s’étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s’étend l’identité de cette personne » (11). Il y a toutefois un problème avec cette manière de voir : A et B ont un souvenir en commun ; B et C ont un autre souvenir en commun, que A n’a pas. Il s’ensuit que A ≡ B, que B ≡ C, mais que A ¬≡ C. Autrement dit, la relation que Locke a mise en évidence n’est pas l’identité, contrairement à ce qu’il pensait, puisque l’identité est transitive. Il y a plusieurs manières d’y remédier. L’une consiste à lui adjoindre la transitivité. C’est ce que fait Derek Parfit, qui propose : « A et B sont la même personne si elles sont psychologiquement continues » (12). Cette relation de continuité se distingue toutefois de celle d’identité en ce qu’elle n’est pas forcément biunivoque, car elle peut avoir la forme d’une arborescence, impliquant la fission d’une personne. Mais lorsqu’elle est biunivoque, alors elle exprime ce que nous entendons par identité personnelle – c’est pourquoi Parfit ajoute : « et qu’il n’existe pas de troisième personne qui soit contemporaine avec l’une des deux et continue psychologiquement avec l’autre ». Une autre solution est de proposer un fondement à la mémoire. Ainsi, avoir les mêmes souvenirs sera sans doute un critère d’identification, mais non un critère d’identité ; pour ce dernier, étant donné les intermittences de la conscience, il faut trouver quelque chose de plus ferme, par exemple une substance mentale, l’âme. C’était déjà la solution de Thomas d’Aquin, à laquelle Locke s’opposait implicite- -147- ment lorsqu’il disait : « On ne considère pas dans ce cas si le même Soi est continué dans la même substance, ou dans diverses substances » (13), car le philosophe anglais s’en tient fermement au critère de la conscience, conçue comme une propriété dispositionnelle. Parfit contraste ainsi ces deux conceptions : « J’ai distingué deux conceptions concernant la nature de la personne. Du point de vue de la conception non réductionniste, une personne est une entité existant séparément, distincte de son cerveau et de son corps, ainsi que de ses expériences. Dans la version la plus connue de cette doctrine, une personne est un Ego cartésien. Du point de vue de la conception réductionniste que je défends, la personne existe, et elle est distincte de son cerveau et de son corps, ainsi que de ses expériences. Mais la personne n’est pas une entité existant séparément. L’existence continuée d’une personne consiste seulement dans l’existence de son esprit et de son corps, ainsi que dans la conscience de ses pensées, l’accomplissement de ses actions et l’occurrence de nombreux autres événements physiques et mentaux. Puisque ces deux conceptions sont en désaccord à propos de la nature des personnes, elles sont aussi en désaccord à propos de l’identité de la personne dans le temps » (14). Parfit paraît ici mêler des considérations physiques à son critère psychologique, qu’il nous faut actuellement laisser de côté. Pour notre propos, ce qui compte, c’est que les propriétés mentales jouent un rôle déterminant dans la reconnaissance ou même dans la constitution de l’identité personnelle individuelle. De cela, les deux conceptions examinées tombent d’accord. Quid du génie génétique et des (xéno)transplantations ? On voit immédiatement qu’ils ne sauraient, par principe, menacer notre identité numérique : la pilule rouge et les rétrovirus qu’elle contient en abondance améliorent les capacités du cordonnier, mais ce ne sont pas celles qui comptent pour son identité. Il n’y a là aucune rupture de la continuité de la conscience et de la mémoire, pas plus que dans un -148- processus d’apprentissage ou la prise de Prozac. Ainsi, la façon dont on acquiert une capacité a peut-être une pertinence quant à notre mérite, mais non en ce qui concerne notre identité. Bref, même si le cordonnier dit à sa femme : « Je ne suis plus la même personne », elle pensera sans doute, en replaçant dans sa bibliothèque l’Essai philosophique sur l’entendement humain dont elle vient d’achever la lecture du livre 2, chapitre 27, que son mari n’est sans doute plus le même cordonnier, mais qu’il est resté la même personne, Dieu merci. En généralisant et en précisant tout à la fois, on dira que la thérapie génique, qu’elle soit somatique ou germinale, ne saurait par principe affecter notre identité personnelle. Il en va encore de même si on améliore les capacités d’un individu par ce moyen. Néanmoins, il n’est pas impossible que l’identité d’un individu soit tout de même atteinte : dans la mesure où il existe des relations causales efficientes entre notre génome et nos états mentaux – ce que seuls les partisans du parallélisme psychophysique comme Malebranche ou Leibniz nient absolument –, alors notre identité n’est pas à l’abri. Pour que ce soit le cas, il faudrait toutefois que, après avoir avalé la pilule rouge, le cordonnier ne puisse même plus dire « Je ne suis plus la même personne », que le « Je » qu’il emploie pour se désigner ne se réfère plus à la même entité, et qu’il parle du cordonnier du passé comme de quelqu’un qui n’est pas lui, à l’instar des autres cordonniers qu’il rencontre çà et là, lors des congrès de la chaussure. Un changement fondamental de caractère pourrait en être le signe, car on sait depuis Leibniz que les « facultés nues » n’existent pas, et donc qu’une personne ne saurait en être une sans avoir quelque propriété mentale de base, quelque « dénomination intrinsèque » qui l’individualise (15) ; c’est au moins à ce niveau de profondeur que le changement devrait avoir lieu pour que notre identité numérique soit réellement changée, que ce soit un mal ou un bien d’ailleurs. -149- Le critère physiologique La conception lockienne de l’identité personnelle, sous sa forme originelle ou modifiée à la Parfit, est devenue classique ; elle signifie que la continuité corporelle n’est pas un élément fondamental de notre continuité individuelle : le critère de l’identité est psychologique – qu’il soit réduit à la mémoire ou s’étende au caractère de base, voire à une substance spirituelle. On pourrait toutefois objecter que cette conception, si elle est devenue classique, c’est surtout dans le monde des philosophes et non dans celui des « laïcs » où, remarque Richard Swinburne, « la théorie la plus naturelle de l’identité personnelle à laquelle on pense volontiers, est qu’elle est constituée par l’identité corporelle. B est la même personne que A si le corps de B est le même que le corps de A » (16). Ainsi, quand la police identifie un coupable, elle ne le fait pas en sondant les souvenirs du suspect, mais en relevant ses empreintes digitales ou, depuis peu, son empreinte génétique. Toutefois, identifier un coupable et régler une question d’identité ontologique ne demandent pas nécessairement les mêmes critères : si, par exemple, on disait à un transplanté qu’il ne doit souffrir d’aucun problème d’identité, parce que ses empreintes digitales n’ont pas changé, il pourrait à bon droit s’étonner de notre raisonnement ! Si l’on veut se référer à un critère corporel de l’identité, il faut donc préciser et, assez spontanément, on désigne soit le cerveau ou l’une de ses parties, soit le génome. Le passage d’un critère d’identité psychologique à un critère physiologique paraît d’abord changer bien des choses : si nous sommes notre génome, alors toute modification qu’il subit est susceptible de mettre notre identité en péril. Mais un peu de réflexion montre que ce n’est pas le cas. « L’homme a une âme, les animaux ont une âme, on ne doit pas toucher à leur génome », disait notre écologiste, mais il se -150- trompe : l’âme, en tant que symbole de notre identité – interprétons ainsi cette expression – n’est pas dans notre génome, y toucher ne touche donc pas en principe notre identité. Pour le montrer, occuponsnous d’abord du cerveau. Pourquoi privilégier cet organe ? Parce que, bien sûr, il est le siège de la pensée, donc de la personne. Encore une fois, pensons aux cas des états végétatifs persistants ou au critère de la mort cérébrale. Certes, inclure un organe dans le concept d’identité personnelle n’est pas sans effet au plan théorique de la définition de la personne ; cela permet encore de résoudre une difficulté de la théorie lockienne, liée au fait que notre mémoire n’est pas toujours fidèle et fait que nous nous souvenons de choses dont nous – au sens immédiat où nous disons « nous » – ne sommes pas l’auteur, qui ne sont par conséquent pas parties de notre personne. On dira alors, avec Swinburne, que « la continuité du même cerveau est une condition physique nécessaire de l’identité personnelle et donc que les souvenirs apparents sont erronés quand ils sont à propos d’actes d’une personne qui n’a pas le cerveau en question ». Mais cela concédé, il n’y a là rien qui change la conclusion à laquelle nous sommes arrivés en ce qui concerne notre problème : que la relation causale qui relie notre cerveau à notre pensée soit constitutive ou accidentelle revient au même, puisque c’est seulement à cause de sa capacité à être le support du mental que le cérébral a été introduit. C’est pourquoi une lésion cérébrale ne compte pour notre identité que dans la mesure où elle affecte notre continuité psychologique. Bref, ce qui compte, ce n’est pas l’organe en tant que tel, mais sa fonction, et c’est seulement quand cette dernière est altérée – ce qu’on remarque par ses effets psychologiques – que la lésion organique devient préoccupante pour notre intégrité psychologique et, par elle, pour notre identité numérique. On le voit bien encore si l’on prend en -151- compte ce qui se passe dans les démences séniles sévères : c’est le cerveau qui est atteint mais, ce qui compte, c’est l’effet de l’atteinte : ces individus, comme le dit Dan Brock, « ont été coupés de leur continuité psychologique consciente, de leur passé et de leur futur, ce qui est la base du sens de l’identité personnelle à travers le temps » (17). A et B sont la même personne s’ils possèdent les mêmes fonctions ou plutôt le même groupe de fonctions, mentales. On dira exactement la même chose du génome : ce ne sont pas les molécules d’ADN en elles-mêmes qui comptent, mais ce qu’elles sont capables d’induire. La chorée de Huntington est gravissime non parce qu’un gène du chromosome 4 est défectueux, mais parce que, dès l’âge de 40 ans environ, le patient voit sa vie physique et surtout mentale se détériorer irrémédiablement jusqu’à une perte totale d’autonomie et à la démence. Le jour où il sera possible de pallier la défectuosité du gène, par exemple par xénotransplantation de cellules animales génétiquement modifiées encapsulées, l’anomalie génomique ne sera plus une menace pour l’identité du patient, car la fonction défectueuse aura été rétablie. Bref, le génome n’est pas le porteur de l’identité de la personne – l’existence des jumeaux monozygotes l’atteste encore : on ne peut conclure de l’identité génétique de l’embryon et des enfants qu’il deviendra à l’identité numérique des deux êtres –, ce qui a cette conséquence déjà mentionnée pour une autre biotechnologie, le clonage reproductif, que deux clones ne peuvent pas être plus identiques que des vrais jumeaux ne le sont, et qu’on doit donc rejeter comme non pertinents tous les arguments qui allèguent l’unicité et l’identité des êtres humains pour s’opposer au clonage (18). Cela n’a tout simplement, rien à voir même si c’est très présent dans les médias. Le problème pourrait toutefois rebondir si l’on adoptait un critère moins abstrait d’identité numérique : non pas la simple conti- -152- nuité de la mémoire ou d’états mentaux génériques, mais la continuité de propriétés psychologiques plus substantielles, comme les traits de caractère ; bref, si au lieu de réclamer seulement la continuité psychologique d’un X, on exigeait que le X ait un contenu épais. Tout changement significatif de caractère pourrait alors compter comme altération de l’identité de la personne, de même que certains changements physiques à haute valeur symbolique. Quand Glover note que lorsque quelqu’un est sévèrement défiguré, « c’est en partie un handicap, parce que nous pensons à nous-mêmes en termes de notre visage ; ainsi, un visage défiguré endommage notre sens de nous-mêmes » (19), il veut souligner que conserver le même visage est un élément important de notre identité. Il y a là un problème bien connu de la médecine de transplantation, et donc on peut être sûr qu’on le rencontrera aussi avec les xénotransplantations. Toutefois, il faut bien distinguer ici ce qui est de l’ordre de l’impact psychologique et ce qui est de l’ordre de l’impact ontologique. Or en diminuant le niveau d’abstraction comme nous venons de le faire, nous avons justement changé d’ordre. On conclura que passer d’un critère mental à un critère physiologique ne change rien sur le plan de l’identité numérique de l’individu par rapport au génie génétique et aux xénotransplantations, si ce n’est qu’on prend alors clairement conscience que nos organes importent non en tant qu’ils sont des parties matérielles de nousmêmes, mais en tant qu’ils ont une fonction. On en saisit particulièrement l’importance dans le cas des xénotransplantations. Les fonctions et les parties « Il serait dégradant de devenir un être en partie porcin, en partie humain », disait cet Anglais sondé sur les xénotransplantations. Si ce qui compte ce sont les fonctions et non les organes, alors il a tout simplement tort : avec un cœur de cochon, il ne serait pas une chimère, -153- mais un humain fonctionnel, le même qu’il était il y a plusieurs années, lorsque son cœur humain fonctionnait à satisfaction. Bref, que le cœur qui bat dans sa poitrine soit celui avec lequel il est né ou un autre, peu importe à son identité numérique : sa vie consciente n’en est pas modifiée, si ce n’est qu’il a dans ses souvenirs celui d’avoir été transplanté. Or il s’agit là d’une expérience parmi bien d’autres qui, selon la personne qu’il est, peut avoir plus ou moins d’importance, mais qui en tout cas n’est pas susceptible de faire de lui une autre personne, sinon moralement, comme on le dit d’expériences qui affectent profondément et peuvent parfois modifier le caractère de façon significative – c’est-à-dire encore une fois l’identité psychologique –, comme l’a été l’illumination de St Paul sur le chemin de Damas. Mais après sa chute, l’apôtre disait toujours « je » et, par cette expression, il se référait encore à cette époque où il se nommait Saül. Certes, il en irait sans doute différemment si l’organe greffé était un cerveau…, ce qui, dans une certaine mesure, n’est plus tout à fait chimérique, comme le relève Anne Fagot-Largeault, lorsqu’elle mentionne que des cellules nerveuses prélevées sur des fœtus sont implantées dans le cerveau de vieillards atteints de la maladie de Parkinson ; d’où sa question : « Pour le sujet receveur, cette greffe est-elle aussi instrumentale qu’une prothèse de hanche, ou atteint-elle son identité personnelle, et qu’est-ce que l’identité personnelle d’un être qui est une chimère biologique jusque dans son système nerveux central ? » (20). La primauté de la fonction devrait cependant nous rassurer quelque peu, du moins pour l’instant ; et ainsi en ira-t-il généralement si une partie de l’ADN est modifiée – surtout s’il s’agit de thérapie génique –, quelle que soit l’origine des molécules transitant par les rétrovirus, humaines ou animales. Pourtant, bien des personnes n’en conviennent pas. Elles se trompent, certes, mais pourquoi ? À notre sens, leur erreur s’explique -154- par leur allégeance à une métaphysique des parties, alors que c’est une métaphysique des fonctions qui est la conception correcte. Sinon, notre identité serait mise en danger chaque fois que nous nous faisons arracher une dent ! Le fait qu’elle soit erronée n’empêche toutefois pas qu’une telle métaphysique soit très répandue, du moins sous des formes modérées (les dentistes n’ont rien à craindre de ce côté !). Il reste cependant que la partie est souvent le support (partiel) de la fonction et donc que, symboliquement, elle représente la fonction. Cela est très important dans la question du don d’organes entre êtres humains. Comme le relève Jean-Marie Thévoz : « Le don d’organes c’est la possibilité (imaginée) d’un morcellement du corps, d’un arrachement ou d’une perte d’une partie de soi, la violation de son intégrité, c’est-à-dire de son caractère entier, unique, indivisible » (21). Et c’est justement à cause de ce rôle symbolique des parties que nous ne considérons pas nos organes comme des choses et que nous nous refusons généralement à en faire commerce. Il y a donc, si l’on veut, un grain de vérité dans la métaphysique des parties, mais ce n’est que dans la mesure où elle est ordonnée et subordonnée à une métaphysique des fonctions. Cela est bel et bon ; toutefois, il faut se rappeler qu’on n’a pas vraiment répondu à l’inquiétude de notre Anglais, qui craignait non pas tant de ne plus être lui-même comme individu, mais de perdre son identité d’homme ou de personne. Certes, s’il la perd, il ne sera plus lui-même en tant qu’individu, mais la réciproque n’est pas vraie. Il nous faut donc examiner cet autre aspect de la question qui, on le verra est en fait lui aussi double : il concerne d’une part l’identité de la personne (être et rester génériquement une personne et ne pas devenir un animal ou une chose) et l’identité de l’homme (être et rester spécifiquement un être humain et ne pas devenir un porc). -155- 3. L’identité personnelle générique Changer l’homme Une personne est un être doué de raison et de conscience de soi, cela par opposition aux êtres qui en sont dépourvus comme les animaux – du moins la plupart d’entre eux – et les végétaux. Or, notre identité générique de personne peut, elle aussi, être mise en péril : ce n’est pas par hasard qu’on parle d’état végétatif chronique. Bien des questions que nous avons examinées concernant l’identité personnelle numérique sont pertinentes ici aussi : craindre de devenir un individu à moitié humain et à moitié porcin, c’est aussi craindre de perdre son humanité, au sens de son caractère de personne, on l’a dit. C’est pourquoi ce qu’on a vu des fonctions s’applique aussi ici et devrait faire disparaître toute crainte quant à notre identité générique, du moins en ce qui concerne les xénotransplantations, car pour le génie génétique, c’est un peu plus compliqué. Relevons tout de même que si beaucoup craignent une modification de notre identité, d’autres l’attendent avec espoir : le maïs transgénique, les souris transgéniques sont déjà entrés dans notre vie – certes, avec plus ou moins de bonheur –, mais l’homme pourrait aussi bénéficier de ces techniques. C’est du moins ce qu’espère un auteur comme Jonathan Glover, considérant que le génie génétique pourrait nous aider à vaincre nos capacités limitées pour la sympathie et pour l’altruisme, car actuellement et malheureusement : « Nous avons une psychologie tribale bien adaptée pour survivre à l’Âge de la pierre. Nous désirons nous identifier à un groupe, nous avons tendance à la haine des autres groupes, à l’obéissance, à la conformité et à l’agression – nous réagissons comme membres d’une foule, à la musique émotionnelle, aux uniformes, drapeaux et autres symboles –, à l’amour de -156- l’aventure et au risque ; nous avons besoin d’un cadre conceptuel simple pour comprendre le monde et désirons croire plutôt que douter » (22). Comme le dit Proust, bien que dans un langage en partie désuet : « L’hérédité, les croisements ont donné une force insurmontable à de mauvaises habitudes, à des réflexes vicieux » (23). Si nous nous modifions sur tous ces points, deviendrons-nous une nouvelle espèce ? Glover ne le dit pas, mais Tristram Engelhardt, quoique dans un autre registre, n’hésite pas à le prophétiser, lorsqu’il affirme : « Dans le futur, notre capacité à manipuler la nature humaine afin qu’elle se conforme aux buts choisis par les personnes va augmenter. Au fur et à mesure que nous développerons nos capacités dans le génie génétique, non seulement au niveau des cellules somatiques, mais aussi à celui des cellules germinales, nous deviendrons capables de former et de façonner notre nature humaine à l’image et à la ressemblance des buts choisis par les personnes. À la fin, cela peut signifier un changement si radical que nos descendants pourraient être considérés par les taxonomistes du futur comme les membres d’une nouvelle espèce. S’il n’y a rien de sacré concernant la nature humaine, il n’y a pas de raison, si on fait suffisamment attention, en vertu de laquelle elle ne pourrait pas être changée radicalement […] Ce sont les personnes qui sont la mesure de toutes choses, car il n’y a que les personnes qui peuvent mesurer » (24). La question éthique de savoir si cela est désirable ou non ne nous intéresse pas ici, nous l’avons dit, même si on voit déjà que parler de crime contre l’espèce humaine ne va pas de soi (25). Ce qui importe pour nous, c’est d’examiner si, en nous modifiant ainsi, nous changerons notre nature de personne ou non. À cela, la réponse est claire : il s’agit d’améliorer notre nature de personne et non de la détruire ; devenir des êtres plus moraux, modifier à cet effet notre nature biologique, c’est chaque fois tenter de devenir des personnes meilleures. Tout au plus modifiera-t-on l’identité morale ou de caractère des personnes concernées, comme d’ailleurs on essaie de le faire, de manière bien -157- plus classique et bien plus ancienne – et sans doute bien plus efficace – , par l’éducation des enfants. A fortiori notre identité ontologique n’a rien à craindre si l’on se garde de tels projets amélioratifs et qu’on se borne à tenter l’éradication de certaines maladies génétiques en agissant sur la lignée germinale, comme le recommande l’Église catholique – Jean-Paul II est très explicite sur ce point : « On peut également penser que, grâce au transfert des gènes, certaines maladies spécifiques pourront être traitées, comme l’anémie falciforme qui, dans de nombreux cas, frappe des individus d’une même origine ethnique » (26) – : il s’agit simplement de restaurer les capacités des personnes, non de créer des êtres ontologiquement différents. Certes, or il se pourrait que l’on rate la cible et que, jouant aux apprentis-sorciers, on finisse par ravaler l’homme – du moins les sujets de l’expérimentation – à un niveau infra-personnel. Mais il n’y a rien d’inévitable à cela : le génie génétique ne saurait, par principe, mettre en danger notre identité personnelle générique. La métaphysique génomique Pourtant ici aussi, les craintes sont nombreuses. Est-ce encore le fruit d’une erreur ? Oui, et elle est toujours de nature métaphysique. Elle consiste à croire que ce qui fait notre humanité en tant que personne est identique au génome humain, ou du moins complètement dépendant de ce dernier : « L’homme a une âme, les animaux ont une âme, on ne doit pas toucher à leur génome ». Cette erreur, qu’on baptisera « métaphysique génomique » à la suite d’Alexandre Mauron, et qui implique chez ceux qui la commettent la croyance au déterminisme génétique, est d’autant plus tentante qu’elle est la généralisation d’une vérité triviale : VT. Certains traits caractéristiques de la personne sont déterminés par certains gènes. -158- C’est, par exemple, ce que présupposent les positions de Glover et d’Engelhardt ; mais même si on trouve qu’ils affirment trop – notamment parce qu’ils paraissent comprendre « déterminés » au sens de la causalité individuelle et non pas statistique –, cette vérité subsiste au moins en un sens conditionnel négatif : si certains gènes sont endommagés ou absents, alors un trait de la personne sera endommagé ou absent. Voici maintenant l’erreur : E. Chaque trait caractéristique de la personne est dans une relation biunivoque avec un gène (un gène, une fonction et une fonction, un gène). Cette erreur se creuse encore chez certains, qui ajoutent à E : E+. À tout gène correspond un trait caractéristique de la personnalité. Il s’ensuit que tout changement génétique, toute substitution d’un gène à un autre met en péril l’intégrité et donc l’identité génériques. À une telle conception, il est facile de faire quatre objections : 1/ La détermination génétique est indirecte, puisqu’elle s’effectue par la production de protéines. Or, une protéine peut venir de plusieurs gènes, comme un seul gène peut coder pour plusieurs protéines (c’est l’épissage). 2/ La plupart des gènes n’ont rien à voir avec les propriétés essentielles qui constituent la personnalité (contre E+). 3/ Concevoir ainsi le rôle des gènes est simpliste, parce qu’ils sousdéterminent le comportement et la psychologie, tant individuels que génériques, des personnes. Il s’agit là d’un lieu commun, mais il faut souligner que l’environnement naturel et social jouent un rôle décisif dans ce que nous sommes, jusque dans l’activation de certains gènes « dormants ». Richard Dawkins dit joliment : « Il n’y a pas plus de correspondance biunivoque entre les morceaux du génome et les morceaux du phénotype, qu’il n’y en a entre les miettes d’un cake et -159- les mots de la recette » (27) . On doit même dire qu’il n’existe pas de bonne raison d’affirmer que les gènes restent la source ultime qui contrôle ce que nous sommes – ici, on saisit l’importance décisive de la biologie moderne pour placer des garde-fous métaphysiques. 4/ L’identité personnelle générique ne doit pas être confondue avec l’identité spécifique biologique, car il n’y a pas de coïncidence entre le personnel et l’humain – les Néanderthaliens étaient des personnes, ils n’étaient pas des homo sapiens sapiens. Ce n’est donc pas l’intégrité du génome humain qu’il faut préserver, mais celle de la personne et cela ne revient pas du tout au même. Cela dit, même si l’on substituait l’expression « être humain » à « personne » dans l’énoncé de la thèse de la métaphysique génomique, son caractère erroné subsisterait. C’est là la question de l’identité spécifique dont nous devons dire quelques mots si nous voulons ne rien laisser d’important de côté. 4. L’identité spécifique On aura d’ailleurs peut-être été surpris par l’argumentation développée jusqu’ici. En effet, il semble que si le génie génétique, ou même les xénotransplantations, ont un impact sur notre identité, c’est d’abord sur notre identité spécifique biologique – notre identité en tant qu’êtres humains – et non sur notre identité de personne, ou du moins seulement indirectement sur elle. Le passage d’Engelhardt que nous avons cité le montre bien : le génie génétique est susceptible de modifier les catégories des taxonomistes, non celles des métaphysiciens. Et ce à bon droit : croire que ce qui vaut pour notre nature biologique vaut de la même manière pour notre nature ontologique, c’est justement se méprendre sur la nature des questions métaphysiques. Répétons-le, la nature de la personne n’est pas la nature de l’être humain ; même les -160- néo-scolastiques, qu’on accuse souvent d’épouser des thèses naturalistes – au sens du paralogisme – le soulignent, tel le R.P. Norman Ford disant qu’il faut soigneusement distinguer la nature biologique de l’homme de sa nature ontologique, c’est-à-dire ce qu’il est en tant que vivant et ce qu’il est en tant que personne (28). Ne pas faire cette distinction mène aisément à la métaphysique génomique, dont nous avons montré le caractère métaphysiquement erroné. Mais anthropologiquement, cette conception ne vaut pas mieux, car l’anthropologie génomique, identifiant l’espèce humaine à son patrimoine génétique, commet une double erreur qui la prive de tout caractère scientifique. La notion d’espèce 1/ Utiliser un critère génomique d’appartenance à l’espèce repose sur une méconnaissance de ce qu’est une espèce, tellement que même la modification de la lignée germinale n’implique pas la mise en péril de l’identité spécifique. En effet, comme le relève Alexandre Mauron à propos de la souris, mais on peut transposer cela tel quel à l’homme : « Une souris transgénique peut avoir, dans sa lignée germinale, de nombreux gènes étrangers à l’espèce souris, tout en restant une vraie souris, au même titre que son congénère à l’état sauvage. Sa “muritude” n’en est pas entamée » (29). Seul un essentialiste taxonomiste intransigeant, pour reprendre encore une expression de cet auteur, pourrait le nier et sentir le besoin de créer, à l’intention de cette souris et ses descendants, une nouvelle espèce ; il est pourtant facile de montrer qu’il a tort. En effet, le partisan de cette position affirme soit que tous les gènes sont essentiels, constitutifs de l’espèce, soit qu’il y a des gènes essentiels et d’autres gènes non essentiels. Mais cette façon de voir -161- n’est conciliable ni avec la pratique médicale ni avec les théories actuelles de la biologie. a) En ce qui concerne la médecine, certains vaccins utilisés, par exemple contre la poliomyélite ou la fièvre jaune, sont vivants. Par leur action, ils causent des modifications dans le programme génétique de certaines cellules. Or ces vaccinations sont pratiquées depuis 40 ans sans la moindre incidence sur l’identité spécifique de ceux qui en ont bénéficié. Tout virus, d’ailleurs, a le même effet. Certes, il ne s’agit ici que d’action sur les cellules somatiques – bien que l’action des virus n’y soit pas limitée –, mais les arguments biologiques vont bloquer la conséquence dans le cas des cellules germinales. b) La biologie nous apprend au moins deux choses sur cette question. D’abord, tous les gènes sont de même nature : il n’y a rien d’essentiel ou d’inessentiel à leur niveau, puisqu’ils sont tous le fruit du hasard des hybridations et des mutations, ce qui signifie aussi qu’ils changent sans cesse. Ensuite, et c’est le plus important, le critère d’appartenance à l’espèce n’est pas la possession d’un même patrimoine génétique, mais l’interfécondité : deux individus font partie de la même espèce si et seulement si leur union peut produire une progéniture féconde. C’est pourquoi la souris transgénique est encore une souris. On pourra alors certes dire que les gènes à préserver sont ceux qui sont responsables de cette capacité, mais c’est seulement parce que cette capacité aura déjà été choisie ; autrement dit, ici encore ce n’est pas le gène qui compte, mais la fonction. Par ailleurs, il faut reconnaître que la fonction qui a été choisie par les biologistes n’a pas d’impact métaphysique et qu’elle recèle une bonne part d’arbitraire – elle est d’ailleurs contestée, d’autres critères étant aussi avancés, comme la monophylie, c’est-àdire l’ascendance commune. Plus généralement, l’appartenance à l’espèce n’a pas d’impact moral direct, car si l’espèce humaine venait à -162- se scinder en deux espèces différentes – « cela pourrait arriver à cause de mutations qui feraient qu’un groupe d’hommes acquerrait un chromosome de plus » (30) –, on pourrait difficilement en tirer la conclusion que nos devoirs moraux ne s’étendent qu’à l’espèce à laquelle nous appartenons. On pensera alors volontiers, passant de l’homme à la personne, que les gènes à préserver sont ceux qui sont responsables du fonctionnement proprement humain de notre cerveau ; sans doute, mais pour l’instant notre ignorance est totale sur ce sujet, ce que souligne Changeux : « Nous ne savons pas quelles sont les familles de gènes qui ont rendu humain notre cerveau au cours de l’évolution des espèces » (31). c) Comme le souligne Patrick Stocco : « Le transfert horizontal de gènes entre différentes espèces non apparentées est un processus naturel qui constitue même l’un des moteurs de l’évolution biologique » (32). L’essentialiste devrait alors sans doute se proposer pour programme d’arrêter l’évolution, du moins en ce qui concerne celle de l’homme, ce qui est peut-être ce à quoi quelqu’un s’inspirant de la philosophie d’Hans Jonas devrait s’attacher. L’atomisme et le holisme 2/ Un gène ne fonctionne humainement que s’il est intégré à un génome humain fonctionnel, et ainsi pour les gènes de souris ou d’autres animaux ; leur origine n’a donc aucune importance. À nouveau, c’est la fonction qui compte. Comme le dit le Nuffield Council : « Considéré isolément, un gène obtenu à partir d’une source humaine n’a rien de spécifiquement humain. De la même manière, des gènes obtenus à partir d’une espèce animale ne doivent pas être vus comme représentant un élément particulier de cet animal […] C’est seulement en combinaison avec tous les autres gènes qu’un gène particulier contribue à la spécification des aspects caractéristiques de l’espèce » (33). -163- Autrement dit, les êtres ne sont ni individuellement ni spécifiquement des collections de parties ou de propriétés, mais des touts intégrants, dont les parties et les fonctions ne peuvent se comprendre que par rapport au tout. La métaphysique génomique est donc l’un des nombreux avatars de l’atomisme et elle souffre des mêmes défauts ; par opposition, holisme et fonctionnalisme se complètent. C’est d’ailleurs pourquoi on doit dire des organes en voie de transplantation comme on a dit des gènes, ce que François Mosimann, chirurgien des greffes, exprime ainsi : « Le fait que le cœur, les poumons, le foie, les reins, le pancréas, l’intestin, la cornée, l’os ou la peau puissent, moyennant un support médical, rester viables quelques heures ou même davantage [n’est qu’] un détail biologique, car ces organes ont perdu leur finalité qui est la vie ou la survie de la personne humaine. À ce stade, ils sont bel et bien viables, plutôt que vivants. Seule une transplantation dans un corps doté des compétences intellectuelles et spirituelles […] leur redonnera véritablement vie » (34). 5. Conclusion Il existe de bonnes et de mauvaises raisons d’être circonspect face aux biotechnologies, voire peut-être même de craindre certaines d’entre elles. Parmi ces raisons, certaines sont d’ordre métaphysique et portent sur les différents aspects de notre identité. Or, comme nous avons tenté de le montrer, elles sont toutes mauvaises, même s’il n’est pas exclu que, par nos soins, notre identité, sinon dans ses fondements ontologiques, du moins dans certaines de ses facettes éthico-psychosociales, soit un jour modifiée. Certains d’ailleurs, on l’a vu, ne s’en plaindraient pas. Ces raisons sont mauvaises donc, mais elles sont d’autant plus efficaces qu’elles passent rarement le seuil de la conscience de ceux qui les adoptent. Nous en voyons une preuve dans le -164- fait que les sondages montrent que, en Europe et contrairement à la règle, plus les personnes sont informées sur le génie génétique et les xénotransplantations, plus elles ont de réticences par rapport à ces pratiques. Certains y liront le signe de la capacité des personnes de saisir la malice intrinsèque de ces pratiques ; nous y lisons au contraire le symptôme de la présence de croyances erronées latentes. On pourrait à juste titre en dire ce que Kierkegaard disait du désespoir inconscient : « Un signe horrible de plus pour moi de cette maladie […], c’est son secret […], qu’elle puisse si bien se dissimuler dans l’homme qu’il n’en sache même rien » (35). Or, une bonne éthique ne saurait s’appuyer sur une mauvaise métaphysique, pas plus d’ailleurs que sur une mauvaise anthropologie, sinon par accident. Bref, l’identité personnelle de la personne humaine n’a pas grand chose à redouter des biotechnologies, et s’il faut craindre de se laisser manipuler psychologiquement, le siècle qui vient de s’achever nous a appris que dans ce domaine, les idéologies – pour ne rien dire de l’éducation – sont bien plus efficaces que les biotechnologies. -165- NOTES – CHAPITRE 6 (1). Institution de la religion chrétienne, 5 vol., Paris, Vrin, 1957-1963, livre III, ch. XXIII, p. 435. (2). D’après M. Michael, « Retributive Taxation, Self-Ownership and the Fruit of Labour », Journal of Applied Philosophy, 1997/2, p. 138139. (3). À la recherche du temps perdu, Paris, Quarto-Gallimard, 1999, p. 533. (4). Cf. supra, p. 118 et 120. (5). J. Vaysse, « Destins des organes, de l’éthique à l’imaginaire », Journal international de bioéthique, 1995/2, p. 109 b. (6). Hastings Center Report, 1998/2, p. 7a. (7). « IXe sermon latin », in F. Brunner, Eckhart, Paris, Seghers, 1969, p. 160. (8). Essai philosophique concernant l’entendement humain, éd. Coste, Paris, Vrin, 1972, p. 264. (9). C’est ce qui est exprimé par le principe de dépendance sortale ; cf. S. Ferret, L’identité, Paris, GF-Flammarion, 1998, p. 13. (10). Cf. supra, pp. 126-127. (11). Op. cit., p. 265. (12). « Personal Identity », in J. Glover, The Philosophy of Mind, Oxford, OUP, 1976, p. 150. (13). Op. cit., p. 265. (14). Reasons and Persons, Oxford, OUP, 1984, p. 275. (15). Nouveaux essais sur l’entendement humain, éd. Gerhardt, t. V, Berlin, Reprint Olms, 1978., p. 100. -166- (16). « Personal Identity: the Dualist Theory », in R. Swinburne & S. Shoemaker, Personal Identity, Oxford, Blackwell, 1984, p. 59. (17). Life and Death, Cambridge, CUP, 1993, p. 373. (18). cf. supra, pp. 129-129. (19). I: the Philosophy and Psychology of Personal Identity, Londres, Penguin books, 1988, p. 72. (20). « La réflexion philosophique en bioéthique », in M.-H. Parizeau, Les fondements de la bioéthique, Bruxelles, De Boeck, 1992, p. 21. (21). Le consentement au prélèvement d’organes, ms., 1997, p. 11. (22). What Sort of People Should There Be ?, Londres, Penguin books, 1984, p. 183-184. (23). À la recherche du temps perdu, p. 1720. e (24). The Foundations of Bioethics, Oxford, OUP, 1 éd., 1986, p. 377. (25). Nous examinons la question éthique du méliorisme dans notre ouvrage : Enquête sur la dignitée, Genève, Labor et Fides, 2005, ch. 6. Cette conférence et de la précédente s’inspirent de ce que nous y avons écrit. (26). « Recherche biologique, génie génétique et respect de l’homme », in P. Verspieren, dir., Biologie, médecine et éthique, Paris, Le Centurion, 1987, p. 300. (27). «Universal Darwinism», in D. Hull, & M. Ruse, The Philosophy of Biology, Oxford, OUP, 1998, p. 22-23. (28). Cf. When Did I Begin ?, Cambridge, CUP, 1988, p. xvi. (29). « La génétique humaine et le souci des générations futures », Folia bioethica, SSEB-SGEB, Genève, 1993, p. 12. (30). D. Graft, «Against Strong Speciesism», Journal of Applied Philosophy, 1997/2, p. 111. (31). L’Homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 270. (32). Génie génétique et environnement, Genève, Georg, 1994, p. 93. -167- (33). Animal-to-Human Transplants. The ethics of xenotransplantation, Londres, mars 1996, p. 53. (34). « Transplantation d’organes et christianisme », in R. Malacrida & al., Donazioni e trapianti d’organo. Visioni filosofiche, etiche e religiose, Comano, Alice, 1997, p. 103. (35). Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949, p. 80. -168- Postface _____________________________________________________ ▀ Maurice COLOMB Coordinateur du Groupe de Réflexion en Éthique de la Recherche Le Groupe de Réflexion en Éthique de la Recherche, dans sa deuxième année d’existence interuniversitaire à Grenoble, a reçu l’agréable mission d’accueillir Bernard Baertschi sur une Chaire Municipale d’éthique. La sève philosophique Lémanique est ainsi venue nourrir la réflexion du Groupe, animer l’interactivité et l’interdisciplinarité d’une formation doctorale en éthique de la recherche, enfin irradier les divers sites universitaires, tout au long de six conférences largement ouvertes. Ce printemps 2004 a vu se manifester le monde de la recherche, sous des dehors parfois gauches mais sympathiques de naïveté. À côté de revendications bien fondées, que l’expression collective a cimentées autour d’arguments financiers, politiques… (pour une perception sociale moderne ), il eût été probablement intéressant de proposer une perception éthique des métiers modernes de la recherche. En paraphrasant Bernard Baertschi, le chercheur doit se réaliser en tant que personne, comme tout être humain. Les aides ne manquent pas, tels les garde-fous juridiques, les codes ou autres chartes professionnelles, que la créativité scientifique prend de vitesse inexorablement. Il reste ainsi que le chercheur doit se forger une solide morale, quitte à prolonger cet investissement dans le cadre de collégialité qui caractérise la plupart des recherches scientifiques modernes. -169- La liberté, condition essentielle pour la construction de soi, est ainsi et aussi, un éther essentiel de la recherche. Le « désir de liberté », prôné par Axel Khan, doit être la flamme du chercheur, pour la plus claire expression de ses responsabilités. L’interdisciplinarité, à l’image du multiculturalisme devrait être, au delà des exigences techniques de choix des disciplines engagées, mis à profit positivement avec, selon Paul Ricoeur dans un article récent du Monde, « Cultures, du deuil à la traduction »*, une nécessité de transduction des divers apports disciplinaires et de deuil d’éléments personnels. Ces quelques notions, glanées au fil des propos de Bernard Baertschi, donnent une faible idée de la richesse que ce Collègue nous a apportée et que notre Groupe devra développer au bénéfice d’une pratique éthique de la recherche. Juin 2004 Maurice Colomb * Le Monde du 25 05 04 -170-