UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE V Laboratoire de recherche concepts et langages THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Philosophie/Esthétique Présentée et soutenue par : Gilda BOUCHAT Lausanne, le 8 mars 2011 Métaphysique de l’Art et esthétiques du goût Une relecture dialogique d’Alexander Gottlieb Baumgarten Sous la direction de : Mme Jacqueline Lichtenstein M. Raphaël Célis Professeur, Paris 4 – Sorbonne Professeur, UNIL, Suisse JURY : Mme Danielle Lories Mme Carole Talon-Hugon M. Daniel Dumouchel M. Christian Michel Professeur à l’Institut supérieur de philosophie, Collège Mercier, Belgique Professeur au département de philosophie et Directrice du Centre de recherches d’histoire des idées (C.R.H.I.), Université de Nice-Sophia Antipolis, France Professeur titulaire et Directeur du département de philosophie, Université de Montréal, Canada Professeur, UNIL, Suisse 2 Si on pouvait le dire avec des mots, il n’y aurait aucune raison de le peindre. EDWARD HOPPER 3 4 REMERCIEMENTS J’adresse à Adriana, Flora, Cléa et Théo Bouchat mes tendres remerciements pour m’avoir si souvent encouragée et soutenue durant mes années de recherche. Pour avoir suivi l’écriture de ce manuscrit, l’avoir patiemment corrigé mais aussi enrichi par sa sensibilité artistique et ses compétences inestimables dans les langues anciennes et modernes, puisse Yvan Bubloz recevoir l’expression de ma gratitude émue. Je remercie très affectueusement mon amie d’enfance, l’historienne de l’art Caroline Recher, de sa présence lumineuse et fidèle ainsi que de son précieux travail de relecture. J’adresse mes vifs remerciements à une autre amie d’enfance, Lise Ingman, pour toutes les expériences « esthétiques » partagées avec enthousiasme et légèreté. Je rends hommage au philosophe Frédéric Nicod qui m’a accompagnée durant mes années de formation et n’a jamais manqué de me rappeler à quel point la vie de l’esprit est une source inépuisable de joie. Je remercie énormément mon ami Olivier Crouillebois, photographe et historien, pour sa générosité et son humour inégalable. Sans lui, mes séjours de recherche à Paris auraient été beaucoup moins féconds. Je remercie vivement mon amie Mojca Cajnko pour la translittération des termes grecs. À l’égard de l’historienne de l’art Véronique Mauron, je reconnais une dette particulière, celle d’avoir jadis écouté avec bienveillance ma toute première conférence et de m’avoir livré ses conseils experts pour mieux la communiquer. Ma gratitude s’adresse également à l’anthropologue Philippe Gilbert qui a eu la gentillesse de prendre part à la relecture finale du manuscrit. J’exprime à l’historienne de l’art Noémie Etienne ainsi qu’au compositeur et musicien Denis Schuler mes remerciements admiratifs pour leur énergie créatrice et fédératrice. Grâce à leur travail et à celui de l’artiste Donatella Bernardi (festival Eternal Tour), la philosophie s’est déterritorialisée et a retrouvé un nouvel élan. 5 6 Je remercie le théologien Virgile Rochat d’avoir pris le temps de relire mon introduction et de m’avoir indiqué des références essentielles pour la développer. Je salue Jean Lechim et Carole Revelly, mes maîtres de yoga et de méditation, qui ont largement contribué à rendre physiquement moins éprouvante la rédaction de cette thèse et qui m’ont permis de comprendre de façon non théorique les impasses de l’opposition entre corps et esprit. Enfin, last but not least, je remercie ma directrice de recherche à Paris, Jacqueline Lichtenstein, qui a favorisé l’ouverture de mon horizon à la fois géographique et philosophique en m’accueillant dans son école doctorale et qui m’a fait bénéficier de ses vastes compétences. Un cours mémorable de l’année académique 2000-2001, dispensé à l’Université de Lausanne et intitulé Le destin de l’art et la crise de l’humanité européenne, est à l’origine de cette recherche. Je remercie Raphaël Célis de m’avoir transmis, par cet enseignement, le goût pour les questions esthétiques. Je lui dois également la chance d’avoir pu œuvrer dans la plus grande liberté grâce à la confiance indéfectible qu’il n’a eu de cesse de me témoigner. J’exprime ma reconnaissance à Madame la Doyenne de la Faculté des Lettres, Anne Bielman, à la Conférence des Recteurs des Universités suisses (CRUS) ainsi qu’au Bureau de l’égalité des chances de l’Unil pour avoir contribué à faciliter mes recherches à Paris. Enfin, qu’il me soit encore permis de formuler ici un sentiment de gratitude à l’égard des professeurs et membres du jury qui m’ont fait l’immense honneur de s’intéresser à mon travail : Danielle Lories, Carole Talon-Hugon, Daniel Dumouchel et Christian Michel. Gilda Bouchat janvier 2011 7 8 TABLE DES MATIÈRES PROLOGUE p. 15 - 20 INTRODUCTION § 1.1 Le soubassement théologique de l’Art p. 21 - 28 § 1.2 L’esthétique entre création et réception p. 28 - 32 § 1.3 Création et rationalité p. 32 - 40 § 1.4 Parole, image, incarnation et création p. 40 - 51 § 1.5 Idole, icône, création ex nihilo p. 52 - 56 PREMIÈRE PARTIE LA MÉTAPHYSIQUE DE L’ART D’ALEXANDER GOTTLIEB BAUMGARTEN § 1.1 État de la question et situation éditoriale p. 59 - 72 § 1.2 Préhistoire de l’esthétique entre rhétorique et poétique p. 72 - 74 § 1.3 Esthétique, éthique, poïétique p. 74 - 77 § 1.4 Plan et enjeux de la dissertation de 1735 p. 77 - 80 § 1.5 Les différents types de représentations p. 80 - 86 § 1.6 Mondes poétiques, théologie rationnelle et questions de méthode p. 86 - 90 § 1.7 Image, monade et spéculation p. 90 - 105 § 1.8 Première occurrence du terme et transition entre les deux ouvrages p. 105 - 111 9 § 2. Les différents aspects de l’ « Æsthetica » p. 111 - 113 § 2.1 Une théorie des arts libéraux ou des belles-sciences p. 113 - 116 § 2.2 La gnoséologie inférieure et l’art de penser avec beauté p. 116 - 119 § 2.3 Un art de l’analogon rationis p. 120 - 127 § 2.4 Apories et possibilités ménagées par l’Æsthetica p. 127 - 131 § 2.5 Felix Æstheticus, schöner Geist p. 133 - 144 § 2.6 La portée gnosique du goût dans la perception du beau p. 144 - 148 DEUXIÈME PARTIE GOÛT, SUBJECTIVITÉ, NORMES PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE § 1.1 Ambiguïtés du terme p. 151 - 153 § 1.2 Le goût : ce grand oublié de la métaphysique p. 153 - 157 § 1.3 Goût culinaire et jugement esthétique p. 157 - 162 § 1.4 Enjeux de la question p. 162 - 165 § 1.5 Jugement de valeur et « goût des autres » : la dialectique entre « bon » et « mauvais » goût p. 166 - 168 § 1.6 Mutations historiques p. 168 - 171 PRÉSENTATION DE QUELQUES THÉORIES DU GOÛT AU 18E SIÈCLE § 2.1 Introduction p. 173 - 175 § 2.2 Francis Hutcheson : le sixième sens p. 176 - 186 § 2.3 David Hume : la question de la norme p. 186 - 197 10 § 2.4 Alexander Gerard : une doxographie de cette notion p. 197 - 211 § 2.5 L’article « goût » de l’Encyclopédie p. 211 - 212 § 2.5.1. Le goût en son acception physiologique : Louis de Jaucourt p. 212 - 216 § 2.5.2 Montesquieu : un essai posthume p. 216 - 220 § 2.5.3 Voltaire : le complet relativisme p. 220 - 222 § 2.5.4 Conclusion de l’article par D’Alembert et Diderot p. 222 - 225 § 2.6 Denis Diderot : plaisir, goût, beau p. 225 - 236 § 2.7 Edmund Burke : un ajout de 1759 p. 236 - 242 TROISIÈME PARTIE MÉTAPHYSIQUE DE L’ART ET VÉRITÉ DU GOÛT : ANTHONY EARL OF SHAFTESBURY § 1.1 Note méthodologique p. 245 - 250 § 1.2 Brève note éditoriale p. 251 § 1.3 Shaftesbury et Baumgarten : une réforme esthétique de la philosophie p. 252 - 255 § 1.4 Wit, humour, spéculation et humeur mélancolique p. 255 - 267 § 1.5 Le soubassement éthico-théologique de l’Art p. 267 - 283 § 1.6 Formes créatrices et disparition de l’auteur p. 283 - 296 § 1.7 Vérité du goût, société et cosmopolitisme p. 296 - 302 NOTE CONCLUSIVE p. 305 - 313 BIBLIOGRAPHIE p. 315 - 330 11 12 Kunst ist für mich keine ästhetische Angelegenheit. Georg Grosz 13 14 PROLOGUE La question qui a motivé implicitement la rédaction de la présente recherche s’est formulée initialement en ces termes : « Dans quelle mesure la philosophie énonce-t-elle quelque chose d’important au sujet des beaux-arts ? » Tout au long de mes études, j’ai éprouvé en quelque sorte existentiellement — s’il est permis d’ouvrir une thèse académique avec une note personnelle — le conflit en même temps que l’exigence constitutive auxquels est confrontée toute pensée de l’art qui ne se départit pas d’un rapport réflexif à son objet. Cette exigence conflictuelle peut s’exprimer ainsi : comment rester fidèle à l’irréductible singularité d’une œuvre sans renoncer pour autant à déployer une interprétation qui l’excède sans la transcender, c’est-à-dire en définitive sans la sacrifier sur l’autel des abstractions philosophiques ? Plus concrètement, j’ai longtemps hésité entre l’histoire, et plus particulièrement l’histoire de l’art, et la philosophie. Aussi, choisir la voie de l’esthétique m’a semblé, au moment où j’ignorais pratiquement tout de cette discipline, constituer une alternative séduisante qui m’évitait de faire un choix. Pour « penser l’art » il fallait donc « faire de l’esthétique ». Force est de constater qu’en ces matières il n’est point de demi-mesure possible et que l’absence de choix explicite est encore une manière de choisir. Dès lors, répondre à ce que je considérais comme une série de questions propédeutiques — « que signifie le terme “esthétique” ? », « d’où provient-il ? » et « à quelle nécessité philosophique son invention répond-elle ? » — a fini par occuper l’essentiel de mon travail et à me retenir, pour quelques années du moins, au 18e siècle, m’éloignant ainsi provisoirement de mon projet initial qui consistait à désobstruer un certain nombre de catégories esthétiques de leur métaphysique implicite pour mieux déployer, en un second temps, une réflexion à partir d’œuvres d’art plus contemporaines. La thèse majeure que je souhaite défendre ici se présente sous la forme d’un paradoxe qui consiste à dire que, d’une part, le sens originel d’« esthétique » a été perdu de vue et que, d’autre part, malgré cet oubli, quiconque s’interroge philosophiquement sur les arts au sens large du terme reçoit, nolens volens, Baumgarten en héritage. Avec l’Æsthetica, ouvrage largement inachevé et hautement problématique, nous pourrions dire, en 15 hommage à René Char, qu’il s’agit-là d’un « héritage précédé d’aucun testament ». En d’autres termes, ce qui nous échoit nous occupe, voire nous préoccupe, sans que nous ayons reçu les outils explicatifs pour nous y rapporter librement. Soyons clairs, je ne soutiens pas que l’esthétique philosophique, telle qu’elle s’énonce à ses débuts, soit un passage obligé pour penser l’art, et ce d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un passage mais proprement d’une impasse. Ce que je veux dire, c’est que Kant répond à Baumgarten, et que Hegel répond à Kant et ainsi de suite. Il n’y a pas de tabula rasa dans l’histoire de la pensée, et l’oubli de l’historicité d’une pensée est le meilleur moyen de la neutraliser en simple supplément culturel. Dès lors, la question « dans quelle mesure la philosophie énonce-t-elle quelque chose d’important au sujet des beaux-arts ? » s’est inversée pour devenir : « qu’est-ce que les écrits sur les beaux-arts, tels qu’ils foisonnent au 18e siècle, nous enseignent à propos de la philosophie et des limites inhérentes à sa manière de questionner ? » Et gardons-nous de penser qu’une telle inversion cantonne la question de l’esthétique, au sens très large du terme, à n’être qu’une critique immanente à l’histoire de la philosophie. Si la philosophie était une « discipline » parmi d’autres, un « objet » d’étude possible dans la liste des matières universitaires à choix, elle ne vaudrait pas, à mon sens, une heure de peine. Mais c’est bien parce que la philosophie continue à orienter la manière dont nous nous rapportons au « réel », au « monde » ou à l’« art » — je place les termes entre guillemets pour indiquer qu’il s’agit à la fois de termes usuels et de concepts philosophiques — que les enjeux de la question de l’esthétique, qui est aussi et avant tout la question du sentir, excèdent l’histoire de la philosophie. À propos de cette histoire de la philosophie, il me faut encore préciser un point important. La temporalité du questionnement philosophique n’est pas linéaire, les révolutions qui s’opèrent sont souvent souterraines, inapparentes, silencieuses. Il conviendrait plutôt de parler d’une « histoire des questions » ou d’un catalogue raisonné des réponses apportées historiquement à des problèmes qui ne peuvent, par définition, jamais trouver de résolution définitive puisqu’ils sont consubstantiels de la métaphysique elle-même. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de regarder en arrière pour mieux habiter notre présent. Il ne s’agit pas de soutenir que « tout était mieux avant » mais de comprendre en quoi ce qui nous précède, parfois, nous devance. Un auteur du passé peut s’avérer être beaucoup plus contemporain de notre siècle que n’importe quel 16 autre auteur né à la même époque que nous. C’est pour cette raison que mon étude s’achève avec un philosophe qui aurait dû, selon une histoire linéaire des concepts, se trouver au début. Pour bien saisir les enjeux de l’esthétique philosophique — et avec eux les problèmes qu’elle nous lègue voire qu’elle nous délègue —, il s’est avéré nécessaire de relire Baumgarten en l’imaginant dialoguer avec Shaftesbury et avec bien d’autres théoriciens du goût qui l’ont souvent précédé d’un point de vue strictement chronologique. La question de savoir si l’esthétique a encore quelque chose à nous apprendre sur l’art — si tant est qu’il s’agisse bien d’« apprendre » quoi que ce soit de l’art ! — est à peu près aussi ancienne que l’invention de l’esthétique ellemême. Globalement, depuis Lessing et Kant, les philosophes n’ont eu de cesse d’accabler de reproches la « nouvelle science » que Baumgarten avait appelée de ses vœux. Les reproches sont à la fois variables quant à leur intensité et variés quant à leur contenu, allant de l’objection modérée à la condamnation pure et simple de l’entreprise visant à assurer l’« art » en tant qu’« objet » — à la fois objet de science et instrument de connaissance. Tout à peu près a été formulé sur l’esthétique, qui, de nos jours, relève, et dans les meilleur des cas, de l’histoire « antiquaire »,1 mais le plus souvent se présente comme une espèce de terme « fourre-tout », bien commode pour désigner, généralement, des discours un peu vagues, « abstraits » dirait Kierkegaard, sur les beaux-arts. En 1878, Eugène Véron publie un ouvrage dont le titre reprend en français celui choisi par Baumgarten en latin en 1750 : L’Esthétique. La fortune critique de cet ouvrage, après un succès immédiat retentissant, fut à peu près aussi pauvre que celle de son homologue l’Æsthetica. L’Esthétique de Véron s’ouvre sur une note polémique ne manquant point d’acuité : « Il n’y a pas de science qui ait été plus que l’esthétique philosophique livrée aux rêveries des métaphysiciens. Depuis Platon jusqu’aux doctrines officielles de nos jours, on a fait de l’art je ne sais quel amalgame de fantaisies quintessenciées et de mystères transcendantaux qui trouvent leur expression suprême dans la conception absolue du beau idéal, prototype immuable et divin des choses Friedrich NIETZSCHE, Considérations inactuelles, 2e partie, « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie », Œuvres 1, éd. publiée sous la dir. de Marc de Launay, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000. 1 17 réelles. »2 Or ce sont précisément ces postulats métaphysiques que la présente recherche entend expliciter. Je n’entends pas évaluer les mérites et les déboires d’une discipline quasiment spectrale, tant il est clair que sa disparition — annoncée au moins autant de fois que celle de son objet — va de pair avec sa redécouverte périodique. Je soutiens, en revanche, la nécessité d’une relecture critique des concepts fondamentaux de l’esthétique. La nécessité d’une telle entreprise est justifiée par le fait que notre époque se caractérise notamment par une production massive d’images — qui engendre paradoxalement leur disparition — ainsi que par la multiplication d’objets divers, usinés en série à un rythme parfaitement inédit dans l’histoire de l’humanité. Les images « disparaissent », au sens où leur multiplication les rend indifférentes, invisibles, privées de ce qui, jusqu’alors, leur donnait un sens. Je n’assume pas une posture nostalgique d’un temps irrémédiablement perdu, pas plus que je ne déplore la perte « auratique » de l’œuvre dans une perspective plus ou moins messianique.3 Il ne s’agit pas non plus d’élaborer une axiologie de l’image en vue d’opérer un retour à l’icône — seule « Véronique » — se tenant au milieu des assauts répétés des eidola, d’autant plus que le voile de Véronique est bien l’une des manifestations de cet « idéal métaphysique d’une image vraie, c’est-à-dire d’une image qui se confond avec son original »,4 qu’il s’agirait aujourd’hui de remettre en question. La présente recherche se propose de regagner, par la généalogie d’un certain nombre de concepts présents chez différents auteurs, le sens d’un domaine communément appelé « esthétique ». Il me semble que ce n’est qu’à la faveur d’une telle entreprise qu’il est possible de revenir à ce que Jean-Luc Godard dit dans son film Vent d’Est (1969) : « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image. » Or l’image, pour être « juste » ce qu’elle est, doit être libérée du « joug » d’un ensemble de déterminations théoriques au sens large, c’est-à-dire philosophiques, théologiques mais aussi poétiques et rhétoriques, qu’il m’appartiendra d’expliciter. Ce qui est valable pour l’image l’est aussi pour le texte. Nul n’est besoin de demander, par exemple, à une œuvre littéraire ou poétique de produire des « images » à la façon d’une œuvre plastique. Eugène VÉRON, L’esthétique, préface de Jacqueline Lichtenstein, Paris, Vrin, 2007, p. 23. Walter BENJAMIN, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » dans Essais 2, Paris, Denoël, 1983, p. 87-126. 4 Jacqueline LICHTENSTEIN, La tache aveugle. Essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne, Paris, Gallimard, p. 90. 2 3 18 En d’autres termes, il s’agit notamment de questionner à nouveaux frais la fameuse opposition attribuée au poète lyrique Simonide de Céos (v. 556 - v. 468 av. J.-C.), le « Voltaire grec »5 : « La peinture est une poésie muette et la poésie est une peinture parlante. »6 Les enjeux de cette vaste question sont suggérés par Pascal Quignard dans un chapitre des Petits Traités qui s’intitule « Des rapports que l’image et le texte n’entretiennent pas », au moyen de la plaisante anecdote que voici : « À l’éditeur (il s’appelait Gervais Charpentier, c’était juin) qui le suppliait de faire de l’un de ses romans une édition illustrée, Gustave Flaubert répondit brusquement : “l’illustration est anti-littéraire. Vous voulez que le premier imbécile venu dessine ce que je me suis tué à ne pas montrer.” »7 Le présent travail s’attache à élucider thématiquement des concepts que nous utilisons « spontanément » lorsque nous tentons d’articuler un discours sur les beaux-arts. Dès lors, il ne s’agit ni d’une « critique » à proprement parler de l’esthétique, ni d’une monographie sur Baumgarten, même si une telle étude serait assurément utile. Mon propos entend plutôt souligner une façon tout à fait singulière et résolument moderne d’interroger ce qui est produit par la main et l’esprit humains. Paradoxalement, les conséquences ultimes des thèses métaphysiques impliquées dans cette nouvelle branche de la philosophie débouchent sur une entente quasiment acheiropoïète de l’activité « créatrice », c’est-à-dire d’un faire littéralement « non produit par une main humaine » mais conçu de façon essentiellement spéculative. Que cette production soit envisagée comme un savoir-faire (une tékhnê) ou comme une pure « création », guidée par un véritable enthousiasme, le statut de ce qui est produit, c’est-à-dire ce qui le différencie essentiellement des autres objets, varie considérablement. C’est précisément cette ligne de partage proprement philosophique, c’est-à-dire non arbitraire mais guidée au contraire par la définition, l’essence de la chose, que j’entends interroger. Cette ligne de partage reçoit un nom nouveau, une nouvelle dénomination au 18e siècle. Or, nommer une chose, lui attribuer une dénomination, signifie, dans la tradition scolastique dont Alexander Gottlieb Baumgarten est l’héritier, que le nom est la véritable détermination de l’essence Gotthold Ephraïm LESSING, Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie, Paris, Hermann, 1990, p. 42. 6 Cité par Pierre HADOT dans sa « Préface » à Philostrate, La galerie de tableaux, Paris, Les Belles-Lettres, 1991, p. XIV. Son célèbre aphorisme est cité par Plutarque, De gloria Atheniensium, 3 ; 346d. 7 Pascal QUIGNARD, Petits traités, 1, Paris, Gallimard, 1997, p. 131. 5 19 de la chose. Dès lors, et ce pour tout esprit présentant une tournure philosophique, il ne saurait être question d’inventer des néologismes de façon inconséquente. Aussi s’agit-il peut-être moins de l’« invention » d’un « néologisme » que de l’apparition d’un nouveau phénomène — la mutation d’un certain rapport philosophique à l’art et la multiplication des écrits théoriques qui l’accompagne — qui se donne à penser tout en requérant, par là même, une dénomination. En effet, comme l’écrit plaisamment Leonardo Amoroso au sujet des termes « esthétique » et « métaphysique » : « Les mots essentiels ne poussent pas comme des champignons — ou plutôt, ils poussent justement comme des champignons : quand il est temps. »8 Leonardo AMOROSO, « Estetica e metafisica » dans L’estetica comme problema, Pisa, ETS Editrice, 1988, p. 50. « [...] Le parole essenziali non nascono come funghi — oppure, nascono proprio come funghi : quando è tempo. » 8 20 Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion). BAUDELAIRE Mon cœur mis à nu INTRODUCTION § 1.1 LE SOUBASSEMENT THÉOLOGIQUE DE L’ART « Æsthetica », « Esthétique », c’est d’abord et avant tout le nom que porte la réflexion philosophique sur l’Art. Une chose demande à être précisée : j’écrirai dorénavant « Art » avec une majuscule. Cela non en raison d’une déférence incongrue envers ce dont il s’agit, ce qui serait assurément le meilleur moyen de rester parfaitement sourde à la question. L’emploi de la majuscule souligne graphiquement, tout en évitant de pesantes paraphrases, ce qui est proprement digne de question dans l’esthétique philosophique : le statut tout à fait spécifique et inédit de l’Art au 18e siècle. Est formulée en 1750, dans l’ouvrage Æsthetica de Baumgarten, la première saisie philosophique (c’est-à-dire proprement méta-physique) de l’Art, même si la première occurrence du terme « esthétique » apparaît à la fin de sa dissertation inaugurale de 1735 intitulée Meditationes philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus. Le 18e siècle est un moment important puisque la constitution de l’esthétique comme discipline philosophique et celle de l’« Art » comme objet d’étude et vecteur de vérité coïncident. Dans l’histoire de la philosophie, Baumgarten est le premier à subsumer tous les arts sous la catégorie générale du beau. Une telle conception de l’Art s’accompagne de sa « réhabilitation ontologique» : loin d’être un reflet trompeur, l’Art exprime à sa façon un certain type de vérité. Plusieurs décennies avant les théories 21 spéculatives du Romantisme allemand, l’esthétique philosophique inventée par Baumgarten attribue à l’Art des qualités logiques et en fait ainsi l’expression d’une forme de vérité dite sensible. Or que les différents arts, dans leurs multiples manifestations, se voient subsumés sous un concept générique, qu’ils deviennent des « objets » à connaître, voilà qui est propre à susciter un certain nombre d’interrogations. Mon étude devait s’intituler préalablement « Métaphysique de l’œuvre d’art et esthétiques du goût ». J’y ai progressivement renoncé. Force m’a été de constater que l’entreprise esthétique, telle que la conçoit inauguralement Baumgarten, présente un aspect clairement sacrificiel : c’est seulement en renonçant à elle-même que l’ « œuvre d’art » qu’elle soit poème, peinture ou sculpture, peut accéder au rang suprême que lui assigne l’Æsthetica. Je souhaite, de plus, proposer l’hypothèse suivante : la réhabilitation ontologique d’une certaine catégorie d’étants particulièrement malmenés dans l’histoire de la métaphysique s’opère de façon systématique dans l’Æsthetica grâce à un appareil conceptuel hérité pour bonne part de la théologie. Si Alfred Baeumler a raison de dire « que l’on n’a pas encore mesuré toute l’importance historique d’un des penseurs les plus influents de cette époque, A. G. Baumgarten »,9 il me semble difficile de souscrire à l’interprétation qui fait de lui « le premier penseur du particulier».10 En effet, porter au concept les « beauxarts », c’est-à-dire les idéaliser dans la catégorie esthético-théologique de l’Art, donc en dépit de toute leur singulière diversité, n’a pu se faire qu’au prix de retranchements substantiels. Il s’agit d’établir à quel prix des productions qui appartiennent à des registres aussi différents que ceux de la parole et de l’image ont pu, à un moment donné de l’histoire, être rassemblées sous un concept unitaire d’objet. Mais plus encore, comment ce type de production a-t-il pu accéder, grâce (ou à cause) de l’esthétique philosophique, à cette forme de rationalité universelle dont s’occupe la métaphysique, forme qui lui était absolument étrangère jusqu’alors ? Enfin, est-il pertinent de soutenir que l’« Art », à titre d’objet de cette nouvelle métaphysique spéciale nommée « esthétique », présente une structure onto-théo-logique ? Alfred BAEUMLER, Le problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du 18e siècle (1923), traduit de l’allemand par Olivier Cossé, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, p. 21. 10 Ibid., p. 156. 9 22 Cette dernière interrogation offre l’occasion d’exposer les deux raisons qui, selon moi, justifient philosophiquement l’emploi du concept générique d’« Art » avec une majuscule. Tout d’abord, cette majuscule entend marquer visuellement la provenance « théologique » d’un concept majeur de l’esthétique philosophique. Ce terme demande à être précisé afin d’éviter tout malentendu. Pour ce faire, il convient de se référer à une distinction opérée par les auteurs médiévaux et interprétée par Jean-François Courtine — dans son ouvrage consacré à la question du système à partir de Suarez — en termes d’« accord différencié » entre la « théologie » des philosophes et celle des théologiens.11 Cette distinction entre la « théologie » au sens d’Aristote — ce qui deviendra plus tard la théologie « naturelle » — et la théologie comme partie de la doctrina sacra ou scientia Dei se trouve expressément formulée par Thomas d’Aquin. On lit au premier article de la première question de la Somme théologique : « La théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc d’un autre genre que celle qui est encore une partie de la philosophie. »12 La dimension « théologique » à partir de laquelle Baumgarten pose la question de l’esthétique appartient au premier de ces deux ordres. Le terme « esthétique » aujourd’hui renvoie spécifiquement au domaine des arts visuels, en excluant d’autres formes artistiques. Or cela n’a pas toujours été le cas. C’est même plutôt l’inverse qui est vrai : les catégories initiales qui ont servi à penser les arts plastiques ont été celles des arts de la parole. C’est une idée largement reconnue mais qui continue, pour bonne part, à poser problème et à jeter un discrédit sur cette discipline. Mais il y a plus : il se pourrait que cette discipline se soit empêtrée dans des contradictions inextricables pour avoir perdu de vue le fait qu’au moment de sa constitution, la « théologie » se présente encore comme une « instance irrécusable »13 d’évaluation. La question peut se reformuler en ces termes : de quel type de changement le passage de l’« œuvre » humaine, simple « savoir-faire » parmi d’autres, en « Art » est-il l’indice ? Comment cet opus a-t-il pu être comparé à un opus dei en partant du concept « théologique » de création ? Quelle est la pertinence d’une entente de la production « artistique » comme « Art » ? Dans Jean-François COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, 25. 12 Thomas D’AQUIN, Somme théologique, Paris, Éditions du Cerf, 1994, tome 1, question 1, article 1, p. 155. 13 Jean-Luc MARION, La croisée du visible, Paris, La Différence, 1991, p. 8. 11 p. 23 quelle mesure cette entente, conçue de façon systématique dans l’Æsthetica, continue à influencer notre rapport contemporain aux « œuvres » ? Quel est le fondement qui assure à l’Art son statut de « création » ? Autrement dit, quels sont ces « schèmes théologiques » qui « hantent l’analyse de la production humaine » ?14 Il est peu vraisemblable que notre conception de la production, et plus particulièrement de la production dite artistique, en soit sortie « indemne ». Au contraire, les catégories définies au moment de la constitution de l’esthétique philosophique continuent, pour bonne part, à surdéterminer notre manière de nous rapporter aux œuvres. Sinon, comment comprendre cette formidable inflation des prix du « marché de l’art » et une pareille surenchère de « plusvalue » ? Il est difficile de penser cette « valeur ajoutée » de l’image — ou à tout autre objet reconnu comme du « grand Art » — sans un certain arrière-fond « théologique », au sens d’une structure de transcendance qui accorde à l’objet un surplus de valeur. Près de dix siècles avant que l’esthétique ne soit conçue comme une branche à part entière de la philosophie, de violents combats accompagnent la question du statut de l’image et de sa légalité. Si cette question précède largement le développement de la philosophie en terre hellénique, c’est bien après Constantin, au sein de l’empire romain d’Orient, que cette question prend une dimension politique inédite. On sait que le décret iconoclaste de l’empereur byzantin Léon III en 730 a suscité de vives controverses en Syrie où Mansour ibn Sarjoun, plus connu sous le nom de Jean de Damas dit Jean Damascène (676749), répond par une véritable apologétique de l’image. Ce premier théologien de l’image défend l’idée que l’interdit mosaïque se justifie uniquement à un stade encore « infantile » de la religion. Le père de l’Eglise, dans son Discours apologétique contre ceux qui rejettent les images saintes, cite — dans une perspective ouvertement polémique —, un extrait de l’Epître aux Galates : « Ainsi la loi nous servit-elle de pédagogue jusqu’au Christ, pour que nous obtenions de la foi notre justification. Mais la foi venue, nous ne sommes plus sous un pédagogue. »15 La question de savoir s’il est licite ou non de figurer l’invisible transcendance divine ou, en d’autres termes, de représenter l’irreprésentable, trouve sa résolution dans le dogme de l’incarnation du Fils de Jean-Louis CHRÉTIEN, « Du Dieu artiste à l’homme créateur » dans Corps à corps. À l’écoute des œuvres d’art, Paris, Les Editions de Minuit, 1997, p. 107. 15 LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Épître aux Galates », (3, 23), trad. en français sous la dir. de l’École biblique, Paris, Les Editions du Cerf, 1998, p. 1952. 14 24 Dieu, appelé aussi « Fils de l’Homme », dans la perspective d’une possible rédemption de l’humanité légataire du pêché adamique. Selon le théologien, il ne s’agit dès lors plus de figurer l’invisible mais bien celui qui s’est rendu visible. Je cite longuement un extrait de ce texte essentiel pour la genèse de l’esthétique philosophique : Ah ! Sagesse du législateur ! Comment pourra-t-on figurer ce qui est invisible ? Comment pourra-t-on représentable ? Comment quantifiable mesurable ni représenter pourra-t-on ni inscrire déterminé ? ce ce qui qui Comment n’est n’est pas ni pourra-ton fabriquer ce qui est dépourvu de forme ? Comment pourra-t-on colorer ce qui est sans corps ? Comment pourra-t-on tracer les contours de ce qui est sans contours ? Qu’est-ce donc que cela, qui est exprimé d’une façon mystérieuse ? Désormais, c’est évident, tu ne dois pas fabriquer d’image de ce qui est invisible mais lorsque tu verras l’incorporel fait homme à cause de toi, alors tu sculpteras cette forme humaine, lorsque deviendra visible en chair celui qui était invisible, alors tu fabriqueras une image à la ressemblance de celui que tu as vu ; quand tu verras celui qui est incorporel et sans contours, inquantifiable, sans âge, sans mesure et sans grandeur à cause de la supériorité de sa propre nature, lui qui a une forme divine, prendre la forme d’un esclave et soumettre son corps à la quantité, à l’âge et au caractère, alors tu le graveras sur ta planche [pinax N.d.T.] et tu le donneras à contempler parce qu’il a accepté d’être vu.16 Près d’un siècle après le décret de Léon III, l’ancien Synodikon de l’Orthodoxie en 843 manifeste le triomphe temporaire des iconodoules sur les iconoclastes : Oui, les ennemis du Seigneur, ces insolents qui l’outrageaient, qui flétrissaient la sainte adoration que nous lui rendons par les icônes […], le Dieu des merveilles les a fracassés […]. Nous voyons dans cette monnaie du Christ ceux qui ont été rédimés par sa mort et qui ont cru Jean DAMASCÈNE, Discours apologétique contre ceux qui rejettent les images saintes, traduit du grec par Anne Lises Darras-Worm, coll. « les Pères de la foi », Chez Migne, 1994. Cité par Jean-François GROULIER, « Théologie de l’image et statut de la peinture » dans La Peinture, sous la dir. de J. Lichtenstein, Paris, Larousse, 1995, p. 102. Je souligne. 16 25 en lui, grâce à la prédication de la parole et aux figurations des icônes.17 Selon cette source, les insolents iconoclastes sont punis par décret divin, incapables qu’ils sont de voir à travers les icônes cette monnaie créée par la mort du Fils afin de racheter au Père le Salut des hommes. Dans cette perspective, les images sont intégrées dans une véritable économie du Salut. Or, s’il est vrai que nul ne peut servir deux maîtres,18 il semble que le marché de l’Art aujourd’hui — avec toute la violence dont l’économie de marché est capable — soit en passe de devenir l’un des lieux où l’argent se manifeste de la façon la plus visible dans ce que Marie-José Mondzain nomme à juste raison « l’espèce moderne de la transsubstantiation communielle ».19 Rappelons ici la thèse centrale du célèbre essai de Walter Benjamin : le tournant proprement moderne de l’art se caractérise par la disparition de l’ « aura » de l’œuvre d’art, (ce « lointain si proche »), que la production en série, ladite « reproductibilité technique », met en péril. Le déclin de l’aura va de pair avec le triomphe de la « valeur d’exposition » sur la « valeur cultuelle ».20 Aussi, il n’est pas interdit de penser qu’il ne s’agit pas de l’éclipse d’une valeur par une autre, mais plutôt d’un phénomène de substitution. Ce qui est éminemment moderne, c’est que la fonction cultuelle est assumée par l’exposition même de la valeur, soumise au jugement de goût. Et à l’inverse, le jugement de goût légitime ou refuse la valeur d’exposition de l’œuvre. Tout se passe comme si, dans un jeu de renvois réciproques, la subjectivité du spectateur se mettait en scène dans ces grands rassemblements populaires, inaugurés par les Salons et les Expositions universelles, qui se prolongent de nos jours durant les foires annuelles, les biennales etc.. L’exposition est devenue le lieu de culte et de célébration du jugement de goût. À l’instar du critique d’art, qui a le pouvoir de « faire » et de « défaire » la réputation d’un artiste par une seule parole, le jugement du public « éclairé » entérine et célèbre l’Art comme une nouvelle idole. Un terme allemand fait explicitement signe vers ce phénomène de substitution : « Kunstmesse ». L’ancien « Gottesdienst » devient « Ausstellung », mise en SYNODIKON (843), cité par Marie-José MONDZAIN dans Le commerce des regards, Paris, Seuil, 2003, p. 19. 18 LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Évangile selon Saint Matthieu », (6, 24), p. 1659. « Nul ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. » 19 Marie-José MONDZAIN, L’image peut-elle tuer ?, Paris, Bayard, 2002, p. 57. 20 W. BENJAMIN, op. cit., p. 98. 17 26 place et monstration de la valeur ajoutée de l’Art. Et Giorgio Agamben d’ajouter : « Benjamin avait perçu que l’autorité et la valeur traditionnelle de l’œuvre d’art commençait à vaciller ; mais bien que conscient de ce phénomène, il n’a pas pris garde que la “décadence de l’aura” (expression qui résumait à ses yeux l’évolution en cours) n’avait nullement pour conséquence la “libération de l’objet de sa gaine cultuelle” ni à partir de là de son assise sur la praxis politique, mais plutôt la reconstitution d’une “aura” nouvelle par laquelle l’objet, recréant et exaltant au maximum son authenticité sur un autre plan, se chargeait d’une nouvelle valeur, parfaitement analogue à la valeur d’échange dont la marchandise double l’objet. »21 Ce qui a été exposé jusqu’à présent n’est peut-être pas étranger à la manière dont l’esthétique a constitué son objet en lui assignant une « dignité » impossible à assumer. L’Art comme valeur suprême et comme suprême consolation, à l’époque de la « mort de Dieu », ainsi que le conçoit Nietzsche, est une thèse qui s’inscrit de plein droit dans l’histoire de la métaphysique. Aussi, la question posée est celle du « transfert de sacralité »22 du domaine religieux au domaine artistique, et de ses conséquences directes sur le rapport que nous entretenons aux objets artistiques. Lorsque l’Art est sacralisé, la possibilité de s’y rapporter librement se restreint. Est-ce seulement par un simple hasard de calendrier que l’ « invention » de l’esthétique philosophique concorde avec la décision d’exposer les œuvres dans les Salons ? Et par la suite dans le musée, cet espace aseptisé qui devient, à son tour, un lieu de pèlerinage touristique et de « culte » ? Il ne s’agira pas, dans la présente recherche, d’émettre un « jugement de valeur » sur la « désacralisation » de l’art à l’instar d’un Quatremère de Quincy qui, vers la fin du 18e siècle, c’est-à-dire à l’aube de l’histoire du musée comme institution nationale, dénonce le transfert des œuvres dans l’espace muséal, transfert qui les dépouille de leur dimension « spirituelle ».23 Ce qui importe est de dégager les grands traits permettant de comprendre la progressive « profanation » de l’Art, au sens qu’en donne le juriste romain Giorgio AGAMBEN, Stanze, trad. Y. Hersant, Paris, Editions Payot et Rivages Poche, 1998 (rééd.), p. 83, scolie 2. 22 Nathalie HEINICH, « La sociologie de l’art face à l’histoire de l’art » dans Penser l’art. Histoire de l’art et esthétique, sous la dir. de J.-N. Bret, M. Guérin et M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 2009, p. 38. 23 Antoine Chrysostome QUATREMÈRE dit QUATREMÈRE DE QUINCY, Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art, Paris, Fayard, 1989. 21 27 Trabatius : « […] est profane ce qui, de sacré ou religieux qu’il était, se trouve restitué à l’usage et à la propriété des hommes ».24 À vrai dire, il serait plus juste de parler de sécularisation car s’il s’agit bien du phénomène de restitution à l’usage commun ce qui a été séparé dans la sphère du sacré. Cette restitution est paradoxale en ceci que ce qui semble avoir été libéré pour l’usage commun reste captif, au niveau conceptuel, de la structure « théologique » qui en faisait un domaine d’exception. C’est ce qu’explique très bien Giorgio Agamben encore : « Il convient en ce sens de distinguer sécularisation et profanation. La sécularisation est une forme de refoulement qui laisse intactes les forces qu’elle se limite à déplacer d’un lieu à un autre. Ainsi, la sécularisation politique des concepts théologiques (la transcendance divine comme paradigme du pouvoir souverain) se contente de transformer la monarchie céleste en monarchie terrestre, mais elle laisse le pouvoir intact. La profanation, en revanche, implique une neutralisation de ce qu’elle profane. Une fois profané, ce qui n’était pas disponible et restait séparé perd son aura pour être restitué à l’usage. Il s’agit dans les deux cas d’opérations politiques : mais tandis que la première concerne l’exercice du pouvoir qu’elle garantit en le reportant à un modèle sacré, la seconde désactive les dispositifs du pouvoir et restitue à l’usage commun les espaces qu’il avait confisqués. »25 § 1.2 L’ESTHÉTIQUE ENTRE CRÉATION ET RÉCEPTION La seconde raison qui justifie l’emploi délibéré de la majuscule pour le concept générique d’Art se rapporte à l’extension de l’horizon concerné par l’Esthétique, en d’autres termes : à son contenu. L’Art conçu comme une totalité dépasse largement la somme empirique des beaux-arts. Et c’est peut-être précisément en raison de ce dépassement que la première Esthétique peine à prendre en compte telle ou telle œuvre, dans la singularité de son apparaître, c’est-à-dire dans sa valeur esthétique singulière et non transposable, ce qui sera expressément l’affaire de la critique d’art. Si Baumgarten dit bien que ce qui est TRABATIUS cité par G. AGAMBEN, Profanations, trad. M. Rueff, Paris, Rivages Poche, 2005, p. 95. 25 G. AGAMBEN, ibid., p. 100-101. Je souligne. 24 28 « poétique » réside essentiellement dans le « singulier»,26 cela ne rend pas pour autant compte de ce qui fait que telle œuvre est cette œuvre-ci et aucune autre, avec son histoire propre et sa localisation.27 Lorsque Baumgarten parle du caractère « poétique » de ce qui est « individuel », il entend cela à partir de la logique : l’individuel en tant qu’il appartient à une espèce qui, elle-même, fait partie d’un genre. Or cette classification logique ne nous dit pas ce qui rend chaque œuvre absolument unique. De façon plus générale, l’aporie constitutive de l’epistếmê aisthêtikế est celle de toute science qui voudrait se présenter comme telle, pour paraphraser Kant. En effet, s’il n’y a de science que de l’universel, peut-on légitimement reprocher à l’esthétique philosophique de passer à côté du particulier et du non-identique ? Une autre question qui se pose est celle de la portée de la première esthétique philosophique. S’agit-il uniquement d’une « esthétique de la réception » ? En d’autres termes, et pour préciser cette question, est-il pertinent d’interpréter cet ouvrage de manière univoque comme la science qui entreprend de questionner les arts à partir du point de vue du sujet percevant et de sa représentation ? Kant, dans un passage devenu célèbre de la Critique de la Raison Pure, soutient que « les Allemands sont les seuls à se servir du mot esthétique pour désigner ce que d’autres appellent la critique du goût ».28 Si la question du goût situe d'emblée la réflexion esthétique au niveau de la réception d’un objet pour un sujet, il est beaucoup moins évident que Baumgarten se soit véritablement intéressé à la catégorie du goût pour elle-même ; ou, du moins, que la question du goût soit ce à quoi l’Æsthetica se restreigne. En d’autres termes, peut-on dire, comme le fait le principal traducteur français, que « l’œuvre d’art n’est […] selon Baumgarten rien d’autre qu’une perception Alexander Gottlieb BAUMGARTEN, « Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème » dans Esthétique précédée des Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème et de la Métaphysique (§§ 501 à 623), traduction, présentation et notes par Jean-Yves Pranchère. Paris, L’Herne, 1988, § 19, p. 36. « Les individus sont des êtres absolument déterminés, donc les représentations singulières sont tout à fait poétiques. » 27 Je suis consciente, écrivant cela, d’être à mon tour piégée par une conceptualité rendue partiellement caduque par l’apparition du ready-made, le caractère technique de la reproductibilité des images voire la destruction même de la notion d’ « œuvre d’art » par les avant-gardes de la première moitié du 20e siècle, mais n’anticipons pas les problèmes. 28 Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale », trad. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, Paris, Gallimard, § 1, note de l’auteur, p. 89. 26 29 réussie, […] une belle représentation » ?29 Rien d’autre, vraiment ? Il se pourrait, au contraire, que la première tentative « de soumettre le jugement critique du beau à des principes rationnels, et d’en élever les règles à la hauteur d’une science »,30 fasse signe également vers quelque chose d’autre. En effet, avec l’Æsthetica, le pouvoir d’être créateur d’un monde cesse d’être une prérogative divine spécifique pour devenir une possibilité qui s’offre aussi à l’être humain. Ce pouvoir de donner lieu à un monde rapproche l’humain du Dieu créateur du christianisme, même si ce rapprochement s’opère seulement par analogie puisque ce qui distingue essentiellement les œuvres divines des œuvres humaines, c’est le caractère ex nihilo des premières. Mais malgré cette réserve ontologique de taille, ce monde de l’Art, une fois créé, présente des qualités objectives indépendantes du sujet qui les perçoit. Cela étant posé, nous comprenons que la seconde raison de l’emploi du terme « Art » avec une majuscule rejoint la première. Et cela n’est pas sans conséquences pour la discipline en question puisqu’alors, et en dépit du sens étymologique d’aísthêsis, l’Esthétique ne se laisserait donc pas restreindre à une « pure » esthétique de la réception. L’esthétique philosophique, telle que Baumgarten la conçoit inauguralement, ne donne pas de réponse univoque à cette question, contrairement à ce que suggèrent bon nombre de commentateurs qui en font une lecture anachronique à partir de prémices kantiennes. C’est du moins ce que laisse accroire le concept de felix æstheticus. Ce concept est central pour comprendre les possibilités ouvertes par l’Æsthetica, à défaut d’avoir été véritablement déployées. Ainsi, comme le dit avec raison Giorgio Agamben, « l’esthétique ne serait pas alors simplement la détermination de l’œuvre d’art à partir de l’aísthêsis, de l’appréhension sensible du spectateur ; mais en elle est présente, d’emblée, une considération de l’œuvre d’art comme opus d’un operari particulier et irréductible, l’operari artistique ».31 Avec Baumgarten, la possibilité d’une conception proprement dynamique de l’esthétique — et donc l’exact opposé de l’esthétique « passive » ou « féminine » violemment critiquée par Nietzsche — n’est pas d’emblée exclue. Et cela en vertu du fondement philosophique sur lequel repose la possibilité d’une création artistique, c’est-àdire une détermination de la substance comme monade dotée de force Jean-Yves PRANCHÈRE, « L’invention de l’esthétique » dans A. G. BAUMGARTEN, op. cit., p. 14. 30 Ibid., p. 89. 31 G. AGAMBEN, L’homme sans contenu, Belval, Circé, 2003, p. 21. 29 30 représentative. Il n’est pas exclu que la question kantienne fondamentale, celle de savoir si le jugement esthétique est un jugement de connaissance ou non, ait largement contribué à éclipser cet aspect vraiment intéressant de l’Æsthetica. Dégager les concepts fondamentaux de l’esthétique philosophique tels qu’ils se mettent en place bien avant la parution de la troisième Critique de Kant ne peut pas se faire au moyen d’une lecture immanente des textes. Le contexte d’émergence de ces nouvelles idées esthétiques doit être pris en compte. Toute interprétation sera forcément partielle et partiale, guidée qu’elle est par une question philosophique de départ. Je n’entends pas proposer une lecture de l’œuvre esthétique de Baumgarten, mais partir des problèmes posés par l’Æsthetica pour interroger d’autres textes. La présente recherche doit être lue comme une réplique adressée à l’objection kantienne formulée dans la note de bas de l’Analytique transcendantale citée plus haut. La thèse que je souhaite défendre peut être formulée synthétiquement ainsi : le rapport philosophique aux beaux-arts qui s’institue au 18e siècle prend deux orientations distinctes : celle d’une critique du goût, et celle, jugée « vaine » par Kant, qui confère à l’œuvre d’art un type de rationalité parfaitement inédit. Les auteurs de cette querelle esthétique dialogueront sur le continent et Outre-manche également : Shaftesbury, Hutcheson, Hume, Gerard, les Encyclopédistes français et Burke. La trame à reconstruire n’est pas linéaire. Elle vise à agencer des concepts qui ne sont pas figés, mais dont la plasticité oscille, au contraire, au gré des questions qui se posent. Il s’agira, en quelque sorte, de proposer un salon idéal dans lequel des « hommes de bien » échangent leurs vues et exposent leurs arguments sur le statut des arts, de la poésie, du goût, non en vue de produire des « discours terrassants » mais de s’entretenir amicalement sur des sujets qui, je l’espère, ne sont point seulement des « objets académiques » mais des questions proprement engageantes en tant qu’elles disent des choses essentielles sur notre rapport au monde, à la beauté et à l’art. L’art en tant qu’il dit, peut-être, et en dernière instance, la vérité du sentir. La reconstruction d’une histoire, donc, à partir de questions que j’ai faites miennes, pour proposer une autre lecture de ce qui est communément appelé la « naissance de l’esthétique au 18e siècle ». Cette histoire, dont la logique narrative est guidée par mes propres interrogations, revendique ce que Paul Valéry nomme le « vice essentiel 31 de la philosophie » : « Elle est chose personnelle et ne veut pas l’être. »32 Une histoire donc, par définition, partiale, non exhaustive, et qui postule comme sa propre justification ceci : la fondation de cette nouvelle discipline répond à une nécessité philosophique encore d’actualité. Elle constitue, pour le dire encore autrement, une tentative de formuler des réponses aux problèmes soulevés par l’opposition traditionnelle entre l’âme et le corps, entre le spirituel et le matériel. L’esthétique n’est donc pas seulement un effet de mode ou l’expression de l’ « air du temps ». Les problèmes dont elle hérite — à titre de rejeton de la métaphysique — ainsi que les solutions envisagées pour les résoudre, ne cessent pas d’influencer, d’une manière plus ou moins assumée, les débats contemporains sur les arts. § 1.3 CRÉATION ET RATIONALITÉ Au vu de ce qui vient d’être formulé, il appert que ce n’est ni en raison d’un penchant « maladif »33 pour l’histoire, ni en raison d’un goût immodéré pour les cabinets de curiosités, avatars dix-huitièmiste des Wunderkammern médiévales, que j’ai choisi de commenter certains textes largement ignorés de la grande tradition herméneutique. Ce que vise la présente étude ne relève ni de la défense ni de l’illustration de doctrines esthétiques largement méconnues. À cet effet, d’importants travaux philologiques ont été réalisés depuis une vingtaine d’années — en Italie et en Allemagne essentiellement —, facilitant l’accès aux grands textes fondateurs de l’esthétique philosophique. Ce qui a donné l’impulsion de départ a été plutôt de l’ordre d’un véritable étonnement face au très singulier destin de l’« art » dans la philosophie du 18e siècle. Nolens volens, nous sommes encore les héritiers de l’horizon conceptuel à partir duquel l’art se donne à penser dans ce rapport aux œuvres qualifié d’« esthétique ». C’est à la fois l’origine de ce rapport et ses conséquences ultimes que je souhaite interroger à nouveaux frais. Que cet héritage soit assumé ou non, il est fort difficile, de nos jours encore, de ménager un rapport Paul VALÉRY, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Œuvres 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 1164. 33 F. NIETZSCHE, Considérations inactuelles, p. 100. 32 32 libre de tout présupposé avec ce que nous désignons par le terme somme toute assez vague d’« œuvre d’art ». Un rapport libre, c’est-à-dire un rapport qui prenne en vue la chose pour elle-même, est d’autant plus ardu à réaliser si c’est la voie des « sciences particulières » — telles que l’histoire de l’art, la psychologie ou encore de sociologie — qui est empruntée. Martin Heidegger dit avec force que lorsque nous accédons au domaine des objets d’une science, les objets de ce domaine sont déjà déterminés au préalable de telle ou telle manière, mais ils ne le sont pas de manière contingente, ni en raison d’une inattention de notre part, comme si cette prédétermination de l’objet pouvait jamais être interrompue. Elle est bien plutôt nécessaire et tellement nécessaire que sans elle nous ne pourrions en définitive jamais nous tenir devant des objets, comme ce d’après quoi et ce sur quoi ils se mesurent et se démontrent. Comment donc un jugement scientifique doit-il s’accorder avec l’objet, comment par exemple un jugement d’histoire de l’art sur une œuvre d’art peut-il être effectivement un jugement d’histoire de l’art, si l’objet n’est pas déterminé au préalable comme œuvre d’art ? 34 Ce qui va la plupart du temps de soi, c’est-à-dire qu’il y a des œuvres d’arts, à une époque où ces productions humaines jouissent d’un statut tout à fait privilégié par rapport à d’autres artefacts, voilà ce qu’il s’agit de méditer. Car la détermination même de ce type de production humaine comme « œuvre d’art » institue un rapport déjà chargé de présupposés. Sans parler de la volonté de saisir l’œuvre comme un objet de connaissance pour un sujet ! Il convient de clarifier, après les avoir identifiés, les concepts qui s’intercalent entre nous et le visible, ou le lisible. Jean-Louis Chrétien insiste sur le fait que, par un curieux échange, dont les conséquences sont sans commune mesure pour l’esthétique et l’histoire de l’art : « un modèle humain fut transféré à Dieu, et un modèle divin à l’homme ». 35 Il demande encore : « Qu’est-ce qui se gagna, qu’est-ce qui se perdit dans un tel échange ? Quel fut son prix que peut-être nous acquittons de multiples façons ? »36 Martin HEIDEGGER, Qu’est-ce qu’une chose ?, trad. J. Reboul et J. Taminiaux, Paris, Gallimard, 1998 (rééd.), p. 189. Je souligne. 35 J.-L. CHRÉTIEN, « Du Dieu artiste à l’homme créateur », p. 91. 36 Ibid. 34 33 Pour tenter de comprendre les enjeux d’un tel questionnement, il est vraiment nécessaire d’insister sur la double origine de la question de l’esthétique, c’est-à-dire la rencontre entre la pensée grecque et le christianisme. En effet, la plupart des termes que nous utilisons pour caractériser notre rapport à l’art sont de provenance hellénique, à commencer par le terme « esthétique » lui-même, dérivé, rappelons-le, du substantif aísthêsis. Ou encore l’opposition convoquée si fréquemment dans la lecture d’œuvres en histoire de l’art entre matière et forme, laquelle renvoie à la distinction aristotélicienne entre « húlê » et « morphế».37 En revanche, l’idée du caractère « ex nihilo » de la création est parfaitement étrangère à l’horizon philosophique et culturel de la Grèce antique. Citons, par exemple, Héraclite d’Ephèse à ce propos : Ce monde, pour tous uniformément constitué, n’a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme. Mais il a toujours existé, il existe et existera toujours, feu éternellement vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure.38 Le kόsmos héraclitéen brûle de tout son feu dans une stase intemporelle, il n’a ni commencent ni fin, il est indépendamment des dieux même. Et Empédocle d’Agrigente de préciser quant à la modalité ex nihilo de la création: Du néant rien ne peut absolument venir à l’existence et l’étant ne peut périr : jamais ce ne fut accompli, ni entendu. Mais il sera toujours, partout où on le situera.39 Dans son admirable étude intitulée « La création à partir du néant et l’autocontraction de Dieu », Gershom Scholem démontre que la notion de création « est le mot-clé d’une conception qui se veut consciemment opposée à toutes les autres ».40 Ce qui veut dire aussi que, prise sous cet angle, l’esthétique de Baumgarten présente un réel intérêt philosophique. Intérêt qui réside en ceci qu’elle articule, de façon proprement inédite, des questions relatives au domaine des beaux-arts (tel qu’il est en train de se constituer à la M. HEIDEGGER, « L’origine de l’oeuvre d’art » dans Chemins qui ne mènent nulle part, trad. de Wolfgang Brokmeier, France, Gallimard, 1995 (réed. 1962), p. 26. 38 TROIS PRÉSOCRATIQUES, HÉRACLITE, PARMÉNIDE, EMPÉDOCLE, trad. Y. Battistini, éd. revue et augmentée, Paris, Gallimard, 1968, fragment 33, p. 34. 39 Ibid., fragment 12, p. 156. 40 Gershom SCHOLEM, « La création à partir du néant et l’autocontraction de Dieu » dans De la création du monde jusqu’à Varsovie, trad. Maurice-Ruben Hayoun, Paris, Cerf, 1990, p. 31. 37 34 même époque) à la conception théologique (tardive) de l’origine du monde en tant que monde créé, commune aux trois grandes religions monothéistes. La véritable décision inaugurale qui permet de comprendre comment le pouvoir créateur a bien pu être transféré de Dieu à l’être humain, a consisté à concevoir la création divine comme un art. Tant il est vrai que, comme l’écrit encore JeanLouis Chrétien, « […] dès lors que Dieu est pensé comme l’artiste suprême, il est inévitable qu’on en vienne à faire de l’artiste un être en son ordre divin, et de son pouvoir de produire des formes neuves un reflet du pouvoir de Dieu ».41 L’histoire des idées situe généralement dans le Quattrocento italien, plus spécifiquement dans la ville de Florence42 — à la faveur d’un mouvement inauguré par Giotto deux siècles auparavant — l’émergence progressive d’une revendication d’autonomie de quelques « artistes », par rapport aux guildes et aux diverses corporations de métier. Même si, sociologiquement, un profond décalage subsiste entre les discours conquérants d’un Alberti sur l’autonomie spirituelle des beaux-arts43 et les pratiques effectives des diverses corporations de métier, au sein desquelles les peintures et les sculptures sont des produits manufacturés parmi d’autres, il n’en reste pas moins que de multiples sources écrites convergent et attestent d’une curieuse mutation : ce qui n’était encore que de l’ordre d’un savoir-faire productif, appris et transmis par des maîtres d’atelier, se rapproche, selon une modalité analogique, de l’acte créateur de Dieu lui-même. C’est ce qu’exprime très clairement Léonard de Vinci dans une note : J.-L. CHRÉTIEN, op. cit., p. 91. Je souligne. Edouard POMMIER, « Florence et les origines de l’histoire de l’art » dans Penser l’art. Histoire de l’art et esthétique, sous la dir. de J.-N. Bret, M. Guérin et M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 2009, p. 127 : « C’est à partir de 1440 environ que des voix s’élèvent de ce milieu de lettrés, poètes et philosophes, qu’on peut considérer comme des représentants autorisés de l’Humanisme, pour proclamer la parenté, la proximité, voire l’égalité entre les arts libéraux et les arts plastiques, renforçant ainsi la vocation des artistes à relever de la Renommée et de l’Histoire. » 43 C.f. Leone Battista ALBERTI, De la peinture (1435), et en particulier distinction opérée entre peintre-artiste et peintre-artisan, la valorisation de la peinture comme « art libéral » ainsi que la notion d’historia. Comme on le sait, Alberti dédie la version latine de son ouvrage au Marquis Francesco Gonzaga avec la dédicace suivante : « Sachant quel grand plaisir tu prends aux arts libéraux ». Avec cette dédicace, la peinture se voit donc, sans ambages, promue au rang d’art libéral. Dans son étude consacrée déjà mentionnée, Édouard Pommier note (p. 123) que bien que ce texte soit resté inédit jusqu’au milieu du 16e siècle, Alberti donne une impulsion décisive à la conscience florentine de l’histoire de l’art et l’intègre dans l’actualité du Quattrocento, dont il se fait le premier témoin. 41 42 35 Le caractère divin de la peinture fait que l’esprit du peintre se transforme en une image de l’esprit de Dieu.44 Ce qui est patent dans les textes des théoriciens de l’art se voit attesté dans l’histoire sociale des beaux-arts. Édouard Pommier voit dans la célébration hagiographique du peintre, orfèvre et architecte, Filippo Brunelleschi un tournant comparable à celui opéré, sur le plan théorique, par Alberti. Après sa mort, survenue en avril 1446, le « corps de Filippo Brunelleschi florentin, homme de grand talent », comme l’indique sobrement l’épitaphe, est transféré dans de pavement de la nef de la cathédrale de Florence. La dépouille mortelle, enterrée dans un tombeau sous les dalles, est invisible. Ce qui est visible est le corps du « divin artiste », commémoré par le monument funéraire. « L’originalité, dit Pommier, est donc d’être séparé du tombeau proprement dit et dédoublé en deux parties autonomes, superposées dans la nef de la cathédrale : le portrait au naturel et l’inscription. C’est la reprise de la tradition antique, celle de l’effigie, couplée avec un titulus, une inscription de célébration. »45 L’inscription, sous la forme d’une épigraphie romaine, surplombe le portrait qui n’est autre qu’une imago, une sculpture réalisée d’après le moulage mortuaire. Or cette inscription atteste l’excellence de Brunelleschi dans « l’art de Dédale », l’inventeur mythique de l’architecture, et rend un hommage appuyé à son divinum ingenium. Cette histoire mérite d’être narrée puisque c’est « la première fois que l’épithète “divin” décore un artiste ; elle était jusqu’ici réservées aux poètes ; Cicéron l’avais appliquée à Homère et Bocacce à Dante ; mais elle pouvait également se réclamer d’une origine biblique. »46 Si la figure « enthousiaste » — de pour l’artiste « génial », reprendre une du créateur détermination littéralement platonicienne qui deviendra le pivot de la théorie de l’art de Shaftesbury — n’a pas attendu la constitution de l’esthétique philosophique pour s’imposer, c’est Baumgarten qui entreprend d’en systématiser les ultimes conséquences sur le plan de l’ontologie de l’Art. Ce point se verra développé dans la partie consacrée à la définition de l’esthétique comme « théorie des arts libéraux ». En 1735, le jeune philosophe de 21 ans soutient sa dissertation d’habilitation intitulée Meditationes Leonardo DA VINCI, La peinture (1ère publication posth. : 1651, le projet date vraisemblablement de 1490), textes réunis, traduits et annotés par André Chastel avec la collaboration de Robert Klein, Hermann, 1964, (nouveau tirage 2004), p. 30. Je souligne. 45 E. POMMIER, op. cit., p. 133-134. 46 Ibid., p. 134. 44 36 philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus (« Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème »). Dans ce texte, le poème est conçu comme un « discours sensible parfait ». Or, et cela mérite d’être souligné, l’ordre poétique est garanti par une analogie cosmo-théologique. En accédant au rang de créateur, le poète-artiste devient capable à sa manière de faire monde. Que ce faire soit essentiellement compris et interprété comme un concevoir, voilà ce qui mérite d’être questionné. Pour cela, rappelons à la première occurrence du terme « æsthetica » : Les philosophes grecs déjà et les pères de l’Église ont toujours soigneusement distingué les aisthêtá et les noêtá.47 Reprenant l’ancienne conception aristotélicienne du sentir, Baumgarten affirme que l’aísthêsis est déjà un mode de la connaissance. En effet, ce mode le plus immédiat d’être en présence de quelque chose de particulier est, à chaque fois également, un rapport à l’universel, toû kathólou. Cela dit, pour comprendre pleinement l’originalité du projet de Baumgarten, il faudra se référer à la théorie leibnizienne des « petites perceptions ». Comment l’œuvre d’art a-t-elle pu, à une époque donnée de l’histoire occidentale, être conçue comme l’auxiliaire esthétique de la contemplation noétique ? Pour le formuler autrement, comment le lien extrêmement conflictuel (diaphorá) entre « art » (poiêtikế) et « philosophie »48 a-t-il trouvé au 18e siècle une issue entièrement nouvelle ? Que le beau artistique puisse être objet de science, qu’il possède une logique propre, saisissable conceptuellement, voilà qui aurait à la fois stupéfait et inquiété Platon !49 Telle est pourtant la thèse ontologique sur laquelle se fonde la première esthétique philosophique. À la question fort discutée « qu’est-ce que l’art ? », Baumgarten répond par une détermination noétique de l’Art. Dans pareil contexte, quel est le type de rationalité que la première esthétique philosophique entend mettre à jour ? Quels rapports entretiennent création, parole et image dans un horizon qui, par définition, n’est plus grec, même si les modalités de la question demeurent platoniciennes ? Et enfin, en quoi cette esthétique philosophique se distingue-tA. G. BAUMGARTEN, Méditations, p. 75. PLATON, République, trad. G. Leroux, Paris, Flammarion, 2002, livre 10, 607b, p. 501. 49 Il faut ici quelque peu nuancer cette affirmation ou, du moins, rappeler que la condamnation platonicienne porte sur les arts imitatifs, et non sur le beau artistique en général. En effet, dans les Lois, la musique et la danse jouent un rôle prépondérant dans l’éducation morale du citoyen. 47 48 37 elle radicalement d’autres pratiques discursives sur les beaux-arts au 18e siècle ? Ou, et pour le formuler d’un trait, comment Alexander Gottlieb Baumgarten dialogue-t-il avec son temps et avec la tradition dont il est l’éminent légataire ? Avant d’entrer dans le vif du sujet, rappelons que le terme « esthétique » a été affecté par un fort glissement sémantique. Glissement qui, par ailleurs, a influencé la réception de la nouvelle discipline. Ce terme, tel qu’on l’emploie dans le langage courant, sert généralement à désigner des qualités plastiques et visuelles plutôt que des qualités olfactives, gustatives ou encore auditives. Ce qui est assez étonnant du point de vue étymologique du terme car la musique est peut-être l’art qui met en jeu l’aísthêsis de la façon la plus immédiate et la plus intense qui soit. Empiriquement il est possible de détourner instantanément le regard d’une image insoutenable tandis que se libérer d’un son requiert qu’on mobilise les mains pour se boucher les tympans, ce qui n’est pas toujours possible ni même effectivement suffisant. Si la musique a globalement bien résisté à toute entreprise de saisie métaphysique, il n’en va pas de même pour les arts de la parole. En effet, au moment de l’émergence de l’esthétique comme type de discours inédit sur l’Art, les modèles de référence proviennent de l’ancienne poétique et rhétorique. Pour l’anecdote, Baumgarten aurait, selon Lessing, « confessé » être « redevable au dictionnaire de Gesner d’une grande partie des exemples cités dans son Esthétique ».50 Même si la prudence herméneutique nous invite à recevoir cette remarque avec circonspection, car il est fort probable que Lessing force le trait pour mieux exposer ses nouvelles idées sur l’absence de rapport entre les arts de l’espace et les arts du temps, force est de constater qu’elle n’est pas dépourvue de pertinence. En effet, les exemples choisis par Baumgarten relèvent non seulement de l’illustration de textes mais sont tirés, pour bonne part, de poètes latins. Cela dit, il se pourrait que cet entrelacs des arts plastiques et des arts de la parole ne soit pas dû simplement aux « manques » — supposés ou réels — de la première esthétique philosophique, mais qu’il indique quelque chose de beaucoup plus essentiel, comme nous allons le voir au point quatre de l’introduction. De plus, à travers l’édification d’une métaphysique de l’Art et d’une pensée inédite de la création artistique, le projet de Baumgarten peut, à bon droit, être Gotthold Ephraïm LESSING, Laokoon, d’après la traduction revue et corrigée de Courtin (1866), Paris, Hermann, p. 43. C.f. une note de l’éditeur : « Le Novus linguae et eruditionis romanae thesaurus de J. M. Gesner (1691-1761), 4 vol., Leipzig, 1747-1748, est une édition remaniée du Thesaurus linguae latinae de Robert Estienne, Paris, 1531. » 50 38 également interprété comme une critique adressée à une rationalité jugée trop « abstraite ». Dans cet horizon herméneutique, l’esthétique engendre un surcroît de rationalité par une extension considérable du concept de vérité. Mais il faut alors se demander : quel est le prix à payer pour ce surcroît de rationalité ? Dans cette perspective, l’invention même de l’esthétique n’est pas sans conséquence pour la métaphysique elle-même. Et, pour conclure, la question de l’envers de cette rationalité supposée de l’Art doit également être prise en considération. Alfred Baeumler, un philosophe au passé politique pour le moins trouble51 — mais dont la lecture n’en reste pas moins incontournable (même si je critique absolument sa thèse qui consiste à interpréter l’invention de l’esthétique philosophique en termes d’« irruption » et de « triomphe » de l’ « irrationalisme » dans la pensée occidentale) — a raison de dire que « rien ne nuit plus à la compréhension du 18e siècle que l’étiquette de “rationalisme” ».52 Le siècle présente, en effet, un va et vient constant entre « rationalité » et « sentiment », entre « objectivité » et « goût », qui se résoudrait dans la notion prétendument kantienne de « jugement de goût ». Prétendument car c’est Baumgarten qui esquisse en premier cette notion. Contrairement au fameux adage de gustibus et coloribus non disputandum, le 18e siècle s’efforce de thématiser la question du goût et du « je ne sais quoi ». Ce non sò che cher aux cercles néoplatoniciens de la Renaissance et que Descartes lie au sentiment et à la couleur lorsqu’il dit : « Nous apercevons en ces objets je ne sais quoi dont nous ignorons la nature, mais qui cause pourtant en Olivier Cossé, « Présentation » à Alfred BAEUMLER, Le problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du 18e siècle, p. 9. Voir aussi Stefanie BUCHENAU, « Réception et non-réception de l’anthropologie des Lumières. Le cas allemand », dans : L’esprit des Lumières est-il perdu ?, édité par Nicolas Weill, Mans, Presses Universitaires du Mans, 2006, p. 126 : « Avant, d’examiner de plus près cette thèse remarquable et à mon sens profondément trompeuse, il me semble opportun de donner quelques précisions biographiques sur son auteur. Baeumler ne fut pas seulement un professeur de philosophie, auteur de divers livres sur Bachofen, Nietzsche et Schopenhauer, il fut aussi un des idéologues les plus importants du national-socialisme, qui, même avant d’entamer sa sombre carrière politique en 1934, était profondément marqué par les courants d’idées nationalistes du moment de crise philosophique qu’a constitué la République de Weimar. Promu, en 1933, professeur de “pédagogie politique” à l’université de Berlin où il encadre et dirige la Bücherverbrennung, Baeumler détient jusqu’à la fin de la guerre des fonctions idéologiques clés dans le IIIe Reich. » 52 A. BAEUMLER, op. cit., p. 67. 51 39 nous un certain sentiment fort clair et manifeste qu’on nomme sentiment des couleurs. »53 L’esthétique a pour moteur caché le problème de l’indémontrable, du je ne sais quoi, du sentiment et du goût54. Mais la solution philosophique apportée par Baumgarten à ce problème n’est pas, comme dans la critique, l’élaboration d’un discours circonstancié sur telle ou telle œuvre appréhendée à un moment précis par tel ou tel sujet doté d’un goût personnel raffiné lui permettant de formuler un jugement éclairé, mais celle de la réforme des concepts philosophiques fondamentaux tels que « vérité », « connaissance » et « jugement ». Expliciter la tension extrême entre une entente de l’Art comme perfectio phænomenon et celle des beaux-arts comme simple affaire de goût, suppose également une interrogation sur les catégories rhétoriques du docere et du delectare : car « pour trouver l’accès à l’œuvre de Baumgarten, nous devons partir de la rhétorique ».55 Il s’agira de montrer, ensuite, la légitimité et l’intérêt d’une autre manière d’approcher le problème qui n’entend pas « révolutionner », à proprement parler, la métaphysique, mais qui saisit les œuvres dans leur singularité en les plaçant sous l’étendard du goût. Cela dit, cette autre possibilité qui s’offre présente également un certain nombre d’a priori philosophiques — plus ou moins assumés — qui devront faire l’objet d’une explicitation. § 1.4 PAROLE, IMAGE, INCARNATION ET CRÉATION Ce qui vient s’immiscer entre nous, le visible et l’audible, avant même que la chose vue, lue ou entendue n’ait été désignée comme œuvre d’art et jugée d’après des critères « esthétiques », est le fruit d’une longue histoire. Renonçant délibérément au périlleux exercice qui consisterait à reconstruire « une » histoire de l’esthétique, exercice qui supposerait, par définition, d’opérer des choix drastiques, toujours susceptibles d’engendrer de violents raccourcis, je prends le parti de procéder thématiquement et par questions, en faisant dialoguer des textes sans discriminations préalables. Dans cette entreprise, il importe peu que René DESCARTES, Principes de la philosophie, A. T. Paris, Vrin, 1996, vol. 9, p. 57. Je souligne. 54 A. BAEUMLER, op. cit., p. 126. 55 Ibid., p. 144. 53 40 certains textes choisis n’aient pas été considérés comme « significatifs » par la grande tradition herméneutique, car ce qui est visé, en dernière instance, c’est la restitution d’une question commune, au-delà des différentes écoles de pensée et des différents genres littéraires. Dans ces matières aux contours toujours mal définis, il est indispensable de décloisonner le questionnement philosophique et de s’engager dans des chemins peu fréquentés pour pouvoir dégager un horizon de questionnement commun. Pour ce faire, commençons par formuler quelques remarques sur les liens archaïques qui unissent parole, image, incarnation et création. Si ces différents termes ne sont pas thématisés comme tels par Baumgarten, nous allons voir que leurs interprétations successives ont contribué à rendre possible l’invention de l’esthétique comme partie intégrante de la métaphysique. La question de l’esthétique ne s’est pas subitement posée au 18e siècle parce que tel philosophe s’est avisé de la nécessité de saisir rationnellement, c’est-à-dire philosophiquement, l’œuvre d’art comme « Art ». En effet, bien avant que la ratio moderne ne produise l’esthétique — dans une tentative inédite de s’approprier ce qui semblait jusqu’alors lui échapper —, Platon, prêtant parole à Socrate, énonçait à quel point l’existence de l’« art » constitue une menace inquiétante, non seulement pour la cité, mais pour la philosophie elle-même. Dans un célèbre passage de la République, Platon évoque la très ancienne « différence » (diaphorá) — au sens d’un « désaccord », d’un « conflit » — entre la philosophie et la « poésie » (poiêtikế).56 Rappelons que tous les artistes ne sont pas bannis de la cité idéale platonicienne. En effet, les hymnes aux dieux et les éloges des gens vertueux sont non seulement tolérés mais nécessaires. Les louanges ainsi que les éloges véritables — à l’exclusion donc des viles flatteries prodiguées en vue d’obtenir un avantage personnel — présentent selon Platon une nécessité proprement ontologique. En tant qu’elles disent ce qui est, c’est-àdire en tant qu’elles disent vrai, ces productions sont les bienvenues dans la pólis platonicienne. En revanche, les discours qui brillent par la qualité des expressions ainsi que par la beauté des mots, tout en rappelant ceux de Gorgias, sont très suspects. Dans le Banquet, juste après l’éloge d’Érôs par Agathon, Platon fait dire à Socrate, non sans quelque ironie, ceci : PLATON, République, trad. G. Leroux, Paris, GF Flammarion, 2002, livre 10, 607b, p. 501. 56 41 Dans ma sottise, je m’imaginais en effet qu’il fallait dire la vérité sur chacune des choses dont on fait l’éloge, que cela servait de point de départ et qu’il fallait, parmi ces vérités, choisir les plus belles pour les disposer dans l’ordre qui convient le mieux. Et j’étais naturellement tout fier à la pensée que j’allais bien parler, puisque je connaissais la vraie manière de faire un éloge de n’importe quoi. Mais en fait, selon toute apparence, ce n’est pas la bonne façon de faire l’éloge de quelque chose ; il faut plutôt doter l’être considéré des qualités les plus grandes et les plus belles possibles, qu’il se trouve les posséder ou non ; et même s’il ne les présente pas, cela n’a aucune importance. En effet, nous sommes convenus d’avance, à ce qu’il paraît, que chacun de nous ferait semblant de faire l’éloge d’Érôs et non pas qu’il en ferait vraiment l’éloge.57 Il convient de souligner, chez Platon, la remarquable symétrie entre le jugement porté sur la sophistique et celui porté sur l’art mimétique. En effet, au lieu de rechercher la vérité et de montrer ce qui est véritablement, les deux flattent et séduisent la partie la moins rationnelle de l’âme. Ce qui signifie aussi que cette production de simulacres, d’eídôla, ne relève absolument pas de ce que Pascal — anticipant sur la vacuité de la société de « loisirs » — nomme le « divertissement ». C’est le contraire qui est vrai : l’affaire est extrêmement grave pour Platon. La production mimétique est dangereuse pour la cité car ses attraits sensibles charment et détournent l’attention portée au plus étant, à ce qui est véritablement, au profit du faux-semblant, de l’eídôlon. Or bien avant que la philosophie ne formule la question du statut ontologique de ce qui est produit, les grands textes fondateurs de notre civilisation témoignent déjà de cette très ancienne préoccupation. L’héritage théologique de l’esthétique philosophique est, de nos jours, trop occulté. Même si la structure ou, du moins, le vocabulaire théologique, appliqué à la pensée de l’art, est patent chez Gadamer, par exemple, pour qui la modalité de présence de l’œuvre d’art, relève toujours du domaine du sacré.58 PLATON, Le Banquet, prés. et trad. de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2001, 198d198e, p. 129-130. 58 Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique (1960), éd. intégrale revue et complétée par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, 1996, p. 169. Je souligne. 57 42 « Création », « créativité », « être créatif » sont aujourd’hui, bien souvent, des termes usés. Alors qu’au moment de la constitution de l’esthétique philosophique, la notion de « création » évoquait encore une réalité bien précise, en rapport avec la théologie. Rappelons d’abord, ne serait-ce que pour donner quelques indications contextuelles, que la connaissance de l’hébreu, en sus du grec ancien et du latin, n’était pas exceptionnelle pour un érudit du 18e siècle. Ce fils de pasteur au destin pour le moins singulier, étudiant en théologie avant d’être philosophe, professeur de logique et de « sagesse universelle » avant de devenir « l’inventeur » d’une science nouvelle avec laquelle nous ne cessons de nous expliquer aujourd’hui — dès lors que nous tentons d’articuler un discours cohérent à propos de beaux-arts — ne fait pas exception. Cette connaissance de l’hébreu est suffisamment approfondie pour que Baumgarten, dans sa jeunesse, dirige un séminaire de lecture de textes anciens. Cette connaissance est explicite au paragraphe 92 des Meditationes. Cet extrait contient le vocable « ta am », qui signifie dans l’hébreu vétérotestamentaire « goûter » (gustare), mais qui correspond également à « connaître, comprendre, juger ». Baumgarten confère à la notion de goût un sens très atypique. Rosario Assunto, dans son introduction à la traduction italienne de la dissertation de 1735 par Franceco Piselli, dit fort bien : Il n’y a personne qui ne puisse saisir l’importance de cette reconnaissance des racines bibliques de l’esthétique moderne pour l’historiographie esthétique : son commencement se trouve, dès lors, dans les livres de l’Ancien Testament où sont repérables les occurrences dans lesquelles la forme verbale « gustavit » signifie « cognovit » […]. [Avec cette indication] nous reconnaissons dans la pensée et la civilisation hébraïques anciennes, une des matrices « La relativité du profane et du sacré ne relève pas seulement de la dialectique des concepts : le phénomène de l’image permet au contraire de discerner en elle un rapport au réel. Une œuvre d’art a toujours quelque chose de sacré. Il est sans doute exact qu’une œuvre d’art religieux qui se trouve exposée dans un musée ou une statue commémorative qui y est montrée ne peut plus être objet de profanation comme celle qui a conservé son emplacement originel. Mais cela signifie seulement qu’elle a en vérité subit une violence, du seul fait d’être devenue pièce de musée. Et il est clair que cela ne vaut pas seulement pour les œuvres d’art religieux. Ainsi, quand sont en vente, dans une boutique d’antiquaire, des pièces anciennes auxquelles reste encore attaché un souffle de vie intime, nous éprouvons comme un sentiment de scandale, d’atteinte a la piété ou de profanation. Toute œuvre d’art recèle à plus forte raison quelque chose qui s’insurge contre la profanation. » 43 préchrétiennes, aux côtés de la Grèce et de Rome, de notre civilisation esthétique, aujourd’hui chancelante […]. Nous pouvons sans autre accepter que le recours au précédent linguistique hébreu valide la conception selon laquelle le judicium sensuum est ce qui, précisément en tant que goût, anticipe et prépare le jugement de l’intellectus […]. L’esthétique née avec et par Baumgarten […] et baptisée par lui, justement à cause de la valeur cognitive qu’elle confère au sentir, n’est pas seulement le fruit de l’empirisme, dont l’influence a d’ailleurs été fortement surévaluée, mais constitue bien plutôt une riposte critique à l’empirisme comme tel. La portée cognitive de la sensibilité que l’esthétique sanctionne théoriquement est un jugement qui est ultérieur à la simple perception.59 Que Baumgarten se réfère explicitement à la Bible pour justifier le caractère noétique du rapport esthétique à l’œuvre d’art est décisif, comme nous allons le constater. Il est frappant de noter — même à la faveur d’une lecture non érudite des textes — à quel point « création », « verbe » et « image » sont liés dans les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ces récits fondateurs de notre civilisation qui s’attachent à dire les origines de l’homme, du monde, le rapport au Dieu unique, sa condition de créature imparfaite et son corollaire, l’inquiétante énigme du mal constituent une source de première importance pour la compréhension des enjeux impliqués par la constitution de l’esthétique comme discipline philosophique. Ainsi, la Torah ou le Pentateuque, s’ouvre sur le canonique « premier » récit de la Genèse60: « Au commencement, Dieu créa le Rosario ASSUNTO, « Presentazione » dans A. G. BAUMGARTEN, Riflessioni sul testo poetico, trad. Francesco Piselli, p. 9-10, je traduis. « E questo riconoscimento delle radici bibliche del moderno filosofare estetico, non è chi non veda quale importanza possa avere dal punto di vista della storiografia dell’estetica : il cui inizio verrebbe fatto risalire a quei libri dell’Antico Testamento nei quali sono reperibili i riscontri della forma verbale in cui « gustavit » vale « cognovit » […]. [Questo spunto ci permette di] riconoscere nel pensiero e nella civiltà dell’antico ebraismo, una delle matrici precristiane, accanto alla Grecia ed a Roma, della nostra oggi pericolante civiltà estetica […]. Possiamo senz’altro acettare che il ricorso al precedente linguistico ebraico convalidi la concezione secondo la quale il jiudicium sensuum, proprio in quanto gusto, anticipa in sè e in sè prepara quello dell’intellectus. […] L’estetica nata con Baumgarten e da Baumgarten […], tenuta a battesimo proprio per il valore conoscitivo che essa dà al sentire, non solo non è la risultante del fin troppo sopravvalutato empirismo, ma è anzi una risposta critica all’empirismo : giacché la cognitività del senso che essa teoricamente sancisce è una ulteriorità giudicativa rispetto alla semplice percezione [...]. » 60 Ce premier récit dans le texte canonique est, en fait, d’un point de vue chronologique, second : « Le premier pourrait dater de la seconde partie du 5e siècle environ (dû à 59 44 ciel et la terre. […] Dieu dit : “ Que la lumière soit ” et la lumière fut. »61 Le Logos de Dieu, le Verbum, possède d’emblée une puissance énonciatrice qui fait être toutes choses, à commencer par la lumière, c’est-à-dire, en prenant les choses à un niveau strictement phénoménologique : la possibilité même de la couleur. Comme le rappelle le théologien Pierre Gisel « […] tout ce qui est — et tout ce qui parle (c’est lié) — “provient d’un nom” et le nom dont finalement “tout résulte” est le “nom de Dieu”. »62 Que la création passe originairement par la parole et que la parole soit solidaire de l’image, c’est ce qui est dit expressément dans ce même récit : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu, il le créa, homme et femme il les créa. »63 Cette force à la fois créatrice et énonciatrice est donc essentiellement immanente à Dieu. Le 5e Livre raconte notamment comment Moïse rapporte la Loi, le Décalogue, à son peuple. Comme nous le savons, le premier commandement énonce le premier décret « monothéiste ». Je place le terme « monothéiste », de facture relativement récente64 entre guillemets pour souligner que cette expression ne reçoit que partiellement mon adhésion. En effet, en consultant le Dictionnaire historique de la langue française, l’on apprend que : « Ce mot apparaît dans le contexte de la “philosophie” du 18e siècle et de l’histoire des religions dans les Lettres juives, chinoises, cabalistiques du marquis d’Argens (1738). Il s’applique aux croyances religieuses fondées sur l’idée d’un Dieu unique et personnel et il oppose les positions judéo-chrétiennes aux attitudes polythéistes de l’antiquité gréco-latine. »65 Cela dit, après avoir restitué son contexte d’apparition, je l’utilise malgré ces réserves pour épargner au lecteur de pesantes périphrases. La loi mosaïque énonce donc le premier décret monothéiste : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi ». À la suite de quoi est formulé l’interdit de la représentation : « Tu ne feras aucune image sculptée de rien qui ressemble à ce l’école sacerdotale, il serait rédigé durant la période de l’exil) ; quant au second — qui lui est en fait antérieur —, on a longtemps pensé qu’il avait vu de jour aux alentours de l’an 950, sous David ou Salomon. Sa datation est aujourd’hui entièrement remise en cause », Pierre GISEL, La création, Genève, Labor et Fides, 1980, p. 17. 61 LA BIBLE DE JÉRUSALEM, Genèse 1 ; 1-3. Je souligne. 62 P. GISEL, op. cit., p. 84. 63 LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Genèse », 1 ; 27, p. 34. 64 Contrairement à « polythéisme » qui est formé à la Renaissance (1580). C.f. LE ROBERT DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE (1992), sous la dir. d’Alain Rey, Paris, Le Robert, tome 2, art. « polythéisme » 65 Ibid., art. « monothéisme ». 45 qui est dans les cieux là-haut, ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux audessous de la terre »66. Soulignons à la suite du théologien Bernard Rordorf que « La place qui revient à l’interdiction des images dans la suite des commandements du Décalogue est contestée : alors que cette interdiction forme le second commandement dans les liturgies orthodoxe, réformée et anglicane, elle est intégrée au premier commandement dans les liturgies romaine et luthérienne (lesquelles, pour retrouver le nombre de dix commandements, partagent le dernier en deux commandements). »67 Cela signifie, indépendamment de l’option herméneutique choisie, que ce n’est pas l’image en tant que telle qui est proscrite mais bien sa production, sa fabrication figurative par des mains humaines, il ne s’agit donc pas encore d’un interdit général de l’image. La plus ancienne formulation de l’interdit de l’image sculptée se trouve dans l’Exode (20, 23).68 Et Bernard Rordorf de commenter : « Il ne s’agit pas là proprement d’une interdiction des images, mais d’une interdiction des idoles, car ce qui est en question dans le geste de faire des dieux d’argent ou d’or, ce n’est pas le fait de représenter Yahvé sous une forme imagée, mais le fait d’ériger des idoles et par conséquent de compromettre le culte de Yahvé avec le culte de dieux étrangers. »69 Cet interdit se trouve répété dans de multiples passages de l’Ancien Testament.70 Et l’affaire est tout aussi sérieuse que chez Platon car le sort de ceux qui transgressent l’interdit n’est autre que la mort. De plus, dans l’Ancien Testament, il ne s’agit pas d’une mort sociale (le bannissement de la cité) mais bien d’une mort violente. Rappelons à ce propos que le terme latin « imago » (représentation, imitation ou portrait) désigne à l’origine le masque funéraire, le moulage en cire du visage du défunt, placé dans l’atrium avant les funérailles. C’est, peut-être, ce lien archaïque qui lie mort et figuration qui fait dire à Kant : « Sans doute n’y a-t-il pas de passage plus sublime dans le Livre de loi des Juifs que ce commandement : “tu ne feras pas d’idole, ni aucune image LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Deutéronome », 5 ; 7-8. Je souligne. Bernard RORDORF, Tu ne feras pas d’image. Prolégomènes à une théologie de l’amour de Dieu, Paris, Cerf, 1992, p. 129. 68 Christoph DOHMEN, Das Bildverbot, seine Entstehung und seine Entwicklung im AT, Bonn Königstein, 1985. Cette étude est largement citée et reprise dans l’ouvrage cité de B. Rordorf au chapitre 7, p. 129-144. 69 B. RORDORF, ibid., p. 131. 70 Ibid., p. 131. 66 67 46 de ce qui est dans les cieux en haut ou de ce qui est sur terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sur la terre”. »71 Pour étayer cette idée, rappelons un passage particulièrement sanglant du livre de l’Exode qui narre la colère de Moïse à la vue des danses organisées autour du « veau d’or », cet objet cultuel, symbole de richesse matérielle, fabriqué à l’aide des boucles d’oreilles en or des femmes et des jeunes filles.72 La colère de Moïse est si violente qu’il brise les tables de la Loi et brûle le veau d’or jusqu’à le réduire en cendres afin de le faire boire aux idolâtres. Non content, le prophète s’adresse aux fils de Lévi — ceux qui n’ont pas adoré l’idole — en leur disant : « Ainsi, parle Yahvé, le Dieu d’Israël : ceignez chacun votre épée sur votre hanche, allez et venez dans le camp, de porte en porte, et tuez qui son frère, qui son ami, qui son proche. » Selon le récit de l’Exode, trois milles idolâtres sont ainsi décimés.73 Le jour suivant, Moïse faisant acte de contrition, prie Yahvé de ne point s’éloigner de son peuple. La prière est entendue et Moïse est invité à renouveler l’Alliance sur le mont Sinaï où il taille deux tables en pierre pour graver une nouvelle fois les commandements. Pour notre propos, il faut retenir que la condamnation globale de l’image a lieu beaucoup plus tardivement, par une forme de sédimentation de trois éléments issus de cultures différentes (l’interdit judaïque de l’image sculptée, la problématique métaphysique grecque puis morale chez les Latins). L’opprobre qui pèse sur la représentation figurée et la violence destructrice qu’elle provoque sont des thèmes largement repris dans la troisième grande religion monothéiste : l’islam. Les influences de la culture arabo-musulmane sur l’Occident chrétien furent, on le sait, très importantes, pour la philosophie, la médecine, l’histoire de l’art et des techniques, mais aussi en ce qui concerne la question théologico-politique de l’irreprésentable. Les indications qui suivent sont très succinctes et trop rapides, mais il n’est pas lieu ici de consacrer de long développements à cet aspect, au demeurant passionnant, de la question. Une sourate narre le même épisode du veau d’or et de sa destruction : « Regarde ton dieu, à la dévotion de qui tu t’obstines. Nous allons le brûler, je le jure, et puis dispersons-le en poudre dans la mer. »74 Or cela n’est pas resté E. KANT, op. cit., « Analytique du sublime », § 29, p. 220. Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles (1969), Paris, Seghers, 1974, 4e vol., articles « taureau » et « veau d’or ». 73 LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « L’Exode », 5, 32, 27-28. 74 LE CORAN, trad. et annot. par Jacques Berque, Paris, Sindbad, 1990, 20 : 97, p. 336. 71 72 47 sans conséquences puisqu’il est fort probable que le décret iconoclaste de 730, promulgué par l’empereur byzantin Léon III, originaire d’Anatolie orientale — donc proche du monde musulman —, ait été influencé par un autre décret du même ordre. Ce premier décret de 723-724 n’émanait pas d’un empereur mais du Khalife Yazid II à l’usage des chrétiens vivant sous son autorité. Ce qui signifie que les histoires à la fois religieuses, théologiques et politiques du destin des images autour du bassin méditerranéen s’entrecroisent durant des siècles. De plus, l’islam s’approprie une notion aussi centrale que l’idée « judéochrétienne » de création. Au point que cela fait dire à Khashayar Azmoudeh que « parmi les thèmes majeurs du Coran, celui de la création peut être considéré comme le plus fondamental, tant cette notion contient, d’une manière condensée, la quintessence même de l’enseignement coranique : l’unicité absolue de Dieu, sa puissance créatrice, sa bonté, sa miséricorde et sa justice infaillible ».75 L’enseignement coranique reste très proche de la Bible hébraïque et du Nouveau Testament sur ce point, comme en témoigne notamment le second verset de la troisième sourate : « Dieu — il n’est de dieu que Lui, le Vivant, l’Agent suprême — fait descendre sur toi l’Écrit dans la Vérité, pour avérer ce qui a cours. Il avait fait descendre la Torah et l’Évangile auparavant, come guidance pour les hommes […]. »76 En ce qui concerne l’interdit de l’image, il serait inexact de dire qu’il est complet dans le Coran. En effet, « la représentation figurée et son éventuelle interdiction par l’islam ne sont abordées […] que dans le domaine de l’idolâtrie […]».77 Il n’y a dès lors pas d’interdiction explicite de la production d’images dans le Coran. Cela dit, il est vrai que les textes se prêtent à de multiples interprétations. Certains théologiens musulmans, en prenant appui sur la sourate 7 ; 13878 et sur un hadith,79 accusent les producteurs d'images de vouloir rivaliser avec Allah, seul créateur qui insuffle la vie. L’interdit concerne alors non seulement la représentation du Prophète mais toute représentation naturelle quelle qu’elle soit. Mais on peut soutenir que, de manière générale, l’orientation Khashayar AZMOUDEH, art. « création », Dictionnaire du Coran, sous la dir. de Mohammad Ali Amir-Moezzi, Paris, Robert Laffont, 2007. 76 LE CORAN, 3 : 2 ; 3, p. 69. 77 Yves PORTER, art. « représentation figurée », Dictionnaire du Coran, p. 743. 78 Ibid., p. 407. 79 Parole ou action de Mahomet, dont l’ensemble forme le corpus exemplaire appelé la Sunna, dont se réclament les sunnites. 75 48 largement « aniconique »80 de l’islam a contribué à favoriser l’essor d’un art raffiné de la calligraphie et de l’ornement. Que la civilisation arabo-musulmane se soit particulièrement distinguée dans l’art ornemental, c’est ce qu’indique simplement l’introduction rabelaisienne (en 1546) de l’italianisme « arabesque » qui dérive de « arabo ».81 À l’évocation de ces quelques éléments tirés des écrits vétérotestamentaires et coraniques, le passage de l’homo faber à l’homo creator, puis æstheticus, nous paraît d’autant plus étonnant ! Pour que l’homme devienne créateur, il a fallu préalablement que Dieu soit conçu comme artiste. Or ni la Bible hébraïque ni le Nouveau Testament ne décrivent la création divine d’après l’analogie artistique.82 Par contre, au sujet de la question de l’image, il y a solution de continuité entre ce que les chrétiens considèrent comme « l’Ancien » et le « Nouveau » Testament. Comme le souligne Marie-José Mondzain, l’image fait une « entrée royale dans nos cultures du jour où l’incarnation chrétienne a donné à la transcendance invisible et intemporelle sa dimension temporelle […] ».83 Rappelons seulement le prologue à l’Evangile selon Saint Jean : « Au commencement était le Verbe »84, puis « […] le Verbe s’est fait chair ».85 Par cette incarnation, Dieu se montre aux êtres humains par l’image de son Fils. Dans l’Epître aux Colossiens, le thème de la Création est expressément rapporté à cet événement : « Il est à l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles […]. »86 Un autre passage néotestamentaire est essentiel pour la défense de l’image, tant et si bien qu’il sera abondamment repris et cité comme argument par les iconodoules. Il est raconté que Jésus, lors de son dernier repas à la veille du Vendredi saint, répond à l’apôtre Philippe ceci : Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : « Montrenous le Père ! » ? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moiM.-J. MONDZAIN, L’image peut-elle tuer ?, p. 9. DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, tome 1, art. « arabesque ». 82 J.-L. CHRÉTIEN, op. cit., p. 92. 83 M.-J. MONDZAIN, Le commerce des regards, p. 18. 84 LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Evangile selon Saint Jean », prologue, p. 1789. 85 Ibid. 86 Ibid., « Épître aux Colossiens », 1 ; 15-16, p. 1972. 80 81 49 même. En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais ; il en fera même de plus grandes car je vais vers le Père. Et tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai afin que le Père soit glorifié dans le Fils.87 Il n’en demeure pas moins que la teneur ontologique de l’« image » du Dieu invisible qui s’offre au regard humain par l’incarnation du Fils demeure essentiellement autre que l’image produite par des mains humaines, d’autant plus que la similitude de la créature dans la Genèse et l’expression du Fils à l’image du Père n’a pas directement placé la fabrication d’images artificielles hors de tout soupçon, bien au contraire ! Dans un autre ouvrage, Marie-José Mondzain souligne le caractère largement aniconique du protochristianisme en disant que « dans la plupart des cas, les premiers penseurs chrétiens furent hostiles à toute figuration pour mieux marquer la distance qui les séparait définitivement de toutes les formes de paganisme grec et des idolâtries […] ».88 De plus, l’image incarnée du Dieu ne relève en aucune façon de quelque chose de « créé », contrairement au reste de l’étant. En effet, selon le credo de Nicée-Constantinople, le Fils est engendré de même nature que le Père, il lui est proprement consubstantiel, c’est-à-dire incréé. C’est ce qui est expressément dit dans le symbole, promulgué lors du premier Concile de Nicée en 325, en réponse aux doctrines philosophiques ― plus que religieuses ― de l’hérésiarque Arius. On lit : Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur de toutes choses visibles et invisibles ; et en un seul Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, engendré monogène du Père, c’est-à-dire de l’essence du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ; engendré et non pas créé ; consubstantiel au Père, par qui tout a été fait, ce qui est au ciel et ce qui est sur la terre ; qui pour nous, hommes, et pour notre salut, est descendu, s’est incarné, s’est fait homme, a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux et viendra juger les vivants et les morts ; et au Saint-Esprit. Quant à ceux qui disent : Il fut un temps où Il n’était pas ; et qui disent : avant d’être engendré Il n’était pas ; et qui disent : Il a été 87 88 Ibid., « Evangile selon Saint Jean », 14 ; 9-10, p. 1821. M.-J. MONDZAIN, Image, icône, économie, Paris, Seuil, 1996, p. 100. 50 fait de ce qui n’était pas ou d’une autre hypostase ou essence ; ou qui disent : le Fils de Dieu est créé, changeable, mutable, ceux-là l’Église catholique les anathématise.89 À la relecture de ce texte, ce qui semblait encore parfaitement incompréhensible, c’est-à-dire qu’une analogie ait pu être établie entre l’action divine créatrice et l’ordre du faire proprement humain, s’éclaire progressivement. Même s’il existe encore jusqu’au tournant proprement moderne de l’Art une différence abyssale entre ces deux ordres, l’incarnation du « vrai Dieu » qui s’est fait homme constitue un événement sans précédent pour la question qui nous occupe. C’est à la faveur de cette interprétation que s’est opéré le transfert de sacralité du domaine divin au domaine humain. Mais l’interprétation qui consiste à faire du dogme de l’incarnation du Fils le fondement de la vérité possible d’une image blanchie de tout soupçon de récupération idolâtre, ne fait pas l’unanimité parmi les théologiens. Que l’on songe seulement aux différents épisodes iconoclastes de l’histoire de l’Occident chrétien. Et cette querelle est sans cesse reconduite. Par exemple, le théologien protestant Bernard Rordorf, déjà abondamment cité, soutient à l’encontre de l’image une thèse radicale puisqu’il érige son interdit en critère d’authenticité de toute théologie chrétienne à venir, en reconnaissant, par ailleurs, que « l’image constitue […] la véritable question spirituelle de notre temps ».90 Aussi, le terrain d’affrontement entre iconoclastes et iconodoules n’a, à ce jour, pas encore été déserté, prouvant du même coup que les uns comme les autres n’ont pas renoncé à attribuer à l’image soit un caractère « démoniaque » ou, à l’inverse, une extraordinaire puissance de transcendance, sans commune mesure. Et c’est seulement à partir de cet horizon que la question formulée par Jean-Louis Chrétien devient audible : « Comment le créateur devint-il artiste ? Comment l’artiste devint-il créateur ? En d’autres termes, comment l’acte créateur, lequel n’appartient en propre qu’à Dieu pour la Révélation biblique, en vint-il à être pensé grâce à des schèmes empruntés à l’acte humain, proprement humain, de la production et de la fabrication ? Et Texte tiré de NICÉPHORE, Discours contre les iconoclastes. Discussion et réfutation des bavardages ignares, athées et tout à fait creux de l’irréligieux Mamon contre l’incarnation de Dieu le Verbe de notre Sauveur, recueil traduit, présenté et annoté par M.-J. Mondzain, Paris, Klincksieck, 1989, p. 307. Je souligne. 90 B. RORDORF, op. cit., p. 18. 89 51 comment le producteur humain en vint-il à se désigner lui-même sous le nom divin de créateur ? ».91 § 1.5 IDOLE, ICÔNE, CRÉATION EX NIHILO Avec cet événement, sans précédent dans l’histoire de la pensée, se déploie la possibilité pour l’image figurée par la main de l’homme de passer du statut d’eídôlon à celui d’eikón. Ce qui signifie que, notamment par le biais du récit mythique de la traduction de la Bible des Septante, est narrée l’histoire d’une espèce de « mariage contre nature », unissant la philosophie grecque et la tradition hébraïque. Eikón, icône, devient le nom d’un type d’image singulière qui n’est plus mimétique mais qui présente — plus qu’elle ne représente — ou dont émane une présence divine. L’eídôlon, qui est le produit de l’art mimétique, est un « petit eîdos », un simple aspect, un reste de l’eîdos qui s’oppose, selon Platon, à ce qui est recherché par la philosophie.92 L’eídôlon, ce petit aspect négligeable de la totalité de l’être recherchée devient, investi par la christologie, eikón. Bernard Rordorf indique que les termes qui servent à désigner les idoles dans l’A.T. « conservent en effet la connotation du travail artisanal et que leur signification se rapporte moins à l’objet terminé qu’au mode de sa fabrication : ainsi pêsêl, image taillée, ou masseqah, image de métal fondu. En nommant l’idole, l’hébreu ne perd pas de vue qu’elle est fabriquée par l’homme ! ».93 Or même si l’icône n’est pas l’image, elle ne pourrait exister sans elle.94 Les conséquences, des siècles plus tard, tant pour l’histoire de l’art que pour l’esthétique philosophique, sont incommensurables. Le geste du peintre d’icônes, dont la main est au service d’une miraculeuse émanation n’appartenant plus au registre de la mímêsis, est sacralisé. Si la philosophie grecque n’a nullement omis de poser la question de l’image, celle-ci a toujours été convoquée devant J.-L. CHRÉTIEN, op. cit., p. 91. Jean LAUXEROIS, « Présentation », à PLATON, Ion et autres textes. Poésie et philosophie, Pocket, France, 2008, p. 140. 93 B. RORDORF, op. cit., p. 136. 94 M.-J. MONDZAIN, « Préface » à NICÉPHORE, op. cit., p. 7. 91 92 52 « l’instance d’un tribunal noétique ou eidétique qui devait la faire renoncer à toute dignité en tant que produit de la téknê ».95 Avec la doctrine chrétienne iconophile, ce qui était de l’ordre de la simple production humaine (ars), reçoit une importance radicale, sans commune mesure avec tout ce qui a été précédemment écrit sur l’image, y compris par Aristote. Selon les iconodoules, l’image qui détient le pouvoir le plus extraordinaire est l’icône du Christ, laquelle s’offre au regard de l’orant en présentant l’historicité même de l’incarnation divine. Dans ce contexte, la main de l’artisan qui donne lieu à cette image, au statut tout à fait exceptionnel, est guidée par le souffle spirituel de la Parole ellemême. Aussi, la main humaine animée de la sorte est loin d’exprimer une quelconque « subjectivité artistique », au sens esthétique moderne. Elle est, bien au contraire, empreinte, à la lettre, d’un véritable enthousiasme. Et celui ou celle qui regarde l’icône n’adule pas une image mais vénère la Personne, l’hypostase de l’Invisible manifestée dans l’espace offert de la visibilité iconique. Tel est du moins ce qu’indique le second Concile de Nicée : « Que celui qui vénère l’icône vénère en elle l’hypostase de Celui qui y est inscrit »96. Et Georges DidiHubermann de commenter : « L’icône miraculeuse elle-même n’était autre que le “character divinisé de la chair” du Verbe : elle avait donc pour efficacité de transmettre sa puissance d’empreinte sur celui qui la vénérait, et ainsi elle continuait en quelque sorte le travail de l’incarnation par un processus pensé avant tout dans les termes du sacrement liturgique. »97 Reste à comprendre à la faveur de quels déplacements ce qui appartenait originellement au domaine sacré est passé dans le domaine profane. Le processus de sécularisation du concept théologique de création s’amorce à la Renaissance. Pour être plus précis, il faudrait, en fait, inverser la proposition : le processus proprement est celui artiste, d’une véritable conscient de son divinisation de pouvoir l’artisan qui créateur, les devient funérailles « nationales » de Brunelleschi, pour employer un anachronisme, devenant le paradigme même de cette consécration. Devenir artiste, et donc disposer d’un pouvoir créateur, va de pair avec une émancipation sociale et une conscience individuelle croissante, comme en témoigne notamment le nom apposé sur l’œuvre. Signer, c’est déjà assumer en son nom propre une œuvre, en être le M.-J. MONDZAIN, Image, icône, économie, p. 99. Passage cité par J.-L. MARION dans Dieu sans l’être, Paris, PUF, 1991, p. 30. 97 Georges DIDI-HUBERMAN, Devant l’image, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 228229. 95 96 53 répondant pleinement responsable. Rien de plus étranger à l’art du peintre d’icônes que cette « subjectivité triomphante » de l’artiste. Une transformation du métier de peintre et de sculpteur se prépare, transformation dont témoignent de nombreuses sources écrites provenant des théoriciens de l’art italiens. L’histoire de la langue et la fortune critique du mot « artiste » fournissent également des éléments intéressants pour comprendre cette évolution. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, ce mot dérive d’un terme commun au latin médiéval et à l’italien : « artista », de ars, artis pour le latin ou de arte pour litalien. Ce terme savant apparaît notamment sous la plume de Christine de Pisan (1363-1430) : « Homme de mestier, que les clercs appellent artistes ». Le sens du mot « artiste » — au sens latin d’artifex — est encore très proche d’« artisan ». Or très rapidement, le sens de ce terme assume celui de l’artista latin, qui désigne « l’étudiant en arts libéraux à l’université » et qui reçoit en 1578, le sens spécial d’« architecte » ! C’est très intéressant à noter lorsqu’on songe à la fortune critique de la notion de « grand Architecte » ainsi qu’à la conception wolffienne de l’œuvre d’art, qui « prend modèle sur l’architecture ».98 Selon le Dictionnaire de Trévoux (1711), le rapport entre artiste et artisan « devient au 18e siècle nettement hiérarchique, comme celui qui existe entre arts libéraux et arts mécaniques, mais d’une autre manière. L’artiste peut bien exercer une profession technique, mais à condition que son art mécanique “suppose de l’intelligence” ».99 L’élément décisif dans la notion d’« artiste », c’est donc le caractère noétique de l’acte productif. À ce qui est produit au moyen d’un ensemble de règles apprises et transmises par des maîtres d’atelier, c’est-à-dire ce qui est le fruit d’un savoir-faire, s’oppose ce qui est produit au sens le plus « haut » du terme, c’est-à-dire ce qui est conçu d’après l’intellect. Par exemple, selon le même Dictionnaire, le cordonnier est un artisan tandis que l’horloger est un artiste. Ainsi, le savoir-faire productif n’est « artistique » qu’à la faveur de ce qui est déjà de l’ordre d’une division du travail qui s’opère entre travail manuel et le travail intellectuel. Le caractère intellectuel du savoir-faire artistique, c’est-àdire le fait que la production soit guidée par l’esprit, nous permet de comprendre la possibilité de l’analogie avec l’œuvre du Créateur lui-même. Une décision de Jeongwoo PARK, « La pensée esthétique de Christian Wolff » dans Aux sources de l’esthétique. Les débuts de l’esthétique philosophique en Allemagne, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2005, p. 60. 99 DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, vol. 1, art. « artiste ». 98 54 sens radicale sur ce point est prise entre le 4e et le 5e siècle de notre ère, par le célèbre évêque d’Hippone : Cet art souverain du Dieu tout-puissant, art par lequel tout fut tiré du néant et qu’on nomme encore sa sagesse, c’est également lui qui agit par les artistes, pour leur faire produire des œuvres belles et proportionnées. Toutefois, ils n’opèrent pas à partir de rien, mais d’une matière donnée.100 Aussi, la possibilité de cet étonnant transfert s’est déployée à la faveur d’une distinction essentielle au sein de la notion de création. L’artiste a pu devenir un « créateur » par analogie, pour autant que la possibilité de créer, au sens le plus fort du terme, demeure une prérogative essentiellement divine. Or il s’agit bien d’une véritable décision tant herméneutique que politique. En effet, l’institution du dogme de la création ex nihilo par la patristique est tardive. Comme le souligne Gershom Sholem, « il n’est absolument pas évident que les sources bibliques parlent d’une création à partir du néant car l’expression n’apparaît nulle part, pas plus dans la Bible hébraïque que dans le Nouveau Testament grec. »101 Le locus classicus qui étaie la doctrine de la création ex nihilo est un passage du second Livre des Maccabées. Or les deux livres des Maccabées appartiennent au corpus dit deutérocanonique, c’est-à-dire à l’ensemble des textes que les Septante ont considéré comme « inspirés » et dont le Concile de Trente (1545), en réponse directe aux réformateurs, à réaffirmé la canonicité. Le second livre des Maccabées rapporte la parole d’une mère qui, animée par un « mâle courage » dans son « raisonnement de femme », parle à l’un de ses sept fils, destiné à mourir en martyr comme tous ses frères, le jour même. Le passage concerné est traduit comme suit : Je t’en conjure mon enfant, regarde le ciel et la terre et vois tout ce qui est en eux, et sache que Dieu les a faits de rien et que la race des hommes est faite de la même manière.102 Or Scholem indique que ce passage, daté vraisemblablement de la fin du 2e voire du début du 1er siècle avant J.-C., disait dans la version grecque : AUGUSTIN, Livre des 83 questions diverses, qu. 78, trad. Beckaert, Paris, 1953, p. 340342 (Œuvres, t. X), cité par J.-L. CHRÉTIEN dans « Du Dieu artiste à l’homme créateur », p. 99. 101 G. SCHOLEM, « La création à partir du néant et l’autocontraction de Dieu », p. 36. 102 LA BIBLE DE JÉRUSALEM, (7, 28), p. 762. Je souligne. 100 55 Sachez qu’à partir de ce qui est, il a fait les cieux et la terre.103 Le sens du texte — en passant du grec au latin au 5e siècle — a donc subi une profonde modification. En effet, la Vulgate ajoute explicitement : « ex nihilo fecit illa » (i. e. les cieux et la terre).104 Et que l’attribution du caractère ex nihilo à l’acte créateur divin renforce le pouvoir absolu et inconditionné de Dieu. Il n’est plus comme chez les Grecs et Latins, le simple modelage et la mise en forme d’une matière déjà donnée. Aussi, le « rien », le « néant », à partir duquel l’acte créateur a lieu est, d’un point de vue ontologique, fort différent du chaos originel. Le caractère ex nihilo manifeste la toute-puissance de Dieu, son omniscience, autant que sa sagesse universelle. C’est ce qui fait dire à Saint Thomas dans le traitement de la Question 45 de la Somme théologique : Il est donc nécessaire de dire que c’est à partir de rien que Dieu produit les choses dans l’être.105 Dès lors, c’est à partir de cette distinction essentielle, de ce qui est devenu, par la rencontre de deux traditions, autant un dogme et qu’un concept philosophique, que — dans l’histoire de l’Occident chrétien — l’idée d’un créateur-artiste a pu émerger. Que l’acte créateur ex nihilo demeure une prérogative essentiellement divine et que son corollaire soit précisément l’omniscience du Créateur, voilà ce qu’il s’agit de ne pas perdre de vue lorsqu’on médite sur les concepts fondamentaux de l’esthétique. Ces quelques indications contextuelles — qui ne prétendent en aucun cas constituer une quelconque forme d’« exégèse » — visaient à mettre en perspective des rapports proprement antédiluviens, et beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord, qui unissent parole (orale et écrite), image (mentale et figurée) et création. Cet entrelacs est d’autant plus difficile à démêler que les éléments qui le composent sont hétérogènes. Or poser la question de l’émergence de l’esthétique au 18e siècle consiste, notamment, à s’interroger sur le fondement qui garantit la vérité métaphysique de l’« Art » tel que Baumgarten la conçoit. G. SCHOLEM, op. cit., p. 39. Je souligne. Ibid. 105 Thomas D’AQUIN, Somme théologique, tome 1, Paris, Cerf, 1994, « question 45 », article 2, réponse, p. 173. 103 104 56 C’est à la philosophie l’esthétique doit réduite rang au d’avoir de que été simple discipline universitaire. T.W. ADORNO Paralipomena 57 58 PREMIÈRE PARTIE LA MÉTAPHYSIQUE DE L’ART D’ALEXANDER GOTTLIEB BAUMGARTEN § 1.1 ÉTAT DE LA QUESTION ET SITUATION ÉDITORIALE Maintes critiques, qui ne se distinguent pas toujours par leur aménité ni par leur charité herméneutique, ont été adressées rétrospectivement à cette esthétique qui entend repenser la sensibilité dans son rapport essentiel avec les beaux-arts et, de façon plus générale, avec les arts libéraux. En effet, le sens que Baumgarten donne à l’objet de l’esthétique ne rejoint pas terme à terme notre entente moderne de la notion de « beaux-arts ». En ce qui concerne la réception contemporaine de l’Æsthetica, bon nombre de commentateurs s’accordent à dire qu’elle a été complètement éclipsée par la parution, en 1748, des Anfangsgründe aller schönen Wissenschaften (1748-1750) de Georg Friedrich Meier, le principal « disciple direct » de Baumgarten. La « révolution esthétique » n’a pas eu lieu, selon Steffen W. Gross,106 car elle a été victime du large succès de cet autre ouvrage, écrit en allemand, qui vulgarise (et fausse) le contenu de l’enseignement d’esthétique dispensé par Baumgarten à Francfortsur-l’Oder dès 1742,107 c’est-à-dire huit ans avant la parution du premier tome de son ouvrage. En 1750, c’est-à-dire au moment de la parution de l’Æsthetica, chaque bibliothèque se devait d’avoir un exemplaire des Anfangsgründe.108 Le caractère « populaire » de cet ouvrage, dans les deux sens du terme, c’est-à-dire comme Populär-Philosophie et comme « succès éditorial » retentissant, n’a sans doute pas contribué à favoriser une bonne réception de l’Æsthetica qui, par contraste, apparaît dès 1750, comme un ouvrage « obscur » (dunkel) et « difficile à comprendre » (schwer verständlich).109 Dans le siècle du goût et de l’esprit de finesse, « sa langue barbare, son néolatin, ses néologismes Stefen W. GROSS, FELIX AESTHETICUS. Die Ästhetik als Lehre vom menschen, Königshausenet Neumann, Würzburg, 2001, p. 49. 107 Salvatore TEDESCO, « Presentazione » dans A. G. BAUMGARTEN, Estetica, Milano, Æsthetica, 2000, p. 7. 108 Dagmar MIRBACH, « Einführung : zur Fragmentarische Ganzheit von Alexander Gottlieb Baumgarten » dans A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, p. XXI. 109 Ibid. 106 59 scolastiques » (seine barbarische Sprache, sein Neulatin, seine Scholastischen Kunstworte) — pour reprendre les termes employés par Johann Gottfried Herder110 — ne pouvaient qu’être fort mal accueillis. Que Baumgarten n’ait pas été un auteur particulièrement lu découle, pour bonne part, de cette adhésion à « une convention déjà un peu désuète en son temps »,111 que constitue le choix du latin. Armand Nivelle note : Certains historiens de l’esthétique limitent l’importance de notre philosophe au fait d’avoir baptisé ce que le 18e siècle appelait la « science nouvelle » […]. Vraisemblablement, ces commentateurs ont été rebutés par l’allure scolastique et compassée des traités de notre auteur. Aucun de ceux-ci n’est devenu fort populaire. Le latin en est compliqué et surchargé d’expressions techniques.112 Anticipant les plaintes et reproches à venir, Baumgarten répond l’année de la parution du premier volume ceci : Nous nous engageons à présent dans une section où nous nous expliquerons davantage sur ce qui constitue l’excellence de la belle connaissance que doit acquérir le bel esprit que nous avons décrit de manière générale. Nous prions tout d’abord le lecteur de ne pas juger notre manuel d’après ce critère, car ceci ne doit pas être l’exemple d’un écrit esthétique, mais l’exposé scientifique de l’esthétique, et tout comme on se garde de reprocher à un musicien de jouer lentement pour initier un débutant, il ne faut pas davantage nous faire de reproches en la matière.113 Au-delà de ce problème stylistique ou formel — s’il m’est permis de convoquer l’opposition métaphysique régissant matière et forme — l’une des premières critiques de fond, et non la moins acérée, est celle de Kant. Selon lui, le projet esthétique — bien qu’émanant de l’« excellent analyste » (vortrefflicher Cité par S. W. GROSS, op. cit., p. 50. S. BUCHENAU, « Alexander Gottlieb Baumgarten » dans Aux sources de l’esthétique. Les débuts de l’esthétique philosophique en Allemagne, dir. J.-F. Goubet et G. Raulet, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2005, p. 102. 112 Armand NIVELLE, Les théories esthétiques en Allemagne, de Baumgarten à Kant, Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 18-19. 113 A. G. BAUMGARTEN, Kollegium über Ästhetik (cours de 1750), dans Bernhard Poppe, A. G. Baumgarten, seine Stellung und Bedeutung in der Leibniz-Wolffischen Philosophie, Thèse, Münster, 1907, p. 130-131, trad. S. Buchenau dans Aux sources de l’esthétique, p. 131. Je souligne. 110 111 60 Analyst) dont l’opus metaphysicum est employé à des fins didactiques — se résume à n’être, en fin de compte, qu’un « vain espoir » (verfehlte Hoffnung). Une nouvelle science qui se propose à la fois de fonder et de garantir cette connaissance dite sensible, et dont les arts libéraux constituent l’un des domaines de prédilection, est vouée a priori à l’échec. Pourquoi ? En fait, toute l’ambiguïté du terme « æsthetica » réside dans cette tension engendrée par la coexistence, dans une même formulation, de deux visées apparemment contradictoires : la constitution d’une théorie des arts libéraux d’une part et la création d’une nouvelle logique de la sensibilité d’autre part. En quoi réside l’inanité d’une telle collusion selon Kant ? Selon la perspective ouverte par l’élaboration du système critico-transcendantal, Baumgarten aurait confondu deux législations essentiellement différentes : celle qui régit une science de la sensibilité fondatrice des conditions de possibilité de toute expérience et celle d’une critique du goût qui ne repose pas, par définition, sur des fondements a priori. Toute la question est de savoir si l’esthétique philosophique, non seulement à ses débuts, mais en tant que telle, est bien l’exact synonyme d’une entreprise visant à critiquer le goût. Rien n’est moins sûr et c’est ce que j’entends démontrer. Un autre philosophe, et non des moindres dans le domaine qui nous occupe, Benedetto Croce, auquel nous devons la première réédition des Méditations dit, non sans quelque amertume, ceci : Ô excellent Baumgarten ! Dont je réimprimai à Naples en 1900, avec la piété d’un lointain disciple, lointain dans le temps et dans l’espace, meis impensis [à mes frais], les Meditationes en un élégant opuscule (sur le petit nombre d’exemplaires que je mis en vente il n’y en eut pas même un pour trouver un acheteur, de sorte que je finis par les donner tous et je ne crois pas que parmi les donataires il ne se soit jamais rencontré aucun lecteur) […].114 À en croire Croce, personne ne lut ce premier ouvrage de Baumgarten et ses efforts sont, une fois de plus, qualifiés de « vains » (vani sforzi) !115 Concédons Benedetto CROCE, « Rileggendo l’Aesthetica del Baumgarten » dans Ultimi saggi, Saggi Filosofici, 7, Gius. Laterza e Figli, Bari, 1935, p. 101. Traduit par Gilles A. Tiberghien, « En relisant l’esthétique de Baumgarten » dans les Essais d’esthétique, Gallimard, 1991, p. 116. 115 Ibid., p. 93, pour la trad. française : p. 108. 114 61 qu’en Italie, peut-être — en mettant entre parenthèse le contexte nationaliste qui, pour bonne part, fait dire à Croce que c’est la « scienza nuova » de Vico qui constitue à bon droit la « première esthétique » — personne ne lut les Méditations. En Italie, peut-être, mais en Allemagne, et cela avec certitude, Baumgarten ne passa guère inaperçu. En 1907 est éditée à Leipzig la dissertation inaugurale de Bernhard Poppe accompagnée d’un manuscrit esthétique inédit (« einer bisher unbekannten Handschrift der Ästhetik Baumgartens »), le Kollegium über Ästhetik, c’est-à-dire les notes rédigées en allemand à partir du cours d’esthétique dispensé par Baumgarten en 1750. Ces notes ont vraisemblablement été dictées — plutôt que prises durant la leçon, compte tenu de leur précision — à un étudiant dont le nom nous est inconnu. De nos jours encore, alors même que tout le monde emploie le terme « esthétique », Baumgarten continue à être relégué au rang de « prékantien dogmatique » qui se serait borné à inventer un néologisme. Cela est à la fois injuste et contradictoire puisque l’enseignement académique de l’esthétique, en tant que discipline, précède largement la parution du premier tome de l’ouvrage en question. Mais il y a plus. Baumgarten a été le premier à subsumer tous les arts, au sens très large du terme, sous la catégorie du beau. Une telle redéfinition de l’Art implique, par conséquent, sa réhabilitation ontologique. En réponse à Platon, même les productions mimétiques cessent d’être considérées comme des apparences trompeuses. Elles quittent également le simple registre de l’agréable. L’Art, tel que le redéfinit Baumgarten, devient l’expression d’une forme nouvelle de vérité métaphysique. Que l’Art soit essentiellement beau car parfait dans le domaine des choses humaines, qu’il ménage un rapport à la vérité en tant qu’il exprime quelque chose du monde et de nous-mêmes, voilà autant de thèses qu’il est légitime de remettre en question aujourd’hui. Encore faut-il pour cela comprendre d’où viennent ces notions, c’est-à-dire prendre le temps de relire Baumgarten et d’évaluer la portée philosophique de son geste. À l’encontre du terme lui-même et de la discipline qu’il désigne, les critiques virulentes ne manquent pas non plus. Marc Jimenez, dans l’avant-propos de son ouvrage intitulé Qu’est-ce que l’esthétique ?, présente l’état de la question en ces termes : 62 Il y a seulement une vingtaine d’années [il écrit en 1997], le mot « esthétique », employé pour désigner la réflexion philosophique sur l’art, apparaissait prématurément vieilli. Bien que son sens moderne ne date que du 18e siècle, il semblait désuet et prêt à disparaître. Certains philosophes allaient jusqu’à déclarer, de façon humoristique, que « dans son histoire bicentenaire depuis le milieu du 18e jusqu’au milieu du 20e siècle, l’esthétique s’est révélée comme un insuccès brillant et plein de résultats ».116 Sans vouloir multiplier les exemples, on peut encore citer Serge Trottein dont le jugement est, sur ce point précis, sans appel. En filant la métaphore obstétrique, ce dernier affirme que la « naissance » de l’esthétique philosophique — dont la paternité est disputée par Baumgarten et Kant (la mère est bien connue, il s’agit de la vieille métaphysique) — est non seulement vaine mais morbide, en ceci qu’elle a engendré une série d’avortons : De Baumgarten à Kant il n’y a donc pas eu naissance ou genèse ou invention de l’esthétique, mais une multiplication de naissances et de renaissances de l’esthétique, ou même si l’on préfère une série d’IVG, interruptions volontaires (car imputables, au fond, à la volonté, à cette faculté supérieure de désirer qu’est la raison pratique) de grossesse ou de gestation, bien que la métaphore même ne puisse se poursuivre indéfiniment : car ce qui est en gestation et qui chaque fois n’arrive pas à terme, c’est l’interruption même.117 Dès lors, et dans pareil contexte, pourquoi reposer une fois de plus la question de l’esthétique ? Le questionnement se propose comme une alternative : ou bien l’esthétique est un terme fourre-tout qui désigne le je ne sais quoi de presque tout, qui ne dénote aucune réalité, selon une conception analytique de la philosophie, auquel cas Baumgarten s’est effectivement contenté d’inventer un mot, certes utile à employer mais qui ne concerne rien de véritablement philosophique ; ou bien le projet de l’esthétique, tel qu’il se déploie avec Baumgarten, n’a pas été suffisamment interrogé et a été éclipsé non seulement par les Anfangsgründe de Meier comme suggéré plus haut mais aussi, Marc JIMENEZ, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard, 1997, p. 9. Serge TROTTEIN. « Renaissances de l’esthétique de Baumgarten à Kant » dans L’esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, Paris, PUF, 2000, p. 133. 116 117 63 et surtout, par la troisième Critique de Kant. Cependant, ces questions de réception n’expliquent pas tout et, surtout, elles ne rendent pas compte de l’importance ontologique de l’invention de l’esthétique. Je ne pense pas que la constitution de l’esthétique philosophique puisse être réduite à la manifestation d’un supposé « Zeitgeist » propre au 18e siècle. L’émergence de l’esthétique s’est présentée, à un moment précis de l’histoire de la philosophie, comme une nécessité. Elle est l’une des conséquences ultimes du passage de l’ancienne métaphysique de l’étant à la métaphysique moderne du sujet. C’est parce que la subjectivité et la certitude de soi du sujet pensant se posent en fondements métaphysiques à partir desquels la méthode peut déployer tous ses effets, que la question d’une nouvelle science de la sensibilité a pu se poser en ces termes. Ce qui vient d’être établi n’implique pas pour autant, contrairement à ce qu’une lecture faite à partir de Kant pourrait laisser entendre, que la « vérité esthétique », telle que Baumgarten la systématise, ne soit que le simple produit de la subjectivité du sujet. Il y a bien une vérité objective qui confère à l’esthétique son statut de science. Aussi, cette nouvelle science de la sensibilité est fort éloignée de ce que Bæumler a pu nommer l’irruption de l’« irrationalisme » dans la pensée occidentale. Loin d’être irrationnelle, l’esthétique philosophique est à concevoir comme une tentative inédite de rationaliser un domaine jusqu’alors tenu pour rationnellement non fondé. Comme le pense aussi Annie Beck, « les doctrines les plus propres à favoriser la naissance de la pensée esthétique moderne sont celles qui n’ont pas rejeté l’élément rationnel ».118 Et cela est particulièrement vrai pour la pensée de Baumgarten qui s’inscrit dans la voie ouverte par Leibniz et sa critique du pur cogito ainsi que de son corrélat, c’est-à-dire l’« immaculée perception » de l’étant. Sur le plan strictement éditorial, le 18e siècle est saturé de traités sur le beau en général et les beaux-arts en particulier. Par exemple, et sans nullement prétendre à l’exhaustivité, le premier mars 1711 est édité pour la première fois le périodique The Spectator d’Addison ; la même année paraissent les Characteristics of Men, Manners, Opinions and Times de Anthony Ashley Cooper, Annie BECQ, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice (1680-1814), vol. 1, Paris, Albin Michel, 1994, p. 299. 118 64 comte de Shaftesbury ; le Traité du Beau (1715) de Jean-Pierre de Crousaz ; les Réflexions sur la poésie et la peinture de l’Abbé Du Bos (1719) ; l’Inquiry into the Origins of Ideas of Beauty and Virtue que Francis Hutcheson publie anonymement en 1725 et qui est réédité l’année suivante à son nom, sous le titre An inquiry concerning beauty, order, harmony, design ; La scienza nuova (1744) de Giambattista Vico ; Les Beaux-arts réduits à un même principe (1746) de Charles Batteux ; Of the Standard of Taste (1757) de David Hume ; la même année paraît A philosophical enquiry into the Origins of our Ideas of the Sublime and Beautiful d’Edmund Burke ; An Essay on taste (1759) d’Alexander Gerard ou encore les Beobachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabene (1764) de Kant. Dans cette impressionnante multiplication de traités, je soutiens que l’Æsthetica, du point de vue de la question ontologique, occupe une place particulière et absolument irréductible en ceci qu’elle s’attache à penser systématiquement le rapport entre la philosophie et l’« Art », avec toutes les difficultés et les réserves que cette démarche suscite. Il n’y a aucun dépassement de la métaphysique par l’esthétique, au contraire. Baumgarten entend fonder une nouvelle partie de la philosophie et ne conçoit pas l’esthétique comme une simple discipline auxiliaire, ni comme une anthropologie philosophique orientée sur la question des beaux-arts, ni même comme une sémiologie. Tant s’en faut. Nombreux sont les extraits qui permettent de fonder cette affirmation. Prenons, par exemple, la définition du terme « esthétique » proposée au paragraphe 533 de la Métaphysique : La science du mode de connaissance et d’exposition sensible est l’esthétique [scientia sensitive cognoscendi et proponendi est AESTHETICA, n. d. a. die Wissenschaft des Schönen] (logique de la faculté de connaissance inférieure, philosophie des grâces et des muses, gnoséologie inférieure, art de penser bellement [ars pulchre cogitandi], art de l’analogon de la raison.)119 A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 533, p. 89, traduction légèrement modifiée. Il m’a été suggéré de traduire « ars pulchre cogitandi » par « art de penser bellement » au lieu de la solution proposée par J.-Y. Pranchère : « art de la beauté du penser » qui évacue la dimension adverbiale de « pulchre » et la dimension proprement dynamique et créatrice de cet art. 119 65 Citons aussi le Kollegium über die Ästhetik de 1750 qui commente le § 134 de l’Æsthetica comme suit : Si l’on voulait aussi établir une topique générale, il faudrait relire les écrits principaux de l’ontologie, commencer par le possible et continuer par le unum, bonum, verum, perfectum ; c’est ainsi qu’on obtient une sorte de topique générale, qui donnera toujours matière à discourir.120 Reprenons les choses dans l’ordre. Aristote dit de la philosophie qu’elle « est une science qui fait la théorie de l’étant en tant qu’étant et de ce qui lui appartient en lui-même ».121 (Nous savons que le terme « métaphysique » est un titre proposé par l’éditeur d’Aristote, Andronicos de Rhodes, le dernier scolarque.) Dès lors, si les fondements de l’esthétique philosophique reposent sur cette « ontologie régionale » ou « métaphysique spéciale » qu’est la psychologie qui, à son tour, s’appuie sur les principes fondamentaux de la métaphysique en tant que science du fondement de l’étant en son entier, l’esthétique n’est pas une simple curiosité historiographique mais constitue bien, dans ses prétentions à dire l’Art en sa vérité, une question philosophique à part entière. Et dès lors qu’elle fait partie de la métaphysique, elle n’est ni « dépassée » ni même « passée de mode » ; au contraire, ses apories constitutives continuent à nous préoccuper et à surdéterminer notre manière de nous rapporter conceptuellement aux beaux-arts aujourd’hui. Toute la question est précisément de déterminer si l’esthétique peut prétendre au statut d’« ontologie régionale » ou pas. L’esthétique est-elle véritablement une partie de la philosophie qui, en tant que telle, a affaire à la question de la vérité, ou ne l’est-elle pas ? Ou, pour formuler la question encore différemment, est-ce que l’esthétique se constitue effectivement à partir de et en dialogue constant avec ce type de questionnement qui a reçu dans notre tradition de pensée occidentale le nom de « métaphysique », ou bien n’est-elle qu’un phénomène culturel « intéressant » qui nous renseigne avantageusement sur la Weltanschauung propre au 18e siècle ? Pour introduire cette question, il A. G. BAUMGARTEN, Kollegium über Ästhetik dans Bernhard POPPE, A. G. Baumgarten […], p. 139 ; trad. S. Buchenau dans Aux sources de l’esthétique, p. 135. 121 ARISTOTE, « Livre Gamma », chapitre 1, 1003a dans La décision du sens, Le livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote, trad. et comm. Barbara Cassin et Michel Narcy, Paris, Vrin, 1989, p. 115. 120 66 convient avant tout d’éclaircir — à la suite de Francesco Piselli — ce que conçoit Baumgarten lui-même sous le terme de « métaphysique » : Il s’agit de se demander sans tarder ce qu’est la métaphysique pour Baumgarten. Nous apprenons qu’elle est une science, et la première entre toutes car elle contient les principes premiers de la connaissance humaine, au moins : Metaphysica est scientia prima cognitionis humanae principia continens (Metaphysica, 1739, 1743, 1750, § 1). Metaphysica est scientia primorum in humana cognitione principiorum (Metaphysica, 1757, 1779, §1). La métaphysique en tant que science est une connaissance dont la caractéristique est d’aller du certain au certain. Dire qu’elle contient les principes premiers signifie qu’elle rend raison de toute connaissance, y compris la connaissance métaphysique elle-même. Dans sa primauté fondatrice, elle ne se restreint toutefois pas à quelques propositions brillantes, aptes à orienter dans un mouvement juste chaque acte noétique. Au contraire, elle génère l’ontologie, la cosmologie, la psychologie, la théologie naturelle, se développant avec une grande variété et densité conceptuelle […] jusqu’à la solennelle dernière pensée, élevée vers Dieu, dont l’honneur, le nom et les louanges resteront toujours (Metaphysica 1000). Au sein de telles sections, l’ontologie se distingue et s’élève ; elle est, en effet, la science des prédicats premiers de l’étant. Mais ceux-ci ne sont rien de moins que les premiers principes de la connaissance humaine. La synecdoque (per synecdochen, Metaphysica, 1743, 4) par laquelle nous assimilons l’ontologie à la métaphysique elle-même, se voit ainsi justifiée.122 Francesco PISELLI, Alle origini dell’estetica moderna. Il pensiero di Baumgarten, Milano, Vita e Pensiero, 1992, p. 13-14. Je traduis de l’italien et souligne. « Chiedendoci allora subito che cosa per Baumgarten sia la metafisica veniamo a sapere che è una scienza, e delle scienze la prima : perché contiene i principi primi della conoscenza ; umana, almeno : Metaphysica est scientia prima cognitionis humanae continens (Metaphysica, 1739, 1743, 1750, § 1). Metaphysica est scientia primorum in humana cognitione principiorum (Metaphysica, 1757, 1779, § 1). Come scienza la metafisica è essa medesima una conoscenza, la cui proprietà è che fluisca dal certo al certo. Che contenga principi, e primi, significa che apporta la ragione di ogni conoscenza ivi compresa la metafisica stessa. Nella sua primarietà fondante, non si restringe tuttavia la metafisica, contenta di alcune proposizioni folgoranti atte a orientare nel movimento giusto ogni consecuzione conoscitiva. Anzi, genera abbondanti l’ontologia, la cosmologia, la psicologia, la teologia naturale, astendendosi con grande varietà e densità concettuali [...] fino al solenne pensiero conclusivo elevato a Dio, cuius semper honos, nomen, 122 67 L’esthétique, en tant que discipline philosophique, doit être fondée conformément au projet métaphysique. Or ce fondement est fourni par la psychologie. La psychologie explique l’essence de l’art à partir de l’essence de l’âme humaine. Ce qui n’implique pas pour autant que cette « psychologie » tout à fait singulière — en tant qu’elle est essentiellement une monadologie — se limite au point de vue du spectateur, de manière strictement réceptive. De plus, ces différentes parties de la métaphysique ont pour finalité dernière d’atteindre, chacune selon la voie qui lui est propre, la « solennelle dernière pensée, élevée vers Dieu ». Dans un paragraphe des leçons d’esthétique, Baumgarten enseigne que : [Le bel esprit] doit apprendre la psychologie, et ceci de manière méthodique, autrement il se dispersera dans les détails. Mais, il doit, en tant qu’[Ästhetikus], s’abaisser aux exemples, et plus il fait dans l’abstraction en tant que métaphysicien, moins il doit considérer l’abstraction en matière de beau. 123 Dagmar Mirbach rappelle, dans son introduction à la première traduction intégrale en langue allemande de l’Æsthetica,124 que Baumgarten emprunte au wolffien Ludwig métaphysique Philipp générale Thümmig (ou sa répartition ontologie, « scientia de la philosophie praedicatorum en entis generaliorum », Met. § 4) et métaphysique spéciale (cosmologie, « scientia praedicatorum mundi generalium », Met. § 51 ; psychologie, « scientia praedicatorum animae generalium », Met. § 501 ; théologie naturelle, « scientia de deo, quatenus sine fide cognosci potest », Met. § 800). Mais gardons-nous de souscrire un peu rapidement à l’idée communément admise selon laquelle Baumgarten serait un « wolffien » parmi d’autres. À ce sujet, un point fondamental demande à être clarifié. Est souvent associé au nom de Baumgarten un supposé « leibniziano-wolffianisme ». Cette dénomination qui induit une laudesque manebunt (Metaphysica 1000). Fra tali sezioni, l’ontologia si distingue e innalza; essa è infatti scienza dei predicati universali dell’ente. Ma questi, non sono meno che i principi primi della conoscenza umana. È dunque giustificata la sineddoche (per synecdochen, Metaphysica, 1743, 4) con cui assimiliamo l’ontologia alla metafisica stessa. » 123 A. G. BAUMGARTEN, Kollegium über Ästhetik, p. 108. Traduction de S. Buchenau dans Aux sources de l’esthétique, p. 127. Je place entre crochets le terme latin que Baumgarten choisit explicitement de ne pas traduire plutôt que l’« esthéticien » proposé par la traductrice. 124 A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, Band I, übers. u. hrsg. von Dagmar Mirbach, lateinischdeutsch, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2007, p. XXVIII. 68 certaine confusion conceptuelle, n’est pas de facture récente. En 1743, l’un des deux principaux intéressés, en l’occurrence Christian Wolff (Leibniz n’était alors plus de ce monde), reprochait à son propre disciple Bilfinger d’avoir produit ce contresens philosophique.125 Wolf Feuerhahn dit très clairement que : Wolff a vivement protesté contre l’expression de « leibniziano- wolffianisme ». Il s’est toujours refusé à cet amalgame, non par souci d’originalité, mais parce qu’il ne partageait pas l’une des thèses ontologiques centrales de Leibniz, selon laquelle toutes les monades sont douées de perception. La hiérarchie leibnizienne des monades n’implique pas de saut qualitatif. Toutes sont douées d’appétition et de perception. Ne varie que la qualité de leur perception. Wolff récuse ce continuisme et affirme que les éléments des corps ne sont pas doués de perceptions confuses. Seules les monades les plus élevées le sont. Il institue ainsi un dualisme inexistant chez Leibniz. Les « monades brutes » ne sont pas des entités spirituelles capables de perceptions, mais de simples centres de forces. Wolff rompt […] avec l’harmonie universelle et fonde ce qui sera nommé, par Kant notamment, une monadologie physique.126 Peut-on dire à bon droit que Baumgarten est un « wolffien » stricto sensu, c’està-dire au sens philosophique du terme et non dans celui de l’histoire des idées ? Sans vouloir mener dans le détail une analyse comparée de ces deux philosophes ― tel n’est assurément pas le propos de la présente recherche ― il faut néanmoins souligner l’essentiel, à savoir que la position ontologique fondamentale de Baumgarten est moniste, c’est-à-dire leibnizienne.127 Car Wolff rejette la théorie monadique, comme en témoigne de manière parfaitement explicite le titre d’un paragraphe des Annotations à la Métaphysique allemande Jean-Paul PACCIONI, Cet esprit de profondeur : Christian Wolff, l’ontologie et la métaphysique, Paris, Vrin, 2006, p. 33. 126 Wolf FEUERHAHN, « La psychométrie au XVIIIe siècle » dans Psychologie et métaphysique. Autour de Christian Wolff, Revue philosophique de la France et de l’Etranger, août 2003, Paris, PUF, p. 279-292. Je souligne. 127 C.f. les analyses de J.-P. Paccioni susmentionnées ainsi que celles de Pietro PIMPINELLA, Wolff e Baumgarten, studi di terminologia filosofica, Firenze, Leo S. Olschki Editore, 2005. 125 69 intitulé : « pourquoi l’auteur n’accepte pas les monades leibniziennes » (« warum der Autor Leibnitzens Monades nicht annimmt »).128 Pietro Pimpinella, dans une étude sur la terminologie philosophique de Wolff et de Baumgarten, démontre comment le premier, en partant de l’héritage de Leibniz, revient à Descartes. C’est par le doute cartésien que Wolff prouve l’existence indubitable de l’âme. La position wolffienne marque donc une profonde rupture avec la continuité ontologique leibnizienne. Cette rupture a pour conséquence directe la reformulation du concept de substance, et donc une reprise du dualisme à partir du cogito cartésien ainsi qu’une réélaboration du processus cartésien du doute en vue de fonder systématiquement la psychologie.129 Ces quelques indications suffisent à contredire l’idée généralement admise selon laquelle Baumgarten serait un simple « épigone » de Wolff, lequel à son tour ne serait que le disciple et le héraut de Leibniz, dont il aurait « popularisé » et « systématisé » la pensée. Ce n’est pas le cas puisque, fondamentalement, Wolff et Baumgarten ne s’accordent pas sur la détermination essentielle de la substance. Pas plus que Baumgarten n’opère un simple « retour » à Leibniz puisqu’il « invente » une esthétique, la première de l’histoire de la métaphysique, qui accorde aux beaux-arts une place tout à fait singulière. Mario Casula, que nous traduisons, souligne ceci : « Baumgarten ne nous a pas déçus : plus qu’un wolffien indépendant, comme un jugement un peu cliché le désigne, il apparaît plutôt comme un leibnizien qui a systématisé le philosophe de Hanovre avec une méthodologie wolffienne, ce qui produit une synthèse en grande partie originale. »130 Si les prédécesseurs ou les contemporains tels que Gottsched, Bodmer, Breitinger ou encore Meier partagent des préoccupations analogues au sujet du statut philosophique de la poésie, Baumgarten est le seul à avoir entrepris de formuler de manière systématique ces questions par la création d’une nouvelle « science », dont le statut reste à être précisé. Christian WOLFF, Metafisica tedesca con le annotazioni alla Metafisica tedesca, testo tedesco a fronte, introduzione, traduzione, note e apparati a cura di Raffaele Ciafarone, Milano, Bompiani, 2003, § 251, p. 1258. 129 P. PIMPINELLA, op. cit., p. 6. 130 Mario CASULA, La metafisica di A. G. Baumgarten, Milano, Mursia, p. 7. « Baumgarten non ci ha deluso : più che un wolffiano indipendente, comme sostiene una valutazione tipo cliché, è risultato piuttosto un leibniziano che sistematizza il filosofo di Hannover colla metodologia wolffiana, arrivando ad una sintesi in gran parte originale. » 128 70 Une dernière remarque concernant la situation éditoriale, avant que d’entrer dans le vif du sujet. Que l’allure des traités de Baumgarten soit « scolastique et compassée », pour reprendre l’expression d’Armand Nivelle, explique, bien que partiellement, pourquoi l’Esthétique n’a pas encore été traduite en français dans son « intégralité fragmentaire » (fragmentarische Ganzheit),131 pour reprendre l’heureuse expression de Dagmar Mirbach, auteure de la récente (2007) et très attendue traduction intégrale en allemand. La situation éditoriale est nettement plus favorable en Italie où Francesco Piselli a fait œuvre de pionnier en la matière (1993). Une seconde traduction a été publiée, peut-être moins littérale mais plus élégante et fluide, par Salvatore Tedesco (2000). Force est de constater que certains passages sont difficilement lisibles dans la traduction française partielle, seule disponible à ce jour (J.-Y. Pranchère, 1988). Encore un mot au sujet de la notation. Pour une meilleure lisibilité, et afin de ne pas surcharger inutilement les notes de bas de page, je signale par la notation « Méditations » le recours à la traduction française des Meditationes philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus, par « Riflessioni » l’emploi de la version italienne, et par « Philosophische Betrachtungen » l’usage de la traduction allemande. Afin d’uniformiser la présentation, j’indiquerai en chiffres arabes, comme dans l’Esthétique, et non en chiffres romains, les paragraphes des Méditations. De plus, les caractères grecs des citations ont été translittérés. En ce qui concerne le Kollegium über Ästhetik, l’édition originale allemande de référence est celle qui est éditée dans le manuscrit de Poppe (1907). Il en existe une traduction italienne par Salvatore Tedesco (1998). Ces leçons d’esthétique constituent un document d’une valeur inestimable mais qui ne saurait, pour des raisons méthodologiques, être mis sur le même plan que les écrits originaux de Baumgarten. En ce qui concerne l’Æsthetica, je citerai la traduction française lorsqu’elle est disponible, en indiquant en note de fin les modifications jugées nécessaires. Parfois, la traduction française pose problème. Les extraits retraduits sont signalés par la mention du titre latin de l’ouvrage. Ces traductions inédites du texte latin se sont appuyées sur les deux traductions italiennes existantes (F. Piselli et S. Tedesco), ainsi que sur la traduction allemande (D. Mirbach) et ont été reformulées par Yvan Buloz. Cela dit, je suis D. MIRBACH, « Einführung : zur Fragmentarische Ganzheit von Alexander Gottlieb Baumgarten » dans A. G. BAUMGARTEN, op. cit., p. XV. 131 71 seule responsable des éventuelles erreurs qui ont pu se glisser subrepticement dans ces traductions. § 1.2 PRÉHISTOIRE DE L’ESTHÉTIQUE PHILOSOPHIQUE ENTRE RHÉTORIQUE ET POÉTIQUE Les Meditationes philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus sont la thèse d’habilitation que le jeune Baumgarten soutient en 1735, à Halle, en vue de l’obtention du titre de privat docent.132 Texte clé,133 rarement lu ou partiellement lu, il peut toutefois être légitimement considéré comme le texte préparatoire de l’Æsthetica.134 Ce qui y est exposé est fondamental pour retracer l’histoire de la constitution de l’esthétique et de ses présupposés : à travers l’analyse du discours poétique, entendu comme manifestation parfaitement accomplie du discours sensible, Baumgarten démontre non seulement que la sensibilité possède une forme de logique propre, mais aussi qu’il appartient à la métaphysique de l’expliciter. L’implicite de cette démarche, d’un bout à l’autre de l’œuvre de Baumgarten, est de proposer ce qu’il est loisible de nommer, à la suite de Daniel Dumouchel,135 une « théodicée esthétique », dans le sens d’une véritable « apologie de la sensibilité ». La référence n’est pas incongrue, puisque Baumgarten cite explicitement la Théodicée de Leibniz au paragraphe 22 de sa dissertation : « Le but principal de la Poésie doit être d’enseigner la prudence et la vertu par des exemples. » Le choix de cette citation par Baumgarten est très significatif : il inscrit la défense de la sensibilité, en tant qu’elle est aussi le fruit de la Création, dans une perspective à la fois pédagogique et éthique. De plus, les finalités classiques du delectare et plus encore celle du movere et du docere sont particulièrement prégnantes, comme cela est manifeste au paragraphe 25 : Les affects sont des degrés particulièrement remarquables de dégoût et de plaisir ; leurs sensations ont donc lieu en un sujet qui se Salvatore TEDESCO, « Presentazione », L’Estetica, A. G. BAUMGARTEN, Palermo, Aesthetica Edizioni, 2000, p. 7. 133 S. BUCHENAU, « Die Sprache der Sinnlichkeit. Baumgartens poetische Begründung der Ästhetik in den Meditationes philosophicae », Aufklärung 20, Hamburg, Felix Meiner Verlag, p. 5. 134 C’est ce que soutient très tôt Ernst BERGMANN, « Baumgarten und die Vorgeschichte der Ästhetik » dans Die Begründung der deutschen Ästhetik durch A. G. Baumgarten und G. F. Meier, Leipzig, 1911, p. 1-23. 135 Daniel DUMOUCHEL, « A. G. Baumgarten et la naissance du discours esthétique », Dialogue, vol. 30, 1991, p. 486. 132 72 représente confusément quelque chose comme bon et mauvais ; elles déterminent donc des représentations poétiques, il est donc poétique de provoquer des affects.136 L’intention première qui guide plus spécifiquement ce texte est donc de fonder l’unité de la poétique, de la rhétorique et de la philosophie. Le projet du philosophe peut être interprété comme une réponse à ce que nous considérons, avec Jean Lauxerois, comme l’« invention » platonicienne de l’antique discorde entre philosophie et poésie. Dans la préface à sa récente traduction du dialogue Ion, Lauxerois écrit ceci : Si célèbre soit-elle, cette considération bien elliptique n’en demeure pas moins surprenante. Quelle serait l’origine de ce mystérieux différend ? À quand remontrait-il ? Quel serait son enjeu ? Platon n’en dit rien. Oublierait-il les fragments d’Héraclite (540-480) et le Poème de Parménide (540-450), où l’unité de la poésie et de la pensée est profondément à l’œuvre ? Il semble surtout méconnaître la différence des temps : comment soutenir l’idée d’un tel contentieux et de sa longue histoire quand le mot même de philosophie a tout juste l’âge de Platon (427-347), alors que la poésie, elle, appartient à un âge immémorial ? Ce différend prétendument séculaire pourrait bien n’être qu’une invention platonicienne, permettant à la philosophie naissante de traiter d’égal à égal avec la poésie, et d’effacer son propre commencement pour mieux asseoir sa légitimité.137 Même si des réserves peuvent être formulées à l’encontre de l’interprétation qui fait de Platon l’inventeur de la philosophie, comprise comme métaphysique, et de son simultané désaccord essentiel avec la poésie, il n’en demeure pas moins que c’est bien dans cette voie que Baumgarten s’engage, et avec cette tradition qu’il entreprend de dialoguer. Et si les prémisses sont à la fois rhétoriques et poétiques, Baumgarten entend les dépasser pour élargir l’horizon d’interprétation, en produisant un discours totalisant qui vise à saisir à partir d’un fondement philosophique, non seulement tout ce qui a trait à ce que nous désignerions aujourd’hui sous le terme de « beaux-arts », mais aussi, et plus A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 40. Jean LAUXEROIS, « Présentation », à PLATON, Ion et autres textes. Poésie et philosophie, Paris, Presses Pocket, 2008, p. 9-10. 136 137 73 généralement, ce qu’il appelle en latin une « théorie des arts libéraux » (theoria liberalium artium) ou des « belles sciences » (Schönen Wissenschaften) dans son cours d’esthétique (Kollegium über Ästhetik). Dès lors, et contrairement à ce que leur titre suggère, les Meditationes philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus ne se limitent pas à proposer une lecture moderne de la poétique. S’il est vrai que les références à Horace et à Cicéron sont multiples et constantes, il est question, en dernière instance, de fonder une sorte de « métapoétique » qui, partant des disciplines éparses, vise à les unifier en vue de fonder philosophiquement une nouvelle discipline expressément nommée, à l’avant-dernier paragraphe de la dissertation, « Esthétique ». § 1.3 ESTHÉTIQUE, ÉTHIQUE ET POÏÉTIQUE Le point de départ de la dissertation est le suivant : la poésie n’est pas un simple agrément mais présente également une voie d’accès essentielle à la vérité métaphysique, bien que non thématisée jusqu’alors. Elle constitue une manière d’être en rapport avec la vérité et, à ce titre, présente une nécessité philosophique et requiert la fondation d’une nouvelle science. Cette voie d’accès à la vérité métaphysique est « poétique », c’est-à-dire « sensible », dans la terminologie forgée par Baumgarten. Plus précisément, la forme la plus accomplie, la plus parfaite, du discours sensible, est la forme poétique. Ce qui distingue la forme poétique des autres types de discours, c’est précisément cette perfection. Le poème, en son essence, présente une forme de « logique sensible » et peut donc faire l’objet d’une recherche philosophique. Cette conception, Baumgarten la partage avec d’autres théoriciens de la poésie, disciples de Wolff, les deux suisses prénommés Johann-Jakob, respectivement Bodmer (1698-1783) et Breitinger (1701-1776), lesquels comparent la poésie à une forme de « logique de l’imagination ». Cela dit, Baumgarten est celui qui confère à cette conception un fondement philosophique. Pour lui, la poésie, en tant qu’elle manifeste à la perfection un type de connaissance dite sensible, est nécessaire aux « esprits qui s’emploient à rechercher les raisons de toutes 74 choses ».138 Le titre choisi est d’ailleurs parfaitement explicite sur ce point. Avec les Meditationes philosophicae, Baumgarten contredit ce que beaucoup retiennent pour évident : « On estime impossible que la philosophie et la poésie séjournent en un même endroit : la première, en effet, recherche avec un extrême acharnement la distinction des concepts, tandis que la seconde ne s’en préoccupe pas. »139 Cette impossible cohabitation, reçue comme une « évidence », est partagée également par certains poètes. Bon nombre de poètes baroques allemands ont accentué l’écart qui sépare la poésie de la philosophie.140 Prenant le contre-pied de cela, Baumgarten « souhaite […] montrer clairement que la philosophie et la science de la composition du poème, que l’on croit souvent très éloignées l’une de l’autre, forment un couple dont l’union est tout à fait amicale ».141 À mon intention de départ, s’ajoute une autre dimension. Il est frappant de constater, dans le prologue, l’incessant va-et-vient entre le « témoignage » de l’auteur, ses indications biographiques, et les considérations théoriques qu’il déploie : Baumgarten a bien de fait assuré l’enseignement conjoint de la poétique et de la philosophie rationnelle, ce qui lui permet de nourrir existentiellement l’affirmation théorique de leur complémentarité, de même qu’il s’autorise à chercher les fondements philosophiques du poème, lui qui s’adonne à la poésie quotidiennement : Dès l’enfance, j’ai prodigieusement aimé la littérature et ne l’ai jamais négligée, suivant en cela le conseil d’hommes extrêmement sages auxquels il était convenable d’obéir […]. Je n’ai passé presque aucun jour sans m’adonner à la poésie. Au fur et à mesure que j’ai grandi en âge, bien que j’aie dès l’école été contraint de tourner mes pensées vers des sujets plus austères, et bien qu’à la fin la vie universitaire semblât exiger de tout autres travaux et de tout autres soins, je me suis néanmoins consacré à la littérature, qui m’était nécessaire ; de sorte que je ne pus jamais me contraindre à abandonner vraiment la A. G. BAUMGARTEN, Méditations, « Introduction », p. 28. A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 15, p. 35. 140 U. FRANKE, « Kunst als Erkenntnis, die Rolle der Sinnlichkeit in der Ästhetik des Alexander Gottlieb Baumgarten », p. 20. « Der Unterschied zwischen Denken und Dichten, Philosophie und Poesie, den die deutschen Barockpoeten betont hatten. » 141 A. G. BAUMGARTEN, Méditations, « Introduction », p. 29. 138 139 75 poésie, que je jugeais tout à fait recommandable, tant par la pureté de son agrément que par son évidente utilité.142 Le prologue, écrit à la première personne, se présente comme une espèce d’autobiographie littéraire et philosophique dans laquelle Baumgarten exprime son amour de la littérature au sens large. Je demande donc : l’insistance du philosophe sur sa propre pratique poétique répond-elle, par anticipation, aux critiques à venir qui qualifient l’esthétique philosophique de « discours de surplomb », étranger aux questions techniques que se posent les praticiens de l’art ? Vœu pieux, dira-t-on, en lisant ce texte puis l’Æsthetica. Peut-être, et cela par bien des aspects. Félix Duque note, à ce propos, non sans quelque ironie : « Comme un amateur d'art digne de ce nom, [Baumgarten] écrivait aussi des poèmes : de très mauvais ».143 Cependant, on peut remarquer que cette introduction indique clairement que le philosophe n’entend pas rompre définitivement avec l’ancienne théorie de l’art, mais qu’il désire, au contraire, la prolonger et lui garantir une base proprement philosophique. S’inscrivant dans une perspective qu’il est possible de qualifier d’« humaniste », le philosophe peut avouer sans rougir qu’il passe du temps à écrire des poèmes ou, à défaut, qu’il versifie à ses heures perdues. Leonardo Amoroso, dans sa présentation des Lezioni di Estetica, souligne expressément le caractère religieux de cet humanisme : Un tel « humanisme » baumgartenien est lié également à des éléments religieux de matrice chrétienne et, plus précisément, piétiste. […] L’aspect religieux des instances fondamentales de l’esthétique est présent dans toute l’œuvre de Baumgarten.144 Hormis cette dimension religieuse récurrente, cela signifie aussi que cette esthétique en devenir ne se réduit pas à être seulement une « esthésique » — pour le dire avec Paul Valéry145 — qui se limiterait à évaluer la valeur de l’œuvre A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 1, p. 27. Je souligne. Felix DUQUE, Arte público y espacio político, Madrid, Ediciones Akal, 2001, p. 77. Je traduis. « [Baumgarten] como buen aficionado al arte [...] también escribìa poesìas : malas […]. 144 Leonardo AMOROSO, « Presentazione » alle Lezioni di Estetica di Alexander Gottlieb Baumgarten, a cura di Salvatore Tedesco, Æsthetica Edizioni, Milano, 1998, p. 18. « Tale “umanesimo” baumgarteniano è legato anche ad elementi religiosi di matrice cristiana e, più precisamente, pietistica [….]. L’aspetto religioso delle istanze di fondo dell’estetica è presente in tutta l’opera di Baumgarten. » 145 Paul VALÉRY, Cahiers, Œuvres 1, éd. J. Robinson, Paris, Gallimard, 1973, p. 1027. 142 143 76 à l’aune de l’effet qu’elle produit sur celui ou celle qui s’y rapporte. Elle est aussi, et c’est en cela qu’elle mérite notre attention, une « poïétique » qui traite de la production du beau artistique, conçue comme l’une des plus hautes réalisations spirituelles de l’être humain. Raison pour laquelle elle est aussi plus « moderne », au sens spécifique que confère Baudelaire à ce terme dans le Peintre de la vie moderne. Selon Baumgarten, le beau est essentiellement artificiel, c’est-à-dire, comme l’indique le Dictionnaire historique de la langue française, « conforme à la bonne méthode (ars) ».146 À l’inverse de la conception ordinaire de la mímêsis, c’est la Nature, dans ses productions, qui obéit aux règles de l’Art pour engendrer des choses belles. C’est donc grâce à l’acte de création, qu’il soit intellectuel, poétique ou artistique, que le beau se manifeste. Il y a donc un lien, qu’il s’agira d’expliciter, entre cette poïétique et une éthique de l’excellence et du souci de soi. Baumgarten esquisse l’idée que quelque chose de proprement existentiel se joue dans notre rapport esthétique au monde. C’est ce dont il sera explicitement question, quinze ans plus tard, avec la figure conceptuelle du felix æstheticus. § 1.4 PLAN ET ENJEUX DE LA DISSERTATION DE 1735 Les Meditationes philosophicæ suivent le plan en cinq parties que voici : [1] §§ 1 à 11 : développement de l’idée [idea] du poème et de quelques sujets qui lui sont apparentés. [2] §§ 12 à 64 : images [imago] des pensées [cogitatio] poétiques. [3] §§ 65 à 76 : exposition de la méthode claire du poème. [4] §§ 77 à 107 : évaluation des termes poétiques. [5] §§ 108 à 117 : confrontation avec d’autres définitions du poème suivie de deux remarques de poétique générale [poetica generali]. 146 LE ROBERT DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, tome 1, « artificiel ». 77 La première partie du texte (§ 1-11) est fondamentale car elle contient la définition canonique du poème selon Baumgarten, son « idée ». De même que ce sont les derniers paragraphes (§§ 115-117) qui concluent le texte par une esquisse147 de l’Æsthetica à venir. Le poème se voit défini au paragraphe 9 comme « discours sensible parfait ». Cette curieuse définition pèche, selon Bergmann,148 par omission de la rime et du mètre. Or, à mon sens, il s’agit moins d’un manque supposé dans la définition qu’une omission volontaire. S’il s’agit bien de déterminer l’essence du poème comme point de départ, ce qui est en jeu c’est moins de fonder philosophiquement la poésie en tant qu’art singulier que de trouver une voie d’accès pour atteindre la perfection de la connaissance dite sensible, ce qui sera également l’une des finalités de l’Esthétique. Pour définir l’essence du poème, Baumgarten procède très classiquement en partant du plus général : § 1 : Par le terme discours (oratio) nous entendons une suite de mots (series vocum) désignant des représentations (repraesentationes) liées ensemble. § 2 : Le discours permet de connaître les représentations liées ensemble.149 Ce qu’est un discours, « même ceux qui n’ont pas encore à payer leur bain comprennent clairement ce que c’est »150. D’après l’opinion commune, tout le monde ― y compris les enfants ! selon le vers de Juvénal ― comprend ce qu’est un discours. Le point de départ de l’esthétique est donc rhétorique. Mais, il s’agit de s’entendre préalablement sur les termes. Le sens du terme oratio ne va pas de soi, contrairement à ce que soutient la doxa. Oratio signifie en latin « discours » mais aussi « prière ». La définition de l’objet des Méditations philosophiques se fait d’abord par la négative et se formule à partir d’un terme Ernst BERGMANN, Die Begründung der deutschen Ästhetik durch Alex. Gottlieb Baumgarten und Georg Friedrich Meier, Leipzig, Verlag von Röder und Schunke, 1911, p. 10. 148 Ibid., p. 8. 149 A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 1, p. 29. 150 A. G. BAUMGARTEN, Riflessioni, § 1. Baumgarten écrit: « Clare intelligunt, qui nondum aere lavantur, quid sit oratio [...]. » Francesco Piselli propose en italien : « Persino coloro che [non] pagano ancora l’ingresso ai bagni comprendono chiaramente cosa sia l’orazione. » Ceux qui « n’ont pas encore à payer leur entrée aux bains » sont, en fait, les enfants dans un vers de Juvénal (Sat., II, v. 152). J.-Y. Pranchère traduit simplement par « Ce qu’est le discours, les enfants le comprennent clairement », ce qui ôte de façon très dommageable toute la dimension à la fois poétique et ironique de cet extrait. 147 78 susceptible de véhiculer un sens liturgique. Baumgarten, à la suite d’Aristote, nomme oratio « une suite de mots désignant des représentations liées ensemble ».151 Il s’agit d’insister sur le fait que l’envoi inaugural de la question « poétique » au sens large, la question de la poïésis, qui prendra le nom d’esthétique plus tard, s’articule à partir de l’art du discours. C’est à partir des différentes modalités du dire que Baumgarten envisage la fondation de sa nouvelle science. Les références nommément citées dans les Meditationes sont essentiellement latines,152 le mouvement dans lequel Baumgarten s’inscrit est celui d’une réhabilitation de la rhétorique, d’un bon usage de l’art de persuader, tel qu’Aristote le concevait déjà contre son maître Platon et sa condamnation sans appel de la sophistique. La rhétorique est, nous dit Aristote, le pendant de la dialectique.153 Ce qui la prémunit d’être assimilée purement et simplement à un mésusage sophistique de la parole, c’est le lien essentiel qu’Aristote tisse entre le lógos rhétorique et l’êthos. Le bon usage public de la parole se mesure à l’aune de l’aretế, de l’excellence éthique de l’orateur. Aristote est phénoménologue lorsqu’il affirme que la distinction essentielle entre rhétorique et sophistique est moins la téknê, dont use et dispose le rhéteur ou le sophiste, que l’intention qui l’anime.154 Que vise le discours ? Est-il un simple outil de domination ? ou est-il employé en vue de persuader du bien fondé de tel ou tel argument, en d’autres termes de sa vérité ? Pour Aristote, la tenue dans le langage est une disposition, une héxis, guidée par un souci « éthique », un êthos. Or Baumgarten reformule cette nécessité d’une éthique de l’excellence en forgeant quinze ans après le concept d’êthos esthétique. Le discours permet de connaître des représentations liées entre elles en un ensemble logiquement ordonné. La cohérence du poème et, par extension ultérieurement, la cohérence de l’œuvre conçue comme œuvre d’Art — avec tous les problèmes que cela pose — se fondent sur un rapport analogique entre l’harmonie préétablie du monde et l’harmonie des représentations qui organisent le matériau poétique en un tout cohérent et porteur de sens. C’est parce que le A. G. BAUMGARTEN, Méditations, §1, p. 29. A part Homère et Sophocle, Baumgarten cite les Latins, dans l’ordre d’apparition suivant : Horace, Cicéron, Juvénal, Nonius Marcellus, Lucilius, Aphtonitus, Donat, Virgile, Ovide, Tibulle, Catulle et Perse. 153 ARISTOTE, Rhétorique, nouvelle traduction, préface et notes de Jean Lauxerois, France, Pocket, 2007, Livre 1, 1, 1354a, p. 37. 154 Ibid., p. 43. 151 152 79 monde est conçu par Baumgarten155 comme un immense poème qui manifeste la gloire du Créateur, que l’activité poïétique au sens large peut exprimer adéquatement l’ordre des choses créées. Cette interprétation des Meditationes n’est pas « littérale » mais s’appuie sur des déterminations formulées antérieurement dans la Metaphysica (1739). Toutefois, je prends le parti de croire à la cohérence du projet du philosophe en justifiant, par là même, le titre donné, à la suite de Bergmann, à ce souschapitre. Cela signifiant aussi que Baumgarten, à vingt et un ans, a déjà en tête le projet de son opus magnum. § 1.5 LES DIFFÉRENTS TYPES DE REPRÉSENTATIONS Le paragraphe 3 des Méditations est crucial en ceci qu’il anticipe, quinze ans avant la rédaction de l’Esthétique, un de ses concepts fondamentaux, à savoir les représentations sensibles et confuses : On doit nommer SENSIBLES les REPRESENTATIONS fournies pas la partie inférieure de la faculté de connaître. Le désir est dit sensible tant qu’il provient d’une représentation confuse du bien ; or la représentation confuse est, ainsi que la représentation obscure, fournie par la partie inférieure de la faculté de connaître ; il sera donc possible d’appliquer également ce même nom de sensible aux représentations elles-mêmes, de façon à les distinguer des représentations intellectuelles et distinctes par tous les degrés possibles.156 À ce stade du développement, une lecture immanente du texte risque d’induire une mécompréhension de ses enjeux. En effet, Baumgarten désigne la sensibilité en tant que « partie inférieure de la faculté de connaître » et ses représentations sont qualifiées de « confuses », mais il ne faut pas s’empresser A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 71, p. 60. « Les choses se succèdent dans le monde pour manifester la gloire du créateur, qui est ainsi le thème suprême et ultime d’un poème immense, si on peut nommer le monde ainsi. » 156 A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 3, p. 31. 155 80 de comprendre cela en un sens « négatif ». Quatre ans plus tard, une définition analogue se trouve au § 521 de la Métaphysique : La représentation non distincte se nomme représentation sensible. La force de mon âme [vis animae meae] lui procure donc, grâce à la faculté inférieure, la représentation des perceptions sensibles [per facultatem inferiorem perceptiones sensitivas].157 À la première lecture, tout porte à croire qu’il y aurait donc une hiérarchie des connaissances et que la sensibilité ferait, une fois de plus, les frais d’un rationalisme, somme toute, peu original. S’il y a effectivement, et suivant la tradition métaphysique, une hiérarchie idéale, Baumgarten dans le paragraphe suivant ajoute que, de fait, une connaissance parfaite, c’est-à-dire exempte de toute confusion, est inatteignable : Aucun philosophe ne parvient à une telle profondeur qu’il contemple toutes choses par l’entendement pur [intellectu puro] sans jamais rester à la connaissance confuse de certains objets ; de même presqu’aucun discours n’est à tel point scientifique et intellectuel qu’il ne se rencontre pas une seule idée sensible à travers tout son enchaînement. Ainsi celui qui se consacre avant tout à la connaissance distincte peut trouver telles ou telles représentations distinctes dans un discours sensible ; tout comme le discours scientifique reste abstrait et intellectuel.158 Cette citation contient en germe un manifeste en faveur de l’esthétique : il est humainement impossible de tout connaître distinctement car toute forme de connaissance mêle des représentations sensibles aux représentations intellectuelles. Dès lors, plutôt que de restreindre son horizon de connaissances à ce qui peut être su de manière parfaitement distincte, et donc de le limiter à une portion congrue de ce qui est connaissable, il est préférable de savoir s’orienter également dans le type de connaissance dite confuse, c’est-à-dire sensible, ces deux termes étant synonymes chez Baumgarten. Clair, obscur, confus et distinct, telles sont les quatre qualités qui renvoient expressément à la typologie des différentes modalités de la connaissance A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique dans philosophiques, § 521, p. 84. 158 A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 4, p. 31. 157 81 exposée par Leibniz Esthétique précédée des dans les Méditations Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis (Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées). Ce texte, publié en 1684, est central pour l’histoire de la philosophie en ce qu’il ouvre un débat essentiel sur la nature des représentations, mais aussi pour la constitution de l’esthétique philosophique. Rappelons la thèse majeure de cet ouvrage : Une connaissance est ou obscure ou claire ; une connaissance claire est à son tour ou confuse ou distincte ; une connaissance distincte est ou inadéquate ou adéquate, et encore ou symbolique ou intuitive : si elle est en même temps adéquate et intuitive, elle est la plus parfaite possible.159 Les trois couples d’opposition « clair » vs « obscur », « distinct » vs « confus » et « intuitif » vs « symbolique », sont explicitement repris dans les Meditationes. Le sens de la première opposition est identique : la clarté de la représentation signifie que je suis, à la lettre, capable de voir l’objet, de l’identifier comme le « ceci que voici », à l’exclusion de tous les autres. À l’inverse, lorsque la représentation est obscure, je ne vois rien, je suis incapable de discerner quoi que ce soit. Il est intéressant de noter que c’est dans le paragraphe qui inaugure l’exposition des images des pensées poétiques que Baumgarten expose ce qu’il entend par « clarté » et « obscurité » des représentations : § 13 : Les représentations obscures ne contiennent pas suffisamment de représentations de marques distinctives pour permettre de reconnaître l’objet représenté et de le distinguer des autres ; les représentations claires en revanche en contiennent suffisamment (par définition) ; les éléments permettant la communication des représentations sensibles seront donc plus nombreux lorsque celles-ci seront claires que lorsqu’elles seront obscures. Donc le poème dont les représentations sont claires est plus parfait que celui dont elles sont obscures ; et les représentations claires sont plus poétiques que les représentations obscures.160 Si le point de départ des Méditations est discursif, c’est la clarté, c’est-à-dire une qualité provenant d’un modèle visuel, qui devient le critère déterminant des Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Opuscules philosophiques choisis, traduits du latin par Paul Schrecker (1959), Paris, Vrin, rééd. 2001, p. 13. 160 A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 13, p. 34. 159 82 qualités poétiques d’une représentation. Je peux, dit Baumgarten, à la suite de Leibniz, être en rapport avec un objet pour autant que l’ensemble de ses déterminations, de ses notes distinctives, forment un tout cohérent dont je peux me faire une image, c’est-à-dire que je peux me représenter avec clarté comme ceci et non comme cela. En revanche, le second couple d’oppositions, confus vs distinct, reçoit un sens inédit qui justifie la constitution d’une nouvelle science de la sensibilité. Contrairement à la représentation confuse, la représentation obscure ne permet aucune connaissance. Selon la Métaphysique, les représentations obscures constituent le fundus animae, c’est-à-dire le fond de l’âme : § 511. Il y a dans l’âme des perceptions obscures. Leur ensemble se nomme le fond de l’âme.161 Donc, à la suite de Leibniz, et contre Descartes, Baumgarten pose que puisque nous sommes des être incarnés, et non des entités spirituelles capables de penser abstraitement et indépendamment de ce corps qui nous constitue, nous avons corrélativement, et à chaque instant, un nombre infini de représentations qui, la plupart du temps, ne sont ni claires ni distinctes, ni même confuses, mais obscures, « inconscientes » pour employer un anachronisme. Dès lors, la force représentative de l’âme est indissociablement liée à la place occupée par le corps dans l’espace : § 512. Il est possible de savoir, d’après la position de mon corps dans ce monde, pourquoi je perçois telles choses plus obscurément, telles autres plus clairement, telles autres encore plus distinctement ; autrement dit ma représentation se règle sur la position de mon corps dans ce monde.162 Notre rapport au monde, et partant notre rapport à la connaissance, est fini, limité par ce corps que nous sommes et qui nous caractérise autant que notre âme. Même si, sur le plan strictement noétique, seule la monade est une substance. Or Baumgarten, loin de déplorer cette finitude et le caractère composite de notre être au monde, insiste sur la possibilité de perfectionner ce type de connaissance. Le caractère confus d’une représentation n’est pas à entendre comme un manque de distinction tout négatif. Ce que Baumgarten 161 162 A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 511, p. 82. Ibid., p. 82. 83 appelle confusion indique bien plutôt une idée de liaison, de continuité des représentations entre elles. « Confus » traduit le terme latin confusus dont le sens premier veut dire « mélangé ». C’est seulement le second sens qui signifie ce que nous entendons couramment par « confus », c’est-à-dire « privé d’ordre ». Mais Baumgarten entend « confusus » au sens premier : les représentations confuses sont des représentations liées ensemble. Et c’est précisément cette liaison qui rend impossible la distinction analytique propre à la faculté de connaître dite supérieure. Mais cette impossibilité ne demande pas à être dépassée mais cultivée pour elle-même. Un ensemble de choses intimement liées et formant une totalité ne saurait souffrir d’être disséqué, d’être analysé, sous peine que l’ensemble, en tant qu’ensemble, disparaisse. Cette confusion des représentations liées entre elles est synthétique. Au niveau esthétique, l’aspect positif du concept de confusion réside précisément dans le primat de l’œuvre comprise comme un tout, dans la nécessité interne d’une unité ordonnée. Prenons un exemple à partir de la question du poème. Soumettre un poème à une analyse serrée comme on le ferait pour un texte philosophique ne permet pas de comprendre en quoi réside sa portée poétique. Ce sont les éléments pris dans leurs relations réciproques qui donnent le rythme du poème, son sens et son ampleur. C’est ce que Baumgarten signifie lorsqu’il évoque la con-fusion des représentations sensibles. Cassirer écrit donc à juste titre que : Celui qui voudrait nous communiquer l’impression qu’il reçoit d’un paysage en décomposant le spectacle dans ses derniers éléments et en cherchant pour chacun de ces éléments un concept distinct, en décrivant donc, si l’on veut, le paysage dans la langue et l’appareil scientifique, parviendrait ainsi à une vision scientifique nouvelle mais dans cette vision, il ne subsisterait justement pas la moindre trace de la « beauté » du paysage. Cette beauté ne se livre qu’à une intuition indivise, à la pure contemplation d’un paysage comme un tout. Et il n’est donnée qu’à l’artiste, peintre ou poète, de sauver cette totalité, de la rendre pour nous vivante dans tous les traits de représentation.163 163 Ernst CASSIRER, Philosophie des Lumières (1932), Paris, Fayard, 1966, p. 332. 84 sa Ce que le philosophe appelle l’idée sensible du poème n’est rien d’autre que cette « belle totalité » que les poètes créent avec des représentations sensibles claires et confuses. Prenons encore l’exemple de l’huître pour illustrer cette idée. Le Petit Robert de la langue française propose la définition suivante : HUÎTRE : nom courant de plusieurs espèces de mollusques lamellibranches, à coquille feuilletée ou rugueuse, comestible ou recherchés pour leur sécrétion minérale (nacre, perle). Le dictionnaire donne une description concise et analytique de la chose, très peu évocatrice mais qui concentre intensivement un maximum de traits distinctifs pour décrire son objet. La description est claire d’un point de vue « intensif », elle cerne au plus près les traits caractéristiques de ce mollusque en le classant selon son genre et son espèce. Mais cette description ne traite que très succinctement des qualités sensibles spécifiques de l’huître, quelles soient tactiles, gustatives, olfactives ou visuelles. Il faut pour cela donner la parole à Francis Ponge : L'Huître L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos. À l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en-dessus s'affaissent sur les cieux d'en-dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.164 164 Francis PONGE, Le parti pris des choses (1942), France, Gallimard, 1967, p. 43. 85 La représentation esthétique de l’huître décrit sa dimension phénoménale, elle en multiplie extensivement les traits caractéristiques pour en donner une image. Les deux descriptions sont complémentaires, elles ne se contredisent pas. Pour désigner cette complémentarité, Baumgarten forgera, quinze ans plus tard, le concept de vérité esthético-logique. Ce qui signifie, il faut le répéter avec insistance — car ce point est souvent mal interprété par les commentateurs qui lisent Baumgarten à partir de Kant — qu’il y a bien une vérité objective, une vérité de la chose existant indépendamment de sa saisie possible par un sujet. Ce n’est pas le sujet qui saisit le monde en l’ordonnant selon des catégories a priori mais bien le monde qui, a priori, obéit à une législation qui rend possible l’activité spéculative de l’âme, en lui accordant de former des représentations plus ou moins adéquates en fonction non seulement de la position du corps mais aussi de son amplitude, c’est-à-dire de sa force représentative. § 1.6 MONDES POÉTIQUES, THÉOLOGIE RATIONNELLE ET QUESTIONS DE MÉTHODE Dans cette même section traitant des images des pensées poétiques, Baumgarten introduit une autre distinction fondamentale. Les objets des représentations — c’est-à-dire les « inventions » (figmenta) — peuvent être « vrais », « hétérocosmiques » ou « utopiques ». Les inventions vraies sont possibles dans notre monde, les autres dans d’autres mondes possibles. Ce qui signifie, même si Baumgarten ne le dit pas explicitement, que les inventions vraies se rapportent à l’histoire et à son écriture, qui a aussi besoin du secours de l’esthétique pour atteindre la beauté du récit. Il y a donc bien trois catégories d’inventions, et non pas deux (vraies et hétérocosmiques vs utopiques), comme je l’ai écrit dans un article.165 La troisième catégorie, considérée absolument comme non poétique, est l’invention utopique. Une représentation, soit ici une œuvre au sens élargi du terme, qui se contredit elle-même, qui ne présente aucune cohérence interne, est qualifiée d’utopique. Celle-ci n’a, littéralement, de place nulle part. Elle est Gilda BOUCHAT, « L'esthétique de l'analogon rationis : une introduction à la philosophie d'Alexander Gottlieb Baumgarten » dans la Revue de théologie et de philosophie, (139), Lausanne, Presses Centrales, 2007, p. 1-20. 165 86 impossible dans tous les mondes possibles, le meilleur et tous les autres. Ce qui est utopique, pour Baumgarten, est strictement impossible, c’est le rien, l’irreprésentable comme tel : Il n’y a aucune représentation, pas même confuse ou poétique des objets utopiques.166 Il existe donc bien ce que l’on pourrait nommer un « principe de non contradiction esthétique » qui assure la cohérence interne de l’œuvre et guide sa production. Or, en dernière instance, c’est la théologie naturelle qui détermine ce qui est possible ou non. Le paragraphe 59 l’indique clairement : Si grand que soit le domaine des inventions louables, son territoire ne s’en réduit pas moins de jour en jour, parce que le domaine de la saine raison s’étend. On ne saurait dire combien de fois les plus sages poètes du passé [...] ont mélangé à leurs œuvres des inventions utopiques, comme sont les dieux adultères, etc. On a commencé peu à peu à en rire, et à présent on doit, quand on invente, éviter non seulement les contradictions flagrantes, mais aussi le manque de raisons explicatives ou encore l’irrationalité des effets.167 Ce qui peut sembler très surprenant dans la perspective d’une « autonomie esthétique » est parfaitement cohérent dans l’horizon métaphysique dans lequel Baumgarten s’inscrit. Selon la Métaphysique, théologie et esthétique dépendent, quant à leurs principes, de cette partie de la philosophie qui s’interroge spécifiquement sur la nature de l’âme : § 502 La psychologie contient les premiers principes des sciences théologiques, de l’esthétique, de la logique et des savoirs pratiques ; c’est donc avec raison qu’elle est rapportée à la métaphysique.168 Dans pareil contexte, le poème, pour être un discours sensible parfait et porteur de connaissance, ne doit pas contenir des éléments qui contredisent ce qu’enseigne la théologie naturelle. Aussi, les dieux adultères des païens sont impossibles ; ce sont des représentations proprement utopiques dans le monde après 166 167 168 la Révélation. Le sujet esthétique A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 52, p. 50. Ibid., p. 54. Je souligne. A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 502, p. 79. 87 de Baumgarten n’est pas anhistorique puisqu’une conception du temps, compris comme temps eschatologique, est implicite. Il en va de même pour la possibilité d’un perfectionnement de la sensibilité. Les poètes classiques ne pouvaient évidemment pas être en rapport avec les vérités de la théologie. Mais a posteriori, et à l’aune de celles-ci, leurs inventions prêtent à rire, selon Baumgarten. Une question reste entière : pourquoi les références sont-elles systématiquement antiques si Baumgarten conçoit qu’il y a un progrès dans les arts ? s’il prend pour des raisons théologiques le parti des Modernes ? Le seul « Moderne » mentionné à deux reprises (§§ 64 et 79) est le jésuite polonais, poète de langue latine, Maciej Kazimierz Sarbiewski (1595-1640), surnommé « Horatius Christianus », l’« Horace chrétien ».169 À première vue, il est pour le moins paradoxal qu’en matière de poésie la seule référence contemporaine de ce fils de pasteur d’orientation piétiste qu’est Baumgarten soit précisément un jésuite. On connaît le rôle de l’ordre des jésuites dans la Contre-réforme et son rapport avec l’évolution des arts. Or, des aspects qui rappellent l’« esthétique jésuite » se retrouvent dans les textes de Baumgarten : la réhabilitation de l’imagination comme faculté de représentation à des fins religieuses, la nécessité d’une éducation rhétorique, une théâtralité de type baroque et son corrélat, la notion de point de vue. En toute logique scolastique, les dieux adultères sont impossibles, et donc utopiques ou chimériques, car ils contredisent le dogme du Dieu unique et mélangent les attributs ontologiques. Ce mélange confère à ce qui est défini comme l’Être le plus parfait l’une des multiples imperfections inhérentes au caractère peccamineux de la condition humaine. Certes, Platon avait déjà formulé ce type de critique à l’égard des dieux antiques, mais ce qui change avec Baumgarten c’est que cette critique s’opère dans le registre de la logique. Dès lors, l’esthétique a donc aussi une portée à la fois pédagogique et théologique en ceci qu’elle éduque en édifiant : Nous sommes en effet des parties si petites de la cité de Dieu, et nous sommes par là obligés à consigner dans nos poèmes des paroles destinées à exalter la vertu et la religion ; cette obligation se maintient à travers presque toutes les vicissitudes du temps.170 169 170 C. f. F. PISELLI dans les Meditazioni, n.d.t. 4, p. 118. A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 58, p. 53. 88 Et c’est précisément en vertu de ce caractère pédagogique que la méthode exposée aux paragraphes 65 à 76 est nécessaire. Pour le dire brièvement, elle consiste à ordonner les représentations poétiques autour d’un thème unique et à apporter un éclairage progressif en vue de donner la plus grande clarté extensive possible. Rien de nouveau par rapport à la rhétorique antique si ce n’est que l’insistance sur le caractère fondamental de l’ordre d’exposition dans la méthode indique, s’il fallait encore le démontrer, que les représentations claires et confuses ne sont pas privées de cohérence. La méthode consiste donc à indiquer un certain ordre à suivre dans la progression des représentations ainsi que la juste mesure pour la dispensation adéquate de la lumière et de l’ombre. Cette juste dispensation de lumière et d’ombre permet de déployer progressivement ― moyennant une suite de représentations sensibles liées entre elles, c’est-à-dire confuses ― le phénomène de la façon la plus parfaite. La perfection phénoménale réside dans la clarté de l’apparaître de la chose. Pour rester fidèle à son essence, la clarté doit permettre au phénomène d’apparaître le plus parfaitement possible. Ainsi, ce n’est pas seulement le manque de clarté mais aussi l’excès qui produit l’effet inverse, c’est-à-dire le caractère aveuglant de la représentation. La chose apparaît alors comme confuse et obscure soit en raison de son manque de clarté, soit en raison de son excès de lumière qui engendre une clarté aveuglante, ce qui phénoménologiquement revient au même. Il est impossible de ne pas reconnaître dans cette multiplication des métaphores sur l’ombre et la lumière, sur le passage de l’« obscurité » à la « clarté », une rhétorique chrétienne. D’autant plus que le dernier paragraphe des Méditations traitant de la rhétorique et de la poétique mentionne explicitement : [La rhétorique] se subdivise en rhétorique sacrée et profane, judiciaire, démonstrative et délibérative […].171 Pour étayer davantage mon hypothèse, je me réfère au paragraphe 68 dans lequel le poète est appelé un « quasi créateur » par analogie [kath’analogían] avec le Créateur : Il y a longtemps qu'on a observé que le poète est une sorte d'artisan ou un créateur ; partant le poème doit être une sorte de monde. Il faut 171 Ibid., § 117, p. 76. 89 donc, selon l’analogie, tenir à son sujet pour vrai ce que les philosophes tiennent pour évident au sujet du monde.172 L’esthétique en devenir assure à la sensibilité, grâce à son fondement métaphysique et à sa claire méthode, la possibilité de percevoir ce qui dans l’Art se manifeste comme vérité, c’est-à-dire ce qui, dans la singularité de chaque œuvre, participe de l’universel. Et selon Baumgarten, tous les modes discursifs peuvent être employés afin de représenter sensiblement ce qui doit l’être. Dès lors, et comme en réponse à la Poétique d’Aristote (1451b), qui considère que la poésie est plus philosophique que l’histoire, Baumgarten dit que « la méthode des historiens, celle du felix æstheticus et celle de la raison sont, dans le domaine de la claire méthode, possibles », pourvu qu’elles contribuent à une plus grande « clarté » de la représentation sensible, la rendant par là même accessible au plus grand nombre. § 1.7 IMAGE, MONADE ET SPÉCULATION Même le lecteur le mieux disposé risque d’être déçu s’il attend de l’esthétique de Baumgarten qu’elle lui livre quelques indications sur la question de l’« image » ; ou, du moins, s’il espère y trouver ne serait-ce que quelques remarques générales au sujet de la peinture ou de la sculpture. Ces dernières sont rarement évoquées, et toujours dans la perspective de l’ut pictura poesis. Dans cette comparaison, conformément à l’inversion entérinée par les théoriciens de l’art à la Renaissance, le point de départ à l’aune duquel la peinture est évaluée, c’est la poésie. Cela est parfaitement clair aux paragraphes 40 et 41 des Meditationes : § 40 : C’est uniquement sur une surface que la peinture représente une imagination ; sa tâche n’est donc ni de représenter toute la situation, ni de représenter le mouvement ; cette tâche est en revanche celle de la poésie : lorsqu’en effet on représente la situation et son évolution, la représentation est plus riche, et donc plus claire au Meditationes, § 68. « Dudum observatum, poetam quasi factorem sive creatorem esse, hinc poema esse debet quasi mundus. Hinc kath’analogían de eodem tenenda, quae de mundo philosophis patent.» 172 90 point de vue extensif, que lorsqu’on ne les représente pas. Il y a donc davantage d’éléments tendant à l’unité dans les images poétiques que dans les images picturales. Le poème est donc plus parfait que la peinture. § 41 : Bien que les imaginations exprimées par les mots et par le discours soient plus claires que celles qui s’exposent dans le visible, nous ne cherchons pas pour autant à affirmer la primauté du poème sur la peinture. En effet, la clarté intensive, qui donne à la connaissance symbolique, qui s’effectue par les mots, une primauté sur la connaissance intuitive, ne contribue en rien à la clarté extensive ; or cette dernière est la seule poétique […].173 L’avantage accordé par Baumgarten à la poésie sur la « platte peinture »174 en raison de la richesse des représentations qu’elle permet est très fragile. En effet, la connaissance symbolique — celle qui s’opère avec des mots — court toujours le risque, si elle devient trop précise, de se muer en son contraire, c’està-dire de devenir claire d’un point de vue intensif, ce qui signifie « analytique » et donc « non poétique ». Il est intéressant de noter que l’abbé Du Bos déploie le même argument, mais en faveur de la supériorité de la peinture, lorsqu’il dit : Je crois que le pouvoir de la peinture est plus grand que celui de la poésie et j’appuie mon sentiment sur deux raisons. La première est que la peinture agit sur nous par le moyen du sens de la vue. La seconde est que la peinture n’emploie pas de signes artificiels, ainsi que le fait la poésie, mais bien des signes naturels.175 Cela dit, et pour revenir à Baumgarten, il n’en demeure pas moins que l’un des fondements métaphysiques sur lesquels se construit la première esthétique philosophique est bel et bien de l’ordre d’une « image », mais d’une image d’un genre tout à fait singulier, de l’ordre du reflet. Il s’agit plus précisément de la capacité réflexive ou littéralement spéculative du sujet déterminé comme substance simple, c’est-à-dire comme monade. L’imago mundi n’est objet possible de représentation pour un sujet que parce que le « monde », c’est-àIbid., § 40-41, p. 46. Je souligne. C.f. J. LICHTENSTEIN, « Comment définir la peinture ? » dans le Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, Paris, Armand Colin, 2007, p. 334. 175 Jean-Baptiste DU BOS, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, préface Dominique Désirat, Paris, Ecole Nationale des Beaux-Arts, 1993, p. 133. 173 174 91 dire le tout de l’étant créé moins Dieu, obéit a priori à un ordre harmonieux. Ce que souligne Jacqueline Lichtenstein à propos de la mise en place du paradigme pictural éclaire le statut ambigu de cette image, à la fois spéculaire et spéculative, qui est au cœur de la constitution de l’esthétique philosophique : « La théologie a joué évidemment un rôle essentiel dans la constitution de ce paradigme pictural. Le thème du deus pictor, l’idée du monde comme speculum Dei, largement diffusée par les théoriciens du Baroque, le recours aux textes de la patristique, d’Origène, de Jamblique, de Clément d’Alexandrie, vont servir à rendre possible une activité figurative dont la valeur avait été longtemps contestée par les philosophes. »176 Baumgarten, bien qu’en rupture avec l’esthétique baroque, considère que l’œuvre d’art est également un miroir, entendu comme un véritable point de vue, qui représente un monde possible et, envisagé sous le rapport de la production, quelque chose qui rapproche la créature de son Créateur, faisant de l’œuvre d’art un analogon de l’opus Dei. Nous sommes en droit de demander : quel est le lien entre cet ordre cosmique harmonieux, qui garantit l’adéquation de la représentation du sujet à la chose, et l’Art, tel que Baumgarten le conçoit dans un horizon onto-théologique ? Le lien réside en ceci que l’expérience esthétique rendue possible par l’Art est la forme la plus excellente et la plus parfaitement achevée de la perception. L’Art est ce qui fait le lien, ce qui comble le hiatus existant entre notre capacité finie à nous représenter le monde et notre désir absolu de connaissance. La Métaphysique de Baumgarten, qui paraît pour la première fois en 1739, se situe donc chronologiquement entre les Meditationes et l’Æsthetica. Elle définit le pouvoir de l’âme humaine en ces termes : Mon âme pense au moins certaines parties de ce monde. Mon âme est donc une force qui peut se représenter, au moins partiellement, ce monde.177 C’est donc dans la force représentative de l’âme humaine, c’est-à-dire dans sa capacité à se faire une image du monde, que réside la possibilité d’un rapport noétique à l’étant, en vertu d’une adequatio rei et intellectus littéralement J. LICHTENSTEIN, La couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, 1989, p. 140. 177 A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 507, p. 81. 176 92 spéculative. Or c’est également à partir de cette détermination que l’Art devient un lieu privilégié du rapport noétique. L’idée d’harmonie est centrale pour garantir à l’esthétique philosophique sa portée cognitive. Le concept d’harmonie préétablie est ce à la faveur de quoi la vérité esthétique reçoit sa fondation métaphysique. En effet, l’harmonie préétablie devient, à un moment précis de l’histoire de la pensée occidentale, l’interprétation du rapport des différentes régions de l’étant en son entier. Le concept d’harmonie préétablie est au centre des querelles philosophiques durant plus de la moitié du 18e siècle.178 Quelle est l’histoire de ce concept ? Ce concept est une reprise moderne d’une ancienne notion cosmologique. Mais il est également la réponse leibnizienne à la classique question des rapports de l’âme et du corps et de leurs interactions réciproques. Que la question soit posée dans l’horizon postcartésien de la stricte séparation substantielle entre res cogitans et res extensa n’est pas sans conséquences. En effet, comme le souligne Christiane Frémont : « Lorsqu’en 1695 Leibniz donne au Journal des Savants le Système nouveau de la nature et de la communication des substances, il espère montrer au public français ― principalement aux occasionalistes ― qu’une nouvelle philosophie est possible qui ne soit ni cartésienne ni cependant aristotélicienne, et proposer une solution tierce à la question invariablement débattue de l’union de l’âme et du corps. »179 Or, la doctrine de l’occasionalisme ne se trouve pas formulée chez René Descartes mais provient du cartésien Nicolas Malebranche. Ce Père oratorien conçoit Dieu comme la seule véritable cause efficiente. Ce qui a pour corrélat que la totalité de ce qui est créé, y. c. l’être humain, n’est que l’occasion de l’exercice de la volonté divine. Un extrait du Traité de la nature et de la grâce de 1680 résume l’essentiel de cette doctrine : Je dis que Dieu agit par des volontés générales, lorsqu’il agit en conséquence aux lois générales qu’il a établies. Par exemple, je dis que Dieu agit en moi par des volontés générales, lorsqu’il me fait sentir de la douleur dans le temps qu’on me pique : parce qu’en Mario CASULA, « Die Lehre von der prästabilierten Harmonie in ihrer Entwicklung von Leibniz bis A.G. Baumgarten », dans Akten des II. Internationaler Leibnizkongresse, Hannover, 17-22 Juli 1972, Band 3, Studia Leibnitiana Supp. 14, T. 3, Deutschland, Franz Steiner Verlag, p 397. 179 Christiane FREMONT, « Préface » à G. W. LEIBNIZ, Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes. 1690-1703, Paris, GF Flammarion, 1994, p. 9. 178 93 conséquence des lois générales et efficaces de l’union de l’âme et du corps qu’il a établies, il me fait souffrir de la douleur lorsque mon corps est mal disposé.180 Rien de plus radicalement opposé à ces thèses que la possibilité d’attribuer un pouvoir créateur à l’homme, dès lors que l’imagination, « maîtresse d’erreur et de fausseté », est écartée et que les mouvements mêmes du corps humain sont conçus comme relevant, en dernière instance, de l’efficace divine ! Or Leibniz critique non seulement l’occasionalisme de Malebranche mais également, et de façon plus générale, la causalité mécaniste des cartésiens à laquelle il oppose la notion de force. Cela dit, cette critique porte essentiellement sur la question des rapports âme-corps ainsi que sur l’efficace divine dans le monde. Puisqu’en effet Leibniz emprunte à Malebranche ce qui constitue la pierre de touche de son édifice philosophique, à savoir la théorie des mondes possibles et le choix du meilleur : Dieu découvrant dans les trésors infinis de sa sagesse une infinité de Mondes possibles, comme des suites nécessaires des lois des mouvements qu’il pouvait établir, s’est déterminé à créer celui qui aurait pu se produire et se conserver par les lois les plus simples, ou qui devrait être le plus parfait, par rapport à la simplicité des voies nécessaires à la production et à la conservation. […] Dieu pouvait faire sans doute un Monde plus parfait que celui que nous habitons. Il pouvait, par exemple, faire en sorte que la pluie tombât plus régulièrement sur les terres labourées, que dans la mer, où elle n’est pas nécessaire. Mais pour faire ce monde plus parfait, il eut fallu qu’il eût changé la simplicité de ses voies […]. Notre Monde, quelque imparfait qu’on le veuille imaginer, est fondé sur des lois de mouvement si simples et si naturelles, qu’il est parfaitement digne de la sagesse infinie de son auteur.181 La théorie des mondes possibles joue un rôle fondamental dans la question qui nous occupe. Nous avons vu préalablement que la constitution tardive du dogme de la création ex nihilo du monde a servi non seulement à renforcer et à Nicolas MALEBRANCHE, Œuvres complètes, tome V, Traité de la nature et de la grâce, édité par Ginette Dreyfus, Paris, Vrin, 1958, « Premier éclaircissement », I, p. 145. Je retranscris en français moderne. 181 Ibid., p. 28-29. 180 94 proclamer la toute-puissance divine, mais que ce caractère induit également, et comme son corrélat, l’omniscience du Créateur. Dieu, en tant que Créateur universel, ne peut que connaître parfaitement, pleinement et adéquatement, le tout de l’étant produit ex nihilo, par l’action conjuguée de sa Sagesse et de la toute-puissance de sa Parole. Or selon la dimension esthétique conçue de façon systématique par Baumgarten, l’être humain qui « crée par analogie » ou qui « invente », c’est-à-dire qui emploie sa facultas fingendi — l’une des facultés qui rend possible le raisonnement par analogie — produit quelque chose comme un « monde ». C’est ce qu’indique le paragraphe 68 des Méditations : Il y a longtemps qu’on a observé que le poète est une sorte de démiurge ou de créateur, le poème doit donc être pour ainsi dire un monde. Il faut donc, d’après l’analogie, tenir à son sujet pour vrai ce que les philosophes tiennent pour évident au sujet du monde.182 Le « pour ainsi dire », le « comme si », de ce qui est conçu par l’intellect humain indique justement la différence essentielle entre la Création divine et la création humaine. L’acte « créateur » humain est, d’un point de vue ontologique, plus proche de ce que produit le démiurge grec, car il est impossible qu’il crée à partir du néant. Ce monde créé sur le mode analogique ne possède donc pas la même plénitude d’être que le monde créé ex nihilo. Que le monde de l’art ne soit pas « réel » au sens effectif du terme, mais qu’il contienne malgré tout « quelque vérité », renvoie à une catégorie philosophique chère à Leibniz : celle de la possibilité. C’est une notion que le philosophe partage avec un autre jésuite de renom, ami de Boileau et de Racine, le Père Dominique Bouhours (1628-1702) : Le monde fabuleux, qui est le monde des Poètes, n’a en soi rien de réel […]. Mais ce système étant une fois supposé, tout ce qu’on feint dans l’étendue même du système ne passe point pour faux parmi les Savants, surtout quand la fiction […] cache quelque vérité.183 Or c’est précisément cette vérité non effective dans notre monde, mais néanmoins possible, que l’esthétique entend élucider. Et pour revenir à la question de l’image et de la spéculation, il est intéressant de noter que Leibniz, A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 68. Je souligne. Dominique BOUHOURS, La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit (1687), texte reproduit, introduction et notes de Suzanne Guellouz, Toulouse, Atelier de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1988, p. 10. Je retranscris en français moderne et souligne l’extrait. 182 183 95 dans le texte cité précédemment, se réfère au problème de Molyneux pour illustrer le sens qu’il donne à une représentation confuse. Pour mémoire, ce débat philosophique au sujet de la perception qui couvre, grosso modo, la période allant de Locke jusqu’à Diderot, se réfère à la question de savoir si un aveugle de naissance, qui recouvrirait brusquement la vue, serait en mesure de reconnaître visuellement ou non, une sphère et un cube sans passer préalablement par un contact tactile. Le fond du problème est la question de la synesthésie, de l’interaction réciproque des cinq sens. Il s’agit, en définitive, de comprendre comment l’aísthêsis opère dans le détail, selon quelles modalités, et suivant quel type de rapport au lógos. Si nous distinguons clairement les couleurs, nous ne sommes pas pour autant en mesure de les définir et de les expliquer à autrui. Et que cette incapacité n’est pas un défaut mais l’essence même de la clarté confuse de la représentation sensible que nous percevons de manière intuitive. Un extrait des Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées de Leibniz formule de façon concise toute la problématique de l’esthétique philosophique : Nous voyons que les peintres et les autres artistes reconnaissent très bien ce qui est bien fait et ce qui est mal fait, mais que souvent ils ne peuvent donner les raisons de leurs jugements et répondent, lorsqu’on les questionne, que dans l’œuvre qui leur déplaît il manque un je ne sais quoi.184 Or c’est précisément l’impasse noétique de ce nescio quid affectant le domaine de l’art d’un manque de rationalité — je ne sais quoi à qui Bouhours dans ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671) a donné des lettres de noblesse185 — que Baumgarten entend dépasser. Il s’agit d’un approfondissement du concept leibnizien de représentations « claires aux sens » mais « confuses par rapport à G. W. LEIBNIZ, « Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées » (1684) dans Opuscules philosophiques choisis (1959), texte latin et traduction par P. Schrecker, Paris, Vrin, 2001, p. 15. Je souligne. L’expression « je ne sais quoi » réapparaît deux ans plus tard dans le « Discours de métaphysique » dans Discours de métaphysique et autres textes, 1663-1689, § 24, p. 238. Mais aussi chez MONTESQUIEU, Essai sur le goût (posth., 1757, Encyclopédie, tome 7), Paris, Rivages Poches, 1993, p. 36. « Il y a quelque fois, dans les personnes ou dans les choses, un charme invisible, une grâce naturelle, qu’on n’a pu définir, et qu’on a été forcé d’appeler le je ne sais quoi. » 185 Baldine ST-GIRONS, « Avant-propos » à Edmund BURKE, Recherche sur l’origine de nos idées de sublime et du beau, note 1, p. 168. 184 96 l’entendement ».186 En effet, Baumgarten confère à la confusion sensible qui règne dans l’Art une nouvelle nécessité ontologique, un surcroît de rationalité qu’elle seule est en mesure de fournir. Car si création et omniscience vont de pair sur le plan théologique, il en va de même sur le plan esthétique. L’œuvre comprise comme œuvre d’Art devient ainsi le lieu de la connaissance sensible la plus parfaite qui soit. En effet, partant de l’idée qu’on ne connaît jamais aussi bien une chose que lorsqu’on la crée soi-même, Baumgarten assigne à l’Art la haute tâche d’être proprement à la mesure de la sensibilité humaine incarnée ainsi que la possibilité de prendre part activement au grand jeu cosmique harmonieux et spéculatif. Il convient de mentionner ce grand texte de Leibniz, souvent un peu négligé par les études consacrées à la constitution de l’esthétique, intitulé Système nouveau de la nature et de la communication des substances aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps (1696). Ce dernier contient des éléments proprement décisifs pour la fondation métaphysique de l’esthétique naissante. Leibniz y réhabilite la très controversée notion aristotélicienne de forme substantielle en la réinterprétant dans un horizon théologique, c’est-à-dire en soutenant la nécessité que les « formes constitutives des substances aient été créées avec le monde […] ».187 La forme substantielle non encore désignée sous le terme de « monade » constitue néanmoins déjà la véritable unité de tout ce qui est, en d’autres termes la détermination essentielle de l’étant. Leibniz soutient qu’il ne faut point mêler indifféremment ou confondre avec les autres formes ou âmes les Esprits ni l’âme raisonnable, qui sont d’un ordre supérieur, et ont incomparablement plus de perfection que ces formes enfoncées dans la matière qui se trouvent partout à mon avis, étant comme des petits Dieux au prix d’elles, faits à l’image de Dieu, et ayant en eux quelque rayon des lumières de la Divinité. C’est pourquoi Dieu gouverne les Esprits, comme un Prince gouverne ses sujets, et même comme un père a soin de ses enfants ; au lieu qu’il dispose des autres Ursula FRANKE, « Kunst als Erkenntnis, die Rolle der Sinnlichkeit in der Ästhetik des Alexander Gottlieb Baumgarten » dans Studia Leibnitiana Supplementa, Band IX, Deutschland, Franz Steiner Verlag, 1972, p. 45. 187 G. W. LEIBNIZ, « Système nouveau de la nature et de la communication des substances aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps » (1695) dans Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes. 1690-1703, p. 67. 186 97 substances, comme un Ingénieur manie ses machines. Ainsi les Esprits ont des lois particulières qui les mettent au-dessus des révolutions de la matière par l’ordre même que Dieu y a mis, et on peut dire que tout le reste n’est fait que pour eux.188 Nous mesurons l’écart qui sépare Malebranche de Leibniz ! Pour ce dernier, les Esprits que nous sommes sont comparables à des « petits Dieux » ou des « petites divinités dans [leur] département »,189 pour reprendre une formule des Principes de la philosophie ou « Monadologie » de 1714, texte crucial pour la question de la réception contemporaine des thèses leibniziennes. Et ce d’autant plus que la publication des Principes de la philosophie — le titre Monadologie provient, comme on sait, de Köhler, premier éditeur de la traduction allemande du texte de Leibniz en 1720 — est très tardive dans sa version originale française (1840). Les points de convergence entre ces deux textes, rédigés à un intervalle de vingt ans, sont très nombreux. La hiérarchie des différentes formes substantielles expressément formulée dans la Monadologie, l’idée de la forme substantielle comme « point métaphysique » ou encore de la citoyenneté des Âmes raisonnables et leur appartenance à la société des Esprits sont déjà contenues dans le texte de 1696, bien que la détermination d’une substance unique dotée d’une puissance spéculative soit plus ancienne encore. En effet, déjà en 1686 Leibniz soutient dans le Discours de métaphysique : « Toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers. »190 La hiérarchie au sein des formes substantielles ou monades, ainsi que leur capacité plus ou moins grande à refléter le monde, sont centrales pour saisir le fondement proprement métaphysique de l’esthétique philosophique. La notion de substance individuelle est l’entéléchie de tout ce qui est vivant. Cette entéléchie, qui assure l’unité de l’âme et du corps, est conçue par Leibniz et Baumgarten comme un point métaphysique doté d’une force représentative et spéculaire. Ibid., p. 68. G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principe de la Nature et de la Grâce. Monadologie et autres textes 1703-1716, présentation et notes Christiane Frémont, Paris, Flammarion, 1996, § 83, p. 216. 190 G. W. LEIBNIZ, « Discours de métaphysique » dans Discours de métaphysique et autres textes. 1663-1689, « IX. Que chaque substance individuelle exprime tout l’univers à sa manière (…) », p. 214. 188 189 98 Dans les Principes de la philosophie ou Monadologie, le fondement de l’étant en son entier reçoit le nom de « monade ».191 La monade (de monas, « unité » en grec) est la véritable substance selon Leibniz, c’est-à-dire ce qui demeure stable et identique à soi-même, le fondement qui soutient l’apparence et garantit la persistance dans l’être. Les Principes de la philosophie s’ouvrent sur la proposition suivante : La Monade, dont nous parlerons ici, n’est pas autre chose qu’une substance simple qui entre dans les composés simples, c’est-à-dire sans parties.192 La monade constitue l’élément le plus réel du monde phénoménal, ce qui donne au monde créé sa cohérence ainsi que son unité. Cet élément le plus réel n’a pas d’étendue et n’est donc pas divisible : Il faut qu’il ait des substances simples puisqu’il y a des composés : car le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples. Or là, où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni divisibilité possibles. Et ces monades sont les véritables Atomes de la Nature et en un mot les Eléments des choses.193 Il est impossible de penser quoi que ce soit sans recourir à l’unité simple de la monade. Or ce qui se montre spontanément, ce qui est directement perceptible dans le monde, pensé comme Création divine, c’est toujours le composé. À l’inverse, le composé est tout ce qui est autrement qu’à titre de substance. Or ce composé est un composé spirituel et matériel, un tout lié harmonieusement et doté d’une force spéculative. Les paragraphes 288 sq. de la Metaphysik de Baumgarten reprennent tous les éléments de la doctrine leibnizienne des monades. La Metaphysik que nous citons est la traduction allemande de la Metaphysica, réalisée en 1783 par le principal disciple de Baumgarten, Georg Friedrich Meier. Cet extrait correspond aux paragraphes 400 sq. de la troisième édition latine de 1750 : G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principes de la Nature et de la Grâce. Monadologie et autres textes 1703-1716, Paris, GF Flammarion, 1996, § 59, p. 255. Dans ce paragraphe Leibniz parle de la monade en termes d’« hypothèse », en ajoutant entre parenthèses : « que j’ose dire démontrée ». 192 Ibid., § 1, p. 243. 193 Ibid., § 2 et 3, p. 243. 191 99 § 288. Toutes les monades de ce monde, et de tout autre monde composé de façon unitaire quel qu’il soit, sont toutes liées les unes avec les autres ; par conséquent, chacune est soit le fondement d’une autre, soit sa conséquence, ou les deux en même temps. Une conséquence est le fondement de connaissance [Erkenntnisgrund] de sa raison d’être [ihres Grundes]. Dès lors, à partir de chaque monade de ce monde ou de quelque autre monde composé de façon unitaire, il est possible de se représenter ou de reconnaître toutes les parties du monde auquel elles appartiennent. En d’autres termes, les monades sont des forces représentatives de leur monde, des miroirs agissants par eux-mêmes, des petits mondes. Comme des mondes en petit, elles contiennent en elles-mêmes un aperçu du monde entier, ou bien sontelles dotées d’une force représentative de leur monde […]. § 290. Les monades, lesquelles se représentent le monde clairement, se représentent clairement elles-mêmes entièrement, ou du moins partiellement ; ou bien pas du tout. Les premières ont une connaissance claire, et par conséquent aussi la faculté idoine qui est la raison (l’intellect au sens strict du terme), et sont donc des substances raisonnables ou des esprits (esprit, intelligence, personne).194 Ces « points de vue » sur le monde, ces « miroirs vivants » (specula activa), tels que Leibniz et Baumgarten les conçoivent, reflètent, donc multiplient, chacun à leur manière et selon leurs possibilités essentielles, l’ordre parfait de la Création divine, c’est-à-dire la Gloire de Dieu : A. G. BAUMGARTEN, Metaphysik, übers. von G. F. Meier, Jena, Dietrich Scheglmann Reprints, 2004, p. 84. Je traduis et restitue l’extrait ci-dessous en allemand moderne. « § 288. Alle Monaden dieser und einer zusammengesetzten Welt sind allgemein mit einander verbunden, folglich ist eine jede entweder der Grund einer jeden andern, oder eine Folge, oder beides zugleich. Eine Folge ist ein Erkenntnisgrund ihres Grundes. Folglich können, aus einer jeden Monade dieser und einer jeden zusammengesetzten Welt, alle Teile der Welt, zu welcher sie gehört, vorgestellt oder erkannt werden; oder sie sind Vorstellungskräfte ihrer Welt, tätige Spiegel (specula activa) derselben, kleine Welten. Welten in Kleinen, sie enthalten in sich einen Abriss der ganzen Welt, oder sie sind mit einer Kraft begabt ihre Welt zu vorstellen. […] § 290. Die Monaden, welche sich die Welt klar vorstellen, stellen sich entweder dieselbe, wenigstens zum Teil, deutlich vor; oder nicht. Die ersten haben deutlich Erkenntnis, und folglich auch das Vermögen dazu, das ist Verstand (intellectus strictius dictus), und sind verständige Substanzen oder Geister (spiritus, intelligentia, persona). » 194 100 La vertu d’une substance particulière est de bien exprimer la Gloire de Dieu, et c’est par là qu’elle est moins limitée.195 C’est donc en tant qu’elle manifeste, c’est-à-dire se représente ou encore reflète l’ordre cosmique divin, c’est-à-dire la Gloire de Dieu, que la substance particulière est vertueuse. C’est parce que l’être de l’étant obéit à un ordre cosmique harmonieux du zusammengesetzten Welt, créé par la plus haute et parfaite sagesse qui soit, c’est-à-dire la divine Sagesse, que les monades spirituelles peuvent être vertueuses en réfléchissant un nombre incommensurable de fois et selon un point de vue à chaque fois différent (pro posito corporis) d’après le principe des indiscernables, la Gloire de Dieu qui se manifeste dans l’ordre du monde. Emile Boutroux, dans une note à son édition critique de la Monadologie, souligne bien le fait que « Leibniz, selon sa coutume, greffe un sens nouveau et philosophique [à cette notion théologique]. La Gloire de Dieu, selon l’Ecriture, outre qu’elle est quelque chose de tout surnaturel et mystérieux, apparaît comme inhérente à Dieu même, bien loin de consister dans ses ouvrages même les plus parfaits. »196 Et c’est précisément parce que cette interprétation est philosophique, c’està-dire métaphysique, qu’il y a lieu de questionner la structure onto-théo-logique sur laquelle se fonde la vérité de la représentation monadique. Ce qui soutient la logique de la représentation monadique chez Leibniz est le lógos même du Dieu qui a créé le monde afin que sa Gloire s’y manifeste continuellement et à chaque instant, en une infinité de reflets à chaque fois différents. Rappelons que Leibniz distingue essentiellement deux catégories d’êtres. Il y a d’une part la « Monade Suprême », illimitée et parfaite, c’est-à-dire Dieu conçu comme summum ens, comme l’étant le plus étant, plénitude d’être. Et, d’autre part, toutes les autres, c’est-à-dire celles qui sont selon la modalité de l’être-créé, par des « fulgurations continuelles de la divinité »,197 non autonomes et essentiellement affectées d’un manque ontologique en raison de cette dépendance même. La hiérarchie entre les différents êtres ne concerne que cette seconde catégorie, puisqu’il ne saurait y avoir de hiérarchie qu’entre des êtres comparables entre eux. Or la hiérarchie G. W. LEIBNIZ, « Discours de métaphysique » dans Discours de métaphysique et autres textes. 1663-1689, § 15, p. 224. 196 G. W. LEIBNIZ, Monadologie, édition critique établie par Émile Boutroux (1881), Paris, Le Livre de Poche, 1991, note 2, p. 171-172. Je souligne. 197 G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principes de la Nature et de la Grâce. Monadologie et autres textes 1703-1716, § 47, p. 252. 195 101 qui concerne la seconde catégorie de monades n’est pas sans rappeler la tripartition du De Anima d’Aristote, en faisant abstraction des concepts de force et de création. Il existe trois espèces distinctes de vivants : les monades « toutes nues »198 ou entéléchies, capables de perceptions et d’appétitions, ces monades appartiennent au monde végétal ; les Âmes « dont la perception est plus distincte et accompagnée de mémoire », ces monades constituent le monde animal ; et enfin, les monades spirituelles ou Esprits,199 c’est-à-dire les monades capables non seulement de mémoire mais également dotées de raison. Ces monades spirituelles, c’est-à-dire les êtres humains, se caractérisent par le fait remarquable d’être en mesure de refléter le monde en son entier plus adéquatement que les autres, grâce à une amplitude d’âme beaucoup plus importante. Ce qui veut dire que les monades spirituelles manifestent au mieux la Gloire divine grâce à une puissance spéculative plus importante. Le paragraphe 25 du Discours de métaphysique s’intitule « L’excellence des Esprits, et que Dieu les considère préférablement aux autres créatures. Que les Esprits expriment plutôt Dieu que le monde, mais que les autres substances expriment plutôt le monde que Dieu ». Il est dit ceci à propos de la supériorité des monades spirituelles : Il ne faut pas seulement considérer Dieu comme le principe et la cause de toutes les substances et de tous les êtres, mais encore comme le chef de toutes les personnes ou substances intelligentes, et comme le monarque absolu de la plus parfaite cité.200 Ainsi, les monades spirituelles non seulement reflètent mieux le monde que les autres monades, mais elles sont également ce que Leibniz nomme des « personnes ». Il faut entendre par cette expression le « sujet moral ». La possibilité d’être une « personne » se fait à la faveur du souvenir et de la connaissance de soi. Le sujet moral est la monade spirituelle envisagée du point de vue de son appartenance à la Cité de Dieu. La monade spirituelle est capable de libre-arbitre et possède, à ce titre, le privilège d’être le sujet du Monarque de la Cité divine. La Cité divine n’est rien d’autre pour Leibniz que l’établissement d’un ordre moral au sein de l’ordre physique : Ibid., § 24, p. 248. Ibid., § 19. p. 246-247. 200 G. W. LEIBNIZ, « Discours de métaphysique » dans Discours de métaphysique et autres textes. 1663-1689, § 35, p. 252. 198 199 102 L’assemblage de tous les Esprits doit composer la Cité de Dieu, c’est-àdire le plus parfait Etat qui soit possible sous le plus parfait des Monarques. Cette Cité de Dieu, cette Monarchie véritablement universelle est un Monde Moral dans le Monde Naturel, et ce qu’il y a de plus élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu : et c’est en lui que consiste véritablement la gloire de Dieu.201 Aussi, l’harmonie monadique n’assure donc pas simplement la liaison cohérente de l’âme et du corps. Elle assure également la parfaite adéquation entre le règne physique de la nature et le règne moral de la Grâce. Cette idée d’une union harmonieuse entre nature (ou sensibilité) et Grâce (ou éthique des vertus) est fondamentale pour comprendre les enjeux de l’Æsthetica. En effet, si pour Baumgarten l’esthétique est conçue en un premier temps comme la nouvelle science de la sensibilité, elle est aussi une éthique bien comprise en ceci que ses règles régissent non seulement la création d’œuvres, conçues comme œuvres d’Art, mais également la manière d’être de celui qui s’y adonne. C’est ce qu’énonce expressément le cinquième point du paragraphe 3 de l’Æsthetica : Dans la vie en commun, si toutes choses sont égales par ailleurs, exceller dans la conduite de toutes les affaires.202 L’esthétique, telle qu’elle se fonde sur des bases leibniziennes, est une science qui est à mi-chemin entre l’ordre spirituel et l’ordre matériel, même si toute sensation consciente est déjà une aperception. Ce qui implique aussi que dans tout acte créatif ou perceptif, c’est toujours, et à chaque fois, la dimension cognitive qui est impliquée. C’est parce que l’être humain est conçu métaphysiquement comme corps et esprit, comme appartenant à fois au règne de la nature et à celui de la grâce, que ni la théologie ni la physique ne suffisent G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principes de la Nature et de la Grâce. Monadologie et autres textes 1703-1716, § 85-86, p. 261-262. 202 A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, Lateinisch-deutsch, übersetzt mit einer Einführung, Anmerkungen und Registern herausgegeben von Dagmar Mirbach, Hamburg, Felix Meiner Verlag, Band 1, p. 12. « In vita communi, caetera si paria fuerint, in agendis rebus omnibus praestare. » J.-Y. Pranchère propose la traduction suivante : « d’assurer, dans les activités de la vie quotidienne, une supériorité sur l’ensemble des individus » (p. 12 de la trad. française). Or il me semble que l’un des enjeux de l’esthétique de Baumgarten est de viser une forme d’excellence éthique plutôt que de s’assurer une « supériorité » dans l’art du discours, ce qui serait plutôt l’affaire de la sophistique. 201 103 à rendre raison de son statut particulier au sein de l’étant, selon Baumgarten. L’invention de l’esthétique philosophique est donc bien à la fois une réponse au problème du dualisme métaphysique des substances et une tentative de dépassement. Tout à la fois « petit dieu » dans son département et « monade finie », mais qui contrairement aux autres est pourvue de la capacité de créer, par analogie, un monde régi par les lois universelles de l’être, la complexité de cette monade humaine ne requiert rien de moins que l’invention d’une nouvelle partie de la philosophie qui soit à même de rendre raison et d’interpréter sa problématique condition au sein de l’étant en son entier. Une question reste entière. Quel est le statut ontologique de la représentation produite par cette force qu’est l’âme ? En ce qui concerne plus précisément l’esthétique, comment s’opère le passage entre l’image mentale et le discours ? Stefanie Buchenau203 interprète la force représentative de l’âme, exposée dans les Meditationes, comme une force essentiellement discursive, une vis loquendi. C’est une hypothèse intéressante mais elle pose le problème suivant : comment s’opère le passage de cette discursivité constitutive de l’âme à des productions de l’art comme la peinture et a fortiori l’architecture qui échappe à toute forme d’historia et de narration ? Et, à l’inverse, même si l’on se place dans la continuité du propos aristotélicien du De anima (431a, 10-15) où il est clairement exposé que l’âme produit des images puisque, c’est chose connue, même l’âme dianoétique, c’est-à-dire la pensée discursive, ne peut pas penser sans elles, pourquoi Baumgarten a-t-il choisi comme point de départ la poétique et la rhétorique ? Voilà très exactement l’une des apories majeures de l’esthétique philosophique. De plus, il est loin d’être évident que l’absence de culture visuelle de Baumgarten suffise à expliquer cette aporie. En effet, je soutiens que même si le philosophe avait disposé d’une culture visuelle moins indigente, les images n’auraient pas pu être accueillies dans son système esthétique qui s’inscrit très explicitement dans l’ancienne tradition de l’ut pictura poesis (et, qu’en même temps, il achève). Cela dit, il se pourrait bien que le problème tant débattu des rapports entre texte et image, entre lisible et dicible, ne soit pas complètement étranger à cette aporie majeure de la démarche de Baumgarten qui consiste à ériger les arts de la parole en paradigmes indépassables pour toute S. BUCHENAU, « Die Sprache der Sinnlichkeit. Baumgartens poetische Begründung der Ästhetik in den Meditationes philosophicae », p. 25. 203 104 compréhension de l’art à venir. Et il n’est pas sûr que nous ayons dépassé cela car il s’agit de l’aporie constitutive de toute forme de discours donc, à plus forte raison, celui de l’esthétique philosophique. Hubert Damisch écrit fort bien : Comme si la peinture, comme si la sculpture n’avait d’autre destin que la signification telle que celle-ci trouve à s’articuler au registre du langage, d’autre avenir, en dernière analyse, que de s’effacer, dans leur matérialité sensible, au bénéfice d’un lógos auquel il appartiendrait de déclarer leur sens et qui opère par définition dans l’élément de la phoné.204 Reste qu’entre la contemplation muette et le bavardage, des manières de dire ce que l’on voit, sent, entend, doivent être trouvées. Bien souvent, les entretiens, les textes des artistes eux-mêmes et ceux des poètes sont plus en phase avec la chose même. À ce titre, Baumgarten comme poète (ou versificateur, c’est selon) a une intuition géniale en partant de la poétique. Mais l’esprit de système dans lequel cette entreprise s’est réalisée et son corrélat, la fondation rationnelle de l’Art, ont fermé cette possibilité à peine esquissée. § 2. PREMIÈRES OCCURRENCES DU TERME ET TRANSITION ENTRE LES DEUX OUVRAGES La partie consacrée aux Méditations se clôt sur l’examen du sens de la première occurrence du terme « esthétique ». Le paragraphe 115 est récapitulatif : la poétique philosophique est la science qui mène le discours sensible à sa perfection. Ce paragraphe contient également une attaque en règle de la logique aristotélicienne et cicéronienne : ses bornes sont trop étroites en tant qu’elle se restreint à n’être qu’une logique de la connaissance distincte au détriment de la connaissance confuse. Cette logique, au sens restreint, ne peut donc servir à diriger la faculté de connaissance dite inférieure ni prétendre être une science du mode sensible de la connaissance d’un objet. Le paragraphe 116 contient la première définition de l’esthétique à venir : Hubert DAMISCH, « La peinture prise au mot », Paris, Les Éditions de Minuit, Critique, 370 (1978), p. 275. 204 105 Les philosophes grecs déjà et les pères de l’Eglise ont toujours soigneusement distingué les aisthêtá et les noêtá […]. Les noêtá doivent donc être connus au moyen de la faculté de connaissance supérieure, et sont l’objet de la Logique, les aisthêtá sont l’objet de l’epistếmê aisthêtikế, ou encore de l’esthétique [sive æsthetica].205 Cet extrait indique comment le philosophe a conçu le néologisme « æsthetica ». Il s’agit de la forme latinisée de l’expression grecque epistếmê aisthêtikế. L’esthétique est donc une « science » des aisthêtá, une « science de la connaissance sensible ». Si, depuis Aristote, la logique est l’órganon permettant de mettre en forme le lógos philosophique, il est devenu indispensable, selon Baumgarten, de doter la sensibilité de quelque chose d’analogue permettant de guider la connaissance sensible. C’est donc l’esthétique qui est censée venir en aide à la logique, au sens étroit, en complétant ses manques. Mais cela pose plusieurs questions. En effet, si selon Aristote la logique est un órganon, comment comprendre que l’Æsthetica soit à la fois un outil permettant à la connaissance sensible de se perfectionner et une « science » en même temps ? Le texte de 1735 ne justifie pas ce point et il faut se référer à celui de 1750. Le philosophe, rompu à l’exercice scolastique de la disputatio, a anticipé la question : À l’objection, l’esthétique est un art, non une science – je réponds : a) ces deux aptitudes ne sont pas opposées. Combien d’arts, qui autrefois étaient arts et rien d’autre, sont désormais également des sciences ?206 Cette réponse atteste l’attachement à l’idée d’une perfectibilité générale et d’une perfectibilité des sciences en particulier. La nouvelle logique sera une vraie science au sens d’un art véritable de l’invention, permettant de créer, dans le sens de découvrir, des vérités nouvelles et non plus un simple outil formel. Il faut ajouter que dans le cadre de cette critique de la logique, Baumgarten n’est pas un cas isolé mais participe au contraire d’un grand mouvement de renouveau initié par Bacon.207 L’un des aspects particulièrement intéressant de l’Esthétique réside en ceci qu’elle se positionne face à la logique entendue jusqu’alors comme un synonyme de « philosophie organique » ou de « gnoséologie ». Or, dans la 205 206 207 A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 116, p. 75-76. A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 10, p. 123. A. BÆUMLER, op. cit., p. 124-132. 106 première édition de la Métaphysique (1739), il n’est pas nommément question de logique mais de « mode d’exposition » : La science du mode de connaissance et d’exposition sensible est l’esthétique ; si elle a pour but la moindre perfection de la pensée et du discours sensible, elle est rhétorique ; si elle a pour but leur plus grande perfection, elle est la poétique universelle.208 Cette étonnante définition de l’esthétique se trouve au paragraphe 533 qui clôt la Section II de la « Psychologie », c’est-à-dire la théorie métaphysique de l’âme. Concernant les rapports entre rhétorique et poétique, cette définition de la Métaphysique de 1739 est encore très proche du dernier paragraphe des Méditations : Celui qui expose ses idées de façon sensible doit tenir compte [de ses pensées à titre de sons articulés, aisthêtá], de sorte que l’esthétique est, au sujet du mode d’exposition, plus prolixe que la logique. Or l’exposition peut être parfaite ou imparfaite ; la façon imparfaite d’exposer ses pensées est enseignée par la RHÉTORIQUE GÉNÉRALE, qui est la science du mode d’exposition imparfait des représentations sensibles en général ; la perfection de l’exposition fait l’objet de la POÉTIQUE GÉNÉRALE qui est la science du mode d’exposition parfait des représentations sensibles en général. La première se subdivise en rhétorique sacrée et profane, judiciaire, démonstrative et délibérative, etc. ; la seconde en poétique épique, dramatique, lyrique ainsi qu’en diverses espèces analogues ; mais les philosophes doivent abandonner ces subdivisions aux rhétoriciens, qui ont pour tâche d’en inculquer la connaissance historique et expérimentale. Les philosophes doivent quant à eux s’occuper d’exposer des généralités et surtout définir avec soin la frontière de la poésie et de l’éloquence.209 Or le même paragraphe 533, dans la septième édition de 1779 (donc posthume), laisse de côté poétique et rhétorique pour se rapprocher de la définition de l’esthétique telle qu’on la rencontre dans de 1750 : 208 209 A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 533, p. 89, note 1 (N. d. T.). A. G, BAUMGARTEN, Méditations, 116, p. 76. Je souligne. 107 La science du mode de connaissance et d’exposition sensible est l’esthétique (logique de la faculté de connaissance inférieure, philosophie des grâces et des muses, gnoséologie inférieure, art de la beauté du penser, art de l’analogon de la raison).210 Dans cet extrait, l’accent est mis sur l’esthétique comme nouvel órganon : « logique de la faculté de connaître inférieure », « gnoséologie inférieure », « art de la beauté du penser », « art de l’analogon de la raison ». Nous reviendrons dans le détail sur ce point qui se retrouve dans la nouvelle définition formulée en 1750. Pour comprendre la transition entre la dissertation de 1735 et le très fragmentaire ouvrage de 1750/58, nous en sommes réduits à formuler des hypothèses quant à la teneur de ce dernier. Or de l’aveu même de Baumgarten, les différents contenus l’Esthétique ne sont pas « inédits» : Cette science et l’ensemble de ses vérités ne sont toutefois pas si neufs que l’on n’ait jamais auparavant pensé avec beauté : il y a eu des esthéticiens pratiques avant que l’on ne connaisse les règles de l’esthétique et qu’on ne les porte à la forme d’une science.211 Le rôle de l’esthétique est notamment de conférer à ces arts une finalité commune qui les oriente. Elle doit être à la fois théorique et pratique. Une science et un « art » (ars), c’est-à-dire un talent, un savoir-faire, une habileté, ou plutôt un ensemble de savoir-faire qui concourent à la perfection de la connaissance sensible. L’esthétique philosophique est la science qui constitue et garantit le moment théorique unitaire des beaux-arts et des arts libéraux. L’esthétique, comme discipline universitaire, a été enseignée, nous l’avons vu précédemment, avant la parution de l’Æsthetica. Il n’est dès lors pas inutile de se référer aux précieuses indications qu’offre le Kollegium über Ästhetik : Il y a eu des esthéticiens pratiques avant que l’on ne connaisse les règles de l’esthétique et qu’on ne les porte à la forme d’une science. Il ne serait pas inutile de donner une petite introduction à l’histoire de l’esthétique ; toute l’histoire des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des poètes et des orateurs aura ici sa place, car tous ces A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 533, p. 89. A. G. BAUMGARTEN, « Cours sur l’esthétique », § 1, dans Esthétique précédée des Méditations philosophiques […], p. 247. 210 211 108 différents domaines trouvent dans l’esthétique leurs règles universelles.212 Ce que Baumgarten introduit comme finalité immanente au processus de rassemblement de ces différents arts — qui chacun à leur manière concourent à la perfection de la connaissance sensible — n’est autre que la finalité de l’esthétique elle-même, c’est-à-dire la beauté : § 14 : La fin de l’esthétique est la perfection de la connaissance sensible comme telle, c’est-à-dire la beauté.213 L’esthétique, en tant qu’elle garantit un fondement philosophique et subsume ces diverses disciplines sous l’unité d’une finalité qui lui est propre, leur accorde, dans le même mouvement, un statut scientifique. Nous pourrions condenser ce qui précède en une formule synthétique : le contenu de l’esthétique est « artistique » en tant qu’il se compose des différentes disciplines qui conduisent à la perfection de la connaissance sensible, mais sa forme est théorique. L’esthétique est à la fois une théorie et un art. Elle est théorique car elle se fonde sur la psychologie, c’est-à-dire sur une partie fondamentale de la métaphysique. Ce fondement confère aux arts libéraux et aux beaux-arts l’unité d’une méthode. Ce que Baumgarten nomme la « claire méthode » dans les Meditationes reçoit dans l’Æsthetica le nom d’ « ordre clair » ou « méthodologie », et aurait dû constituer l’objet du second chapitre de l’ouvrage. Il est important de rappeler que ce texte est très largement inachevé. Baumgarten, très atteint par la tuberculose, n’a pas pu achever la première section de sa première partie. Ce qui eut pour conséquence que ce que nous appelons l’« Esthétique de Baumgarten» n’est qu’un tout petit fragment de la partie heuristique, c’est-à-dire de la première section théorique. En effet, l’Æsthetica devait initialement comporter deux parties : 1) une esthétique théorique composée de trois sections « heuristique », « méthodologie » et « sémiologie » ; 2) une esthétique pratique, dont nous ignorons tout. Les trois sections de la partie théorique reprennent l’ancienne tripartition rhétorique : inventio, dispositio et elocutio. Ce qui signifie que le point de départ rhétorique est similaire dans les deux textes. Le paragraphe 13 mentionne la scission entre esthétique théorique et esthétique pratique : 212 213 Ibid., p. 247. A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 14, p. 127. 109 De même que sa sœur aînée [soror eius natu major] la logique, notre esthétique se divise en I) THÉORIQUE, doctrinale, générale (première partie) […] ; II) PRATIQUE, appliquée, spéciale (deuxième partie).214 Après avoir soutenu l’idée qu’un art peut être amélioré et recevoir une organisation systématique qui l’élève au rang de science, Baumgarten inverse l’argument en disant que c’est la possibilité même d’une telle application pratique qui garantit le statut de science à l’esthétique : Que notre art puisse faire l’objet d’une mise en forme démonstrative, l’expérience le prouvera, c’est toujours évident a priori, puisque la psychologie et les autres sciences [i. e. la cosmologie et la théologie] qui s’y rattachent disposent d’une abondance de principes certains; et qu’il mérite d’être élevé au rang d’une science, les utilisations qu’il permet […] le montrent.215 Cela dit, comme le note à juste titre Michael Jäger, ce que Baumgarten conçoit sous le terme de « théorie » n’est jamais défini dans l’Esthétique.216 Pas plus que n’est explicitée l’idée selon laquelle la beauté ne se donne qu’à la faveur de la perfection de la connaissance sensible. Et en l’absence d’une définition du terme « théorie », nous sommes confrontés aux mêmes difficultés que dans la dissertation de 1735 quand Baumgarten, au paragraphe 2, demande qu’on lui accorde la grâce de ne pas définir des notions reçues pour évidentes.217 De plus, au vu de l’état d’inachèvement de l’ouvrage, il est difficile d’en saisir proprement tous les enjeux. Nous pouvons tout au plus reconstruire l’argument à partir notamment des Leçons d’esthétique : Puisque la métaphysique contient ce que les sciences ont d’universel, on pourrait nommer l’esthétique, en vertu d’une certaine analogie, la métaphysique du beau.218 Ibid., § 13, p. 124. Ibid., § 10, p. 123. 216 Michaël JÄGER, Kommentierende Einführung in Baumgartens Aesthetica, HildesheimNew-York, Olms, 1980, p. 8. « Was eine „theoria“ ist, wird in der Aesthetica nicht definiert. » 217 A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 2, p. 30. « Nous demandons en effet qu’on nous accorde la grâce d’utiliser sans les définir, et d’exposer sans les démontrer, les notions que de très pénétrants philosophes [c.à.d. Leibniz et Wolff] tiennent pour démontrées et définies. » 218 A. G. BAUMGARTEN, « Cours sur l’esthétique », p. 247. Je souligne. 214 215 110 Cette citation a guidé le choix du titre de ma thèse en opposant une approche clairement « métaphysique » précédemment, de l’Art, selon les modalités exposées et des « esthétiques du goût » au pluriel comme autant de discours proposant des approches alternatives qui se centrent essentiellement sur le « goût » du spectateur et donc du public. La notion même de « goût » est reprise en un sens particulier par Baumgarten, conformément au projet de constituer une « esthétique » comme « métaphysique du beau ». Sur le caractère proprement métaphysique de l’esthétique, Cassirer écrit encore ceci : L’esthétique ne serait pas une science et ne saurait en devenir une si elle se limitait à donner un ensemble de règles techniques pour la production de l’œuvre d’art ou un ensemble d’observations psychologiques sur les effets. […] Une science reçoit son contenu et son sens philosophique lorsqu’elle comprend ce qu’elle représente dans la totalité du savoir, les lieux et place qui lui reviennent dans cet ensemble.219 Reste à présent, en l’absence d’une définition exacte de la science en question et d’un texte achevé, à tenter de comprendre les différents sens possibles de l’Æsthetica. § 2. LES DIFFÉRENTS ASPECTS DE L’ÆSTHETICA L’esthétique philosophique se voit définie inauguralement par Baumgarten comme suit : § 1 : L’ESTHÉTIQUE (ou théorie des arts libéraux, gnoséologie inférieure, art de penser bellement, art de l’analogon de la raison) est la science de la connaissance sensible.220 [§ 1 : ÆSTHETICA (theoria liberalium artium, gnoseologia inferior, ars pulchre cogitandi, ars analogi rationis) sensitivae.] 219 220 E. CASSIRER, Philosophie des Lumières, p. 329 A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 1, p. 121. 111 est scientia cognitionis Dans le Kollegium über Ästhetik, le philosophe explique à nouveaux frais l’origine du néologisme « æsthetica » à ses étudiants. « Aisthêtikế» est formé par analogie à « logikế » (adjectif substantivé du féminin qui sous-entend « science » de la logique). La logique est appelée au paragraphe 13 la « grande sœur » de l’esthétique (soror eius maior) en tant que ses principes ont été énoncés avant ceux de l’esthétique. En d’autres termes, l’esthétique est donc née, en tant que discipline, après la logique. Si nous faisons abstraction de ce qui est placé entre parenthèses, la définition inaugurale de l’esthétique ressemble fort à celle des Meditationes : epistếmê aisthêtikế sive Æsthetica,221 la nouvelle discipline est donc bien conçue, et ce dès 1735, comme la « science de la connaissance sensible ». La continuité entre ces deux ouvrages est visible jusque dans la définition de la science recherchée. Par contre, comment faut-il comprendre ce qui est placé entre parenthèses ? Faut-il considérer qu’il s’agit d’une suite de « synonymes », comme le suggère Ursula Franke : « Si l’on se réfère à Herder, lequel a bien éclairé le caractère éclectique de la “manière de penser de Baumgarten”, la tâche herméneutique qui se présente consiste à comprendre la définition principale de l’ “esthétique” à l’aide de ses synonymes : “théorie des arts libéraux”, “gnoséologie inférieure”, “art de penser bellement”, “art de l’analogue de la raison”. »222 Si l’on concède que Baumgarten est bien un « éclectique » et que le contenu de la parenthèse est bien une suite de « synonymes », alors encore faut-il s’entendre sur les termes. « Synonyme » en tant qu’adjectif et nom provient du bas latin synonymus, qui à son tour, traduit le grec synốnumos, qui signifie « de même nom que ». Dans la Logique d’Aristote, ce terme désigne des noms dont le sens est lié (sún) par un genre commun, mais dont les significations diffèrent spécifiquement (comme par exemple le vert et le rouge par rapport à la couleur). Sunốnumos est composé de sún (« avec », « ensemble ») et de ónoma (le « nom »). En suivant l’acception philosophique du terme, l’esthétique définie comme « science de la connaissance sensible » constitue le genre commun. Ses différents A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 116, p. 76. U. FRANKE, Kunst als Erkenntnis, die Rolle der Sinnlichkeit in der Ästhetik des Alexander Gottlieb Baumgarten, p. 51, je traduis. « Nimmt man Herders Hinweis auf, der den eklektischen Charakter von « Baumgartens Denkart » gut beleuchtet, so stellt sich für die Interpretation die Aufgabe, das Hauptdefinitum „Ästhetik“ durch seine Synonyme, „theoria liberalium artium“, „gnoseologia inferior“, „ars pulcre cogitandi“, „ars analogi rationis“ zu begreifen. » 221 222 112 synonymes (théorie des arts libéraux, gnoséologie inférieure, art de la beauté du penser, art de l’analogon de la raison) sont autant de différences spécifiques. S’il y a lieu d’employer, à la suite d’Ursula Franke, le terme « synonyme » pour désigner ce que Baumgarten a placé entre parenthèses au premier paragraphe, c’est seulement au sens aristotélicien et pas au sens moderne du terme. En effet, les termes « théorie des arts libéraux », « gnoséologie inférieure », « art de la beauté du penser », « art de l’analogon de la raison » ne sont pas autant de mots différents qui désignent une même chose. Au contraire, ces « synonymes » se présentent tour à tour comme des facettes ou des parties constituantes de l’esthétique. Ces différents aspects sont à la fois constitutifs de la science de la connaissance sensible et complémentaires mais, en aucun cas, substituables comme le seraient des synonymes au sens moderne du terme. 2.1) UNE THÉORIE DES ARTS LIBÉRAUX OU DES BELLES-SCIENCES En observant les différents aspects de la nouvelle science, nous sommes immédiatement confrontés à un problème majeur. Forts de notre entente courante du terme « esthétique », nous voilà pour le moins surpris de trouver les « arts libéraux » dans l’Æsthetica et les « schöne Wissenschaften » dans le Kollegium über Ästhetik. C’est extrêmement ambigu car, dans ce même texte, Baumgarten dit explicitement son intention d’inclure les « beaux-arts » dans son système : Aristote […] subdivise sa philosophie, grâce à laquelle la connaissance humaine doit être améliorée, en logique, rhétorique et poétique […]. Or cette classification est elle-même incomplète. Lorsque je souhaite penser sur le plan sensible avec beauté pourquoi dois-je forcément le faire en prose ou en vers ? Qu’en est-il du peintre et du musicien ? 223 A. G. BAUMGARTEN, Kollegium über Ästhetik dans POPPE, op. cit., p. 69, je traduis. « Aristoteles […] teilt seine Philosophie, wodurch die menschliche Kenntnis verbessert werden soll, in die Logik, Rhetorik und Poetik, die er zuerst als Wissenschaft vorträgt. Die Einteilung selbst ist unvolkommen. Wenn ich sinnlich schön denken will, warum soll ich bloss in Prosa oder in Versen denken ? Wo bleibt der Maler und Musikus ? » 223 113 La terminologie de Baumgarten est très flottante sur ce point. S’il passe sans transition de l’expression « arts libéraux » à celle de « belles-sciences », c’est que le contenu de ces dernières est identique à l’ancien trivium et quadrivium, plus que ce que nous entendons aujourd’hui par le terme « beauxarts », avec, en sus, l’histoire. La prise en compte de l’histoire inscrit à bon droit l’esthétique de Baumgarten au tournant de l’Aufklärung et du 19esiècle, siècle de l’histoire par excellence. Nous entrons ici de plain-pied dans la problématique exposée dans l’avant-propos. Le vocable esthétique désigne-t-il seulement une discipline au contenu clairement établi ? Pour faire la généalogie du concept, il faut signaler une hypothèse qui attribue l’invention des « arts libéraux »224 à Isocrate. Cela dit, l’expression est attestée chez Cicéron (« artes liberales » dans le De Inventione, I, 35), que Baumgarten n’a de cesse de citer. Mais c’est à Marcianus Capella, dans le De nuptiis philologiae et Mercurii, que l’ont doit l’initiative de classification systématique des arts en arts libéraux et arts mécaniques.225 Sous le nom collectif de quadrivium sont regroupées l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie, c’est-à-dire les arts qui permettent de comprendre l’ordre cosmique. Il faudra attendre le 9e siècle pour que la grammaire, la rhétorique et la dialectique, c’est-à-dire les arts de l’expression orale et écrite, reçoivent le nom de trivium. Rappelons brièvement que les arts libéraux s’opposent aux arts mécaniques en ceci qu’ils sont libres, comme leur nom l’indique, pour deux raisons au moins. Ils sont dits libres, d’une part, car ils s’adressent aux êtres libres, c’est-à-dire à ceux qui disposent de la scholế, du loisir pour se consacrer à l’étude. À ce sujet, il faut mentionner l’hebdomadaire édité par Baumgarten en 1741 : Les lettres philosophiques d’Aletheophilus qui ont eu pour finalité de populariser la philosophie auprès de ceux, en l’occurrence plutôt de celles, les femmes, qui n’avaient pas accès à l’université il y a quelque trois siècles. Sans vouloir faire de Baumgarten un « féministe » de la première heure, il faut toutefois souligner cette volonté pédagogique qui prône que l’émancipation ne peut passer que par l’éducation. Ce n’est point seulement une anecdote, puisque l’une des finalités de l’esthétique philosophique elle-même est celle de vulgariser les connaissances scientifiques pour le plus grand nombre, inscrivant pleinement C. f. Vocabulaire d’esthétique d’E. SOURIAU, Paris, PUF, 1990, article « art ». L. FALLAY D’ESTE, « Présentation » dans Paragone. Le parallèle des arts, trad. L. Fallay d’Este et Nathalie Bauer, Paris, Klincksieck, 1992, p. 12. 224 225 114 la constitution de cette nouvelle science dans le projet plus vaste des Lumières allemandes et européennes. Les arts libéraux sont autotéliques : ils ne sont pas au service des besoins organiques impérieux mais sont cultivés en vue d’euxmêmes, leur finalité étant l’éducation et la connaissance. Les arts libéraux sont produits par l’intellect, contrairement aux arts mécaniques, tributaires du travail manuel et à ce titre pour bonne part « dévalorisés » au sein d’une histoire philosophique d’inspiration largement idéaliste, c’est-à-dire platonicienne. Or, précisément, Baumgarten subsume ce que nous appelons aujourd’hui les « beaux-arts » dans un ensemble plus grand, les « belles sciences » ou les « arts libéraux », sans transition ni véritable explication. Ce qui signifie que Baumgarten conçoit implicitement que les « beaux-arts » sont essentiellement des créations de l’esprit avant d’être des productions manuelles. C’était déjà le cas dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière qui, au 17e siècle, avait rangé les beaux-arts à l’entrée « Arts libéraux ». Si les beaux-arts sont assimilés dans l’esthétique philosophique à des productions de l’esprit, cela signifie que l’artiste accède ainsi au rang de créateur par analogie avec le deus pictor, comme le disait, trois siècles auparavant, Léonard de Vinci : Si le peintre veut voir des beautés capables de lui inspirer l’amour, il a la faculté de les créer, et s’il veut voir des choses monstrueuses qui font peur, ou bouffonnes pour faire rire, ou encore propres à inspirer la pitié, il est leur maître et dieu […]. Ce qu’il y a dans l’univers par essence, présence ou fiction, il l’a, dans l’esprit d’abord, puis dans les mains.226 La philosophie ne vient donc que plus tard, telle la chouette de Minerve,227 « inventer » une nouvelle discipline qui interroge ce que les artistes n’ont cessé de répéter : que la peinture (entre autres) est cosa mentale. Dès lors, l’esthétique ne surgit pas inopinément dans l’histoire de la pensée : elle s’élabore au moment où les arts se sont déjà émancipés, du moins idéalement, de leur dimension strictement matérielle, artisanale, et qu’ils peuvent être pensés à titre Leonardo DA VINCI, La peinture, p. 30. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, « Préface » aux Principes de la philosophie du droit, traduction de Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, Flammarion, 1999, p. 76. « La chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule. » 226 227 115 de pure réalisations intellectuelles, c’est-à-dire aussi de manière parfaitement abstraite. 2.2) LA GNOSÉOLOGIE « INFÉRIEURE » ET L’ART DE PENSER AVEC BEAUTÉ Le projet d’étendre les limites de la logique se trouve déjà, nous l’avons vu, en germe dans la dissertation de 1735. Baumgarten y affirme que la logique au sens étroit est trop limitée et qu’il s’agit donc de la compléter, c’est-à-dire d’étendre le champ de la philosophie organique. Neuf ans avant la parution du premier volume de l’Esthétique, la Seconde Lettre philosophique d’Aletheophilus (la parution s’est arrêtée, faute d’un nombre d’abonnés suffisant, à la quarantequatrième lettre) précise les intentions du philosophe : Bien que l’on ait coutume de tenir la philosophie organique et la logique pour des termes synonymes, l’auteur [Baumgarten parle de lui-même] les distingue tout en reconnaissant que la philosophie organique pourrait aussi être nommée logique en une acception élargie. À proprement parler, dit-il, la philosophie organique doit être la science de l’amélioration du jugement, tandis que la logique, qui en est la partie la plus noble, doit, comme l’indique son nom et comme le confirme l’habitude de la plupart des professeurs de logique, se limiter à montrer la voie vers la connaissance [Einsicht] distincte des vérités ; de sorte que son tort est de se restreindre à l’entendement au sens strict et à la raison. Or notre âme possède beaucoup de facultés servant à la connaissance et qui sont autres que celle qu’on pourrait simplement mettre au compte de l’entendement et de la raison, il semble donc à notre auteur que la logique promet plus qu’elle ne tient lorsqu’elle se fait forte d’améliorer notre connaissance en général, et n’est ensuite occupée que de la connaissance distincte et du chemin qui y mène. Il se la représente donc comme une science de la connaissance de l’entendement ou de la connaissance distincte, et réserve les lois de la connaissance sensible et vivante, quand bien même celle-ci ne devrait pas s’élever à la distinction au sens le plus 116 précis du terme, pour une science particulière. Cette dernière science, il la nomme l’esthétique.228 Baumgarten ne laisse planer aucun doute quant au statut de l’esthétique, cette « petite sœur » de la logique. L’esthétique fait montre d’une « vitalité » qui fait défaut à son aînée. Elle est « petite » car elle est puînée, mais les ambitions nourries par celui qui lui confère son nom de baptême dépassent largement celles que peut réaliser son aînée, qui « promet plus qu’elle ne tient ». Cette dernière prétend améliorer la connaissance en général mais ne s’occupe, en définitive, que d’un domaine particulier, celui des connaissances claires et distinctes. Ainsi, Baumgarten étend le domaine de la philosophie organique en réservant ce terme à l’ensemble de la logique au sens large. La logique au sens large, ou philosophie organique, comprend à la fois la logique au sens étroit (la logique classique) et l’esthétique. Ce contenu bipartite de la philosophie organique fait l’objet du paragraphe 147 de la Philosophia Generalis, texte posthume publié en 1770. Dans ce paragraphe, le philosophe énonce les différents contenus de la philosophie organique en commençant par énumérer ceux de l’esthétique : La philosophie organique s’applique I) à la connaissance sensible, elle est alors l’ESTHÉTIQUE […] ; II) à la connaissance intellectuelle, c’està-dire à la logique au sens strict.229 L’esthétique en tant que logique contient, selon la Philosophia Generalis, plus d’une quarantaine de disciplines particulières. Ces disciplines sont classées en fonction de deux orientations majeures. La première concerne tout ce qui porte la connaissance sensible à sa perfection. Dans ce cas elle comporte l’art de l’attention, de l’abstraction, du sentir ou esthétique empirique, l’art de juger, appelé aussi la critique esthétique, mais aussi l’art de prévoir, ou mantique, auquel Baumgarten accorde une place très importante. La mantique présente une bonne quinzaine d’arts divinatoires différents, allant de la chrestomanie (prophétie par les oracles) à l’engastrimythie (prophétie au moyen du ventre) en passant par l’oryctomancie (prédiction basée sur les fossiles). Cette énumération d’arts divinatoires plus bizarres les uns que les autres peut sembler assez A. G. BAUMGARTEN, « Deuxième lettre philosophique » dans Esthétique précédée des Méditations philosophiques […], p. 237. Je souligne. 229 A. G. BAUMGARTEN, « Philosophie générale » dans ibid., § 147, p. 241-244. 228 117 curieuse. En fait, cette exhaustivité dénote un réel souci encyclopédiste ainsi qu’une volonté impressionnante de répertorier et de cataloguer tout ce qui serait susceptible de favoriser la nouvelle discipline. L’hypothèse du projet encyclopédique est d’ailleurs corroborée par Francesco Piselli, bien qu’il ne fasse pas le lien entre ce projet et ce qu’il nomme, non sans quelque ironie, ces « suspectes extravagances divinatoires » (« sospette stravaganze divinatorie ») : Baumgarten enseignait la philosophie encyclopédique déjà en 1732 à Halle comme l’indique Meier dans son ouvrage La vie de Baumgarten : « Alors que Baumgarten enseignait naguère la philosophie dans notre académie (c’est-à-dire l’université de Halle), il proposa quelques fois aussi à ses philosophique. » auditeurs [l’enseignement de l’] encyclopédie 230 La seconde orientation de cette nouvelle partie de la philosophie organique concerne tout ce qui relève de la désignation, de la notation par signes au sens large (æsthetica characteristica). Cette seconde partie comprend la signification des mots (nommée « lexicographie universelle »), la flexion et la liaison des mots (« grammaire universelle »), mais aussi l’écriture (« science universelle du graphisme »), qui comprend la calligraphie, la tachygraphie (c’est-à-dire l’art d’écrire vite) et la cryptographie (l’art d’écrire de manière encodée) ; on y trouve encore l’emblématique, la chromatocritique, ainsi que la physiognomie, l’onirologie, l’art de l’euphonie, la poétique. La liste est très fournie et concerne toutes les formes de désignation par signes au sens large du terme : mots, images, caractéristiques corporelles ou sons. De plus, un autre ouvrage posthume (1769), Sciagraphia encyclopaediae philosophicae, non traduit, indique à quel point le projet d’étendre la philosophie organique tenait à cœur à Baumgarten : § 25 : La gnoséologie (la logique au sens large) est la science de la connaissance aussi bien intellectuelle que du mode d’exposition, ce qui est du ressort plutôt de la philosophie organique. Et comme toute F. PISELLI, Alle origini dell’estetica moderna. Il pensiero di Baumgarten, p. 226. « Baumgarten insegnava enciclopedia filosofica già nel 1737 in Halle (Meier, Alexander Gottlieb Baumgartens Leben, Hemmerde, Halle, 1763) : “Cum in nostra academia (cioè nell’università di Halle) Baumgartenius olim doceret philosophiam, aliquoties etiam hanc encyclopaediam philosophicam auditoribus proposuit”. » 230 118 connaissance sera ou bien I) sensible ou bien II) intellectuelle, la première est l’esthétique […]. § 109 : La gnoséologie, ou bien la partie qui vient après la logique au sens le plus large du terme, est la science de la connaissance intellectuelle ou bien la logique au sens strict et propre du terme.231 Ce qui signifie donc que la « gnoséologie inférieure» mentionnée dans la définition du paragraphe 1 est la logique sensible dans sa version théorique, « noble » comme l’indique Baumgarten dans la Seconde Lettre. Dans sa version pratique ou « organique », « instrumentale » en référence à Aristote, l’« art de penser avec beauté » constitue une autre facette de l’Æsthetica. Ce qui distingue essentiellement la philosophie organique au sens classique du terme et la philosophie organique « sensible » ou « esthétique », c’est précisément la beauté visée par ses développements. Or pour envisager les choses de manière systématique, la gnoséologie inférieure (théorique) et l’art de penser avec beauté (pratique) font partie de la dimension productive ou poïétique de l’Esthétique de Baumgarten. On peut supposer également que l’art de penser avec beauté puisse également faire partie des qualités du spectateur et ne concerne pas seulement le poète ou l’artiste. Il s’agit alors d’un spectateur idéalement éduqué, comme celui de Du Bos, ou encore d’Adorno : Celui qui ne sait pas ce qu’il voit ou ce qu’il entend ne jouit pas du privilège d’un rapport inné aux œuvres; il est incapable de les percevoir.232 Pour combler le hiatus classique entre théorie de l’art et esthétique, Baumgarten invente ce que nous nommons, à la suite de Gilles Deleuze, « un personnage conceptuel ». Son nom, déjà indiqué à plusieurs reprises, est felix æstheticus. U. FRANKE, Kunst als Erkenntnis [...], p. 25, note 39. « § 25 : Gnoseologia (Logica significatu latiori) est scientia cognitionis tam cogitandae quam proponendae, philosophiae organicae pars potior. Quia omnis cognitio vel sensitiva est vel intellectualis, erit scientia cognitionis I) sensitivae, II) intellectualis. Prior est Aesthetica [...]. § 109: Gnoseologia sive logicae significatu latiori pars posterior est scientia cognitionis inellectualis sive logica proprie et stricte sic dicta. » 232 Theodor Wisengrund ADORNO, Théorie esthétique (1970), Paris, Klincksieck, 1995, p. 469. 231 119 2.3) UN ART DE L’ANALOGON RATIONIS233 Il a été établi que l’œuvre d’art se présente comme un « hétérocosme »234 et que son intelligibilité repose, en dernière instance, sur une analogie entre l’ordre cosmique du monde créé par Dieu et le sien propre. De même que le faire artistique humain est conçu par analogie d’après l’acte intellectif divin de création, le concept d’analogie concerne également une des facettes de l’esthétique : l’art de l’analogon rationis. Un rapport analogique indique la liaison de deux termes qui entretiennent des rapports de similitude entre eux. Ce rapport peut se dire, il peut être porté au lógos. Il en va de même pour le concept de l’analogon rationis. Cet aspect de l’Æsthetica est crucial pour comprendre l’assimilation implicite des beaux-arts aux arts libéraux et leur subsumption sous la catégorie générale de « belles sciences » qui deviennent, et dans un même mouvement, le lieu privilégié de la connaissance dite sensible. Deux aspects essentiels de l’esthétique philosophique reposent sur ce concept. Le premier aspect réside dans la possibilité d’établir l’esthétique en tant que science de la connaissance sensible par analogie à la logique au sens étroit. Il convient de souligner encore une fois — car cela constitue la condition de possibilité même de sa constitution — que le « sensible » dont s’occupe l’esthétique n’est jamais une simple « collection de données » présentées « en vrac ». Lorsque, par exemple, je perçois un tableau, lorsque je me représente une image, les formes, les couleurs, la profondeur, la facture, la matérialité visible des pigments forment un tout cohérent qui fait sens. Percevoir, c’est à chaque instant ordonner et donner sens. La recollection des données sensibles perçues s’agencent selon un certain ordre, selon une certaine logique. Lorsque nous percevons sensiblement, nous formons une sorte de raisonnement grâce, notamment, à la mémoire et à l’imagination. Et ce « raisonnement sensible », fondé sur l’attente de cas semblables, est ce que Je reprends ici les analyses de mon article paru en 2007. Hormis l’erreur signalée au sujet des trois différents types d’inventions, mon exposition du concept d’analogon rationis me semble encore recevable. 234 Je remercie Frédéric Nicod de m’avoir indiqué que Hannah Arendt fait remonter cette notion d’hétérocosme poétique à Démocrite, déjà. C.f. Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Pocket, 1994, note 1, p. 226. « Ainsi Démocrite loue-t-il le génie divin d’Homère, “qui de toute sorte de mots construisit un cosmos” — epeôn kosmon etektènato pantoiôn (Diels, B 21). » 233 120 Baumgarten nomme analogon rationis. Et la connaissance produite par analogie vaut pour elle-même, même si l’esthétique ― c’est là une de ses nombreuses vertus ― est censée à la fois compléter l’horizon logique au sens large et limiter l’horizon logique au sens étroit du terme. La section 28 de l’Esthétique porte sur la question de la « vérité esthétique ». Le paragraphe 427 traite de la vérité « esthético-logique » (aestheticologicam), en insistant sur ce que l’esthétique et la logique au sens étroit, courant, du terme, ont en commun. Cette vérité esthético-logique est ce que recherche la logique entendue au sens large, c’està-dire la logique au sens étroit associée à l’esthétique. Le second aspect est le suivant : l’œuvre d’art (ou toute autre production intellectuelle libre ayant la beauté comme caractéristique essentielle), est considérée comme un véritable monde qui se déploie par analogie au monde créé par Dieu. Il y a donc une étroite parenté, une parenté analogique, entre le monde créé et le monde de la création artistique. Et puisqu’il est nécessaire (au sens logique fort) qu’il n’y ait qu’une seule Création absolument parfaite ― c’est là que l’esthétique rejoint la théologie ―, le « monde » créé par les artistes est « hétérocosmique » mais non « utopique ». Cela signifie que le mode d’existence de ce monde est celui de la possibilité. Il obéit à des lois (que l’esthétique prend en charge d’énoncer) et donne lieu à une vérité sensible, à une richesse manifeste (ubertas) qui peut parfois prendre de la distance par rapport au sens de la vérité dans son acception logique. L’esthétique vient au secours de la philosophie en préservant ce que la logique ne permet pas de sauvegarder, c’està-dire la singularité et la richesse des manifestations sensibles possibles. La vérité métaphysique est dite objective par Baumgarten ; elle se trouve contenue dans l’objet même. La vérité « subjective » est conçue classiquement en termes d’adéquation de la représentation à l’objet. Or, et c’est en cela que Baumgarten est original, la vérité subjective peut être à son tour ou logique ou esthétique : § 423 : Il faut […] se soucier, dans les matières du beau-penser, de la VÉRITÉ, mais de la vérité ESTHÉTIQUE, c’est-à-dire de la vérité en tant qu’elle doit faire l’objet d’une connaissance sensible. […] Quant à la représentation de la vérité métaphysique présente en quelque objet, elle constitue, pour autant qu’elle s’accomplisse dans l’âme d’un certain sujet, cet accord des représentations avec les objets que la 121 plupart nomment vérité logique ; certains nomment spirituelle cette vérité qui est celle de l’affection, de la correspondance et de la conformité, tandis qu’ils nomment matérielle la vérité métaphysique [quam plerique veritatem logicam nominant, alii mentalem]. Cette vérité est celle de la relation, de la correspondance et de la conformité, tandis qu’ils nomment matérielle la vérité métaphysique [metaphysicam veritatem materialem appellant].235 Selon Baumgarten, il n’y a pas « deux vérités » dont l’une serait logique et l’autre esthétique. Le d’ « esthéticologique ». 236 mode de rapport vrai à la chose est qualifié Puisque, comme nous l’avons vu, le sujet percevant est dans l’impossibilité structurelle de se représenter — c’est-à-dire de penser, ces deux termes sont cette fois strictement synonymes au sens moderne du terme — quoi que ce soit de manière parfaitement claire et distincte. Tandis que la représentation subjective de la chose, entendue au sens strictement logique, est simplement formelle puisqu’elle concerne la relation, la correspondance et la conformité. À l’inverse, la représentation esthétique tient compte de la dimension sensible, phénoménale, de la chose. Etant donné qu’il est hors de notre portée de tout prouver adéquatement, le raisonnement par analogie vient au secours de l’entendement fini. Cette analyse concerne les objets scientifiques qui doivent être appréhendés, dans l’horizon de la finitude humaine, avec le secours de l’esthétique. En revanche, pour les objets strictement « esthétiques », intervient la catégorie rhétorique du vraisemblable : est dit « vrai » ce qui peut l’être sur le mode de la possibilité. C’est ce qui est indiqué au paragraphe 483 de l’Esthétique : J’ai désormais lieu de penser avoir établi, pour un raisonnement très clair, que la plupart des perceptions intriquées dans le beau-penser ne sont pas complètement certaines, et que leur vérité n’est pas aperçue dans une complète lumière. Et cependant aucune fausseté sensible ne peut se découvrir en lui sans laideur. Or, les choses dont nous ne sommes pas complètement certains, sans toutefois y apercevoir quelque fausseté, sont VRAISEMBLABLES. Il est donc préférable de 235 236 A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 423, p. 151. Ibid., § 427, p. 153. 122 nommer la vérité esthétique VRAISEMBLANCE, d’un terme qui désigne ce degré de vérité qui, même s’il ne s’élève pas à la certitude complète, ne contient cependant aucune fausseté observable.237 Ce passage est fondamental car il souligne la continuité dans l’entente baumgartenienne de la vérité : la vérité dite sensible est vraie à un autre degré que sa forme certaine et logique, mais elle n’est en aucun cas « autonome ». Elle est aussi constitutive de notre être et, comme telle, demande à être perfectionnée. Cette nécessité est, une fois de plus, à la fois philosophique et théologique : § 12 : À l’objection : […] les facultés inférieures — la chair [caro] — doivent être combattues, plutôt que stimulées et aguerries — je réponds : a) ce qui est requis est la soumission des facultés inférieures [imperium in facultates inferiores] à une autorité, non à une tyrannie ; b) l’esthétique, nous prenant pour ainsi dire par la main, nous conduira à ce résultat […] ; c) [Celles et ceux qui s’occupent d’esthétique] n’ont ni à stimuler ni à aguerrir les facultés inférieures dans la mesure où elles sont corrompues, mais doivent les diriger afin d’éviter que leur corruption ne soit aggravée par des exercices appliqués, ou à l’inverse, que sous l’oiseux prétexte d’éviter les abus l’on ne réduise à néant toute l’utilisation d’un talent accordé par Dieu.238 La possibilité d’une pure création ex nihilo ne nous est pas accordée. Dans toute forme de création se mêlent des éléments déjà donnés, qui existent effectivement, auxquels s’ajoutent des inventions hétérocosmiques. Mais cela n’amoindrit pas pour autant la vérité de ces productions. Qu’on se souvienne simplement du titre de l’hebdomadaire esthétique « à l’usage des dames » : Lettres philosophiques d’Aletheophilus. Aussi, quiconque s’occupe d’esthétique n’en est pas moins un authentique ami de la vérité et un véritable philo-sophos : Celui qui recherche la vérité au moyen de l’analogon de la raison […] n’est pas un partisan moins strict de la vérité […]. Il lui est plus nécessaire qu’aux autres, alors qu’il poursuit la vérité esthétique, de faire exception aux règles de la suprême perfection formelle [logique], 237 238 Ibid., § 483, p. 184. Ibid., § 12, p. 124. Je souligne. 123 afin que la perfection matérielle de la vérité esthétique ne soit pas excessivement endommagée.239 Pour continuer sur les chemins sinueux de la généalogie des concepts, il convient à présent de restituer la filiation de l’analogon rationis. Le sens de cette expression, bien que le nom ne soit pas expressément formulé, est présent dans la Monadologie de Leibniz240 : La mémoire fournit une espèce de consécution aux âmes, qui imite la raison, mais qui en doit être distinguée. C’est que nous voyons que les animaux ayant la perception de quelque chose qui les frappe et dont ils ont eu perception semblable auparavant, s’attendent par la représentation de leur mémoire à ce qui y a été joint dans cette perception précédente et sont portés à des sentiments semblables à ceux qu’ils avaient pris alors. Par exemple : quand on montre le bâton aux chiens, ils se souviennent de la douleur qui leur a été causée et crient ou fuient.241 Les nombreux détracteurs de l’esthétique philosophique trouveront dans ce passage de quoi alimenter leurs sarcasmes. Le pas qui consiste à dire que l’esthétique s’enracine dans la « psychologie animale » a été rapidement franchi par certains commentateurs,242 et non les plus médiocres. Il est vrai que Leibniz illustre son propos en prenant l’exemple d’un chien battu. Lorsque le pauvre animal reconnait le bâton qui l’a frappé, il induit du même coup qu’il est urgent d’aboyer ou de s’enfuir. Il réalise donc un « raisonnement » de type sensible qui « imite la raison ». Cela dit, évoquer la psychologie animale au 18e est parfaitement anachronique. Cette notion émerge beaucoup plus tardivement, comme nous le savons, dans le contexte des recherches portant sur l’observation Ibid. La reformulation systématique de cette idée provient de la psychologie de Christian Wolff. 241 G. W. LEIBNIZ, Monadologie, § 26, p. 248. Je souligne. Cet exemple se trouve énoncé plus brièvement dans Les Nouveaux essais sur l’entendement humain (env. 1704, publié en 1765), livre 2, § 11. 242 Par exemple, U. Franke, op. cit., p. 52. « Den Ausdruck « analogon rationis » nimmt Baumgarten aus der Tierpsychologie auf. » Ou encore, Heinz Paetzold, dans son introduction aux Philosophische Betrachtungen über einige Bedingungen des Gedichtes (la traduction allemande des Meditationes), Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1983, p. XLVII-XVLIII. « Der Begriff, unter dem Baumgarten die verschiedenen Vermögen der menschlichen Sinne vereint, ist das analogon rationis, ein Begriff, der ursprünglich der Tierpsychologie entstammt. » 239 240 124 du fonctionnement des glandes salivaires du chien, entreprises par le physiologiste et médecin russe Ivan Petrovitch Pavlov, en vue de fonder une psychologie entièrement physiologiste. Or Leibniz, en donnant cet exemple, souhaite moins fonder la psychologie humaine sur le comportement des canidés, que répondre à Locke. Un souci à la fois pédagogique et polémique motive le choix de cet exemple. Leibniz choisit à dessein (et contre la conception cartésienne de l’animalité) un animal de compagnie pour indiquer comment l’association de sensations tactiles, visuelles, auditives et olfactives peut engendrer quelque chose de l’ordre du « raisonnement ». Étant entendu que la mesure est la ratio humaine et non point la psyché canine. Le concept d’analogon rationis désigne, au second chapitre de l’Esthétique, intitulé « Esthétique naturelle » (§ 28 à 37), un ensemble de facultés qui interviennent dans les méditations esthétiques au sens large, que ce soit la création d’une œuvre d’art, la lecture d’un poème ou la production d’un beau discours. Ces facultés peuvent être affinées (le chapitre suivant concerne les « exercices esthétiques ») mais ne peuvent être acquises sans certaines dispositions naturelles, innées, ce qui explique que ce chapitre s’intitule « Esthétique naturelle ». Pour être capable de penser avec élégance, il faut être en pleine possession de ces différentes facultés qui concourent, chacune à leur manière, à l’exercice du raisonnement par analogie. Il est nécessaire d’avoir l’esprit gracieux et élégant (ingenium venustum) afin d’être facilement affecté par les objets sensibles. Cet esprit élégant possède huit facultés nécessaires aux méditations esthétiques. Les paragraphes 557 à 640 de la Métaphysique exposent avec une admirable symétrie toutes les dispositions innées que le raisonnement par analogie requiert et mentionne la nécessité de perfectionner ces dispositions innées par l’étude et les exercices esthétiques. Tout cela est repris de manière résumée dans la description des caractéristiques du felix aestheticus aux paragraphes 28 à 77 de l’Esthétique. Voici un exposé synthétique de tout ce qui concourt au raisonnement par analogie : A) La faculté de sentir avec acuité (§ 30) permet d’établir des distinctions au sein des diverses perceptions sensibles. B) L’imagination (§ 31) est une autre faculté très importante mais assez ambiguë.243 Elle permet à la fois Maurizio FERRARIS, « Analogon rationis » dans Pratica filosofica 6, Milano, 1994, p. 12. Je traduis de l’italien. Cet auteur, bien qu’il ne commente pas les autres facultés intervenant dans ce chapitre de l’Esthétique, soutient la thèse suivante : « Comme 243 125 de se remémorer les impressions sensibles passées et de prévoir les impressions futures. De plus, elle est, comme le pensaient déjà les Anciens, proprement inventive, rappelle le philosophe. L’ancienne « folle du logis » de Malebranche, « maîtresse d’erreur et de fausseté » selon Pascal, ne détourne plus les hommes de la vérité d’après Baumgarten, mais devient absolument nécessaire dans le champ esthétique en tant qu’elle permet d’imaginer des mondes possibles et de les créer par analogie. Toutefois, il faut impérativement que son champ d’action soit « limité » par l’esprit gracieux afin que ses inventions ne deviennent pas « chimériques ».244 C) La perspicacité (dispositio naturalis ad perspicaciam, § 32) joue un rôle formel. Elle travaille de concert avec le génie et l’esprit de finesse pour donner forme, pour « polir » le matériau constitué par la sensibilité et l’imagination. D) La mémoire (§ 33) est une autre faculté cruciale : « Les Anciens appelaient Mnémosyne la mère des Muses, car ils rapportaient aussi à la mémoire la reproduction par l’imagination. »245 Pour Baumgarten, avoir de la mémoire est indispensable lorsqu’on produit une œuvre (il s’agit ici vraisemblablement plutôt d’une narration, d’un poème ou d’un morceau de musique, c’est-à-dire un art du temps, plutôt que d’une œuvre plastique), car cela permet d’éviter les contradictions et les répétitions fastidieuses, nuisant à la perfection sensible de l’œuvre. E) La disposition poétique au sens large (dispositio poetica, § 34) ou faculté d’inventer des mondes hétérocosmiques n’est pas expressément définie dans ce passage. Il faut se référer à la Métaphysique pour en avoir une définition : Quand je réunis des représentations imaginaires et que je les isole, autrement dit que je fixe mon attention sur une seule partie d’une perception quelconque, j’invente. J’ai donc la faculté poétique d’inventer. Puisque l’acte de réunir consiste à représenter plusieurs choses comme n’en formant qu’une seule, et n’est possible que par la faculté de percevoir les identités entre les choses, la faculté d’inventer médiation entre le sensible et l’intelligible, l’imagination est […] le siège de l’analogon, selon le principe suivant lequel la trace (sensible), dans le fait qu’elle se conserve dans la mémoire, devient ipso facto intelligible. » 244 La distinction entre les inventions « vraies » et « chimériques » ou « vaines » est exposée en Métaphysique, § 50. 245 A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 33, p. 132-133. 126 doit sa mise en œuvre à la force qu’a mon âme de se représenter l’univers.246 Il faut encore mentionner : F) le goût (§ 35), entendu comme la faculté de juger sensiblement les perceptions sensibles et les inventions vraies et hétérocosmiques. La faculté du goût rend possible l’évaluation des images esthétiques au sens large. G) La faculté de prévoir et de pressentir l’avenir (§ 36) est essentielle. Les Anciens, auxquels Baumgarten se réfère constamment, avaient déjà noté que cette disposition se trouve dans des proportions prodigieuses chez les esprits les plus beaux, à tel point qu’ils la retenaient pour divine et miraculeuse. C’est pour cela qu’ils nommaient « vates », c’est-à-dire à la fois devins et prophètes, les poètes divinement inspirés. Enfin, pour parachever cet ensemble de facultés et de dispositions permettant à l’esprit gracieux et élégant de raisonner par analogie, il reste encore à mentionner : H) la faculté à désigner par signes ses propres perceptions (§ 37) qui assure que tout ce qui est créé et pensé puisse s’exprimer en vue d’être partagé par autrui. Il appert que l’interprétation de l’analogon rationis par Baumgarten est fort éloignée de toute idée de psychologie animale, puisqu’elle concerne exclusivement la capacité créatrice humaine. Ainsi la création cesse d’être seulement une prérogative divine puisqu’elle devient, par analogie, le propre de l’artiste ou du poète divinement inspiré. Ce qui fonde ontologiquement la possibilité que le monde hétérocosmique de l’art soit porteur de vérité n’est rien d’autre que ce rapport analogique entre, d’une part, le monde issu de la création divine et le monde hétérocosmique esthétique et, d’autre part, l’activité du Créateur (ou « Monade Suprême ») et celle de l’ « artiste » (au sens large de « créateur »). § 2.4 Apories et possibilités ménagées par l’Æsthetica L’Art, compris dans sa guise métaphysique, se doit nécessairement de dépasser le particulier pour toucher le plus grand nombre et atteindre l’universel. C’est en cela que résident ses qualités objectives selon Baumgarten. Cet 246 A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 589, p. 105. 127 universel est ce qui garantit la possibilité même pour l’Art d’être aussi vecteur de connaissance. Or que l’Art soit conçu à la fois comme instrument et objet de connaissance ne s’est pas fait sans un sacrifice de très grande ampleur, dont une bonne partie de l’esthétique philosophique à venir sera légataire : le sacrifice de l’œuvre dans la singularité même de son apparaître. Que l’esthétique philosophique, dans sa visée cognitive, passe à côté du phénomène qu’elle entreprend de questionner n’est pas une simple conséquence parmi d’autres. C’est bien plus, en termes classiques, sa condition même de possibilité. En effet, la manière dont l’œuvre d’Art est conçue philosophiquement, son absence d’autonomie par rapport à la théologie naturelle, ses principes théoriques empruntés à la psychologie, tout cela concourt à ce sacrifice. Ce qui vient d’être exposé signifie deux choses : d’une part, le statut de l’œuvre d’art est pris au sérieux d’une manière parfaitement inédite dans l’histoire de la philosophie, mais d’autre part, l’œuvre conçue comme œuvre d’Art, c’est-à-dire comme ce qui présente une rationalité garantie sur un mode analogique par l’ordre cosmique divin et les principes onto-logiques, perd complètement son caractère spécifique. La rationalité de l’œuvre d’Art est ce qui marque, paradoxalement, sa disparition dans l’esthétique philosophique. Comme le dit, en 1766 déjà, un autre fils de pasteur, Gotthold Ephraim Lessing, « raisonner à perte de vue sur l’art d’après des idées communes ne peut conduire qu’à des chimères que, tôt ou tard, à sa honte, on trouvera contredites par les œuvres d’art ».247 Mais justement, c’est la rencontre même avec les œuvres d’art qui par définition ne peut pas avoir lieu dans cette esthétique philosophique inventée par Baumgarten. Et ce, dès lors que les œuvres, dans leur diversité et leur singularité propres, sont subsumées en vue de devenir l’objet de la nouvelle science de la sensibilité. C’est la possibilité même qu’une science puisse prendre en vue des choses qui résistent par définition à une saisie logique, qui est aporétique. Que l’esthétique de Baumgarten présente intrinsèquement des apories indépassables, cela est entendu. Mais encore fallait-il l’établir et en expliciter les présupposés. Et cela n’est pas sans intérêt pour les débats actuels. En effet, la tant rabâchée « crise » de légitimité de l’art contemporain est peut-être moins 247 G. E. LESSING, Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie, p. 173. 128 celle de l’art comme tel que de notre manière de le concevoir et d’en parler.248 Et cette manière n’est peut-être pas complètement étrangère au concept de « grand Art » proposé par Baumgarten ainsi qu’à ses apories constitutives. Nous sommes encore, du moins partiellement, les légataires de cette conceptualité forgée par lui. Mais, généralement et dans le sillage de Kant, ce sont surtout les manques constitutifs de l’Æsthetica qui ont été retenus par la postérité. Baumgarten, dans ce qu’il a parfois de profondément intéressant, demeure encore, pour bonne part, méconnu. C’est à cette méconnaissance que ce qui suit entend remédier. Ce qui me semble particulièrement intéressant dans le projet de Baumgarten, c’est le rôle de vulgarisation, au sens noble du terme, que l’Æsthetica est appelée à jouer : L’esthétique […] aura notamment pour utilité : 1) d’apprêter un matériau adéquat à destination des sciences dont le mode de connaissance est principalement intellectuel.249 À l’aune de cette finalité, nous comprenons mieux l’allusion à l’expression qu’emploie Dominique Bouhours et à sa « logique sans épines », terme qu’il emprunte à Claude de La Bellière.250 En effet, le Père Bouhours formule une idée reprise et développée par Baumgarten : Au reste, quoiqu’on ne traite pas les choses dans la méthode de l’école, ni qu’on ne fasse pas profession d’enseigner l’Art oratoire ; cet ouvrage [i.e. La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit] pourrait être appelé au regard des pensées, une Logique et une Rhétorique tout ensemble ; mais une Logique sans épines, qui n’est ni sèche ni abstraite ; mais une Rhétorique courte et facile, qui instruit plus par les exemples que par les préceptes et qui n’a guère d’autres Marc JIMENEZ, La querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2005. A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 3, p. 121. 250 S. BUCHENAU dans sa traduction de quelques extraits choisis du « Kollegium über Ästhetik » (dans Aux sources de l’esthétique. Les débuts de l’esthétique philosophique en Allemagne, p. 115-142, note 4, p. 141) écrit ceci : « Il semblerait que Baumgarten confonde deux ouvrages : Claude de La Bellière, La logique sans épines et ses matières rendues plus claires du monde par des exemples sensibles, Paris, 1664, et Dominique Bouhours, La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, Paris, 1687. » Or l’expression « logique sans épines » est employée également par le Père Jésuite en un sens qui concorde parfaitement avec celui de Baumgarten. 248 249 129 règles que ce bon sens vif et brillant dont il est question dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène.251 L’esthétique a donc pour vocation de vulgariser les connaissances pour les diffuser à un large public. C’est une idée de Baumgarten — parmi d’autres, comme celle de la vérité de l’œuvre d’art — que l’on retrouve chez Adorno : Il n’y a pas lieu comme le voudrait l’irrationalisme [c’est très probablement Baeumler qui est visé, pour des raisons autant politiques que philosophiques aisément imaginables], de faire jouer le principe esthétique comme sacro-saint contre les sciences. Par rapport à la science, l’art n’est pas un complément culturel dépourvu de force d’obligation, mais il est lié [de manière critique] à elles. Ce qu’on peut, par exemple, reprocher aux sciences humaines actuelles comme constituant leur insuffisance immanente : leur manque d’esprit, est presque constamment, en même temps, un manque de sens esthétique.252 Mais aussi d’être une logique complémentaire ayant pour finalité de permettre une plus large diffusion du savoir. Que cette nouvelle logique soit appelée à former le matériau approprié aux sciences ne peut se comprendre indépendamment du grand projet universalisant de l’Aufklärung qui s’expose dans la seconde tâche de la nouvelle discipline : 2) de mettre les connaissances scientifiques à la portée de tout un chacun.253 Que l’esthétique doive donner forme à des contenus réputés difficiles pour en favoriser leur diffusion permet également de mieux comprendre en quoi elle est aussi un art, c’est-à-dire un outil de transmission du savoir, qui, par une reformulation riche et élégante, pallie le caractère réputé « aride » de la science. Cela explique aussi pourquoi aux yeux de Baumgarten tous les grands philosophes sont des « esthéticiens » qui s’ignorent. Car ils sont capables de dire les premiers fondements et les principes les plus universels de l’étant en Dominique BOUHOURS, La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, p. C-D. Je retranscris la citation en français moderne. 252 Theodor Wisengrund ADORNO, op. cit., p. 320. 253 A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 3, p. 121. 251 130 recourant à des exemples singuliers, à des phénomènes plus ou moins représentables intuitivement pour chacun. Nous arrivons à ce point du développement à un questionnement portant sur les conséquences de la constitution de l’esthétique. En effet, si l’esthétique est bien, conformément à ce que j’ai démontré, une discipline philosophique à part entière, alors les questions de sa « naissance » et de son nom de « baptême » ne relèvent pas d’un seul souci historiographique. Si nous nous accordons à dire que l’esthétique est proprement philosophique, alors ce « rejeton » de la philosophie ne peut pas avoir vu le jour sans avoir des conséquences radicales pour la métaphysique elle-même, même si les arguments de Baumgarten n’ont pas eu de fait une fortune critique très brillante. Restent le nom et ce que nous comprenons aujourd’hui de ce terme. Il n’en demeure pas moins que seul un type de questionnement métaphysique pouvait produire l’idée, somme toute assez curieuse, que l’Art soit le lieu de la perfection de la connaissance sensible. L’une des conséquences philosophiques de la constitution de l’esthétique, et non la moins paradoxale, c’est qu’elle ménage une ouverture sur une « éthique » (êthos) de l’excellence de type eudémoniste, fort éloignée de la morale (moralis) telle que Kant a pu la concevoir. 131 132 L’homme lui-même ne peut accéder à la maturité du regard esthétique qu’après de nombreuses années, réceptivité sa et sa compréhension esthétique ne peuvent atteindre un certain niveau que s’il possède les aptitudes bénéficié nécessaires d’une et a éducation appropriée. ERWIN STRAUSS Du sens des sens § 2.5 FELIX ÆSTHETICUS, SCHÖNER GEIST Alfred Baeumler n’a pas tort lorsqu’il dit que la « nouvelle science [esthétique] dénote une attitude nouvelle face à la vie ».254 En effet, la tentative inédite — que d’aucuns qualifieront de chimérique — de rationaliser un domaine jusqu’alors tenu pour non fondé en raison n’est pas sans rapport avec une certaine manière d’être face à ce qui nous interpelle dans l’Art. Plutôt que de parler de « vie », je préfère parler d’un certain type de rapport au monde qui engage de manière déterminante l’existence humaine : l’êthos esthétique. Or cette éthique tout à fait singulière est celle illustrée par la figure conceptuelle du felix æstheticus, c’est-à-dire autant le créateur inspiré que l’amateur éclairé : 254 A. BÆUMLER, op. cit., p. 25. Je souligne. 133 Le bel esprit doit avoir une disposition poétique naturelle lui permettant de créer du nouveau, et, comme le disent les Français, il doit être un « esprit créateur ».255 Le Schöner Geist du Kollegium über Ästhetik est le felix æstheticus (Ästhetiker en allemand, dans les écrits de Meier) de l’Æsthetica. « Felix æstheticus » est une expression que j’hésite à traduire en français par « esthète », terme souvent péjoratif qui désigne une personne qui voue un culte exclusif à la beauté formelle, et moins encore par « esthéticien » qui fait immédiatement penser, surtout au féminin, à tout autre chose. Sans parler d’une traduction littérale qui, pour ne pas renoncer à l’eudémonisme intrinsèque de cette figure traduirait par « esthéticien heureux », ce qui ne me semble guère plus satisfaisant. Une autre traduction est proposée dans le Kollegium : « schöner Geist ». L’expression « bel esprit » renvoie autant aux qualités requises par le felix æstheticus (la finesse d’esprit, la disposition poétique et le goût) qu’à la dimension proprement gnosique du rapport aux belles sciences. Par contre, cette expression n’indique pas la portée eudémonique, la joie inhérente au fait de s’occuper de beaux objets. Pis encore, elle est clairement péjorative au 18e siècle. Je prends donc le parti de ne pas traduire le terme. Ce qui semble n’être qu’une solution de facilité est en fait une simple précaution herméneutique qui consiste à ne pas préjuger du sens que déploie ce néologisme. Il est intéressant de noter que le sens premier de felix en latin, c’est « fécond, fertile ».256 Le felix æstheticus est une figure ambiguë qui se situe à mi-chemin entre le philosophe et l’artiste. Comme le philosophe, le felix æstheticus se soucie de fonder ce qu’il dit et recherche la vérité. Et à l’instar de l’artiste, il crée de la beauté en produisant des œuvres et, pour y parvenir, il s’astreint à divers exercices pratiques en vue de cultiver son « esthétique naturelle » ou « innée ». Si bien que dès les Meditationes philosophicae, il n’y a pas de scission entre création et réception. Les poètes sont, en effet, « une classe particulièrement éminente d’esthéticiens ».257 Création et contemplation sont deux aspects d’un même phénomène qui se rejoignent à la faveur de la A. G. BAUMGARTEN, Kollegium über Ästhetik dans Bernhard Poppe, A. G. Baumgarten, seine Stellung und Bedeutung in der Leibniz-Wolffischen Philosophie, p. 88 ; trad. S. Buchenau dans Aux sources de l’esthétique, p. 122. 256 Félix GAFFIOT, Dictionnaire latin-français abrégé (1934), Livre de Poche, 1984, art. « felix ». 257 A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 34, p. 133. 255 134 même faculté de connaître. Il n’y a dès lors pas de contradiction, mais une continuité, lorsque Baumgarten passe de la création artistique à la réception de l’œuvre. Créer et percevoir sont deux facettes d’un même processus, celui de la connaissance sensible comme telle. Aussi, en déployant l’esthétique philosophique sur une théorie métaphysique de l’âme, Baumgarten s’est trouvé confronté à la nécessité conceptuelle d’inventer cette figure nouvelle, sorte de paradigme de l’être humain accompli, dont la sensibilité raffinée et le goût prononcé pour les arts libéraux ou les belles sciences portent la connaissance sensible à son achèvement le plus parfait. Le felix æstheticus n’est pas une fantaisie de Baumgarten, mais il répond à la nécessité propre à ce penseur de rassembler unitairement ce qui concourt à la perfection de la connaissance sensible. Le premier réquisit pour le felix aestheticus est le suivant : I) L’ESTHÉTIQUE NATURELLE INNÉE […] qui est la disposition naturelle de l’âme toute entière à penser avec beauté.258 Voici le seul moment où intervient le « naturel » dans l’Esthétique de Baumgarten, tout le reste relève de l’art, au sens large du terme. En effet, la disposition esthétique naturelle et innée évoquée au § 28 n’est pas suffisante, le felix æstheticus doit encore exercer son talent et améliorer son caractère à l’aide d’exercices esthétiques appropriés : § 47 : La caractéristique de l’esthéticien heureux doit comprendre : II) l’áskêsis et [sic] l’EXERCICE ESTHÉTIQUE, consistant dans la répétition assez fréquentes d’actes homogènes quant à leur but, qui est l’obtention d’un certain accord de l’esprit et du penchant naturel […].259 Les paragraphes 28 à 46 décrivent tout ce qui est propre à développer un « esprit élégant » (ingenium venustum, § 30). Il s’agit avant tout de cultiver la faculté de connaître inférieure, c’est-à-dire justement ce qui rend possible le raisonnement sensible par analogie exposé précédemment. On peut donc affirmer que l’esthétique, en tant qu’art de l’analogon de la raison, n’est autre que l’ensemble des qualités propres au felix æstheticus. Baumgarten ne précise pas la teneur de ces exercices esthétiques. Cependant, l’idée générale qu’il convient de retenir est celle d’une convenance, Ibid., § 28, p. 131. Ibid., § 47, p. 137. Il faut comprendre ici : « L’áskêsis est l’EXERCICE ESTHÉTIQUE, consistant dans la répétition assez fréquente d’actes homogènes quant à leur but […]. » 258 259 135 d’une harmonie, entre les dispositions naturelles d’un sujet, son tempérament, et les exercices préconisés pour parvenir à penser élégamment. Et le moyen de choisir les exercices appropriés à chacun est ce que Baumgarten nomme « esthétique dynamique » : L’ESTHETIQUE DYNAMIQUE, ou encore critique, a pour objet l’estimation des forces dont dispose un homme donné pour atteindre une beauté donnée d’une connaissance donnée ; […] l’estimation des forces innées que possède une nature ne peut être faite autrement qu’à partir de leurs effets, qui eux-mêmes sont connus par les exercices esthétiques […].260 L’évaluation des forces naturelles doit permettre de déterminer ce qui favorise le développement du sujet esthétique et ne pas aller contre son tempérament. Baumgarten se réfère implicitement à la doctrine hippocratique en disant : D’après ce qu’enseigne la doctrine en cours au sujet des tempéraments, le tempérament mélancolique est d’ordinaire bénéfique à ceux qui ne font pas assez nettement la différence entre les belles méditations qui couvrent un vaste domaine et celles qui sont brèves et doivent recevoir assez vite leur forme définitive. Le tempérament sanguin (ainsi qu’on le nomme) sera plus apte à produire ces dernières, tandis que le tempérament mélancolique sera plus apte à produire les premières.261 Baumgarten ne formule pas explicitement quel est le tempérament le plus favorable à l’étude de l’esthétique. De prime abord, il semble contradictoire d’affirmer qu’un tempérament mélancolique prédispose à être un felix æstheticus. Mais, à bien y réfléchir, il est loisible de considérer l’exercice de la contemplation esthétique comme un phármakon pour le mélancolique, c’est-àdire à la fois un remède et un poison, dont l’effet dépend de l’usage qui en est fait. En anticipant un peu une comparaison que je développerai ultérieurement, l’exercice esthétique chez Baumgarten présente des analogies avec le rôle joué par le wit dans l’œuvre de Shaftesbury. Cassirer dit à son sujet : « Shaftesbury ne voit pas l’humour comme l’antithèse du tragique [...]. Nous sommes ici fort 260 261 Ibid., § 60, p. 142. Ibid., § 46, p. 136-137. 136 éloignés de toute forme triviale d’« optimisme » qui nie la souffrance, l’embellit ou tente de l’occulter. » 262 Baumgarten ne cesse d’insister sur la nécessité de trouver une harmonie entre les exercices, le tempérament et le monde environnant. Sur ce point précis, on peut affirmer qu’il s’agit d’une réactualisation de l’antique conception grecque du kósmos, au sein de laquelle chaque être est intégré, en un lieu qui est le sien, et où microcosme et macrocosme sont liés dans un rapport d’interdépendance réciproque, régi par les lois éternelles de l’harmonie et de la proportion. Dans pareille conception, chaque être doit se conduire conformément à sa nature. Par exemple, contraindre un tempérament sanguin à s’abîmer dans des méditations infinies risque fort de nuire à ses forces naturelles plutôt que de favoriser leur excellence. De même qu’harceler un grand mélancolique en vue de pallier son manque de célérité ne concourra en aucune façon à développer plus harmonieusement ses facultés, mais l’entravera plutôt dans l’accomplissement de ses possibles. Baumgarten insiste souvent sur la juste mesure et l’usage adéquat qu’il faut faire des choses esthétiques et des dispositions de chacun. Tel type de discours conviendra à tel public, tel exercice à tel tempérament, la beauté doit être convoquée avec élégance et subtilité, elle ne souffre pas d’être contrainte. L’esthétique ne s’adresse donc pas seulement aux philosophes ou aux artistes, puisqu’elle permet également la diffusion d’idées réputées complexes, en les exprimant par des images ou des discours agrémentés d’exemples imagés et parlants. Elle permet aussi de guider l’étude de la philosophie et des arts libéraux en fournissant des principes d’exposition des arguments (dispositio). Hormis ces rapports existants entre l’esthétique comme art du discours et la façon dont les sciences « dures », dirait-on aujourd’hui, doivent exposer leurs principes, il faut encore ajouter la dimension à la fois éthique et sociale de la nouvelle discipline. Celui qui s’occupe d’esthétique est, selon Baumgarten, avantagé dans la vie en société. Il est plus « heureux » puisque, grâce à l’esthétique, il cultive toutes les possibilités de son être en devenant un E. CASSIRER, « Ausgang und Fortwirkung der Schule von Cambridge – Shaftesbury » dans Die platonische Renaissance in England und die Schule von Cambridge, G.A., Band 14, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2002, p. 366-367, je traduis. « Shaftesbury sieht den Humour nicht als Gegensatz der Tragik […]. Hier sind wir […] von jenem trivialen “Optimismus”, der das Leiden leugnet oder der es in irgendeiner Weise zu beschönigen und zu verschleiern sucht, weit entfernt. » 262 137 authentique felix æstheticus,263 un esprit gracieux, un véritable Aufklärer, capable d’engendrer des œuvres au sens large du terme. Plutôt que de se lamenter sur l’immensité abyssale des choses hors de notre portée, Baumgarten nous invite à cultiver avec grâce ce qui est à notre portée et qui se destine à nous à travers les arts et la pensée élégante. De plus, pour favoriser l’excellence de la connaissance sensible, Baumgarten insiste également sur la nécessité d’une éducation esthétique précoce : L’esprit naturellement beau s’exerce également — car il est assez évident qu’il s’exerce déjà lui-même même lorsqu’il ignore ce qu’il fait — lorsque le jeune enfant bavarde, lorsqu’il joue, et surtout lorsqu’il est l’inventeur de ses jeux, ou que, tel un petit chef, il prend la direction du groupe de ses camarades et se concentre avec eux sur le jeu avec un tel sérieux qu’il en vient à suer de grosses gouttes, tout occupé qu’il est par tout ce qu’il a à endurer et à faire ; et c’est encore un exercice salutaire pour lui que de voir, écouter et lire des choses qu’il pourra entendre de belle façon pourvu que toutes ces activités aient été soumises aux règles indiquées […] qui assurent leur statut d’exercices esthétiques .264 Pour récapituler, l’éducation esthétique du felix æstheticus n’est possible qu’à condition que le sujet sensible soit naturellement disposé à penser élégamment, c’est-à-dire qu’il possède une faculté esthétique naturelle innée et qu’il en prenne soin grâce à des exercices idoines en tenant compte de son tempérament. Ses efforts doivent être guidés par l’instruction ou la discipline esthétique qui comprend la belle érudition, mais aussi une connaissance de la théorie esthétique, ainsi que l’ensemble des règles qui constituent l’esthétique à titre de théorie des arts libéraux ou des belles sciences.265 S’il est souhaitable que l’éducation esthétique ait lieu le plus tôt possible, elle s’adresse néanmoins à tout un chacun, quel que soit son âge, pourvu qu’il soit animé du désir sincère de prendre soin de sa capacité à penser avec élégance : Et je ne crois pas proférer des vaticinations (car j’écris déjà fort de quelques exemples) en prédisant que par la même voie les nobles 263 264 265 A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 28, p. 131. Ibid., § 55, p. 140-141. Ibid., § 62-77, p. 143-150. 138 études des arts libéraux se recommanderont à un nombre important de talents, à de grands esprits présentant une certaine élévation, si bien qu’elles semblent, ainsi qu’elles doivent l’être, non seulement adaptées aux enfants, mais encore dignes pour les hommes ainsi que pour les sages, de telle sorte qu’elles les incitent soit à oser quelque chose de neuf et de remarquable dans leurs exercices esthétiques, soit du moins à porter un jugement sur les arts qui y conduisent, ainsi que sur leurs applications, avec davantage de modération, de justice et de déférence, à la manière appropriée de juges convenablement instruits et plus compétents.266 Se confirme, une fois de plus, l’hypothèse de l’humanisme de Baumgarten qui vise à favoriser l’éclosion d’une humanité sensible et créatrice sous l’égide de la nouvelle discipline esthétique. La figure paradigmatique du felix æstheticus, hormis les dispositions naturelles et les exercices appropriés, requiert encore, en vue de déployer pleinement des possibilités, l’enthousiasme ou l’impétuosité esthétique (impetus æstheticus). L’enthousiasme confère aux pensées et à la création artistique leur vitalité et leur donne l’élan nécessaire pour se déployer harmonieusement. Il vient aussi contrebalancer la rigueur de l’exercice et l’austérité de la discipline. L’enthousiasme est favorisé notamment par le vin : Aussi Bacchus est-il l’initiateur de l’excitation et de l’ardeur esthétiques […].267 Mais par l’amour aussi : Avec certitude Vénus et Amour sont considérés comme les initiateurs de l’excitation esthétique […].268 A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, § 76, p. 58-60. « Neque vanus augur arbitror fore, si praedixerim, quod aliquibus exemplis iam expertus scribo, per eandem se viam non paucis ingeniis, non parvis, erectioribusque animis commendatura bona liberalium studia, ut non puerilia tantum, sed et viris, iisque sapientibus, digna, sicuti sint, videantur, eosque moveant, ut vel ipsi audeant aliquid novi et egregii in aestheticis exercitiis vel saltim de artibus eo ducentibus moderatius, aequius, honorificentius iudicent, de applicationibus earundem, uti iudices, bene satis instructi, magisque competentes. » 267 Ibid., § 86, p. 68. « Hinc et Bacchus incitationis inflammationisque æstheticae auctor est […]. » 268 Ibid., § 87, p. 70. « Certe Venus ac Amor […] habentur auctores incitationis […]. » 266 139 Malheureusement, Baumgarten ne développe pas ce genre d’idées, glissées subrepticement entre un paragraphe et l’autre. Peut-être étaient-ce des pistes destinées à être thématisées dans la partie consacrée à l’esthétique pratique, c’est-à-dire la partie dévolue aux règles permettant la production du beau ? Il est impossible de l’affirmer avec certitude. Cela dit, l’esthétique de Baumgarten est absolument « apollinienne » pour reprendre une catégorie chère à Nietzsche, car même l’enthousiasme esthétique doit être contenu dans « les limites de la raison » : L’état ordinaire de la grandeur d’âme excellente est l’état de la tranquillité, qui se place au-dessus des perturbations ordinaires de l’âme et des désordres internes de l’esprit, par la profonde harmonie, d’une part, de la raison et des facultés inférieures de la connaissance, d’autre part, de la volonté et des facultés désirantes, qui subsiste souvent auprès des hommes éminemment grands, même quand ils sont vivement émus, et non sans passions, puisqu’ils sont hommes. Ils sont entraînés dans une passion enthousiaste [páthos enthousiastikón], si l’occasion se présente, mais avec l’accord de la raison et de la conscience rationnelle qui tantôt précède, tantôt accompagne ce rapt, tantôt lui fait suite.269 L’Esthétique de Baumgarten recèle de nombreuses intuitions intéressantes. Non que l’ivresse (au sens non propre du terme), pour reprendre cet exemple, constitue un élément favorable à la création. Rappelons simplement ce que le peintre Francis Bacon répondait à David Sylvester à ce propos : Bacon commente les conditions de création de sa Crucifixion de 1962 : « C’est une chose que j’ai faite […] dans une mauvaise période d’ivrognerie […] sous le coup de la boisson et de terribles gueules de Ibid., § 416, p. 394. « Magnanimitatis excellentis status ordinarius est status tranquilitatis, supra perturbationes animi vulgares et tumultus mentis internos positae. Per altam rationis et inferiorum cognoscendi facultatum, voluntatis et inferiorum appetendi facultatum, harmoniam, quae saepe apud emineter magnos viros restat, etiamsi vehementius, nec sine affectionibus, quoniam homines sunt, commoveantur. Abripiuntur in páthos enthousiastikón, si ferat occasio, sed probante ratione, rationalique conscientia, tum antecedente, tum concomitante, et consequente. » 269 140 bois ; quelquefois je savais à peine ce que je faisais. Et c’est une des seules peintures que j’ai été capable de faire en ayant bu. » 270 Baumgarten renoue ce point avec la problématique exposée au Problème XXX du Pseudo-Aristote. Le vin, dans certains cas et pour autant que sa consommation soit raisonnable, peut parfois éclaircir des humeurs trop sombres, c’est-à-dire rétablir l’harmonie au sein de l’organisme et donc favoriser la création. Le philosophe se réfère également au poète élégiaque latin Tibulle qui dit en substance ceci : les poèmes écrits par des buveurs d’eau ne peuvent longtemps ni plaire ni vivre ; Bacchus a donné aux paysans de quoi libérer leurs âmes oppressées par la tristesse et à ceux qui sont mortellement affligés, la paix.271 Reste que même si la possibilité de l’extase dionysiaque est timidement effleurée, le beau recherché ne peut être trouvé que dans l’harmonie et la modération. Il en va de même de la mania amoureuse, le thème de « Vénus et l’amour » est seulement mentionné rapidement et aurait dans doute mérité un développement ultérieur. Quant au concept d’enthousiasme qui aura un renouveau esthétique très important, en lien avec le concept de génie, il reçoit ici un traitement pour le moins restrictif. Il ne s’agit plus de l’expérience de dépossession dont parle Platon dans Ion, qui fait du même coup du rhapsode le simple porte-parole, irresponsable et ignare, de la poésie qu’il déclame sous l’influence du dieu. Si le felix æstheticus est enthousiaste, c’est toujours dans les limites de la saine raison et sous l’égide, notamment, de la théologie naturelle. En d’autres termes, le felix æstheticus peine à se dégager, et ne peut le faire par définition, d’un type de questionnement orienté essentiellement par une finalité gnosique : il s’agit de perfectionner la connaissance sensible. Il est entendu que l’analogon rationis n’est pas la raison elle-même. Pas plus que l’esthétique n’est réductible à la logique. Et pourtant Baumgarten semble souvent hésiter entre, d’une part, la tentative d’approcher de façon non analytique la beauté qui se manifeste dans les productions de l’Art et, d’autre part, la nécessité de revenir à l’intellect et à la raison afin de s’assurer son projet d’une science nouvelle. Cela apparaît clairement au paragraphe 38 : À l’esprit gracieux doivent appartenir […] : B) les facultés de connaissance supérieures, pour autant que : a) il n’est pas rare que 270 271 Francis BACON et David SYLVESTER, Entretiens avec Francis Bacon, Skira, p. 22-23. Albius TIBULLUS, Elegiae, 1, 7, 37-42. 141 l’entendement et la raison, par le pouvoir qu’a l’âme sur elle-même, contribuent dans une large mesure à stimuler les facultés de connaissance inférieures ; b) il arrive souvent que l’accord des facultés inférieures et l’harmonie qui convient à la beauté ne puissent être obtenus autrement qu’à l’aide de l’entendement et de la raison ; c) la connaissance naturelle, pour l’Esprit [spiritus] de la grande vitalité de l’analogon de la raison est la BEAUTÉ de l’entendement et de la RAISON, de la cohésion de la connaissance extensivement distincte.272 Cet extrait évoque la possibilité d’une excellence nommée « vision profonde et extensivement distincte », c’est-à-dire, si l’on reprend la typologie des Meditationes de Leibniz, une connaissance parfaitement intuitive et adéquate. Or, que cette vision pleine et entière soit à notre portée, Baumgarten, à la suite de Leibniz, en doute : L’HORIZON (sphère) de la connaissance humaine est le nombre fini des matières prises dans la totalité infinie des choses […].273 Et c’est précisément parce que la possibilité d’une vision totale de tout ce qui est nous est refusée, qu’il convient de prendre soin de ce qui nous est essentiellement destiné, c’est-à-dire de la perfection de la connaissance sensible : Pour ce qui est de la finitude des affaires humaines, elle n’est presque jamais telle qu’elle ne puisse avoir deux anses, comme dit Epictète, dont l’une est supportable, l’autre moins.274 L’allusion à Epictète est tirée du Manuel. Je rappelle le passage concerné : Toute chose a deux poignées : l’une permet de la porter, l’autre non. Si ton frère te fait du tort, ne prend pas cela en te disant qu’il te fait du tort (c’est le côté impossible à porter), dis-toi plutôt que c’est ton A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 38, p. 134. A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, § 119, p. 96. « HORIZON (sphaera) COGNITIONIS HUMANAE est finitus materiarum ex universitate rerum infinita numerus […]. » 274 Ibid., § 215, p. 188. « Quae rerum humanarum est limitatio, nulla paene talis est, quae non duplicem, ut Epictetus ait, ansam habeat, tolerandam alteram, alteram minus. » 272 273 142 frère, ton compagnon, tu prendras ainsi la chose du côté où l’on peut la porter.275 Baumgarten adopte cette maxime et la rapporte à la finitude de la connaissance humaine. En d’autres termes, le felix æstheticus anticipe et accomplit de façon systématique la fameuse proposition de Stendhal : La beauté n’est que la promesse du bonheur.276 On pourrait aller jusqu’à soutenir que le felix æstheticus accomplit même cette promesse et la déploie de façon non restrictive. Il y a quelque chose comme une « éthique esthétique »277 qui prend le contre-pied de l’Ethique à Nicomaque en prônant que la « vie bonne » ne peut pas être totalement accomplie dans la contemplation des choses suprasensibles qui, pour bonne part, nous échappent, mais qu’elle peut être réalisée à la perfection dans la contemplation esthétique. La félicité de l’æstheticus réside dans l’accomplissement de ce que signifie « être humain » au sens fort du terme. Baumgarten renverse la proposition du paragraphe 38, justifiant ainsi, une fois de plus, la nécessité de l’Esthétique : Les facultés supérieures requièrent les facultés inférieures comme leur condition sine qua non. C’est donc un préjugé que l’opinion qui prétend que la beauté de l’esprit est par nature incompatible avec les dons les plus sérieux de l’intelligence et du raisonnement.278 Ce qui implique également que la figure du felix æstheticus est à l’extrême opposé de l’idée romantique de l’artiste maudit ou encore de l’image populaire du peintre un peu sot, « bête comme un peintre » dit-on. Ce stéréotype que Baumgarten conteste est décrit de façon amusante par Mark Rothko : Quelle est l’image populaire de l’artiste ? Glanez un millier de descriptions et vous obtiendrez, au total, le portrait d’un crétin : il est réputé puéril, irresponsable, ignare ou nigaud dans la vie quotidienne […]. On étend à l’artiste la tolérance amusée dont bénéficie le professeur distrait […]. Ce mythe, comme tous les mythes, a maint fondement raisonnable. Pour commencer, il témoigne de la croyance courante aux lois de la compensation : la sensibilité d’un sens gagnera 275 276 277 278 ÉPICTÈTE, Manuel, trad. Myrto Gondicas, Paris, Éditions Mille et une Nuits, 1995, p. 32. STENDHAL, De l’amour, Lausanne, Éditions Rencontre, 1960, chap. XVII, p. 86, note 1. L’expression est de Baumgarten lui-même, au paragraphe 193 de l’Esthétique. A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 41, p. 135. 143 à la déficience d’un autre. Homère était aveugle, et Beethoven sourd. Mais surtout il atteste la croyance persistante dans le caractère irrationnel de l’inspiration.279 Or c’est précisément cette double croyance aux lois de la compensation et à l’irrationalité de l’inspiration qui se voit contredite par la figure du felix æstheticus. Car, la peinture, mais plus généralement toutes les formes d’art, sont essentiellement liées à la pensée et porteuses de vérité. § 2.6 LA PORTÉE GNOSIQUE DU GOÛT DANS LA PERCEPTION DU BEAU Si l’Esthétique de Baumgarten ne se limite pas à proposer une critique du goût, il n’en demeure pas moins que cette notion reçoit un sens tout à fait original dans l’Æsthetica. Toutefois, il est très étonnant que Kant ait pu à ce point mésinterpréter le projet de Baumgarten. Daniel Dumouchel formule une hypothèse pour expliquer cette méprise : Kant connaissait le projet de Baumgarten essentiellement par ce qui en est dit dans la « psychologie empirique », qui fait partie de sa Metaphysica. Toutefois, il est difficile de savoir si Kant connaissait de l’Æsthetica (où se révèle toute l’originalité de Baumgarten qui a pu échapper à Kant) plus que ce que Meier pouvait en laisser filtrer dans son Auszug aus der Vernunftlehre de 1752.280 Reste qu’il est encore plus étonnant que Kant — qui a pu dire de la Metaphysica qu’elle est « le plus utile et le plus fondamental des livres de cette espèce »281 —, n’ait pas pris la peine de lire l’Æsthetica et se soit contenté de la traduction allemande mainstream de Meier. Nous en sommes donc réduits à formuler des hypothèses. Pour ma part, il me semble que la clé de compréhension de cette supposée mésinterprétation kantienne soit plutôt d’ordre philosophique que Marc ROTHKO, La réalité de l’artiste, éd. Ch. Rothko, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Flammarion, 2004, p. 51-52. 280 Daniel DUMOUCHEL, « L’esthétique précritique de Kant. Genèse de la théorie du “goût” et du beau », Archives de philosophie, 60, p. 62. 281 E. KANT: « Das nützlichste und gründlichste unter allen Handbüchern seiner Art », cité dans « Einführung », Hans Rudolf SCHWEIZER, Texte zur Grundlegung der Ästhetik, p. X. 279 144 bibliographique. Affirmer que le terme æsthetica désigne ce que le reste de l’Europe éclairée appelle « critique du goût » est l’expression, à mon sens, d’un désaccord de principe sur la question de la portée noétique du goût, plutôt que le signe d’une méconnaissance, de la part de Kant, de l’œuvre esthétique de Baumgarten. Il s’agit, dès lors, de se demander quel est le sens de cette notion pour Baumgarten. Au paragraphe 607, le goût se voit défini en ces termes : Le jugement sensible est le goût au sens large (le bon goût, le palais, le flair). La critique au sens le plus large est l’art de juger. De sorte que l’art de former le goût, ou encore de juger par les sens et d’exposer son jugement, est l’esthétique critique.282 Ce passage implique deux choses fondamentales. Premièrement que Kant n’est pas l’inventeur de la notion de « jugement de goût » contrairement à ce que Bæumler soutient, mais que c’est Baumgarten qui développe en premier l’équivalence du goût et de la faculté de juger.283 Deuxièmement, si on souhaite se rallier à l’idée selon laquelle « goût » est synonyme d’« esthétique », il faut alors préciser que c’est seulement par synecdoque, et donc de manière impropre. En effet, le goût n’est qu’un aspect, parmi tant d’autres, d’une section de l’esthétique philosophique : l’esthétique critique. Pour s’en convaincre, il convient de se référer au paragraphe 92 de la dissertation de 1735 où le goût se voit défini comme un jugement sensible qui permet d’évaluer le degré de perfection des objets : § 92. On nomme JUGEMENT DES SENS [IUDICIUM SENSUUM] le jugement confus qui porte sur la perfection des objets sensibles. On attribue ce jugement à l’organe des sens qui est affecté par l’objet sensible dont on juge. On nous permettra de désigner ainsi ce que les Français nomment le « goût », et qui s’applique au seul domaine du sensible. Qu’une faculté de juger soit attribuée aux sens, c’est ce que montrent aussi bien la dénomination qu’utilisent les Français que celles qu’utilisent les 282 283 A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique dans Esthétique […], p. 112. A. BÆUMLER, op. cit., p.79. 145 Hébreux (ta am et rikh), les Latins (« parle pour que je te voie », où voir signifie juger) et les Italiens [« le peuple del buon gusto»] […].284 Baumgarten appelle « iudicium sensuum » ce que les Français nomment « le goût ». Ce qui ne veut pas dire que le terme « esthétique » et le terme « goût » soient des synonymes au sens moderne explicité plus haut. Si le goût intervient bien dans le jugement esthétique, Baumgarten lui confère un sens tout à fait spécifique. Le § 662 de la Métaphysique indique la fonction du goût : La BEAUTÉ est la perfection comme phénomène, soit celle qui est observable par le goût entendu dans un sens assez large ; la LAIDEUR est l’imperfection comme phénomène, soit celle qui est observable par le goût entendu dans sens assez large.285 La beauté réside donc dans la possibilité d’observer parfaitement un phénomène sensible, et c’est le goût qui assure une telle perception. Donc si le goût permet de juger de la beauté du phénomène, c’est-à-dire de son ordre et de son harmonie, c’est que le jugement de goût est, selon Baumgarten, un jugement de connaissance. Il faut revenir aux Méditations pour trouver la clé d’une telle interprétation. Dans la préface à l’édition italienne de l’ouvrage, Rosario Assunto indique que l’ancien hébreu était une langue d’étude aussi familière que le grec et le latin à l’époque de Baumgarten, et ce point, loin d’être une simple curiosité d’érudition, est tout à fait important. En effet, le sens hébraïque et vétérotestamentaire du mot « goût » est ce qui lui permet de résoudre la tension existante entre deux possibilités à première vue incompatibles et dénoncées comme telles par Kant : celle de l’exigence esthétique de la beauté d’une part, et celle de l’exigence philosophique de la connaissance sensible d’autre part. Il convient ici de reformuler un point essentiel esquissé au § 1.4 de l’introduction. Dans le Lexicon Heptaglotton d’Edmund Castell, dont Baumgarten se servait,286 le vocable « tā'am » renvoie au sens propre à « gustavit » et au sens métaphorique à « cognivit, intellexit, indicavit ». Francesco Piselli est le A. G. BAUMGARTEN, Méditations, p. 66. Ibid., Metaphysica, § 662 : « Perfectio phaenomenon, s. gustui latius dicto observabilis, est PULCHRITUDO, imperfectio phaenomenon, seu gustui latius dicto observabilis, est DEFORMITAS. » 286 R. ASSUTO,« Presentazione » dans A. G. BAUMGARTEN, Riflessioni sul testo poetico, p. 9. Cette indication provient des recherches bibliothécaires réalisées par le traducteur italien des Meditationes et de l’Æsthetica, Francesco Piselli. 284 285 146 seul, à ma connaissance, à avoir commenté ce passage fondamental. Il explique bien que « tā'am » signifie en hébreu « goûter » (gustare) mais aussi « connaître, comprendre, juger ». L’autre vocable « rjh » est une forme verbale dérivée de « hērîah » au sens propre de « odoratus est, olfecit » et au sens métaphorique de « sagaciter praesentiet, parva cognitione agnoscet », c’est-àdire « il pressentira avec sagacité, il reconnaîtra grâce à des connaissances réduites ». Cela annonce l’idée, esquissée quinze ans plus tard, d’une esthétique « naturelle », « innée » et d’une esthétique « acquise » à la faveur de l’exercice et de l’étude. Ainsi, même au sujet cette notion qui n’est pourtant pas centrale dans l’œuvre esthétique de Baumgarten, les références bibliques prédominent. Et leur prédominance garantit qu’il n’y a effectivement aucun « mauvais génie » rusé et trompeur qui emploierait toute son industrie à nous tromper, mais que ce qui est senti est immédiatement et simultanément perçu de façon adéquate. Dès lors que la sensation est comprise comme une perception, c’est-à-dire qu’elle est immédiatement réélaborée par l’intellect, elle peut donner lieu à un type de connaissance dit sensible, donc, par voie de conséquence, à la nécessité de la constitution d’une nouvelle science qui puisse en rendre compte. Percevoir et juger de la perfection d’un objet est donc bien l’affaire du goût mais en tant qu’il est le pendant du jugement intellectuel. Et le jugement de goût n’est jamais aussi adéquat que quand il a trait à la perfection des objets esthétiques artificiels puisque, comme nous l’avons vu, la perception des objets naturels nous échappe toujours partiellement. Aussi, cela implique que le rapport à l’Art est d’abord, et avant tout, un rapport de connaissance plutôt qu’un rapport de jouissance. Ou du moins que si plaisir il y a, il s’agit d’un plaisir intellectuel qui s’enracine dans une sensibilité en quelque sorte « épurée », exempte de toute forme de questionnement sur le désir. On pourrait même développer cette affirmation en soutenant que le plaisir procuré par le jugement esthétique réside dans sa capacité à percevoir la portée universelle et véridique de chaque œuvre singulière qui représente, à chaque fois de manière unique, une forme de monde possible. Le monde de l’Art présente donc la possibilité d’une extension de l’expérience humaine et donc, du même coup, un enrichissement du « réel ». C’est à ce titre que, selon Baumgarten, la connaissance que l’Art véhicule est essentielle et unique en son genre : elle vient compléter, à titre d’ontologie spéciale, les différentes sections de la métaphysique. À ce titre, elle n’est pas, et ne peut pas être, par définition, 147 l’expression d’un goût personnel. C’est en ceci qu’elle diffère essentiellement de ce que j’ai choisi d’appeler les « esthétiques du goût ». Envisageons maintenant les diverses modalités selon lesquelles la problématique du goût s’esquisse, en quoi elle diffère radicalement de la métaphysique de l’Art, tout en partageant — telle est l’idée que je souhaite défendre —, un même héritage métaphysique et théologique et donc, par voie de conséquence, un certain nombre de présupposés. 148 Certains jours il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire. René Char 149 150 DEUXIÈME PARTIE : GOÛT, SUBJECTIVITÉ, NORMES PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE § 1.1 AMBIGUÏTÉS DU TERME En guise de préambule, une sentence d’Edmund Burke mérite d’être citée en exergue : « Le terme “goût”, comme tous ces autres termes figurés, n’est pas très précis : ce que l’on entend par là n’ayant rien de simple et de déterminé aux yeux de la majorité des hommes, son emploi expose à l’incertitude et à la confusion. »287 La confuse incertitude du terme ne concerne pas seulement son acception figurée car, même au sens littéral, un même terme désigne à la fois le sens du goût et les propriétés sapides des objets. Si le goût est aussi bien du côté du sujet que de l’objet, la question disputée est celle de savoir si les qualités gustatives de l’objet lui appartiennent en propre ou si elles expriment une disposition idiosyncrasique du sujet. Claude Chantalat résume avec concision toute l’ambiguïté de cette notion : « Un même mot désigne en effet l’organe et sa fonction. Il s’attache ordinairement à cette dernière un caractère critique. C’est à l’épreuve du goût qu’un aliment, une boisson sont, selon les cas, jugés bons ou mauvais. Ce rôle est bien mis en lumière par Nicot dans son dictionnaire français-latin ; il traduit l’expression “goûter du vin” par “vini censuram facere”. Selon la pertinence d’une telle censure, le goût lui-même sera qualifié de bon, d’exquis, ou de mauvais, ou de dépravé. »288 La seconde partie de la présente étude entend présenter différentes solutions apportées à ce problème et se propose de mettre en évidence les présupposés de l’emploi de cette notion pour caractériser le rapport esthétique au monde et aux œuvres d’art. Si l’esthétique philosophique au sens Edmund BURKE, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, avant-propos, traduction et notes par Baldine Saint Girons, Paris, Vrin, 1998, p. 62. 288 Claude CHANTALAT, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1992, p. 17. 287 151 de Baumgarten n’est pas le synonyme germanophone de la critique du goût, n’y a-t-il pas contradiction dans les termes à parler d’« esthétiques du goût » ? Cette expression paradoxale a été choisie à dessein. Elle indique, par la négative, ce en quoi consiste le paradoxe majeur, et la principale aporie métaphysique, de l’Æsthetica : se présenter comme une gnoséologie des aisthêtá, une science de la connaissance sensible, tout en éludant la question du corps et celle du désir qui nous meut et nous émeut au contact du beau. L’hypothèse que j’aimerais défendre consiste à dire que ces « esthétiques » du goût, au sens très élargi du terme, cette fois, prennent davantage en compte ces aspects occultés par la voie empruntée par Baumgarten. Car, comme nous le verrons, l’une de leurs principales caractéristiques consiste à adopter comme point de départ les passions du sujet et le plaisir engendré au contact des beauxarts. La problématique générale de la seconde partie de ma recherche peut se formuler ainsi : est-ce que la valeur de l’œuvre d’art, jaugée à l’aune du jugement subjectif et de l’intensité du sentiment, permet d’échapper aux apories constitutives de la métaphysique de l’Art ? Quels sont les a priori métaphysiques des esthétiques du goût ? Y a-t-il des analogies entre la démarche de Baumgarten et celle des théoriciens du goût ? Ce qui a été formulé précédemment s’applique également à cette notion de goût. Il s’agit de repenser des catégories qui, bien souvent, semblent se comprendre d’elles-mêmes, aller de soi, à force d’avoir été employées. Par « catégorie » j’entends ici simplement les principes organisateurs de l’expérience esthétique, c’est-à-dire l’ensemble des qualités que nous conférons aux objets naturels ou aux artefacts, ainsi que le sens que ces mêmes qualités prennent pour nous. Toute perception esthétique est tributaire de modèles culturels ; il n’y a pas de tabula rasa dans ce domaine, si tant est que ce postulat épistémologique ait un sens. Par exemple, la phúsis des Grecs ne recoupe pas le même type d’expérience que la nature écrite en langage mathématique des Modernes. Elle prend un sens encore différent chez Marx lorsqu’il affirme qu’elle n’existe plus nulle part en son état antérieur à l’action humaine, « sinon peut-être dans les mers australes, sur quelque atoll australien d’origine récente »289 ; ou encore, Karl MARX, « Idéologie allemande » dans Philosophie, éd. établie et annotée par M. Rubel, introd. L. Janover et M. Rubel, Paris, Gallimard, 1998, p. 337. 289 152 par contraste, lorsqu’elle est la sublime et terrible Nature des Romantiques. Or l’hypothèse que je souhaite formuler consiste à dire que la formidable multiplication des occurrences du mot « goût » au 18e siècle n’est pas le fait du hasard mais exprime quelque chose de propre à cette époque. Puisque la très pratique expression de « Zeitgeist » a été mise à mal par l’historiographie critique, disons, plus simplement, que l’usage exponentiel du terme « goût » indique une expérience commune, partagée dans toutes les langues européennes et, qu’à ce titre, il mérite d’être pris au sérieux. Ma démarche ne vise pas une forme quelconque d’exhaustivité — idéal épistémologique forcément asymptotique — mais entend plutôt opérer des rapprochements entre certains textes, ou extraits de textes, choisis en fonction de leur pertinence pour la problématique exposée plus haut. Il s’agit de faire dialoguer des écrits choisis et forcément orientés par une question de départ, et non de présenter chaque auteur dans le détail, ni même de lui rendre, ne fût-ce que partiellement, justice. La question du goût, loin d’être une simple curiosité, est une question philosophique au sens fort du terme. En effet, la condition de possibilité de sa formulation, pour le dire en termes kantiens, est essentiellement liée au rapport sujet-objet qui devient, avec Descartes, la manière dont la métaphysique moderne conçoit le rapport à l’être de l’étant en son entier. Repenser la notion de goût, en tant qu’elle met en jeu la capacité judicative du sujet, sera l’occasion de souligner un certain nombre de problèmes qui, loin d’être dépassés, continuent à nous occuper dès que nous parlons de tout ce qui relève du sensible et du senti, de ce qui nous affecte et nous émeut. § 1.2 LE GOÛT : CE GRAND OUBLIÉ DE LA MÉTAPHYSIQUE N’ayons pas peur d’énoncer un lieu commun : avant que cette notion n’accède au rang de catégorie esthétique fondamentale, le goût est « celui des cinq sens qui permet de discerner les saveurs », ainsi que le définit le Dictionnaire de l’Académie française dans sa quatrième édition de 1762.290 A titre J’ai consulté l’édition numérique ARTFL/ATILF du Dictionnaire de l’Académie Française, 4e édition, 1762, entrée « goût », portail.atilf.fr/encyclopedie/index.htm. 290 153 anticipatif, et pour en donner une définition minimale et provisoire, le goût, par l’action conjuguée des papilles gustatives de la langue et du nez, permet de discerner, c’est-à-dire de juger, les impressions sensibles de salé, de sucré, d’acide ou encore d’amer, et d’en déterminer leur caractère plaisant ou déplaisant. Or, dans l’histoire métaphysiquement entrelacée de la philosophie et de la théologie, les cinq sens n’ont pas joué à armes égales. En effet, l’emploi métaphorique de ceux-ci, dans les successives théories de la connaissance, s’est essentiellement restreint, jusqu’aux empiristes du moins, à l’ouïe, qui rend possible l’accueil de la parole vraie et l’entente de la vocation (qu’elle soit religieuse ou plus généralement existentielle) ainsi qu’à la vue, qui permet la vision éidétique. Au 16e siècle, par un piquant paradoxe étymologique, « la langue religieuse use du verbe “goûter” pour évoquer la jouissance toute spirituelle que l’on peut avoir des biens célestes. C’est à ce moment que commence à se développer l’emploi de l’expression “bon goût” ».291 Cela dit, le goût a longtemps été considéré comme trop « sensuel », puisque lié au plaisir immédiat et spontané de la bonne chair. Il est, en quelque sorte, le parent pauvre de la métaphysique, tout comme la couleur a pu l’être pour le dessin, et pour les mêmes raisons. Lieu de tous les excès possibles, immédiatement suspecté d’engendrer le péché — capital rappelons-le ! — de gourmandise, le goût a longtemps été relégué dans les marges de la philosophie. Hutcheson fait état de cette vieille hiérarchie au sein de la sensibilité : Les Anciens soulignent la dignité particulière des sens de la vue et de l’ouïe, qui fait qu’on discerne le kalόn dans leurs objets et qu’on ne l’attribue pas aux objets des autres sens.292 Il faut admettre avec Claude Chantalat que, même en son sens figuré, le terme est immédiatement suspecté car volontiers associé à la volupté : « Ainsi retrouvons-nous dans un certain nombre d’emplois figurés du terme la nuance de sensualité, la connotation épicurienne qui s’attachait déjà au goût physique. Très souvent, du reste, le verbe “goûter” est employé avec des substantifs abstraits C. CHANTALAT, op. cit., p. 26. Francis HUTCHESON, Enquête sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, trad. A.-D. Balmès, Paris Vrin, 1991, Premier Traité, « De la beauté, de l’ordre, de l’harmonie et du dessein [design], section 2, note, p. 69. 291 292 154 comme “félicité”, “plaisir”, “volupté” ou bien est associé à toutes sortes de choses dont on tire jouissance. »293 Il convient d’ajouter que ce verdict est répandu également dans un contexte intellectuel exempt de la notion de « péché ». On se souvient, par exemple, que le dialogue Gorgias condamne sans appel la cuisine. Selon Platon, la cuisine n’est pas un art mais une forme de flatterie qui relève du même ordre que celui de la sophistique et de la toilette : - Socrate : Demande-moi donc quel art est, à mon avis, la cuisine ? Pôlos : Eh bien ! je te pose la question : La cuisine, quel art est-ce ? – Socrate : Ce n’est pas du tout un art, Pôlos. […] – Socrate : […] Mais, quant à moi, ce que j’appelle art oratoire est une espèce particulière d’un mode d’activité qui n’a rien à voir avec ceux qui ont de la beauté. – Gorgias : Et quel est-il Socrate ? Parle sans te faire, à cause de moi, aucun scrupule ! – Socrate : Eh bien ! Mon opinion, Gorgias, est que c’est une pratique qui, sans rien d’un art, est, d’un autre côté, le propre d’une âme qui a la perspicacité, à qui rien ne fait peur, qui, de sa nature, est supérieurement douée pour ce qui concerne les relations mutuelles des hommes. Son nom, à en considérer la caractéristique principale, est, d’après moi, « flatterie ». C’est une pratique dont nos activités manifestent diverses espèces, en grand nombre. La cuisine en est une : cela passe pour un art ; mais, selon ma thèse, ce n’est point un art, c’est bien plutôt un savoir-faire et une routine. J’appelle encore espèces de la flatterie, et l’art oratoire, et l’art de la parure, et celui du Sophiste, ces quatre espèces s’appliquant à quatre objets d’activité.294 En 1826, sous le règne de Louis-Philippe, même Brillat-Savarin, féru de gastronomie, haut magistrat et homme de lettres, a pu écrire : Le goût n’est pas si richement doté que l’ouïe ; celle-ci peut entendre et comparer plusieurs sons à la fois : le goût, au contraire, est simple C. CHANTALAT, op. cit., p. 20. PLATON, Gorgias, Œuvres complètes I, trad. nouvelle et notes de L. Robin avec la collaboration de M.-J. Moreau, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1950, [462 d463 b], p. 397-398. 293 294 155 en activité, c’est-à-dire qu’il ne peut être impressionné par deux saveurs en même temps. 295 Le goût, incapable de percevoir deux saveurs à la fois, est pour cette raison le sens le plus « idiot », mais aussi le plus « vulgaire », subordonné qu’il est à la nécessité vitale de se nourrir, et donc, par voie de conséquence, le moins « spirituel » et le moins « libre » qui soit. Si l’on se réfère à un dicton populaire qui suggère que la politesse exige de ne point « parler la bouche pleine », le goût relève donc proprement de l’alogique, de l’expérience idiosyncrasique, du solipsisme, et donc de l’ineffable. Pour résumer le propos, on pourrait dire qu’au sein de la tradition philosophique, le goût est considéré, dans le registre de l’oralité, comme le négatif photographique du lógos. Cependant, malgré ce sérieux handicap de départ, la notion acquiert progressivement une connotation moins négative, et on assiste à une lente mais certaine spiritualisation du terme. Ainsi que l’écrit Roger de Piles : Le mot “goût” dans les arts est métaphorique. Nous l’avons transposé de la langue pour le faire servir à l’esprit, et, de la même façon que nous disons que l’esprit voit, nous disons qu’il goûte : c’est son emploi de juger des ouvrages comme c’est celui de la langue de juger des saveurs.296 Au 17e siècle, le sens métaphorique du terme devient un attribut aristocratique, valorisé comme tel. Dans un contexte de cour, en étroite relation avec le problème de la représentation du pouvoir monarchique, se tissent des liens étroits entre le « bon goût » et les arts du beau. Ainsi que l’atteste Claude Chantalat : « Si l’emploi métaphorique du mot “goût” est un fait généralisé à l’époque classique, s’il est attesté par les écrivains de toute origine, en revanche, c’est à des gens du monde que revient principalement le mérite d’avoir tenté de définir la notion de goût. Celle-ci s’est formée essentiellement dans les salons et à la Cour ; elle est liée à la politesse mondaine et aux théories de l’honnêteté […]. Une des premières tentatives pour analyser la notion de goût est le fait de Baltasar Gracián, moraliste espagnol auteur d’ouvrages à l’usage des gens de Cour. Il consacre plusieurs passages de son Oraculo Manual à définir le bon goût BRILLAT-SAVARIN, Physiologie du goût, avec une lecture de Roland Barthes, Paris, Hermann, 1975 (rééd. 2005), p. 53. Je souligne. 296 Roger DE PILES, Conversation sur la connaissance de la peinture, cité par CHANTALAT, op. cit., p. 18. 295 156 et le goût fin dont il fait une qualité précieuse pour réussir dans le monde. La date tardive à laquelle il commence à être connu en France explique que ce n’est qu’à l’époque classique que son enseignement semble porter ses fruits. »297 Malgré diverses tentatives de définition, le sens de ce terme restera longtemps équivoque, comme le remarque également La Rochefoucauld : Ce terme de goût a diverses significations et il est aisé de s’y méprendre. Il y a une différence entre le goût qui nous porte vers les choses et le goût qui nous en fait connaître et discerner les qualités en s’attachant aux règles : on peut aimer la comédie sans avoir le goût assez fin et assez délicat pour en bien juger et on peut avoir le goût assez bon pour bien juger de la comédie sans l’aimer.298 Cette admirable citation condense toutes les difficultés de cette notion qui concerne autant la capacité du sujet à se prononcer sur un objet que les qualités inhérentes à l’objet lui-même. Il relève du jugement et de la connaissance des règles d’une part, mais peut également dénoter une vague inclination, une préférence ou un désir, d’autre part. Le goût nous incline à élire des objets charmants ou susceptibles d’engendrer du plaisir. À l’inverse, ses règles permettent de reconnaître les qualités objectives d’une œuvre, sans pour autant que le plaisir ou l’amour porté à l’objet soient les moteurs du jugement. Enfin, last but not least, il est possible d’être irrésistiblement charmé par une œuvre reconnue de « bon goût », sans être pour autant capable de dire en quoi réside son excellence, c’est-à-dire sans être capable de justifier son inclination. Et, comme le suggère Burke encore, « cette faculté délicate et aérienne […] semble trop inconstante pour supporter les chaînes d’une définition ».299 § 1.3 GOÛT CULINAIRE ET JUGEMENT ESTHÉTIQUE Dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), l’abbé Du Bos, en réponse à la Rochefoucauld, soutient que l’admiration éprouvée pour C. CHANTALAT, op. cit., p. 29-30. LA ROCHEFOUCAULT, « Réflexions diverses » dans Maximes, GF Flammarion, Paris, 1977, p. 122. Je souligne. 299 E. BURKE, op. cit., p. 61. 297 298 157 une belle toile ou des vers réussis relève de notre goût, et de lui seul, sans aucun secours de la raison. Il n’est pas rare que l’abbé joue, non sans humour, sur la polysémie du terme. Il emploie sans transition le sens littéral et le sens métaphorique pour parler de l’art : Les hommes croient naturellement que leur goût est le bon goût [… ]. Vouloir persuader un homme qui préfère le coloris à l’expression en suivant son propre sentiment qu’il a tort, c’est vouloir le persuader à prendre plus de plaisir à voir les tableaux du Poussin que ceux du Titien. La chose ne dépend pas plus de lui qu’il dépend d’un homme, dont le palais est conformé de manière que le vin de Champagne lui fait plus plaisir que le vin d’Espagne, de changer de goût et d’aimer mieux le vin d’Espagne que l’autre.300 Cet extrait des Réflexions sur la poésie et la peinture témoigne d’une mutation profonde dans la problématique du goût. Il exprime l’abandon du « grand goût », fondé sur la raison classique, les règles et l’harmonie des proportions, au profit du goût comme expression d’un sentiment personnel qui ne souffre pas d’être soumis au raisonnement. Pour Du Bos, la fameuse dispute entre poussinistes et rubénistes est aussi vaine que la prétendue défense du « bon goût » en matière d’œnologie. Ainsi, lorsque Kant marque une incompréhensible préférence pour le vin des Canaries, dont on sait qu’il faisait venir par bateau à Königsberg des caisses entières, aucun argument rationnel n’est susceptible de le faire changer d’avis. Le « goût » est un terme qui, par excellence, exprime le multiple et le nonidentique, le « je ne sais quoi » et le « presque rien » pour paraphraser Jankélévitch. Ce terme est un exemple de résistance farouche à toute tentative de saisie conceptuelle. Est-ce à dire que le goût soit de l’ordre de l’ineffable ? Non pas. C’est peut-être même le contraire qui est vrai : peu de termes ont engendré pareille mise en discours, pareil foisonnement d’occurrences. C’est ce dont témoigne Madame de Lambert : Jean-Baptiste DU BOS, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1993, p. 164. 300 158 Tout le monde parle du goût : on sait que l’esprit de goût est audessus des autres : on sent donc tout le besoin qu’on a d’en avoir ; cependant rien n’est moins connu que le goût. 301 Que Cadmos, qui apporta l’écriture en Grèce, fut le cuisinier du roi de Sidon, fait dire gastronomiques » à 302 Roland Barthes, dans sa préface aux « Méditations : Donnons ce trait mythologique pour apologue au rapport qui unit le langage et la gastronomie (puisque c’est de cela dont il est question dans la Physiologie du goût). Ces deux puissances n’ont-elles pas le même organe ? Et plus largement le même appareil, producteur ou appréciateur : les joues, le palais, les fosses nasales, dont B.S. [i.e. Brillat-Savarin] rappelle le rôle gustatif et qui font le beau chant ? Manger, parler, chanter (faut-il ajouter : embrasser ?) sont les opérations qui ont pour origine le même lieu du corps : langue coupée, et plus de goût ni de parole.303 De prime abord, les enjeux de la question du goût peuvent se formuler ainsi : il s’agit moins, en un premier temps, de déterminer si le jugement de goût est digne d’être appelé un jugement de connaissance ou non, que de tracer une ligne de partage claire entre ce qui relève des beaux-arts et ce qui appartient au domaine de la gastronomie. Dans la Distinction, Pierre Bourdieu cite les Considérations sur la cuisine (1931) d’un autre critique gastronomique, Paul de Pressac : Il ne faut pas confondre le goût avec la gastronomie. Si le goût est ce don naturel de reconnaître et d’aimer la perfection, la gastronomie, au contraire, est l’ensemble des règles qui président à la culture et à l’éducation du goût. La gastronomie est au goût ce que la grammaire et la littérature sont au sens littéraire. Et voilà posé le problème essentiel : le gourmet étant un connaisseur délicat, le gastronome estil un cuistre ? […] Le gourmet est son propre gastronome, comme Madame DE LAMBERT, Œuvres, Paris, Honoré Champion, 1990 (1ère éd. 1748), Réflexions sur le goût, p. 239-241, citée par Charlotte GUICHARD dans Les amateurs d’art à Paris au 18e, Paris, Editions Champ Vallon, 2008, p. 310. 302 BRILLAT-SAVARIN, « Envoi aux gastronomes des deux mondes [signé L’auteur des Méditations gastronomiques] dans op. cit., p. 187. 303 Roland BARTHES, « Lecture de Brillat-Savarin » dans BRILLAT-SAVARIN, op. cit., p. 17. 301 159 l’homme de goût est son propre grammairien […]. Tout le monde n’est pas gourmet, voilà pourquoi il faut des gastronomes […]. Il faut penser des gastronomes ce que nous pensons des pédagogues en général : que ce sont parfois d’insupportables cuistres, mais qu’ils ont leur utilité […]. Il existe un mauvais goût […] et les raffinés sentent cela d’instinct. Pour ceux qui ne le sentent pas, il faut bien une règle.304 Malgré le ton plaisamment polémique de cet extrait, les questions formulées implicitement concernent directement la problématique du goût. Ce dont il s’agit, en dernière instance, c’est de l’ancienne dispute philosophique — réactualisée par les anthropologues du 20e siècle — portant sur l’inné et l’acquis, ou entre ce qui relève de l’ « essence » ou de la « nature » et ce qui provient de la « culture » ou de l’éducation. Le goût, dans pareil contexte, s’apparente à ce que l’on a pu dire du « génie » : ce don inné, non transmissible, à la fois « divin » et « naturel », qui joue et se joue avec « aisance » des règles formulées à l’usage exclusif des cuistres, qui eux ne « sentent » rien spontanément, et qui ont donc besoin d’une éducation esthétique, doublée d’un cadre explicatif, pour être en relation médiate avec la beauté. Un autre exemple, très contemporain, souligne la persistance du rapport à la fois inextricable et conflictuel entretenu par le sens physiologique et le sens figuré du terme : en 2007, le chef de file de la gastronomie dite moléculaire, Ferran Adrià, a été convié à réaliser une performance dans le cadre de la Documenta de Kassel. Déplacer l’infrastructure de la « cuisine » ainsi que toute la brigade du chef catalan in situ, c’est-à-dire, en l’occurrence, dans le Land de Hesse, aurait été chose techniquement trop compliquée à réaliser. Voici donc comment les choses se sont concrétisées : chaque jour, de façon aléatoire, le directeur artistique de la foire quinquennale a élu parmi les visiteurs deux heureuses convives invitées au restaurant El Bulli. Ce restaurant situé sur la Costa Brava, près de Barcelone, est devenu provisoirement un autre pavillon de la Documenta. Et Roger Buergel de commenter : « J’ai invité Ferran Adrià parce qu’il a su créer son propre langage, qui est devenu très influent dans la scène internationale. C’est cela qui m’intéresse, et non pas si les gens le perçoivent comme de l’art ou pas. C’est important de dire que l’intelligence artistique ne dépend pas du support, il ne Paul DE PRESSAC, Considérations sur la cuisine, Paris, 1931, p. 23-24, cité par Pierre BOURDIEU dans La distinction. Critique sociale du jugement de goût, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 73-74. 304 160 faut pas identifier l’art seulement avec la photographie, la sculpture, la peinture…, et non plus avec la cuisine dans un sens général. Mais, sous certaines circonstances, la cuisine peut aussi être considérée de l’art. »305 Les exemples contemporains abondent dans le sens de cette « déterritorialisation » de l’art et de ses différents types de manifestation. Dans un registre analogue, on peut se référer aux performeurs et urbanistes suisses Haimo Ganz et Bruno Steiner qui proposent sur leur site internet, explicitement appelé « Kunst und Kochen »,306 des « happenings » sous la forme de buffets très élaborés. Ce sont des exemples, parmi tant d’autres, qui attestent que, nolens volens, nous sommes bien les légataires de la problématique complexe du goût — autant comme expression vague et ambigüe que comme catégorie esthétique fondamentale — telle qu’elle se formule au 18e siècle.307 Il est des questions qui ne peuvent être formulées, ni même esquissées, à l’aide du type de discursivité propre à une entreprise de rationalisation ordinaire. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille, à l’instar d’Alfred Bæumler, classer le goût dans le domaine de l’ « irrationnel ».308 Cela veut simplement dire que l’entreprise herméneutique, lorsqu’elle s’attache à cette notion, est particulièrement périlleuse. En effet, sans une forme de retenue dans la volonté de déterminer un contenu objectivable, on s’expose à passer à côté des aspects les plus féconds du problème. Roland Barthes a parfaitement raison de soutenir que « […] le goût implique une philosophie du rien ».309 En effet, de prime abord, et de façon bien trop hâtive, cette notion court le risque d’être assimilée dans le meilleur des cas à la catégorie linguistique du « vide sémantique » et, dans le « Ferra Adrià porte Documenta 12 à Cala Montjoi», citation tirée du dossier de presse disponible sur le site consacré à El Bulli, le restaurant du cuisinier catalan : www.elbulli.com. 306 www.kunst-und-kochen.ch 307 Ce passage reprend l’introduction d’une conférence intitulée « Diderot et la question du goût » donnée le 1er avril 2008, au Centre allemand d’histoire de l’art, 8, Places des Victoires à Paris, dans le cadre du colloque international « De la quête des règles du discours sur les fins. Les mutations des discours sur l’art en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », Ch. Michel et J. Lichtenstein. Je me suis laissé dire que l’exemple est mal choisi car, aux dires de Ferran Adrià, ses « créations » avant-gardistes se distinguaient justement de la gastronomie, au sens classique du terme. De même que sa « cuisine » n’est pas une cuisine mais un « laboratoire », raison pour laquelle il est inamovible. Ce à quoi deux arguments peuvent être opposés : 1) nul besoin de prendre les propos de l’artiste et/ou du cuisinier au pied de la lettre ; 2) si la cuisine était un véritable laboratoire, l’expérience pourrait précisément avoir lieu indifféremment à Barcelone, Cassel ou Paris, ou n’importe où, en somme, en raison du caractère censément reproductible de toute expérimentation scientifique. Ce qui n’est pas le cas. 308 Telle est la thèse centrale de son ouvrage déjà mentionné. 309 R. BARTHES, op. cit., p. 7. 305 161 pire, de se voir reléguée dans le registre du « n’importe quoi » et du « non philosophique ». Ici encore, je prends le parti de croire que ce terme, malgré toutes les réserves formulées, doit être pris au sérieux. La multiplication des occurrences du mot « goût » témoigne d’une tentative commune de trouver un terme qui permette d’exprimer ce qui nous arrive dans l’expérience de la beauté, de l’art et de tout ce qui, à chaque fois, excède ce qui peut être formulé dans l’ordre du discours argumentatif. C’est ce que note encore Brillat-Savarin à propos des saveurs : Le nombre des saveurs est infini, car tout corps soluble a une saveur spéciale qui ne ressemble entièrement à aucune autre. […] Étant donné qu’il existe des séries indéfinies de saveurs simples qui peuvent se modifier par leur adjonction réciproque en tout nombre et en toute quantité, il faudrait une langue nouvelle pour exprimer tous ces effets, et de montagnes d’in-folio pour les définir, et des caractères numériques inconnus pour les étiqueter.310 § 1.4 ENJEUX DE LA QUESTION À la suite de Shaftesbury, un auteur dont il sera question dans la troisième partie, et dont le style remarquable est encore un modèle pour quiconque se soucie de pratiquer une écriture philosophique aujourd’hui, je souscris à l’idée que c’est la manière d’exprimer ce qui est qui doit s’adapter à ce dont il est question, et non l’inverse. Une étude sur la notion de goût ne peut pas prendre la forme close d’un système philosophique sans perdre beaucoup de sa richesse polysémique. Toutefois, il ne s’agit pas de renoncer à interroger philosophiquement cette notion puisque son emploi, dans le champ esthétique, implique à chaque fois, et selon diverses modalités, une théorie implicite de la connaissance. Par exemple, Shaftesbury, philosophe majeur pour la question qui nous occupe, presque aussi peu lu que Baumgarten (ou s’il est lu, relégué dans la catégorie philosophiquement suspecte des « littéraires »), partage avec l’inventeur de l’esthétique philosophique une même conception affirmative du 310 BRILLAT-SAVARIN, op. cit., p. 50. 162 statut ontologique de l’Art et de son rapport à la vérité métaphysique, mais aussi à la théologie et à l’éthique, comprise non pas comme un ensemble de règles morales, mais plutôt comme une manière d’être et d’habiter le monde, c’est-àdire de s’y rapporter par le langage. Si la question du goût est centrale dans les débats sur le beau artistique au 17e et au 18e siècle, sa saisie thématique — sous forme principalement de traités — est particulièrement répandue dans les pays anglophones. Certes, l’Abbé Du Bos, Montesquieu, Diderot ou encore Voltaire se sont essayés à des exercices de définition du goût. Mais lorsque Diderot traite de cette question, il s’inspire largement de l’Essai sur le goût de l’écossais Gerard, qui se réfère à Hutcheson, reprenant une terminologie lockienne et dont Adam Smith a été l’étudiant, etc..311 Les empiristes qui fondent leur épistémologie sur les données fournies par la sensibilité formulent des idées essentielles pour comprendre les mutations qui caractérisent spécifiquement la notion de goût. Il m’importe de restituer un horizon de questionnement commun à tous ces philosophes et de souligner quelques convergences remarquables sur cette notion hautement problématique. Réaliser une généalogie de la notion de goût au 18e siècle ne signifie pas qu’il faille introduire une téléologie pour conférer un sens à cette histoire, à l’instar de Bæumler, qui recherche chez Baumgarten les indices permettant d’étayer la résolution nécessairement kantienne des apories de l’esthétique philosophique. Après avoir fait montre d’une érudition impressionnante et d’une puissance herméneutique indiscutable, il n’hésite pas à affirmer que Baumgarten a eu « deux grandes idées » : la première est d’avoir conçu « que l’objet esthétique est individuel (comme le “goût”) »312 ; la seconde est d’avoir développé « l’équivalence du goût et de la faculté de juger ».313 Je considère que cette interprétation qui voit en Baumgarten le héraut de Kant est irrecevable pour plusieurs raisons. Il faut, en effet, rappeler que Kant n’a jamais écrit de doctrine esthétique, mais bien une critique de la faculté de juger.314 La différence est de taille, et les conséquences relatives au statut ontologique et à la place consacrée aux beaux-arts, importantes. Étant donné Anne-Dominique BALMES, « Avant-propos » à F. HUTCHESON, Enquête sur l’origine de nos idées […], p. 26. 312 A. BÆUMLER, op. cit., p. 154. 313 Ibid., p. 79. 314 Fabienne BRUGÈRE, Le goût. Art, passions et société, Paris, PUF, 2000, p. 7. 311 163 que la faculté de juger ne porte pas uniquement sur des œuvres d’art, les reproches adressés à Kant d’avoir conçu une « esthétique sans œuvres d’art », paraissent injustifiés. Par contre, nous avons vu que des réserves légitimes peuvent être formulées à l’encontre de ce qui se présente en 1735 comme une théorie de l’Art en général, fondée sur une poétique d’inspiration aristotélicienne et d’une rhétorique, au détriment des arts plastiques ; sans parler de l’extension ultérieure de ces problématiques prémices initiales dans le vaste projet d’une science de la sensibilité. Il s’agit, une fois de plus, de bien distinguer le projet de Baumgarten. Or, avec le rapprochement trompeur des deux projets, induit par une vision téléologique de l’histoire des concepts, Kant a été désigné comme le véritable « inventeur de l’esthétique » mais également, et du même coup, comme son fossoyeur, puisque, c’est chose connue, il conteste la légitimité de l’emploi du terme « esthétique » rapporté aux beaux-arts et, pis encore, il exclut que les arts du beau puissent faire l’objet d’une connaissance quelle qu’elle soit. Avant d’entamer un parcours thématique de certains aspects de ces « esthétiques », orienté à partir des problèmes posés par l’Æsthetica, rappelons quelques points essentiels relatifs à la notion de goût dans la Critique de la Faculté de Juger de Kant. Le jugement de goût, placé entre le pouvoir de connaître et celui de désirer, entre le sentiment de plaisir et celui de peine — entièrement subjectif mais dont la finalité est néanmoins a priori — est ce qui permet, selon Kant, de se rapporter réflexivement au beau. Alfred Bæumler a raison de souligner ceci : « […] l’esthético-artistique n’est pour Kant qu’un cas particulier d’expériences bien plus générales. Ce sont ces expériences qu’il rassemble sous le nom de “goût” ».315 En d’autres termes, le goût n’a rien de spécifiquement esthétique pour Kant. Le jugement de goût se formule lorsque le sentiment (de plaisir ou de peine) permet à la subjectivité du sujet de réfléchir ou, mieux : de (se) penser — et non de déterminer et de connaître — dans un mouvement d’auto-réflexion du sujet qui confère, dans le même élan, la beauté à l’objet. La beauté n’est donc jamais une qualité essentielle de l’objet mais bien un rapport — plus ou moins libre ou adhérent — que le sujet établit d’abord, et principalement, avec luimême, en faisant jouer de concert entendement et imagination. Lorsque Kant affirme que l’« esthétique » n’est rien de plus que ce que d’autres nomment une 315 A. BAEUMLER, op. cit., p. 173. 164 « critique du goût », il anticipe par cette note à l’«Esthétique transcendantale » ce qui sera expressément thématisé dans la troisième Critique. D’autant plus que, fait extrêmement significatif, cette troisième Critique portait encore le nom de Critique du goût jusqu’en 1787.316 Ce titre, en l’occurrence, ne concerne que la première partie de l’ouvrage, dans laquelle il est établi que la question du beau et le jugement de goût sont étroitement liés, par opposition à ce qui a lieu dans l’expérience du sublime. Dans l’expérience du sublime, on le sait, le sujet ne produit pas de jugement harmonieux provenant du libre jeu de ses facultés : il est face à une expérience dans laquelle la subjectivité se sent mise en péril face au caractère imprésentable de ce qui s’offre à la pensée. L’expérience du sublime inquiète la puissance judicative du sujet et met à l’épreuve sa capacité d’autoréflexion. Il y a solution de continuité entre l’expérience de la beauté et celle du sublime en tant que la seconde exclu toute communauté possible. Cette expérience confronte le sujet avec lui-même et nie la possibilité de son partage au sein d’un espace commun, fût-il idéal. Aussi l’enjeu de la seconde partie de ma recherche est-il de regagner une entente de la notion de goût qui précède sa saisie conceptuelle kantienne après le tournant transcendantal, et ce afin de restituer à cette notion à la fois son ampleur polysémique originaire, mais aussi de prendre, corrélativement, le risque d’entrer dans un domaine où une certaine indécision conceptuelle est de mise. Une admirable citation d’Edmund Burke résume fort à propos l’intention qui guide la seconde partie de ma recherche : Je n’ai pas grande opinion d’une définition, remède bien connu face au désordre. Car, en définissant, nous risquons de circonscrire la nature dans les bornes de notions que souvent nous adoptons par hasard, embrassons sur parole ou formons d’après une considération limitée et partielle de l’objet présent, au lieu d’élargir nos idées pour y faire entrer tout ce que la nature comprend, combinaisons.317 316 317 Ibid., p. 202. E. BURKE, op cit., p. 62. 165 suivant ses propres § 1.5 JUGEMENT DE VALEUR ET « GOÛT DES AUTRES » : LA DIALECTIQUE ENTRE LE « BON » ET LE « MAUVAIS » GOÛT Shaftesbury dit avec justesse : « […] ceux qui, à force de travail et d’industrie, ont acquis un bon goût pour les Arts, se félicitent de leur avantage sur les autres qui n’en ont point, ou qui n’en ont qu’un mauvais ».318 Le mauvais goût c’est toujours le goût des autres. Ainsi, le goût se définit souvent par la négative : « […] le goût est fait de mille dégoûts ».319 Ainsi que l’écrit également David Hume : Nous sommes enclins à appeler barbare tout ce qui s’écarte de notre goût et de notre propre compréhension. Mais bientôt nous trouvons la même épithète retournée en reproche contre nous.320 Les cuistres, les grossiers, les mal dégrossis, les insensibles et les « barbares », ce sont toujours les autres, c’est-à-dire ceux qui, par un jeu de miroirs, me confortent dans l’idée que, moi, j’ai du (bon) goût. Et Alexander Gerard de surenchérir à ce propos : Lorsqu’un goût diffère largement du nôtre, nous n’hésitons pas à le juger barbare et contre nature ; c’est lorsque la différence est infime que nous avons recours à l’infaillibilité du sentiment. 321 Qualifier de « bon » ou de « mauvais » le goût de quelqu’un, c’est-à-dire sa capacité ou son incapacité à formuler un jugement esthétique valable, en dit long sur les valeurs convoquées implicitement avec cette catégorie esthétique. Comme l’écrit Adorno « une esthétique axiologiquement neutre est un nonsens ».322 Michel Ribon rappelle à raison que, « dans le domaine de l’esthétique, SHAFTESBURY, « Mélanges », dans Œuvres de Mylord comte de Shaftesbury, contenant différents ouvrages de philosophie et de morale traduites de l’anglais (Genève 1769), établissement du texte, introduction et notes par Françoise Badelon, textes grecs et latin traduits par Alain Gigandet, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 684. 319 Michel RIBON, Archipel de la laideur, Paris, Kimé, 1995, p. 41. 320 David HUME, « De la norme du goût » (1757) dans Les essais esthétiques, trad. R. Bouveresse, Paris, GF Flammarion, 2000, p. 123. 321 Alexander GERARD Essai sur le goût (1759), introduction, notes et traduction de P. Morère, Grenoble, Ellug, 2008, 4e partie, p. 216. 322 Theodor Wiesengrund ADORNO, « Paralipomena » dans Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995, p. 363. Th. W. ADORNO, « Paralipomena » dans Ästhetische Theorie, Frankfurt am Main, 1973, Suhrkamp, p. 391 : « Wertfreie Ästhetik ist Nonsens. » 318 166 notre propension invincible à porter des jugements de valeur explique que la distinction logique entre catégorie esthétique et jugement de valeur est, dans la réalité de l’expérience, fragile ».323 La notion de « valeur » est sans aucun doute aussi polysémique et rétive au concept que celle de « goût ». Il se pourrait même que ce qui est suggéré par ces deux termes, rapportés au champ esthétique, relève du même type d’expérience ou, du moins, recoupe une problématique commune, sans pour autant qu’ils se confondent. C’est toute la question de la « grâce ineffable » — pour prendre deux termes originairement employés pour parler des mystères religieux —, ce « je ne sais quoi » en lequel se voile le secret de l’attrait irrésistible d’un être ou d’une œuvre, et pour lequel toute entreprise de définition constitue, par définition, une gageure. Aussitôt que le goût est convoqué pour légitimer un jugement esthétique, l’intention est toujours, plus ou moins explicitement, normative : il n’y a de neutralité gustative ni au propre, ni au figuré. Nous avons vu que l’exercice du jugement de goût, pris au sens le plus général du terme, est une affaire de rapports et ne vise pas à exprimer des qualités objectives. Donc, si le sujet qui légifère en matière de « bon goût » dit un rapport plutôt qu’une qualité, le recours à une espèce de repoussoir qui détermine par la négative, et légitime en retour le jugement propre, est opération courante. À l’instar de ce que dit le chevalier de Jaucourt au sujet du goût « dépravé » dans l’Encyclopédie : le goût dépravé consiste à choisir les aliments qui dégoûtent les autres hommes.324 Dans la suite de l’article, Voltaire dit au sujet de la corruption du goût sensuel qu’elle est un « défaut d’organe » et, dans les beaux-arts, une espèce de « maladie de l’esprit » : « […] comme le mauvais goût au physique consiste à n’être flatté que par des assaisonnements trop piquants et trop recherchés, aussi le mauvais goût dans les Arts est de ne plaire qu’aux ornements étudiés et de ne pas sentir la belle nature ». Voltaire fait aussi appel au « mauvais goût » pour affirmer la supériorité d’une partie de la « culture européenne » : « […] les Asiatiques n’ont jamais eu d’ouvrages bien faits presque en aucun genre [sic] […], le goût n’a été le partage que de quelques peuples d’Europe. » Mais même le plus brillant des peuples européens, et son illustre défenseur, peuvent parfois avoir des moments M. RIBON, op. cit., p. 39. Les citations de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers sont extraites de l’édition numérique ARTFL/ATILF, portail.atilf.fr/encyclopedie/index.htm, les pages ne sont pas numérotées. L’orthographe a été modernisée. 323 324 167 d’égarement. En effet, Voltaire, dans le Temple du Goût (dont le style en vers de mirliton ne constitue pas précisément un modèle d’excellence), n’hésite pas à convoquer le topos du style gothique : « Cet édifice précieux [i.e. le Temple du Goût] / N’est point chargé des anticailles, / Que nos très gotiques Ayeux, / Si lourdement industrieux, / Entassoient autour des murailles / De leur temples grossiers comme eux. / Il n’a rien des défauts pompeux / De la chapelle de Versailles, […]. »325 Un autre lieu commun en la matière, qui s’oppose dialectiquement au style gothique, c’est le modèle grec : « Jadis en Grèce, on en posa / Le fondement ferme et durable […] ».326 Cette sentence se retrouve également dans l’incipit du texte fondateur de l’histoire de l’art, au sens moderne du terme : « le bon goût, qui se répand de plus en plus dans le monde, a commencé à se former sous le ciel grec »,327 nous assure Winckelmann. § 1.6 MUTATIONS HISTORIQUES Herbert Marcuse, dans un tout autre registre, a formulé de manière convaincante toutes les limites de la théorie marxienne du « reflet » dans le domaine de la théorie de l’art.328 Aussi, définir l’œuvre d’art comme un reflet des rapports de domination effectifs consiste à n’envisager qu’une partie du problème. Mais, à l’inverse, une conception idéaliste de l’art et des concepts forgés pour s’y rapporter inscrit d’emblée le propos au cœur même du paradoxe de l’esthétique philosophique qui, pour « élever » les beaux-arts au rang d’arts libéraux, c’est-à-dire au rang de pures intellections, les ampute de tout ce qui a trait à leur dimension matérielle et historique. Traiter du goût sans être, un tant soit peu, avisé des importantes mutations socio-économiques qui l’accompagnent — voire qui le précèdent, comme l’a démontré Pierre Bourdieu329 — constitue au mieux une abstraction philosophique, au pire un véritable contresens. À l’Âge VOLTAIRE, Le Temple du goût (1733), éd. critique par E. Carcassonne, Paris, Droz, 1938, p. 69. 326 Ibid., p. 64. 327 Johan Joachim WINCKELMANN, Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture (1755), trad. de M. Charrière, Paris, Editions Jacqueline Chambon, p. 15. 328 Herbert MARCUSE, La dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste (1978), Paris, Seuil, 1979. 329 P. BOURDIEU, La distinction […]. 325 168 classique, la notion de goût évolue et se transforme. Le goût, au sens « artistique» que nous lui attribuons spontanément aujourd’hui, se voit non seulement codifié mais illustré et défendu par la création des Académies au 17e siècle, dans le Royaume de France particulièrement. La codification du bon goût est une conséquence directe d’une réflexion d’ordre à la fois économique, politique et esthétique relative à la question de l’image du monarque de droit divin. Claude Chantalat, nous l’avons vu, fait mention d’un véritable engouement pour ce terme sous le règne de Louis XIV,330 et situe dans la seconde moitié du siècle le passage de ce terme de la sphère mondaine et courtisane à la sphère proprement esthétique.331 La théorie de la représentation du pouvoir monarchique, telle qu’elle se développe de façon inédite sous le règne de Louis XIV – le Roi Soleil - et son corrélat, la détermination d’un bon usage du goût ou plutôt d’une légalité d’essence palatine, c’est-à-dire essentiellement divine, du « bon goût » sont autant d’éléments de compréhension pour formuler une réponse à la question posée dans la seconde partie de cette recherche. Le cadre sociologique de la problématique est le suivant : comment ce goût palatin, flamboyant, censé irradier l’Europe entière de mille feux à la gloire d’un monarque dont la légitimité est d’essence divine, peut-il se transformer en sens commun, en goût « populaire », ou du moins, n’allons pas trop vite en besogne, devenir l’apanage d’un certain « public » éclairé, tel que le conçoit l’abbé Du Bos dans ses Réflexions,332 mais plus forcément aristocrate ? Il n’est pas certain qu’il soit possible de répondre de manière philosophique à cette question, mais il importe néanmoins de la formuler, et de ne pas la perdre de vue lorsqu’on interroge une notion aussi hétéroclite que celle de « goût ». En introduction, j’avais suggéré que la valeur d’exposition dont parle Walter Benjamin dans son célèbre essai a moins éclipsé la valeur cultuelle de l’œuvre qu’elle ne s’y est substituée, en gardant intactes les structures théologiques au sein desquelles l’œuvre avait trouvé sa justification par le passé. Dans pareille substitution, c’est l’exposition même de la valeur, déterminée par le jugement de goût, qui assume la fonction cultuelle. Cette « décadence de C. CHANTALAT, op. cit., p. 15. Ibid. 332 J.-B. DU BOS, op. cit., p. 279 : « Le mot “public” ne renferme ici que les personnes qui ont acquis des lumières, soit par la lecture, soit par le commerce du monde. » 330 331 169 l’aura » n’a pas eu pour conséquence, comme l’a très bien vu Giorgio Agamben333, une libération de l’œuvre d’art de sa « gaine cultuelle », mais plutôt la reconstitution d’une aura nouvelle, par laquelle l’objet (d’art) se charge d’une nouvelle valeur : la valeur marchande. L’ouverture des salons et la parution des journaux périodiques ont joué un rôle considérable dans les mutations de la notion de goût et la constitution de celle de « public ». Jürgen Habermas, dans sa thèse d’habilitation intitulée Strukturwandel der Öffentlichkeit (1962), défend l’idée que la parution de l’essai périodique d’Addison et Steel, le Spectator, dont la publication débute en 1711, constitue un moment charnière dans la création de l’« espace public » et, j’ajoute, par voie de conséquence, de la sécularisation du goût. Ces idées nouvelles ne sont pas l’apanage d’un seul auteur mais circulent. Il est intéressant de noter que Hutcheson conclut la section six de son premier Traité,334 consacrée à la question de la diversité des goûts, en citant très précisément le numéro 412 du Spectator, numéro consacré aux « plaisirs de l’imagination ». En résumé, ce qui était un attribut consacré, propre à la monarchie de droit divin en France, se démocratise graduellement au 18e siècle. Dans sa préface à la traduction partielle de quelques numéros du Spectator, Alain Bony souligne que l’extension au monde de l’art et des lettres de la « distinction hiérarchique et [de] la structure d’autorité de la société aristocratique, ne saurait satisfaire les aspirations d’un public en cours d’expansion […], public que l’essai périodique est en train de constituer en lectorat ».335 Or cette démocratisation — toute relative — du goût s’accompagne d’une marchandisation des produits culturels : « […] la question du goût, la place de la culture dans une société commerciale, le rôle que jouent ou devraient jouer des agents culturels comme les libraires-éditeurs ou les directeurs de théâtre, deviennent des enjeux décisifs dans la définition nouvelle d’une culture qui n’est pas celle des élites mais bien celle de la classe moyenne émergente. Des formes littéraires qui avaient été ignorées ou décriées […] peuvent trouver leur place G. AGAMBEN, Stanze, trad. Y. Hersant, Paris, Editions Payot et Rivages Poche, 1998 (rééd.), p. 83, scolie 2. 334 F. HUTCHESON, Enquête sur l’origine de nos idées […], p. 106. 335 Alain BONY, « Introduction à l’esthétique addisonienne » dans Josef ADDISON, Essais de Critique et d’Esthétique, introduction, commentaire et notes par A. Bony, Pau, PUP, 2004, p. 25. 333 170 dans le canon national […]. L’exemple précoce de l’éloge de la ballade populaire par Addison est symptomatique de ce changement. »336 Les mutations du goût s’opèrent toujours par exclusion et inclusion : ce qui était reconnu comme le « grand goût » d’une époque déchoit souvent à une époque ultérieure. Ainsi, le style gothique, particulièrement décrié, est un exemple parmi d’autres de ce mouvement qui détermine, par la négative, ce qui est digne d’être reconnu comme la manifestation du bon goût. Dans pareil contexte, c’est moins l’Art et ses qualités intrinsèques que la capacité du sujet à produire des jugements valables et reconnus comme tels. Reste à se demander si cette alternative à la métaphysique de l’Art est en mesure d’échapper aux apories de l’esthétique philosophique. 336 Ibid., p. 28. 171 172 PRÉSENTATION DE QUELQUES THÉORIES DU GOÛT AU 18E SIÈCLE § 2.1 INTRODUCTION Au siècle des Lumières, les idées esthétiques circulent en Europe. Les échanges culturels autour de la notion de goût entre l’Ecosse, l’Irlande, la France ou encore l’Allemagne en constituent un aspect particulièrement significatif. En guise d’introduction, je souhaite discuter la thèse défendue par Fabienne Brugère dans son ouvrage intitulé L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle : Les philosophes du siècle des Lumières et, plus particulièrement, les Écossais, ont inventé une expérience de la beauté qui détermine encore très largement ce que nous appelons beauté aujourd’hui. Ils ont libéré le beau d’idéaux et de règles qui le maintenaient dans une recherche métaphysique largement héritée de Platon. 337 S’il est vrai que les catégories établies au cours d’un siècle particulièrement fécond en discours esthétiques continuent, pour bonne part, à donner matière à réflexion de nos jours — tel est assurément le postulat de départ qui justifie la présente étude —, il me semble difficile de souscrire à l’idée défendue dans cette citation. Comment est-ce que les philosophes du siècle des Lumières en général, et les Écossais en particulier, pourraient avoir réussi, sur simple décret, à se libérer de l’héritage platonicien ? Et donc, en d’autres termes, à dépasser la métaphysique comme telle ? On s’accorde généralement à considérer que le « moment cartésien » marque le tournant subjectif de l’histoire de la pensée occidentale. Or, s’il est exact que l’empirisme place le sujet sentant et ses perceptions comme base de son épistémologie, et que cela n’est pas sans effet sur les notions esthétiques à venir, il n’en demeure pas moins — telle est l’idée que je souhaite défendre — que la catégorie du goût, aussi étrangère soit-elle à l’univers platonicien, rejoue en quelque sorte la traditionnelle triade des valeurs (du beau, du bon et du Fabienne BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle, Paris, Vrin, 2006, p. 7. 337 173 bien). Certes, les rapports entretenus pas ces trois déterminations métaphysiques ne sont plus, comme c’est le cas chez Platon, des rapports de stricte identité mais d’analogie. Ce nonobstant, c’est toujours à partir de ces trois catégories que la question du jugement de goût et de sa validité, tout autant que de celle de sa valeur, sont formulées. Ce que j’aimerais mettre en évidence, c’est que la catégorie esthétique du goût convoque, à nouveaux frais, l’ancien kalòs kagathós : ce qui est « bon » est forcément « beau » et donc aussi « bien ». Or, qu’une telle métaphysique implicite ne soit pas étrangère à ce que j’ai choisi de nommer par commodité les « esthétiques du goût », voilà ce qu’il s’agit à présent de démontrer. Malgré cette divergence d’interprétation majeure qui m’oppose à Fabienne Brugère à propos de l’importance de la rupture opérée par les empiristes dans l’histoire de la philosophie occidentale et de la possibilité effective de congédier la métaphysique au profit d’une stricte anthropologie du beau, ce qui est encore une manière de déterminer ontologiquement le beau et donc, par voie de conséquence, une thèse sur l’être, l’acuité de ses analyses doit être saluée. En effet, ses recherches sont d’une importance considérable pour la question des transferts culturels et de l’échange des idées au siècle des Lumières. Et c’est très précisément la question du goût qui constitue l’un des enjeux majeurs de ces échanges. Un extrait du même ouvrage mérite d’être ici longuement cité : Il serait alors possible d’esquisser une proximité entre Hutcheson et Montesquieu, sur la question du goût comme faculté qui perçoit le beau. En effet, lorsque Montesquieu, dans l’Essai sur le goût, définit la délicatesse du goût, il prend la peine de la différencier d’une perception ordinaire, celle des gens grossiers qui, contrairement aux gens délicats, n’ajoutent ni ne soustraient rien à ce que la nature leur propose […]. Le goût suppose une acquisition qui témoigne d’une véritable recomposition de la sensibilité ; cette recomposition est aussi raffinement car elle rend plus exquise et plus rapide tout agencement de la sensibilité. En effet, la capacité de recevoir des idées agréable de la beauté chez Hutcheson est bien autre chose que la simple réception des sensations issues de la perception externe. C’est même une puissance de déceler des compositions. Il existe alors une recomposition de la sensibilité au sens d’un agencement de celle-ci qui 174 excède la simplicité ou la brutalité — le manque de raffinement — de la perception ordinaire. Il n’est pas anodin de pouvoir construire ce bref rapprochement entre Hutcheson et Montesquieu, au sujet de la délicatesse et du raffinement. Les penseurs écossais se sont vivement intéressés à l’Essai sur le goût, publié postérieurement à l’Inquiry en 1757, et de façon posthume au tome VII de l’Encyclopédie, mais commencé sans doute dès 1728. Ainsi, en 1759, An Essay on Taste, d’Alexander Gerard, texte qui s’est vu attribuer le prix de la société d’Édimbourg pour le meilleur essai sur le goût, est publié avec trois dissertations sur le même sujet de Voltaire, d’Alembert et Montesquieu. On peut en conclure que les penseurs écossais, dans leur réflexion sur le goût, mais aussi sur la beauté et les arts libéraux, trouvaient chez les philosophes français des Lumières une proximité avec leur propre manière de penser.338 Les auteurs exposés dans cette seconde partie proposent, chacun selon des modalités propres, une théorie du goût. Cette dernière ne fait pas toujours l’objet d’un traité développements en entier consacrés à mais sous-tend, d’autres parfois questions. Il implicitement, ne s’agit pas des d’un catalogue raisonné : la question du goût a été si abondamment traitée au 18e siècle qu’en rendre compte de façon exhaustive relève de la gageure. De plus, tel n’est assurément pas l’enjeu de ma recherche. Mais le choix ne s’est pas opéré arbitrairement pour autant. En effet, j’ai retenu un certain nombre d’auteurs en fonction de l’importance ontologique qu’ils ont accordé à la notion de goût. De plus, quelques brèves indications biographiques en introduction ne me sont pas apparues vaines, afin de pouvoir situer le contexte d’énonciation qui, dans cette question du goût peut-être encore plus que dans toute autre question philosophique, n’est pas indifférent. 338 F. BRUGÈRE, op. cit., p. 84-85. 175 § 2.2 FRANCIS HUTCHESON Le philosophe Francis Hutcheson naît en Irlande en 1694 puis sa famille émigre en Ecosse. Il est le fils d’un pasteur presbytérien, tout comme Alexander Gerard dont il a abondamment influencé l’Essai sur le goût (1759). Ordonné novice en 1719 dans une petite paroisse irlandaise, il est nommé, dix ans après, professeur de philosophie morale à l’université de Glasgow. Il meurt en 1746, à l’âge de cinquante-quatre ans des suites d’une longue maladie.339 Dans la voie inaugurée par Shaftesbury,340 Hutcheson défend la possibilité de formuler des jugements désintéressés en matière de beauté formelle ou de perfection morale, dont on connaît toute la fortune critique chez Kant. Cette affirmation du caractère possiblement désintéressé du jugement et de l’action constitue une réponse adressée à son contemporain Mandeville, héritier de Hobbes, lequel place le moteur de toute action humaine dans l’amour-propre et l’intérêt égoïste.341 Pour Hutcheson et, plus généralement, pour toute la tradition anglophone à la même époque (à l’exception notable de David Hume et d’Edmund Burke), la question du « jugement esthétique », pour employer un anachronisme, est intimement liée à celle du jugement pratique. Aussi, bien que la question du goût ne soit pas posée thématiquement dans l’Inquiry into the Original of our Ideas of Beauty and Virtue (1725), elle n’est cependant pas étrangère aux préoccupations du philosophe écossais. En effet, bien que Hutcheson soit principalement étudié à titre de moraliste, son apport aux réflexions esthétiques est important et mérite d’être pris en compte, d’autant plus que sa position sur la question du goût et les problèmes qu’elle pose est commentée et discutée dans la seconde moitié du 18e siècle par de nombreux penseurs. Diderot, par exemple, est en dialogue constant avec le « célèbre A.-D. BALMÈS, « Notice biographique » à F. HUTCHESON, Enquête sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, trad. A.-D. Balmès, Paris Vrin, 1991, p. 32-36. 340 La sphère éthique et celle que l’on n’appelle pas encore « esthétique » sont indissociablement liées, au point de se confondre chez Shaftesbury, pour qui le lien entre beauté formelle et beauté morale, entre le beau et le bien, est celui d’un rapport d’identité. Je traiterai de cet auteur à la fin de la recherche pour des raisons précises qui seront explicitées plus loin. 341 Mandeville soutient, dans la Fable des abeilles (1714), que toute action humaine est guidée par l’intérêt égoïste. 339 176 professeur de l’université de Glasgow »342 dans ses Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, mais aussi Gerard ou encore Kant. Aussi, la Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu — probablement rédigée entre la fin de 1723 et l’été 1724343 — doit être prise en considération à titre de jalon important dans l’histoire du tournant subjectif de l’idée de beauté et de l’autonomisation de la sphère du jugement portant sur le beau par rapport à celle du jugement relatif au bien. La position philosophique de Francis Hutcheson est ardue à démêler en ceci qu’ellle tente de concilier des notions d’harmonie et d’ordre cosmique, empruntées au « platonisme » de Shaftesbury, avec une théorie des idées d’inspiration lockéenne. Or les présupposés ontologiques de sa réflexion sur le goût sont d’autant plus difficiles à saisir que, si Locke est bien un empiriste sur le plan épistémologique, sa théorie des notions esthétiques ne l’est pas. D’après Locke, les idées esthétiques sont des réalisations complexes de l’esprit qui opère à partir des données de l’expérience. Rappelons à ce propos un passage crucial du second livre de l’Essai sur l’entendement humain dans lequel sont identifiées les deux sources des idées : la sensation, et la réflexion ou « sens interne » : Premièrement, nos sens, tournés vers les objets sensibles singuliers, font entrer dans l’esprit maintes perceptions distinctes des choses, en fonction des diverses voies par lesquelles ces objets les affectent. Ainsi recevons-nous les idées de jaune, de blanc, de chaud, de froid, de mou, de dur, d’amer, de sucré, et toutes celles que nous appelons qualités sensibles. […] Deuxièmement, l’autre source d’où l’expérience tire de quoi garnir l’entendement d’idées, c’est la perception interne des opérations de l’esprit lui-même tandis qu’il s’applique aux idées acquises. […] Cette source d’idées, chacun l’a entièrement en lui ; et bien qu’elle ne soit pas un sens, puisqu’elle n’a pas affaire aux objets extérieurs, elle s’en approche cependant beaucoup et le nom de “sens interne” semble assez approprié. Mais comme j’appelle l’autre source “sensation”, j’appellerai celle-ci “réflexion”, les idées qu’elle fournit DIDEROT, Œuvres Esthétiques, éd. Paul Vernière, Classiques Garnier, Paris, 1994, p. 396. 343 A.-D. BALMÈS, ibid., p. 33. 342 177 n’étant que celles que l’esprit obtient par réflexions sur ses propres opérations internes.344 Pour Hutcheson, la beauté est une idée complexe que le sujet élabore à partir des perceptions reçues de manière passive par les sens externes et agence de manière active grâce à un sens interne spécifique, un « sixième sens » qui permet de reconnaître la beauté d’ensemble d’un objet. Le beau pour Hutcheson est une affaire de rapports : est beau ce qui peut être perçu à titre d’unité de composition harmonieuse. Ce qui signifie qu’il ne présente aucun contenu objectif mais qu’il se détermine formellement à partir de la perception du sujet. Cette absence de contenu objectif n’est pas une forme de relativisme, car tout sujet doté de ce sixième sens est nécessairement en mesure de reconnaître la beauté lorsqu’elle se présente à lui, ou de la désirer ardemment lorsqu’elle lui fait défaut. Ainsi, comme l’écrit le philosophe : Les idées de beauté et d’harmonie, comme d’autres idées sensibles, nous plaisent aussi nécessairement qu’immédiatement. Et aucune résolution de notre part, ni aucune perspective d’un avantage ou d’un inconvénient, ne peut changer la beauté ou la laideur d’un objet. Car, de même que dans les sensations extérieures aucune considération d’intérêt ne rendra un objet agréable, ni aucune considération de dommage, distinct d’une peine immédiate dans la perception ne le rendra désagréable aux sens, de même, que l’on nous propose le monde entier en récompense, ou que l’on nous menace des plus grands maux pour nous faire approuver un objet laid, ou désavouer un autre qui est beau, par la récompense ou les menaces, on obtiendra peut-être que nous dissimulions, ou que nous nous abstenions en apparence de poursuivre le beau pour sembler chercher le laid, mais les sentiments et les perceptions que nous avons des formes resteront invariablement les mêmes.345 Cet extrait ne peut manquer de nous faire penser au premier argument de la seconde caractéristique du jugement de goût selon Kant : John LOCKE, Essai sur l’entendement humain, Livre II, traduit par J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2001, § 3-4, p. 164-165. 345 F. HUTCHESON, op. cit., p. 58. Je souligne. 344 178 Lorsque quelqu’un ne trouve pas beau un édifice, un paysage ou un poème, cent avis qui au contraire les apprécient ne lui imposeront pas intérieurement un assentiment. Bien entendu, il peut faire comme si la chose lui plaisait afin de ne pas passer pour manquer de goût ; il peut même commencer à douter d’avoir assez formé son goût par la connaissance d’un nombre suffisant d’objets d’un certain type […]. Il lui apparaîtra néanmoins très clairement que l’assentiment d’autrui ne fournit pas le moindre argument probant lorsqu’il s’agit de juger de la beauté […].346 Le legs de Hutcheson est encore plus explicite avant le tournant transcendantal de la philosophie kantienne. En effet, dans ce que celui-ci nomme son « grand et pathétique tableau de la nature humaine »,347 c’est-à-dire les Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), il est fait mention d’une harmonie cachée dans laquelle « l’unité brille au sein de la variété et qui manifeste la beauté et la dignité de la nature morale ».348 Or cette « unité au sein de la variété » est une reprise terme à terme de la définition hutchesonienne du beau : Et quoique certains pays ne suivent pas les proportions grecques ou romaines, il y a pourtant, même chez eux, une proportion, une uniformité et une ressemblance à respecter entre les parties correspondantes, et toute déviation, serait-ce dans une seule partie, par rapport à cette proportion observée dans le reste de l’édifice, choque l’œil et détruit, ou au moins diminue, la beauté du tout. On peut donc observer la même chose dans tous les autres ouvrages de l’art, même dans les ustensiles les plus humbles. Car on s’apercevra que la beauté de chacun d’eux a toujours le même fondement, à savoir l’uniformité au sein de la variété, sans laquelle ils paraissent mesquins, irréguliers et difformes.349 Si Hume est invoqué par Kant comme le « Copernic » de la première Critique, on pourrait considérer que Hutcheson est celui de la troisième, en ceci E. KANT, Critique de la faculté de juger, « Analytique du sublime », § 33, p. 232. Je souligne. 347 E. KANT, Observations, p. 36, section 2. 348 Ibid., p. 37. Je souligne. 349 F. HUTCHESON, op. cit., Premier Traité, section 3, VII, p. 76. Je souligne. 346 179 qu’il lègue à Kant non seulement l’idée d’un jugement désintéressé mais aussi l’épineuse question d’une possible conciliation entre la diversité empirique des goûts et la nécessaire portée universelle du jugement. Après avoir défini, à la suite de Locke, les sensations comme des « idées qui sont suscitées dans l’esprit par la présence des objets extérieurs, ainsi que l’action exercée par ces derniers sur nos corps »,350 Hutcheson remarque : Il ne nous sera peut-être pas aussi facile de rendre compte de la diversité des goûts concernant les idées plus complexes d’objets (et il y en a beaucoup), dans lesquelles nous découvrons un grand nombre d’idées provenant simultanément de différents sens, comme c’est le cas de certaines perceptions de ce que Mr. Locke appelle qualités premières et qualités secondes, par exemple dans les différents goûts [fancies] relatifs à l’architecture et au jardinage.351 Selon Hutcheson, la diversité des goûts s’explique par la diversité des sensations. Tout le moteur de l’Enquête est la recherche d’un sens spécifique, c’est-à-dire une faculté de sensation, qui soit à l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu. Dans pareille entreprise, le goût, au sens physiologique et métaphorique du terme, est souvent convoqué à titre d’exemple dans les divers développements proposés par le philosophe en vue d’établir la spécificité de nos jugements portant sur la beauté des formes et sur celle des actions. Le traitement original de cette question s’ancre donc dans une perspective plus large qui entend questionner le jugement, en tant qu’il est, à chaque fois, un jugement de valeur. Hutcheson définit la beauté par l’effet qu’elle produit chez le sujet et non comme une qualité objective, et sur ce point il prend radicalement ses distances avec son grand maître Shaftesbury352 : Le mot beauté est pris pour l’idée qu’elle suscite en nous, et le sens de la beauté pour notre faculté de recevoir cette idée. De même, le terme Ibid., Premier Traité, « De la beauté, de l’ordre, de l’harmonie et du dessein [design], section I, p. 51. 351 Ibid., Premier Traité, section 1, VII, p. 54. 352 Rappelons que l’intitulé complet de la première édition de son ouvrage est : « Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu en deux traités, dans laquelle les principes du défunt Comte de Shaftesbury sont expliqués et défendus contre l’auteur de la Fable des abeilles ». De plus, dans sa préface à sa Recherche, p. 45, Hutcheson ajoute : « Il est très inutile de recommander au monde les écrits de Lord Shaftesbury. Ceux-ci seront estimés tant qu’il restera du bon sens parmi les hommes. » 350 180 d’harmonie désigne les idées agréables que suscite en nous la composition des sons, et celui d’oreille musicale (comme on l’entend en général), la faculté de percevoir ce plaisir.353 Ce qui est en jeu est la détermination d’un sens esthétique spécifique, le sens musical en l’occurrence dans cet extrait, qui me permette de goûter aux plaisirs de la musique, et qui se distingue essentiellement de la simple faculté d’entendre et de percevoir des sons : L’expérience démontre que la plupart des hommes ont, selon l’acception courante, les sens de la vue et de l’ouïe assez parfaits. Ils perçoivent séparément toutes leurs idées simples, et ressentent leurs plaisirs ; ils les distinguent les unes des autres, tout comme ils distinguent une couleur d’une autre, que ces couleurs soient complètement différentes l’une de l’autre ou qu’elles soient des nuances de la même couleur, l’une plus foncée et l’autre plus claire […]. Ils peuvent également, pour la plupart, dire en écoutant des notes séparées, laquelle est la plus haute, et laquelle est la plus basse, la plus aigüe ou la plus grave ; ils peuvent discerner la longueur, la largeur et l’étendue d’une ligne, d’une surface et d’un angle et être aussi capables que n’importe qui de voir et d’entendre de loin. Et pourtant, peut-être n’éprouveront-ils aucun plaisir aux compositions musicales, à la peinture, à l’architecture, aux paysages naturels, ou un plaisir bien faible seulement, en comparaison de celui que d’autres retirent des mêmes objets. Cette plus grande capacité de recevoir ces idées agréables, est ce que nous appelons communément naturel ou goût raffiné [fine genius or taste].354 Réfléchir philosophiquement à la question du goût implique de trouver une solution au problème suivant : comment concilier la diversité apparente des goûts et la nécessaire universalité du goût, en tant qu’il est un jugement, et non pas l’expression d’une appréciation idiosyncrasique ? Cette difficulté reçoit une solution originale chez Hutcheson via Locke355 : la diversité des goûts s’explique par le jeu, parfois erroné, de l’association des idées. Si la perception d’une idée 353 354 355 F. HUTCHESON, op. cit., Premier Traité, section 1, IX, p. 55. Premier Traité, section 1, X, p. 55-56. Je souligne. C.f. J. LOCKE, Essai sur l’entendement humain, Livre III, chap. XXXIII, § 5-7. 181 simple n’est pas sujette à erreur, il n’en va pas de même pour les idées complexes : L’association des idées […] est l’une des grandes causes de la diversité apparente des goûts quant au sens de la beauté, aussi bien qu’à l’égard des sens externes ; elle fait souvent éprouver aux hommes de l’aversion envers des objets qui ont de la beauté, et de l’attirance envers des objets qui en sont dépourvus, mais sous d’autres conceptions que celles de la beauté et de la laideur.356 Ce qui explique qu’en dépit du caractère universel du sens de la beauté, le contenu ce qui est jugé beau puisse varier. En effet, l’idée que nous nous faisons de tel ou tel objet n’est, par définition, jamais complètement neutre, car elle s’accompagne toujours de souvenirs de sensations passées, c’est-à-dire d’idées étrangères à la perception présente, qui associent à l’objet un sentiment de plaisir ou de peine en fonction de la teneur de l’expérience passée : On sait à quel point la campagne très sauvage peut être agréable à qui y a passé les beaux jours de sa jeunesse, et combien le plus bel endroit pourra paraître désagréable s’il a été le théâtre de ses souffrances. Et ceci peut nous aider, en mainte occasion, à rendre raison de la diversité des goûts sans contredire l’uniformité de notre sens interne de la beauté.357 Ce que Hutcheson, à la suite de Locke, nomme « sens interne » est ce qui permet de percevoir les rapports d’harmonie et de beauté à partir des données procurées par les sens externes, c’est-à-dire les cinq sens dans leur acception strictement physiologique. La position de Hutcheson est très originale, car, contrairement à une idée largement partagée par ses contemporains, ni l’habitude ni l’éducation ne sont à même de pervertir ni de perfectionner le goût : L’habitude ne peut jamais nous donner l’idée d’un sens différent de ceux que nous avions auparavant : elle ne fera jamais qu’un aveugle approuve les objets pour leurs couleurs, ou que ceux qui n’ont pas de 356 357 F. HUTCHESON, op. cit., Premier Traité, section six, XI, p. 104. Ibid., p. 106. 182 goût approuvent les mets comme délicieux, même s’ils peuvent les approuver pour leur vertu fortifiante ou émoustillante.358 On retrouve ici le point de départ empiriste de la théorie de Hutcheson : s’il y a un défaut d’organe, le sens interne ne peut se substituer aux sens externes. Mais, paradoxalement, le sens de la beauté est posé comme un a priori qui précède à la fois l’habitude, l’éducation et l’exemple, c’est-à-dire l’expérience au sens large du terme359 : Aucune éducation ne pourra faire qu’un homme naturellement dépourvu de ce sens reçoive les idées du goût, ou soit favorablement prévenu à l’égard d’un mets pour sa saveur. Et si nous n’avions aucun sens naturel de la beauté et de l’harmonie, nous ne pourrions jamais être favorablement prévenus à l’égard des objets ou de sons beaux et harmonieux.360 Par contre, une constante est observable dans la réflexion sur le goût : elle réside dans une forme de « moralisation » des plaisirs. Autrement dit, pour que le goût soit admis au rang de catégorie esthétique, il faut que les « bons » plaisirs qu’il procure soient compatibles avec le « bien » au sens moral du terme : Pourrions-nous suffisamment imaginer heureux une si créature son esprit rationnelle était, dans sans un état interruption, entièrement occupé par d’agréables sensations de l’odorat, du goût, du toucher, etc. et qu’en même temps tout autre idée en fût exclue ? […] Combien insipides et sans joie sont les réflexions sur les plaisirs passés ! Et combien le retour de ces sensations passagères est une pauvre récompense pour les écœurantes satiétés et les langueurs qui remplissent les intervalles ! […] Joignons même aux plaisirs des sens externes les perceptions de la beauté, de l’ordre et de l’harmonie. Ce sont là sans doute des plaisirs plus nobles et qui paraissent élever l’esprit, et pourtant, combien froids et sans joie sont-ils lorsqu’ils ne 358 359 360 Ibid., Premier Traité, section 7, I, p. 108. Ibid., p. 107. Ibid., p. 109-110. 183 sont pas accompagnés des plaisirs moraux de l’amitié, de l’amour, et de la bienfaisance !361 Aussi, le vrai charme de la beauté est inséparable de sa valeur morale : Il est encore une considération qu’il ne faut pas négliger et qui concerne la beauté extérieure des personnes, dont tout le monde convient qu’elle a un grand pouvoir sur l’esprit humain. Or ce qui donne ce charme plus puissant que toutes les autres espèces de beauté, c’est la moralité qu’on pense y être jointe, l’imagination naturelle ou imaginée d’une vertu concomitante. Examinons les caractères de la beauté que l’on admire communément dans les traits du visage, et l’on verra que c’est la douceur, la clémence, la majesté, la dignité, la vivacité, l’humilité, la tendresse, et le bon naturel ; c’està-dire que certains airs, certaines proportions et un certain je ne sais quoi [en français dans le texte] sont les indications naturelles de ces vertus, ou des capacités ou dispositions qu’on y a.362 On retrouve dans cet extrait le fameux « je ne sais quoi », ce charme indicible, ce supplément d’âme indéfinissable qui anime toute vraie forme de beauté, voire qui transfigure une laideur apparente. À ce propos, que l’on pense seulement à la laideur proverbiale de Socrate et à son succès irrésistible auprès des jeunes Athéniens, que semble ici rappeler Hutcheson : L’amour lui-même, aux yeux de la personne aimée, donne une beauté à l’amant dont aucun autre mortel n’est affecté. C’est peut-être là le charme le plus fort qui soit, et celui qui aura le plus grand pouvoir, là où l’intérêt mondain, le vice, ou quelque difformité grossière ne constituent pas un contrepoids trop important.363 Avec Hutcheson, s’amorce une progressive autonomisation de la sphère du jugement moral par rapport au jugement portant sur le beau. Ceci semble indiquer la fin inéluctable de l’ancien kalòs kagathós. Cependant, quelque chose subsiste néanmoins de cette antique conception. Ainsi, c’est encore le caractère moral d’une chose qui en fait un objet possible de plaisir esthétique : 361 362 363 Ibid., Deuxième Traité, section six, I, p. 222. Ibid., p. 226. Je souligne. Ibid., p. 228. 184 Comme on le constate, cette puissante détermination à une bienveillance, même limitée, et à d’autres sentiments moraux, donne à nos esprits une grande inclination à la bonté, à la tendresse, à l’humanité, à la générosité universelles, et au mépris du bien privé dans toute notre conduite, sans compter l’amélioration évidente que cela occasionne dans notre comportement extérieur et dans notre penchant pour la beauté, l’ordre, et l’harmonie. Dès qu’un cœur, qui était auparavant dur et inflexible, est adouci par cette flamme, on y observe de l’amour pour la poésie, la musique et les beautés de la nature dans les scènes de campagne, un mépris des autres plaisirs égoïstes des sens externes, une façon de se vêtir simple et ordonnée, un comportement plus humain, ainsi que joie et émulation dans tout ce qui est galant, généreux et amical.364 Cela signifie aussi que l’invention de ce sens spécifique permet de ménager, dans une perspective mâtinée d’empirisme, une dimension plus spirituelle que celle proposée par les cinq sens par lesquels nous sommes matériellement en rapport avec le monde environnant. L’être humain peut agir de façon désintéressée lorsqu’il est orienté par ce sens qui n’est pas subordonné aux affections corporelles, ou aliéné par des besoins physiologiques. Une fois de plus, la perception de la beauté, qu’elle soit morale ou plastique, rend libre et permet de goûter à un plaisir pur, non motivé par un désir de possession et donc réitérable à l’envi en tant qu’il n’est pas borné par une quelconque effectivité d’ordre matériel. Ce dont il est question est donc bien, en termes classiques, d’une recherche proprement métaphysique de la différence spécifique entre l’être humain et l’animal : Nous imaginons généralement que les bêtes brutes, en ce qui concerne les sens externes, sont douées des mêmes facultés perceptives que nous, et que celles-ci ont même parfois, chez ces bêtes, une plus grande acuité ; mais il en est peu, ou même point, dont nous pensions qu’elles sont pourvues de l’une ou l’autre des facultés perceptives plus sublimes que nous avons appelées sens internes, ou du moins, si F. HUTCHESON, Enquête sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, Deuxième Traité, section six, V, p. 229-230. Je souligne. 364 185 quelques-unes d’entre elles les possèdent, c’est à un degré bien inférieur au nôtre.365 Le sens du goût est posé a priori et ne peut donc pas faire l’objet d’un perfectionnement quel qu’il soit. Si bien que « l’éducation, lorsqu’elle est bien dirigée, n’a qu’un pouvoir d’intensification du plaisir ».366 Mais même s’il n’y a pas de « pédagogie du goût » chez Hutcheson, les plaisirs du goût n’en sont pas moins vecteurs de civilisation pour autant : ils procurent des joies non égoïstes, désintéressées, contrairement aux plaisirs immédiats procurés par les sens externes. § 2.3 DAVID HUME : LA QUESTION DE LA NORME La carrière de David Hume (1711-1776), fils d’une famille désargentée de la petite noblesse écossaise, est à l’exact opposé des succès académiques qui ont jalonné celle du Pr. Hutcheson, avec lequel il entre en contact en 1739. Le Traité de la nature humaine, rédigé lors du séjour de Hume à la Flèche entre 1735 et 1737 (publié en 1739 sans nom d’auteur) est un désastre éditorial. Ses tentatives pour briguer un poste à l’université de Glasgow en 1744 et en 1751 se soldent par deux échecs consécutifs. Pour subvenir à ses besoin, le philosophe devient le secrétaire particulier du général Saint-Clair et l’accompagne dans toute l’Europe : Cologne, Francfort, Vienne, Turin ou encore Mantoue entre 1746 et 1749. En 1759, Adam Smith obtient, du premier coup, la chaire de philosophie morale que son infortuné ami a tenté, en vain, d’obtenir. Entre 1763 et 1766, Hume devient secrétaire d’ambassade à Paris. Il fréquente les « Salons » parisiens. Ses amis s’appellent Helvétius, d’Holbach, d’Alembert, Buffon, Marmontel ou encore Diderot.367 Cette grande liberté de mouvement et l’absence de toute inscription dans un cadre académique constituent indubitablement Ibid., Premier Traité, section 1, XI, p. 56. F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle, p. 86. 367 Toutes ces informations sont extraites de la chronologie proposée par Jean-Pierre Cléro dans David HUME, Dissertation sur les passions. Traité de la nature humaine, Livre 2, introduction, traduction, bibliographie et chronologie par J.-P. Cléro, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 345-347. 365 366 186 autant d’éléments de compréhension de la formidable audace avec laquelle le philosophe mène sa réflexion sur le goût. De tous les représentants du « Scottish Enlightenment », pour autant qu’on puisse reconnaître l’existence d’une véritable unité de pensée dans l’« école écossaise »,368 Hume est sans conteste celui qui prend le plus explicitement ses distances avec la métaphysique du beau d’inspiration platonicienne. Cette première autonomisation de la sphère esthétique, qui préfigure le geste critique de Kant, a pour conséquence de rompre avec la dimension théologique du jugement esthétique. Renée Bouveresse remarque qu’« au 18e siècle, il existe un courant sensualiste, essentiellement français, et pour lequel la sensation ne renvoie à rien au-delà d’elle-même, mais est susceptible d’une explication toute matérielle. Au contraire, l’esthétique anglaise, peut-être sous l’influence de Shaftesbury, lie les sensations à une signification spirituelle et religieuse. […] Il est piquant et paradoxal de constater à quel point David Hume se rapproche ici des théoriciens français et non des anglais. »369 Et cela particulièrement pour la question qui nous occupe, comme l’écrit encore la traductrice des Essais esthétique : « Hume définit le goût mental par rapport au goût physique, qui est premier. L’analogie et le rapport de ces deux sortes de goûts lui semblent évidents, ainsi qu’à l’auteur de l’article « Goût » dans l’Encyclopédie. »370 Et comme le souligne également Laurent Jaffro, « avec Hume, la critique du théisme expérimental libère l’entreprise esthétique du monopole de l’onto-théologie ».371 Hume pense le beau à titre d’émotion subjective, essentiellement humaine, compréhensible dans le cadre d’une théorie des passions ne laissant aucune place à un quelconque soubassement théologique. Cela dit, une fois de plus, la structure qui accorde à l’art le pouvoir de faire signe vers une forme de transcendance, fût-elle immanente, demeure inchangée. Par l’expression « transcendance immanente », je désigne le fait d’avoir à l’intérieur de soi un L’état de cette question est exposé par F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle, p. 26-27. 369 Renée BOUVERESSE, « Introduction » à David HUME, Essais esthétiques, présentation, traduction, chronologie, bibliographie et notes par R. Bouveresse, Paris, GF Flammarion, 2000, p. 38. 370 Ibid., p. 16. 371 Laurent JAFFRO, « Transformation du concept d’imitation de Francis Hutcheson à Adam Smith » dans L’esthétique naît-elle au 18e siècle ?, coord. S. Trottein, Paris, PUF, 2000, p. 31. Cette affirmation renvoie au commentaire dans cet article des Dialogues sur la religion naturelle de David HUME, trad. M. Malherbe, Paris, Vrin, 2e éd. revue, 1997. 368 187 principe moteur qui engendre un dépassement de ses limites ordinaires propres mais qui ne provient pas d’une cause extérieure. Renée Bouveresse explique très bien la persistance de cette transcendance sans Dieu : « L’esthétique est si importante, pour Hume, que l’on songe au mot de Dostoïevski : “La beauté sauvera le monde.” La philosophie de Hume, antithéologique, coupe l’art de tout rapport possible avec la religion ; en même temps, cette vision de l’art retient certains aspects de la théologie même qu’elle refuse. Même si la “rédemption” apportée part l’art ne concerne que la vie “humaine”, cette rédemption nécessite une sorte de détachement par rapport à cette vie, sous l’effet d’une véritable conversion. C’est ce que montre le passage du rôle prépondérant joué par la “délicatesse de passion” à celui de la “délicatesse de goût” chez certains individus. »372 Plus loin encore, elle ajoute : « Érigeant la science de l’homme à la place qui fut celle de la théologie, Hume ne voit plus dans les livres des specula gloriae Dei, mais seulement “de la littérature”, au sens où les textes renvoient seulement aux pensées de leurs auteurs. Pourtant, de la théologie Hume garde l’idée du miroir. Les livres sont des specula naturae humanae ; les sentiments et les passions s’y “reflètent”, et s’y peignent directement. »373 La question des passions est intimement liée celle du goût. En effet, dans le Traité de la Nature humaine, Hume dit au sujet de deux passions majeures, l’orgueil et l’humilité, qu’elles sont indéfinissables et étend son constat à toutes les passions humaines : Comme les passions de l’ORGUEIL et de l’HUMILITE sont des impressions simples et uniformes, nous ne pourrons jamais en donner une juste définition, même en recourant à une multitude de mots ; il en est ainsi de toutes les passions.374 Or, si les passions, en tant que telles, sont indéfinissables, elles peuvent, par contre, être discernées par le goût : Si l’on considère que la beauté n’est pas plus définissable que l’esprit, mais n’est discernée que par un goût ou une sensation, on peut en conclure que la beauté n’est rien d’autre qu’une forme qui produit du R. BOUVERESSE, « introduction » à D. HUME, op. cit., p. 40. Je souligne. Ibid., p. 41. 374 HUME, « Traité de la nature humaine, Livre 2 » (1739) dans Dissertation sur les passions. Traité de la nature humaine, Livre 2, introduction, traduction, bibliographie et chronologie par Jean-Pierre Cléro, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 111. 372 373 188 plaisir, comme la difformité est une structure qui apporte de la souffrance.375 Hume considère que la beauté, tout comme la laideur, appartiennent à l’ordre des passions humaines et en constituent, avec le sentiment de plaisir et de déplaisir, le moteur : Pour ce qui est de toutes les autres perfections corporelles, on peut noter, de façon générale, que tout ce qui, en nous-mêmes, est utile, beau ou surprenant, est objet d’orgueil ; tout ce qui leur est contraire est objet d’humilité. Or il est clair que toutes les choses utiles, belles, ou surprenantes s’accordent en ce qu’elles produisent un plaisir séparé et ne s’accordent sur rien d’autre. Le plaisir constitue donc, avec la relation au moi, la cause de la passion (d’orgueil). On peut toujours se demander si la beauté n’est pas quelque chose de réel, distinct du pouvoir de produire du plaisir ; toutefois on ne saurait contester que la surprise, qui ne diffère en rien d’un plaisir résultant de la nouveauté, est non pas à proprement parler une qualité inhérente à un objet mais une simple passion ou une impression de notre âme.376 Il en va, sur ce point, du beau comme du bien. C’est ce que confirme explicitement, dix-huit ans plus tard, la Dissertation sur les passions dans laquelle il est clairement affirmé que le bien n’est pas une qualité objective mais le fruit de rapports, de relations : Quelques objets, par la structure originale de nos organes, produisent immédiatement une sensation agréable et sont, pour cette raison, dénommés des « BIENS » ; tandis que d’autres, à cause de leur sensation immédiatement désagréable, reçoivent l’appellation de « MAUX ». Ainsi la chaleur modérée est-elle agréable et bonne, la chaleur excessive, pénible et mauvaise. […] Le châtiment d’un adversaire, qui satisfait notre désir de revanche, est un bien ; la maladie d’un ami, parce qu’elle porte atteinte à notre amitié, est un mal.377 375 376 377 Ibid., p. 136. Je souligne. Ibid., p. 138. D. HUME, « Dissertation sur les passions » dans op. cit., p. 63. 189 Que ce soient des affections physiques qui nous touchent directement, comme la chaleur, ou qui affectent autrui, comme un châtiment ou une maladie, la valeur de toute expérience est tributaire de l’effet que celle-ci produit en nous. En 1739, Hume définit déjà la beauté et la laideur en fonction de l’effet qu’elles produisent en nous, c’est-à-dire un sentiment de plaisir ou de déplaisir, et non en tant que qualités inhérentes aux objets : Si nous considérons toutes les hypothèses qui ont été conçues par la philosophie ou la raison commune pour expliquer la différence entre la beauté et la laideur, nous découvrirons qu’elles se réduisent toutes à poser que la beauté est un ordre ou une construction de parties ajustées pour procurer du plaisir ou de la satisfaction à l’âme, soit par constitution primitive de notre nature, soit par habitude, soit par caprice. Voilà le caractère distinctif de la beauté ; il fait toute la différence entre elle et la laideur, qui tend naturellement à produire un malaise. Le plaisir et la douleur ne se bornent donc pas à accompagner nécessairement la beauté et la laideur ; ils en constituent l’essence même.378 Ainsi, si le plaisir et le déplaisir constituent l’essence même de la beauté et de la laideur, c’est le sujet sentant, et lui seul, qui juge de ce qui est « beau » ou « laid », sans recours à une forme de beauté transcendante ou absolue. Le tour de force de Hume, représentant majeur de l’empirisme classique, réside à trouver une solution qui puisse concilier à la fois la diversité des goûts — observable non seulement par le sens commun, mais aussi par la philosophie — et la nécessité de trouver un fondement qui confère au goût son statut de jugement : Il est évident qu’aucune des règles de la composition n’est fixée par des raisonnements a priori, ni ne peut être considérée comme une conclusion abstraite que tirerait l’entendement à partir de la comparaison de ces habitudes et de ces relations d’idées qui sont éternelles et immuables. Le fondement de ces règles est le même que celui de toutes les sciences pratiques : l’expérience ; et elles ne sont 378 D. HUME, « Traité de la nature humaine », Livre 2, op. cit., p. 136. Je souligne. 190 pas autre chose que des observations générales concernant ce qui a plu universellement dans tous les pays et à toutes les époques.379 Tout l’enjeu de ce premier essai de « méthodologie empiriste du goût »380 consiste à trouver une norme capable de dépasser non seulement les apories du dogmatisme rationaliste en esthétique mais aussi celles du scepticisme. Et cela, comme c’est le cas également chez Diderot, sans exclure pour autant la raison de l’exercice du goût : La raison, si elle ne constitue pas une partie essentielle du goût, est du moins requise dans les opérations de cette dernière faculté.381 Fidèle à la méthode empirique, Hume observe que tout ne se vaut pas et qu’il est aussi absurde de placer Ogilby ou Bunyan sur le même plan que Milton ou Addison que de soutenir qu’une taupinière est aussi haute que la montagne de Ténériffe.382 Et Hume de conclure ce propos en disant : Le principe de l’égalité naturelle des goûts est alors totalement oublié et, tandis que nous l’admettons dans certaines occasions, où les objets semblent approcher de l’égalité, cela paraît être un extravagant paradoxe, ou plutôt une absurdité tangible, là où les objets aussi disproportionnés sont comparés ensemble.383 Il doit bien exister, dès lors, des principes universels du goût384 qui soient déductibles de l’expérience. Mais la norme du goût n’est pas unique mais multiple. Le philosophe écossais en distingue deux sources essentielles. Existent, d’une part, les règles de l’art, que l’artiste ou l’écrivain établit soit par son génie propre, soit par observation,385 sans que Hume ne précise toutefois la teneur de ces règles ni comment le génie les établit. Dès lors, la norme du goût n’est pas assimilable stricto sensu aux règles de l’art. Cependant, sur ce point Hume reste fidèle, dans une certaine mesure, à une théorie classique du beau. En effet, le génie n’est pas dispensé de suivre les règles de l’art. Si une œuvre plaît sans se 379 380 381 382 383 384 385 D. HUME, De la norme du goût, p. 128. Je souligne. R. Bouveresse, note 1 à ibid., p. 190. D. HUME, ibid., p. 139. Ibid., p. 127-128. Ibid., p. 128. Ibid., p. 140. Ibid., p. 128. 191 conformer à ces règles, elle plaît en dépit de cette transgression et non pas à cause de celle-ci : Si des écrivains négligents ou irréguliers ont plu, ils n’ont pas plu par leurs transgressions de la règle ou de l’ordre mais en dépit de ces transgressions — ils ont possédé d’autres beautés qui étaient compatibles avec une juste critique, et la force de ces beautés a été capable de dominer la critique, et de donner à l’esprit une satisfaction supérieure au dégoût provenant des imperfections.386 D’autre part, à titre de source de la norme du goût, Hume reconnaît le jugement des experts387 et cela même si, de fait, les juges compétents sont d’une extrême rareté. Cette rareté avérée de juges véritablement compétents s’explique par les exigences extrêmes requises pour bien juger en matière d’art. Ces exigences requièrent des dispositions naturelles favorables (un sens fort uni à un sentiment délicat), une pratique (sur ce point, il est difficile de savoir ce que Hume entend exactement par ce terme, est-ce une pratique artistique, comme c’est le cas du virtuoso shaftesburien ou la fréquentation assidue des œuvres ?), mais aussi une activité intellective qui procède par comparaison pour affiner le jugement, et qui possède également une dimension autoréflexive, en ceci qu’elle remet en cause ses propres convictions afin de se délester de tout préjugé : Le commun des hommes porte un jugement sous l’influence de certaines imperfections ou d’autres encore. De là vient qu’on observe qu’un juge véritable en matière de beaux arts est un caractère si rare, même durant les époques les plus policées : un sens fort, uni à un sentiment délicat, amélioré par la pratique, rendu parfait par la comparaison, et clarifié de tout préjugé. Peut seul conférer à un critique ce caractère estimable. Et les verdicts réunis de tels hommes, où qu’on puisse les trouver, constituent la véritable norme du goût et de la beauté.388 À l’objection qui refuse de légitimer cette seconde norme du goût en raison de sa rareté effective, Hume rétorque qu’il suffit d’admettre le sentiment, universellement partagé, que certains sont meilleurs juges que d’autres, mais 386 387 388 Ibid., p. 128-129. Je souligne. Ibid., p. 140. Ibid., p. 140-141. Je souligne. 192 aussi que toutes les œuvres ne se valent pas (contrairement à l’argument sceptique qui place l’inclination naturelle comme seul critère du goût, niant ainsi la possibilité même d’un consensus quel qu’il soit) : Cependant, à considérer le problème avec justice, ce sont là des questions [i.e. « Où trouver de tels critiques ? À quels signes les reconnaître ? »] de fait et non de sentiment. Savoir si quelque personne particulière est douée de bon sens, et d’une imagination délicate, libre de préjugé, cela peut souvent être l’objet de controverses et être susceptible de grandes discussions et enquêtes ; mais tous les hommes tomberont d’accord sur la valeur et le mérite d’un tel caractère. […] Ils doivent reconnaître qu’il existe quelque part une norme authentique et décisive pour ce qui est de l’existence réelle et des questions de fait, et ils doivent avoir de l’indulgence pour les hommes qui diffèrent d’eux dans leur manière d’en appeler à cette norme. Il suffit pour notre propos, que nous ayons prouvé que le goût de tous les individus n’est pas également valable, et qu’il existe certains hommes en général, dont on reconnaîtra, selon un sentiment universel, qu’ils doivent être préférés aux autres sur ce point, quelle que puisse être la difficulté de les choisir en particulier.389 Jusqu’à présent, j’ai beaucoup insisté sur la rupture opérée par Hume par rapport à ses contemporains en général et à Baumgarten en particulier. Mais il convient aussi de mettre en évidence trois points fondamentaux sur lesquels ces deux auteurs s’accordent. Premièrement, si l’une des sources de la norme du goût réside dans les règles de l’art que l’artiste ou l’écrivain infèrent de leur pratique ou formulent en vertu d’un génie qui leur est propre, cela implique — comme c’est le cas chez Baumgarten mais aussi chez Shaftesbury — que la théorie de l’art de Hume ne se déploie pas uniquement à partir du sujet sentant comme il est coutume de le dire. Il s’agit bien d’une théorie du goût, mais qui ne peut être considérée unilatéralement comme une esthétique de la réception. S’il est vrai que Hume ne développe pas ce point, il introduit toutefois cette notion au début de son essai, et l’originalité de cette thèse mérite d’être soulignée. 389 Ibid., p. 141. Je souligne. 193 Deuxièmement, il s’agit de souligner la valeur que l’art revêt par rapport aux sciences. Nous avons vu que Baumgarten considère que l’esthétique est appelée à combler les lacunes de la logique classique, en tant que science, et qu’elle est un analogue de la raison, en tant qu’art de penser bellement. Hume, à sa façon, va encore plus loin que Baumgarten dans la réhabilitation ontologique des arts. En effet, il considère que les mérites de la poésie et des arts, une fois reconnus, ne s’étiolent pas avec le temps mais demeurent de toute éternité. Et ceci contrairement à ce qui se passe dans les sciences, les systèmes philosophiques ou encore les dogmes religieux : Bien que, du point de vue spéculatif, nous puissions volontiers déclarer qu’il existe un critère certain en science, tandis que nous en nions l’existence pour ce qui est du sentiment, la pratique démontre cependant que la chose est bien plus difficile à rendre certaine dans le premier cas que dans le deuxième. Des théories de philosophie abstraite, des systèmes de profonde théologie, ont pu prévaloir durant une époque ; dans une période suivante, ils ont été universellement discrédités : leur absurdité a été détectée, d’autres théories et d’autres systèmes ont pris leur place, qui ont dû la céder à nouveau à leurs successeurs. […] Le cas est tout différent en ce qui concerne les beautés de l’éloquence et de la poésie. De justes expressions de la passion et de la nature sont assurées de gagner l’assentiment public, au bout d’un peu de temps, et de le conserver pour toujours. Aristote et Platon, Épicure et Descartes peuvent céder leur prédominance successivement les uns aux autres ; mais Térence et Virgile gardent un empire universel et sans conteste sur l’esprit des hommes.390 Les œuvres géniales, dès lors qu’elles ont touché une fois le sentiment, sont éternelles. L’admiration que nous en concevons à une époque donnée ne passe pas, elle gagne, au contraire, en sincérité et en intensité : Pour un vrai génie, plus ses œuvres durent, et plus largement sontelles répandues, plus sincère est l’admiration qu’il rencontre. L’envie et la jalousie ont trop de place dans un cercle étroit, et même une connaissance intime de la personne peut diminuer les applaudissements dus à ses exploits ; mais quand ces obstructions 390 Ibid., p. 142. 194 sont levées, les beautés, qui sont naturellement adaptées à exciter des sentiments agréables, déploient immédiatement leur énergie, et tant que le monde dure, elles maintiennent leur autorité sur l’esprit des hommes.391 Le troisième point qui m’autorise à opérer ce périlleux parallèle entre l’esthétique du goût de Hume et la métaphysique du beau de Baumgarten concerne le caractère pédagogique de l’art, même si, force est de l’admettre, les vertus éducatives des arts sont un lieu commun du 18e siècle, de Shaftesbury à Schiller en passant par Baumgarten. Mais pour Hume, de même que pour Shaftesbury, et c’est en cela que réside son originalité, l’art présente non seulement des vertus éducatives ainsi que le pouvoir d’affiner, voire de réformer, le goût, mais aussi une portée proprement thérapeutique. Nous avons vu que la réflexion sur le goût est solidaire, chez Hume, d’une théorie des passions. C’est dans un essai daté de 1742, intitulé De la délicatesse du goût et de la passion, que ce lien est (l’autoportrait ?) 392 formulé d’un thématiquement. être mélancolique, Hume y souffrant brosse d’une le portrait sensibilité exacerbée : Certains êtres sont sujets à une certaine délicatesse de passion qui les rend extrêmement sensibles à tous les accidents de la vie, et leur donne une joie vive à chaque événement favorable, aussi bien qu’une douleur pénétrante à la rencontre des infortunes et de l’adversité. Les services et les bons offices engagent aisément leur amitié, tandis que la plus petite atteinte provoque leur ressentiment. Tout honneur ou toute marque de distinction les exalte au-delà de toute mesure, mais ils sont touchés de manière aussi sensible par le mépris. Les personnes de ce caractère ont, cela est certain, des plaisirs plus vifs, aussi bien que des peines plus mordantes que les hommes de tempérament froid et rassis. Mais, selon moi, quand toute chose est pesée, il n’est personne qui ne préférerait être de ce dernier caractère, s’il pouvait Ibid., p. 130. R. BOUVERESSE, « Introduction » à ibid., p. 24 : « Au sortir de l’adolescence, Hume traverse une crise grave : il sombre dans une sorte de dépression dont il eut bien du mal à sortir. C’est qu’il est sensible et vulnérable à l’extrême, avec toutes les difficultés que ce caractère comporte pour la “conduite ordinaire de la vie”. L’essai Sur la délicatesse du goût et de la passion (1742) prend dès lors la forme d’un autoportrait, et nous donne la clef non seulement du goût de Hume pour les questions esthétiques, mais, peut-être, aussi, de l’inspiration de sa philosophie. » 391 392 195 être entièrement maître de ses propres aptitudes. La bonne ou la mauvaise fortune sont très peu en notre pouvoir, et quand une personne ayant cette sensibilité de tempérament est confrontée à un malheur, son chagrin ou son ressentiment prend possession d’elle entièrement, et l’empêche de trouver encore du goût aux événements communs de la vie, dont l’appréciation juste forme la part principale de notre bonheur.393 Un autre parallèle peut être fait sur ce point. Selon Shaftesbury, il existe une forme d’enthousiasme valorisée, distincte de l’enthousiasme pathologique (le fanatisme religieux), propice aux arts et à la création en général. De même, pour Hume, il existe une forme de délicatesse extrême, désirable, qui se distingue de la forme maladive décrite plus haut, bien que lui ressemblant à bien des égards : On peut observer chez certains une délicatesse de goût qui ressemble beaucoup à cette délicatesse de passion, et qui produit la même sensibilité à toute beauté et à toute difformité que celle que procure la délicatesse des passions dans la prospérité et l’adversité, les obligeances et les dommages. Quand on présente un poème ou un tableau à un homme qui possède ce talent, la délicatesse de son sentiment fait qu’il est touché de façon sensible par toutes ses parties ; et les traits dessinés d’une main de maître ne sont pas perçus avec une satisfaction et un goût plus exquis que les négligences ou les absurdités ne le sont avec dégoût et avec gêne. Une conversation élégante et sensée lui procure le divertissement le plus élevé ; la grossièreté ou le manque de pertinence sont pour lui une grande punition. Bref, la délicatesse de goût a le même effet que la délicatesse de passion : elle élargit la sphère à la fois de notre bonheur et de notre misère, et nous rend sensibles à des peines aussi bien qu’à des plaisirs qui échappent au reste de l’humanité. Toutefois, je crois, et tout le monde en conviendra avec moi, qu’en dépit de cette ressemblance, la délicatesse de goût doit être désirée et cultivée autant qu’il faut déplorer la délicatesse de passion, et si possible y remédier.394 393 394 D. HUME, ibid., p. 51. Ibid., p. 52. Je souligne. 196 Aussi, la délicatesse du goût est, pourrait-on dire, une forme de mélancolie sublimée au contact de la beauté et des arts. Il en va de même pour l’enthousiasme de Shaftesbury : délicatesse et enthousiasme sont deux qualités qui, lorsqu’elles cohabitent harmonieusement avec d’autres facultés, favorisent la création artistique ou poétique. Tout comme la délicatesse des passions, la délicatesse du goût nous rend plus vulnérables aux aléas de l’existence, plus réceptifs à la laideur — ce pendant esthétique du malheur — mais elle est aussi un surcroît d’ouverture à la beauté du monde et des êtres que la sensibilité ordinaire ignore. Cette délicatesse est une intensification de notre être-aumonde, une ouverture qui nous expose autant qu’elle nous comble : Rien n’améliore autant le caractère que l’étude des beautés, qu’il s’agisse de la poésie, de l’éloquence, de la musique ou de la peinture. Elles donnent une certaine élégance de sentiment à laquelle le reste de l’humanité est étranger. Les émotions qu’elles suscitent sont douces et tendres. Elles détournent l’esprit de la précipitation propre aux affaires et à l’intérêt, entretiennent la réflexion, disposent à la tranquillité, et produisent une mélancolie agréable qui, de toutes les dispositions de l’esprit est la mieux appropriée à l’amour et à l’amitié.395 Ce qui est frappant dans cet extrait, c’est que Hume attribue à la contemplation esthétique toutes les vertus que Socrate attribuait à la contemplation théorétique : grandeur d’âme, désintérêt positif pour l’affairement mondain et apaisement de l’âme propice à érôs et philía. De plus, elle engendre cette douce mélancolie qui est la marque distinctive de l’homme de génie et du philosophe, selon Aristote. Ainsi, par un curieux renversement de perspective, une espèce de « platonisme renversé » avant la lettre, l’art devient l’occupation la plus digne d’estime et la plus aimable qui soit. Cultiver le goût permet donc de pallier les inconvénients d’une extrême « délicatesse des passions ». L’idée des vertus thérapeutiques de l’art dans les affections mélancoliques est renouvelée et développée par l’impressionnante somme de Robert Burton, Anatomy of Melancholy (1621). Cet aspect particulièrement prégnant dans l’œuvre de Shaftesbury sera traité dans le dernier chapitre de la présente recherche. 395 Ibid., p. 54. Je souligne. 197 § 2.4 ALEXANDER GERARD : UNE DOXOGRAPHIE DE LA NOTION Le philosophe écossais Alexander Gerard (1728-1795) est — à l’instar de bon nombre de philosophes contemporains — théologien de formation. Il est le fils d’un pasteur presbytérien d’origine modeste. À vingt ans, il devient prédicateur en titre puis professeur de théologie au King’s College d’Aberdeen, ville de la côte est de l’Écosse. Il est rattaché à l’école dite du « sens commun »,396 dont le chef de file est Thomas Reid (1710-1796). Gerard, Reid ou encore le poète et philosophe James Beattie (1735-1803) sont membres de la Société philosophique d’Aberdeen qui se réunit régulièrement dans une taverne de la ville. C’est dans ce cadre que sont lus les premiers extraits de l’Essai sur le goût qui se verra publié en 1759. Pour la petite histoire, et pour tisser un lien avec le philosophe précédent, il faut encore ajouter que le manuscrit s’est vu décerner le prix de l’Edinburgh Society for the Encouragement of Arts, Sciences, manufactures, and Agriculture dont le jury était composé, entre autres, d’Adam Smith et de son ami David Hume.397 Cet essai peut, par bien des aspects, être considéré comme une doxographie de la question du goût plutôt que comme un traité véritablement original. Gerard cite avec érudition non seulement des auteurs classiques — Aristote, Horace, Cicéron ou Longin — mais aussi des théoriciens de l’art du 17e tels que Boileau, Bouhours ou Ch.-A. Dufresnoy. Il mentionne également ses contemporains directs tels que Du Bos, Hume, Hogarth, ou encore Burke dont la Recherche est publiée deux ans auparavant. Ce grand lecteur ne renonce cependant pas à répondre à la nécessité proprement métaphysique de conférer au goût un fondement stable et assuré, en dépit de la multiplicité empiriquement observable des goûts et des différentes opinions. Le goût est conçu comme une faculté « naturelle », et plus particulièrement comme un « don divin », conçu pour notre bon plaisir : Le goût est la source immédiate de plaisirs, non seulement innocents, mais aussi élégants et nobles. Les facultés de l’imagination sont un exemple frappant de la munificence de notre Créateur qui nous a dotés P. MORÈRE, « Introduction » à Alexander GERARD, Essai sur le goût, Grenoble, ELLUG/PUL, p. 14. 397 Ibid., p. 10. 396 198 de ces dispositions qui sont nécessaires pour la préservation de notre espèce, mais aussi de facultés qui nous rendent aptes à accueillir une richesse variée de plaisirs. Et grâce à l’amélioration de ces facultés, nos plaisirs peuvent encore se multiplier à l’envi et gagner en raffinement.398 Le corrélat de cette détermination onto-théologique est que l’exercice du goût nous permet non seulement de connaître le monde mais aussi de nous connaître nous-mêmes : Les perceptions [engendrées par le goût] nous permettent de connaître les formes du monde extérieur et ses qualités inhérentes ainsi que la nature de nos propres facultés et de nos opérations mentales […].399 Force est de constater que les solutions proposées par ce philosophe écossais ne brillent pas toujours par leur originalité ni par leur rigueur théorique. En effet, d’un point de vue systématique, la juxtaposition d’un présupposé ontologique fort, hérité de Descartes (les idées innées de la raison), avec une approche empiriste du goût et des œuvres d’arts, ne va pas sans poser quelques problèmes. Dans l’introduction à l’essai, Pierre Morère indique excellemment ce qui constitue l’aporie majeure de l’école du sens commun : « Gerard, à l’instar de Reid et de Beattie dans le domaine de la philosophie morale, considère que le jugement doit être affiné afin de parvenir à des appréciations du réel les plus justes possibles. Il n’en demeure pas moins que Gerard, comme les autres philosophes du sens commun, ne parvient jamais à résoudre la problématique du subjectif par rapport à l’objectif et que c’est là sans doute que réside ce qu’il faut bien appeler l’échec des penseurs du sens commun. L’aporie à laquelle ils sont confrontés est l’impossibilité de concilier une conception réaliste du monde extérieur et un point de départ foncièrement idéaliste puisque la connaissance, selon eux, a son siège dans le monde intérieur dont la nature est nécessairement subjective. Il est vrai que la même aporie se retrouve chez Locke, mais elle est amplement émoussée par le rejet de la notion cartésienne des idées innées, alors A. GERARD, ibid., section 3, p. 199. Un extrait de la section 2, p. 141, mentionne également que « les mouvements vitaux […] se trouvent presque entièrement soumis à la gouvernance plus sage de l’Auteur de notre nature […] ». 399 Ibid., 3e partie, p. 175-176. 398 199 qu’elle est conservée de façon explicite par Reid et Beattie, et implicitement par Gerard à propos de la notion de sens interne. »400 Un extrait de l’essai illustre fort à propos cette tension entre le postulat cartésien des idées innées et la démarche empiriste adoptée par ailleurs : Toutes nos conclusions concernant la nature humaine doivent se fonder sur l’expérience : mais il n’est pas nécessaire que toutes les conclusions soient immédiatement déduites de l’expérience. Une conclusion est souvent suffisamment établie s’il est montré qu’elle résulte nécessairement de qualités générales de l’esprit humain qui ont été confirmées par l’expérience et l’induction. Telle est la méthode naturelle à laquelle on a recours pour parvenir à des conclusions de synthèse, surtout lorsqu’un effet est la résultant de causes multiples. C’est le cas du sujet que nous étudions ici [i.e. la question du goût].401 Cela dit, il convient de souligner le fait que Gerard a été l’un des premiers philosophes à consacrer un traité théorique de cette envergure exclusivement à cette notion. Et malgré les réserves formulées, l’acuité de certaines remarques et les connaissances approfondies de la problématique du goût dont témoigne l’Essay on taste justifient qu’il soit salué à titre de document important dans la présente recherche. Le traité se compose de quatre parties : 1) « Le goût ramené à ses principes simples » ; 2) « La formation du goût par la conjugaison et par l’amélioration de ses principes simples » ; 3) « Le domaine et l’importance du goût » ; 4) « De la norme du goût ». L’incipit de l’ouvrage situe la notion de goût dans l’opposition classique entre nature et culture, sentiment et réflexion. La définition liminaire proposée est la suivante : L’excellence du goût ne relève ni tout à fait d’un don de la nature ni tout à fait d’un effet de l’art. Elle trouve son origine dans certaines facultés naturelles de l’esprit ; mais certaines de ces facultés ne peuvent parvenir à leur pleine perfection sans s’appuyer sur la culture qu’il convient. Le goût consiste essentiellement à améliorer ces principes que l’on nomme habituellement les facultés de l’imagination 400 401 P. MORERE, Ibid., p. 51. Je souligne. A. GERARD, ibid., 3e partie, p. 206. Je souligne. 200 et qui sont considérées par les philosophes d’aujourd’hui comme des sens internes ou réfléchis qui sont des perceptions plus raffinées et plus délicates que celles qui procèdent communément de nos sens externes. Elles se réduisent aux principes suivants : les sens de la nouveauté, du sublime, de la beauté, de l’imitation, de l’harmonie, du ridicule et de la vertu.402 L’essence du goût consiste donc à améliorer la sensibilité, et plus particulièrement son aspect délicat et raffiné, appelé « sens interne » ou « imagination ». Gerard reconnaît très explicitement dans une note qu’il doit à Hutcheson cette conception de l’imagination comme « ensemble de sens internes ».403 Le goût, considéré comme un sens interne, se trouve à mi-chemin entre la sensation et la raison : On a fait observer plus haut que les sens internes qui sont la source du goût sont habituellement évoqués dans le rapport qu’ils entretiennent avec l’imagination que l’on estime située à mi-chemin entre le sensoriel et nos facultés rationnelles et mentales. […] Il nous suffit de nous rappeler et de comparer ces qualités de la nature humaine auxquelles on a eu recours pour expliquer le goût, pour nous convaincre que tous les phénomènes qui le concernent procèdent, soit des lois générales de la sensation, soit de certaines opérations de l’imagination. Par conséquent, le goût, bien qu’il soit lui-même une espèce de sensation, se trouve, en regard des principes qui l’inspirent, justement réduit à l’imagination. Que le goût soit proprement une forme de sensation peut difficilement être mis en question par quiconque possède des idées claires et distinctes. Il nous fournit des perceptions simples, entièrement différentes de celles que nous recevons des sens externes ou de la réflexion.404 Ce passage illustre bien toute l’ambiguïté de cette notion. À titre de sens interne, il collabore avec les sens externes, bien qu’il s’en distingue essentiellement, mais ce rapport n’est jamais clairement explicité. En effet, Gerard affirme que le goût est soumis aux même lois générales qui régissent les autres sens mais que les 402 403 404 Ibid., 1e partie, p. 87. Je souligne. Ibid., 1e partie, p. 87, note 1. Ibid., 3e partie, p. 175. Je souligne. 201 décrire serait parfaitement étranger à son projet !405 Il est dès lors quelque peu difficile de cerner précisément le statut ontologique de cette notion hybride : Le goût n’est pas une faculté simple, mais un agrégat de plusieurs qualités, lesquelles, en raison de leur ressemblance par l’énergie qu’elles déploient, de l’analogie des sujets auxquels elles s’appliquent ainsi que de leurs causes, s’associent et se combinent spontanément. 406 Malgré les difficultés conceptuelles signalées, il faut souligner un élément vraiment original dans le propos de Gerard : l’exercice du goût ne concerne pas uniquement la sphère du beau, mais comprend également celle du sublime et aussi, chose étonnante, celle du ridicule. Il faudra attendre Kant pour que l’exercice du jugement de goût soit limité à la sphère du beau : Burke y inclut encore le sublime. Par contre, l’idée d’un « sens du ridicule » à titre de « principe simple »407 est propre à Gerard. Les facultés constitutives de l’imagination, ou premiers principes du jugement de goût, sont énumérés comme suit : 1) le sens408 de la nouveauté ; 2) le sens du sublime ; 3) le sens de la beauté ; 4) le sens de l’imitation ; 5) le sens de l’harmonie ; 6) le sens du ridicule et enfin, 7) le sens de la vertu. Qu’en est-il de ces différentes « facultés » ou « sens » ? À l’instar de Hume, Gerard accorde aux passions un rôle prépondérant dans la problématique du goût. Il va même jusqu’à les considérer comme le premier facteur explicatif de la diversité des goûts. Parmi les différentes passions humaines, l’ennui joue un rôle prépondérant, comme c’est également le cas chez Du Bos409: Ibid., p. 177. Ibid., 2e partie, p. 169. 407 Ibid., 1e partie, p. 89. 408 Pierre Morère écrit à la page 16 de son texte introductif que Gerard « ne précise pas clairement ce qu’il entend par idées, jugement et raison alors que c’est précisément sur ces notions qu’il fonde sa théorie du goût », il faudrait ajouter qu’il ne définit pas non plus ce qu’il entend pas « sens », ce qui rend la chose encore plus difficile à démêler. 409 DU BOS, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Section 1, « De la nécessité d’être occupé pour fuir l’ennui et de l’attrait que les mouvements des passions ont pour les hommes », p. 2 : « Il n’est personne qui n’ait éprouvé l’ennui de cet état, où l’on n’a point la force de penser à rien, et la peine de cet autre état, où malgré soi, l’on pense à trop de choses sans pouvoir se fixer à son choix sur aucune en particulier. Peu de personnes même sont assez heureuses pour n’éprouver que rarement un de ces deux états et pour être ordinairement à elles-mêmes en bonne compagnie. Un petit nombre peut apprendre cet art, qui, pour me servir de l’expression d’Horace, fait vivre en amitié avec soi-même. » 405 406 202 Lorsqu’une élégance authentique en meubles ou en architecture est depuis longtemps à la mode, il arrive que les hommes s’en lassent et imitent les Chinois ou remettent au goût du jour le style gothique, simplement pour le plaisir que leur procurent des choses différentes de celles qu’ils ont l’habitude de voir.410 Le goût de la nouveauté trouve sa justification par celui « naturel » de l’effort. Ce qui plaît immédiatement, ou qui plaît parce qu’il est connu depuis longtemps, ne stimule plus assez l’esprit pour générer du plaisir : Une difficulté moyenne qui stimule l’esprit sans le fatiguer est agréable et rend agréable l’objet qui en est la cause. Même la simplicité et la clarté deviennent désagréables chez un auteur quand elles sont poussées à l’extrême et qu’elles ne laissant aucun espace de liberté au lecteur : et malgré notre aversion pour une grande obscurité, la délicatesse des sentiments qui s’y trouve toujours à quelque degré nous procure le plus grand plaisir, elle rend la pensée indécise et nous laisse deviner et comprendre la plénitude du sens en forçant notre attention.411 Ce désir de nouveauté qui lutte contre l’ennui concerne tout autant les raisonnements philosophiques que les beaux-arts ou les belles-lettres : Lorsque nous prenons connaissance d’une théorie philosophique jusque-là inconnue de nous, notre esprit la parcourt avec avidité afin d’en embrasser toutes les parties ; il est sans cesse absorbé par l’enchaînement des arguments en en examinant l’impact, en imaginant quelles objections peuvent être formulées à leur encontre ; et il se trouve de ce fait affecté par une agitation agréable qui cesse après que des lectures répétées nous en ont rendu la théorie familière. Un poème ou un tableau sont examinés avec une ardeur similaire et par un effort sans relâche de l’esprit par quiconque n’en a pas eu préalablement connaissance.412 En d’autres termes, cela signifie que bien juger dans le champ artistique ou poétique requiert, selon Gerard, un effort intellectuel comparable à celui de 410 411 412 A. GERARD, op. cit., 1e partie, p. 91. Ibid., 1e partie, p. 89. Ibid., 1e partie, p. 90. Je souligne. 203 l’activité philosophique. On ne saurait réhabiliter le goût de manière plus radicale. Sur ce point, Burke est peut-être le seul à aller encore plus loin que Gerard, comme nous le verrons. Par contre, force est de constater que la partie consacrée au « sens ou goût de la grandeur et du sublime » ne présente aucun élément original. Les emprunts à Longin sont explicitement mentionnés par l’auteur, et l’emploi de cette catégorie rhétorique au domaine des arts du beau n’est pas, comme telle, problématisée. De plus, le sublime n’est pas encore une expérience originale, comme pour Burke, mais reste une forme superlative du beau. Le « sens ou goût de la beauté » se voit défini par trois qualités essentielles : uniformité, variété et proportion. Là encore, il s’agit d’un emprunt à Hutcheson. Le caractère uniforme et proportionné d’un objet nous plaît du premier coup d’œil et le plaisir est immédiat. Mais pour que ce plaisir soit durable, il faut également qu’intervienne la variété pour rompre l’uniformité et faire plaisamment diversion. À titre de contre-exemple dans lequel prédomine la variété au détriment des deux autres qualités, le style gothique, qui heurte la sensibilité « naturelle » et contrarie la raison, est une fois de plus incriminé : Les œuvres qui versent dans le goût gothique, encombrées d’ornements minuscules, échappent tout autant à la beauté parfaite tant à cause de leurs défauts de proportions qu’en raison de leur écart par rapport à la simplicité. Étant donné que rien ne nous procure plus de plaisir que ce qui nous conduit à nourrir une haute idée de nos facultés, il n’est donc rien de plus désagréable que ce qui nous rappelle notre imperfection. C’est pour cette raison que le manque de ce genre de proportion nous répugne. Il nous amène à avoir une piètre, et par conséquent ingrate opinion de nos talents en faisant qu’il nous devient impossible de parvenir à une conception complète et distincte de l’objet soumis à notre attention.413 Gerard se rallie à la conception albertienne des beaux-arts comme cose mentali, productions de l’esprit régie par un dessein préalable à leur réalisation.414 C’est pour cela que le style gothique est pénible non seulement pour la sensibilité mais 413 414 Ibid., 1e partie, p. 107. Ibid., 1e partie, p. 107. 204 aussi pour la raison, à cause de son exubérance et de son absence supposée de plan cohérent. La partie traitant du sens de l’imitation expose les principes de la Poétique d’Aristote, et particulièrement le passage traitant des plaisirs de l’imitation et de la transfiguration du laid dans la représentation415 : Les roches et les montagnes les plus grossières, les objets qui dans la nature sont les plus difformes, même la maladie et la douleur acquièrent de la beauté quand la peinture les imite avec adresse.416 Mais dans l’appendice intitulé « Pour ce qui est de savoir si l’on peut correctement définir la poésie comme un art imitatif, et si tel est le cas, en quoi relève-t-elle de l’imitation ? », Gerard prend ses distances par rapport à Aristote et convoque l’argument de Du Bos — déjà repris par Baumgarten — sur les signes naturels et artificiels417 : La poésie a recours au langage, à des signes artificiels qui n’ont aucune ressemblance avec les objets signifiés ; et qui, par conséquent, ne peuvent représenter aucune ressemblance particulière avec le sujet décrit.418 Il faudra toutefois attendre la parution en 1766 du Laocoon de Lessing pour qu’une critique conséquente de la mímêsis et du paradigme de l’ut pictura poesis s’impose. Car, comme on l’a vu à propos du sublime, le propos de Gerard n’est pas de remettre en question l’application des catégories rhétoriques aux arts visuels. La section V traite ce qui est le propre non seulement des arts musicaux mais aussi des arts du langage : le « sens ou goût de l’harmonie », le plaisir qu’il engendre et de ses effets bénéfiques sur les passions. Plus originale est la section VI consacrée au « sens ou goût du ridicule », qui s’ouvre comme suit : Dans notre énumération des facultés simples qui constituent le goût, nous ne devons pas omettre le sens qui perçoit l’insolite, le ridicule, ARISTOTE, Poétique, trad. J. Hardy, préface Ph. Beck, Paris, Gallimard, 1996, [1448b], p. 82. 416 A. GERARD, op. cit., 1e partie, p. 115. 417 DU BOS, op. cit., p. 133. Cf. § 2.7 consacré à Baumgarten, « Image, monade et spéculation ». 418 A. GERARD, op. cit., “Appendice”, p. 258. 415 205 l’humoristique, le spirituel et qui s’en délecte ; et cette délectation produit souvent, et toujours induit, la gaieté, le rire et l’amusement.419 Gerard explique ce sens inné du ridicule par la loi de l’association des idées. Aucun objet n’est amusant en soi mais le devient dès lors qu’il est placé dans une situation imprévue ou associé à un autre de façon étonnante et incongrue. La délectation engendrée par ce sens provient de ce que l’attente de telle ou telle idée associée rationnellement à un objet ou à une situation est déçue et fait place à une autre idée inattendue et dont l’association rend l’ensemble plaisamment cocasse. Ce sens, par opposition au sens de l’harmonie, se délecte de la dissonance et de l’illogisme.420 Pour illustrer cette thèse, le philosophe se réfère au fameux roman satirique de Jonathan Swift, Gulliver’s Travels into Several Remote Nations of the World (1726), et s’en inspire pour donner quelques exemples : Quand Swift ridiculise les faiblesses humaines, qu’il a recours dans ses charges au trait d’esprit ou à l’humour, il dépeint leur incongruité et leur absurdité. Les tentatives de faire produire des livres savants par des machines, d’extraire d’un concombre des rayons de soleil, de construire des maisons en commençant par le toit, d’améliorer des toiles d’araignées pour qu’elles fassent de la soie, d’amollir le marbre pour en faire des oreillers et des coussins, propager une espèce de moutons nus sont des entreprises impossibles ou inutiles, ou les deux à la fois.421 Le trait d’esprit et l’humour sont autant de manifestations de ce goût naturel pour le ridicule qui permet au sujet qui l’exerce de cultiver une certaine désinvolture et ne pas céder à l’ennui de l’esprit de sérieux. Même si Gerard ne le dit pas explicitement, on peut considérer que le sens du ridicule, dont le plaisir réside dans la dissonance, est le pendant du sens de l’harmonie qui goûte les accords musicaux et poétiques qui exaltent et élèvent l’âme.422 Si tous ces « sens » ou « goûts » se complètent pour atteindre l’excellence, Gerard, en bon rationaliste qu’il est, ne peut toutefois pas s’empêcher d’établir une hiérarchie et 419 420 421 422 Ibid., 1e partie, p. 123. Ibid. Ibid., 1e partie, p. 126. Ibid., 1e partie, p. 122. 206 donc, par voie de conséquence, de formuler un jugement axiologique sur ce sens qui goûte l’illogisme et l’incongruité : Bien qu’il soit en dignité inférieur aux autres sens, celui-ci est loin d’être pour autant méprisable. Il a son domaine propre, certes moins important que celui des autres, mais néanmoins utile et agréable. Tandis que les autres traitent de sujets graves et d’importance majeure, celui-ci étend sa juridiction sur ceux qui sont plus risibles.423 Pour conclure l’exposition des principes simples du goût, il faut encore mentionner le « sens ou goût de la vertu ». Avec ce dernier principe, la vocation édifiante des beaux-arts est, en quelque sorte, naturalisée par l’invention de ce sens de la vertu. C’est ici que le philosophe cède le plus le pas au prédicateur en titre : la représentation d’un méchant qui prospère nous indigne et nous plonge naturellement dans un abîme de découragement mélancolique. À l’inverse, lorsque celui-ci est puni, nous trouvons que cela est dans l’ordre des choses et nous prenons conscience « des dangers du vice et des affres de la culpabilité ».424 Si le principe du goût exposé précédemment est considéré comme inférieur, le goût de la vertu, à l’inverse, est valorisé puisqu’il intervient de concert avec tous les autres principes énumérés : Le sens moral n’est pas seulement lui-même un goût d’un ordre supérieur grâce auquel, dans les caractères comme dans les comportements, nous distinguons le bien du mal, l’excellent du défectueux ; mais son influence s’étend également sur toutes les œuvres les plus remarquables par l’art et le génie qu’elle affiche. On ne le néglige jamais dans les représentations les plus sérieuses, et il entre même dans le plus risible des jugements. Il revendique une autorité conjuguée avec les autres principes du goût ; il requiert un attachement à la moralité dans les œuvres épiques et dramatiques, et il déclare folles et insensées les envolées spirituelles les plus vives qui en sont dépourvues. Un je ne sais quoi de moral est venu s’insinuer dans les tableaux sérieux de Raphaël, représentations humoristiques de Hogarth.425 423 424 425 Ibid., 1e partie, p. 123. Je souligne. Ibid., 1e partie, p. 128. Ibid., 1e partie, p. 127. 207 mais aussi dans les Le « je ne sais quoi », ce charme ineffable dont tente de rendre compte l’esthétique, prend ici, sans équivoque, un sens moral. La puissance et l’emprise du sens moral est telle que si l’impératif de moralité dans une œuvre n’est pas respecté, nulle autre qualité ne peut racheter cette transgression.426 Si le sens de la vertu présente ce caractère contraignant, c’est parce que le goût, considéré comme un ensemble complexe de qualités guidées par des principes simples, présente un caractère objectif. En effet, quiconque possède une idée distincte de cet ensemble de qualités est censé être en mesure de formuler un jugement de goût juste. Dans un passage de la seconde partie de l’essai consacrée à la « formation du goût par la conjugaison et par l’amélioration de ses principes simples », des notions tirées de la méthode cartésienne sont appliquées au goût : La JUSTESSE du goût s’étend encore plus loin que la distinction entre le vrai et le faux. Nous pouvons comparer les sentiments produits et découvrir aussitôt les différentes catégories dans lesquelles ils se rangent. Nous ne ressentons pas seulement d’une manière générale que nous éprouvons du plaisir, mais nous percevons aussi de quelle manière particulière nous l’éprouvons ; nous n’accordons pas seulement quelque mérite à tel objet, mais nous comprenons aussi en quoi précisément ce mérite consiste. Bien que toutes les sensations du goût soient, au plus haut degré, analogues et similaires, chacune procure cependant un sentiment particulier, possède une forme spécifique grâce à laquelle quiconque a une idée distincte et possède un jugement juste peut noter ce qui distingue l’une par rapport aux autre. C’est cela qui confère précision et ordre à nos sentiments. Faute de quoi tout ne serait que chaos et confusion : nous ressemblerions à des gens perdus dans le brouillard, qui perçoivent bien quelque chose, mais qui sont incapables de dire ce qu’ils ont vu. Toute qualité, bonne ou mauvaise, dans les œuvres d’art ou de génie, ne serait qu’un simple je ne sais quoi.427 En d’autres termes, pour que le goût soit considéré digne d’être l’objet d’un traité philosophique, c’est à la condition qu’il reçoive un sens à la fois objectif et 426 427 Ibid. Ibid., 1e partie, p. 164 208 éminemment moral. Il est, à ce propos, fort significatif que la troisième partie de l’ouvrage qui interroge les plaisirs du goût soit une reprise de l’argument platonicien du Philèbe au sujet des « purs » plaisirs de l’âme. Comme on le sait, ce dialogue s’enquiert de la question du bien pour une existence humaine accomplie. Philèbe défend la thèse hédoniste qui considère que le plaisir est le Bien absolu et le garant d’une vie heureuse.428 Mais Protarque, moins campé sur ses positions que celui qui donne son nom au dialogue, est le véritable interlocuteur de Socrate. Tout l’argument socratique consiste non pas à bannir le plaisir comme tel, mais à formuler des distinctions dans les différents genres de plaisirs, afin d’envisager lesquels seront susceptibles d’entrer dans le « mélange » de sagesse et de plaisir censé caractériser une manière d’être humain qui soit à la fois désirable et excellente. Après avoir démontré que le plaisir ne peut être considéré comme le souverain bien en tant qu’il est multiple et dépourvu d’intelligence, changeant et susceptible de plus ou de moins, Socrate rejette cependant la thèse cynique de son interlocuteur qui définit le plaisir de manière strictement négative, c’est-à-dire comme absence de douleur. Socrate ne se rallie donc pas à l’opinion de « ces philosophes chagrins »429 qui soutiennent « que ce que Philèbe et son école appellent plaisir consiste uniquement à échapper à la douleur ».430 Gerard ainsi que Platon défendent l’idée de l’existence de plaisirs qui, loin d’être nuisibles, contribuent au contraire à l’harmonie du corps et de l’esprit en tant qu’ils sont exempts de douleur, non violents et mesurés. Pour Platon, ces plaisirs sont ceux qui manifestent la beauté des formes : Socrate : — […] Quand je parle de la beauté des figures, je ne veux pas dire ce que la plupart des gens entendent sous ces mots, des êtres vivants par exemple, ou des peintures ; j’entends, dit l’argument, la ligne droite, le cercle, les figures planes et solides formées sur la ligne et le cercle au moyen des tours, des règles, des équerres, si tu me comprends. Car je soutiens que ces figures ne sont pas, comme les autres, belles sous quelque rapport, mais qu’elles sont toujours belles PLATON, «Philèbe » dans Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, Paris, GF Flammarion, 1969, [12a-12d], p. 273 : « Philèbe : - Moi, je suis et je serai toujours convaincu que, de toute façon, la victoire appartient au plaisir. » 429 Ibid., [44b-44e], p. 334. 430 Ibid. 428 209 par elles-mêmes et de leur nature, qu’elles procurent certains plaisirs qui leurs sont propres […] J’ajoute qu’il y a des couleurs qui offrent des beautés et des plaisirs empreints du même caractère. […]431 Et Socrate d’ajouter encore à propos des sons cristallins : Pour en venir aux sons, qu’ils y en a de coulants et de clairs, qui rendent une simple note pure, et qu’ils sont beaux, non point relativement, mais absolument, par eux-mêmes, ainsi que les plaisirs qui en sont une suite naturelle.432 Mais aussi des odeurs : Le plaisir que donnent les odeurs est d’un genre moins divin que les précédents ; mais, dès lors que la douleur ne s’y mêle pas nécessairement, par quelque voie et en quelque objet qu’il nous arrive, je le tiens toujours pour un genre qui fait le pendant avec eux et je dis, si tu me comprends bien, qu’il y a là deux espèces de plaisir.433 Et, enfin, les plaisirs engendrés par les sciences en leur gratuité, c’est-à-dire sans finalité d’application technique : Ajoutons-y encore les plaisirs de la science, s’il nous paraît qu’ils ne sont pas joints à la soif de savoir, et si la source n’est pas une douleur occasionnée par cette soif.434 Tous ces plaisirs ont ceci en commun qu’ils sont réitérables à souhait sans que leur répétition ne produisent un quelconque désagrément. Ils sont donc capables de procurer une jouissance égale et d’engendrer un bien-être constant. Or toutes ces déterminations sont celles que Gerard attribue aux plaisirs de la contemplation des œuvres d’art. Selon lui, le plaisir dont nous jouissons dans la contemplation esthétique est une forme de jouissance qui laisse intact le désir et que l’on peut donc répéter à l’envi : Les plaisirs du goût ne sont pas, comme les satisfactions des sens externes, suivis pas un mal-être ou par une impression de satiété, et on 431 432 433 434 n’y repense pas avec un Ibid., [51c-52b], p. 346-7. Ibid., p. 347. Ibid. Ibid. 210 sentiment d’insatisfaction. Ils appartiennent, de l’aveu général, à un ordre supérieur. La forte attirance pour ce genre de plaisir confère un surcroît de dignité à une personne et elle impose un degré d’estime de soi qui est loin d’être insignifiant. Quelqu’un qui consacre une partie considérable de son temps à la satisfaction des sens est un objet de mépris et d’indignation : mais une personne capable de se divertir des heures durant dans une galerie de peinture, ou de lire un recueil de poèmes est placé en haute estime pour cela même. La justesse du goût attribue à un auteur une réputation aussi grande que les dissertations les plus insolites et les plus abstraites. […] Les sentiments du goût répandent un lustre sur la plupart de nos divertissements. Tout homme doué d’un solide entendement tiendrait les plaisirs des sens et les ornements extérieurs de la vie pour insipides et méprisables si les idées d’élégance et de magnificence qui trouvent leur origine dans le goût ne leur étaient pas associées. Le goût marque les richesses de son sceau dès lors que la recherche des plaisirs qu’il procure est la grande finalité qui les fait désirer ainsi que l’usage le plus digne auquel elles peuvent s’appliquer, l’exécution de desseins bienveillants et vertueux faisant seuls exceptions.435 Une fois encore, la contemplation esthétique est intimement liée à une manière d’être d’un ordre supérieur. Les plaisirs esthétiques valent non seulement pour eux-mêmes, mais ils favorisent l’éclosion de sentiments bienveillants et vertueux. Donc, grâce à ce don divin, l’excellence éthique et le plaisir, loin de s’opposer, se rejoignent à la faveur de l’exercice du goût. § 2.5 L’ARTICLE « GOÛT » DE L’ENCYCLOPÉDIE Après avoir connu trois éditions successives en Grande-Bretagne, l’Essai de Gerard connaît une rapide diffusion en France. La traduction est l’œuvre de Marc-Antoine Eidous. La version française, augmentée de trois autres textes, est publiée en 1766 sous le titre : Essai sur le goût, augmenté de trois dissertations 435 A. GERARD, op. cit., 3e partie, p. 200. Je souligne. 211 sur le même sujet de MM. D’Alembert, Montesquieu et Voltaire.436 Or, ces trois dissertations ne sont rien d’autre que des extraits de l’entrée « goût » de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers,437 tome VII, qui paraît la même année que l’essai de Hume sur le goût (1757). Ont également participé à cette conséquente entrée le Chevalier de Jaucourt et Denis Diderot. Suivent deux modestes contributions traitant du goût en architecture, en musique et en peinture, respectivement de Blondel, Rousseau et Landois, un graveur tombé dans l’oubli.438 § 2.5.1 LE GOÛT EN SON ACCEPTION PHYSIOLOGIQUE : LOUIS DE JAUCOURT L’article débute par une véritable physiologie du goût, qui tient compte des nouvelles découvertes scientifiques, en particulier de l’invention de la chimie au 18e siècle, et qui s’attache à décrire le fonctionnement du goût au sens organique du terme. La contribution est de Louis de Jaucourt (1704-1779), grand érudit et prolixe auteur d’un bon quart des articles de l’Encyclopédie, et au sujet duquel Diderot a pu dire : « Le chevalier de Jaucourt ? – Ne craignez pas qu’il s’ennuie de moudre des articles de l’Encyclopédie ; Dieu le fit pour cela. Je voudrais que vous vissiez comme sa physionomie s’allonge quand on lui annonce la fin de son travail, ou plutôt la nécessité de le finir. Il a vraiment l’air désolé. »439 L’article du Chevalier s’ouvre comme suit : GOÛT (Physiolog.) […] : c’est ce sens admirable par lequel on discerne les saveurs et dont la langue est le principal organe. Du goût en général. Le goût examiné superficiellement paraît être une sensation particulière à la bouche, et différente de la faim et de la soif ; mais allez à la source, et vous verrez que cet organe qui dans la bouche me fait goûter un mets, est le même qui dans cette même P. MORÈRE, « Introduction » à ibid., p. 10. J’ai consulté l’édition numérique ARTFL/ATILF de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, portail.atilf.fr/encyclopedie/index.htm. L’orthographe a été modernisée par mes soins. 438 F. BRUGÈRE, Le goût. Art, passions et société, p. 64. Je souligne. 439 D. DIDEROT, « Lettre à S. Volland du 25 novembre 1760 » dans Correspondance, III, éd. par G. Roth, Paris, p. 265. 436 437 212 bouche, dans l’œsophage et dans l’estomac, me sollicite pour les aliments et me les fait désirer : si la bouche nous donne de l’aversion pour un ragoût, le gosier ne se resserre-t-il pas à l’approche d’un mets qui lui déplaît ? Le choix du « ragoût » n’est pas anodin. En effet, avant que de désigner un mets composé de viande et de légumes cuits ensembles, ce terme désigne une préparation qui « remet en goût », de regustus, « facit ut regustemus ».440 Le Dictionnaire historique de la langue française indique que ce terme apparaît en 1623 (ragoust) alors que l’un de ses synonymes, le terme « apéritif » est plus tardif (1750). Le ragoût prend également le sens d’« assaisonnement » (1690). Au figuré, ce terme rapporté à la peinture désigne une facture grasse et expressive (1667). Cette dernière acception est entrée en désuétude au 19e siècle.441 Mais ce terme renvoie aussi très explicitement à un célèbre passage des Réflexions critiques sur la poésie et la peinture : Raisonne-t-on pour savoir si le ragoût est bon ou mauvais, et s’avisa-ton jamais, après avoir posé des principes géométriques sur la saveur et défini les qualités de chaque ingrédient qui entre dans la composition de ce mets, de discuter la proportion gardée dans leur mélange, pour décider si le ragoût est bon ? On n’en fait rien. Il est en nous un sens fait pour connaître si le cuisinier a opéré suivant les règles de son art. On goûte le ragoût, et même sans savoir ces règles, on connaît s’il est bon. Il en est de même en quelque manière des ouvrages d’esprit et des tableaux faits pour nous toucher. 442 Cette référence implicite à Du Bos — les gens de lettres de l’époque avaient les Réflexions critiques à l’esprit et comprenaient donc immédiatement ce renvoi — souligne l’origine non réflexive du goût.443 Le goût est une passion qui nous J. F. FRÉRAUD, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Mossy, 17871788, 3 vol., édition numérique, GEHLF, Ecole normale supérieure de Paris, 2003, art. « ragoût ». 441 Dictionnaire historique de la langue française, art. « goût ». 442 J.-B. DU BOS, op. cit., p. 276. 443 Le succès des Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture a été tel qu’il fait dire à Voltaire, d’ordinaire plutôt avare en compliments : « Tous les artistes le lisent avec fruit, c’est le livre le plus utile qu’on ait écrit sur ces matière chez aucune nation d’Europe […]. Ce n’est pas un livre méthodique, mais l’auteur pense et fait penser. » C.f. Dominique DESIRAT, « Préface » aux Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, p. X. 440 213 affecte et génère en nous un sentiment, au sens d’une opinion tranchée au sujet de laquelle il n’est nul besoin de raisonner. Un mets, tout comme un tableau ou un poème, est jugé bon ou mauvais, sans que l’on doive le justifier rationnellement. Comme l’explique fort à propos Fabienne Brugère, « […] l’analogie entre goût physique et goût artistique renvoie à une origine non réflexive du goût, de telle sorte qu’évaluer revient à organiser, démêler, éclaircir la trace de cette présence sensible. L’article “goût” de l’Encyclopédie témoigne alors de la genèse passive et matérielle de toute activité de goût selon l’idée que, dans un tel domaine, il ne saurait y avoir d’analyse du goût sans une prise en compte et une acception non seulement de la matérialité des sensations mais plus encore de leur puissance qui transport l’homme et déclenche son activité par une métamorphose des passions, de la simple sensation ou émotion à l’affection ou disposition».444 Se glisse dans cet article, subrepticement, une apologie des plaisirs sensuels. Ceux-ci ne font jamais en soi l’objet d’un dérèglement, à moins d’un défaut d’organe. C’est l’imagination mais plus encore que celle-ci, une raison déficiente, qui sont les seules responsables des désirs excessifs : La faim, la soif et le goût sont donc trois effets du même organe ; la faim et la soif sont des mouvements de l’organe désirant son objet ; le goût est le mouvement de l’organe de cet objet : bien entendu que l’âme unie à l’organe, est seule le vrai sujet de la sensation. Cette unité d’organe pour la faim, la soif et le goût fait que ces trois effets sont presque toujours au même degré dans les mêmes hommes : plus ce désir de manger est violent, plus la jouissance de ce plaisir est délicieuse ; plus le goût est flatté, et plus aussi les organes font aisément les frais de cette jouissance, qui est la digestion, parce que tous ces plus que je suppose dans les bornes de l’état de santé, viennent d’un organe plus sain, plus parfait, plus robuste. Cette règle est générale pour toutes les sensations, pour toutes les passions : les vrais désirs font le meilleur du plaisir et de la puissance […]. Cependant combien n’arrive-t-il pas que le désir surcharge la puissance, surtout chez les hommes ? C’est qu’ils suivent moins les simples mouvements de leurs organes, de leurs puissances, que ne le 444 F. BRUGÈRE, op. cit., p. 66. 214 font les animaux ; c’est qu’ils s’en rapportent plus à leur vive imagination augmentée encore par des artifices, et par là ils troublent cet ordre établi dans la nature par son auteur : qu’ils cessent donc de faire le procès à des sens, à des passions auxquelles ils ne doivent que la reconnaissance : qu’ils s’en prennent de leurs défauts à une imagination déréglée, et à une raison qui n’a pas la force d’y mettre un frein. Le goût, pour Jaucourt, est synonyme de désir : c’est ce qui met le corps en mouvement et génère du plaisir. Le même processus se produit pour les plaisirs de la bouche et ceux des arts : Le goût en général est le mouvement d’un organe qui jouit de son objet et qui en sent toute la bonté, c’est pourquoi le goût est de toutes les sensations : on a du goût pour la Musique et pour la Peinture, comme pour les ragoûts, quand l’organe de ces sensations savoure, pour ainsi dire, ces objets. 445 Conséquemment, cela signifie que le plaisir est le critère d’évaluation des beaux-arts. Ceux-ci n’ont pas à se conformer à des principes abstraits, formulés a priori, il suffit qu’ils soient plaisants aux hommes de goût. Cela ne signifie évidemment pas que tous les plaisirs se valent et qu’il soit inutile de discuter des goûts. S’il est vrai que rien ne sert d’en disputer, au sens où un sentiment, pour celui qui le conçoit, n’est jamais objet possible de discussion, il est, par contre, loisible de discuter des différents mérites de telle ou telle œuvre. Si l’on prolonge la référence à Du Bos plus loin que ne le fait, à proprement parler, Jaucourt, il faut rappeler que le « public » qui goûte aux agréments artistiques et littéraires est toujours un public d’amateurs éclairés : Le mot de public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis les lumières, soit par la lecture, soit par le commerce du monde. 446 On retrouve donc ici la seconde source de la norme du goût selon Hume : le jugement des experts, de ceux qui s’y connaissent en vertu d’un goût indiscutable, favorisé par des dispositions naturelles, mais acquis par la Louis DE JAUCOURT, art. « Goût » (phys.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers sont extraites de l’édition numérique ARTFL/ATILF, portail.atilf.fr/encyclopedie/index.htm. 446 J.-B. DU BOS, op. cit., p. 279. 445 215 fréquentation assidue des œuvres d’art et la discussion des mérites comparés de telle ou telle œuvre avec d’autres experts en la matière. § 2.5.2 MONTESQUIEU : UN ESSAI POSTHUME La contribution de Montesquieu, bien que placée en second dans l’économie de l’article, est première d’un point de vue chronologique. Le baron de la Brède meurt en 1755, laissant sa contribution inachevée. Celle-ci se voit cependant intégrée, à titre d’hommage posthume, dans l’entrée « goût » de l’Encyclopédie, avec cette notice : Ce fragment a été trouvé imparfait dans ses papiers : l’auteur n’a pas eu le temps d’y mettre la dernière main ; mais les premières pensées des grands maîtres méritent d’être conservées à la postérité, comme les esquisses des grands peintres.447 L’article n’est pas de commande mais émane d’une proposition personnelle faite par son auteur à D’Alembert en 1753. Alors que ce dernier lui proposait de prendre en charge la rédaction de deux articles portant sur des notions politiques, il répond : Quant à mon introduction dans l’Encyclopédie, c’est un beau palais où je serais bien curieux de mettre les pieds, mais pour les deux articles Démocratie et Despotisme, je ne voudrais pas prendre ceux-là […]. Si vous voulez de moi ; laissez à mon esprit le choix de quelque article ; et si vous voulez, ce choix se fera chez Mme Du Defand avec du marasquin […]. Il me vient dans l’esprit que je pourrai prendre peutêtre Goût et que je prouverai bien que difficile est proprie communia dicere [Horace, Art poétique, vers 128]. »448 Le ton est donné : comme il est « difficile de dire des choses communes en des termes propres » ! Et la question du choix du sujet se tranche, pour le Encyclopédie, tome VI, 1757, cité en exergue à MONTESQUIEU, Essai sur le goût, suivi d’un texte de J. Starobinski, postface de L. Desgraves, Editions Payot et Rivages, Paris, 1995. 448 Ch.-J. BEYER, « Introduction » à MONTESQUIEU, Essai sur le goût, Genève, Droz, 1967, p. 10. 447 216 gentilhomme, dans le salon d’une marquise, un verre de liqueur de cerises dalmates à la main. Cet épisode, qui semble de prime abord anecdotique, devient en fait très significatif lorsqu’on examine la notion de goût chez Montesquieu. En effet, de tous les auteurs présentés dans cette étude, Montesquieu est sans doute celui qui lie le plus explicitement — au point presque de les confondre — la notion de goût et celle de plaisir : Examinons notre âme, étudions-la dans ses actions et dans ses passions, cherchons-la dans ses plaisirs ; c’est là où elle se manifeste davantage. La poésie, la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, la danse, les différentes sortes de jeux, enfin les ouvrages de la nature et de l’art peuvent lui donner du plaisir : voyons pourquoi, comment et quand ils le lui donnent ; rendons raison de nos sentiments : cela pourra contribuer à nous former le goût, qui n’est autre chose que l’avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux hommes.449 Si le goût mesure le plaisir procuré par les arts et les objets naturels, nous comprenons qu’il ne puisse être une qualité objective des ces derniers mais bien une disposition, un sentiment subjectif. Voici comment Montesquieu définit le goût : La définition la plus générale du goût, sans considérer s’il est bon ou mauvais, juste ou non, est ce qui nous attache à une chose par le sentiment ; ce qui n’empêche pas qu’il ne puisse s’appliquer aux choses intellectuelles, dont la connaissance fait tant de plaisir à l’âme, qu’elle était la seule félicité que certains philosophes pussent comprendre. L’âme connaît par ses idées et par ses sentiments ; elle reçoit des plaisirs par ces idées et par ces sentiments : car quoique nous opposions l’idée au sentiment, cependant, lorsqu’on voit une chose, elle la sent ; et il n’y a point de chose si intellectuelles, qu’elle ne voie ou ne croie voir, et par conséquent qu’elle ne sente.450 Ce qui est remarquable, dans cette définition, c’est que Montesquieu insiste sur la dimension hédoniste mais aussi corporelle de l’activité intellectuelle. Dans 449 450 Encyclopédie, tome VI, 1757, cité en exergue à MONTESQUIEU, ibid., p. 10. Je souligne. MONTESQUIEU, ibid., p. 14. Je souligne. 217 l’exercice même de la philosophie, le goût intervient en ceci qu’il est la mesure du plaisir que cette activité procure. Cela signifie également que, dans une certaine mesure, le corps pense aussi, il ressent. Comme l’écrit Jean Starobinski, « en sollicitant un peu les textes, on pourrait ainsi faire de Montesquieu un empiriste et un sensualiste, selon la mode philosophique du siècle. »451 Le goût n’est donc pas une propriété de l’objet mais provient de l’inclination ou de la prévention qui nous lie à une chose. Le début de l’essai est très clair sur ce point et prend explicitement ses distances avec une conception réaliste des qualités des choses : Les anciens n’avaient pas bien démêlé ceci ; ils regardaient comme des qualités positives toutes les qualités relatives de notre âme ; ce qui fait que ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si admirés des anciens, sont aujourd’hui insoutenables, parce qu’ils sont fondés sur une philosophie fausse : car tous ces raisonnements tirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec, l’humide, traités comme des choses positives, ne signifient plus rien. Les sources du beau, du bon, de l’agréable, etc. sont donc dans nousmêmes ; et en chercher les raison, c’est chercher les causes des plaisirs de notre âme.452 Montesquieu distingue également, et de façon classique, le goût inné et le goût acquis. Le second peut être éduqué tandis que le premier est spontané et irréfléchi. Mais tous deux s’influencent réciproquement : Le goût naturel n’est pas une connaissance de théorie ; c’est une application prompte et exquise des règles même que l’on ne connaît pas. […] Ainsi ce que nous pourrions dire ici, et tous les préceptes que nous pourrions donner pour former le goût, ne peuvent regarder directement que ce goût acquis, quoiqu’il regarde encore indirectement le goût naturel : car le goût acquis affecte, change, augmente et diminue le goût naturel, comme le goût naturel affecte, change, augmente et diminue le goût acquis.453 451 452 453 J. STAROBINSKI, « À propos de Montesquieu » dans ibid., p. 89. Ibid., p. 10 Ibid., p. 13-14. 218 Le goût naturel est donc un sens intuitif qui applique des règles spontanément, sans que nous puissions dire en quoi elles consistent. Mais c’est le goût acquis qui est en mesure de juger si ces règles, appliquées à l’art, sont adéquates ou si l’art doit les contourner pour procurer du plaisir et engendrer de la beauté : Tous les ouvrages de l’art ont des règles générales, qui sont des guides qu’il ne faut jamais perdre de vue. Mais comme les lois sont toujours justes dans leur être général, mais presque toujours injustes dans l’application, de même les règles, toujours vraies dans la théorie, peuvent devenir fausses dans l’hypothèse. […] Ainsi l’art donne les règles, et le goût les exceptions ; le goût découvre en quelles occasions l’art doit se soumettre, et en quelles occasions il doit être soumis.454 Le goût est donc cette capacité subtile à juger des choses en fonction du plaisir qu’elles procurent. Mais cela sans pour autant renoncer à l’usage de la raison : J’ai dit souvent que ce qui nous fait plaisir doit être fondé sur la raison ; et ce qui ne l’est pas à certains égards, mais parvient à nous plaire par d’autres, doit s’en écarter le moins possible.455 Cela dit, le plaisir est toujours premier car s’il entre en contradiction avec la raison, nous sommes naturellement enclins à le justifier. C’est le cas, par exemple, de l’opéra, qui est parfois à la limite du mauvais goût — surtout lorsqu’il est italien ! — mais qui présente néanmoins un caractère plaisant : Lorsqu’une chose est, à certaines égards, contre la raison, et que, nous plaisant par d’autres, l’usage ou l’intérêt même de nos plaisirs la fait regarder comme raisonnable, comme nos opéras, il faut faire en sorte qu’elle s’en écarte le moins possible. Je ne pouvais souffrir en Italie de voir Caton et César chanter des ariettes sur le théâtre ; les Italiens, qui ont tiré de l’histoire les sujets de leur opéra, ont montré moins de goût que nous, qui les avons tirés de la fable ou des romans. À force de merveilleux, l’inconvénient du chant diminue, parce ce qui est si extraordinaire paraît mieux pouvoir s’exprimer par une manière plus éloignée du naturel ; d’ailleurs, il semble qu’il est établi que le 454 455 Ibid., p. 47-48. Ibid., p. 49. 219 chant peut avoir dans les enchantements et dans le commerce des dieux une force que les paroles n’ont pas ; il est donc là plus raisonnable, et nous avons bien fait de l’y employer.456 § 2.5.3 VOLTAIRE : LE COMPLET RELATIVISME Il convient de rappeler ici la contribution de Voltaire à la question du goût, même si la définition qu’il en donne ne brille par forcément par son originalité : Ce sens, ce don de discerner nos aliments, a produit dans toutes les langues connues la métaphore qui exprime par le mot goût, le sentiment des beautés et des défauts dans tous les arts ; c’est un discernement prompt comme celui de la langue et du palais, et qui prévient comme lui la réflexion ; il est comme lui sensible et voluptueux à l’égard du bon ; il rejette comme lui le mauvais avec soulèvement ; il est souvent incertain et égaré, ignorant même si ce qu’on lui présente doit lui plaire, et ayant quelquefois besoin comme lui d’habitude pour se former.457 Le goût est primesautier. Libertin par son inconstance, il est parfois même égaré et ignorant. Mais, s’empresse d’ajouter Voltaire, de telles qualités ne concernent, en fait, que les goûts de chacun. Il s’agit de ne point confondre « les goûts » au pluriel et le « goût » comme tel. Le caractère relatif de ces goûts explique la répugnance d’untel pour un plat dont tel autre est friand. À l’inverse, le goût comme tel, sous-entendu le « bon goût », permet de reconnaître les mérites objectifs des beaux-arts : Comme [les arts] ont des beautés réelles, il y a un bon goût qui les discerne et un mauvais goût qui les ignore ; et on corrige souvent le défaut d’esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi des âmes froides, des esprits faux, qu’on ne peut ni échauffer ni redresser ; c’est avec eux qu’il ne faut point disputer des goûts parce qu’ils n’en ont Ibid., p. 50. VOLTAIRE, art. « Goût » (gramm., littérat. et philosophie, première partie) dans l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. 456 457 220 aucun. Le goût est arbitraire dans plusieurs choses, comme dans les étoffes, dans les parures, dans les équipages, dans ce qui n’est pas au rang des Beaux-arts.458 Le propos de Voltaire illustre bien ce qui a été dit au sujet de la dialectique entre « bon » et « mauvais » goût : le goût qui s’égare, c’est toujours le goût des autres ! Il est intéressant de noter que le jugement de goût n’est empreint de relativisme que lorsqu’il concerne des arts dits mineurs et non les beaux-arts. Cela dit, cette position n’en demeure pas moins fort problématique lorsqu’on la met en relation avec l’article « beau » de son Dictionnaire philosophique (1764) : Demandez à un crapaud ce que c’est la beauté, le grand beau, to kalón. Il vous répondra que c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos rond. Interrogez un nègre de Guinée ; le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le diable ; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes, et une queue. Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par du galimatias.459 Tout se passe comme si Voltaire avait changé les termes de l’adage selon lequel on ne dispute pas des goûts et des couleurs en remplaçant les goûts par l’idée du beau. Cela n’en demeure pas moins extrêmement contradictoire. En effet, comment comprendre qu’il puisse exister « un » goût en mesure de juger les beautés « réelles » des beaux-arts si le « beau » en tant que tel est quelque chose d’absolument arbitraire en tant qu’il exprime la simple opinion de celui qui s’y rapporte, ou une disposition idiosyncrasique d’un « sujet » quelconque, diable ou crapaud ? Le problème du rapport qui unit le beau et le goût reste parfaitement irrésolu dans cette contribution. Et comme l’écrit à bon droit Carcassone dans l’introduction au Temple du goût : « […] ce n’est pas en téméraire que Voltaire vient visiter le Temple du goût. Ses opinions, en général, paraissent modérées et même un peu banales ; elles procèdent d’un classicisme intelligent, libéral, assoupli par le sentiment de la relativité des principes esthétiques. Lorsqu’il remontre à un dilettante féru de musique italienne que 458 459 Ibid. VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, Paris, GF Flammarion, 1964, p. 63. 221 chaque peuple a son art, comme il a son langage, il le fait en d’excellents termes, mais après Addison, Du Bos et l’abbé Bourdelot. »460 § 2.5.4 CONCLUSION DE L’ARTICLE PAR D’ALEMBERT ET DIDEROT Malgré les incohérences de la position de Voltaire et l’insistance de Montesquieu sur la dimension hédoniste et non systématique de cette notion, la philosophie n’est pas exclue de cette entrée. C’est ce dont témoigne le titre donné à la dernière partie de l’entrée : « Réflexion sur l’usage et l’abus de la philosophie dans les matières de goût ». Il s’agit, comme l’indiquent Diderot et d’Alembert, d’un morceau qui a été lu au préalable à l’Académie française en date du 14 mars 1757, et qu’on leur a demandé avec empressement de publier.461 Le goût y est pleinement réhabilité et son jugement assuré de ne point être relatif : L’esprit philosophique si célébré par une partie de notre nation et si décrié par l’autre, a produit dans les Sciences et dans les Belles Lettres des effets contraires ; dans les Sciences, il a mis des bornes sévères à la manie de tout expliquer, que l’amour des systèmes avait introduite ; dans les Belles Lettres, il a entrepris d’analyser nos plaisirs et de soumettre à l’examen tout ce qui est l’objet du goût. […] Un des avantages de la Philosophie appliquées aux matières de goût, est de nous guérir ou ne nous garantir de la superstition littéraire ; elle justifie notre estime pour les anciens en la rendant raisonnable ; elle nous empêche d’encenser leurs fautes ; elle nous fait voir leurs égaux dans plusieurs de nos bons écrivains modernes […]. Mais l’analyse métaphysique de ce qui est l’objet du sentiment ne peut-elle pas faire chercher des raisons à ce qui n’en a point, émousser le plaisir en nous accoutumant à discuter froidement ce que nous devrions sentir avec chaleur, donner enfin des entraves au génie et le rendre esclave et E. CARCASSONNE, « Introduction » à VOLTAIRE, Le Temple du goût, Paris, Droz, 1938, p. 31. 461 DIDEROT et D’ALEMBERT, art. « Goût » dans l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. 460 222 timide ? Essayons de répondre à ces questions. Le goût, quoique peu commun, n’est point arbitraire ; cette vérité est également reconnue de ceux qui réduisent le goût à sentir, et ceux qui veulent le contraindre à raisonner. Mais il n’étend pas son ressort sur toutes les beautés dont un ouvrage de l’art est susceptible. Il en est de frappantes et de sublimes qui saisissent également tous les esprits, que la nature produit sans effort dans tous les siècles et chez tous les peuples, et dont par conséquent tous les esprits, tous les siècles, et tous les peuples sont juges. Il en est qui ne touchent que les âmes sensibles et qui glissent sur les autres. […] Ce genre de beauté faite pour le petit nombre est proprement l’objet du goût, et qu’on peut définir, le talent de démêler dans les ouvrages de l’art ce qui doit plaire aux âmes sensibles et ce qui doit les blesser.462 Selon Diderot et D’Alembert, le goût, pris au sens large du terme, est universellement répandu. Contre Voltaire, ils affirment que le goût est une caractéristique anthropologique essentielle et non l’apanage de tel peuple ou de telle époque. Mais le goût véritable, celui qui est recherché par la philosophie, est aristocratique au sens étymologique du terme : il est le pouvoir-être des meilleurs, des âmes à la fois sensibles et philosophiques. (Par « philosophie », il faut entendre ici « critique littéraire », ainsi que la conçoit également Shaftesbury.) Ce qui est tenu pour beau, les grands chefs-d’œuvre reconnus universellement en dépit des vicissitudes du temps et des mutations dans la conception du beau, n’a pas besoin du jugement de l’homme de goût. Mais le charme inapparent et secret de certaines œuvres, ce « je ne sais quoi » souvent passé inaperçu aux yeux du plus grand nombre, voilà ce qui, véritablement, interpelle le goût des « âmes sensibles », des happy few pour reprendre un mot de Stendhal. Et il faut s’empresser d’ajouter que la philosophie bien comprise est solidaire du bon goût. Diderot et D’Alembert défendent fermement l’idée que « c’est donc faire une double injure aux Belles Lettres et à la Philosophie, que de croire qu’elles puissent réciproquement se nuire ou s’exclure ».463 Car la raison est ce qui confère « au génie qui crée une liberté entière ».464 Et les deux auteurs 462 463 464 Ibid. Ibid. Ibid. 223 de conclure par une apologie du bon goût appliquée autant à l’esprit philosophique qu’à la poésie : On peut, ce me semble, d’après ces réflexions, répondre en deux mots à la question souvent agitée, si le sentiment est préférable à la discussion pour juger un ouvrage de goût. L’impression est le juge naturel du premier moment, la discussion l’est du second. Dans les personnes qui joignent à la finesse et à la promptitude du tact, la netteté et la justesse de l’esprit, le second juge ne fera pour l’ordinaire que confirmer les arrêts rendus par le premier. […] Ce petit nombre de réflexions paraît devoir suffire pour justifier l’esprit philosophique des reproches que l’ignorance ou l’envie ont coutume de faire. Observons en finissant, que quand ces reproches seraient fondés, ils ne seraient peut-être convenables et ne devraient avoir de poids que dans la bouche des véritables philosophes […]. Mais le contraire est malheureusement arrivé ; ceux qui possèdent et qui connaissent le moins l’esprit philosophique en sont parmi les plus ardents détracteurs, comme la Poésie est décriée par ceux qui n’en ont pas le talent, les hautes sciences par ceux qui en ignorent les premiers principes, et notre siècle par les écrivains qui lui font le moins d’honneur.465 Cet article est un document important qui témoigne de la diversité des positions sur ce problème, et ne s’efforce pas d’y apporter des solutions définitives. Diderot et D’Alembert énoncent cependant des choses essentielles en affirmant le caractère objectif et universel du goût au sens large du terme. De plus, ils tentent une définition du goût, au sens philosophique du terme, à partir de ce qu’il provoque chez le sujet sensible. Le goût véritable est ce « talent de démêler dans les ouvrages de l’art ce qui doit plaire aux âmes sensibles et ce qui doit les blesser ».466 La définition proposée ne dit donc pas quel serait, en définitive, ce « je ne sais quoi » dont tout le monde parle, mais dit que seuls quelques-uns possèdent le talent de le percevoir. 465 466 Ibid. Ibid. 224 § 2.6 DENIS DIDEROT : PLAISIR, GOÛT, BEAU Les Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau (1751) est un texte qui sera édité l’année suivante dans l’Encyclopédie à l’entrée « beau ». Il s’agit d’un des plus longs articles signés de la main de Diderot. Son incipit débute comme suit : BEAU, adj. (Métaphysique). Avant que d’entrer dans la recherche difficile de l’origine du beau, je remarquerai d’abord, avec tous les auteurs qui ont écrit, que par une sorte de fatalité, les choses dont on parle le plus parmi les hommes, sont assez ordinairement celles qu’on connaît le moins ; et que telle est entre beaucoup d’autres, la nature du beau : on l’admire dans les ouvrages de la nature ; on l’exige dans les productions des arts ; on accorde ou l’on refuse cette qualité à tout moment ; cependant si l’on demande aux hommes du goût le plus sûr et le plus exquis, quelle est son origine, sa nature, sa notion précise, sa véritable idée, son exacte définition ; si c’est quelque chose d’absolu ou de relatif […] les uns avouent leur ignorance, les autres se jettent dans le scepticisme.467 Ce qui a été énoncé au sujet du « goût » caractérise, dans cet article, le « beau » : tout le monde parle et emploie ce terme, mais même les hommes de goût sont bien en peine de le définir. Tout l’enjeu de cette entrée consiste donc à trouver une formulation capable de définir le beau. L’article est composé de trois parties. La première est un inventaire critique, une doxographie, répertoriant les différentes conceptions du beau. Il est fait état de Platon, d’un traité perdu de Saint-Augustin tel que le très cartésien Père André le présente dans son Essai sur le beau468, de Christian Wolff, de Leibniz, du Traité sur le beau du Lausannois Jean-Pierre de Crousaz469, mais aussi de Hutcheson, auquel Diderot consacre un bon nombre de pages, ou encore de Shaftesbury. La seconde partie expose les Denis DIDEROT, Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, éd. R. LEWINTER, 1969-1973 (dorénavant : O. C.), tome 2, Paris, Le club français du livre, 1969, p. 469-470. 468 Je remercie Christian Michel de m’avoir indiqué et prêté cet ouvrage, malheureusement si difficile à trouver : Yves Marie ANDRÉ, Essai sur le beau par le Père André (1741) avec des réflexions sur le goût par M. Formey, Amsterdam, Schneider, 1767. 469 Jean-Pierre DE CROUSAZ, Traité du beau (1714), Paris, Librairie Arthème Fayard, 1985. 467 225 réflexions personnelles de l’auteur. La troisième enfin traite du fonctionnement de l’entendement humain dans la perception du beau. Dans la première partie, la référence à l’un des tous premiers dialogues platoniciens est importante, car elle indique, en filigrane, la thèse que Diderot souhaite défendre in fine, à savoir que le beau n’est pas quelque chose de relatif et qu’il est possible d’en donner une définition. Diderot mentionne le Phèdre mais aussi le Grand Hippias ou Hippias Majeur. Or c’est ce second dialogue qui traite du caractère aporétique du beau. Que le sophiste Hippias y soit excessivement tourné en dérision n’est peut-être pas sans rapport avec la difficulté abyssale que pose à la philosophie l’irruption du beau. Comme le souligne avec acuité Diderot, il se pourrait bien que Platon, dans ce dialogue, ait moins en vue l’enseignement de la vérité que la volonté de désabuser ses concitoyens sur le compte des Sophistes.470 Et Socrate d’interroger : « Réponds-moi donc, étranger, dira notre homme, cette beauté qu’est-ce que c’est ? »471 Et Hippias de répondre, ne comprenant pas qu’il est interrogé sur l’essence du beau comme tel : le beau, c’est une belle fille. Socrate rétorque ironiquement que, dans ce cas, le beau est donc une belle cavale, une belle lyre ou encore une belle marmite (288c) ! Bien que la question du goût soit éminemment moderne – en tant qu’elle est tributaire d’une théorie du sujet qui se rapporte à un objet en se le représentant –, l’exemple de la marmite de Socrate semble déjà annoncer cette curieuse proximité entre le « beau » et le « bon ». Dans ce texte, on trouve l’origine probable de la hiérarchie entre les différents sens, mentionnée en introduction. Socrate, soucieux de distinguer le beau de l’agréable, n’accorde le premier attribut qu’aux plaisirs qui nous viennent de l’ouïe et de la vue, à l’exclusion de ceux de l’odorat, du goût, ainsi que du toucher : Il n’y aurait personne qui ne se moquerait de nous, si nous prétendions que manger est, non pas agréable mais beau ; ou si au lieu d’appeler agréable une odeur agréable que nous respirons, nous l’appelions belle ; pour ce qui a trait à l’amour, tout le monde nous opposerait, je pense, que si c’est tout ce qu’il y a d’agréable, on doit cependant, D. DIDEROT, ibid., p. 489. PLATON, Le Grand Hippias ou du beau, Œuvres complètes, I, trad. et notes L. Robin, Paris, Gallimard, 1950, (287 c-d), p. 30. 470 471 226 quand on le fait, le faire de telle sorte que personne ne nous voie, comme si, de se laisser voir alors, était tout ce qu’il y a de plus laid.472 La voie qui consiste à définir le beau en fonction de la jouissance qu’il procure est écartée. Les plaisirs ayant une valeur philosophique sont ceux provenant de la vue et de l’ouïe : les plaisirs gustatifs en sont dépourvus. Les plaisirs de la table ne sont pas jugés dignes d’être pris en considération car, plus que tous les autres, ils sont sujets au changement. Ils ne sont ni stables ni identiques à eux-mêmes et leur moteur est le désir conçu comme manque. À ce titre, ils sont susceptibles de plus ou de moins et, par voie de conséquence, ils courent constamment le risque de se changer en déplaisir lorsqu’ils versent dans l’excès. Il est très significatif que Diderot fasse référence à ce texte platonicien qui opère, selon l’excellente formule que j’emprunte à Jacques Rancière, un « partage du sensible ».473 Diderot opère une remarquable substitution dans les définitions qu’il propose. En un premier temps, le plaisir se voit défini en termes de « perceptions de rapports ». Or cette même définition s’applique au goût et puis au beau. En 1748, dans ses Mémoires sur différents sujets de mathématiques, il écrit : Le plaisir, en général, consiste dans la perception des rapports. Ce principe a lieu en poésie, en peinture, en architecture, en morale, dans tous les arts et dans toutes les sciences. Une belle machine, un beau tableau, un beau portique ne nous plaisent que par les rapports que nous y remarquons […]. La perception des rapports est l’unique fondement de notre admiration et de nos plaisirs […]. Ce principe doit servir de base à un essai philosophique sur le goût, s’il se trouve jamais quelqu’un d’assez instruit pour en faire une application générale à tout ce qu’il embrasse.474 Or, en mai 1751, dans une missive adressée à Mademoiselle de La Chaux, éditée plus tard comme « Addition pour servir d’éclaircissement à quelques endroits » de la Lettre sur les Sourds et Muets, Diderot définit le goût en ces termes : PLATON, ibid., p. 385. Jacques RANCIÈRE, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 47. 474 D. DIDEROT, « Mémoires sur différents sujets de mathématiques », cité en introduction aux « Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau » dans les Œuvres esthétiques, p. 387-388. Je souligne. 472 473 227 Quelqu’un d’autre, Mademoiselle, vous fera l’histoire des opinions différentes des hommes sur le goût, et vous expliquera, ou par des raisons, ou par des conjectures, d’où naît la bizarre irrégularité que les Chinois affectent partout. Je vais tâcher, pour moi, de vous développer en peu de mots l’origine de ce que nous appelons le goût en général ; vous laissant à vous-même le soin d’examiner à combien de vicissitudes les principes en sont sujets. La perception des rapports est un des premiers pas de notre raison […]. Le goût en général consiste dans la perception des rapports. Un beau tableau, un poème, une belle musique ne nous plaisent que par les rapports que nous y remarquons.475 Ainsi, le goût se voit ramené par Diderot, en un premier temps, à un exercice plus ou moins subreptice de l’entendement.476 Loin d’être ignorant et spontané, il est une opération de la raison qui consiste à percevoir les agencements, les rapports, entre les différentes parties d’une chose. Mais il convient ici de convoquer la définition du « beau » dans les Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau : Beau est un terme que nous appliquons à une infinité d’êtres ; mais quelque différence qu’il y ait entre ces êtres, il faut ou que nous fassions une fausse application du terme beau, ou qu’il y ait dans tous ces êtres une qualité dont le terme beau soit le signe. […] Or il n’y a que la notion de rapport, capable de ces effets. J’appelle donc beau hors de moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de rapports ; et beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée.477 Comment comprendre cette curieuse substitution du terme « goût » par le terme « beau » ? Si ce n’est que le goût est encore plus ardu à définir et à saisir que le beau ? Le goût « inconstant et capricieux », comme le désigne Diderot dans cette même lettre, n’est peut-être pas un point de départ fiable pour théoriser l’expérience esthétique ? Faut-il voir dans cette substitution une D. DIDEROT, Lettre à Mademoiselle ***, O. C., tome 2, Paris, 1969, p. 577-578. Je souligne. 476 Nicolas GRIMALDI, « Quelques paradoxes de l’esthétique de Diderot » dans L’ardent sanglot. Cinq études sur l’art, La Versanne, Encre Marine, p. 39. 477 D. DIDEROT, Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, O. C., tome 2, Paris, 1969, p. 492-493. Je souligne. 475 228 influence du « platonisme » de Shaftesbury ? Car, ainsi que le rappelle Gusdorf, « Diderot est entré en littérature en traduisant l’Essai sur le mérite et la vertu, il s’était identifié avec l’auteur au point de pouvoir écrire : “ J’ai lu et relu ; je me suis rempli de son esprit ; et j’ai pour ainsi dire fermé son livre lorsque j’ai pris la plume. ” »478 Nous en sommes vraisemblablement réduits à formuler des hypothèses sur ce point, car Diderot écrit en 1765 : Mais que signifient tous ces principes [énoncés dans l’Essai sur la peinture], si le goût est une chose de caprice, et s’il n’y a aucune règle éternelle, immuable, du beau ?479 Dans cet extrait, goût et beau sont liés par la nécessité d’obéir à des règles communes qui les garantissent de l’arbitraire. Diderot, s’il renonce à sa première définition du goût comme « perceptions de rapports », ne le considère pas pour autant comme quelque chose de parfaitement arbitraire et irrationnel. En définissant à titre expérimental le beau en termes de « perception de rapport », Diderot s’inscrit dans le grand héritage antique du Nombre d’Or, des théories de Pythagore et de Vitruve ou, plus proche de nous, d’Alberti480 ou encore de Vinci.481 Or il est difficile de considérer que le goût soit capable de saisir avec acuité des rapports mathématiques idéaux. Mais, à l’inverse, cet esprit de finesse qui s’appelle le goût est plus rare que l’esprit de géométrie. L’homme de goût est un intuitif qui sait reconnaît du premier coup d’œil des qualités ignorées du plus grand nombre. Dans Les Essais sur la peinture (1766), le goût est défini comme suit : Qu’est-ce donc que le goût ? Une facilité acquise, par des expériences réitérées, à saisir le vrai ou le bon, avec la circonstance qui le rend beau, et d’en être promptement et vivement touché.482 Comme le souligne Françoise Badelon, « […] l’esthétique de Diderot évolue considérablement entre la Lettre sur les sourds et les muets et le Salon de 1767, d’une théorie de l’imitation vers l’imitation d’un archétype idéal […] sous Georges GUSDORF, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1976, p. 242. 479 D. DIDEROT, Essai sur la peinture, O. C., tome 6, Paris, 1970, p. 314. 480 Leon Battista ALBERTI, La peinture, texte latin, trad. française, version italienne, Paris, Seuil, 2004, p. 81. 481 L. DE VINCI, La peinture, p. 116-119. 482 D. DIDEROT, Essai sur la peinture, O. C., tome 6, p. 316. 478 229 l’influence de Shaftesbury […] ».483 Il n’est donc pas interdit de penser que, loin de renoncer à conférer une assise théorique stable à la notion de « goût », Diderot considère que ce terme est intimement lié, comme c’est le cas également chez Shaftesbury, à celui de « beau ». À ce titre, le goût n’est donc pas quelque chose de purement arbitraire, contrairement à ce que soutient Voltaire. Ernst Cassirer propose une interprétation intéressante qui permet de concilier l’abandon de la définition du goût comme « perception de rapports » au profit de celle du beau avec, toutefois, la possibilité de ne pas renoncer à conférer au goût une valeur forte. Il écrit : Le goût, selon [Diderot], est à la fois subjectif et objectif : subjectif, parce qu’il ne repose sur rien d’autre que le sentiment individuel, objectif, parce que ce sentiment n’est justement que le résultat et l’écho de centaines d’expériences individuelles. En tant que simple fait, dans sa pure présence, le goût n’est sans doute pas autrement susceptible d’une définition et d’un fondement, c’est un « je ne sais quoi » ; mais nous aurons une connaissance indirecte de cet inconnaissable en rapportant cette présence à son passé. En tout jugement de goût, se condensent d’innombrables expériences antérieures. Ces jugements ne sont pas plus réductibles à des considérations spéculatives qu’à un simple « instinct » : l’« instinct » du beau ne serait rien d’autre qu’une qualitas occulta, à laquelle il est tout aussi stérile de recourir en psychologie qu’en physique et tout aussi sévèrement interdit.484 Or, justement, cette « pure présence du goût », bien qu’indéfinissable, n’en est pas moins une réalité incontestable pour Diderot : il y a bien un goût « vrai » et « grand » qu’il s’agit de défendre et d’illustrer contre les « petits goûts », les goûts « dépravés ». C’est ce dont témoignent une multitude d’écrits, sans doute moins « métaphysiques » que l’article « beau » de l’Encyclopédie mais très significatifs quant à l’importance conférée à cette notion. F. BADELON, « Introduction » aux Œuvres de Mylord comte de Shaftesbury, contenant différents ouvrages de philosophie et de morale, traduites de l’anglais, Genève 1769, établissement du texte, introduction, bibliographie et notes par F. Badelon, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 96. 484 E. CASSIRER, La philosophie des lumières, p. 303-304. 483 230 Diderot, dans son Salon de 1767, défend, en matière de goût, la légitimité du jugement des hommes de lettres contre ceux des « amateurs ». Comme le souligne Charlotte Guichard dans son ouvrage consacré à cette catégorie sociale spécifique aux Lumières française, Diderot « conteste en particulier leur légitimité à prononcer des jugements de goût, fondée sur un modèle proposé par l’Académie royale de peinture, qui affaiblit l’importance de la culture littéraire au profit d’un goût formé dans les sociabilités nouvelles avec des artistes, les pratiques artistiques en amateur et la possession des œuvres ».485 Une année auparavant, dans son Essai sur la peinture (1766), il confie à son ami Grimm sa consternation au sujet des modèles d’atelier, si éloignés de la nature et de ses charmes, dont les positions sont « contraintes », « apprêtées » et toujours « gauchement exprimées » par un même « pauvre diable, gagé pour venir trois fois la semaine se déshabiller et se faire mannequiner par un professeur ».486 Plus avant dans le même essai, Diderot note avec humour ceci : J’ai connu un jeune homme plein de goût, qui, avant de jeter le moindre trait sur sa toile, se mettait à genoux et disait : “Mon Dieu, délivrez-moi du modèle.” S’il est si rare aujourd’hui de voir un tableau composé d’un certain nombre de figures, sans y retrouver, par-ci, parlà, quelques-unes de ces figures, positions, actions, attitudes académiques, qui déplaisent à la mort à un homme de goût, et qui ne peuvent en imposer qu’à ceux à qui la vérité est étrangère, accusez-en l’éternelle étude du modèle de l’école.487 Contre l’école et l’imitation servile des modèles académiques, Diderot défend une conception vériste488 de l’imitation dans laquelle l’action conjuguée du génie et des aptitudes techniques produit une œuvre sublime et pathétique.489 L’art est classiquement conçu par le critique comme une « imitation du réel ». Or le langage académique n’est pas « vrai », il imite « mal ». Ce qui ne veut pas dire, à l’inverse, qu’il est souhaitable d’imiter, au nom de cette exigence de vérité, Charlotte GUICHARD, Les amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2008, p. 10. 486 D. DIDEROT, Essai sur la peinture, O. C., tome 6, Paris, 1970, p. 256-257. 487 Ibid., p. 257. 488 N. GRIMALDI, op. cit., p. 47. 489 D. DIDEROT, « Article Génie » dans Œuvres esthétiques (1968), éd. P. Vernière, Paris, Éditions Garnier Frères, 1994, 9-17. 485 231 tout ce qui se trouve dans la nature ! Diderot le formule explicitement dans ce même Salon : L’imitation rigoureuse de la nature rendra l’art pauvre, petit, mesquin mais jamais faux ou maniéré. C’est de l’imitation de la nature soit exagérée soit embellie que sortiront le beau et le vrai, le maniéré et le faux ; parce qu’alors l’artiste est abandonné à sa propre imagination. Il reste sans aucun modèle précis.490 Toute réalité n’est pas bonne à imiter. Lorsqu’il reproche à Boucher de ne prendre le pinceau que pour nous montrer fesses et tétons, ce n’est point parce que les poses des modèles sont académiques, tant s’en faut, ni même que les modèles manquent de « naturel ». S’il est bien aise d’en voir, Diderot ne veut point qu’on lui les montre ! Pour l’homme de goût, en effet, ce qui est charmant en nature ne l’est pas en peinture. Boucher, véritable peintre de la « dépravation des mœurs », manifeste et révèle la « décadence » à la fois de la peinture et du bon goût : Je ne sais que dire de cet homme-ci. La dégradation du goût, de la couleur, de la composition, des caractères, de l’expression, du dessin, a suivi pas à pas la dépravation des mœurs.491 En effet, même si le « sentiment de la chair », le sang, la vie « qui font le désespoir du coloriste »492 sont les réalités les plus difficiles à rendre en peinture — en tant qu’elles sont les plus changeantes, les plus perméables aux mouvements de l’âme et donc aussi les plus insaisissables —, le virtuose ne doit pas en faire étalage, faute de tomber dans le « mauvais goût ». Le goût dépravé ne « pense pas » et semble être parfois une affaire de famille, à en croire ce que dit Diderot, dans le même Salon, au sujet de Baudoin, le gendre de Boucher : Toujours petits tableaux, petites idées, compositions frivoles, propres au boudoir d’une petite maîtresse, à la maison d’un petit maître ; faites pour petits abbés, de petits robins, de gros financiers ou autres personnages sans mœurs et d’un petit goût.493 490 491 492 493 D. D. D. D. DIDEROT, DIDEROT, DIDEROT, DIDEROT, Salon de 1767, O. C., tome Salon de 1765, O. C., tome Essai sur la peinture, O. C., Salon de 1767, O. C., tome 7, Paris, 1970, p. 416. 6, p. 39. tome 6, p. 264. 7, p. 225. 232 Mais il ne faut pas s’empresser trop vite de conclure que Diderot fait preuve de « moralisme » en matière de goût. Il est vrai que Un père qui vient de payer la dot de sa fille de Jean-Baptise Greuze, toile plus connue sous le nom d’Accordée du village et présenté au Salon de 1761, devient l’occasion d’un discours édifiant sur les devoirs du mariage, la modestie et les vertus du travail honnête. Diderot écrit au sujet de cette toile : C’est certainement ce que Greuze a fait de mieux. Ce morceau lui fera honneur, et comme peintre savant dans son art, et comme homme d’esprit et de goût. Sa composition est pleine d’esprit et de délicatesse. Le choix de ses sujets marque de la sensibilité et des bonnes mœurs.494 Il faut souligner le fait que la « délicatesse » du goût s’accompagne toujours de l’« esprit » et qu’à l’inverse le mauvais goût en est dépourvu, comme on vient de le voir chez Baudoin, ce qui va dans le sens d’une valorisation du goût « juste » comme vecteur d’idées et donc d’une forme de « connaissance » au sens large du terme : ne s’attachant pas exclusivement à l’agrément superficiel procuré par les belles formes, le bon goût nous donne à penser en exposant un contenu de sens qui transcende la simple représentation formelle. Il faut aussi souligner le fait que goût, selon Diderot, n’est pas arrêté une fois pour toutes : il évolue en fonction de l’âge, s’éduque et se bonifie avec le temps : Chaque âge a ses goûts. Des lèvres vermeilles bien bordées, une bouche entrouverte et riante, de belles dents blanches, une démarche libre, le regard assuré, une gorge découverte, de belles grandes joues larges, un nez retroussé, me faisaient galoper à dix-huit ans. Aujourd’hui, que le vice ne m’est plus bon, et que je ne suis plus bon au vice, c’est une jeune fille qui a l’air décent et modeste, la démarche composée, le regard timide, et qui marche en silence à côté de sa mère, qui m’arrête et me charme. Qui est-ce qui a le bon goût ? Est-ce moi à dix-huit ans ? Est-ce moi à cinquante ? […] Pour arracher de l’homme la vérité, il faut à tout moment donner le change à la passion, en empruntant des termes généraux et abstraits. C’est qu’à dix-huit 494 D. DIDEROT, Salon de 1761, O. C., tome 5, p. 102. 233 ans, ce n’était pas l’image de la beauté, mais la physionomie du plaisir qui me faisait courir.495 Tout comme le plaisir, le goût est affaire de mesure : son excès peut s’avérer aussi néfaste que son absence. L’excès de goût engendré par le luxe et le raffinement peut avoir des conséquences délétères. Dans un plaisant petit texte rédigé à titre de « fragment préalable » au Salon de 1769, intitulé Regrets sur ma vieille robe de chambre ou avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, Diderot écrit ceci : Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi, j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner. J’étais pittoresque et beau. L’autre [que vient de lui offrir Mme Geoffrin], roide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât, car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière ? Un de ses pans s’offrait pour l’essuyer. L’encre épaisse refusait-elle de couler de ma plume ? Elle présentait le flanc. […] Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant. On ne sait qui je suis. […] Maudit soit le précieux vêtement que je révère ! Où est mon ancien, mon humble, mon commode lambeau de calmande ? Mes amis, gardez vos vieux amis, craignez l’atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises : l’opulence a sa gêne. […] Ces deux jolis plâtres que je tenais de l’amitié de Falconet et qu’il avait réparés luimême, déménagés par une Vénus accroupie. L’argile moderne brisée pas le bronze antique. […] Instinct funeste des convenances ! tact délicat et ruineux ! goût, goût sublime qui changes, qui déplaces, qui édifies, qui renverses, qui vides les coffres des pères, qui laisses les filles sans dot, les fils sans éducation, qui fais tant de belles choses et de si grands maux ; toi qui substituas chez moi le fatal et précieux bureau à la table de bois, c’est toi qui perds les nations, c’est toi qui peut-être un jour conduiras mes effets sur le pont Saint-Michel où l’on 495 D. DIDEROT, « Essai sur la peinture » dans Œuvres esthétiques, p. 697-698. 234 entendra la voix enrouée d’un crieur dire : « À vingt louis une Vénus accroupie. »496 Au vu de ce qui précède, et en l’absence d’une définition précise du goût, qu’est-ce qui confère au critique sa légitimité de censeur et de garant du bon goût ? La position de Diderot sur ce point rejoint celle de David Hume : le jugement des experts est une source indiscutable de la norme du goût. Concrètement, il convient de s’astreindre à un véritable apprentissage du métier de critique par l’étude des différentes techniques. Si nous savons maintenant que son initiation artistique est non seulement antérieure à la composition du premier Salon, mais aussi à la rédaction de l’article « Beau »,497 cette formation s’intensifie entre 1759 et 1763. Durant cette période, Diderot se rend dans les ateliers de ses amis Chardin, La Tour, Falconet. Il revendique des compétences techniques au point de dire dans la préface au Salon de 1765 : S’il m’arrive de blesser l’artiste, c’est souvent avec l’arme qu’il a luimême aiguisée. Je l’ai interrogé, et j’ai compris ce que c’était que finesse de dessin et vérité de nature. J’ai conçu la magie de la lumière et des ombres. J’ai connu la couleur. J’ai acquis le sentiment de la chair. Seul, j’ai médité ce que j’ai vu et entendu ; et ces termes de l’art, unité, variété, contraste, symétrie, ordonnance, composition, caractères, expression, si familiers dans ma bouche, si vagues dans mon esprit, se sont circonscrits et fixés.498 Il y a donc bien une expérience sensible ou, plus précisément, érotique, dans le rapport que le critique entretient à l’œuvre : il s’agit de connaître la couleur et d’acquérir le sentiment intime de la chair. Mais celle-ci ne suffit pas. Elle se voit nécessairement doublée d’une dimension intelligible : il s’agit de com-prendre, de prendre à soi la « finesse du dessin » et la « vérité de la nature », de concevoir la lumière et les ombres. La manière qu’a Diderot d’évoquer cette question du goût est fort différente de ce que Baumgarten entreprend avec sa métaphysique de l’Art. Il est toutefois possible de trouver entre ces deux approches un important point de D. DIDEROT, Regrets sur ma vieille robe de chambre ou Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, O. C., tome 8, Paris, 1971, p. 8-10. 497 Gita MAY, « présentation » à D. DIDEROT, Essais sur la peinture, O. C., tome 14, éd. Jean Varloot, Paris, 1984, p. 335. 498 D. DIDEROT, Salon de 1765, O. C., tome 6, p. 16. 496 235 convergence : la place accordée à la rhétorique. Il n’est pas rare, en effet, que Diderot remplace la description des tableaux exposés dans les Salon successifs par un éloge de la peinture, ou qu’il substitue un tableau imaginaire aux tableaux exposés, souvent jugés décevants. La tension entre la nécessité de rendre compte d’une expérience esthétique vécue et la vieille tentation rhétorique de l’ékphrasis499 est extrême dans l’œuvre critique de Diderot. À l’instar de ce qu’écrit Philostrate, la parole doit, selon Diderot, être en mesure de peindre et de dépeindre la « vérité »500 des choses aussi bien, voire mieux, que ne le ferait un pinceau.501 Le critique d’art, comme le sophiste, s’éloigne très souvent de la description des tableaux présents pour se tourner vers des tableaux absents, formés par son imagination et qui prennent corps dans le discours. Or, pour que cet exercice ne devienne pas arbitraire, c’est, une fois encore, le goût qui est nécessaire : Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle, qu’avec un peu d’imagination et de goût on les réalisera dans l’espace, et qu’on y posera les objets à peu près comme nous les avons vus sur la toile.502 Pour conclure en rendant davantage justice à Diderot, il faut encore rappeler que la dimension strictement descriptive des Salons, si l’on retranche les longues digressions sans rapport direct avec le tableau, répond à la nécessité factuelle de rendre compte des œuvres aux destinataires étrangers du texte qui ne pouvaient pas voir les tableaux. À ce titre, les descriptions ne relèvent donc pas seulement d’une reprise nostalgique de l’ancienne ékphrasis. Stéphane LOJKINE, L’Œil révolté. Les Salons de Diderot, Paris/Arles, Éditions Jacqueline Chambon, 2007, p. 99 sq. 500 PHILOSTRATE, La Galerie de tableaux, trad. A. Bougot (1881), révisée et annotée par F. Lissarrgue, préface P. Hadot, Paris, Les Belles-Lettres, 1991. L’incipit de l’ouvrage indique : « Ne pas aimer la peinture, c’est mépriser la vérité même. » 501 P. HADOT, « Préface » à ibid., p. XII. 502 D. DIDEROT, Salon de 1765, p. 19. 499 236 § 2.4 EDMUND BURKE : LA QUESTION DU GOÛT, UN AJOUT DE 1759 L’ouvrage d’Edmund Burke (1729-1797) paraît la même année que la Norme du goût de son ami David Hume.503 S’il partage avec Diderot une même critique des canons trop figés, le titre choisi par l’homme politique et philosophe irlandais, A philosophical Inquiry into our Ideas of Sublime and Beautiful, rappelle celui donné par Hutcheson à son ouvrage de 1725 : An inquiry into the Originals of our Ideas of Beauty and Virtue. Mais la comparaison avec Hutcheson s’arrête là. L’originalité des réflexions de Burke réside en ceci que la question du goût est posée indépendamment de la question morale, mais en étroite relation avec une théorie des passions. Cette indépendance de la question du goût et de celle de la morale est présente chez Hume, mais elle reste vraiment exceptionnelle avant le tournant opéré par la Critique de la Faculté de Juger. De plus, ces deux philosophes n’ont pas recours à l’expédient qui consiste à expliquer le goût par l’invention d’un « sixième » sens spécifique, ainsi que le font Du Bos puis Hutcheson.504 « Dans cette question du goût, écrit Baldine Saint-Girons, il importe d’abord à Burke de prendre position par rapport à ses prédécesseurs immédiats : non seulement Hume, à la différence duquel il ne met pas en question la possibilité de trouver un “étalon du goût”, mais aussi Adam Smith et Gerard, en France, Montesquieu, Voltaire et D’Alembert, dont les articles avaient été réunis dans l’Encyclopédie en 1757. »505 Après avoir remarqué que l’auteur du traité Du sublime a souvent confondu l’idée du beau avec celle du sublime, Burke écrit : Cette confusion d’idées n’a pu manquer de rendre nos raisonnements forts imprécis et peu concluants. Si on pouvait y remédier, ce serait seulement […] par un examen diligent des passions et par une B. ST-GIRONS, « Avant-propos » à E. BURKE, Recherche sur l’origine de nos idées de sublime et du beau, p. 14. 504 La critique du « 6e sens » apparaît clairement dans cet extrait : « Avant de quitter ce sujet, je ne puis m’empêcher de faire état d’une opinion assez répandue suivant laquelle le goût constituerait une faculté séparée de l’esprit, distincte du jugement et de l’imagination ; une sorte d’instinct par lequel nous serions naturellement frappés, au premier coup d’œil et sans aucun raisonnement antérieur, des beautés et des défauts d’une composition. » E. BURKE, ibid., p. 75. Je souligne. 505 B. ST-GIRONS, ibid., p. 21. 503 237 investigation sévère et attentive des lois de la nature par lesquelles ces propriétés sont capables d’affecter le corps et ainsi d’éveiller nos passions. Si cela pouvait être fait, il [i.e Burke] imaginait que les règles qu’il serait alors possible de déduire d’une telle recherche pourraient s’appliquer sans trop de difficulté aux arts imitatifs et à tout ce qu’ils concernent.506 La partie consacrée explicitement à la question du goût a été ajoutée deux ans après la première édition de la Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau. La préface à la seconde édition de 1759 s’ouvre comme suit : Je me suis efforcé de rendre cette édition plus complète et plus satisfaisante que la première. J’ai recherché avec le plus grand soin et lu avec une égale attention tout ce qui a été publié contre mes opinions […]. Bien que je n’aie pas trouvé de raison suffisante […] pour modifier sensiblement ma théorie, j’ai jugé nécessaire de l’expliquer, de l’illustrer et de la renforcer en maints endroits. J’ai placé en tête du livre un discours d’introduction sur le goût, sujet curieux en soi, et qui conduit assez naturellement à notre recherche principale.507 Selon moi, cette introduction peut parfaitement faire l’objet d’une étude à part entière. En effet, les rapports qui conduisent « naturellement » de la question du goût à celles de l’origine de nos idées du sublime et du beau sont loin d’avoir été explicités par Burke. Certes, l’odorat et le goût contribuent également à former l’idée de grandeur, l’une des causes remarquables de l’idée de sublime.508 Il n’en demeure pas moins que cet ajout de 1759 se présente davantage comme un essai autonome sur la question goût que comme une véritable introduction au texte de 1757. C’est à ce titre qu’il sera étudié dans ce qui suit. La réponse apportée par Burke à l’adage scolastique médiéval devenu proverbial, avant d’être formulé comme une question philosophique (De gustibus et coloribus non est disputandum), est, me semble-t-il, d’une extrême ingéniosité. Le philosophe réussit le tour de force qui consiste à concilier l’idée E. BURKE, ibid., p. 56. Je souligne. Ibid., p. 57. Je souligne. 508 E. BURKE, ibid., Partie 2, “VII. Du vaste”, p. 119. « Quoi qu’il en soit, il ne serait pas déplacé d’ajouter à ces remarques sur la grandeur [magnitude] que si l’infiniment grand est sublime, l’infiniment petit ne l’est pas moins. » 506 507 238 d’une norme objective du goût, inscrite dans la nature humaine, universellement reconnue comme telle, et la multiplicité des « goûts », observable sur le plan empirique : Tous les hommes s’accordent à dire que le vinaigre est acide, le miel doux et l’aloès amer ; et, de même qu’ils s’accordent sur les qualités qui se trouvent dans ces objets, ils ne diffèrent aucunement sur la question du plaisir et de la douleur qu’ils produisent, et déclarent la douceur plaisante, l’acidité et l’amertume déplaisante.509 La multiplicité des goûts ne doit pas être prise au sens d’une multiplicité des contenus des objets de goût mais bien la qualité des sensations de plaisir et de peine éprouvées au contact de ces objets, multiplicité dont le contenu varie en fonction des personnes, de l’âge et de l’éducation : Qu’on préfère le goût du tabac à celui du sucre, ou l’arôme du vinaigre à celui du lait, cela ne jette aucune confusion dans les goûts, si l’on sait que le tabac et le vinaigre ne sont pas doux et que l’habitude seule a rendu le palais sensible à ces plaisirs étrangers.510 Par contre, si l’effet produit varie en fonction du sujet, les qualités sapides des objets et le jugement que nous formulons à leur encontre sont maintenus dans leur objectivité, même si l’habitude, le défaut d’organes, voire la folie peuvent parfois rendre aimable un goût universellement reconnu comme déplaisant : On peut discuter des goûts et même avec une certaine précision. Mais, si quelqu’un déclarait que le tabac a le goût du sucre, qu’il ne peut guère distinguer le lait du vinaigre, ou encore que le tabac et le vinaigre sont doux, le lait amer et le sucre acide, nous conclurions aussitôt que ses organes sont déréglés et que son palais est complètement vicié. Discourir alors des goûts serait comme raisonner sur les relations de quantité avec quelqu’un qui nierait que toutes les parties ensemble fussent égales au tout ! Nous ne dirions pas de pareil interlocuteur qu’il a de fausses notions, mais qu’il est absolument fou.511 509 510 511 Ibid., p. 64. Ibid. Ibid. 239 Burke va très loin dans l’affirmation du caractère objectif du goût qu’il compare au raisonnement arithmétique. Il distingue clairement la dimension idiosyncrasique impliquée dans le jugement de goût de l’existence indiscutable des qualités sapides des objets : Ces deux exceptions ne sauraient guère infirmer la règle générale et nous obliger à conclure que les hommes ont des principes différents concernant les relations de quantité ou le goût des choses. Aussi, lorsqu’on dit qu’on ne peut disputer du goût, veut-on simplement dire que personne ne peut répondre précisément du plaisir et de la douleur qu’un homme particulière. particulier trouve dans le goût d’une chose 512 Par une inversion peu courante, qu’il s’agit de souligner ici, c’est le sens figuré du terme et l’accord qui règne à son sujet qui garantissent, en retour, le caractère objectif du goût pris au sens physiologique du terme : De cette concordance de leurs sentiments [à l’égard du fait que le vinaigre est acide, le miel doux et l’aloès amer] témoigne l’assentiment universel donné aux métaphores tirées du sens du goût. L’aigreur du caractère, l’amertume des expressions, des imprécations du sort, voilà ce que chacun entend fort bien ; et parler d’une douceur de disposition, de personne, de condition, etc., ne crée aucune difficulté de compréhension.513 Ainsi, après avoir établi le caractère indiscutablement objectif du goût, Burke opère une comparaison entre les plaisirs qu’il procure et ceux engendrés par le sens de la vue. Il remarque que les plaisirs engendrés par la vue sont reconnus de façon moins équivoque que ceux du goût : L’accord du genre humain ne se borne pas au goût. Le principe du plaisir qu’on reçoit de la vue est le même chez tous. La lumière plaît davantage que l’obscurité. L’été, cette saison où la terre se couvre de verdure, où le ciel est serein et brillant, est plus agréable que l’hiver, où tout diffère tant d’aspect. Je ne me rappelle pas de spectateurs qui, en présence d’un bel objet — homme, quadrupède, oiseau, plante — 512 513 Ibid. Ibid. 240 ne s’accordent pas aussitôt sur leur attente ou voient plus de beauté ailleurs. […] Remarquons, d’ailleurs, que les plaisirs de la vue ne son pas aussi compliqués, brouillés et altérés par des habitudes et des associations non naturelles que les plaisirs du goût : ils tiennent plus ordinairement à eux-mêmes et ne sont pas aussi souvent adultérés par des considérations qui en sont indépendantes.514 Si Burke ne pose pas expressément de hiérarchie entre les plaisirs du goût et ceux de la vue, nous retrouvons pourtant dans cet extrait l’un des facteurs explicatifs du statut peu enviable du goût dans l’histoire de la métaphysique. Par contraste avec le sens de la vue, celui du goût n’est pas stable et identique à soi, il est complexe, s’altère facilement et change en fonction d’une multitude de paramètres. Burke l’explique en définissant le goût comme une idée complexe composée de trois éléments essentiels : la perception primaire des plaisirs des sens, la perception secondaire issue de l’imagination et enfin la synthèse opérée par l’entendement de ces deux premières perceptions : En somme, il me paraît que ce qu’on appelle goût, dans son acception la plus générale, n’est pas une idée simple, mais se compose d’une perception des plaisirs primitifs des sens, des plaisirs secondaires de l’imagination et des conclusions de la faculté de raisonner touchant les différentes relations entre ces deux types de plaisir touchant les passions, les mœurs et les actions des hommes. Tout cela est indispensable pour former le goût, et les assises en sont identiques dans l’esprit humain ; car, comme les sens constituent les grands originaux de toutes nos idées, et donc de tous nos plaisirs, ils ne sont pas incertains et arbitraires. Les assises du goût sont communes à tous les hommes et constituent donc un fondement suffisant pour des raisonnements décisifs. 515 La référence à la théorie lockienne de l’origine de nos idées, comme on la trouve chez Hutcheson également, est ici parfaitement explicite. Le goût, à titre d’idée complexe, présente des principes uniformes contenus dans l’essence de la nature humaine. Or, la diversité des goûts s’explique en vertu de cette complexité. C’est parce que le goût relève essentiellement de la sensibilité et du jugement qu’il 514 515 Ibid., p. 65. Je souligne. Ibid., p. 73. Je souligne. 241 varie en fonction de la prédominance de l’une ou de l’autre de ces dispositions chez le sujet : Tant que nous considérons le goût uniquement selon sa nature et son espèce, ses principes sont parfaitement uniformes ; mais ils diffèrent chez les individus selon les éléments qui prédominent. Car la sensibilité et le jugement, qualités qui composent ce que nous appelons d’ordinaire le goût, diffèrent extrêmement d’une personne à l’autre. Un défaut de la première qualité produit un manque de goût ; une faiblesse de la seconde constitue un goût faux ou mauvais.516 Nonobstant le caractère éminemment variable des différents goûts, Burke, une fois de plus, pousse très loin l’affirmation de l’objectivité du goût à titre de faculté qui relève autant de la sensibilité que de l’entendement, allant jusqu’à soutenir que les jugements portés sur les œuvres d’art sont moins susceptibles d’être discutés que les systèmes philosophiques : Et il faut dire que, dans l’ensemble, les hommes diffèrent plutôt moins sur les matières de goût que sur la plupart des sujets qui relèvent de la raison toute nue ; et que les hommes s’accordent mieux sur l’excellence d’une description de Virgile que sur la vérité ou la fausseté d’une théorie d’Aristote.517 En d’autres termes, avec Burke, l’expérience esthétique du goût, inscrite dans une théorie empiriste de la connaissance, acquiert une valeur inédite. Aucun de ses prédécesseurs n’avait osé affirmer que la vérité du jugement de goût excède de beaucoup celle du raisonnement philosophique. 516 517 Ibid. Ibid., p. 504. 242 Un des principes j’applique de méthode constamment que dans mes recherches consiste à identifier dans les textes, comme dans les contextes sur lesquels je travaille, ce que Feuerbach appelait l’élément philosophique, c’est-àdire le point Entwicklungsfähigkeit, de le locus leur et le moment où ils sont susceptibles d’être poussés. Pourtant quand nous interprétons et que nous déployons le texte d’un auteur en ce sens, il arrive toujours un moment où l’on se rend compte qu’il n’est pas possible de poursuivre sans contrevenir aux règles les plus élémentaires de l’herméneutique. Cela signifie que le déploiement du texte étudié a atteint un point d’indécidabilité impossible de où distinguer il devient l’auteur de l’interprète. GIORGIO AGAMBEN Qu’est-ce qu’un dispositif ? 243 244 TROISIÈME PARTIE METAPHYSIQUE DE L’ART ET VERITE DU GOUT : ANTHONY EARL OF SHAFTESBURY Après avoir envisagés différentes conceptions du goût dont la principale caractéristique a été de prendre comme point de départ le sujet et ses affections, il s’agit à présent de revenir quelque peu en deçà de l’opposition entre « métaphysique de l’Art » et « esthétiques du goût ». § 1.1 NOTE MÉTHODOLOGIQUE Avant d’entrer dans la problématique propre à Shaftesbury, je me dois de formuler une brève remarque d’ordre méthodologique. En effet, achever une étude par un auteur antérieur, d’un point de vue chronologique, à tous les autres auteurs étudiés peut paraître fort discutable. Or il s’agit d’un choix délibéré de ma part qu’il m’appartient ici d’expliciter. Dans le prologue, j’ai indiqué que mon propos ne consistait pas à proposer une série de monographies orientées à partir d’une question, ni à reconstruire une histoire des idées linéaire, guidée par une causalité efficiente visant à retracer, à partir de sources bibliothécaires, les influences réciproques des différents auteurs convoqués, mais bien à réfléchir en termes de convergences, c’est-à-dire en proposant une lecture dialogique des textes, afin de déployer ce que je conçois, dans la perspective ouverte par Michel Foucault,518 comme l’épistémè propre au 18e siècle. Shaftesbury, outre l’intérêt philosophique indiscutable de ses thèses et le plaisir intense que suscite la lecture de ses écrits, possède l’immense vertu de Michel FOUCAULT, « Réponse à une question » (1968), dans Dits et écrits I. 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 704 : « [Les critères de formation, de transformation et de corrélation] permettent de décrire l’épistémè d’une époque, non pas la somme de ses connaissances, ou le style général de ses recherches, mais l’écart, les distances, les oppositions, les différences, les relations de ses multiples discours scientifiques : l’épistémè n’est pas une sorte de grande théorie sous-jacente, c’est un espace de dispersion, c’est un champ ouvert et sans doute indéfiniment descriptible de relations. » 518 245 me contraindre à réinterroger les catégories à partir desquelles la problématique de la constitution de l’esthétique philosophique ou plutôt des esthétiques au 18e siècle a été formulée. C’est pour cette raison que son étude clôt, plutôt qu’elle n’ouvre, la recherche. L’hypothèse que je souhaite proposer est la suivante : en Shaftesbury se tient, dans une irrésolution féconde, l’opposition qui a servi à structurer l’entier de ma recherche. En effet, le goût, en tant qu’expression d’un sentiment esthétique, et la vérité à l’œuvre dans l’Art, ne s’opposent pas et forment une unité parfaitement originale chez Shaftesbury. Jusqu’à présent, et pour les nécessités de la démonstration, j’ai posé comme antinomiques ces deux conceptions. Celles-ci peuvent être reformulées de la manière suivante : à une conception affirmative du caractère métaphysique de l’Art, au sein de laquelle l’œuvre est conçue comme un kósmos réel, capable d’entrer en concurrence avec la perfection de la Création divine, s’oppose une conception qui place le sujet du jugement de goût comme seul maître et législateur de la valeur esthétique d’une œuvre, sans égards pour ses qualités objectives. Cette conception exclut d’emblée d’accorder aux œuvres un rapport à la vérité quel qu’il soit, puisqu’elles ne sont, en dernière instance, que l’occasion offerte à un sujet d’exercer son jugement critique. Le schématisme de cette dichotomie, déjà quelque peu ébranlé par Burke, requiert à présent d’être lui-même réinterrogé par la prise en compte d’un auteur qui vient inquiéter l’opposition entre deux catégories herméneutiques proposées comme fil conducteur de ma réflexion : métaphysique de l’Art vs esthétiques du goût. Comme le dit encore fort à propos Burke : « Nous sommes limités dans notre recherche par des lois sévères que nous nous sommes prescrites en commençant. »519 Il s’agit dès lors de souligner d’emblée que l’opposition entre goût et vérité n’est absolument pas pertinente pour comprendre Shaftesbury. Pas plus, d’ailleurs, que l’opposition déjà invalidée au sujet de Baumgarten, entre esthétique de la réception et esthétique de la création. Shaftesbury et Baumgarten reconnaissent, chacun selon des modalités spécifiques, la nécessité d’une nouvelle manière de philosopher qui soit attentive, dans l’exigeante recherche de la vérité, à présenter les choses avec élégance et beauté. Dès lors, l’opposition, tardive, entre esthétique de la réception et esthétique de la création n’est pas pertinente pour décrire les origines de 519 E. BURKE, op. cit., p. 62. 246 l’esthétique philosophique. En effet, le programme esthétique développé par Shaftesbury et Baumgarten est moins une réflexion philosophique portant sur les beaux-arts comme tels, qu’une nouvelle manière de concevoir la forme en laquelle la philosophie s’expose quand elle est confrontée à la manifestation de la beauté. Dès lors, la pratique même de la philosophie, en tant que pratique littéraire, devient une activité créatrice, engageant non seulement la ratio mais exigeant, comme sa propre condition de réalisation, que le philosophe incarne dans sa manière d’être, dans les modalités de son existence propre, cette exigence de beauté. On peut affirmer que la philosophie de Shaftesbury est « […] esthétique dans la mesure où elle prétend faire une réforme de la philosophie orientée selon une théorie de l’art : il s’agit d’aller contre la “philosophie barbare”, celle de Hobbes, de Locke ou de Descartes pour produire une philosophie de la civilisation, du goût et des mœurs ».520 Dans la partie consacrée aux « problèmes fondamentaux de l’esthétique » de son ouvrage déjà mentionné, Cassirer présente de manière simple et concise la question du rapport entre philosophie et littérature. Cet extrait mérite d’être longuement cité : Le 18e siècle qui aime tant se proclamer lui-même “Siècle de la Philosophie” ne tient pas moins au titre de “Siècle de la Critique”. En vérité, ces deux formules ne sont-elles pas l’expression différente d’une seule et même réalité ? […] Chez tous les grands esprits du siècle se manifestent les liens intimes qui unissent à la philosophie, la critique esthétique et littéraire, et non point par hasard mais toujours sur la base d’une unité profonde et intrinsèque des problèmes […]. Il ne s’agit pas seulement de croire que Philosophie et Critique se rencontrent et s’accordent dans leurs résultats indirects mais d’affirmer et de rechercher une unité de nature entre les deux disciplines. De cette conviction et de cette exigence est née l’esthétique théorique, science dans laquelle se compénètrent deux mouvements d’origine fort différente […]. Le matériau offert en abondance par la poétique, la rhétorique, la théorie des arts plastiques doit en fin de compte être ordonné, distribué et considéré dans une perspective synthétique. Mais ce besoin de clarté et de maîtrise 520 F. BRUGÈRE, Le goût. Art, passion et société, Paris, PUF, 2000, p. 34. Je souligne. 247 rationnelle ne constitue que le point de départ de l’entreprise. Partant de cette problématique purement rationnelle, l’idée fait son chemin jusqu’à mettre en question le contenu même de la pensée. Entre le contenu de l’art et celui de la philosophie, on cherche maintenant une correspondance, on affirme une parenté qui semble d’abord être sentie trop obscurément pour être exprimée en concepts précis. Mais il apparaît alors que la tâche véritable et essentielle de la critique est précisément de franchir cette limite, de pénétrer de ses rayons le clairobscur de la “sensation” et du “goût” qu’elle doit, sans porter atteinte à leur nature, porter à la lumière de la connaissance.521 Shaftesbury ne se restreint pas à rechercher une correspondance entre art, littérature et philosophie. C’est la philosophie, telle qu’il l’envisage à nouveaux frais, qui donne à la littérature, aux arts plastiques et à la musique leurs règles.522 Ceci est particulièrement frappant dans le Soliloque ou avis à un auteur, en regard du titre pour commencer : le soliloque est un exercice philosophique que Shaftesbury conseille non seulement aux philosophes mais aussi aux écrivains, aux auteurs au sens large du terme. Dans un extrait où il est question, une fois de plus, des dispositions innées et acquises, ce rapport de subordination entre littérature et philosophie est particulièrement explicite : Il y a, il est vrai, certaines personnes si heureusement formées par la nature elle-même qu’avec une éducation des plus simples ou grossières, elles ont cependant quelque chose de naturellement gracieux et affable dans leur manière d’agir. Et il y en a d’autres, d’une meilleure éducation, qui, en raison d’une aspiration fallacieuse et d’une grâce affectée et déplacée, en sont de toutes les plus éloignées. Il est pourtant indéniable que la perfection de la grâce et de l’affabilité dans la manière d’agir et le comportement ne se trouve que chez les gens qui ont reçu une éducation libérale. Et même parmi ceux-là, ceux à qui l’on trouve encore le plus de grâce sont ceux qui se sont exercés de bonne heure et ont formé leurs gestes sous la direction des meilleurs maîtres. Eh bien, ce que sont ces maîtres et leurs leçons à un gentilhomme accompli, les philosophes et la philosophie le sont à un E. CASSIRER, La philosophie des lumières, p. 275-276. Je souligne. SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 98 (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 92). « […] Ces règles particulières de l’art, que la philosophie seule nous expose. » 521 522 248 auteur. Il en est de même dans le beau monde et dans le monde littéraire.523 Contrairement à la tradition scolastique dans laquelle s’inscrit explicitement l’œuvre de Baumgarten, Shaftesbury ne conçoit pas de séparation entre métaphysique générale et métaphysique spéciale : tout est lié et converge vers une éthique de la juste mesure et de l’excellence, qui concerne aussi bien les rapports que l’homme entretient avec lui-même et ceux qu’il entretient avec autrui, que le kósmos en entier. Pour étayer son propos, le philosophe se réfère aux temps présocratiques, lorsque poésie et philosophie n’avaient pas encore été placées dans ce rapport agonistique inventé par Platon. Aux antipodes de ce qui est développé dans Ion, un hommage est rendu à Homère, the great mimographer, père et prince des poètes, dont les écrits contiennent the most exact poetical truth.524 C’est ici que le « platonisme » que Leibniz croit déceler chez Shaftesbury trouve sa limite.525 Pour s’en convaincre, rappelons un passage important du Livre III de la République de Platon : Il faut donc apparemment que nous exercions un contrôle sur ceux qui entreprennent de composer sur ces sujets mythiques et que nous les priions de ne pas dénigrer de la sorte les choses de l’Hadès en les décrivant sans nuance, mais plutôt d’en faire l’éloge, compte tenu du fait qu’ils ne parlent pas de manière véridique et que leurs histoires ne sont d’aucune utilité à ceux qui s’apprêtent à devenir des hommes de guerre.526 Un peu plus loin, Homère est nommément visé par Platon : Pour ces passages et tous les autres du même genre, nous prierons Homère et les autres poètes de ne pas s’irriter que nous les raturions. SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 95-96, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 88-90). Je souligne. SHAFTESBURY, ibid., p. 100, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 92). 525 G. W. LEIBNIZ, Recueil de diverses pièces sur la Philosophie, la Religion naturelle, l’Histoire, les Mathématiques, etc., par Messieurs Leibniz, Clarke, Newton et autres célèbres auteurs par Des Maizeaux, Amsterdam, 1720, t. II, cité par J.-P. LARTHOMAS, De Shaftesbury à Kant, tome 1, Paris, Didier Erudition, 1985, p. 176, de même que par L. Jaffro dans SHAFTESBURY, Exercices, Paris, Aubier, 1993, p. 419, note 60. Laurent Jaffro commente dans la note susmentionnée : « La métaphysique de l’harmonie, pour Shaftesbury, n’est pas l’expression d’une règle produite pratiquement, et ses seuls raffinements sont ceux du caractère : c’est la métaphysique d’un moraliste. » 526 PLATON, République, trad. inédite, introduction et notes par Georges Leroux, GF Flammarion, Paris, 2002, 386b-386d, p.163-164. Je souligne. 523 524 249 Non pas parce que ces passages ne seraient pas poétiques et agréables aux oreilles du grand nombre, mais parce que plus ils sont poétiques, moins ils conviennent aux oreilles des enfants et des hommes qui doivent être libres et redouter l’esclavage plus que la mort.527 Or, à l’inverse, pour Shaftesbury, la poésie et les arts sont porteurs de liberté et favorisent également la connaissance de soi. Ils sont des auxiliaires de l’activité contemplative. Plus avant dans le Soliloque, ce rapport entre l’art du dialogue et l’activité spéculative se voit explicité ainsi : On peut peut-être à partir de là se faire une idée de cette ressemblance qu’on a jadis relevée en de si nombreuses occasions entre le prince des poètes et le divin philosophe qu’on disait son rival et qui, avec ses contemporains de la même école, écrivit entièrement dans la manière du dialogue […]. À partir de là également on peut peut-être comprendre pourquoi on pensait jadis l’étude du dialogue si bénéfique aux écrivains, et pourquoi on estimait si difficile cette manière d’écrire, qui à première vue, il faut l’avouer, paraît la plus facile de toutes. Je me suis autrefois demandé pourquoi en fait une manière qui était chez les Anciens couramment utilisée avec tant de succès dans les traités sur bien des sujets, devait être si insipide et tenue en si piètre estime chez nous Modernes. Mais je me suis ensuite aperçu qu’outre la difficulté de la manière elle-même et cette faculté d’agir comme un miroir [that Mirrour-Faculty] qu’elle comporte, nous l’avons observé, vis-à-vis de nous-mêmes, elle s’avère nécessairement aussi une sorte de miroir ou de glace pour l’époque [a kind of Mirrour or Looking-Glass to the Age].528 Que l’œuvre littéraire soit un miroir et qu’elle offre l’occasion d’un dialogue avec soi, dont la vertu est la connaissance de soi et la production du beau, voilà qu’il s’agit à présent d’expliciter. 527 528 Ibid., 387b-387c, p. 165. SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 101, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 98). Je souligne. 250 § 1.2 BREVE NOTE EDITORIALE Le philosophe auquel est consacrée la dernière partie de la présente étude partage avec celui qui l’inaugure plusieurs points communs. Le plus immédiatement observable est l’absence quasi complète de traduction française récente.529 Jean-Baptiste-René Robinet (1735-1820) édite en 1769 à Genève une traduction française des Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times (1711), accompagnée d’un septième Traité (1713), rédigé par Shaftesbury peu avant sa mort, ainsi qu’un choix de lettres. Cette édition historique est éditée sous le titre suivant : Œuvres de Mylord comte de Shaftesbury, contenant différents ouvrages de philosophie et de morales, traduites de l’anglais. En 2002, Françoise Badelon rétablit, révise et annote cette édition, en la dotant d’un précieux appareil critique. Elle restaure également l’ordre initial des traités, modifié dans l’édition Robinet. Exception faite des trois ouvrages de traduction récente, signalés ci-dessous en note, c’est cette traduction d’époque qui servira de référence, accompagnée de locutions anglaises ou d’extraits de texte signalés entre crochets, lorsque cela s’avère nécessaire pour la bonne compréhension des intentions initiales de l’auteur.530 Hormis les trois textes suivants (dont le premier n’est pas un ouvrage achevé mais un ensemble de fragments posthumes) : Exercices, trad. L. Jaffro, Aubier, 1993 ; Soliloque ou conseil à un auteur, introduction, traduction et notes par Danielle Lories, Paris, l’Herne, 1994 ; Lettre sur l’enthousiasme, traduction et notes Claire Crignon-De Olivera, Paris, Le Livre de Poche, 2002. 530 À cet effet, il convient de se rapporter à la Standard Edition, Complete Works, Selected Letters and Posthumous Writings, in English with German Translation, edited, translated and with a commentary by W. Benda, G. Hemmerich, W. Lottes, E. Wolff and U. Schöldbauer, Stuttgard, Frommann-Holzboog, 1981 (vol. I, 1); 1984 (vol II, 2) ; 1987 (vol. II, 1) ; 1989 (vol. I, 2). Mais cette édition est malheureusement épuisée et je n’ai eu accès qu’au premier volume, portant le titre allemand « Äshtetik » et contenant les textes originaux et leurs traductions suivants : « Soliloquy : or, advice to an author » ; « The painter to the reader » ; « A lettre concerning enthusiasm » ; « To the reader » ; « The adept ladys &C. » ; « Epigrams & C. » Pour les autres textes, je me suis donc, à défaut, référée à une réimpression largement diffusée de l’édition du début du siècle dernier : Characteristics of men, manners, opinions, time, etc, en deux volumes, éditées par M. Robertson en 1995 (réimpression de l’édition de 1698 et 1900) ; Second characters of the language of forms, édités par Benjamin Rand en 1995 (réimpression de 1914) ; et enfin The life, unpublished letters, and philosophical regimen of Anthony, Earl of Shaftesbury édité par le même Benjamin Rand la même année (réimpression de 1900). Cela dit, il faut mentionner le fait que Laurent Jaffro ( « Présentation » à SHAFTESBURY, Exercices, p. 35) et Danielle Lories (« Introduction » à SHAFTESBURY, Soliloque, note 17, p. 22) s’accordent à dire que cette édition est grevée par une série de défauts majeurs : 1) elle est incomplète ; 2) un ordre factice a été introduit qui groupe thématiquement 529 251 § 1.3 SHAFTESBURY ET BAUMGARTEN : UNE RÉFORME ESTHÉTIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE Contrairement à Baumgarten, le legs de Shaftesbury (1671-1713) à la réflexion sur le goût est considérable. Pour la première fois dans l’histoire de la pensée anglaise, le goût est placé au cœur d’une recherche philosophique d’envergure.531 Mais cet apport substantiel ne se limite pas à nourrir les réflexions ultérieures des représentants des Lumières écossaises532 car, nous l’avons vu, Diderot prend tôt en charge de traduire librement l’Inquiry concerning virtue, or merit (Principes de la Philosophie morale ou Essai de Mylord S*** sur le mérite et la vertu. Avec Réflexions, Paris, 1745). À travers cette « belle infidèle », les thèses de Shaftesbury en matière d’éthique et d’esthétique — ces deux domaines d’investigation sont absolument indissociables pour le philosophe — sont largement diffusées en France. Ainsi que l’écrit Fabienne Brugère, la « problématique de la civilisation, nouant art, passion et société dans une critique du goût naît avec Shaftesbury pour s’approfondir chez ceux qui, au 18e siècle, comme Diderot ou Hume, se soucient des rapports entre anthropologie des passions, société et civilisation, contemplation esthétique ».533 Proposer un rapprochement entre le fondateur de la métaphysique de l’Art et l’initiateur de ce que j’ai choisi de nommer les « esthétiques du goût » constitue, de prime abord, un pari risqué. En effet, tout semble opposer Alexander Gottlieb Baumgarten et Anton Ashley Cooper, Comte de Shaftesbury : culture philosophique, langue, style d’écriture, contexte social et politique. Pourtant, je voudrais défendre l’hypothèse de l’existence d’une forte parenté philosophique dans leurs manières respectives d’envisager les rapports entre art des ouvrages sans respecter la chronologie de leur parution ; 3) d’importantes erreurs de lecture entachent le texte ; 4) les notes des Anciens et les citations sont souvent ignorées ; 5) le système des renvois de lecture n’est pas reproduits ; et enfin, last but not least, 6) Benjamin Rand a pris la déplorable initiative de censurer des passages qui attesteraient la présumée orientation homosexuelle de son auteur. 531 Fabienne BRUGÈRE, Théorie de l’art et philosophie de la sociabilité selon Shaftesbury, Paris, Honoré Champion 1999, p. 158-159. L’auteure parle, plus exactement, du « système philosophique » de Shaftesbury, ce qui me semble difficile à soutenir. En effet, sa proverbiale méfiance à son encontre est bien connue : « La façon la plus ingénieuse de devenir sot, c’est le système. » SHAFTESBURY, Soliloque, III, 1, p. 175, (Stand. Ed., p. 210) : « The most ingenious way of becoming foolish, is by a System. » 532 Sur le statut d’école ou, à défaut, de tradition de pensée du « Scottish Enlightenment » c.f. notamment F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle, Paris, Vrin, 2006, p. 26 et sq. 533 F. BRUGÈRE, Le goût. Art, passion et société, Paris, PUF, 2000, p. 33-34. 252 et philosophie et, plus spécifiquement, sur la question du statut ontologique privilégié de l’Art par rapport à d’autres domaines de l’activité humaine. Mon hypothèse se trouve étayée par ce que Leibniz, dont on connait la parenté philosophique avec Baumgarten, dit au sujet des Moralistes en 1712 : Je croyais avoir pénétré bien avant dans les sentiments de notre illustre auteur jusqu’à ce qu’étant arrivé au traité intitulé injustement « Rapsodie », je me suis aperçu que je n’avais été que dans l’antichambre, et j’ai été tout surpris de me trouver maintenant […] dans le sacrarium de la plus sublime philosophie […]. Le ton du discours, la lettre, le dialogue, le platonisme nouveau, la manière d’argumenter par interrogations mais surtout la grandeur et la beauté des idées, l’enthousiasme lumineux, la divinité apostrophée, me ravissaient et me mettaient en extase […]. J’y ai trouvé d’abord toute ma Théodicée avant qu’elle eût vu le jour. L’univers tout d’une pièce, sa beauté, son harmonie universelle, l’évanouissement du mal réel, principalement par rapport au Tout, l’unité des véritables substances, la Grande Unité de la suprême substance, dont toutes les autres ne sont que des émanations et des imitations, y sont mis dans le plus beau jour du monde.534 Leibniz est frappé de trouver chez Shaftesbury, à l’état embryonnaire, les idées directrices de sa Théodicée. En effet, les deux philosophes partagent une intime communauté d’intuitions sur l’harmonie universelle qui régit l’étant en son entier. Leibniz est le premier à saluer, chez Shaftesbury, l’invention d’un « platonisme nouveau ». Raison pour laquelle il a longtemps été assimilé aux « Platoniciens de l’École de Cambridge » dont les majeurs représentants sont Ralph Cudworth (1617-1688) et Henry More (1614-1687).535 Or cette étiquette, ainsi que ce rapprochement avec une école, s’accordent au demeurant fort mal avec les travaux d’un auteur si atypique, élève de Locke, mais duquel il se distancie prestement. S’il est pertinent de comparer certains aspects de la pensée de G. W. LEIBNIZ, Recueil de diverses pièces sur la Philosophie, la Religion naturelle, l’Histoire, les Mathématiques, etc., par Messieurs Leibniz, Clarke, Newton et autres célèbres auteurs, cité par J.-P. LARTHOMAS, op. cit. et L. Jaffro, op. cit., note supra. 535 Sur la « métaphysique du beau » de Cudworth voir F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle, p. 45-46. Sur la notion d’enthousiasme et de mélancolie chez Henry More, voir R. DAVAL, Enthousiasme, ivresse et mélancolie, Paris, Vrin, 2009, p. 55-68. 534 253 Shaftesbury avec celle de Platon — pour l’essentiel : la stricte identité entre le beau et le bien ainsi que la portée philosophique de l’ironie et de l’enthousiasme —, il n’en demeure pas moins qu’en ce qui concerne l’importance accordée à l’activité littéraire et artistique dans la recherche de la vérité leurs conceptions divergent substantiellement. De plus, il faut saluer, dans le style propre à Shaftesbury, un « lyrisme de la pensée »536 qui a pu faire dire à Montesquieu que « les quatre grands poètes [sont] Platon, le Père Malebranche, Shaftesbury, Montaigne ».537 Mais en raison d’une prétendue forme d’éclectisme, Shaftesbury a longtemps été injustement relégué dans les marges de l’histoire de la philosophie. Injustement car, hormis son style d’écriture inégalable et sa reprise originale du thème de l’enthousiasme et de l’ironie socratique, dans une perspective éthico-esthétique qu’il s’agira d’expliciter, l’un des apports considérable de Shaftesbury à l’histoire de l’esthétique philosophique est sa réinterprétation dynamique du concept de forme dans laquelle le beau n’est plus interprété comme une qualité ou une forme stable mais comme un processus, comme une forme en formation. Cette nouvelle entente de la beauté s’accompagne, au niveau cosmologique, d’une vision téléologique proche de celle de Leibniz, pour lequel le monde est interprété comme le reflet d’un plan divin, gouverné par des lois simples, et régi pas une subtile harmonie des forces contraires. Il y a, chez Shaftesbury, un retour à la quadruple causalité aristotélicienne (qui a été invalidée par Descartes, lequel n’a retenu, à titre de cause véritable, que la cause efficiente) : Autant que le fertile terroir est propre [fitted] à l’arbre, et que le tronc du chêne et de l’orme est propre à soutenir les branches entrelacées de la vigne et du lierre, autant les feuilles, la semence et les fruits de ces arbres sont propres à diverses espèces d’animaux, qui conviennent elles-mêmes ensuite à d’autres et aux éléments où elles vivent [….]. Il en est de même de l’Univers entier : ont y aperçoit la dépendance réciproque des êtres, leurs rapports, tels que celui du soleil à notre terre, et celui de la terre et des autres planètes au soleil : l’ordre, l’union, la cohérence se font remarquer partout […]. Si on ne contemplait point cette scène immense, à peine croirait-on une union, qui se démontre d’une manière si évidente par tant de traces d’une 536 537 G. GUSDORF, op. cit., p. 219. MONTESQUIEU cité par G. GUSDORF, ibid. 254 correspondance mutuelle depuis les ordres d’êtres les plus chétifs jusqu’aux sphères les plus éloignées.538 Leibniz et Shaftesbury s’opposent à l’interprétation mécaniciste de la nature, inaugurée par la philosophie cartésienne, et renouent avec l’antique cosmologie, et plus particulièrement avec l’idée d’un kósmos au sein duquel tout être trouve sa place et se voit intégré de façon harmonieuse. Comme le dit fort à propos Gusdorf, « l’angoisse, évoquée par Pascal, de l’homme jeté dans le monde indéfini du mécanisme, fait place à la sérénité extatique d’une conscience liée d’amitié avec la totalité. Descartes n’est pas assuré que le monde existe, ni les autres hommes, avant d’en avoir reçu, de Dieu lui-même, la preuve démonstrative. Pour Shaftesbury, l’évidence première n’est pas celle d’une solitude ontologique, mais celle d’une communauté de destin entre l’homme, les hommes, la nature créée et la Divinité même, créatrice de la nature et des hommes ».539 § 1.4 WIT, HUMOUR, SPÉCULATION ET HUMEUR MÉLANCOLIQUE Pour Shaftesbury, le sérieux d’un discours philosophique doit — contre l’idée communément reçue — s’accompagner du fameux « je ne sais quoi », de ce charme ineffable que seul l’esprit de finesse soucieux de discernement est à même de goûter : Bien que son intention soit de plaire au monde, il doit néanmoins être en quelque manière au-dessus de cela et fixer son regard sur cette grâce accomplie, cette beauté de la nature et cette perfection des nombres que les autres hommes, n’en éprouvant que l’effet sans en connaître la cause, nomment le je-ne-sais-quoi [en français dans le texte], l’inintelligible, et qu’ils croient être une sorte de charme ou d’enchantement dont l’artiste lui-même ne peut rendre compte.540 538 539 540 SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 520, (Ch., tome 2, p. 64-65). Je souligne. G. GUSDORF, op. cit., p. 231. SHAFTESBURY, Soliloque, III, 3, p. 205, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 264). Je souligne. 255 Nous retrouvons dans cet extrait ce qui constitue, à mon sens, le véritable moteur de l’esthétique, entendue au sens élargi du terme : comment exprimer ce qui toujours excède les catégories logiques et se refuse à la pensée discursive. L’auteur, selon Shaftesbury, qu’il soit écrivain, artiste ou philosophe, doit renoncer à mettre en avant sa subjectivité et son souci de plaire. Sur ce point, Shaftesbury anticipe admirablement cet effacement de l’auteur, au sujet duquel Michel Foucault a pu écrire en 1969 qu’il est devenu pour la critique « un thème désormais quotidien ».541 L’auteur doit paradoxalement s’effacer pour créer, c’est-à-dire se mettre à l’écoute de ce qui est, en l’occurrence la nature, entendue comme la création la plus parfaite qui soit, régie par la règle suprême de l’harmonie universelle. S’il ne peut rendre raison de cette règle, il peut néanmoins se mettre à son école, en l’imitant au sens plein et entier du terme, c’est-à-dire sans se limiter à imiter la nature de façon empirique, mais en saisissant ce qu’elle présente d’essentiellement beau dans son processus même de création, c’est-à-dire en l’idéalisant dans son déploiement autonome. Ce sont les poètes, avant les philosophes, qui ont donné la mesure de ce projet : Les écrits philosophiques auxquels notre poète fait référence dans son Art poétique étaient en eux-mêmes un genre de poésie, comme les mimes ou pièces à personnages des temps anciens, avant que la philosophie ne soit en vogue. […] Il s’agissait de pièces qui, outre la force du style et les nombres cachés, menaient une sorte d’action et d’imitation, les mêmes que dans les genres épique et dramatique. C’était soit des dialogues véritables, soit des récits de ce genre de discours à personnages, où ceux-ci avaient un caractère constant tout au long ; où leurs mœurs, leurs humeurs, leurs types déterminés de tempérament et leurs tournures d’esprit se maintenaient selon la plus exacte vérité poétique. […] [Ces pièces] ne nous apprenaient pas seulement à connaître les autres, mais — c’était là leur vertu principale et la plus haute — elles nous apprenaient à nous connaître nousmêmes. […] Aussi pouvait-on ici se découvrir soi-même comme dans un miroir [Looking-glass], et voir ses traits les plus ténus dépeints avec précision, et de manière adaptée à sa propre perception et à sa Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969) dans Dits et Ecrits, tome 1, éd. établie sous la dir. de D. Defert et F. Ewald, coll. J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, p. 789. 541 256 propre connaissance. Quiconque en était jamais, fût-ce un bref instant, spectateur ne pouvait manquer d’apprendre à connaître son propre cœur. Et ce qui était une singularité notable de ces miroirs magiques [magical Glasses], c’est qu’il arrivait que par une contemplation assidue et prolongée, les personnes coutumières de cet exercice, acquissent une disposition spéculative particulière [peculiar speculative Habit], au point que c’était comme si elles emportaient partout avec elles une sorte de miroir de poche [Pocket-Mirrour], toujours prêt, et en usage. Dans celui-ci, deux visages pouvaient naturellement se présenter à la vue : l’un d’eux, semblable au génie dominant [c’est-àdire le héros philosophique de ces poèmes] […] ; l’autre, semblable à cette créature grossière, indisciplinée et forte tête, à laquelle nousmêmes dans notre propension naturelle ressemblons fort exactement. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on entreprenne, si on avait un jour pris l’habitude de ce miroir, on devrait, grâce à la double réflexion, distinguer en soi-même deux partis différents. Et avec cette méthode dramatique, le travail d’inspection de soi se ferait avec un admirable succès. Il n’est pas étonnant que les premiers poètes aient été considérés en leur temps comme tellement sages, puisqu’il paraît qu’ils étaient de tels dialoguistes fort expérimentés et accoutumés à cette méthode de perfectionnement avant même que la philosophie l’ait adoptée.542 Selon Shaftesbury, les écrits homériques mettent en scène admirablement cet exercice du dialogue intérieur qui consiste à se scinder en deux personnages, où le meilleur enseigne et l’autre apprend, en vue de manifester progressivement la plus haute forme de beauté qui soit, c’est-à-dire l’excellence morale. Le héros homérique est philosophe, il avance masqué et la perfection de son caractère n’est pas perceptible immédiatement par le lecteur. À travers ses péripéties, tous les genres sont représentés : l’héroïque, le simple, le tragique et le comique. Mais loin de former une séries d’événements sans rapport les uns avec les autres, l’ensemble concourt à former un tout ordonné qui fait miroir et dévoile toutes les nuances et les traits de caractères humains. Celui qui s’y mire ne peut manquer à la fois de s’identifier mais aussi de se comparer à ce sublime héros et, 542 SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 98-99, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 92-94). Je souligne. 257 par un retour honnête sur soi, reconnaître la part plus obscure de son être, la part « grossière, opiniâtre et indisciplinée » qu’il s’agit de vaincre pour atteindre la sagesse ou la beauté, qui est, au niveau existentiel, un processus de libération de tout ce qui entrave les possibles et contribue à enlaidir l’être humain : passions tristes et vices de toutes sortes. Le thème du caractère à la fois spéculaire et spéculatif renvoie au « Livre » par excellence : la Bible. Cette idée du livre-miroir de l’âme figure une seule et unique fois543 dans l’Épître de Jacques: Mettez la Parole en pratique. Ne soyez pas seulement des auditeurs qui s’abusent eux-mêmes ! Qui écoute la Parole sans la mettre en pratique [poiètai logou] ressemble à un homme qui observe sa physionomie dans le miroir. Il s’observe, part et oublie comme il était.544 Dans cet extrait, la parole divine est spéculaire et appelle à une véritable conversion du regard qui est plus qu’une simple injonction à agir charitablement : elle est invitation à devenir, dans le monde terrestre, des “poètes du Lógos”. Celui qui se mire activement dans ce miroir, c’est-à-dire qui en prend la mesure proprement existentielle et ne s’empresse pas d’oublier immédiatement ce qu’il a vu et compris, s’en trouve transformé, selon le texte. Et ce jusqu’à devenir ce que Jean-Louis Chrétien, dans sa très belle étude sur Kierkegaard, nomme un « facteur du Verbe » : « La plate traduction par “mettre en pratique” dissimule (mais c’est peut-être difficilement évitable) la remarquable expression de Saint Jacques : devenez des poiêtaî lógou, des “poètes du Lógos” le latin traduit factores verbi, et Calvin, vivement approuvé en cela par Karl Barth, traduisait littéralement : “Soyez faiseurs de la Parole, et non point seulement écouteurs” [Dogmatique, I, 2, trad. Rysen, Genève, 1954, § 18, p. 151]. Le poiêtês est opposé au simple akroatếs [auditeur, disciple, lecteur], [il est] poète au sens grec de celui qui fait. Le « facteur » de la parole est poiêtês érgou, il fait œuvre, il produit une œuvre. »545 Comme nous le verrons plus avant, il se pourrait bien que le « dieu » de Shaftesbury ne soit pas celui évoqué par Jacques. Mais, en définitive, cela Jean-Louis CHRÉTIEN, « Kirkegaard et le miroir de l’écriture » dans Sous le regard de la Bible, Paris, Bayard, 2008, p. 38. 544 LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Épître de Saint Jacques » (1, 22-25), Paris, Cerf, 1998, p. 2030. 545 J.-L. CHRÉTIEN, op. cit., p. 38. 543 258 importe peu puisque la question posée n’est pas celle de l’identification du Dieu chrétien mais bien celle de la structure de transcendance divine. Le questionnement porte sur les schèmes empruntés au champ théologique, au sens très élargi du terme, et qui, transférés au champ artistique, attribuent à l’Art une valeur suprême. Autrement dit, transposée au domaine de l’art, l’idée du livre-miroir signifie que si l’œuvre présente un double caractère à la fois spéculaire et spéculatif, méditer patiemment un texte ou contempler une œuvre d’art, c’est toujours aussi, et dans le même élan, être éclairé en retour et apprendre, par ce qui nous regarde, qui nous sommes au plus intime de notre être. De cette connaissance de soi découle la possibilité de créer, d’entrer dans un rapport poétique au monde. L’instauration de cette dimension qui est autant poétique que philosophique requiert l’épreuve d’une mise à distance de ce qui, ordinairement, est tenu pour « réel». Cette mise à distance ne vise pas seulement, classiquement, l’« opinion commune », mais concerne tout aussi bien les fausses représentations que l’on se fait de soi-même. Comment s’opère cette mise à distance ? Selon Shaftesbury, elle s’opère par cette raillerie délicate, nommée wit ou humour, qui introduit dans le rapport à soi et à l’œuvre, une distance propice à la réflexion, dans les deux sens du terme. Il s’agit d’une reprise originale du grand thème de l’ironie socratique : le wit désigne cette prise de distance ironique par rapport aux opinions et autres idées reçues. Il est un gage de liberté intellectuelle. L’humour, quant à lui, désigne une prise de liberté affective par rapport aux humeurs qui accompagnent les opinions. Comme l’explique très bien Jean-Paul Larthomas, le wit est la pointe consciente de l’humour et ne va pas sans lui : « […] la vraie méthode, au nom grec d’ironie, c’est l’art de sonder la conscience de ce qui se prétend vérité. Test of truth. Si vérité il y a, elle apparaîtra. Car la vérité, à la différence de l’imposture, “peut supporter toutes les mises en lumière”, “truth, ‘tis supposed, may bear all lights”. Ce mot d’ordre, à l’accent déjà typiquement Aufklärer, allait inspirer son véritable êthos au siècle de la critique ».546 Renouveler l’écriture philosophique va de pair avec un renoncement à l’esprit de sérieux (et de système), comble de l’esbroufe pour Shaftesbury : 546 J.-P. LARTHOMAS, op. cit., tome 1, p. 60. 259 La gravité constitue l’essence même de l’imposture. Elle ne se contente pas de nous induire en erreur sur d’autres sujets mais parvient presque toujours à nous induire en erreur sur elle-même.547 L’on retrouve ici reformulée la nécessité d’une nouvelle forme de lógos : cette logique sans épines, évoquée par Bouhours et thématisée par Baumgarten. Même si, sans conteste, Shaftesbury réalise, en acte, ce projet de libération de la parole philosophique tandis que Baumgarten peine à se déprendre effectivement du mode d’exposition scolastique, bien qu’il ne cesse d’en théoriser la possibilité. Ne nous méprenons pas, cette exigence stylistique renouvelée n’est pas la simple reprise de l’ancienne exigence rhétorique. Le réel, au sens plein et entier du terme, est ce qui, à chaque fois, excède et met en échec la volonté de le saisir conceptuellement. D’où cette nécessité de ne pas se limiter à un mode d’exposition sec et concis mais de multiplier les genres : dialogue, enquête, essai, lettre, mélanges ; Shaftesbury expérimente toutes les possibilités d’écriture et multiplie les approches, sans jamais perdre de vue une même finalité à laquelle il s’attache constamment : ne pas édifier le lecteur ou l’assommer de principes, mais lui tendre un miroir pour qu’il soit en mesure de mieux connaître ses passions, d’en faire bon usage afin de s’acheminer sur la voie de l’excellence, à la fois éthique et esthétique, qui doit en passer par un sérieux travail d’introspection. Cette question du style dans lequel la philosophie s’expose est une vraie question philosophique : le style, l’expression, le soin mis à penser d’une façon qui soit belle, comme le dit aussi Baumgarten, ne sont pas des qualités qui viendraient, de surcroît, s’adjoindre à un contenu. Ce qui est en jeu dans la manière de faire de la philosophie et d’exprimer la vérité entretient un lien essentiel avec notre manière d’être et de sentir le monde. « C’est une thèse à la fois très pertinente et originale chez Shaftesbury, il y a une identité entre le discours qu’on tient, dans un certain style, et l’humeur qui nous tient. »548 Ainsi, l’humour devient le gage de sérieux de l’écriture philosophique en ceci qu’il exprime également l’humeur de celui qui écrit, sa disposition affective et lui garantit de ne pas céder à cette forme d’abattement inhibant, la mélancolie, principal obstacle à la contemplation de ce qui est véritablement et qui donne SHAFTESBURY, Lettre sur l’enthousiasme, section II, p. 124, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 318). Je souligne. 548 F. BADELON, « Introduction » dans SHAFTESBURY, op. cit., p. 11. Je souligne. 547 260 forme au monde, c’est-à-dire la beauté, comprise comme le principe formel dynamique de la plus haute vertu à l’œuvre dans le monde. L’enthousiasme philosophique rend possible le rapport entre des formes d’expérience sensible particulières, les formes vivantes que nous incarnons tous autant que nous sommes, et la forme la plus haute, la forme accomplie de l’unité cosmique, source de toutes les autres. La forme vivante, dont nous sommes chacun une forme d’expression singulière, est ce qui nous accorde d’avoir part au grand jeu harmonieux du kósmos. La forme n’est pas quelque chose d’externe qui viendrait s’adjoindre à un contenu. Elle est le miroir de l’âme elle-même. Elle régit harmonieusement tout ce qui est, y compris l’éthique, la métaphysique et la religion.549 Le philosophe, au sens accompli du terme, n’est plus essentiellement ce sujet raisonnable qui, à partir de la certitude originaire de soi, advenue dans l’exercice du cogitare, se rapporte à un objet extérieur à lui-même. Ce qui advient dans l’activité spéculative, qu’elle soit philosophique ou artistique, est de l’ordre d’une entre-appartenance entre la forme vivante, conçue comme une puissance créatrice, et la forme créée de la chose. Or, l’action conjuguée du wit, de l’ironie libératrice et de l’humour, c’est-à-dire la capacité à prendre de la distance par rapport à ses propres affects, permet à la puissance créatrice de l’enthousiasme d’être libérée des entraves engendrées par l’humeur mélancolique. Il s’agit d’une forme de cátharsis qui « sauve » l’enthousiasme de son délire fanatique (qu’il soit religieux ou politique, le fanatisme est une forme de mélancolie), pour le rendre à ce qu’il est véritablement : une puissance d’inspiration divine et d’aspiration au divin. L’enthousiasme authentique, ou amour cosmique, est une ouverture à autrui et au monde, dans l’expérience fondamentale de la forme. Il est le moteur de la création intellectuelle et artistique. L’enthousiasme, pour engendrer de beaux discours et des œuvres réussies, doit être libéré de toutes les passions tristes qui rendent l’être humain littéralement idiot, c’est-à-dire qui l’enferment inexorablement dans son ídios kósmos, dans cet horizon étriqué, en mal d’ampleur, caractérisé par le repli sur soi. Depuis l’Antiquité, un lien consubstantiel unit enthousiasme et humeur C.f. les analyses d’E. CASSIRER, « Ausgang und Fortwirkung der Schule von Cambridge – Shaftesbury » dans Die platonische Renaissance in England und die Schule von Cambridge, G. A., Band 14, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2002, p. 352 et sq. 549 261 mélancolique, comme le démontre René Daval dans un opuscule récent.550 Dans la Lettre sur l’enthousiasme, ce thème, rapporté au politique, est expressément thématisé. Historiquement, la Lettre se réfère aux huguenots originaires des Cévennes et réfugiés à Londres à la suite de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685). Ces « prophètes » cévenols offraient au philosophe un spectacle proprement terrifiant : convulsions, transes, prédications enflammées et apocalyptiques.551 Toute la symptomatologie de l’ivresse sans substance se retrouve dans ce délire engendré par un excès d’enthousiasme religieux. Or, précisément, tout l’enjeu de la critique de Shaftesbury consiste à dégager ce qui, dans l’enthousiasme, est générateur de formes harmonieuses. Ainsi que l’exprime avec justesse Fabienne Brugère : « L’enthousiasme philosophique, qui ressemble à l’inspiration poétique, est seul capable de faire l’expérience de la beauté en sentant la présence divine à l’origine de toute expression de la beauté. »552 Il s’agit donc, dans un premier temps, de dégager l’enthousiasme de l’interprétation pathologique qu’en donne Henry More553 afin d’être en mesure de discerner la fureur mélancolique destructrice, aussi bien de soi que de l’ordre social, de l’enthousiasme créateur, vecteur de civilisation et de perfectionnement moral. La puissance créatrice de l’enthousiasme, source de formes harmonieuses est aussi, dans le même élan, une force d’expansion et d’ouverture au koinòs kósmos, au monde des formes partagées dans une communauté régie par les principes de mesure et d’harmonie. L’enthousiasme est l’aspiration essentielle, constitutive, de l’être humain, qui élargit l’horizon de son être profond, non égoïste, et l’ouvre à autrui. Dans une heureuse polysémie de la langue anglaise, l’humour shaftesburien est un remède à la « mauvaise humeur », « ill humour », c’est-à-dire à l’engorgement de bile noire. On peut soutenir que Shaftesbury met véritablement R. DAVAL, op. cit., p. 209. Ibid., p. 81. 552 F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle, p. 50. 553 R. DAVAL, op. cit., p. 55. « Dès les premières lignes de son A Short Discourse of the Nature, Causes, Kinds, and Cure of Enthousiasm, Henry More qualifie cet état de l’âme de maladie, « disease », inscrivant le traitement de celui-ci dans le champ de la médecine aussi bien que de la philosophie et de la théologie. » 550 551 262 en pratique sa théorie de l’œuvre comme miroir aux humeurs. Car comme l’écrit Laurent Jaffro dans sa présentation aux Exercices : Shaftesbury eut l’habileté et la présence d’esprit de s’inventer une philosophie pour fixer les moments, seasons, et raisonner, c’est-à-dire mesurer les rythmes, discipliner la palpitation. Mais il ne pouvait en être autrement : réponse exacte au problème que sa vie constamment lui posa, la philosophie de Shaftesbury a pour ambition la “maîtrise dans la vie et les manières”. Le lecteur des Caractéristiques, œuvre écrite pour le beau monde, ne saurait mesurer toute l’intensité de l’intérêt vital d’une telle pensée. Les Exercices sont le journal d’une mélancolie qui ne peut se dévoiler sans “prostitution” ou “indécence”. Jamais dans les Caractéristiques Shaftesbury n’avoue la difficulté qui le pousse et l’empêche, ce distemper qui ruine l’existence profondément, cruellement. C’est-à-dire la maladie, au sens propre, mais aussi le dérèglement du tempérament, la décomposition des affections, la perte de cette mesure qui donnait une vie “aisée” et des rythmes amples.554 La philosophie comme médecine de l’âme et remède aux tendances atrabilaires s’inscrit dans une longue tradition, de Platon aux stoïciens, des épicuriens aux cyniques. Elle se voit renouvelée en Grande-Bretagne par l’ouvrage — déjà mentionné dans la partie consacrée à David Hume — de Robert Burton, Anatomy of Melancholy, qui accorde un souffle nouveau à la théorie humorale d’inspiration hippocratique et galénique. Ce renouveau de la théorie humorale rapportée à la sphère du jugement esthétique se trouve brièvement esquissée par Baumgarten, nous l’avons vu, mais aussi par Kant.555 La radicalité de la thèse de Burton réside en ceci que la mélancolie n’est plus le propre de l’homme de génie, comme le soutient Aristote dans le Problème XXX, mais se généralise au point de devenir la condition originaire de tous les êtres sensibles : Cette mélancolie ne s’attache pas seulement aux humains, mais aussi aux plantes et aux êtres sensibles. Je ne parle pas des créatures qui L. JAFFRO, « Présentation » à SHAFTESBURY, Exercices, p. 8. E. KANT, Observations, « Des qualités du beau et du sublime touchant l’homme en général », section II, p. 28 et ss. Mais aussi dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, section II, § 92. 554 555 263 sont saturniennes et mélancoliques par nature, telles que le plomb et autres minéraux semblables, ou des plantes telles que la rue, le cyprès […] mais de la mélancolie artificielle qui est perceptible chez tous […]. De toutes les créatures, c’est le chien qui est le plus fréquemment touché par cette maladie, à tel point que certains auteurs pensent qu’il rêve à la façon des hommes et que, du fait de la violence de leur mélancolie, certains chiens deviennent fous.556 Avec Burton, la mélancolie devient une conséquence directe du péché originel qui a éloigné l’homme de Dieu, entraînant toute la Création dans sa chute. Si seul l’exercice de la prière peut définitivement guérir le mélancolique, le secours du médecin-philosophe, son auxiliaire terrestre, et la bonne volonté du malade sont indispensables.557 Aux remèdes classiques (diététique, gymnastique et amitié) s’ajoutent — et cela est particulièrement intéressant pour notre propos — la lecture et la contemplation des œuvres d’art.558 En effet, « Anatomy of melancholy […] va fixer les termes en lesquels se poseront les questions liées à l’enthousiasme Shaftesbury ». et 559 à la mélancolie pendant tout le 17e siècle jusqu’à Et c’est plus particulièrement l’idée des bienfaits des beaux-arts et de la littérature sur l’humeur noire que Shaftesbury va retenir de Burton. La notion d’enthousiasme, thématisée à nouveaux frais, est la recherche, sans cesse renouvelée, d’une stase et d’une juste mesure, autant humorale qu’esthétique. Shaftesbury nous invite sans cesse à nous former, et nous réformer nous-mêmes, pour tendre à une forme d’excellence qui puisse nous relier à la perfection cosmique qu’il postule. L’artiste, l’écrivain et le philosophe enthousiastes sont les héros – tout autant que les hérauts – d’une humanité nouvelle : ils incarnent une exigence d’excellence à la fois éthique et esthétique. La forme reflète l’âme de celui qui crée, tout comme l’œuvre réussie, reflète la perfection et l’harmonie du kósmos, en un jeu de renvois réciproques. Ce qui est patent dans le projet de Shaftesbury, c’est la reprise de l’antique thème du « souci de soi », l’epiméleia heaoutoû des Grecs ou la cura sui des Latins. Pour Shaftesbury, la recherche de la vie bonne présente des qualités esthétiques : elle est la recherche de la plus belle forme d’existence possible. R. BURTON, « Démocrite Junior au lecteur » dans Anatomie de la mélancolie, trad. B. Hoepffner, préf. J. Starobinski, Paris, José Corti, 2000, t. 1, p. 122-123. 557 Ibid., p. 759. 558 Ibid., p. 882-883. 559 R. DAVAL, op. cit., p. 41. 556 264 Comme l’écrit encore avec justesse Fabienne Brugère, « le perfectionnement moral suppose un travail sur soi qui astreint l’homme au souci de soi. L’œuvre ultime ne réside pas dans la production d’œuvres d’art, mais dans un art de l’existence, qui déploie une contemplation possible de ses propres attitudes quand elles relèvent du beau et du bien ».560 Le modèle indépassable pour cette pratique du souci de soi est la figure socratique. Socrate est l’incarnation même de ce « courage de la vérité »561 sur lequel Michel Foucault a enseigné à la fin de sa vie. À la fin de ce dialogue émouvant qu’est l’Apologie, après que le funeste verdict de mise à mort a été prononcé, Socrate demande à ses amis de continuer sa quête de la vérité en leur demandant de châtier ses propres fils, une fois devenus grands, comme il avait lui-même châtié ses amis lorsqu’ils se souciaient davantage de richesses et d’honneurs au détriment du souci de soi, c’est-à-dire du soin de l’âme. Comme l’explique très bien Foucault dans un autre texte, « ce principe qu’on a à “s’occuper de soi ” à “se soucier de soi-même”, est sans doute, à nos yeux, obscurci par l’éclat du gnôthi seautón ».562 Or, c’est précisément sur ce point que Shaftesbury renoue entièrement avec l’ancien êthos grec, se distinguant ainsi radicalement des considérations morales de son disciple Hutcheson : se connaître soi-même et prendre soin de soi sont une seule et même chose. La mesure de l’excellence éthique, pour employer un langage aristotélicien, n’est pas extérieure au sujet mais se trouve en lui-même, à titre de possibilité qu’il convient de déployer. Comme l’écrit encore Foucault, « […] s’occuper de soi n’est donc pas une simple préparation momentanée à la vie ; c’est une forme de vie ».563 Pour Shaftesbury, ce souci de soi passe par la contemplation « esthétique », s’il m’est permis d’employer cet anachronisme, qui concerne directement l’être humain et son inscription dans le kósmos. Et ainsi que l’explique également Gusdorf, « […] la connaissance de soi va de pair avec la reconnaissance de l’ordre du monde, sous la forme de l’édification de soi. L’individu doit faire prévaloir en lui-même une personnalité cosmique ; c’est en F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essais sur la banalisation du beau au 18e siècle, p. 59. 561 M. FOUCAULT, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II (19831984), Paris, Seuil/Gallimard, 2001. 562 M. FOUCAULT, « L’herméneutique du sujet » (1982) dans Dit et Ecrits, IV, éd. établie sous la dir. de D. Defert et F. Ewald, coll. J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, p. 353. 563 M. FOUCAULT, op. cit., p. 356. 560 265 se réintégrant dans le Tout qu’il découvrira la plénitude de son identité propre ».564 Non seulement Shaftesbury reprend l’injonction de l’oracle de Delphes et son corrélat, le souci de soi, mais encore il s’inscrit dans la lignée, nous l’avons vu, de ceux qui considèrent que la philosophie est une médecine de l’âme : « il faut se rappeler ce principe familier aux épicuriens, aux cyniques et aux stoïciens que le rôle de la philosophie, c’est de guérir les maladies de l’âme ».565 Foucault rappelle à juste titre qu’une notion comme celle de páthos, d’où dérive la réflexion moderne sur les passions, désigne aussi bien une passion de l’âme qu’une maladie du corps. Ce qui permet de comprendre encore différemment la persistance du thème de la mélancolie, du génie et de l’áskêsis comme exercice visant à expurger l’âme de ses passions tristes en vue de libérer l’enthousiasme générateur de belles formes. Cet exercice de retour à soi et de travail sur soi appelé le « soliloque » est donc bien de l’ordre d’une lutte, d’un rapport agonistique à soi-même en vue de l’excellence : « […] la pratique de soi est conçue comme un combat permanent ».566 Dans la Grèce antique, cette culture de soi se présente comme un ensemble de pratiques désigné généralement par le terme askêsis. Or les notes prises par Shaftesbury entre 1668 et 1707, intitulées « Askếmata », renouent avec une forme de sagesse pratique. Si le Soliloque thématise la nécessité du dialogue intérieur, les Exercices en sont la mise en œuvre. Comme le dit très bien Laurent Jaffro, « Shaftesbury est allé très loin dans l’idée que ce qu’il appelle le soi, self, n’est pas donné, mais est le résultat de ce que Michel Foucault, dans ses derniers travaux, appelait un procès de subjectivation. Shaftesbury prend soin de distinguer ce soi de tout vécu personnel ; les Exercices ne se confondent pas avec un journal, une confession, ou des mémoires. »567 Et il faut ajouter que si les Exercices ne se confondent pas avec les genres littéraires mentionnés dans cette citation, c’est en vertu du principe de la disparition de l’auteur, qui sera thématisé dans un développement ultérieur. Pour laisser être et se déployer le vrai soi, c’est-à-dire la forme la plus authentique de la personnalité de chacun, il faut que le moi et ses inclinations égoïstes s’effacent. Le vrai soi est une forme en formation, un principe 564 565 566 567 G. GUSDORF, op. cit., p. 234. M. FOUCAULT, op. cit., p. 357. Ibid., p. 357. L. JAFFRO, « Présentation » à SHAFTESBURY, Exercices, p. 24-25. 266 dynamique et formateur, et ne se donne jamais sur le mode d’un ego figé mais se livre à la faveur d’une patiente réforme intérieure. § 1.5 LE SOUBASSEMENT ETHICO-THEOLOGIQUE DE L’ART Le projet de réforme de la philosophie ne concerne pas seulement son mode d’exposition. Pour Shaftesbury, il s’agit d’instaurer le primat de la philosophie morale et pratique qui non seulement concourt au perfectionnement du goût mais se place en juge de la théologie : La connaissance de la nature humaine et de MOI-MÊME. C’est là la philosophie qui a la préséance sur toute autre science ou connaissance. Et elle ne peut sûrement être du genre de celle qu’on appelle vaine ou trompeuse, puisque c’est le seul moyen par lequel je puisse mettre à découvert la vanité et la tromperie. Elle n’est pas de ce genre qui repose sur des généalogies ou des traditions et qui pourvoit à des questions disputées et de vaines querelles. Elle ne tient pas son nom, comme d’autres philosophies, des seules subtilités et finesses de la spéculation, elle le tient, par excellence, de ce qu’elle est supérieure à toutes les autres spéculations, de ce qu’elle a préséance sur toutes les autres sciences et occupations, enseignant la mesure de chacune et assignant sa juste valeur à toutes les choses de la vie. Cette science juge de la religion elle-même, elle scrute les esprits, met à l’épreuve les prophéties, distingue les miracles, empruntant sa seule mesure et la seule norme à la rectitude morale et au discernement de ce qui est sain et juste dans les affections. Car si l’on ne connaît l’arbre qu’à ses fruits, je dois d’abord m’efforcer de distinguer le vrai goût [true Taste] des fruits, d’affiner mon palais, et d’acquérir une prédilection appropriée en ce domaine [Relish in the kind].568 Si la valeur de vérité de la création artistique est tributaire de la Révélation chrétienne pour Baumgarten, c’est sans conteste à l’éthique qu’elle est soumise SHAFTESBURY, Soliloque, III, 1, p. 179-180, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 218-220). Je souligne. 568 267 selon Shaftesbury. Il y a une stricte identité entre la beauté morale et la beauté artistique ou, pour le dire en termes platoniciens, entre le beau et le bien. C’est même la philosophie, en tant qu’elle est conçue principalement comme une éthique, qui juge la théologie et ses prétentions morales. C’est à partir d’un retour sur soi introspectif, qui permet de connaître la vraie forme de son âme, et donc sa destination la plus haute, que prend forme une activité créatrice digne de rivaliser avec la perfection de la Création divine. En effet, la vraie pratique philosophique est à la fois une éthique et une esthétique pour Shaftesbury : À parler exactement, philosopher c’est porter le savoir-vivre au plus haut degré [To philosophise, in a just signification, is but to carry good-breeding a step higher] ; car la perfection du savoir-vivre est d’apprendre tout ce qui est décent en compagnie et tout ce qui est beau dans les arts.569 Baumgarten et Shaftesbury partagent une même utopie esthétique — solidement ancrée dans l’idée de perfectibilité chère au 18e — et en tirent les ultimes conséquences philosophiques : placer l’étude des beaux-arts et de la littérature au centre de la formation du philosophe. Schiller en est l’héritier direct : la pédagogie bien comprise — contre Rousseau et son discours sur les méfaits de la civilisation570 — passe nécessairement par une éducation esthétique, une Bildung. Et cette éducation esthétique consiste en un vaste programme de formation à la fois philosophique, politique et éthique. Il ne s’agit rien de moins que d’une véritable révolution intérieure qui vise à affiner la sensibilité et à rendre l’humanité plus spirituelle. Cassirer a raison de dire que « Shaftesbury ne voit pas l’esthétique exclusivement, pas même premièrement, dans la perspective de l’œuvre d’art, mais il a besoin d’une esthétique comme d’une véritable règle de vie, comme d’une loi régissant l’organisation du kósmos intérieur, de la personnalité spirituelle ».571 Le souci de l’écriture philosophique pour Shaftesbury pose, au-delà de la théorie du reflet humoral, la question de la transmission et de la lisibilité de la SHAFTESBURY, Mélanges ou réflexions diverses, p. 682, (Ch., tome 2, p. 255). Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes dans Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome 3, note 9, p. 202-208. On peut affirmer avec certitude que Rousseau a lu Shaftesbury. En 1745, lorsque que les deux hommes n’étaient pas encore brouillés, il a reçu de la part de Diderot l’Essai sur le mérite et la Vertu. 571 E. CASSIRER, La philosophie des lumières, p. 307. Je souligne. 569 570 268 philosophie. On se souvient des Lettres d’Aletheophilus de Baumgarten écrites dans le même esprit. Laurent Jaffro572 et Fabienne Brugère placent la notion de communication au centre de leurs études respectives. Cette notion situe l’esthétique d’emblée dans l’horizon politique : « [La communication] appliquée aux beaux-arts témoigne que le peuple, l’homme de goût et le philosophe peuvent faire concorder leur jugement, produisant la figure possible d’une communauté unie d’esprits en activité pour savoir ce qu’est une œuvre réussie et poser les règles d’une bonne critique à partir d’une édification commune de la société ».573 Le caractère « divin » de la production artistique ou littéraire aboutie est récurrent dans les écrits de Shaftesbury, qu’ils soient ouvertement consacrés aux beaux-arts ou non. Créer, c’est donc imiter l’activité divine et se dépasser pour être à l’image de la divinité, essentiellement créatrice de formes. Shaftesbury considère que toute chose dans l’univers est liée par une sympathie universelle574 et que des liens essentiels unissent les êtres les plus infimes aux astres les plus immenses. En vertu de cette interdépendance cosmique s’opère un parallélisme entre l’activité créatrice divine originaire, les productions naturelles, et la création artistique. Sur ce point, il convient de le souligner, Shaftesbury opère un renversement par rapport à l’analogie développée par Baumgarten : c’est, en dernière analyse, moins l’artiste qui se divinise grâce à ses œuvres que la Nature même qui est fondamentalement Artiste : Nous ne pouvons pas juger moins favorablement de cet Art consommé qui brille dans tous les ouvrages de la Nature [that consummate art exhibited through all works of Nature], puisque nos faibles yeux découvrent dans ces productions, à l’aide d’instruments physiques, un monde de merveilles secrètes, des mondes dans des mondes, d’une extrême petitesse quoiqu’ils renferment plus de merveilles que le sens le plus exquis, et la plus subtile raison n’en peuvent saisir ou développer.575 L. JAFFRO, Ethique de la communication et art d’écrire, Paris, PUF, 1998. F. BRUGÈRE, Théorie de l’art et philosophie de la sociabilité selon Shaftesbury, p. 10. Je souligne. 574 Shaftesbury fait dire à Théoclès qu’il y a une « union universelle », une « cohérence ou sympathie des choses ». La cosmologie de Shaftesbury est traitée dans la première section de la Troisième partie des Moralistes, p. 547-573, (Ch., tome 2, p. 95-124). 575 SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 561, (Ch., tome 2, p. 111). 572 573 269 Mon interprétation du concept de création chez Shaftesbury diffère de celle proposée par Fabienne Brugère. Au sujet d’un passage du Soliloque, elle constate, à raison, que « le terme anglais employé n’est pas celui de Creator mais Maker – “Such a Poet is indeed a second Maker”– [et que] ceci confirme que la création est plutôt fabrication, production ».576 Puis elle ajoute : « […] fait remarquable, Shaftesbury ne comprend pas la nature comme un processus de création. Elle est plutôt une production ordonnancée. L’artiste ne pourra donc pas prendre modèle sur une création qui n’existe pas ».577 Or, cette dernière affirmation mérite d’être discutée. Car si, dans l’extrait en question, il est effectivement question de l’artiste comme second Maker, moins de dix lignes plus haut, Shaftesbury dit très explicitement ceci : L’artiste moral [the Moral Artist], qui peut ainsi imiter le Créateur [who can thus imitate the Creator] et connaît de la sorte les créatures, ses semblables, dans leur forme et structure intérieures [and is thus knowing in the inward Form and structure of his Fellow-Creature], se trouvera difficilement, je pense, ignorant de lui-même, ou en peine avec ces nombres qui font l’harmonie d’un esprit. Car être coquin, c’est simple dissonance et disproportion.578 Cette citation condense toute la problématique du soubassement éthico-moral de l’Art : l’artiste, pour être digne d’imiter le Créateur suprême, doit absolument être moral. Or cette obligation ne doit pas être entendue au sens courant d’une « morale », définie comme un ensemble de règles auxquelles il sied de se conformer par crainte de quelque châtiment, qu’il soit divin ou humain. La morale, ou plutôt l’éthique, est d’emblée, et c’est cela qui présente un intérêt proprement philosophique, une forme de connaissance. À la fois connaissance de soi, c’est-à-dire de sa propre forme intérieure, mais aussi d’autrui, et donc, en vertu de la participation de chaque être au grand tout cohérent et proportionné en lui-même,579 connaissance des règles de la beauté comme telle. En raison de cette participation du Moral Artist à l’ordre cosmique universel, il me semble également difficile de souscrire à l’idée qu’« il existe un principe spirituel du beau 576 577 578 579 F. BRUGÈRE, Théorie de l’art et philosophie de la sociabilité selon Shaftesbury, p. 352. Ibid., p. 352. SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 107, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 110). Ibid. 270 mais ce principe est strictement humain ».580 Il est vrai que la quête du beau, telle que la conçoit Shaftesbury (c’est-à-dire la quête d’une forme dynamique qui informe harmonieusement l’ordre du monde), ne peut pas aboutir à une métaphysique de l’identité à soi et de la stase. Cette quête mène nécessairement à une philosophie des pratiques de soi, de la construction progressive du soi. Mais, et j’aimerais insister sur ce point, cela ne signifie pas pour autant que le beau relève strictement du domaine de l’anthropologie, selon Shaftesbury. La conquête du vrai soi a une portée à la fois ontologique et cosmologique : être soi de façon vraie et authentique, c’est être accordé harmonieusement à l’ordre cosmique, c’est-à-dire à la beauté. Par la force de l’enthousiasme créateur, qui nous rappelle à chaque instant la présence du divin en nous, nous pouvons avoir part au jeu cosmique et le prendre pour modèle en vue de réformer notre manière d’être au monde. J’aimerais citer ici, un peu longuement, l’avant-propos à l’Inquiry de Hutcheson car Anne-Dominique Balmès y formule des remarques décisives au sujet de l’interprétation du fondement « éthico-théologique » de l’Art. Elle écrit ceci : Ce qui frappe le plus Shaftesbury, dans l’univers, c’est l’ordre, l’harmonie et la proportion qui y règnent, et qu’il ne peut interpréter que par analogie au dessein d’un artiste (le Créateur) relativement à son œuvre. Ce Dieu-artiste ne peut être que parfaitement bon, et n’avoir d’autre intérêt que le bien du Tout, de la nature, de la société, et de l’homme tout ensemble (bien du Tout qui assure celui des parties, et réciproquement : promouvoir le bien du système, c’est aussi, tout uniment, agir pour son propre bien). »581 Ainsi que l’écrit également Annie Becq, « les textes de Shaftesbury ont l’immense intérêt […] d’inscrire la notion de création au centre de la réflexion esthétique, en en faisant l’essence de la beauté. Faire résider la valeur dans l’activité productrice de formes ne conduit pas Shaftesbury à distinguer par là le beau artistique et à réserver la beauté aux seules F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle, p. 55. 581 Anne-Dominique BALMÈS, « Avant-propos » à HUTCHESON, op. cit., p. 25. 580 271 œuvres de l’art humain. Cette notion d’activité est au contraire étendue à la nature entière, œuvre du Souverain Artiste […].582 Un texte de 1709, intitulé Les moralistes, rhapsodie philosophique, contient également de nombreuses occurrences de ce concept de création. Dans ce dialogue philosophique, trois personnages, Théoclès, Palémon et Philoclès, devisent intelligemment sur divers sujets. Le premier personnage est le type même du philosophe enthousiaste, au sens laudatif du terme,583 le second incarne la figure de l’atrabilaire misanthrope, le troisième, enfin, est un libertin sceptique584 qui, sous l’influence de la force maïeutique585 du premier, finit par prendre la mesure de ses égarements philosophiques et par se rallier pleinement à la thèse de l’harmonie universelle. Dans ce dialogue, Théoclès est le double littéraire de Shaftesbury. Il saisit l’occasion du dialogue avec son ami Philoclès pour exposer cette philosophie de la forme, comprise comme une énergie créatrice présente à la fois en l’homme et dans la nature.586 Voici une suite d’extraits choisis dans lesquels il est expressément question de la nature et de l’espèce humaine, en termes de « création ». Le Sceptique s’adresse au Mélancolique, à la suite de l’une de ses innombrables tirades sur la misère de la condition humaine, pour tenter de lui faire admettre l’existence de quelque beauté terrestre : Mais ce n’était pas à toute la Création [whole Creation] que vous en vouliez alors : vous n’étiez pas prévenu contre toutes sortes de beautés. La verdure des campagnes, les perspectives, un bel horizon, Annie BECQ, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice (1680-1814), Paris, Albin Michel, vol. 1, p. 169. 583 SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 484, (Ch., tome 2, p. 25) : « [Théoclès] semblait le plus grand Enthousiaste du monde, excepté qu’il n’en avait pas la mauvaise humeur [ill humour, c.à.d. la mélancolie] ». 584 SHAFTESBURY, ibid., p. 477, (Ch., tome 2, p. 17). Philoclès à Palémon : « Je vous avais décelé clairement par là mon inclination pour le Scepticisme ; et vous m’objectâtes non seulement la Religion ; mais vous fîtes encore des reproches relativement à la Galanterie que j’avais défendue quelques temps auparavant. » 585 SHAFTESBURY, ibid., p. 583, (Ch., tome 2, p. 134). Je souligne. Philoclès : « C’est vous, Théoclès, qui devez soutenir et aider mon esprit, me servir en quelque sorte de sage-femme dans cette espèce d’accouchement, qui sans cela, n’aboutirait peut-être qu’à un triste avortement. » 586 F. BADELON, « Introduction » à SHAFTESBURY, op. cit., p. 104. 582 272 des nuages de pourpre embellis par le soleil couchant ; tout cela avait des charmes bien capables de faire impression sur vous.587 Dans un autre extrait mettant en scène les mêmes protagonistes, Philoclès ajoute : Après que la première ardeur de votre imagination [imagination] se fut un peu ralentie, je fis mes efforts pour vous engager à raisonner plus tranquillement avec moi sur cette autre partie de la création, c’est-àdire votre espèce [that other part of the creation, your own kind], pour laquelle vous marquiez tant d’aversion, qu’on vous eût pris pour un misanthrope, un autre Timon.588 Théoclès, saisi par un transport enthousiaste, débute sa réponse aux objections de son ami sceptique par une prière : Père divin, centre des âmes [Heavenly Sire, center of souls], vers lequel les nôtres sont attirées par la Nature, comme les corps terrestres vers leur propre centre […]. Tu as fait sortir la beauté de la Création [conspiring beauty of the ever-flourishing creation]. Dissipe les mouvements contraires des êtres intelligents ; qu’ils trouvent le repos dans le temps et selon la manière que tu as prescrits ; qu’ils contribuent au bien et à la perfection de l’univers, cet ouvrage que tu as créé tout bon et accompli !589 On ne saurait dire plus explicitement que, s’agissant de la nature et des êtres, c’est bien de création qu’il s’agit et non de production. C’est également ainsi que Danièle Lories interprète cet aspect de l’œuvre de Shaftesbury. Elle se réfère, plus spécifiquement, à l’artiste génial et commente cette figure essentielle en ces termes : Le génie est cette figure éminente qui communie avec la puissance créatrice universelle ; puisant en lui-même, il puise aux sources mêmes de la Création. Il reproduit en lui, à mesure humaine, la puissance créatrice de la Nature. Il est — un peu comme la pensée renaissante voyait en l’homme un microcosme — une image singulière 587 588 589 SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 471, (Ch., tome 2, p. 10). Ibid., p. 472, (Ch., tome 2, p. 12). Ibid., p. 564, (Ch., tome 2, p. 114). Je souligne. 273 du pouvoir créateur de l’Univers, non pas une image d’un démiurge mais plutôt celle de cette puissance créatrice immanente à la nature, à chaque élément naturel. »590 Enfin, pour formuler un dernier argument en faveur d’une conception de la « nature » en termes de « création », rappelons le début de l’hymne à la nature de Théoclès : « Ô sublime Nature, supérieurement belle et souverainement bonne ? Toi, qui es tout aimable et toute divine ! Toi, dont les regards sont si gracieux et si charmants, dont l’étude inspire la sagesse, et la contemplation, tant de délices, dont le moindre ouvrage offre une plus ample scène et un plus noble spectacle que tout ce que l’Art peut produire ! O Puissante Nature ! Sage substitut de la Providence ! Créatrice déléguée [impowered creatress ] ! ou plutôt, Toi Suprême Créateur [supreme creator], Divinité toute puissante ! Je t’invoque, je n’adore que toi seul. C’est à toi que cette solitude, ce lieu, et ces méditations champêtres sont consacrés. Animé de ton Esprit, je chante sans art l’ordre de la Nature dans les Êtres créés [created beings] ; je célèbre les beautés qui se terminent en toi, source et principe de beauté et de toute perfection ! […] »591 À la lecture de ces extraits, il appert néanmoins qu’une distinction doit être faite sur le type de fondement théologique qui garantit à la création artistique son fondement ontologique. S’il s’agit, sans conteste, d’un Dieu personnel pour Baumgarten, pour Shaftesbury l’affaire est loin d’être entendue. Les Exercices, dans lesquels Shaftesbury se livre librement à des réflexions offrent des indications précieuses sur son rapport à la transcendance divine : Absolument convaincu qu’il existe une déité, et de la plus éminente perfection ; qu’elle supervise toutes choses, voit et connaît toutes choses, et partout présente ; et cependant être au même moment si peu affecté par une telle présence, au point d’avoir plus d’intérêt même pour le plus ordinaire œil humain.592 Danielle LORIES, « Le sentiment du beau Outre-Manche » dans Esthétique et philosophie de l’art, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 2002, p. 103. 591 SHAFTESBURY, op. cit., p. 549, (Ch., tome 2, p. 98). Je souligne. 592 SHAFTESBURY, Exercices, p. 155. 590 274 Cet extrait des Exercices ― dont l’ensemble est placé sous le haut patronage de Marc-Aurèle et d’Épictète ― a été écrit à Rotterdam en 1698, au moment de l’exil hollandais faisant suite à la dissolution du Parlement au sein duquel Shaftesbury siégeait dans le camp des Country Whigs.593 Puisque ces notes n’étaient pas destinées à la publication, il n’y a pas lieu de penser que le philosophe n’y livre son sentiment le plus intime sur ces questions. Dans ses écrits « exotériques » ultérieurs, Shaftesbury passe sans transition de God à Deity, Creator, heavenly Spirit mais aussi sovereign artist, sans forcément distinguer clairement ces différentes dénominations. Dans le Discours préliminaire à sa traduction, Diderot propose une note intéressante à ce propos : Après avoir déterminé en quoi consistait la vertu – entendez partout vertu morale – nous prouverons avec une précision vraiment géométrique, que de tous les systèmes concernant la divinité, le théisme est le seul qui lui soit favorable. « Le théisme, dira-t-on ! Quel blasphème ! Quoi, ces ennemis de toute révélation seraient les seuls qui pussent être bons et vertueux ? » À Dieu ne plaise que je me rende jamais l’écho d’une pareille doctrine. Aussi n’est-ce point celle de M. S[haftesbury], qui a soigneusement prévenu la confusion qu’on pourrait faire des termes de déiste et de théiste [sic]. Le déiste, dit-il, est celui qui croit en Dieu, mais qui nie toute révélation : le théiste, au contraire, est celui qui est prêt d’admettre la révélation et qui admet déjà l’existence d’un dieu. Mais en anglais, le mot théiste désigne indistinctement déiste et théiste. Confusion odieuse contre laquelle se récrie M. S[haftesbury] qui n’a pu supporter qu’on prostituât à une troupe d’impies le nom de théistes, le plus auguste de tous les noms […]. En effet, quoiqu’il soit vrai de dire que tout théiste n’est pas encore chrétien, il n’en est pas moins vrai d’assurer que pour devenir Voir à ce propos l’excellente présentation de la vie intellectuelle et politique de Shaftesbury par Laurent Jaffro, placée en introduction aux Exercices, p. 7-34. Les Exercices ont été pour l’essentiel rédigés lors des deux exils de Shaftesbury en Hollande, en 1698 et en 1704. 593 275 chrétien, il faut commencer par être théiste. Le fondement de toute religion, c’est le théisme.594 Il faut encore ajouter que cet extrait est repris, textuellement, mais sans indication d’auteur, dans l’introduction à l’édition française rédigée par Robinet.595 Il convient toutefois de replacer cette distinction dans son contexte et ne pas la prendre au pied de la lettre. Rappelons que, près de quatre ans après la parution de sa traduction de Shaftesbury, Diderot est emprisonné à Vincennes pour sa Lettre sur les aveugles à l’attention de ceux qui voient. Quant à Robinet, il est aussi soupçonné de matérialisme athée. Donc, cette distinction est peutêtre moins philosophique que circonstancielle, et indique plutôt une stratégie d’écriture prudente. Cela est corroboré par Hutcheson qui, bien que défendant les idées de Shaftesbury, note dans sa préface à l’Inquiry : Il est très inutile de recommander au monde les écrits de Lords Shaftesbury. Ceux-ci seront estimés tant qu’il restera du bon sens parmi les hommes. Il eût certes été souhaitable qu’il s’abstînt de mêler à de si nobles conceptions quelques préjugés contre le christianisme qui nous donne l’idée la plus vraie de la vertu.596 Ces préjugés que Hutcheson déplore sont très exactement ceux qui permettent à Shaftesbury de placer l’éthique, telle qu’il l’a redéfinie, à la fois comme finalité et comme fondement de sa philosophie, la libérant ainsi du joug non seulement du christianisme comme religion révélée, mais également de la théologie rationnelle comme fondement philosophique. D. DIDEROT, « Discours préliminaire » à DIDEROT et SHAFTESBURY, Essai sur le mérite et la vertu, Paris, Éditions Alive, 1998, p. 22. 595 J.-B. ROBINET, « préface », p. 139. « Après avoir déterminé en quoi consiste la Vertu Morale, notre Philosophe prouve avec une précision vraiment Géométrique que de tous les Systèmes concernant la Divinité, le Théisme est le seul qui lui soit favorable. Je dis Théisme et non pas Déisme ; et Mylord Shaftesbury a soin de prévenir la confusion qu’on pourrait faire des termes de Déiste et de Théiste. Le Déiste, dit-il, est celui qui croit en Dieu et qui nie toute Révélation : le Théiste, au contraire, est celui qui est prêt d’admettre la Révélation et qui admet déjà l’existence d’un Dieu. Mais en Anglais le mot de théiste signifie indistinctement Déiste et Théiste : confusion odieuse contre laquelle se récrie notre illustre Anglais, qui ne peut supporter qu’on prostitue à une troupe d’impies le nom de Théistes, le plus auguste de tous les noms [...]. En effet, quoi qu’il soit vrai de dire que tout Théiste n’est pas encore Chrétien, il n’est pas moins vrai d’assurer que pour devenir Chrétien il faut commencer par être Théiste. Le fondement de toute Religion, c’est le Théisme. » 596 F. HUTCHESON, op cit., p. 45. Je souligne. 594 276 De plus, si l’on se réfère à la lettre du texte traduit par Diderot, « déiste » et « théiste » sont deux termes employés indistinctement par le philosophe : For as averse as I am to the cause of theism, or name of Deist, when taken in a sense exclusive of revelation, I consider still that in strictness the root of all theism, and that to be settled Christian, it is necessary to be a good theist ; for theism can only be opposed to polytheism or atheism. Nor have I patience to hear the name of Deist (the highest of all names) decried, and set opposition to Christianity. “As if our religion was kind of magic, which depends not on the belief of a single supreme Being. Or as if the firm and rational belief of such a Being on philosofical grounds was an improper qualification for believing anything further.” Excellent presumption for those who naturally incline to the disbelief of revelation, or who through vanity affect a freedom of this kind !597 Quelle que soit l’étiquette que l’on veuille accoler à Shaftesbury, un « théiste » qui reconnaît la révélation chrétienne (comme le suggèrent Diderot et Robinet, s’armant de mille précautions pour éviter la mise au pilon), ou plutôt un « déiste », c’est-à-dire presque un athée (comme le soutient Laurent Jaffro598), il n’en demeure pas moins que le point de départ de Shaftesbury n’est pas celui d’une « religion » — instituée ou non —, mais celui d’une éthique des vertus qui aboutit, de manière dérivée, à une forme de religiosité minimale. Ainsi que le souligne Gusdorf, « il est impossible de déterminer si Shaftesbury était en toute rigueur déiste, théiste, panthéiste ou panenthéiste, et si son christianisme était ou non conforme aux normes codifiées de telle ou telle église établie ».599 D’après moi, si la conception religieuse de Shaftesbury relève davantage d’une forme non théiste, cela ne signifie pas pour autant qu’il soit athée. Mais cela implique plutôt que ce dieu impersonnel soit de l’ordre d’un principe spirituel à la fois transcendant, en tant que source d’harmonie et de sympathie universelle entre les êtres, et immanent, en tant qu’il est présent en chaque créature. Cette idée de l’union cosmique de tous les êtres, particulièrement prégnante dans les Exercices, relève de la sensation ou du sentiment : 597 598 599 SHAFTESBURY, The moralists, a philosophical rhapsody, p. 19. L. JAFFRO, Ethique de la communication et art d’écrire, p. 302-309. G. GUSDORF, op cit., p. 232. 277 Sympathiser, qu’est-ce ? – Ressentir ensemble, c’est-à-dire être uni dans une seule sensation ou sentiment. – Les fibres des plantes sympathisent, les parties de l’animal sympathisent, et les corps célestes ne sympathisent-ils pas ?600 Il importe finalement peu de trancher la question religieuse chez Shaftesbury, puisqu’elle est seconde par rapport aux inquiétudes politiques et éthiques de son auteur. C’est ce que nous apprend Théoclès, apôtre de la tolérance, défenseur de la juste mesure en toutes choses, et donc ennemi déclaré de toute forme de fanatisme religieux : Il peut se faire que certains écrivains aient jugé nécessaire et convenable à leur caractère, en différentes situations, de détester hautement les principes des Incrédules et leur personne. L’auteur que je défends [i.e. Shaftesbury lui-même], au contraire, qui n’est qu’un laïque, tâche d’en agir honnêtement, et il prend toutes les précautions possibles pour ne pas les révolter [Our author, on the contrary, whose character exceeds not that of a layman, endeavours to show civility and favour by keeping the fairest measure he possibly can with the men of this sort] : il leur cède tout ce qu’il peut leur céder, et il raisonne avec une indifférence absolue même sur le fait de la Divinité [Deity]. Il propose de ne rien conclure de lui-même ; mais il laisse aux autres tirer les conclusions de ses principes : car il n’a pour but principal que de réconcilier ces rebelles avec les principes de la vertu, pour leur ouvrir ensuite une route vers la religion, en écartant les grands obstacles, pour ne pas dire les seuls, qui s’y opposent, et qui prennent leur source dans les vices et les passions des hommes.601 Pour Shaftesbury, c’est l’éthique qui est la source de la religion et non l’inverse. Il défend une conception qu’il appelle lui-même « réaliste » de l’éthique, à laquelle le dieu lui-même [Suprem Will]602 est soumis. La vertu n’est donc ni arbitraire ni dépendante de la coutume, des mœurs ou du temps, ni même engendrée par l’imagination de quelque châtiment céleste : 600 601 602 SHAFTESBURY, Exercices, p. 66. SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 509, (Ch., tome 2, p. 52). Je souligne. SHAFTESBURY, The moralists, p. 53. Robinet traduit par « Etre suprême », p. 510. 278 Si un écrivain qui parle de musique devait, s’adressant à ceux qui étudient et qui aiment cet art, leur déclarer que « la mesure ou la règle de l’HARMONIE est le caprice ou le bon vouloir, l’humeur ou la mode », il n’est pas très vraisemblable qu’on lui prêterait grande attention ou le traiterait avec un réel sérieux. Car l’HARMONIE est harmonie par nature, si ridicule que puisse être la manière dont les hommes jugent de la musique. Ainsi en est-il de la symétrie et de la proportion qui sont également fondées dans la nature, si barbare ou gothique que puisse se montrer la fantaisie des hommes dans leur architecture, leur sculpture, ou n’importe quel autre art plastique. C’est la même chose en ce qui concerne la vie et les MŒURS. Les mêmes nombres, la même harmonie et la même proportion ont leur place en MORALE et se découvrent dans les caractères et les affections du genre humain. C’est en ceux-ci que reposent les vrais fondements d’un art et d’une science supérieurs à toute autre pratique et toute autre compréhension humaines [the same Numbers, Harmony, and Proportion have place in Morals ; and are discoverable in the Characters and Affections of Mankind ; in which are lay’d the just Fondations of an Art and Science, superior to every other of human Practice and Comprehension].603 Shaftesbury va encore plus loin dans son affirmation du primat de l’éthique en disant qu’il appartient à la philosophie de « prouver ce que la Révélation ne fait que supposer ».604 Cela engendre des conséquences directes pour la question qui nous occupe plus spécifiquement. Avant la Troisième Critique, la sphère esthétique n’est jamais autotélique mais toujours guidée par des finalités éthiques, théologiques au sens large, et politiques. Dans pareil contexte, contrairement à ce que soutient Fabienne Brugère, je ne souscris pas à l’idée qu’avec la parution du premier volume de l’Æsthetica, la problématique sociale de l’art soit définitivement caduque.605 Ou du moins pas dans l’une des finalités principales de la nouvelle discipline, celle de poser les fondements d’une communauté esthétique à venir. Que l’on rappelle seulement l’affirmation de Baumgarten : le philosophe est un être qui vit parmi ses semblables et ne peut 603 604 605 SHAFTESBURY, Soliloque, III, 3, p. 221, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 284-286). Je souligne. SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 510, (Ch., tome 2, p. 54). F. BRUGÈRE, Théorie de l’art et philosophie de la sociabilité selon Shaftesbury, p. 11. 279 donc, à ce titre, négliger la part sensible de son être. Cette affirmation justifie, entre autres, le caractère nécessaire de la constitution de l’esthétique philosophique. Aussi ces deux auteurs partagent-ils un même idéal esthétique, qui place dans l’activité créatrice au sens large, qu’elle soit artistique ou philosophique, la possibilité d’instaurer une nouvelle façon d’être ensemble, dans une communauté régie par des principes éthiques. Pour Shaftesbury, il ne fait aucun doute que l’esthétique est l’accomplissement de la plus haute vertu, accomplissement qui passe par une connaissance de soi et d’autrui, c’est-à-dire une connaissance des Characteristics of men, manners, opinions and time, auxquelles sont consacrés deux volumes. Parlant de ces caractères en termes de « justesse » et de « vraie proportion », true proportion, il ajoute : Un dessinateur [designer] qui a si peu le sens des proportions, qui est si peu conscient de cette excellence ou de ces perfections, ne sera jamais capable de décrire un caractère parfait ou, ce qui est plus en accord avec l’art, d’« exprimer l’effet et la force de cette perfection, à partir du résultat du mélange de caractères divers tirés de la vie ». C’est ainsi que le sens des nombres intérieurs, la connaissance et la pratique des vertus sociales, et la familiarité et la faveur des GRÂCES morales [moral graces] sont essentielles au caractère d’un artiste digne de ce nom et à juste titre favorisé par les MUSES. Ainsi les arts et les vertus sont-ils liés d’une amitié réciproque et la science du virtuose et celle de la vertu elle-même n’en font, en un sens, plus qu’une seule et même. [Thus are the Arts and Virtues mutually Friends: and thus the Science of Virtuoso’s, and that of Virtue it-self, become, in a manner, one and the same.]606 Cela dit, bien que la création artistique et littéraire soit guidée par l’éthique, elle s’autonomise clairement par rapport à la religion instituée, au nom, précisément, d’un idéal d’humanité. Cet extrait l’indique explicitement : Dans la simple poésie et les œuvres d’esprit et de littérature, on nous permet une liberté de pensée et une aisance d’humeur dans lesquelles peut-être nous ne sommes pas capables de contempler les jugements divins et de pénétrer clairement la justice de ces voies dont on dit SHAFTESBURY, Soliloque, III, 3, p. 208-209, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 268-270). Je souligne. 606 280 qu’elles sont si éloignées des nôtres et qu’elles dépassent notre pensée et notre compréhension les plus élevées. Dans une telle disposition d’esprit, nous ne pouvons guère supporter de voir le païen traité comme un païen et les fidèles devenir les exécuteurs de la vengeance divine. Il y a en nous une certaine humanité perverse qui intérieurement résiste au mandat divin si clairement révélé qu’il soit. […]. Il est dès lors évident que les mœurs, les actions et les caractères de l’Ecriture Sainte ne sont en aucune manière un sujet qui convient à d’autres auteurs que les théologiens eux-mêmes. Ce sont des matières incompréhensibles en philosophie : elles sont hors de porté de l’historien, du politicien, ou du moraliste simplement humains et sont trop sacrées pour être soumises à la fantaisie [fancy] du poète lorsqu’il n’est inspiré par aucun autre esprit que celui de ses profanes maîtresse, les MUSES.607 Shaftesbury en appelle prudemment à la faiblesse de notre entendement et à la perfidie de notre âme pour expliquer l’horreur que nous inspirent les persécutions religieuses. Mais une lecture plus attentive de cet extrait ne peut manquer d’y voir une déclaration de souveraine indépendance de la pensée et des arts, au nom précisément d’un idéal anthropologique que la religion instituée ne propose pas, ou plus. Les persécutions religieuses sont inacceptables pour des raisons à la fois éthiques et esthétiques : elles violent le principe de la suprême harmonie entre les êtres, c’est-à-dire la beauté. On remarquera aussi le ton ironique de la fin de l’extrait : laissons ces plus hautes matières aux savants théologiens qui les comprennent, mais rendons aux poètes et aux philosophes la liberté de pensée qui leur sied. Ce souci humaniste est constant chez Shaftesbury, comme en témoigne cet extrait d’une Lettre à un jeune homme à l’université, en date du 10 mai 1707 : Le vrai zèle pour Dieu ou pour la Religion doit être fondé sur l’amour réel du genre humain ; et l’on ne peut avoir cet amour réel des hommes, si l’on ne connaît bien leurs véritables droits, dont le plus grand est sans contredit la liberté, glorieux apanage que Dieu et la SHAFTESBURY, Soliloque, III, 3, p. 224-225, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 290-292). Je souligne. 607 281 nature ont donné à la créature raisonnable pour soutenir la dignité de son être.608 La vertu dont parle Shaftesbury n’a rien d’un idéal abstrait auquel il s’agirait de se conformer. Elle implique une pratique corporelle, autant que spirituelle. Dans la superbe quatrième Lettre à un jeune homme, en date du 2 avril 1708, après avoir recommandé la lecture du premier et du second Alcibiade et de Marc-Aurèle – tout en le prévenant de lire les commentateurs – Shaftesbury conseille à son jeune ami : Ayez soin de votre santé : c’est la base de tout. Prenez un exercice modéré : la promenade est nécessaire. L’esprit n’est point à l’aise lorsque le corps souffre. Les gens de lettres ont plus besoin de dissipation que les autres. La récréation est un devoir pour eux. S’ils le négligent, ils ruinent leur santé et leur tempérament. Le tempérament a une grande influence sur l’esprit. Un vase malpropre gâte tout ce qu’on y met, quelque excellent qu’il soit. Jamais nous ne devons être plus gais, plus vifs, plus enjoués, plus contents de nous-mêmes, que lorsque nous sommes appliqués à la contemplation de dieu et de la vertu. Si donc nous voyons les théologiens mornes, durs, austères, c’est que leur caractère est aigri par les mauvaises humeurs qui dominent en eux, fruit impur de leurs études dures et forcées, et que leur esprit affecté par un tempérament bileux, leur représente la divinité sous les traits hideux dont le modèle est dans eux.609 Le souci constant de Shaftesbury est celui de l’union de tout ce qui a été traditionnellement opposé : l’âme et le corps, la forme et la matière, le sacré et le profane mais aussi les arts et la philosophie ou encore la métaphysique et l’éthique. Tous ces différents aspects sont réunis dans un projet de réforme de la philosophie qui redevient une forme de sagesse pratique, sans pour autant renoncer à être une métaphysique, puisque le moteur de cette recherche postule un fondement ontologique : l’harmonie universelle, qui tient et assure tout ce qui est, de façon stable et permanente. Cette forme ultime harmonieuse est ce vers SHAFTESBURY, Lettre à un jeune homme à l’université, p. 812. L’édition Robinet se réfère à l’édition de Londres, 1716 : Several Letters written by a noble Lord to a young man at the university. 609 SHAFTESBURY, Lettre à un jeune homme à l’université, p. 820. 608 282 quoi tendent les formes vivantes et créatrices, dans un perpétuel effort pour atteindre leur perfection et leur simplicité première. § 1.6 FORMES CRÉATRICES ET DISPARITION DE L’« AUTEUR » Pour Shaftesbury, comme ce sera explicitement le cas chez Baumgarten, l’amateur de beauté doit être également créateur de belles formes. Le virtuoso610 de Shaftesbury est, sans conteste, l’alter ego britannique du felix aestheticus. Et c’est en vertu de cette faculté poïétique que l’être humain est à même de saisir l’harmonie cosmique universelle, telle que le Créateur l’a voulue, comme ce qui rythme et confère la mesure propre de la Création. Danielle Lories, en introduction à sa traduction du Soliloque, relève que la question de l’éducation — qu’elle soit artistique ou morale — est au cœur de l’ouvrage. Elle souligne très justement le rapport étroit qui lie ce souci pédagogique à la plus haute possibilité humaine, c’est-à-dire celle d’advenir à soi-même et d’être un authentique créateur : Que l’aiguisement de ces deux aptitudes soit quasi indissociable, c’est ce qu’on peut comprendre aisément : quant au Tout, dans l’absolu, Beau et Bien sont une même chose et si l’on peut, dans notre monde, distinguer la beauté des formes externes de la beauté morale, il n’en demeure pas moins que ce qu’il s’agit de repérer, dans les deux cas, est harmonie. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’acquérir une perspicacité et une sensibilité quant aux harmonies, sensibles ou intelligibles, externes ou internes. Et toutes ces harmonies, ultimement, renvoient à l’Unique et suprême harmonie du Tout. À cela se rattache la mise en évidence de la figure du génie créateur, virtuoso s’il en est, puisqu’il n’est pas simple amateur de beauté mais capable de produire de belles formes. C’est qu’en effet il faut être soi-même créateur si l’on veut avoir une compréhension pénétrante de l’œuvre Ce terme, concurrencé au 18e en Grande-Bretagne par « connoisseur », est l’équivalent en France de l’ « amateur ». Pour une étude approfondie de cette question, c.f. Charlotte GUICHARD, Les amateurs d’art à Paris au XVIIIe, Paris, Éditions Champ Vallon, 2008, p. 15. 610 283 du Créateur et être authentiquement et en profondeur sensible à sa Beauté. Et il faut comprendre l’œuvre du Créateur et se pénétrer tout entier de son harmonie s’il s’agit de vivre en accord avec elle, d’y prendre sa place et d’y jouer sa partie.611 Ainsi, c’est donc par un processus de co-création, et non par une simple imitation de ce qui se présente à la sensibilité, que le poète ou l’artiste mais aussi, et de manière plus générale, tout amateur véritable atteignent la vérité ultime de la nature. Co-création puisque ce qui est imité n’est pas l’objet mais le processus même de création, qui « revit », pour ainsi dire, dans le « faire œuvre artistique ». Si l’Art est bien « mimétique » pour Shaftesbury, c’est en un sens très précis : il mime la force créatrice naturelle à l’œuvre dans la nature et en reflète essentiellement les formes. C’est là un lieu commun de la Renaissance : que l’artiste, par son ingegno, son esprit extraordinairement talentueux, soit capable d’entrer en concurrence avec la Nature et d’imiter sa force vitale. À ce propos, il faut signaler un épisode, particulièrement significatif, de la cinquième journée du Decameron de Bocaccio (1262-1337). Ce passage met en scène deux illustres florentins, « il maestro Giotto dipintore » et « messer Forese da Rabatta », son contemporain, juriste et professeur de droit à Pise. L’association de ces deux professions n’est pas anodine puisque le métier de robe requiert, par excellence, la parfaite maîtrise des arts de l’expression, orale et écrite, c’est-à-dire du trivium. Et Édouard Pommier de commenter : « Faire de l’avocat Rabatta et du peintre Giotto les protagonistes de la même anecdote, les placer sur pied d’égalité, les mettre en dialogue très libre comme deux complices, c’est implicitement abattre la barrière qui sépare les arts libéraux et les arts mécaniques. »612 Or Giotto, à l’instar de Rabatta, possède une telle connaissance des arts libéraux qu’il est capable, par son « ingegno di tanta eccellenzia »,613 « d’imiter, avec son pinceau, toutes les opérations de la Nature, qui est mère de toutes choses et qui fait fonctionner l’univers. Il ne s’agit pas d’imiter des objets matériels seulement, mais la force vitale de la Nature, la natura naturans comme disent les philosophes de la scolastique. »614 Et Cassirer d’abonder en ce sens : D. LORIES, « Introduction » au Soliloque, p. 37-38. Je souligne. E. POMMIER, « Florence et les origines de l’histoire de l’art » dans Penser l’art. Histoire de l’art et esthétique, p. 111. 613 Giovanni BOCCACIO, Decameron, Milano, Mursia, 1960, p. 339. 614 E. POMMIER, op. cit., p. 112. 611 612 284 La nature elle-même, dans son sens le plus profond, n’est pas la totalité des créatures mais la force créatrice d’où jaillit la forme et l’ordre de l’univers. C’est dans ce seul domaine que la beauté doit rivaliser avec la vérité, l’artiste avec la nature. Le véritable artiste ne s’en va pas recueillir dans la nature les éléments de son œuvre, il imite un exemple, un modèle purement intérieur qui se présente à lui comme un tout original et indivisible. Et ce modèle lui-même n’est pas simple apparence : il est sûr qu’il s’accorde, sinon avec la réalité effective des choses, du moins avec leur vérité essentielle.615 Mais, paradoxalement, une œuvre, pour être porteuse de vérité, doit nécessairement instaurer une certaine distance avec cette nature dont elle imite le processus. Pour atteindre la perfection de son achèvement, elle doit être inventive et ne pas se limiter à « copier » le réel. Elle doit, par analogie à la nature plastique universelle, donner forme au réel en le réinventant, en l’agençant avec beauté : Un peintre qui a quelque génie, comprend ce que c’est que vérité et unité de dessein ; et fait qu’il s’éloigne même du naturel, lorsqu’il fait la nature de trop près, et qu’il copie trop exactement d’après la vie. [A painter, if he has any genius, understands the thruth and unity of design ; and knows he is even then unnatural when he follows Nature too close, and strictly copies Life.] Car son art ne lui permet pas de mettre dans sa pièce la nature entière, mais seulement une partie. Cependant, il faut que sa pièce, pour être belle et vraie, fasse par ellemême, un tout complet [a whole by itself, complete], indépendant, et en même temps aussi grand et aussi étendu qu’il peut le faire […].616 La « vérité en peinture » pour reprendre l’expression de Cézanne, ou la vérité poétique, diffèrent de la narration objective des faits historiques. C’est l’un des enjeux majeurs de l’Idée du tableau historique du jugement d’Hercule selon Prodicus : comment représenter, sur un support plat, toute la tension narrative du texte de Xénophon,617 comment rendre la tension interne du héros, écartelé entre la possibilité de choisir entre la vertu ou la volupté ? Comment saisir E. CASSIRER, La philosophie des lumières, p. 317-318. Je souligne. SHAFTESBURY, Essai sur la raillerie et l’enjouement (Freedom of wit and humour), p. 235, (Ch., vol. 1, p. 94). 617 XENOPHON, Mémorables, I, 2, chap. 1, Paris, Les Belles-Lettres, 2000. 615 616 285 plastiquement le moment propice qui condense toute l’intensité narrative du texte de Xénophon ? Comment, même dans un tableau historique, faut-il s’émanciper de la narration historique pour atteindre la perfection de l’instant plastique ? La théorie shaftesburienne de l’imitation est redevable à la Poétique d’Aristote sur ce point : les œuvres des poètes, des écrivains ou des artistes sont plus proches de la philosophie, et donc de la vérité, que ne le sont les écrits historiques, car elles tendent toujours à représenter des éléments essentiels. La nécessité de s’éloigner de la simple description est très claire dans ce passage relatif au drapé des personnages : On n’ignore pas la liberté que les peintres prennent ordinairement dans les couleurs des vêtements et autres draperies de leurs tableaux historiques. S’ils veulent peindre une troupe de Romains, ils leur prêtent différents habillements, quoiqu’il soit certain que tout le commun peuple était à peu près vêtu de la même manière et de la même couleur […]. Mais cette uniformité ferait un bien étrange effet en peinture, comme on le conçoit aisément. Voilà pourquoi les artistes ne se font pas scrupule de donner à des philosophes et même aux apôtres des couleurs différentes, employées d’une manière bien extraordinaire. C’est ici que la vérité historique doit nécessairement céder le pas à ce que nous appelons la vérité poétique, parce qu’elle n’est pas tant réglée par la réalité que par la vraisemblance. [It is here that the historical truth must of necessity indeed give way to that which we call poetical, as being governed not so much by reality, as by probability, or plausible appearance].618 L’artiste est aussi philosophe, selon Shaftesbury : il n’imite pas ce qui est mais conçoit et exprime l’essence des choses. L’art n’est donc jamais la simple imitation de ce qui s’offre à la vue spontanément, il ne se borne pas à refléter les apparences sensibles, mais passe toujours par le travail formel. La plausible appearance plastiquement doit la être forme, interprétée se littéralement : montrer comme l’œuvre vraie, d’une doit refléter ressemblance vraisemblable qui n’est pas un faux-semblant mais l’expression sensible de la SHAFTESBURY, Idée du tableau historique du jugement d’Hercule selon Prodicus, p. 786787, (Sec. Ch., p. 49). Je souligne. 618 286 forme idéale qui se donne à voir dans l’art, et qui est toujours, selon Shaftesbury, la forme eidétique du réel. La forme extérieure, lorsqu’elle est vraie, est en parfaite adéquation avec la forme première. Cette forme première est l’activité créatrice de la nature dans ce qu’elle présente de plus essentiel : Que l’écrivain soit poète, philosophe ou de quelque genre que ce soit, il n’est en vérité rien d’autre qu’un copiste d’après NATURE [copyist after nature]. Son style peut être diversement approprié aux diverses époques où il vit ou aux humeurs diverses de son siècle ou de sa nation : sa manière, sa teneur, son coloris peuvent varier. Mais si son trait [drawing] n’est pas correct ou son dessin [« dessein », « design »] est contraire à la nature, on trouvera son œuvre ridicule lorsqu’on viendra l’examiner à fond. Car on ne se moque pas de la nature. […]. Tout philosophe, critique, ou auteur convaincu de cette prérogative de la nature se persuadera aisément de s’atteler au grand ouvrage de la réforme de son GOÛT [the great work of reforming his taste], qu’il aura raison de suspecter, s’il n’est pas de ceux qui se sont délibérément efforcés de le former selon la juste norme de la nature [the just standard of nature].619 La beauté ne s’évalue pas en fonction de l’effet plaisant qu’elle engendre. L’expérience de la beauté ouvre l’être humain au monde des formes ; elle est, comme chez Platon, le point de départ de la philosophie. Mais la beauté plastique n’est pas une simple étape : elle constitue déjà, pour elle-même, une forme achevée de perfection idéale. Les conséquences sont très importantes pour la question du statut de l’Art et de son rapport à la vérité. Comme l’écrit aussi Françoise Badelon : Shaftesbury crée une ouverture esthétique originale dans laquelle le “dessein” [design] et le “dessin” [drawing] se rejoignent librement pour informer le soi, la nature et l’œuvre d’art. La notion de forme intérieure [inward form] nous amène à être créateurs, aussi bien dans la contemplation que dans la création proprement dite, en redoublant en permanence le projet esthétique du projet éthique : l’œil doit suivre les trois ordres de formes, les “formes formatrices” créent et contemplent les “formes mortes” qui leur permettent selon une 619 SHAFTESBURY, Soliloque, III, 3, p. 222, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 286-288). 287 grammaire commune d’accéder à l’archétype de toute beauté, “ la forme qui forme les formes qui forment ”.620 Pour pouvoir saisir la forme de toute étant – donc pas uniquement les formes artistiques –, l’artiste, autant que le philosophe, doit s’astreindre à un long et solitaire travail d’introspection. C’est là toute la thématique déjà évoquée du Soliloque ou avis à un auteur. Je restitue ici plus largement un passage crucial, déjà brièvement mentionné, plus haut, à propos du concept de création : Les artistes […] qui dessinent seulement d’après des corps et donnent forme aux grâces de cette sorte ne sont jamais, malgré toute leur exactitude ou la correction de leur dessin, capables de s’amender euxmêmes, ou d’accroître d’un iota la beauté de leur personne. Au contraire, ces artistes qui copient une autre forme de vie, qui étudient les grâces et les perfections des esprits, et qui sont de véritables maîtres quant aux règles qui constituent cette autre science, il n’est pas possible qu’ils manquent de s’améliorer eux-mêmes et de s’amender dans ce qu’ils ont de meilleur. […] Pour ce qui est de l’homme qui, véritablement et au sens juste du terme, mérite le nom de poète et qui, en tant que véritable maître ou architecte du genre, est capable de décrire tant les hommes que les mœurs et de donner du corps et ses justes proportions à une action, celui-là, si je ne me trompe, on découvrira qu’il est une créature toute différente. Un tel poète est en fait un second créateur [Maker], un vrai PROMETHEE, en dessous de JUPITER. Comme cet artiste souverain ou nature plastique universelle, il façonne un tout cohérent et proportionné en lui-même où les parties constituantes sont soumises et subordonnées de la manière voulue. Il note les limites des passions et connaît leurs tons et mesures exacts, grâce à quoi il les représente avec justesse, marque le sublime des sentiments et de l’action, et distingue le beau du difforme, l’aimable de l’odieux. L’artiste moral, qui peut ainsi imiter le créateur [Creator] et connaît de la sorte les créatures, ses semblables, leur forme et structure intérieures, se trouvera difficilement, je pense, ignorant de lui-même, ou en peine avec ces nombres qui font 620 F. BADELON, « Introduction » aux Œuvres de Mylord comte de Shaftesbury […], p. 93. 288 l’harmonie d’un esprit. Car être un coquin, c’est simple dissonance et disproportion.621 Le Soliloque traite expressément du mythe prométhéen, et fait de l’artiste un être d’exception à l’image de dieu ou de la nature. En effet, ce que Shaftesbury nomme « nature plastique » ou « souverain artiste », sans forcément les distinguer, par ailleurs, sont des puissances créatrices de formes. Pour Shaftesbury, la nature plastique désigne toute forme de pulsion formelle et créatrice. Le poète, au sens large de celui qui crée, qui donne lieu à la forme, manifeste parfaitement cette puissance. Mais, en tant que telle, celle-ci n’est pas suffisante. C’est seulement par un retour sur soi et par la connaissance de soi que le poète parvient à transcender, en quelque sorte, sa condition de mortel pour se hisser au rang de nouveau Prométhée, héros d’une humanité nouvelle, formée et réformée par les arts et la poésie. Ses œuvres sont exemplaires et présentent des caractères idéaux, exempts de vices, pour des raisons à la fois éthiques et esthétiques : tout ce qui est susceptible de troubler l’harmonie universelle en introduisant de la dissonance, c’est-à-dire de la laideur, doit être proscrit. On retrouve, formulée dans cet extrait, une idée très présente chez Baumgarten : le monde de l’Art constitue un espace idéal, une espèce de nouvel Eden, caractérisé par l’absence de mal ou même de toute forme de négativité. L’Art, en tant que miroir idéal d’une humanité nouvelle, est en lien direct avec la philosophie, réinterprétée comme une éthique des vertus et une sagesse pratique. La connaissance de soi indispensable au génie créateur est connaissance de l’essence même de l’être humain, qui est conçue à partir de la perfection divine. Il ne s’agit pas de connaître tel ou tel aspect de son caractère propre, mais bien de viser l’universalité d’un ensemble de caractères anthropologiques directement empruntés aux déterminations métaphysiques du Créateur. C’est à la condition que l’artiste s’oublie dans son œuvre, sorte de lui-même, que la vérité de son Art peut devenir manifeste. C’est en raison de cet oubli de soi au profit du grand Art que Shaftesbury prône un retour au dialogue, genre peu goûté par ses contemporains : SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 106-107, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 108-110). Je souligne. 621 289 Un auteur qui écrit en sa propre personne a l’avantage d’être qui ou ce qu’il lui plaît. Il n’est pas un certain homme, et il n’a pas un certain caractère, mais il s’adapte à la fantaisie de son lecteur, qu’il flatte et cajole constamment, comme c’est à présent à la mode. Tout tourne autour de leurs deux personnes. Et tout comme dans une relation amoureuse ou un échange de lettres d’amour, de même ici l’auteur a le privilège de parler éternellement de soi, se parant et se faisant beau tandis qu’il fait une cour assidue et joue sur l’humeur de la personne à qui il s’adresse. C’est là la coquetterie de l’auteur moderne, dont les épîtres dédicatoires, les préfaces et adresses au lecteur sont autant de grâces affectées destinées à détourner l’attention du sujet pour la diriger vers lui-même, et qui fait généralement remarquer non pas tant ce qu’il dit que ce qu’il paraît, ou ce qu’il est, et quelle figure il fait déjà ou espère faire dans le beau monde. […] Dans les véritables mémoires des Anciens, même lorsqu’ils écrivaient quelquefois sur euxmêmes, il n’y avait ni moi ni TOI dans toute l’œuvre. Aussi cette belle histoire d’amour et cet échange de caresses entre auteur et lecteur étaient-ils de la sorte totalement évités. C’est bien davantage encore le cas dans le DIALOGUE. Car ici l’auteur est annihilé ; et comme on ne s’adresse nullement au lecteur, celui-ci compte pour rien. Les deux partis intéressés à eux-mêmes s’évanouissent en même temps.622 Dans toute forme de création, qu’elle soit artistique, littéraire ou philosophique, il y a quelque chose qui, toujours, excède le « moi » subjectif de l’auteur. Dans l’incipit de ce très beau livre déjà cité, Profanations, Giorgio Agamben rappelle que les Latins appelaient Genius le dieu auquel chaque être se trouve confié au moment de sa naissance. Étymologiquement, la proximité entre le « génie » et l’ « engendrement » est encore parfaitement visible.623 Et Agamben de formuler la tension propre à tout exercice de création ainsi : Quelle est alors pour Moi la meilleure manière de témoigner de Genius ? Supposons que Moi veuille écrire. Non pas écrire telle ou telle œuvre, mais écrire, un point c’est tout. Ce désir signifie ceci : le Moi sent que quelque part Genius existe, qu’il est en Moi une force SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 102-103, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 100-102). Je souligne. 623 G. AGAMBEN, Profanations, p. 7. 622 290 impersonnelle qui pousse à l’écriture. Mais la dernière chose dont Genius ait besoin est une œuvre, lui qui n’a jamais pris un stylo en main, ni, a fortiori, un ordinateur. On écrit pour devenir impersonnel, pour devenir génial, et néanmoins, en écrivant, nous nous individuons comme auteur de telle ou telle œuvre. Nous nous éloignons de Genius, qui ne peut jamais avoir la forme d’un Moi, et encore moins celle d’un auteur.624 Or c’est très exactement ce que Shaftesbury veut dire avec la notion d’enthousiasme créateur. Il s’agit de laisser de l’espace à ce dieu si intime au « soi », et partant si étranger au « petit moi », à cette subjectivité personnelle et étriquée qui entrave, par ses humeurs, le jeu de l’entre-appartenance entre les mortels et les divins. Shaftesbury fait d’ailleurs mention très explicitement de ce dieu qui préside à notre naissance : Chacun de nous a son démon, son génie, son ange ou son esprit tutélaire, à qui nous sommes étroitement unis et confiés, dès notre première aube de raison, ou dès le moment de notre naissance.625 Pour laisser l’enthousiasme créateur se manifester, il s’agit aussi, autant que faire se peut, de se déprendre du rapport sujet-objet. Comme le souligne aussi Cassirer, « la simple réceptivité reste insuffisante et impuissante puisqu’elle ne nous conduit pas à la spontanéité qui est la source propre et originale du beau. Mais une fois cette source découverte, s’accomplit la vraie, la seule synthèse possible, non seulement entre sujet et objet, entre moi et le monde, mais aussi entre l’homme et Dieu ».626 Et ceci à l’inverse des « beaux esprits » qui cabotinent et se cachent sous une épaisse couche de vernis culturel, eux qui, comme le dit Shaftesbury : [Les beaux esprits], même s’ils se retirent souvent, ils ne sont jamais seuls avec eux-mêmes. Le monde est toujours de la partie. Ils ont en vue en permanence leur qualité d’auteur et sont toujours en train d’examiner comment cette pensée-ci ou celle-là pourrait servir à compléter un ensemble de Contemplations [to compleat some set of Contemplations] 624 625 626 ou achever de garnir le Livre-du-lieu-commun Ibid., p. 13. SHAFTESBURY, Soliloque, p. 80. CASSIRER, La philosophie des lumières, p. 309. Je souligne. 291 [Common-Place-Book] d’où ces richesses thésaurisées iront se répandre en flots abondants sur le monde nécessiteux.627 Pour accepter de laisser la parole à ce qui, à chaque fois, nous excède, il faut opérer une sorte d’ascèse héroïque. Rares sont les hommes capables de renoncer à leur statut d’« auteurs » pour que s’exprime, par l’entremise du soi, ce lien cosmique à la fois harmonieux à grande échelle et terrible pour le « petit moi », dont Pascal disait déjà à quel point il est haïssable. Et Agamben d’écrire encore avec profondeur ceci : C’est pourquoi la rencontre avec Genius est terrible. Si l’on peut définir comme poétique la vie qui se tient dans la tension entre le personnel et l’impersonnel, entre Moi et Genius, il faut appeler panique le sentiment que Genius nous excède et nous dépasse de partout et que quelque chose nous échoit d’infiniment plus grand que ce que nous croyons pouvoir supporter. C’est pourquoi la plupart des hommes fuient dans l’effroi face à la part impersonnelle qui les habite ou essaient, dans l’hypocrisie, de la réduire à leur propre stature minuscule.628 C’est dans cette perspective qu’il faut replacer la critique de l’imagination (fancy) par Shaftesbury, plus proche de la « fantaisie personnelle », du « fantasme », que de l’« imagination créatrice ». Contrairement au statut de l’imagination créatrice de Baumgarten, qui, nous l’avons vu, occupe une place important dans la faculté de l’analogon rationis, Shaftesbury conçoit l’imagination comme une passion de l’âme productrice de chimères, et dont il faut se garder pour ne pas basculer dans la folie. On peut établir un parallélisme entre la nécessité d’expurger l’enthousiasme de toute inclination mélancolique et le rejet de l’imagination dans la production formelle. Dans les deux cas, l’âme est dans un rapport agonistique avec elle-même : il s’agit d’un combat entre deux tendances de la psykhế, qui requiert une attention constante et se gagne de haute lutte : Tout homme qui n’est pas absolument hors de soi doit nécessairement maintenir ses fantaisies [Fancys] sous une certaine forme de discipline et de gestion. Plus stricte est cette discipline, plus l’homme est 627 628 SHAFTESBURY, Soliloque, I, 1, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 54). G. AGAMBEN, Profanations, p. 14. 292 rationnel et a tous ses esprits [rational and in his Wits]. Plus lâche elle est, plus fantasque il sera forcément et plus proche de l’état de folie [nearer to the Madman’s State]. C’est une affaire qui ne peut jamais s’arrêter. Je dois toujours être gagnant ou perdant à ce jeu. Soit j’agis sur mes fantaisies, soit elles agissent sur moi. Si je fais quartier, elles n’en feront rien. Il ne peut y avoir de trêve, de cessez-le-feu entre nous. L’un ou l’autre doit avoir le dessus et prendre le commandement. Car si les fantaisies sont laissées à elles-mêmes, il faut bien sûr que le gouvernement soit le leur. Et alors, quelle différence entre un état comme celui-là et la folie [Madness] ?629 C’est par l’exercice du soliloque que l’imagination peut être combattue afin de libérer la forme vivante de notre âme de ses penchants funestes et garantir que l’excellence de la forme créée de l’œuvre : Il est aisé […] de voir dans les circonstances ordinaires de la vie, comment prennent le dessus sur notre esprit l’amour, l’ambition et la tribu plus gaie des fantaisies – aussi bien que les spectres sinistres et sombres d’un autre genre [the gayer Tribe of Fancies (as well as the gloomy and dark Spectres of another sort)]. Il est aisé d’observer comment elles agissent sur nous, lorsque nous nous refusons à les devancer et tolérons les leçons répétées de ces sorcières abusives. C’est de quoi dépendent le CONSEIL que nous proposons et la méthode du SOLILOQUE. Et que cela soit ou non de quelque utilité pour nous rendre ou plus sages ou plus heureux, j’ai confiance que cela doit contribuer à nous rendre plus spirituels et plus polis [wittier and politer]. Cela doit, plus que toute autre science, nous apprendre les tours et détours de l’humeur et de la passion, la variété des mœurs, la justesse des caractères et la VERITE des choses [it must, beyond any other Science, teach us the Turns of Humour and Passion, the Variety of Manners, the Justness of Characters, and THRUTH of Things]; et lorsque nous comprenons correctement tout cela, nous pouvons le décrire de façon naturelle. Et c’est de cela principalement que dépendent l’adresse et l’art du bon écrivain. C’est pourquoi, si c’est à juste titre prétendre au mérite que de bien écrire, il est clair 629 SHAFTESBURY, Soliloque, III, 2, p. 197-198, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 252). Je souligne. 293 que les écrivains, qui sont capables de ne pas faire bon marché de leur art, doivent reconnaître qu’il y a quelque chose de valable dans cette pratique de l’auto-examen et cette méthode du colloque intérieur [something valuable in this self-examinating Practice, and Method of inward Colloquy].630 Shaftesbury, à la suite de Pascal, se méfie de l’imagination. Lorsqu’elle est livrée à elle-même, débridée, elle met en péril le bon goût. Cette conception de l’imagination productrice de chimères va de pair avec la sempiternelle condamnation du style gothique — synonyme de « barbare » selon les termes de la querelle sur le gothique du début du 18e siècle — qui pèche par excès d’ornementation fantaisiste et absence de plan unifié, et donc de rationalité, et qui s’oppose ainsi en tous points à l’idéal classique de l’Antiquité. Michel Ribon propose une définition du « gothique » qui condense parfaitement les points incriminés par ses détracteurs : « Est “gothique” toute structure qui n’est pas conçue sur le modèle du style antique, qui ne se fonde ni sur la nature, ni sur la raison ou qui, faisant fi de toute simplicité naturelle et de toute clarté rationnelle est sans utilité ni nécessité fonctionnelle. »631 Ce qui signifie donc que Shaftesbury tout comme Baumgarten défendent une vision classique des beauxarts : le bon goût est tributaire d’un plan ordonnancé, guidé par la simplicité et l’unité de la composition, comme en témoigne ce passage de Shaftesbury : Il n’y a rien de plus fortement imprimé dans nos esprits, ou de plus intimement lié à notre âme, que l’idée ou le sentiment de l’ordre et de la proportion [Nothing is more strongly imprinted on our minds, or more closely interwoven with our souls, than the idea or sense of order and proportion]. De là la force des Nombres, et de ces Arts puissants qui sont fondés sur des règles et leur usage. Quelle différence entre l’harmonie et la dissonance, entre la cadence et la convulsion, entre le mouvement régulier, et celui qui se fait au hasard, entre l’ouvrage uniforme d’un excellent Architecte [some noble architect] et un monceau de sable ou de pierres, entre un corps organisé, et un nuage qui est le jouet du vent. Outre que le Sentiment intérieur [internal sensation] saisit aussitôt cette différence, la Raison prononce encore 630 631 SHAFTESBURY, Soliloque, III, 2, p. 330-331, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 258-260). M. RIBON, Archipel de la laideur, Paris, Kimé, 1995, p. 220. 294 que toutes les choses qui marquent de l’ordre ont une unité de dessein [design], et concourent à un Tout dont elles sont les parties constituantes ; ou sont en elles-mêmes des systèmes complets. Tel est un arbre avec toutes ses branches, un animal avec tous ses membres, un édifice avec tous ses ornements extérieurs et intérieurs. Qu’est-ce qu’un air, une symphonie, ou un excellent morceau de musique, sinon un certain système de sons proportionnés ?632 C’est un fait significatif que, parmi les sept arts libéraux, Shaftesbury choisisse justement la musique, l’arithmétique et la géométrie, c’est-à-dire ces trois arts du Quadrivium qui permettent, avec le secours du quatrième, l’astronomie, la compréhension de l’ordre cosmologique, de la mesure et de la règle qui soustendent tout ce qui est. La nature est pensée comme un édifice parfait et harmonieusement ordonné selon un dessein originaire. L’artiste et le poète, lorsqu’ils créent en imitant sa force d’organisation formelle, procèdent de même : d’après un plan et en prenant en vue la totalité de la composition. On retrouve donc chez Shaftesbury l’argument majeur des théoriciens de l’art de la Renaissance italienne en faveur de la peinture et de la sculpture comme créations spirituelles, fondées sur le disegno, le dessein tout autant que le dessin. L’alliance du primat du dessein et de l’éthique chez Shaftesbury aboutit, classiquement, à une condamnation du coloris et donc de tout ce qui fait l’attrait sensible d’une toile. En effet, l’Idée du tableau historique se clôt ainsi : Quant à son coloris, il concevra combien il lui est à propos d’être sévère et réservé [sever and chaste] dans cette partie de son art, où le luxe et le libertinage du siècle se sont si universellement établis, par la contagion du goût moderne. Cependant, la raison, l’histoire et l’expérience prouvent clairement qu’il n’y a rien de plus fatal à la peinture, comme à l’architecture et aux autres arts, que ce faux goût [false relish] qui se règle plutôt par ce qui frappe immédiatement les sens que par ce qui plaît à l’esprit et contente la raison. Si donc on regarde la peinture du même œil que les riches étoffes de nos femmes, que nos parures, nos équipages et nos ameublements, il faut de toute nécessité que notre goût devienne efféminé, et incapable de porter un jugement sain sur ce genre : car on veut dire que cet art d’imitation, 632 SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 518-519, (Ch., tome 2, p. 63). 295 que quoiqu’il s’aide à la vérité des couleurs, et qu’il les emploie pour exécuter ses desseins, il n’y a rien cependant de plus éloigné de son but qu’un étalage de couleurs, qui porte aux sens par leur mélange un plaisir flatteur et étranger [a separate and flattering pleasure to the senses].633 § 1.7 VÉRITÉ DU GOÛT, SOCIÉTÉ ET COSMOPOLITISME Les moralistes, rhapsodie philosophique s’élève explicitement contre l’adage tant de fois convoqué dans la présente étude selon lequel on ne dispute point des goûts et des couleurs : Je sais qu’on dit en proverbe que les goûts sont différents et qu’il n’en faut pas disputer. Je me rappelle à ce sujet, le mot d’une devise fort conforme à cette belle théorie. Une mouche était sur un tas d’ordures ; son régal quoique très vil, lui était naturel : il n’y avait pas d’absurdités. Mais si vous me montriez dans notre espèce une brute de ce genre, rassasiée de ses plaisirs ; si vous me faisiez voir un sot dans ses débauches secrètes, ou un tyran dans l’exercice de sa cruauté, et que avec ce mot pour devise, Qu’il ne faut pas disputer des goûts ; cela ne me donnerait guère une meilleures idée de leurs plaisirs.634 Le ton est donné : il y a bien un goût vrai qu’il s’agit de défendre et cette défense lie bon goût et vertu. Or pour cultiver ce bon goût, il faut à la fois se connaître soi-même et connaître les usages du monde. À ce propos, Fabienne Brugère souligne la cohérence du projet de Shaftesbury : « Le dialogue avec soimême ou intensification du rapport à soi, source d’autonomie du jugement de goût, n’existe pas sans l’immersion préalable dans le monde : la découverte de soi dépend de notre connaissance des usages de la société. »635 Cette cohérence est particulièrement explicite dans la troisième partie des Mélanges, qui n’est rien d’autre qu’une extension des principes de l’exercice SHAFTESBURY, Idée du tableau historique du jugement d’Hercule selon Prodicus, p. 795, (Sec. Ch., p. 61.) 634 SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 489-490, (Ch., II, p. 30). 635 F. BRUGÈRE, Le goût. Art, passion et société, Paris, PUF, 2000, p. 41. 633 296 d’introspection développés dans le Soliloque rapportés au domaine politique. Le chapitre 2, troisième partie, titre explicitement : « Autres éclaircissement sur le goût. Ceux qui le tournent en ridicule ; leur esprit, leur sincérité. Application du goût aux manières de gouvernement et de Politique. Caractères visionnaires dans l’État. La jeune Noblesse. Recherche de la Beauté. Préparation à la Philosophie ».636 Dans cette nouvelle perspective, la culture du goût est conçue comme une pratique à la fois individuelle et collective, qui régit les échanges et travaille à la promotion du bien commun. Tout ne se vaut pas et il y a bien un fondement objectif qui garantit la vérité du jugement de goût. Quel est ce fondement ? Le développement du goût est conçu comme l’union d’une disposition naturelle favorable – un « sens du goût » – et d’une éducation appropriée. Aussi importantes que soient les dispositions innées, l’exercice incessant et réitéré de la contemplation des œuvres d’art ― qui ne manque pas de nous rappeler l’áskêsis esthétique préconisée par Baumgarten ― est indispensable. Or le nom que Shaftesbury donne à cet exercice est la « critique » : Un juste et légitime goût ne peut être conçu ou produit sans un travail préliminaire de la critique [labour and pains of criticism]. C’est pourquoi, nous osons non seulement défendre la cause des critiques, mais encore déclarer une guerre ouverte à ces indolents et rapides auteurs, artistes, lecteurs, auditeurs, acteurs ou spectateurs, qui établissent leur caprice seul pour règne du beau et de l’agréable [beautiful and agreeable], sans qu’ils en puissent apporter de raison, rejettent l’art de la critique ou de l’examen, qui est indispensablement nécessaire pour découvrir la vraie beauté et la valeur de chaque objet [true beauty and worth of every object].637 La critique comme exercice du jugement permet à la faculté du goût de développer pleinement ses potentialités. En effet, le goût, pour actualiser les dispositions naturelles, suppose un sérieux travail de perfectionnement. Le goût, SHAFTESBURY, « Table des matières », p. 889, (Ch., tome 2, p. VII). « Explanations of taste continued – Ridiculers of it – Their wit and sincerity – Application of the taste to affairs of Government and politics – Imaginary characters in the State – Young nobility and gentry – Pursuit of beauty – Preparation for philosophy ». 637 SHAFTESBURY, « Mélanges ou réflexions diverses », op. cit., p. 684, (Char., II, p. 257). Je souligne. 636 297 qui permet de se rapporter à l’art de manière critique, n’est pas affaire de plaisir immédiat ni de sentiment selon Shaftesbury. Aristote est appelé le « Prince of Criticks », dans le même esprit que Baumgarten salue en lui l’un des plus grands esthéticiens. Cette insistance sur la juste mesure, qui n’est point seulement esthétique, pour Shaftesbury, mais aussi éthique, rappelle, en effet, l’Ethique à Nicomaque. Donc, bien que la norme du goût soit sociale, et c’est en cela que réside proprement l’originalité de l’auteur, elle n’est pas arbitraire. Sociale, car le jugement adéquat sur le beau et les œuvres d’art ne peut être formulé qu’au sein d’une société libre et démocratique — point de jugement de goût possible en régime despotique —, mais elle n’est pas pour autant un simple effet de mode ou l’expression des inclinations propres à telle ou telle société. Shaftesbury donne parfois des exemples sur ce qui pèche, selon lui, par manque de goût : le gothique, nous l’avons dit, ou encore la peinture flamande, en ce qu’elle présente de plus exubérant au niveau du coloris, rejouant une fois de plus l’ancienne opposition entre dessin et couleur. Mais hormis ces exemples discutables et convenus, ce qui est plus intéressant, c’est que le goût n’est pas défini comme un contenu objectif, déterminé une fois pour toutes (tel ou tel style ou époque, ou encore type d’ornement), mais soit compris comme un rapport. Par le terme « rapport », je veux dire une manière d’être en relation avec les choses, de juger au cas par cas avec délicatesse et discernement. Mais non pas formuler un jugement définitif en « fixant » un contenu déterminé, il s’agit plutôt de s’attacher de manière libre à choisir le mesuré et l’harmonieux en fonction de ce qui se présente, pas en fonction d’une opinion ou d’une idée préconçue. Le goût « vrai » ne présente pas de contenu déterminé, il est une affaire de rapports, de manière d’être au monde. C’est le rapport, entendu comme juste mesure ou voie médiane entre deux pôles opposés, qui fonde le jugement de goût dans son lien essentiel à la vérité. Cette juste mesure est sociale, au sens non pas d’une expression de telle ou telle société à un moment précis de son histoire, mais comme manière d’être idéale, donc atemporelle, des citoyens qui la constituent. Le critère déterminant du bon goût est la politesse, c’est-à-dire la culture à la fois intellectuelle et morale des sociétés. Or c’est très précisément le caractère cosmopolite du goût qui le garantit dans sa justesse et son universalité. Shaftesbury critique vivement ses compatriotes aux vues trop étroites, qui ne s’intéressent guère aux cultures 298 étrangères et regardent hors de chez eux le moins possible.638 Il défend la nécessité du cosmopolitisme dans la formation du goût vrai, et va même jusqu’à placer la question du goût vrai comme le moteur d’une véritable réforme de la philosophie : Cette disposition de nos Anglais [sic : our countrymen], de quelque cause qu’elle vienne, est une circonstance qui me paraît peu favorable pour notre Auteur, qui voulait avancer quelque chose de neuf ou au moins quelque chose de différent de ce que la philosophie ou la morale [i.e. telles qu’elles sont enseignées dans les universités] discutent ordinairement. Il se propose principalement de découvrir comment nous pouvons former en nous-mêmes avec plus d’avantages ce que l’on nomme dans le monde poli le bon goût [relish or good taste] […]. Il faut que nous prenions la peine de quitter ce que nous appelons habituellement notre pays [for this, we must necessarily be at the pains of going abroad than the province we call home]. L’Auteur n’espère guère, d’être goûté ou compris par ceux de ses compatriotes qui n’ont pas voyagé ; il ne compte que sur ceux qui se plaisent dans le commerce libre et ouvert du monde entier [open and free commerce of the world], et qui aiment à recueillir des vues et des lumières de tous les pays, afin de mieux juger ce qui excelle, et qui est conforme à la règle [standard] du vrai goût [true taste] dans chaque genre.639 Shaftesbury inaugure la tradition du « Grand Tour » qui devient une étape obligée de la formation de l’amateur au 18e siècle. En 1687, il effectue son premier voyage en Italie, le second en 1713,640 qui sera aussi son dernier, puisqu’il mourra à Naples, à l’âge de 42 ans. Le voyage est non seulement formateur mais il permet de comprendre qu’au-delà de la norme sociale du goût, existe une autre dimension, plus fondamentale, qui est l’existence d’une vérité du goût qui se maintient au-delà des différences nationales et historiques. Toute comme la politesse est le juste milieu entre la rusticité et la préciosité, le bon goût doit éviter le dépouillement extrême tout comme la surabondance d’ornements. SHAFTESBURY, « Mélanges ou réflexions diverses », 679, (Char, II, p. 251). SHAFTESBURY, « Mélanges ou réflexions diverses », op. cit., p. 679, (Char., II, p. 251252). Je souligne. 640 F. BADELON, « Introduction » à op. cit., p. 87. 638 639 299 Le goût défini comme juste mesure permet de comprendre en quoi il appartient, en dernière instance, à la philosophie de former et de réformer le goût : Les mœurs et la bonne conduite de la vie dépendent d’un petit nombre de connaissances choisies : c’est à nous de travailler à nous former le goût par des principes philosophiques. Nous pouvons y réussir, si nous le voulons réellement. Nous pouvons estimer et évaluer, approuver et désapprouver comme nous le souhaitons. Qui ne serait pas charmé d’être toujours égal et conséquent avec lui-même, et d’avoir sur les choses l’idée qui leur est naturelle et proportionnée ? Mais qui ose examiner le fond de son opinion, ou douter du goût dont il a été prévenu dans l’enfance ? […] Si cependant nous avions un tel courage, nous établirions bientôt en nous-mêmes une notion du Bien, qui nous assurerait un goût juste, agréable et invariable dans les circonstances de la vie et des mœurs.641 Ce qui est donc recherché par Shaftesbury est bien de l’ordre d’un fondement philosophique qui assure à cette notion son caractère invariable. Il nous invite continuellement à penser contre nous-mêmes, à nous délester des préjugés que nous affectionnons pour désobstruer notre capacité à reconnaître les belles formes et à en juger avec goût. Il y a un lien essentiel entre beauté, harmonie et goût. Ce passage des Mélanges condense l’essentiel de sa conception du goût : Ne trouvera-t-on pas que […] ce qui est beau est harmonique et proportionné ; que ce qui est harmonique et proportionné est vrai ; et que ce qui est en même temps beau et vrai, est conséquemment agréable et bon ? [That what is beautiful is harmonious and proportionable ; what is harmonious and proportionable is true ; and what is at once both beautiful and true is, of consequence, agreeable and good ?] Où donc trouver cette beauté, cette harmonie ? Le moyen de découvrir cette symétrie [symmetry], et d’en faire l’application ? Est-ce un autre art que celui de la philosophie, ou l’étude des proportions intérieures, qui peut la faire apercevoir dans la vie ? Et SHAFTESBURY, Mélanges ou réflexions diverses, op. cit., p. 695, (Ch., II, p. 271-272). Je souligne. 641 300 dans ce cas, qui pourrait avoir un goût [taste] de ce genre sans le devoir à la philosophie ? Qui peut admirer les beautés extérieures [outward beauties], et ne pas recourir aussitôt aux internes [inward], qui sont les plus réelles et les plus essentielles, qui touchent le plus naturellement, qui sont les plus délicieuses et les plus utiles [the highest pleasure, as well as profit and advantage] ?642 Le goût se voit donc doté d’un fondement philosophique, ce fondement même qui régit l’étant en son entier : l’harmonie cosmique. Être capable de bien goûter signifie donc être en mesure de saisir deux types de rapports : les rapports internes de l’âme avec elle-même qui constituent le soi — essentiellement différent de l’ego ou « petit moi » — et les rapports externes, dans le monde. Tout ceci concourt à pacifier les rapports sociaux : le bon goût adoucit les mœurs et règles les conduites. Il guide les opinions et procure une forme d’apaisement. Aussi, cette réforme du goût ne concerne pas seulement le développement des arts, mais présente d’emblée un caractère politique. Il importe de réformer le goût, car son empire gouverne les hommes et leurs passions avec beaucoup plus de force et de puissance que ne peuvent le faire les principes de la religion : Ce n’est pas seulement ce que nous appelons principes, mais le goût, qui gouverne les hommes. Ils peuvent se figurer comme certain que ceci est bien et ceci mal ; que ceci est un crime ou un péché, que cela est punissable par l’homme ou par dieu. Cependant si le goût contredit l’honnêteté ; si l’imagination et les désirs se déclarent pour la beauté subalterne, pour un ordre de proportions temporelles et passagères ; l’action sera infailliblement analogue à cet appétit. La conscience même, que la religion éclaire, ne sera presque rien, si le goût est corrompu. [Even conscience, I fear, such as is owing to religious discipline, will make but a slight figure where this taste is set amiss.]643 Le goût est donc non seulement moralisé, il est aussi naturalisé. Le bon goût et son corrélat, l’ordre, sont plus naturels que le désordre, d’après Shaftesbury : 642 643 SHAFTESBURY, ibid., p. 692-695, (Char., II, p. 268-272). SHAFTESBURY, ibid., p. 689, (Ch., II, p. 265). 301 Il est impossible que nous puissions faire le moindre progrès dans le goût [in any relish or taste] de l’ordre et de la proportion extérieure, sans reconnaître qu’un état d’ordre et de régularité, est réellement le plus heureux et le plus naturel pour chaque sujet [without acknowledging that the proportionate and regular state is truly prosperous and natural in every subject].644 Ce que je viens d’exposer permet non seulement de nuancer la radicalité de l’opposition entre métaphysique de l’Art et esthétiques du goût mais permet également de trancher, me semble-t-il, la question de savoir si la paternité de l’esthétique doit être décernée à Baumgarten ou au contraire, attribuée à Kant. Les prémices de l’esthétique philosophique ainsi que celles de la critique du goût trouvent chez Shaftesbury une origine commune, bien que par la suite, ces deux manières de questionner l’art empruntent des voies différentes. 644 SHAFTESBURY, ibid., p. 691, (Ch., II, p. 267). 302 […] Toute théorie peinture est de la une métaphysique. MAURICE MERLEAU-PONTY 303 304 NOTE CONCLUSIVE Pour conclure, il convient de rappeler brièvement les grandes lignes de la présente recherche. Comme introduction aux problèmes soulevés par l’esthétique comme discipline philosophique, j’ai commencé par esquisser à grands traits la question du statut de l’image, au sens le plus général du terme. Le fil conducteur a été celui de l’antique comparaison qui conçoit la poésie comme une « peinture parlante » et la peinture comme une « poésie muette ». Dans le prolongement de cette comparaison, le fameux adage ut pictura poesis erit a été conçu comme le véritable nœud de toute conception esthétique à venir. Pour comprendre cet assujettissement du visible au lisible, plusieurs horizons d’interprétation ont été proposés. Premièrement, il a été nécessaire d’insister sur la double origine de la question de l’esthétique, c’est-à-dire la rencontre entre la pensée grecque et le christianisme. En effet, l’un des concepts fondamentaux de l’esthétique, le concept de création, et, plus spécifiquement, la possibilité d’une création ex nihilo, a été en premier lieu un dogme théologique. Si j’ai beaucoup insisté sur ce point, ce n’était pas pour établir une stricte identité entre ce dogme théologique et le concept de création esthétique qui, force est de l’admettre, est somme toute souvent assez flottant dans les écrits du 18e siècle, que ce soit chez Shaftesbury ou chez Baumgarten. L’essor majeur de la notion de création, couplé avec celle de génie, sera davantage l’une des caractéristiques essentielles du romantisme au siècle suivant. La démonstration visait plutôt à mettre en perspective l’idée selon laquelle, à la suite des théoriciens de l’art de la Renaissance, les philosophes du siècle des Lumières ont accordé au faire artistique ou littéraire une valeur parfaitement inédite. Si l’inventeur du terme « esthétique » n’emploie pas explicitement le concept de création, il n’en demeure pas moins qu’il attribue aux poètes et aux artistes le pouvoir de faire surgir des mondes possibles, et que ceux-ci, au même titre que d’autres régions de l’étant, font l’objet d’une saisie systématique qui vise à rendre apparente la vérité qui leur est propre. Par l’extension de l’horizon de la logique classique, Baumgarten inclut les beaux-arts, à titre de partie constituante des arts libéraux, comme objets de la logique au sens élargi du terme, appelée « esthéticologique ». L’inclusion de ce domaine spécifique d’étant se voit justifié, selon les 305 dires de son auteur, par le manque de concrétude de la logique formelle. Or, et cela n’est pas le moindre des paradoxes de l’esthétique, la subsomption des beaux-arts sous un concept unitaire d’Art et la portée noétique qui leur est conférée s’opèrent à la faveur du sacrifice de leur singularité et de leur spécificité. Mais cette aporie constitutive de l’esthétique philosophique de Baumgarten est indépassable à partir des prémices qu’il a lui-même établies, faisant de la nouvelle discipline une science qui, à ce titre, ne peut que prétendre à l’universalité. Si ces idées, comme je l’ai démontré, ne sont pas à proprement parler des inventions du siècle des Lumières, et encore moins le fait d’un penseur isolé, ce qui est nouveau, par contre, c’est que la métaphysique s’en soit emparée pour justifier la nécessité de la création d’une nouvelle discipline philosophique. Dans un rapport d’analogie, ce type de production a reçu une dignité ontologique proprement inédite qui élève l’être humain et le rapproche de son Créateur ou, du moins, d’une instance de transcendance suprême, capable d’établir des mondes et d’élargir l’horizon de l’expérience. C’est cette structure de transcendance que j’ai choisi d’appeler le soubassement théologique de l’Art. Par un survol trop rapide, j’ai souhaité rappeler que dans les grands textes fondateurs de notre civilisation occidentale, la parole, le Verbe, le lógos sont premiers, et que le visible vient ensuite. Lorsque le Dieu des trois religions monothéistes crée le monde, il n’est pas le démiurge qui façonne le kósmos à partir du chaos matériel, comme dans les théogonies helléniques. C’est par une prise de parole originaire que l’acte créateur instaure le monde : « Dieu dit : “Que la lumière soit” et la lumière fut. » Ce n’est qu’en un second temps, une fois le monde créé, que « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa ». La préséance du Verbe sur l’image et sur l’incarnation est ce dont témoigne également le prologue de l’Évangile johannique : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu. » Or que cette préséance n’ait pas été sans influencer, bien des siècles plus tard, l’emploi de l’idée de création dans domaine des beauxarts, voilà la thèse que j’ai voulu défendre. Deuxièmement, la querelle des arts libéraux constitue un autre aspect permettant de mieux comprendre l’assujettissement du visible au lisible ou, du moins, leur interaction réciproque. En effet, le sens de la formule ut pictura poesis erit a été inversé à la Renaissance, lorsque les théoriciens de l’art 306 souhaitaient promouvoir les beaux-arts au rang d’art libéraux. Afin que peinture, sculpture et architecture soient admis dans le cercle des productions spirituelles, le sens premier de la comparaison a été inversé. Selon Horace, ce n’étaient pas les arts visuels qui devaient se conformer à la narration propre aux arts discursifs mais bien l’inverse : les arts de la parole devaient produire des images propres à nous émouvoir, à nous convaincre et à nous instruire. Cet aller-retour entre parole et image, narration et figuration, se trouve contenu dans le premier paragraphe de l’Esthétique en 1750 : « esthétique ou théorie des arts libéraux », « schöne Wissenschaften » selon l’expression allemande du Kollegium über Ästhetik. Si Baumgarten passe sans explication de l’expression « arts libéraux » à celle de « belles-sciences » dans ses cours d’esthétique, c’est parce que le contenu de ces dernières est identique à l’ancien trivium et quadrivium, soit à l’ensemble des arts libéraux, auquel s’ajoutent les « beaux-arts » et l’histoire. Dans cette optique, les différentes sciences énumérées deviennent « belles » dès lors qu’elles sont présentées selon le mode d’exposition sensible et poétique exposé dans les Méditations philosophiques. Dans ce contexte, l’esthétique philosophique a donc pour tâche, en quelque sorte, de poétiser les sciences pour les rendre plus esthétiques, c’est-à-dire plus accessibles au commun des mortels. Reste que, dans un tel projet, ce qui constitue la spécificité de chaque domaine particulier est effacé au profit d’une méthode d’exposition qui se veut universelle. Et les prémices de cette méthode, contenues dans la dissertation de 1735, se fondent sur l’ancienne rhétorique et poétique. Baumgarten rejoue ici la même stratégie que les théoriciens de l’art de la Renaissance : pour que les beaux-arts soient hissés au rang de créations spirituelles, le prix à payer réside dans le sacrifice de leur matérialité, dans l’effacement des traces du processus manuel au profit d’un modèle strictement linguistique. Au même titre que Dieu créa le monde par la force créatrice du Verbe divin, l’artiste crée d’abord la chose en son esprit, l’élabore par des signes, avant de l’incorporer dans la matière. À ce stade du développement, les deux raisons qui permettent de mieux comprendre les rapports entre visible et lisible (i.e. la double origine de la question de l’esthétique et la querelle des arts libéraux) se rejoignent. Comme je l’ai écrit dans l’introduction, mon propos ne vise pas à émettre un quelconque jugement sur une discipline dont la légitimité est déjà fortement remise en question, mais bien de monter que les conséquences des apories 307 inhérentes à l’esthétique philosophique dépassent largement la question de savoir si celle-ci est adéquate ou non pour penser l’art aujourd’hui. La restitution critique de plusieurs concepts fondamentaux de la métaphysique de l’Art visait également à démontrer la spécificité du geste de Baumgarten pour mieux en saisir la portée. Il s’agissait, en quelque sorte, de donner la réplique à Kant lorsqu’il assimile purement et simplement « esthétique » et « critique du goût ». La distinction entre ces deux manières de penser l’art a, me semble-t-il, été établie : la saisie systématique des arts du beau en leur diversité et leur subsomption en un concept d’Art unitaire, qui leur attribue des qualités objectives et une valeur de vérité indépendante de toute saisie subjective, relègue, de facto, la question du jugement de goût à l’arrièreplan. La valeur de vérité de l’Art, définie comme la totalité des qualités intrinsèques des œuvres est, par définition, non tributaire du jugement subjectif. Autrement dit, si les œuvres d’art présentent des qualités intrinsèques, la question directrice inhérente à la démarche de Baumgarten ne peut donc nullement être celle d’une critique du goût, comme opération subjective (i.e. relative au sujet, sans que cela soit forcément synonyme de « relativisme »), mais bien la quête d’un fondement à même de conférer à l’esthétique philosophique, en tant que métaphysique spéciale, sa légitimité. Aucune explication convaincante n’a été établie pour permettre de comprendre l’assimilation kantienne du projet de Baumgarten à celui des « esthétiques du goût » françaises et anglophones. Mais, à défaut de pouvoir établir avec certitude les raisons de cette paradoxale affirmation kantienne, force est d’admettre qu’elle n’en demeure pas moins parfaitement recevable dès lors qu’on la replace dans le contexte de l’histoire des idées, où elle devient même parfaitement exacte. C’est ce qu’attestent, entre autres, les recherches d’Elisabeth Décultot au sujet des transferts culturels franco-allemands : Avant d’être envisagée comme l’histoire d’une discipline philosophique, l’esthétique peut être envisagée comme l’histoire d’un mot. Inventé par Alexander Gottlieb Baumgarten sous la forme néolatine d’æsthetica en 1735, rapidement traduit en allemand après la parution d’Æshtetica en 1750, le terme « Ästhetik » ne tarde pas à faire florès outre-Rhin. Dès 1769, Herder qualifie l’esthétique de « nouvelle philosophie à la mode ». Cette mode se traduit en Allemagne par deux 308 phénomènes marquants : d’une part, l’institutionnalisation rapide de l’esthétique comme discipline philosophique au sein de l’université, d’autre part, l’apparition sur le marché éditorial d’un corpus considérable de titres portant le mot « Ästhetik » […]. La situation est loin d’être la même en France. Une brève enquête lexicographique le prouve. Le terme « esthétique », utilisé, semble-t-il, pour la première fois par Louis de Beausobre (1730-1783) — un membre de l’Académie de Berlin peu connu en France —, reste longtemps sans écho. Il est remarquablement absent de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui accorde en revanche une place importante aux entrées « Beau » et « Goût ». Il faut attendre les années 1770 pour le voir réapparaître dans deux dictionnaires de plus grande ampleur, l’Encyclopédie d’Yverdon (1775) puis le Supplément à l’Encyclopédie (1776), qui donnent sous l’entrée « Esthétique » une traduction de l’article «Ästhetik » de la Allgemeine Theorie der schönen Künste de Johann Georg Sulzer, paru en 1771 en Allemagne. Mais le mot « esthétique », explicitement placé sous le patronage de Baumgarten, est sans doute trop nouveau encore pour s’acclimater réellement dans la langue française. Il disparaît en tout cas dès 1788-1791 de la partie de l’Encyclopédie méthodique consacrée aux beaux-arts. Aubin-Louis Millin, pourtant très attentif à l’actualité intellectuelle allemande, ne lui accorde qu’une brève notice dans son Dictionnaire des beaux-arts de 1806 — alors qu’il consacre à la notice « Goût » quatre pages agrémentées d’une copieuse bibliographie. Il faut attendre 1835 pour que le Dictionnaire de l’Académie française intègre pour la première fois le mot « esthétique » dans sa sixième édition. Quant à la première apparition du terme dans un dictionnaire proprement philosophique, elle ne date que de 1845 dans le philosophiques édité par Adolphe Franck. Dictionnaire des sciences 645 Élisabeth DÉCULTOT, « Ästhetik/esthétique. Étapes d’une naturalisation (1750-1840) », Revue de métaphysique et de Morale, 2, juin 2002, France, PUF, p. 157-159. 645 309 S’il est attesté que l’ « esthétique germanique » ne reçoit guère un accueil favorable en France ou dans les pays anglophones,646 il n’en demeure pas moins que cette résistance — si elle indique une différence de sensibilité voire des préjugés à caractère nationaliste — s’explique aussi, sur le plan strictement philosophique, par le fait qu’il n’y a pas d’équivalence entre ces deux manières d’interroger l’art. Ce qui distingue, sur le plan philosophique, le projet d’une métaphysique de l’Art de celui d’une esthétique du goût réside en ceci que le premier est guidé, a priori, par la nécessité de produire un discours valant universellement, indépendant des œuvres d’art, tandis que le goût, pour se déployer, implique toujours une œuvre singulière, concrète, sans laquelle celui-ci ne reste qu’à l’état de potentialité. Le goût a trait au particulier et au contingent, sans être pour autant quelque chose d’aléatoire. En effet, il n’est pas un véritable philosophe s’interrogeant sur cette notion qui n’ait entrevu, d’une manière ou d’une autre, la nécessité de porter le goût à la hauteur d’un jugement, c’est-à-dire lui conférer au moins une règle ou une norme qui puisse le légitimer comme tel et le sauver du relativisme, pris en son sens le plus péjoratif. La délicatesse du goût va même jusqu’à être tenue pour une forme de « connaissance », par laquelle les choses sont appréhendées dans toute leur subtilité. Les différents auteurs convoqués soutiennent qu’il y a bien quelque chose comme des « normes » du goût, que celles-ci soient inférées des œuvres de génie ou qu’elles soient postulées a priori, garanties par une transcendance divine ou par la bonté de la Nature elle-même, ce qui revient, en dernière instance au même puisque le geste est toujours le même : rechercher dans le suprasensible, dans l’Idée, un fondement stable et identique à soi en mesure de garantir la stabilité de l’expérience du monde phénoménal. La seconde partie de la recherche s’est articulée à partir de la question suivante : est-ce que les esthétiques du goût qui mesurent la « valeur » de l’œuvre d’art à l’aune d’un jugement subjectif et par l’intensité du sentiment échappent aux apories constitutives de la métaphysique de l’Art ? En un sens, une réponse partielle à cette question est déjà contenue dans l’expression « esthétique du goût ». Cette expression ne doit pas être prise au Il n’y a pas, à ma connaissance, d’étude comparable à celle-ci au sujet de la diffusion de terme « esthétique » dans les pays anglophones. Cela dit, je constate que ce terme brille par son absence dans le corpus que j’ai établi pour traiter de la question du goût. 646 310 sens d’une discipline ou d’un corpus unifié : la diversité des positions présentées dans cette recherche, bien que non exhaustive, suffit à le démontrer. Mais ce qui est suggéré par cette expression, c’est que ces manières de questionner l’art sont plus proches du sens original du terme aísthêsis que ne l’est la première esthétique philosophique de l’histoire de la philosophie. L’exercice du goût est une activité propre du sentir qui, en même temps, est en rapport direct avec la capacité intellectuelle à discerner les choses et à un juger avec finesse et justesse. En définitive, l’importance majeure de la question du goût pour la philosophie réside en ceci qu’elle tente d’apporter une nouvelle réponse au problème du dualisme des substances et se risque, parfois maladroitement, à y remédier. Par l’invention d’un « sens » dont la teneur ontologique est hybride, mais dont le nom est identique à celui des cinq sens qui procurent la jouissance sensible la plus immédiate et la moins raisonnable qui soit, une solution de continuité est recherchée dans l’abîme qui sépare traditionnellement intellect et sensibilité, raisonnement et passions. Par la reconnaissance de l’existence d’un goût « juste » et « vrai », ou, à défaut, de l’existence, au moins, d’une « norme » indiscutable de celui-ci, c’est-à-dire de la possibilité de formuler un jugement de goût — reconnaissance largement attestée par tous les auteurs cités indépendamment de leur appartenance au courant empiriste de la philosophie, comme nous venons de le voir avec Shaftesbury — une tentative véritablement inédite de spiritualisation de la sensibilité a lieu. Dans pareille tentative, le caractère à la fois rédempteur et pacificateur de l’Art, entendu comme concept métaphysique, joue un rôle prépondérant. Il est loin d’être évident que ce que j’ai appelé les esthétiques du goût échappe à un autre aspect aporétique de la métaphysique de l’Art, à savoir : passer à côté du caractère singulier de telle ou telle œuvre afin d’en dégager les traits universels qui permettent au discours de s’étayer. Dans une moindre mesure, cela est même le cas dans les Salons de Diderot, où bien souvent le tableau sert de prétexte à l’élaboration d’un discours brillant. Par contre, ce qui constitue véritablement tout l’intérêt de la question du goût, c’est qu’elle présente de façon particulièrement aigüe les limites proprement métaphysiques dont l’esthétique, à titre de discipline philosophique, se fait la légataire et tente à sa manière d’y remédier, comme nous l’avons vu, par l’extension du concept de vérité et la détermination de son caractère 311 « esthéticologique » au paragraphe 427 de l’Esthétique. Cela dit, le fait même que dans l’empirisme la sensibilité s’oppose une fois de plus à l’intellect, comme source de la naissance des idées — même si c’est dans la perspective d’une réhabilitation de la sensibilité —, indique que l’horizon même de questionnement demeure inchangé. Si le goût a enfin pu acquérir ses lettres de noblesse philosophiques, c’est parce qu’il a été ramené, plus ou moins explicitement, du côté de la raison. Le jugement portant sur les arts et, de manière plus générale, sur tout ce qui est affaire de goût ne saurait se limiter au sentiment de plaisir immédiat. Le vécu personnel doit se transcender en vertu de critères qui non seulement permettent de dépasser le relativisme solipsiste, mais aussi de donner forme à l’expérience vécue afin qu’elle manifeste à chaque fois, et de façon singulière, une portée universelle. Le goût, tel qu’il devient un tópos des discours sur l’art au 18e siècle, peut à mon sens être interprété comme l’équivalent de la glande pinéale dans la physiologie cartésienne : l’invention d’un « je ne sais quoi » situé on ne sait où, sorte d’Hermès qui assure la communication entre l’âme et le corps et sert l’intermédiaire entre l’intellect et la sensibilité. L’expérience décrite dans l’exercice du goût implique de fait une dimension occultée par la métaphysique de l’Art : le désir. Certes, ce terme n’est thématisé explicitement par aucun des théoriciens présentés dans la seconde partie de la présente étude mais il est néanmoins toujours présent, implicitement, dans la question du goût. En effet, pour goûter, il faut désirer et accepter d’être rempli par l’objet de goût. Dans l’exercice du goût, le corps est en jeu autant que l’intellect, il s’agit d’une expérience globale dans laquelle aucune mise à distance théorétique n’est, dans un premier temps, à même de nous prémunir de la violence des passions qui nous affectent. L’ambiguïté de cette notion réside précisément dans son statut ontologiquement hybride. Mais cette incertitude est féconde, puisqu’elle met très exactement en exergue le caractère hautement problématique de la distinction entre corps et esprit. Dans la notion de goût est contenue l’idée que le corps pense aussi et que, par voie de conséquence, la sensibilité n’est pas dépourvue de dimension spirituelle. Reste que formuler les choses de la sorte revient à rejouer, en quelque sorte, l’antique diaphorá platonicienne. La troisième partie a été entièrement consacrée à Shaftesbury qui anticipe le statut ontologiquement fort de l’œuvre d’art et le conjugue avec une critique du goût. Cet auteur peut être considéré comme une forme d’exception qui 312 confirme la règle puisque sa métaphysique de l’Art laisse une place prépondérante à une esthétique du goût. Mais le cumul de ces deux caractéristiques, opposées quelque peu schématiquement pour les besoins de la démonstration, n’invalide pas l’hypothèse de départ qui consiste à dire que la saisie philosophique de la question du goût et l’invention conjointe de l’esthétique au 18e siècle sont deux tentatives de trouver une issue au problème du dualisme des substances. Dans le prologue, j’ai écrit que je concevais la présente recherche comme une sorte de propédeutique. Un tel travail m’est apparu à la fois comme absolument nécessaire et parfaitement insuffisant. Après Baumgarten et le siècle du goût philosophique, les propositions de dépassement des apories constitutives d’une tradition qui pense l’art à partir de couples d’oppositions métaphysiques tels que âme et corps, forme et matière, ainsi que leur traduction dans les arts visuels (dessin et couleur ou encore figuration et abstraction), n’ont pas manqué. Il aurait fallu à présent s’effacer pour laisser la place aux plasticiens eux-mêmes, mais aussi aux poètes, non plus dans l’horizon de l’ut pictura, mais lorsqu’ils expriment, sans verser dans l’analyse conceptuelle, leur rencontre avec telle ou telle œuvre (je pense à Baudelaire lorsqu’il évoque Constantin Guys, à Charles Ferdinand Ramuz lorsqu’il rend hommage à Cézanne ou encore à Pascal Quignard lorsqu’il raconte les fresques de la maison des Dioscures à Pompéi, pour ne citer que trois noms qui affleurent immédiatement à ma mémoire, tant leur souvenir est vivace, et leur exemple un modèle). Et puis, il s’agirait aussi de ne pas renoncer pour autant au discours esthétique, c’est-à-dire à la philosophie, mais de réinterroger les catégories dont nous sommes les légataires et de penser avec et au-delà des limites qui nous sont assignées. Mais cela ferait l’objet d’un autre ouvrage. 313 314 BIBLIOGRAPHIE SOURCES ADDISON Joseph, Essais de Critique et d’Esthétique (extraits du Spectator, 1711-1712), introduction, commentaire et notes par Alain Bony, Pau, PUP, 2004. ALBERTI Leon Battista, La peinture (1435), texte latin, traduction française, version italienne, éd. de Thomas Golsenne et Bertrand Prévost, revue par Yves Hersant, Paris, Seuil, 2004. ANDRÉ Yves Marie, Essai sur le beau par le Père André (1741) avec des réflexions sur le goût par M. Formey, Amsterdam, Schneider, 1767. ARISTOTE ― La décision du sens, Le livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote, trad. et comm. par Barbara Cassin et Michel Narcy, Paris, Vrin, 1989. ― Poétique, trad. J. Hardy, préface Philippe Beck, Paris, Gallimard, 1996. ― Problème XXX, trad. A. Carbone et B. Fau, Paris, Editions Allia, 2004. ― Rhétorique, nouvelle traduction, préface et notes de Jean Lauxerois, Paris, Pocket, 2007. BAUMGARTEN Alexander Gottlieb ― METAPHYSICA/ ALEXANDRI GOTTLIEB/ BAVMGARTEN/ PROFESSORIS PHILOSOPHIAE./ EDITIO VII./ HALAE MAGDEBVURGICAE,/ IMPENSIS CAROL. HERMAN. HEMMERDE./ 1779. Reprograph. Nachdruck der 7. Auflage Halle 1779, Hildesheim/ New York: Olms, 1963. ― AESTHETICA/ SCRIPSIT/ ALEXAND: GOTTLIEB BAVMGARTEN/ PROF. PHILOSOPHIAE./ TRAIECTI CIS VIADVM/ IMPENS. IOANNIS CHRISTIANI KLEYB/ [1750]/ AESTHETICORUM/ PARS ALTERA:/ SCRIPSIT/ ALEXANDER GOTTLIEB BAVMGARTEN/ PROFESSOR PHILOSOPHIAE./ FRANCOFVRTI CIS VIADRVM,/ IMPENSIS IOANNIS CHRISTIANI KLEYB,/ [1758]. Reprograph. Nachdruck der Ausgabe Frankfurt a. O. 1750 (3. Nachdruckauflage, 1961), Hildesheim/ Zürich/ New York: Olms, 1986. ― Kollegium über die Ästhetik dans B. POPPE, Alexander Gottlieb Baumgarten. Seine Bedeutung und seine Stellung in der Leibniz-Wolffischen Philosophie und seine Beziehung zu Kant. Nebst Veröffentlichungeiner bisher unbekannten Handschrift der Ästhetik Baumgartens, Borna-Leipzig, Robert Noske, 1907, p. 65-258. 315 ― Philosophische Betrachtungen über einige Bedingungen des Gedichtes, übersetzt und mit einer Einleitung von Heinz Paetzold, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1983. ― Riflessioni sul testo poetico, a cura di Francesco Piselli, presentazione Rosario Assunto, Palermo, Aesthetica Edizioni, 1985. ― Metaphysik (1750, 3.), ins Deutsche übers. von Georg Friedrich Meier, nach dem Text der zweiten, von John. Aug. Eberhard besorgten Ausgabe 1783, mit einer Einführung, einer Konkordanz und einer Bibliographie der Werke A. G. Baumgartens von Dagmar Mirbach (Tübingen), Jena, Dietrich Scheglmann Reprints, 2004. ― Texte zur Grundlegung der Ästhetik (Metaphysica §§ 501-623; Philosophischer Briefe, usw. ), übers. u. hrsg. von Hans Rudolf Schweizer, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1988. ― Theoretische Ästhetik : die grundlegenden Abschnitte aus der « Aesthetica », übers. u. hrsg. von Hans Rudolf Schweizer, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1988. ― Esthétique, précédée des Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème (1735), et de la Métaphysique (1739, 1743, 1750, 1757, §§ 501 à 623), traduction et notes par Jean-Yves Pranchère, Paris, L’Herne, 1988. ― « Aesthetica (§§ 1-16; 423-444) » dans Luc FERRY, Homo Æstheticus, Paris, Grasset, 1990, pp. 398-412. ― Estetica, edizione italiana di Francesco Piselli, Milano, Vita e Pensiero, 1993. ― Lezioni di Estetica di Alexander Gottlieb Baumgarten, a cura di Salvatore Tedesco, presentazione di Leonardo Amoroso, Palermo, Aesthetica Edizioni, 1998. ― L’Estetica, a cura di Salvatore Tedesco, traduzione di Francesco Caparotta, Anna Li Vigni, Salvatore Tedesco, consulenza scientifica e revisione di Elisa Romano, Palermo, Aesthetica Edizioni, 2000. ― Ästhetik, Band I-II, übers. u. hrsg. von Dagmar Mirbach, lateinisch-deutsch, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2007. LA BIBLE DE JÉRUSALEM, trad. en français sous la dir. de l'Ecole biblique, Paris, Les Editions du Cerf, 1998. BENJAMIN Walter ― Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (1963), Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1977. 316 ― Essais 1, 1922-1934, Paris, Denoël/Gonthier, 1983. ― Essais 2, 1935-1940, Paris, Denoël/Gonthier, 1983. BOUHOURS Dominique ― « Introduction », « Avertissement » et « Premier dialogue » dans La manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit (1687), texte reproduit, introduction et notes de Suzanne Guellouz, Toulouse, Atelier de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1988, p. I-LXV ; A-E (l’« Avertissement » est non paginé dans l’édition originale) et 1-75. ― Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671), introd. et notes de René Radouant, Paris, 1920. BRILLAT-SAVARIN, Physiologie du goût (1825), avec une lecture de Roland Barthes, Paris, Hermann, 2005 (réed. 1975). BURTON Robert, Anatomie de la mélancolie (1621), 2 vol., trad. B. Hoepffner, préf. J. Starobinski, Paris, José Corti, 2000. BURKE Edmund, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757), avant-propos, traduction et notes par Baldine Saint Girons, Paris, Vrin, 1998. LE CORAN, trad. et annot. par Jacques Berque, Paris, Sindbad, 1990. DE CROUSAZ Jean-Pierre, Traité du beau (1715), Paris, Librairie Arthème Fayard, 1985. DESCARTES René, Principes de la philosophie (1644), A. T., vol. 9, Paris, Vrin, 1996. DIDEROT Denis ― Œuvres complètes, éd. R. LEWINTER, Paris, Le club français du livre, 19691973. ― Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau (1751), O. C., tome 2, Paris, 1969. ― Œuvres esthétiques (1968), éd. P. Vernière, Paris, Éditions Garnier Frères, 1994. ― DIDEROT et SHAFTESBURY, Essai sur le mérite et la vertu (1745), Paris, Éditions Alive, 1998. ― Salons, textes choisis, présentés, établis et annotés par Michel Delon, Paris, Gallimard, 2008. DU BOS Jean-Baptise, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), préface Dominique Désirat, Paris, Ecole Nationale des Beaux-Arts, 1993. 317 ÉPICTETE, Manuel, trad. Myrto Gondicas, Paris, Éditions Mille et une Nuits, 1995. GADAMER Hans-Georg, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique (1960), éd. intégrale revue et complétée par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, 1996. GERARD Alexander, Essai sur le goût (1759), introd., notes et trad. Pierre Morère, Grenoble, Ellug, 2008. HEIDEGGER Martin ― Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude (1929-30), trad. Daniel Panis, France, Gallimard, 1992. ― Qu’est-ce qu’une chose ? (1935-36), trad. Jean Reboul et Jacques Taminiaux, France, Gallimard, 1998, (repr. 1971). ― « L’origine de l’œuvre d’art (1935) » dans Chemins qui ne mènent nulle part, trad. de Wolfgang Brokmeier, France, Gallimard, 1995 (réed. 1962). HUME David ― Of the standard of taste (1757) and other essay, ed. with an introd. by John W. Lenz, Indianapolis, Bobbs-Merril, 1975. ― Les essais esthétiques, trad. et introd. par René Bouveresse, Paris, Vrin, 1973. ― Dissertation sur les passions (1759), Traité de la nature humaine (17391740), Livre 2, introduction, bibliographie, notes et chronologie par Jean-Pierre Cléro, Paris, GF Flammarion, 1991. ― La morale, Traité de la nature humaine, Livre 3, introduction, traduction inédite, notes, index, bibliographie et chronologie par Philippe Saltel, Paris, GF Flammarion, 1993. ― Les essais esthétiques, présentation, traduction, chronologie, bibliographie et notes par René Bouveresse, Paris, GF Flammarion, 2000. HUTCHESON Francis ― An inquiry concerning beauty, order, harmony, design (1725), introduction Peter Kivy, The Hague, M. Nijhoff, 1973. ― Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, traduction Anne-Dominique Balmès, Paris, Vrin, 1991. KANT Emmanuel ― Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), trad. R. Kempf, 2e éd., Paris, Vrin, 1997. ― Kritik der reinen Vernunft (1781, 1787), hrsg. von Willhelm Weischedel, Frankfurt am Main, Surkamp Taschenbuch Wissenschaft, Band 1-2, 1974. 318 ― Critique de la raison pure, édition publiée sous la dir. de Ferdinand Alquié, trad. d’Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty à partir de la trad. de Jules Barni, Paris, Gallimard, 1980. ― Kritik der Urteilskraft (1790), hrsg. von Willhelm Weischedel, Frankfurt am Main, Surkamp Taschenbuch Wissenschaft, Band IV, 1974. ― Critique de la faculté de juger, édition publiée sous la dir. de Ferdinand Alquié, trad. d’Alexandre J.-L. Delamarre, J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay, J.-M. Vaysse, L. Ferry et H. Wisman, Paris, Gallimard, 1985. LEIBNIZ Gottfried Willhelm ― Opuscules philosophiques choisis, texte latin et trad. P. Schrecker (1959), Paris, Vrin, 2001. ― Discours de métaphysique et autres textes. 1663-1689, présentation de Christiane Frémont, Paris, GF Flammarion, 2001. ― Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes. 1690-1703, présentation de Christiane Frémont, Paris, GF Flammarion, 1994. ― Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie (1703-1716), Paris, GF Flammarion, 1996. ― Essais de Théodicée (1710), chronologie et introduction par J. Brunschwig, Paris, GF Flammarion, 1969. ― Monadologie (1714), édition critique établie par Émile Boutroux, Paris, Le livre de Poche, 1991. LESSING Gotthold Ephraïm, Laocoon (1766), avant-propos H. Damisch, introd. J. Bialostocka, Paris, Hermann, 1990. LOCKE John ― Essai sur l’entendement humain (1689), Livres I à II, trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2001. ― Essai sur l’entendement humain, Livres III, trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2003. ― Essai sur l’entendement humain, Livres IV, trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2002. MALEBRANCHE Nicolas, Œuvres complètes, tome V, Traité de la nature et de la grâce, édité par Ginette Dreyfus, Paris, Vrin, 1958. MARCUSE Herbert, La dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste (1978), Paris, Seuil, 1979. 319 MARX Karl, « Idéologie allemande » (1845-1846) dans Philosophie, éd. établie et annotée par M. Rubel, introd. L. Janover et M. Rubel, Paris, Gallimard, 1998. MONTESQUIEU Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu ― Essai sur le goût (1757), introduction et notes par Charles-Jacques Beyer, Genève, Librairie Droz, 1967. ― Essai sur le goût, suivi d’un texte de Jean Starobinski et d’une postface de Louis Desgrave, Paris, Rivages Poche, 1994. NICÉPHORE, Discours contre les iconoclastes. Discussion et réfutation des bavardages ignares, athées et tout à fait creux de l’irréligieux Mamon contre l’incarnation de Dieu le Verbe de notre Sauveur (818-820), recueil traduit, présenté et annoté par Marie-José Mondzain, Paris, Klincksieck, 1989. NIETZSCHE Friedrich, Considérations inactuelles, 2e partie, « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie » (1874), Œuvres 1, éd. publiée sous la dir. de Marc de Launay, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000. PHILOSTRATE, La galerie de tableaux, trad. A. Bougot (1881), révisée et annotée par F. Lissarrgue, préface P. Hadot, Paris, Les Belles-Lettres, 1991. PLATON ― Œuvres complètes, tomes 1 et 2, trad. et notes établies par L. Robin avec la coll. M.-J. Moreau, Paris, Gallimard, 1950. ― Phèdre, prés. et trad. Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 1989. ― Le Banquet, prés. et trad. de Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2001. ― Ion, introduction, notes et bibliographie par J.-F. Pradeau, Paris, Ellipses, 2001. ― République, trad. G. Leroux, Paris, GF Flammarion, 2002. ― Ion et autres textes : poésie et philosophie, traduction, préface et postface de Jean Lauxerois, Paris, Presses Pocket, 2008. SCHILLER Friedrich, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. „Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen“ (1794), texte original et traduction par Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992. SHAFTESBURY Anthony Ashley Cooper ― Standard Edition, Complete Works, Selected Letters and Posthumous Writings, in English with German Translation, edited, translated and with a commentary by W. Benda, G. Hemmerich, W. Lottes, E. Wolff and U. Schöldbauer, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1981 (vol. I,1); 1984 (vol II,2) ; 1987 (vol. II,1) ; 1989 (vol. I,2). 320 ― Characteristics of men, manners, opinions, time, etc, vol. 1-2, edited by M. Robertson, Bristol, Thoemmes Press, 1995, (reprint 1698, 1900). ― Second characters of the language of forms, edited by Benjamin Rand, Bristol, Thoemmes Press, 1995, (reprint 1914). ― The life, unpublished letters, and philosophical regimen of Anthony, Earl of Shaftesbury, edited by Benjamin Rand, Bristol, Thoemmes Press, 1995, (reprint 1900). ― Exercices, trad. L. Jaffro, Paris, Aubier, 1993. ― Soliloque ou conseil à un auteur, trad. D. Lories, Paris, L’Herne, 1994. ― Œuvres de Mylord comte de Shaftesbury, contenant différents ouvrages de philosophie et de morales, traduites de l’anglais, Genève 1769, établissement du texte, introduction, bibliographie et notes par Françoise Badelon, Paris, Honoré Champion, 2002. ― Lettre sur l’enthousiasme (1708), traduction et notes Claire Crignon-De Olivera, Paris, Le Livre de Poche, 2002. SMITH Adam, Essais esthétiques, sous la dir. de P. Thierry, préface D. Deleule, trad. P.-L. Autin, I. Ellis, M. Garandeau, P. Thierry, Paris, Vrin, 1997. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, tome 1, Paris, Cerf, 1994. VASARI Giorgio, Le Vite dei più eccelenti pittori, scultori e architetti (1550), Roma, Grandi Tascabili Economici Newton, 1991. DA VINCI Leonardo, La peinture (1ère publication posth. : 1651, le projet date vraisemblablement de 1490), textes réunis, traduits et annotés par André Chastel avec la collaboration de Robert Klein, Paris, Hermann, 1964, (nouveau tirage 2004). VALÉRY Paul, Œuvres 2, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960. VICO Giambattista, La science nouvelle (1744), trad. et présenté par Alain Pons, Paris, Fayard, 2001. VOLTAIRE ― Le Temple du goût (1733), éd. critique par E. Carcassonne, Paris, Droz, 1938. ― Candide ou l’optimisme (1759), Paris, Marabout, 1995. ― Dictionnaire philosophique (1764), Paris, Paris, Classique Garnier, 2009. WINCKELMANN Johann-Joachim, Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture (1755), Paris, Aubier, 1954. 321 WOLFF Christian ― Metafisica tedesca (Vernünftige Gedanken von Gott, der Welt und der Seele des Menschen, 1720), con le Annotazioni alla metafisica tedesca, testo tedesco a fronte, introduzione, traduzione, note e apparati a cura di Raffaele Ciafarone, Milano, Bompiani, 2003. ― Discours préliminaire sur la philosophie en général (1728), introd., trad. et notes sous la dir. de Th. Arnaud, W. Feuerkhahn, J.-F. Rohrbasser, Paris, Vrin, 2006. LITTÉRATURE CRITIQUE AGAMBEN Giorgio ― Stanze (1981), trad. Y. Hersant, Paris, Editions Payot et Rivages Poche, 1998. ― L’homme sans contenu (1994), Belval, Circé, 2003. ― Profanations (2005), trad. M. Rueff, Paris, Rivages Poche, 2006. ― Qu’est-ce qu’un dispositif ? (2006), trad. M. Rueff, Paris, Rivages Poche, 2007. AICHELE Alexander, « Die Grundlegung einer Hermeneutik des Kunstwerk. Zum Verhältnis von metaphysischer und ästhetischer Wahrheit bei Alexander Gottlieb Baumgarten » dans Studia Leibnitiana, Deutschland, Franz Steiner Verlag, 2000, p. 81-90. AMOROSO Leonardo ― L’estetica come problema, Pisa, ETS Editrice, 1988. ― Lichtung. Leggere Heidegger, Torino, Rosenberg & Sellier, 1993. ― Ratio ed esthetica, Pisa, ETS Editrice, 2000. ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Pocket, 1994. BADIOU Alain, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998. BÆUMLER Alfred, Le problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du 18e siècle (1923), traduit de l’allemand par Olivier Cossé, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999. BARTHES Roland, « L’ancienne rhétorique » dans Communications, Paris, Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales, N°16, Seuil, 1970. BEAUFRET Jean, Leçons de philosophie (I), Paris, Seuil, 1998. 322 BECQ Annie, Genèse de l’esthétique française moderne : de la raison classique à l’imagination créatrice : 1680-1814, Paris, Albin Michel, 1994. BERGMANN Ernst, Die Begründung der deutschen Ästhetik durch Alex. Gottlieb Baumgarten und Georg Friedrich Meier, Leipzig, Verlag von Röder und Schunke, 1911. BIZIOU MICHAËL, Shaftesbury. Le sens moral, Paris, PUF, 2005. BLANCHÉ Robert, Des catégories esthétiques, préface de Yvon Belaval, Paris, Vrin, 1979. BLANCHARD Marc Eli, « Les problèmes du texte et du tableau : les limites de l’imitation à l’époque hellénistique et sous l’Empire » dans Le plaisir de parler. Études de sophistique comparée, sous la dir. de B. Cassin, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 131-154. BOUCHAT Gilda ― « L'esthétique de l'analogon rationis : une introduction à la philosophie d'Alexander Gottlieb Baumgarten » dans la Revue de théologie et de philosophie, (139), Lausanne, Presses Centrales, 2007, p. 1-20. ― « Emergence et apories d’une lecture métaphysique de l’œuvre d’art », Actes du colloque Lire et écrire. Une généalogie des pratiques discursives, dir. J. Meizoz, F. Gregorio, C. König-Pralong, 18 et 19 avril 2007, Lausanne, http://doc.rero.ch/search.py?recid=8627&ln=fr, p. 94-107. BOURDIEU Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement de goût, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. BOURDIN Jean-Claude, « Lumières et sécularisation française selon Hegel » dans Les lumières et l’idéalisme allemand, sous la dir. de J.-C. Bourdin, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 129-146. BRANDI Cesare, Théorie de la restauration (1963), trad. de l’italien par Colette Déroche, Paris, Editions du patrimoine, Centre des Monuments nationaux, 2001. BRUGERE Fabienne ― Théorie de l’art et philosophie de la sociabilité selon Shaftesbury, Paris, Honoré Champion, 1999. ― Le goût. Art, passions et société, Paris, PUF, 2000. ― « Shaftesbury, Hume : le goût définit-il une esthétique ? » dans Les Lumières et l’idéalisme allemand, sous la dir. de J.-C. Bourdin, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 251-267. 323 ― L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle, Paris, Vrin, 2006. BUCHENAU Stefanie ― « Réception et non-réception de l’anthropologie des Lumières. Le cas allemand », dans L’esprit des Lumières est-il perdu ?, édité par Nicolas Weill, Mans, Presses universitaires, 2006, p. 121-135. ― « Die Sprache der Sinnlichkeit. Baumgartens poetische Begründung der Ästhetik in den Meditationes philosophicae », dans Aufklärung. Interdisziplinäres Jahrbuch zur Erforschung des 18. Jahrhunderts und seiner Wirkungsgeschichte, vol. 20, 2008, Themenschwerpunkt : A.G. Baumgarten. Sinnliche Erkenntnis in der Philosophie des Rationalismus, Hambourg, Meiner, 2008, p. 151-174. CASSIRER Ernst ― « Les problèmes fondamentaux de l’esthétique » dans La philosophie des Lumières (1932), Paris, Fayard, 1966, p. 275-345. ― « Ausgang und Fortwirkung der Schule von Cambridge – Shaftesbury » dans Die platonische Renaissance in England und die Schule von Cambridge, G.A., Band 14, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2002, p. 344-380. CASULA Mario ― La metafisica di A. G. Baumgarten, Milano, Mursia, 1973. ― « Die Lehre von der prästabilierten Harmonie in ihrer Entwicklung von Leibniz bis A.G. Baumgarten » dans Akten des II. Internationaler Leibnizkongresse, Hannover, 17-22 Juli 1972, Band 3, Studia Leibnitiana Supp. 14, T. 3, Franz Steiner Verlag, p. 397-415. CHANTALAT Claude, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1992. CHEBEL Maleck, Le corps en Islam (1984), Paris, PUF, 2004. CHRÉTIEN Jean-Louis ― L’effroi du beau (1987), Paris, Cerf, 2008. ― Corps à corps, à l’écoute des œuvres d’art, Paris, Les Éditions de Minuit, 1997. ― Sous le regard de la Bible, Paris, Bayard, 2008. COLLECTIFS ― La faculté de juger, J. Derrida, V. Descombes, G. Kortian, P. Lacoue-Labarthe, J.-F. Lyotard, J.-L. Nancy, Colloque de Cerisy, juillet-août 1982, Paris, Les Editions de Minuit, 1985. ― « La place du goût dans la production philosophique des concepts et leur destin critique », Actes du colloque international tenu à Rennes les 30 novembre 324 et 1er décembre, sous la dir. d’Elisabeth Lebovici, Dider Semin et Ramòn Tio Bellido, Archives de la critique d’art, 1992. ― Paragone. Le parallèle des arts, trad. Lauriane Fallay d’Este et Nathalie Bauer, Paris, Klincksieck, 1992. ― « Esthétique: des goûts et des couleurs … », Actes du colloque international tenu à Grenoble les 16, 17, 19 septembre 1997, sous la dir. de Régine Pietra, dans les Recherches sur la Philosophie et le langage N° 20, 1998. ― L’esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, coord. par Serge Trottein, Paris, PUF, 2000. ― Esthétique et philosophie de l’art, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 2002. ― Aux sources de l’esthétique, les débuts de l’esthétique philosophique en Allemagne, sous la dir. de J.-F. Goubet et de G. Raulet, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2005. ― Visione, percezione e cognizione nell’età dell’illuminismo, a cura di M. Modica P. Quintili e C. Stancati, Napoli, Bibliopolis, 2005. ― Dictionnaire du Coran, sous la dir. de Mohammad Ali Amir-Moezzi, Paris, Robert Laffont, 2007. ― Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, sous la dir. de Chris Younès, Paris, Cerf, 2007. ― Penser l’art. Histoire de l’art et esthétique, sous la dir. de J.-N. Bret, M. Guérin et M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 2009. COURTINE Jean-François, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990. CROCE Benedetto ― « Rileggendo l’Aesthetica del Baumgarten » dans Ultimi saggi, 7, Bari, Gius Laterza e Figli, 1935, p. 79-105. ― « En relisant l’Aesthetica de Baumgarten » dans Essais d’esthétique, trad. Gilles A. Tiberghien, Paris, Gallimard, 1991, p. 93-121. DAMISCH Hubert, « La peinture prise au mot », Paris, Les Éditions de Minuit, Critique, 370 (1978), p. 274-290. DAVAL René, Enthousiasme, ivresse et mélancolie, Paris, Vrin, 2009. DAVEY Nicholas, « Baumgarten’s Aesthetics : a post-gadamerian reflection » dans The British journal of aesthetics, Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 101-113. 325 DÉCULTOT Elisabeth ― « Ästhetik/esthétique. Étapes d’une naturalisation (1750-1840) », Revue de Métaphysique et de Morale, 2, juin 2002, PUF, p. 157-178. ― «Le Laocoon de Gotthold Éphraïm Lessing. De l'imagination comme fondement d'une nouvelle méthode critique», Études philosophiques, n° 2/2003, p. 197-212. DELEUZE Gilles ― La philosophie critique de Kant, Paris, PUF, 1963. ― « L’idée de genèse dans l’esthétique de Kant » dans la Revue d’esthétique, vol. XVI, Paris, PUF, 1963, p. 113-136. ― Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Les éditions de Minuit, 1988. DIDI-HUBERMAN Georges ― Devant l’image, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990. ― Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992. ― Devant le temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 2000. DUMOUCHEL Daniel ― « A. G. Baumgarten et la naissance du discours esthétique », Dialogue, 30, 1991, p. 473-501. ― « L’esthétique précritique de Kant. Genèse de la théorie du “goût” et du beau », Archives de philosophie, 60, Paris, Beauchesne, 1997, p. 59-86. ― Kant et la genèse de la subjectivité esthétique, Paris, Vrin, 1999. DUQUES Félix, Arte público y espacio político, Madrid, Ediciones Akal, 2001. ÉCOLE Jean, Introduction à l’opus metaphysicum de Christian Wolff, Paris, Vrin, 1985. ESCOUBAS Éliane, L’esthétique, Paris, Ellipses, 2004. FEDIER François, Leibniz, deux cours, Principe de la nature et de la grâce fondés en raison, Monadologie, Paris, Lettrage Distribution, 2001. FERRARIS Maurizio, « Analogon rationis » dans Pratica Filosofica, 6, Milano, Libreria Cuem, 1994, p. 5-126. FERRY Luc, Homo Æstheticus, l’invention du goût à l’âge démocratique, Paris, Bernard Grasset, 1990, p. 87-105. FEUERHAN Wolf, « La psychométrie au XVIIIe siècle » dans Psychologie et métaphysique. Autour de Christian Wolff, Revue philosophique de la France et de l’Etranger, août 2003, PUF, p. 279-292. 326 FOUCAULT Michel ― Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966. ― « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969) dans Dits et Ecrits, tome 1, éd. établie sous la dir. de D. Defert et F. Ewald, coll. J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, p. 789-821. ― « Réponse à une question » (1968) dans ibid., p. 701-723. ― L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France (1981-1982), Paris, Hautes Études, Galllimard, Seuil, 2001. ― « L’herméneutique du sujet » (1982) dans Dit et Ecrits, tome 4, éd. établie sous la dir. de D. Defert et F. Ewald, coll. J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, p. 353-365. ― Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Cours au Collège de France (1983-1984), Paris, Seuil, 2009. FRANKE Ursula ― « Kunst als Erkenntnis, die Rolle der Sinnlichkeit in der Ästhetik des Alexander Gottlieb Baumgarten » dans Studia Leibnitiana Supplementa, Band IX, Deutschland, Franz Steiner Verlag, 1972 p. 3-124. ― « Von der Metaphysik zur Ästhetik, der Schritt von Leibniz zu Kant » dans Studia Leibnitiana Supp. 14/3, Deutschland, Franz Steiner Verlag, 1975, p. 229240. FRANZINI Elio, L’estetica del Settecento, Bologna, Il Mulino, 1995. FUMAROLI Marc, L’Age de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980. GISEL Pierre, La création, Genève, Labor et Fides, 1980. GOMBRICH Ernst. H., « Lessing » dans Proceedings of the British Academy, [Lecture on a master mind], Oxford, Oxford University Press, 1957, p. 133-156. GRIMALDI Nicolas, L’ardent sanglot. Cinq études sur l’art, La Versanne, Encre Marine, 1994. GROSS Steffen W., Felix æstheticus. Die Ästhetik als Lehre vom Menschen. Zum 250. Jahrestag des Erscheinens von Alexander Gottlieb Baumgartens „Aesthetica“, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2001. GROULIER Jean-François et BRUGERE Fabienne, « Goût » dans le Vocabulaire européen des philosophies, dir. B. Cassin, Paris, Seuil/Le Robert, 2004. 327 GUIBET-LAFAYE Caroline, « Goût et jugement esthétique : des Lumières à l’idéalisme allemand » dans Les lumières et l’idéalisme allemand, dir. J.-C. Bourdin, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 235-250. GUICHARD CHARLOTTE, Les amateurs d’art au 18e siècle, Paris, Editions Champ Vallon, 2008. GUSDORF Georges, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1976. JAFFRO Laurent, Ethique de la communication et art d’écrire, Paris, PUF, 1998. JAGER Michaël, Kommentierende Einführung in Baumgartens « Aesthetica », Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1980. JIMENEZ Marc ― Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard, 1997. ― La querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2005. JOUSSET David, Le vocabulaire théologique en philosophie, Paris, Ellipses, 2009. KLIBANSKY Raymond, PANOFSKY Erwin, SAXL Fritz, Saturne et la Mélancolie (1964), trad. F. Duvrand-Bogaert et L. Evrard, Paris, Gallimard, 1989. KOBAU Pietro ― « La fondazione dell’estetica filosofica » dans Pratica Filosofica 6, Milano, Libreria Cuem, 1994, p. 127-173. ― « Estetica e logica nel razionalismo tedesco » dans Rivista di estetica, Rosenberg & Sellier, Torino, 2000, p. 5-58. KRISTELLER Paul Oskar, Le système moderne des arts : étude d’histoire de l’esthétique (1951), trad. B. Han, Nîmes, J. Chambon, 1999. LARTHOMAS Jean-Paul, De Shaftesbury à Kant, vol. 1-2, Paris, Didier Érudition, 1985. LE RU Véronique, « Le moi multiple de Diderot à Hofmannstahl » dans Les lumières et l’idéalisme allemand, dir. J.-C. Bourdin, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 186-193. LESCOURRET Marie-Anne, Introduction à l’esthétique, Paris, Flammarion, 2002. LÉVI-STRAUSS Claude, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993. LICHTENSTEIN Jacqueline ― La couleur éloquente: rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, 1989. ― La tache aveugle. Essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne, Paris, Gallimard, 2003. 328 LOJKINE Stéphane, L’œil révolté. Les salons de Diderot, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 2007. LORIES Danielle, L’art à l’épreuve du concept, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 1996. MALDINEY Henri ― Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973. ― Existence, crise, création, Henri Maldiney entouré de ses amis André Du Bouchet, Roland Kuhn, Jacques Schotte, présentation Jean-Pierre Charcosset, La Versane, Encre Marine, 2001. MARION Jean-Luc ― Dieu sans l’être, Paris, Presses universitaires de France, 2e éd., 1991. ― La croisée du visible, Paris, La Différence, 1991. MICHAUD Yves, Critères esthétiques et jugement de goût, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999. MONDZAIN Marie-José ― Image, icône, économie, Paris, Seuil, 1996. ― L’image peut-elle tuer ?, Paris, Bayard Éditions, 2002. ― Le commerce des regards, Paris, Seuil, 2003. NIVELLE Armand, Les théories esthétiques en Allemagne, de Baumgarten à Kant, Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 2-81 et p. 357-391. OSBORNE Harold, « Hume’s standard and the diversity of æsthetic taste », The British journal of Æsthetics, vol. 7, 1967, p. 50-56. PACCIONI Jean-Paul ― « Dieu dans le miroir. Leibniz, Wolff et l’actualisation du monde », Les Études philosophiques, 3, juill.-sept. 2003, p. 371-387. ― Christian Wolff, l’ontologie et la métaphysique, Paris, Vrin, 2006. PARRET Herman, « De Baumgarten à Kant : sur la beauté », Revue philosophique de Louvain, Louvain, 1992, p. 317-342. PIMPINELLA Pietro ― Wolff e Baumgarten, studi di terminologia filosofica, Firenze, Leo S. Olschki Editore, 2005. ― « L’Aesthetica di Baumgarten, gnoseologia leibniziana e retorica antica » dans Lexicon philosophicum, Roma, 1989, p. 101-112. PISELLI Francesco, Alle origini dell’estetica moderna, il pensiero di Baumgarten, Milano, Vita e Pensiero, 1992. 329 POMMIER Edouard, Winckelmann, inventeur de l’histoire de l’art, Paris, Gallimard, 2003. RANCIERE Jacques, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004. RAULET Gérard, Aufklärung, Les Lumières allemandes, textes et commentaires par G. Raulet, Paris, GF-Flammarion, 1995. RIBON Michel, Archipel de la laideur, Paris, Kimé, 1995. RORDORF Bernard, Tu ne feras pas d’image. Prolégomènes à une théologie de l’amour de Dieu, Paris, Cerf, 1992. ROUX Alexandra, « De Diderot à Shelling via Goethe : la chair et la peinture » dans Les lumières et l’idéalisme allemand, dir. J.-C. Bourdin, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 213-234. SAINT-GIRONS Baldine, « L’invention de l’esthétique sur les décombres de la rhétorique » dans La Rhétorique : enjeux de ses résurgences, Bruxelles, Ousia, 1998, p. 99-115. SCHAEFFER Jean-Marie, L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du 18e siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992. SCHOLEM Gershom, « La création à partir du néant et l’autocontraction de Dieu » dans De la création du monde jusqu’à Varsovie (1984), trad. MauriceRuben Hayoun, Paris, Cerf, 1990, p. 31-59. SHERRINGHAM Marc, Introduction à la philosophie esthétique, Paris, Editions Payot, 1992. STOLNITZ Jérôme, « Lord Shaftesbury and modern aesthetic theory », The Philosophical Quaterly, vol 11, N° 43, April 1961, p. 97-113. STRAUS Erwin, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie (1935), trad. G. Thines et J.-P. Legrand, Grenoble, Millon, 2000. TALON-HUGON Carole, Goût et dégoût : L’art peut-il tout montrer ?, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 2003. WITTE Egbert, Logik ohne Dornen, die Rezeption von A.G. Baumgarten Ästhetik im Spannungsfeld von logischem Begriff und ästhetischer Anschauung, Hildesheim, Georg Olms, 2000. ZEIMBEKIS JOHN, Qu’est-ce qu’un jugement esthétique ?, Paris, Vrin, 2006. 330 Résumé Le présent ouvrage souhaite montrer que la création de l’esthétique philosophique par Alexander Gottlieb Baumgarten, ainsi que la multiplication des écrits théoriques sur l’art orientés à partir de la problématique du goût, sont deux tentatives différentes de répondre à la question métaphysique du dualisme des substances ainsi qu’aux problèmes posés par leurs interactions réciproques. L’enjeu de cette recherche est double. Il s’agit, d’une part, de donner la réplique à Kant qui, dans un note devenue célèbre de la CRP, affirme qu’« esthétique » et « critique du goût » sont des termes synonymes. Il sera démontré que ces deux termes ne sont pas synonymes, qu’esthétique philosophique et critique du goût ne sont pas deux manières équivalentes de questionner l’art, bien qu’elles partagent, sur le plan ontologique, un certain nombre de présupposés. D’autre part, et c’est là que l’enjeu historiographique croise l’enjeu philosophique, nous verrons que ces présupposés ne sont pas propres au 18e siècle mais proviennent d’une longue tradition des rapports texte-image, du statut théologique et ontologique de l’image, de la représentation sculptée, de la mímêsis. Aussi, l’intérêt des questions formulées à partir du constat de l’échec patent de la métaphysique de l’Art et du caractère très largement insuffisant des esthétiques du goût dépasse largement le cadre du siècle des Lumières. Metaphysic of Art and aesthetics of taste. A dialogical reading of Alexander Gottlieb Baumgarten Résumé en anglais This book intends to demonstrate that the creation of philosophical aesthetics by A. G. Baumgarten, as well as the multiplication of theoretical writings about art guided by the problematics of taste, are two different ways to propose a solution to solve the metaphysical question of the dualism of substances and the problem of theirs mutual interactions. The stake is double. First, it is a response to Kant, who says in a CPR’s note which became famous that « aesthetics » and « critics of taste » are the same thing. It will be shown that it is not the case, although those two approaches share similar presuppositions. We will also see, and on that point the historiographic stake meets the philosophical one, that those presuppositions are not specific to the 18th century but came from the long tradition of text-image relations, of theological and ontological status of image, of carved representation, of mímêsis. So, the interest of the questions which are formulated because of the evident failure of metaphysics of Art and the failings of aesthetics of taste exceeds widely the framework of Enlightenment. Mots-clé: esthétique/métaphysique/goût/Baumgarten/Shaftesbury/art/théologie/philosophie Discipline : philosophie Ecole Doctorale V – Concepts et langages ED 0433 – Pr. Jean-Pierre Desclés 331