UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Métaphysique de l`Art et

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE V
Laboratoire de recherche concepts et langages
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Philosophie/Esthétique
Présentée et soutenue par :
Gilda BOUCHAT
Lausanne, le 8 mars 2011
Métaphysique de l’Art et
esthétiques du goût
Une relecture dialogique d’Alexander Gottlieb Baumgarten
Sous la direction de :
Mme Jacqueline Lichtenstein
M. Raphaël Célis
Professeur, Paris 4 – Sorbonne
Professeur, UNIL, Suisse
JURY :
Mme Danielle Lories
Mme Carole Talon-Hugon
M. Daniel Dumouchel
M. Christian Michel
Professeur à l’Institut supérieur de philosophie,
Collège Mercier, Belgique
Professeur au département de philosophie et
Directrice du Centre de recherches d’histoire des
idées (C.R.H.I.), Université de Nice-Sophia
Antipolis, France
Professeur titulaire et Directeur du département de
philosophie, Université de Montréal, Canada
Professeur, UNIL, Suisse
2
Si on pouvait le dire avec
des
mots,
il
n’y
aurait
aucune raison de le peindre.
EDWARD HOPPER
3
4
REMERCIEMENTS
J’adresse
à
Adriana,
Flora,
Cléa
et
Théo
Bouchat
mes
tendres
remerciements pour m’avoir si souvent encouragée et soutenue durant mes
années de recherche.
Pour avoir suivi l’écriture de ce manuscrit, l’avoir patiemment corrigé mais
aussi enrichi par sa sensibilité artistique et ses compétences inestimables dans
les langues anciennes et modernes, puisse Yvan Bubloz recevoir l’expression de
ma gratitude émue.
Je remercie très affectueusement mon amie d’enfance, l’historienne de
l’art Caroline Recher, de sa présence lumineuse et fidèle ainsi que de son
précieux travail de relecture.
J’adresse mes vifs remerciements à une autre amie d’enfance, Lise
Ingman,
pour
toutes
les
expériences
« esthétiques »
partagées
avec
enthousiasme et légèreté.
Je rends hommage au philosophe Frédéric Nicod qui m’a accompagnée
durant mes années de formation et n’a jamais manqué de me rappeler à quel
point la vie de l’esprit est une source inépuisable de joie.
Je remercie énormément mon ami Olivier Crouillebois, photographe et
historien, pour sa générosité et son humour inégalable. Sans lui, mes séjours de
recherche à Paris auraient été beaucoup moins féconds.
Je remercie vivement mon amie Mojca Cajnko pour la translittération des
termes grecs.
À l’égard de l’historienne de l’art Véronique Mauron, je reconnais une dette
particulière, celle d’avoir jadis écouté avec bienveillance ma toute première
conférence et de m’avoir livré ses conseils experts pour mieux la communiquer.
Ma gratitude s’adresse également à l’anthropologue Philippe Gilbert qui a
eu la gentillesse de prendre part à la relecture finale du manuscrit.
J’exprime à l’historienne de l’art Noémie Etienne ainsi qu’au compositeur et
musicien Denis Schuler mes remerciements admiratifs pour leur énergie créatrice
et fédératrice. Grâce à leur travail et à celui de l’artiste Donatella Bernardi
(festival Eternal Tour), la philosophie s’est déterritorialisée et a retrouvé un
nouvel élan.
5
6
Je remercie le théologien Virgile Rochat d’avoir pris le temps de relire mon
introduction et de m’avoir indiqué des références essentielles pour la développer.
Je salue Jean Lechim et Carole Revelly, mes maîtres de yoga et de
méditation,
qui
ont
largement
contribué
à
rendre
physiquement
moins
éprouvante la rédaction de cette thèse et qui m’ont permis de comprendre de
façon non théorique les impasses de l’opposition entre corps et esprit.
Enfin, last but not least, je remercie ma directrice de recherche à Paris,
Jacqueline Lichtenstein, qui a favorisé l’ouverture de mon horizon à la fois
géographique et philosophique en m’accueillant dans son école doctorale et qui
m’a fait bénéficier de ses vastes compétences.
Un cours mémorable de l’année académique 2000-2001, dispensé à
l’Université de Lausanne et intitulé Le destin de l’art et la crise de l’humanité
européenne, est à l’origine de cette recherche. Je remercie Raphaël Célis de
m’avoir transmis, par cet enseignement, le goût pour les questions esthétiques.
Je lui dois également la chance d’avoir pu œuvrer dans la plus grande liberté
grâce à la confiance indéfectible qu’il n’a eu de cesse de me témoigner.
J’exprime ma reconnaissance à Madame la Doyenne de la Faculté des
Lettres, Anne Bielman, à la Conférence des Recteurs des Universités suisses
(CRUS) ainsi qu’au Bureau de l’égalité des chances de l’Unil pour avoir contribué
à faciliter mes recherches à Paris.
Enfin, qu’il me soit encore permis de formuler ici un sentiment de gratitude
à l’égard des professeurs et membres du jury qui m’ont fait l’immense honneur
de s’intéresser à mon travail : Danielle Lories, Carole Talon-Hugon, Daniel
Dumouchel et Christian Michel.
Gilda Bouchat
janvier 2011
7
8
TABLE DES MATIÈRES
PROLOGUE
p. 15 - 20
INTRODUCTION
§ 1.1 Le soubassement théologique de l’Art
p. 21 - 28
§ 1.2 L’esthétique entre création et réception
p. 28 - 32
§ 1.3 Création et rationalité
p. 32 - 40
§ 1.4 Parole, image, incarnation et création
p. 40 - 51
§ 1.5 Idole, icône, création ex nihilo
p. 52 - 56
PREMIÈRE PARTIE
LA MÉTAPHYSIQUE DE L’ART D’ALEXANDER GOTTLIEB BAUMGARTEN
§ 1.1 État de la question et situation éditoriale
p. 59 - 72
§ 1.2 Préhistoire de l’esthétique entre
rhétorique et poétique
p. 72 - 74
§ 1.3 Esthétique, éthique, poïétique
p. 74 - 77
§ 1.4 Plan et enjeux de la dissertation de 1735
p. 77 - 80
§ 1.5 Les différents types de représentations
p. 80 - 86
§ 1.6 Mondes poétiques, théologie rationnelle
et questions de méthode
p. 86 - 90
§ 1.7 Image, monade et spéculation
p. 90 - 105
§ 1.8 Première occurrence du terme et
transition entre les deux ouvrages
p. 105 - 111
9
§ 2. Les différents aspects de l’ « Æsthetica »
p. 111 - 113
§ 2.1 Une théorie des arts libéraux ou
des belles-sciences
p. 113 - 116
§ 2.2 La gnoséologie inférieure et
l’art de penser avec beauté
p. 116 - 119
§ 2.3 Un art de l’analogon rationis
p. 120 - 127
§ 2.4 Apories et possibilités ménagées par l’Æsthetica
p. 127 - 131
§ 2.5 Felix Æstheticus, schöner Geist
p. 133 - 144
§ 2.6 La portée gnosique du goût dans
la perception du beau
p. 144 - 148
DEUXIÈME PARTIE
GOÛT, SUBJECTIVITÉ, NORMES
PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE
§ 1.1 Ambiguïtés du terme
p. 151 - 153
§ 1.2 Le goût : ce grand oublié de la métaphysique
p. 153 - 157
§ 1.3 Goût culinaire et jugement esthétique
p. 157 - 162
§ 1.4 Enjeux de la question
p. 162 - 165
§ 1.5 Jugement de valeur et « goût des autres » :
la dialectique entre « bon » et « mauvais » goût
p. 166 - 168
§ 1.6 Mutations historiques
p. 168 - 171
PRÉSENTATION DE QUELQUES THÉORIES DU GOÛT AU 18E SIÈCLE
§ 2.1 Introduction
p. 173 - 175
§ 2.2 Francis Hutcheson : le sixième sens
p. 176 - 186
§ 2.3 David Hume : la question de la norme
p. 186 - 197
10
§ 2.4 Alexander Gerard :
une doxographie de cette notion
p. 197 - 211
§ 2.5 L’article « goût » de l’Encyclopédie
p. 211 - 212
§ 2.5.1. Le goût en son acception physiologique :
Louis de Jaucourt
p. 212 - 216
§ 2.5.2 Montesquieu : un essai posthume
p. 216 - 220
§ 2.5.3 Voltaire : le complet relativisme
p. 220 - 222
§ 2.5.4 Conclusion de l’article par D’Alembert
et Diderot
p. 222 - 225
§ 2.6 Denis Diderot : plaisir, goût, beau
p. 225 - 236
§ 2.7 Edmund Burke : un ajout de 1759
p. 236 - 242
TROISIÈME PARTIE
MÉTAPHYSIQUE DE L’ART ET VÉRITÉ DU GOÛT : ANTHONY EARL OF SHAFTESBURY
§ 1.1 Note méthodologique
p. 245 - 250
§ 1.2 Brève note éditoriale
p. 251
§ 1.3 Shaftesbury et Baumgarten :
une réforme esthétique de la philosophie
p. 252 - 255
§ 1.4 Wit, humour, spéculation et
humeur mélancolique
p. 255 - 267
§ 1.5 Le soubassement éthico-théologique de l’Art
p. 267 - 283
§ 1.6 Formes créatrices et disparition de l’auteur
p. 283 - 296
§ 1.7 Vérité du goût, société et cosmopolitisme
p. 296 - 302
NOTE CONCLUSIVE
p. 305 - 313
BIBLIOGRAPHIE
p. 315 - 330
11
12
Kunst
ist
für
mich
keine
ästhetische Angelegenheit.
Georg Grosz
13
14
PROLOGUE
La question qui a motivé implicitement la rédaction de la présente
recherche s’est formulée initialement en ces termes : « Dans quelle mesure la
philosophie énonce-t-elle quelque chose d’important au sujet des beaux-arts ? »
Tout au long de mes études, j’ai éprouvé en quelque sorte existentiellement —
s’il est permis d’ouvrir une thèse académique avec une note personnelle — le
conflit en même temps que l’exigence constitutive auxquels est confrontée toute
pensée de l’art qui ne se départit pas d’un rapport réflexif à son objet. Cette
exigence
conflictuelle
peut
s’exprimer
ainsi :
comment
rester
fidèle
à
l’irréductible singularité d’une œuvre sans renoncer pour autant à déployer une
interprétation qui l’excède sans la transcender, c’est-à-dire en définitive sans la
sacrifier sur l’autel des abstractions philosophiques ? Plus concrètement, j’ai
longtemps hésité entre l’histoire, et plus particulièrement l’histoire de l’art, et la
philosophie. Aussi, choisir la voie de l’esthétique m’a semblé, au moment où
j’ignorais pratiquement tout de cette discipline, constituer une alternative
séduisante qui m’évitait de faire un choix. Pour « penser l’art » il fallait donc
« faire de l’esthétique ». Force est de constater qu’en ces matières il n’est point
de demi-mesure possible et que l’absence de choix explicite est encore une
manière de choisir. Dès lors, répondre à ce que je considérais comme une série
de questions propédeutiques — « que signifie le terme “esthétique” ? », « d’où
provient-il ? » et « à quelle nécessité philosophique son invention répond-elle ? »
— a fini par occuper l’essentiel de mon travail et à me retenir, pour quelques
années du moins, au 18e siècle, m’éloignant ainsi provisoirement de mon projet
initial qui consistait à désobstruer un certain nombre de catégories esthétiques
de leur métaphysique implicite pour mieux déployer, en un second temps, une
réflexion à partir d’œuvres d’art plus contemporaines.
La thèse majeure que je souhaite défendre ici se présente sous la forme
d’un
paradoxe
qui
consiste
à
dire
que,
d’une
part,
le
sens
originel
d’« esthétique » a été perdu de vue et que, d’autre part, malgré cet oubli,
quiconque s’interroge philosophiquement sur les arts au sens large du terme
reçoit, nolens volens, Baumgarten en héritage. Avec l’Æsthetica, ouvrage
largement inachevé et hautement problématique, nous pourrions dire, en
15
hommage
à
René Char,
qu’il
s’agit-là
d’un
« héritage
précédé
d’aucun
testament ». En d’autres termes, ce qui nous échoit nous occupe, voire nous
préoccupe, sans que nous ayons reçu les outils explicatifs pour nous y rapporter
librement. Soyons clairs, je ne soutiens pas que l’esthétique philosophique, telle
qu’elle s’énonce à ses débuts, soit un passage obligé pour penser l’art, et ce
d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un passage mais proprement d’une impasse. Ce
que je veux dire, c’est que Kant répond à Baumgarten, et que Hegel répond à
Kant et ainsi de suite. Il n’y a pas de tabula rasa dans l’histoire de la pensée, et
l’oubli de l’historicité d’une pensée est le meilleur moyen de la neutraliser en
simple supplément culturel.
Dès lors, la question « dans quelle mesure la philosophie énonce-t-elle
quelque chose d’important au sujet des beaux-arts ? » s’est inversée pour
devenir : « qu’est-ce que les écrits sur les beaux-arts, tels qu’ils foisonnent au
18e siècle, nous enseignent à propos de la philosophie et des limites inhérentes à
sa manière de questionner ? » Et gardons-nous de penser qu’une telle inversion
cantonne la question de l’esthétique, au sens très large du terme, à n’être qu’une
critique immanente à l’histoire de la philosophie. Si la philosophie était une
« discipline » parmi d’autres, un « objet » d’étude possible dans la liste des
matières universitaires à choix, elle ne vaudrait pas, à mon sens, une heure de
peine. Mais c’est bien parce que la philosophie continue à orienter la manière
dont nous nous rapportons au « réel », au « monde » ou à l’« art » — je place
les termes entre guillemets pour indiquer qu’il s’agit à la fois de termes usuels et
de concepts philosophiques — que les enjeux de la question de l’esthétique, qui
est aussi et avant tout la question du sentir, excèdent l’histoire de la philosophie.
À propos de cette histoire de la philosophie, il me faut encore préciser un
point important. La temporalité du questionnement philosophique n’est pas
linéaire, les révolutions qui s’opèrent sont souvent souterraines, inapparentes,
silencieuses. Il conviendrait plutôt de parler d’une « histoire des questions » ou
d’un catalogue raisonné des réponses apportées historiquement à des problèmes
qui ne peuvent, par définition, jamais trouver de résolution définitive puisqu’ils
sont consubstantiels de la métaphysique elle-même. C’est pour cette raison qu’il
est nécessaire de regarder en arrière pour mieux habiter notre présent. Il ne
s’agit pas de soutenir que « tout était mieux avant » mais de comprendre en
quoi ce qui nous précède, parfois, nous devance. Un auteur du passé peut
s’avérer être beaucoup plus contemporain de notre siècle que n’importe quel
16
autre auteur né à la même époque que nous. C’est pour cette raison que mon
étude s’achève avec un philosophe qui aurait dû, selon une histoire linéaire des
concepts, se trouver au début. Pour bien saisir les enjeux de l’esthétique
philosophique — et avec eux les problèmes qu’elle nous lègue voire qu’elle nous
délègue —, il s’est avéré nécessaire de relire Baumgarten en l’imaginant
dialoguer avec Shaftesbury et avec bien d’autres théoriciens du goût qui l’ont
souvent précédé d’un point de vue strictement chronologique.
La question de savoir si l’esthétique a encore quelque chose à nous
apprendre sur l’art — si tant est qu’il s’agisse bien d’« apprendre » quoi que ce
soit de l’art ! — est à peu près aussi ancienne que l’invention de l’esthétique ellemême. Globalement, depuis Lessing et Kant, les philosophes n’ont eu de cesse
d’accabler de reproches la « nouvelle science » que Baumgarten avait appelée de
ses vœux. Les reproches sont à la fois variables quant à leur intensité et variés
quant à leur contenu, allant de l’objection modérée à la condamnation pure et
simple de l’entreprise visant à assurer l’« art » en tant qu’« objet » — à la fois
objet de science et instrument de connaissance. Tout à peu près a été formulé
sur l’esthétique, qui, de nos jours, relève, et dans les meilleur des cas, de
l’histoire « antiquaire »,1 mais le plus souvent se présente comme une espèce de
terme « fourre-tout », bien commode pour désigner, généralement, des discours
un peu vagues, « abstraits » dirait Kierkegaard, sur les beaux-arts.
En 1878, Eugène Véron publie un ouvrage dont le titre reprend en français
celui choisi par Baumgarten en latin en 1750 : L’Esthétique. La fortune critique
de cet ouvrage, après un succès immédiat retentissant, fut à peu près aussi
pauvre que celle de son homologue l’Æsthetica. L’Esthétique de Véron s’ouvre
sur une note polémique ne manquant point d’acuité : « Il n’y a pas de science
qui ait été plus que l’esthétique philosophique livrée aux rêveries des
métaphysiciens. Depuis Platon jusqu’aux doctrines officielles de nos jours, on a
fait de l’art je ne sais quel amalgame de fantaisies quintessenciées et de
mystères transcendantaux qui trouvent leur expression suprême dans la
conception absolue du beau idéal, prototype immuable et divin des choses
Friedrich NIETZSCHE, Considérations inactuelles, 2e partie, « De l’utilité et des
inconvénients de l’histoire pour la vie », Œuvres 1, éd. publiée sous la dir. de Marc de
Launay, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000.
1
17
réelles. »2 Or ce sont précisément ces postulats métaphysiques que la présente
recherche entend expliciter.
Je n’entends pas évaluer les mérites et les déboires d’une discipline
quasiment spectrale, tant il est clair que sa disparition — annoncée au moins
autant de fois que celle de son objet — va de pair avec sa redécouverte
périodique. Je soutiens, en revanche, la nécessité d’une relecture critique des
concepts fondamentaux de l’esthétique. La nécessité d’une telle entreprise est
justifiée par le fait que notre époque se caractérise notamment par une
production massive d’images — qui engendre paradoxalement leur disparition —
ainsi que par la multiplication d’objets divers, usinés en série à un rythme
parfaitement inédit dans l’histoire de l’humanité. Les images « disparaissent »,
au sens où leur multiplication les rend indifférentes, invisibles, privées de ce qui,
jusqu’alors, leur donnait un sens. Je n’assume pas une posture nostalgique d’un
temps irrémédiablement perdu, pas plus que je ne déplore la perte « auratique »
de l’œuvre dans une perspective plus ou moins messianique.3 Il ne s’agit pas non
plus d’élaborer une axiologie de l’image en vue d’opérer un retour à l’icône —
seule « Véronique » — se tenant au milieu des assauts répétés des eidola,
d’autant plus que le voile de Véronique est bien l’une des manifestations de cet
« idéal métaphysique d’une image vraie, c’est-à-dire d’une image qui se confond
avec son original »,4 qu’il s’agirait aujourd’hui de remettre en question.
La présente recherche se propose de regagner, par la généalogie d’un
certain nombre de concepts présents chez différents auteurs, le sens d’un
domaine communément appelé « esthétique ». Il me semble que ce n’est qu’à la
faveur d’une telle entreprise qu’il est possible de revenir à ce que Jean-Luc
Godard dit dans son film Vent d’Est (1969) : « Ce n’est pas une image juste,
c’est juste une image. » Or l’image, pour être « juste » ce qu’elle est, doit être
libérée du « joug » d’un ensemble de déterminations théoriques au sens large,
c’est-à-dire philosophiques, théologiques mais aussi poétiques et rhétoriques,
qu’il m’appartiendra d’expliciter. Ce qui est valable pour l’image l’est aussi pour
le texte. Nul n’est besoin de demander, par exemple, à une œuvre littéraire ou
poétique de produire des « images » à la façon d’une œuvre plastique.
Eugène VÉRON, L’esthétique, préface de Jacqueline Lichtenstein, Paris, Vrin, 2007, p. 23.
Walter BENJAMIN, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » dans Essais 2,
Paris, Denoël, 1983, p. 87-126.
4
Jacqueline LICHTENSTEIN, La tache aveugle. Essai sur les relations de la peinture et de la
sculpture à l’âge moderne, Paris, Gallimard, p. 90.
2
3
18
En d’autres termes, il s’agit notamment de questionner à nouveaux frais la
fameuse opposition attribuée au poète lyrique Simonide de Céos (v. 556 - v. 468
av. J.-C.), le « Voltaire grec »5 : « La peinture est une poésie muette et la poésie
est une peinture parlante. »6 Les enjeux de cette vaste question sont suggérés
par Pascal Quignard dans un chapitre des Petits Traités qui s’intitule « Des
rapports que l’image et le texte n’entretiennent pas », au moyen de la plaisante
anecdote que voici : « À l’éditeur (il s’appelait Gervais Charpentier, c’était juin)
qui le suppliait de faire de l’un de ses romans une édition illustrée, Gustave
Flaubert répondit brusquement : “l’illustration est anti-littéraire. Vous voulez que
le premier imbécile venu dessine ce que je me suis tué à ne pas montrer.” »7
Le présent travail s’attache à élucider thématiquement des concepts que
nous utilisons « spontanément » lorsque nous tentons d’articuler un discours sur
les beaux-arts. Dès lors, il ne s’agit ni d’une « critique » à proprement parler de
l’esthétique, ni d’une monographie sur Baumgarten, même si une telle étude
serait assurément utile. Mon propos entend plutôt souligner une façon tout à fait
singulière et résolument moderne d’interroger ce qui est produit par la main et
l’esprit
humains.
Paradoxalement,
les
conséquences
ultimes
des
thèses
métaphysiques impliquées dans cette nouvelle branche de la philosophie
débouchent sur une entente quasiment acheiropoïète de l’activité « créatrice »,
c’est-à-dire d’un faire littéralement « non produit par une main humaine » mais
conçu de façon essentiellement spéculative. Que cette production soit envisagée
comme un savoir-faire (une tékhnê) ou comme une pure « création », guidée par
un véritable enthousiasme, le statut de ce qui est produit, c’est-à-dire ce qui le
différencie essentiellement des autres objets, varie considérablement. C’est
précisément cette ligne de partage proprement philosophique, c’est-à-dire non
arbitraire mais guidée au contraire par la définition, l’essence de la chose, que
j’entends interroger. Cette ligne de partage reçoit un nom nouveau, une nouvelle
dénomination au
18e siècle. Or, nommer une chose, lui attribuer une
dénomination, signifie, dans la tradition scolastique dont Alexander Gottlieb
Baumgarten est l’héritier, que le nom est la véritable détermination de l’essence
Gotthold Ephraïm LESSING, Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie,
Paris, Hermann, 1990, p. 42.
6
Cité par Pierre HADOT dans sa « Préface » à Philostrate, La galerie de tableaux, Paris,
Les Belles-Lettres, 1991, p. XIV. Son célèbre aphorisme est cité par Plutarque, De gloria
Atheniensium, 3 ; 346d.
7
Pascal QUIGNARD, Petits traités, 1, Paris, Gallimard, 1997, p. 131.
5
19
de la chose. Dès lors, et ce pour tout esprit présentant une tournure
philosophique, il ne saurait être question d’inventer des néologismes de façon
inconséquente.
Aussi
s’agit-il
peut-être
moins
de
l’« invention »
d’un
« néologisme » que de l’apparition d’un nouveau phénomène — la mutation d’un
certain rapport philosophique à l’art et la multiplication des écrits théoriques qui
l’accompagne — qui se donne à penser tout en requérant, par là même, une
dénomination. En effet, comme l’écrit plaisamment Leonardo Amoroso au sujet
des termes « esthétique » et « métaphysique » : « Les mots essentiels ne
poussent pas comme des champignons — ou plutôt, ils poussent justement
comme des champignons : quand il est temps. »8
Leonardo AMOROSO, « Estetica e metafisica » dans L’estetica comme problema, Pisa,
ETS Editrice, 1988, p. 50. « [...] Le parole essenziali non nascono come funghi —
oppure, nascono proprio come funghi : quando è tempo. »
8
20
Glorifier
le culte des images
(ma grande, mon unique, ma
primitive passion).
BAUDELAIRE
Mon cœur mis à nu
INTRODUCTION
§ 1.1 LE SOUBASSEMENT THÉOLOGIQUE DE L’ART
« Æsthetica », « Esthétique », c’est d’abord et avant tout le nom que porte
la réflexion philosophique sur l’Art. Une chose demande à être précisée : j’écrirai
dorénavant « Art » avec une majuscule. Cela non en raison d’une déférence
incongrue envers ce dont il s’agit, ce qui serait assurément le meilleur moyen de
rester parfaitement sourde à la question. L’emploi de la majuscule souligne
graphiquement, tout en évitant de pesantes paraphrases, ce qui est proprement
digne de question dans l’esthétique philosophique : le statut tout à fait spécifique
et inédit de l’Art au 18e siècle.
Est formulée en 1750, dans l’ouvrage Æsthetica de Baumgarten, la
première saisie philosophique (c’est-à-dire proprement méta-physique) de l’Art,
même si la première occurrence du terme « esthétique » apparaît à la fin de sa
dissertation inaugurale de 1735 intitulée Meditationes philosophicae de nonnullis
ad poema pertinentibus. Le 18e siècle est un moment important puisque la
constitution de l’esthétique comme discipline philosophique et celle de l’« Art »
comme objet d’étude et vecteur de vérité coïncident. Dans l’histoire de la
philosophie, Baumgarten est le premier à subsumer tous les arts sous la
catégorie générale du beau. Une telle conception de l’Art s’accompagne de sa
« réhabilitation ontologique» : loin d’être un reflet trompeur, l’Art exprime à sa
façon un certain type de vérité. Plusieurs décennies avant les théories
21
spéculatives du Romantisme allemand, l’esthétique philosophique inventée par
Baumgarten attribue à l’Art des qualités logiques et en fait ainsi l’expression
d’une forme de vérité dite sensible. Or que les différents arts, dans leurs
multiples manifestations, se voient subsumés sous un concept générique, qu’ils
deviennent des « objets » à connaître, voilà qui est propre à susciter un certain
nombre
d’interrogations.
Mon
étude
devait
s’intituler
préalablement
« Métaphysique de l’œuvre d’art et esthétiques du goût ». J’y ai progressivement
renoncé. Force m’a été de constater que l’entreprise esthétique, telle que la
conçoit inauguralement Baumgarten, présente un aspect clairement sacrificiel :
c’est seulement en renonçant à elle-même que l’ « œuvre d’art » qu’elle soit
poème, peinture ou sculpture, peut accéder au rang suprême que lui assigne
l’Æsthetica.
Je souhaite, de plus, proposer l’hypothèse suivante : la réhabilitation
ontologique d’une certaine catégorie d’étants particulièrement malmenés dans
l’histoire de la métaphysique s’opère de façon systématique dans l’Æsthetica
grâce à un appareil conceptuel hérité pour bonne part de la théologie. Si Alfred
Baeumler a raison de dire « que l’on n’a pas encore mesuré toute l’importance
historique d’un des penseurs les plus influents de cette époque, A. G.
Baumgarten »,9 il me semble difficile de souscrire à l’interprétation qui fait de lui
« le premier penseur du particulier».10 En effet, porter au concept les « beauxarts », c’est-à-dire les idéaliser dans la catégorie esthético-théologique de l’Art,
donc en dépit de toute leur singulière diversité, n’a pu se faire qu’au prix de
retranchements substantiels. Il s’agit d’établir à quel prix des productions qui
appartiennent à des registres aussi différents que ceux de la parole et de l’image
ont pu, à un moment donné de l’histoire, être rassemblées sous un concept
unitaire d’objet. Mais plus encore, comment ce type de production a-t-il pu
accéder, grâce (ou à cause) de l’esthétique philosophique, à cette forme de
rationalité universelle dont s’occupe la métaphysique, forme qui lui était
absolument étrangère jusqu’alors ? Enfin, est-il pertinent de soutenir que
l’« Art », à titre d’objet de cette nouvelle métaphysique spéciale nommée
« esthétique », présente une structure onto-théo-logique ?
Alfred BAEUMLER, Le problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du 18e
siècle (1923), traduit de l’allemand par Olivier Cossé, Strasbourg, Presses Universitaires
de Strasbourg, 1999, p. 21.
10
Ibid., p. 156.
9
22
Cette dernière interrogation offre l’occasion d’exposer les deux raisons qui,
selon moi, justifient philosophiquement l’emploi du concept générique d’« Art »
avec une majuscule. Tout d’abord, cette majuscule entend marquer visuellement
la
provenance
« théologique »
d’un
concept
majeur
de
l’esthétique
philosophique. Ce terme demande à être précisé afin d’éviter tout malentendu.
Pour ce faire, il convient de se référer à une distinction opérée par les auteurs
médiévaux et interprétée par Jean-François Courtine — dans son ouvrage
consacré à la question du système à partir de Suarez — en termes d’« accord
différencié » entre la « théologie » des philosophes et celle des théologiens.11
Cette distinction entre la « théologie » au sens d’Aristote — ce qui deviendra plus
tard la théologie « naturelle » — et la théologie comme partie de la doctrina
sacra ou scientia Dei se trouve expressément formulée par Thomas d’Aquin. On
lit au premier article de la première question de la Somme théologique : « La
théologie qui relève de la doctrine sacrée est donc d’un autre genre que celle qui
est encore une partie de la philosophie. »12 La dimension « théologique » à partir
de laquelle Baumgarten pose la question de l’esthétique appartient au premier de
ces deux ordres.
Le terme « esthétique » aujourd’hui renvoie spécifiquement au domaine
des arts visuels, en excluant d’autres formes artistiques. Or cela n’a pas toujours
été le cas. C’est même plutôt l’inverse qui est vrai : les catégories initiales qui
ont servi à penser les arts plastiques ont été celles des arts de la parole. C’est
une idée largement reconnue mais qui continue, pour bonne part, à poser
problème et à jeter un discrédit sur cette discipline. Mais il y a plus : il se
pourrait
que
cette
discipline
se
soit
empêtrée
dans
des
contradictions
inextricables pour avoir perdu de vue le fait qu’au moment de sa constitution, la
« théologie »
se
présente
encore
comme
une
« instance
irrécusable »13
d’évaluation. La question peut se reformuler en ces termes : de quel type de
changement le passage de l’« œuvre » humaine, simple « savoir-faire » parmi
d’autres, en « Art » est-il l’indice ? Comment cet opus a-t-il pu être comparé à
un opus dei en partant du concept « théologique » de création ? Quelle est la
pertinence d’une entente de la production « artistique » comme « Art » ? Dans
Jean-François COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990,
25.
12
Thomas D’AQUIN, Somme théologique, Paris, Éditions du Cerf, 1994, tome 1, question
1, article 1, p. 155.
13
Jean-Luc MARION, La croisée du visible, Paris, La Différence, 1991, p. 8.
11
p.
23
quelle mesure cette entente, conçue de façon systématique dans l’Æsthetica,
continue à influencer notre rapport contemporain aux « œuvres » ? Quel est le
fondement qui assure à l’Art son statut de « création » ? Autrement dit, quels
sont ces « schèmes théologiques » qui « hantent l’analyse de la production
humaine » ?14 Il est peu vraisemblable que notre conception de la production, et
plus particulièrement de la production dite artistique, en soit sortie « indemne ».
Au contraire, les catégories définies au moment de la constitution de l’esthétique
philosophique continuent, pour bonne part, à surdéterminer notre manière de
nous rapporter aux œuvres. Sinon, comment comprendre cette formidable
inflation des prix du « marché de l’art » et une pareille surenchère de « plusvalue » ? Il est difficile de penser cette « valeur ajoutée » de l’image — ou à tout
autre objet reconnu comme du « grand Art » — sans un certain arrière-fond
« théologique », au sens d’une structure de transcendance qui accorde à l’objet
un surplus de valeur.
Près de dix siècles avant que l’esthétique ne soit conçue comme une
branche à part entière de la philosophie, de violents combats accompagnent la
question du statut de l’image et de sa légalité. Si cette question précède
largement le développement de la philosophie en terre hellénique, c’est bien
après Constantin, au sein de l’empire romain d’Orient, que cette question prend
une dimension politique inédite. On sait que le décret iconoclaste de l’empereur
byzantin Léon III en 730 a suscité de vives controverses en Syrie où Mansour ibn
Sarjoun, plus connu sous le nom de Jean de Damas dit Jean Damascène (676749), répond par une véritable apologétique de l’image. Ce premier théologien
de l’image défend l’idée que l’interdit mosaïque se justifie uniquement à un stade
encore « infantile » de la religion. Le père de l’Eglise, dans son Discours
apologétique contre ceux qui rejettent les images saintes, cite — dans une
perspective ouvertement polémique —, un extrait de l’Epître aux Galates :
« Ainsi la loi nous servit-elle de pédagogue jusqu’au Christ, pour que nous
obtenions de la foi notre justification. Mais la foi venue, nous ne sommes plus
sous un pédagogue. »15 La question de savoir s’il est licite ou non de figurer
l’invisible
transcendance
divine
ou,
en
d’autres
termes,
de
représenter
l’irreprésentable, trouve sa résolution dans le dogme de l’incarnation du Fils de
Jean-Louis CHRÉTIEN, « Du Dieu artiste à l’homme créateur » dans Corps à corps. À
l’écoute des œuvres d’art, Paris, Les Editions de Minuit, 1997, p. 107.
15
LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Épître aux Galates », (3, 23), trad. en français sous la dir. de
l’École biblique, Paris, Les Editions du Cerf, 1998, p. 1952.
14
24
Dieu, appelé aussi « Fils de l’Homme », dans la perspective d’une possible
rédemption de l’humanité légataire du pêché adamique. Selon le théologien, il ne
s’agit dès lors plus de figurer l’invisible mais bien celui qui s’est rendu visible. Je
cite longuement un extrait de ce texte essentiel pour la genèse de l’esthétique
philosophique :
Ah ! Sagesse du législateur ! Comment pourra-t-on figurer ce qui est
invisible ?
Comment
pourra-t-on
représentable ?
Comment
quantifiable
mesurable
ni
représenter
pourra-t-on
ni
inscrire
déterminé ?
ce
ce
qui
qui
Comment
n’est
n’est
pas
ni
pourra-ton
fabriquer ce qui est dépourvu de forme ? Comment pourra-t-on colorer
ce qui est sans corps ? Comment pourra-t-on tracer les contours de ce
qui est sans contours ? Qu’est-ce donc que cela, qui est exprimé d’une
façon mystérieuse ? Désormais, c’est évident, tu ne dois pas fabriquer
d’image de ce qui est invisible mais lorsque tu verras l’incorporel fait
homme à cause de toi, alors tu sculpteras cette forme humaine,
lorsque deviendra visible en chair celui qui était invisible, alors tu
fabriqueras une image à la ressemblance de celui que tu as vu ; quand
tu verras celui qui est incorporel et sans contours, inquantifiable, sans
âge, sans mesure et sans grandeur à cause de la supériorité de sa
propre nature, lui qui a une forme divine, prendre la forme d’un
esclave et soumettre son corps à la quantité, à l’âge et au caractère,
alors tu le graveras sur ta planche [pinax N.d.T.] et tu le donneras à
contempler parce qu’il a accepté d’être vu.16
Près d’un siècle après le décret de Léon III, l’ancien Synodikon de l’Orthodoxie
en 843 manifeste le triomphe temporaire des iconodoules sur les iconoclastes :
Oui, les ennemis du Seigneur, ces insolents qui l’outrageaient, qui
flétrissaient la sainte adoration que nous lui rendons par les icônes
[…], le Dieu des merveilles les a fracassés […]. Nous voyons dans cette
monnaie du Christ ceux qui ont été rédimés par sa mort et qui ont cru
Jean DAMASCÈNE, Discours apologétique contre ceux qui rejettent les images saintes,
traduit du grec par Anne Lises Darras-Worm, coll. « les Pères de la foi », Chez Migne,
1994. Cité par Jean-François GROULIER, « Théologie de l’image et statut de la peinture »
dans La Peinture, sous la dir. de J. Lichtenstein, Paris, Larousse, 1995, p. 102. Je
souligne.
16
25
en lui, grâce à la prédication de la parole et aux figurations des
icônes.17
Selon cette source, les insolents iconoclastes sont punis par décret divin,
incapables qu’ils sont de voir à travers les icônes cette monnaie créée par la mort
du Fils afin de racheter au Père le Salut des hommes. Dans cette perspective, les
images sont intégrées dans une véritable économie du Salut. Or, s’il est vrai que
nul ne peut servir deux maîtres,18 il semble que le marché de l’Art aujourd’hui —
avec toute la violence dont l’économie de marché est capable — soit en passe de
devenir l’un des lieux où l’argent se manifeste de la façon la plus visible dans ce
que Marie-José Mondzain nomme à juste raison « l’espèce moderne de la
transsubstantiation communielle ».19 Rappelons ici la thèse centrale du célèbre
essai de Walter Benjamin : le tournant proprement moderne de l’art se
caractérise par la disparition de l’ « aura » de l’œuvre d’art, (ce « lointain si
proche »), que la production en série, ladite « reproductibilité technique », met
en péril. Le déclin de l’aura va de pair avec le triomphe de la « valeur
d’exposition » sur la « valeur cultuelle ».20 Aussi, il n’est pas interdit de penser
qu’il ne s’agit pas de l’éclipse d’une valeur par une autre, mais plutôt d’un
phénomène de substitution. Ce qui est éminemment moderne, c’est que la
fonction cultuelle est assumée par l’exposition même de la valeur, soumise au
jugement de goût. Et à l’inverse, le jugement de goût légitime ou refuse la valeur
d’exposition de l’œuvre. Tout se passe comme si, dans un jeu de renvois
réciproques, la subjectivité du spectateur se mettait en scène dans ces grands
rassemblements
populaires,
inaugurés
par
les
Salons
et
les
Expositions
universelles, qui se prolongent de nos jours durant les foires annuelles, les
biennales etc.. L’exposition est devenue le lieu de culte et de célébration du
jugement de goût. À l’instar du critique d’art, qui a le pouvoir de « faire » et de
« défaire » la réputation d’un artiste par une seule parole, le jugement du public
« éclairé » entérine et célèbre l’Art comme une nouvelle idole. Un terme
allemand
fait
explicitement
signe
vers
ce
phénomène
de
substitution :
« Kunstmesse ». L’ancien « Gottesdienst » devient « Ausstellung », mise en
SYNODIKON (843), cité par Marie-José MONDZAIN dans Le commerce des regards, Paris,
Seuil, 2003, p. 19.
18
LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Évangile selon Saint Matthieu », (6, 24), p. 1659.
« Nul ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à
l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. »
19
Marie-José MONDZAIN, L’image peut-elle tuer ?, Paris, Bayard, 2002, p. 57.
20
W. BENJAMIN, op. cit., p. 98.
17
26
place et monstration de la valeur ajoutée de l’Art. Et Giorgio Agamben d’ajouter :
« Benjamin avait perçu que l’autorité et la valeur traditionnelle de l’œuvre d’art
commençait à vaciller ; mais bien que conscient de ce phénomène, il n’a pas pris
garde que la “décadence de l’aura”
(expression qui résumait à ses yeux
l’évolution en cours) n’avait nullement pour conséquence la “libération de l’objet
de sa gaine cultuelle” ni à partir de là de son assise sur la praxis politique, mais
plutôt la reconstitution d’une “aura” nouvelle par laquelle l’objet, recréant et
exaltant au maximum son authenticité sur un autre plan, se chargeait d’une
nouvelle
valeur,
parfaitement
analogue
à
la
valeur
d’échange
dont
la
marchandise double l’objet. »21
Ce qui a été exposé jusqu’à présent n’est peut-être pas étranger à la
manière dont l’esthétique a constitué son objet en lui assignant une « dignité »
impossible à assumer. L’Art comme valeur suprême et comme suprême
consolation, à l’époque de la « mort de Dieu », ainsi que le conçoit Nietzsche, est
une thèse qui s’inscrit de plein droit dans l’histoire de la métaphysique.
Aussi, la question posée est celle du « transfert de sacralité »22 du domaine
religieux au domaine artistique, et de ses conséquences directes sur le rapport
que nous entretenons aux objets artistiques. Lorsque l’Art est sacralisé, la
possibilité de s’y rapporter librement se restreint. Est-ce seulement par un simple
hasard de calendrier que l’ « invention » de l’esthétique philosophique concorde
avec la décision d’exposer les œuvres dans les Salons ? Et par la suite dans le
musée, cet espace aseptisé qui devient, à son tour, un lieu de pèlerinage
touristique et de « culte » ?
Il ne s’agira pas, dans la présente recherche, d’émettre un « jugement de
valeur » sur la « désacralisation » de l’art à l’instar d’un Quatremère de Quincy
qui, vers la fin du 18e siècle, c’est-à-dire à l’aube de l’histoire du musée comme
institution nationale, dénonce le transfert des œuvres dans l’espace muséal,
transfert qui les dépouille de leur dimension « spirituelle ».23
Ce qui importe est de dégager les grands traits permettant de comprendre
la progressive « profanation » de l’Art, au sens qu’en donne le juriste romain
Giorgio AGAMBEN, Stanze, trad. Y. Hersant, Paris, Editions Payot et Rivages Poche, 1998
(rééd.), p. 83, scolie 2.
22
Nathalie HEINICH, « La sociologie de l’art face à l’histoire de l’art » dans Penser l’art.
Histoire de l’art et esthétique, sous la dir. de J.-N. Bret, M. Guérin et M. Jimenez, Paris,
Klincksieck, 2009, p. 38.
23
Antoine Chrysostome QUATREMÈRE dit QUATREMÈRE DE QUINCY, Considérations morales sur
la destination des ouvrages de l’art, Paris, Fayard, 1989.
21
27
Trabatius : « […] est profane ce qui, de sacré ou religieux qu’il était, se trouve
restitué à l’usage et à la propriété des hommes ».24 À vrai dire, il serait plus juste
de parler de sécularisation car s’il s’agit bien du phénomène de restitution à
l’usage commun ce qui a été séparé dans la sphère du sacré. Cette restitution
est paradoxale en ceci que ce qui semble avoir été libéré pour l’usage commun
reste captif, au niveau conceptuel, de la structure « théologique » qui en faisait
un domaine d’exception. C’est ce qu’explique très bien Giorgio Agamben encore :
« Il convient en ce sens de distinguer sécularisation et profanation. La
sécularisation est une forme de refoulement qui laisse intactes les forces qu’elle
se limite à déplacer d’un lieu à un autre. Ainsi, la sécularisation politique des
concepts théologiques (la transcendance divine comme paradigme du pouvoir
souverain) se contente de transformer la monarchie céleste en monarchie
terrestre, mais elle laisse le pouvoir intact. La profanation, en revanche, implique
une neutralisation de ce qu’elle profane. Une
fois profané, ce qui n’était pas
disponible et restait séparé perd son aura pour être restitué à l’usage. Il s’agit
dans les deux cas d’opérations politiques : mais tandis que la première concerne
l’exercice du pouvoir qu’elle garantit en le reportant à un modèle sacré, la
seconde désactive les dispositifs du pouvoir et restitue à l’usage commun les
espaces qu’il avait confisqués. »25
§ 1.2 L’ESTHÉTIQUE ENTRE CRÉATION ET RÉCEPTION
La seconde raison qui justifie l’emploi délibéré de la majuscule pour le
concept générique d’Art se rapporte à l’extension de l’horizon concerné par
l’Esthétique, en d’autres termes : à son contenu. L’Art conçu comme une totalité
dépasse largement la somme empirique des beaux-arts. Et c’est peut-être
précisément en raison de ce dépassement que la première Esthétique peine à
prendre en compte telle ou telle œuvre, dans la singularité de son apparaître,
c’est-à-dire dans sa valeur esthétique singulière et non transposable, ce qui sera
expressément l’affaire de la critique d’art. Si Baumgarten dit bien que ce qui est
TRABATIUS cité par G. AGAMBEN, Profanations, trad. M. Rueff, Paris, Rivages Poche,
2005, p. 95.
25
G. AGAMBEN, ibid., p. 100-101. Je souligne.
24
28
« poétique » réside essentiellement dans le « singulier»,26 cela ne rend pas pour
autant compte de ce qui fait que telle œuvre est cette œuvre-ci et aucune autre,
avec son histoire propre et sa localisation.27 Lorsque Baumgarten parle du
caractère « poétique » de ce qui est « individuel », il entend cela à partir de la
logique : l’individuel en tant qu’il appartient à une espèce qui, elle-même, fait
partie d’un genre. Or cette classification logique ne nous dit pas ce qui rend
chaque œuvre absolument unique. De façon plus générale, l’aporie constitutive
de l’epistếmê aisthêtikế est celle de toute science qui voudrait se présenter
comme telle, pour paraphraser Kant. En effet, s’il n’y a de science que de
l’universel, peut-on légitimement reprocher à l’esthétique philosophique de
passer à côté du particulier et du non-identique ?
Une autre question qui se pose est celle de la portée de la première
esthétique
philosophique.
S’agit-il
uniquement
d’une
« esthétique
de
la
réception » ? En d’autres termes, et pour préciser cette question, est-il pertinent
d’interpréter cet ouvrage de manière univoque comme la science qui entreprend
de questionner les arts à partir du point de vue du sujet percevant et de sa
représentation ? Kant, dans un passage devenu célèbre de la Critique de la
Raison Pure, soutient que « les Allemands sont les seuls à se servir du mot
esthétique pour désigner ce que d’autres appellent la critique du goût ».28 Si la
question du goût situe d'emblée la réflexion esthétique au niveau de la réception
d’un objet pour un sujet, il est beaucoup moins évident que Baumgarten se soit
véritablement intéressé à la catégorie du goût pour elle-même ; ou, du moins,
que la question du goût soit ce à quoi l’Æsthetica se restreigne. En d’autres
termes, peut-on dire, comme le fait le principal traducteur français, que
« l’œuvre d’art n’est […] selon Baumgarten rien d’autre qu’une perception
Alexander Gottlieb BAUMGARTEN, « Méditations philosophiques sur quelques sujets se
rapportant à l’essence du poème » dans Esthétique précédée des Méditations
philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème et de la
Métaphysique (§§ 501 à 623), traduction, présentation et notes par Jean-Yves
Pranchère. Paris, L’Herne, 1988, § 19, p. 36. « Les individus sont des êtres absolument
déterminés, donc les représentations singulières sont tout à fait poétiques. »
27
Je suis consciente, écrivant cela, d’être à mon tour piégée par une conceptualité
rendue partiellement caduque par l’apparition du ready-made, le caractère technique de
la reproductibilité des images voire la destruction même de la notion d’ « œuvre d’art »
par les avant-gardes de la première moitié du 20e siècle, mais n’anticipons pas les
problèmes.
28
Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale », trad.
Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, Paris, Gallimard, § 1, note de l’auteur,
p. 89.
26
29
réussie, […] une belle représentation » ?29 Rien d’autre, vraiment ? Il se pourrait,
au contraire, que la première tentative « de soumettre le jugement critique du
beau à des principes rationnels, et d’en élever les règles à la hauteur d’une
science »,30 fasse signe également vers quelque chose d’autre. En effet, avec
l’Æsthetica, le pouvoir d’être créateur d’un monde cesse d’être une prérogative
divine spécifique pour devenir une possibilité qui s’offre aussi à l’être humain. Ce
pouvoir de donner lieu à un monde rapproche l’humain du Dieu créateur du
christianisme, même si ce rapprochement s’opère seulement par analogie
puisque ce qui distingue essentiellement les œuvres divines des œuvres
humaines, c’est le caractère ex nihilo des premières. Mais malgré cette réserve
ontologique de taille, ce monde de l’Art, une fois créé, présente des qualités
objectives indépendantes du sujet qui les perçoit.
Cela étant posé, nous comprenons que la seconde raison de l’emploi du
terme « Art » avec une majuscule rejoint la première. Et cela n’est pas sans
conséquences pour la discipline en question puisqu’alors, et en dépit du sens
étymologique d’aísthêsis, l’Esthétique ne se laisserait donc pas restreindre à une
« pure » esthétique de la réception. L’esthétique philosophique, telle que
Baumgarten la conçoit inauguralement, ne donne pas de réponse univoque à
cette question, contrairement à ce que suggèrent bon nombre de commentateurs
qui en font une lecture anachronique à partir de prémices kantiennes. C’est du
moins ce que laisse accroire le concept de felix æstheticus. Ce concept est
central pour comprendre les possibilités ouvertes par l’Æsthetica, à défaut d’avoir
été véritablement déployées. Ainsi, comme le dit avec raison Giorgio Agamben,
« l’esthétique ne serait pas alors simplement la détermination de l’œuvre d’art à
partir de l’aísthêsis, de l’appréhension sensible du spectateur ; mais en elle est
présente, d’emblée, une considération de l’œuvre d’art comme opus d’un operari
particulier et irréductible, l’operari artistique ».31 Avec Baumgarten, la possibilité
d’une conception proprement dynamique de l’esthétique — et donc l’exact
opposé de l’esthétique « passive » ou « féminine » violemment critiquée par
Nietzsche — n’est pas d’emblée exclue. Et cela en vertu du fondement
philosophique sur lequel repose la possibilité d’une création artistique, c’est-àdire une détermination de la substance comme monade dotée de force
Jean-Yves PRANCHÈRE, « L’invention de l’esthétique » dans A. G. BAUMGARTEN, op. cit., p.
14.
30
Ibid., p. 89.
31
G. AGAMBEN, L’homme sans contenu, Belval, Circé, 2003, p. 21.
29
30
représentative. Il n’est pas exclu que la question kantienne fondamentale, celle
de savoir si le jugement esthétique est un jugement de connaissance ou non, ait
largement contribué à éclipser cet aspect vraiment intéressant de l’Æsthetica.
Dégager les concepts fondamentaux de l’esthétique philosophique tels
qu’ils se mettent en place bien avant la parution de la troisième Critique de Kant
ne peut pas se faire au moyen d’une lecture immanente des textes. Le contexte
d’émergence de ces nouvelles idées esthétiques doit être pris en compte. Toute
interprétation sera forcément partielle et partiale, guidée qu’elle est par une
question philosophique de départ. Je n’entends pas proposer une lecture de
l’œuvre esthétique de Baumgarten, mais partir des problèmes posés par
l’Æsthetica pour interroger d’autres textes.
La présente recherche doit être lue comme une réplique adressée à
l’objection
kantienne
formulée
dans
la
note
de
bas
de
l’Analytique
transcendantale citée plus haut. La thèse que je souhaite défendre peut être
formulée synthétiquement ainsi : le rapport philosophique aux beaux-arts qui
s’institue au 18e siècle prend deux orientations distinctes : celle d’une critique du
goût, et celle, jugée « vaine » par Kant, qui confère à l’œuvre d’art un type de
rationalité parfaitement inédit. Les auteurs de cette querelle esthétique
dialogueront
sur
le
continent
et
Outre-manche également :
Shaftesbury,
Hutcheson, Hume, Gerard, les Encyclopédistes français et Burke.
La trame à reconstruire n’est pas linéaire. Elle vise à agencer des concepts
qui ne sont pas figés, mais dont la plasticité oscille, au contraire, au gré des
questions qui se posent. Il s’agira, en quelque sorte, de proposer un salon idéal
dans lequel des « hommes de bien » échangent leurs vues et exposent leurs
arguments sur le statut des arts, de la poésie, du goût, non en vue de produire
des « discours terrassants » mais de s’entretenir amicalement sur des sujets qui,
je l’espère, ne sont point seulement des « objets académiques » mais des
questions
proprement
engageantes
en
tant
qu’elles
disent
des
choses
essentielles sur notre rapport au monde, à la beauté et à l’art. L’art en tant qu’il
dit, peut-être, et en dernière instance, la vérité du sentir. La reconstruction d’une
histoire, donc, à partir de questions que j’ai faites miennes, pour proposer une
autre lecture de ce qui est communément appelé la « naissance de l’esthétique
au 18e siècle ». Cette histoire, dont la logique narrative est guidée par mes
propres interrogations, revendique ce que Paul Valéry nomme le « vice essentiel
31
de la philosophie » : « Elle est chose personnelle et ne veut pas l’être. »32 Une
histoire donc, par définition, partiale, non exhaustive, et qui postule comme sa
propre justification ceci : la fondation de cette nouvelle discipline répond à une
nécessité philosophique encore d’actualité. Elle constitue, pour le dire encore
autrement, une tentative de formuler des réponses aux problèmes soulevés par
l’opposition traditionnelle entre l’âme et le corps, entre le spirituel et le matériel.
L’esthétique n’est donc pas seulement un effet de mode ou l’expression de l’ « air
du temps ». Les problèmes dont elle hérite — à titre de rejeton de la
métaphysique — ainsi que les solutions envisagées pour les résoudre, ne cessent
pas
d’influencer,
d’une
manière
plus
ou
moins
assumée,
les
débats
contemporains sur les arts.
§ 1.3 CRÉATION ET RATIONALITÉ
Au vu de ce qui vient d’être formulé, il appert que ce n’est ni en raison
d’un penchant « maladif »33 pour l’histoire, ni en raison d’un goût immodéré pour
les
cabinets
de
curiosités,
avatars
dix-huitièmiste
des
Wunderkammern
médiévales, que j’ai choisi de commenter certains textes largement ignorés de la
grande tradition herméneutique. Ce que vise la présente étude ne relève ni de la
défense ni de l’illustration de doctrines esthétiques largement méconnues. À cet
effet, d’importants travaux philologiques ont été réalisés depuis une vingtaine
d’années — en Italie et en Allemagne essentiellement —, facilitant l’accès aux
grands textes fondateurs de l’esthétique philosophique.
Ce qui a donné l’impulsion de départ a été plutôt de l’ordre d’un véritable
étonnement face au très singulier destin de l’« art » dans la philosophie du 18e
siècle. Nolens volens, nous sommes encore les héritiers de l’horizon conceptuel à
partir duquel l’art se donne à penser dans ce rapport aux œuvres qualifié
d’« esthétique ». C’est à la fois l’origine de ce rapport et ses conséquences
ultimes que je souhaite interroger à nouveaux frais. Que cet héritage soit
assumé ou non, il est fort difficile, de nos jours encore, de ménager un rapport
Paul VALÉRY, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Œuvres 1, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 1164.
33
F. NIETZSCHE, Considérations inactuelles, p. 100.
32
32
libre de tout présupposé avec ce que nous désignons par le terme somme toute
assez vague d’« œuvre d’art ». Un rapport libre, c’est-à-dire un rapport qui
prenne en vue la chose pour elle-même, est d’autant plus ardu à réaliser si c’est
la voie des « sciences particulières » — telles que l’histoire de l’art, la
psychologie ou encore de sociologie — qui est empruntée. Martin Heidegger dit
avec force que
lorsque nous accédons au domaine des objets d’une science, les objets
de ce domaine sont déjà déterminés au préalable de telle ou telle
manière, mais ils ne le sont pas de manière contingente, ni en raison
d’une inattention de notre part, comme si cette prédétermination de
l’objet pouvait jamais être interrompue. Elle est bien plutôt nécessaire
et tellement nécessaire que sans elle nous ne pourrions en définitive
jamais nous tenir devant des objets, comme ce d’après quoi et ce sur
quoi ils se mesurent et se démontrent. Comment donc un jugement
scientifique doit-il s’accorder avec l’objet, comment par exemple un
jugement
d’histoire
de
l’art
sur
une
œuvre
d’art
peut-il
être
effectivement un jugement d’histoire de l’art, si l’objet n’est pas
déterminé au préalable comme œuvre d’art ?
34
Ce qui va la plupart du temps de soi, c’est-à-dire qu’il y a des œuvres
d’arts, à une époque où ces productions humaines jouissent d’un statut tout à
fait privilégié par rapport à d’autres artefacts, voilà ce qu’il s’agit de méditer. Car
la détermination même de ce type de production humaine comme « œuvre
d’art » institue un rapport déjà chargé de présupposés. Sans parler de la volonté
de saisir l’œuvre comme un objet de connaissance pour un sujet ! Il convient de
clarifier, après les avoir identifiés, les concepts qui s’intercalent entre nous et le
visible, ou le lisible. Jean-Louis Chrétien insiste sur le fait que, par un curieux
échange, dont les conséquences sont sans commune mesure pour l’esthétique et
l’histoire de l’art : « un modèle humain fut transféré à Dieu, et un modèle divin à
l’homme ».
35
Il demande encore : « Qu’est-ce qui se gagna, qu’est-ce qui se
perdit dans un tel échange ? Quel fut son prix que peut-être nous acquittons de
multiples façons ? »36
Martin HEIDEGGER, Qu’est-ce qu’une chose ?, trad. J. Reboul et J. Taminiaux, Paris,
Gallimard, 1998 (rééd.), p. 189. Je souligne.
35
J.-L. CHRÉTIEN, « Du Dieu artiste à l’homme créateur », p. 91.
36
Ibid.
34
33
Pour tenter de comprendre les enjeux d’un tel questionnement, il est
vraiment nécessaire d’insister sur la double origine de la question de l’esthétique,
c’est-à-dire la rencontre entre la pensée grecque et le christianisme. En effet, la
plupart des termes que nous utilisons pour caractériser notre rapport à l’art sont
de provenance hellénique, à commencer par le terme « esthétique » lui-même,
dérivé, rappelons-le, du substantif aísthêsis. Ou encore l’opposition convoquée si
fréquemment dans la lecture d’œuvres en histoire de l’art entre matière et
forme, laquelle renvoie à la distinction aristotélicienne entre « húlê » et
« morphế».37 En revanche, l’idée du caractère « ex nihilo » de la création est
parfaitement étrangère à l’horizon philosophique et culturel de la Grèce antique.
Citons, par exemple, Héraclite d’Ephèse à ce propos :
Ce monde, pour tous uniformément constitué, n’a été créé par aucun
dieu, ni par aucun homme. Mais il a toujours existé, il existe et
existera toujours, feu éternellement vivant, s’allumant avec mesure et
s’éteignant avec mesure.38
Le kόsmos héraclitéen brûle de tout son feu dans une stase intemporelle, il n’a ni
commencent ni fin, il est indépendamment des dieux même. Et Empédocle
d’Agrigente de préciser quant à la modalité ex nihilo de la création:
Du néant rien ne peut absolument venir à l’existence et l’étant ne peut
périr : jamais ce ne fut accompli, ni entendu. Mais il sera toujours,
partout où on le situera.39
Dans son admirable étude intitulée « La création à partir du néant et
l’autocontraction de Dieu », Gershom Scholem démontre que la notion de
création « est le mot-clé d’une conception qui se veut consciemment opposée à
toutes les autres ».40 Ce qui veut dire aussi que, prise sous cet angle,
l’esthétique de Baumgarten présente un réel intérêt philosophique. Intérêt qui
réside en ceci qu’elle articule, de façon proprement inédite, des questions
relatives au domaine des beaux-arts (tel qu’il est en train de se constituer à la
M. HEIDEGGER, « L’origine de l’oeuvre d’art » dans Chemins qui ne mènent nulle part,
trad. de Wolfgang Brokmeier, France, Gallimard, 1995 (réed. 1962), p. 26.
38
TROIS PRÉSOCRATIQUES, HÉRACLITE, PARMÉNIDE, EMPÉDOCLE, trad. Y. Battistini, éd. revue et
augmentée, Paris, Gallimard, 1968, fragment 33, p. 34.
39
Ibid., fragment 12, p. 156.
40
Gershom SCHOLEM, « La création à partir du néant et l’autocontraction de Dieu » dans
De la création du monde jusqu’à Varsovie, trad. Maurice-Ruben Hayoun, Paris, Cerf,
1990, p. 31.
37
34
même époque) à la conception théologique (tardive) de l’origine du monde en
tant que monde créé, commune aux trois grandes religions monothéistes. La
véritable décision inaugurale qui permet de comprendre comment le pouvoir
créateur a bien pu être transféré de Dieu à l’être humain, a consisté à concevoir
la création divine comme un art. Tant il est vrai que, comme l’écrit encore JeanLouis Chrétien, « […] dès lors que Dieu est pensé comme l’artiste suprême, il est
inévitable qu’on en vienne à faire de l’artiste un être en son ordre divin, et de
son pouvoir de produire des formes neuves un reflet du pouvoir de Dieu ».41
L’histoire des idées situe généralement dans le Quattrocento italien, plus
spécifiquement dans la ville de Florence42 — à la faveur d’un mouvement
inauguré par Giotto deux siècles auparavant — l’émergence progressive d’une
revendication d’autonomie de quelques « artistes », par rapport aux guildes et
aux diverses corporations de métier. Même si, sociologiquement, un profond
décalage subsiste entre les discours conquérants d’un Alberti sur l’autonomie
spirituelle des beaux-arts43 et les pratiques effectives des diverses corporations
de métier, au sein desquelles les peintures et les sculptures sont des produits
manufacturés parmi d’autres, il n’en reste pas moins que de multiples sources
écrites convergent et attestent d’une curieuse mutation : ce qui n’était encore
que de l’ordre d’un savoir-faire productif, appris et transmis par des maîtres
d’atelier, se rapproche, selon une modalité analogique, de l’acte créateur de Dieu
lui-même. C’est ce qu’exprime très clairement Léonard de Vinci dans une note :
J.-L. CHRÉTIEN, op. cit., p. 91. Je souligne.
Edouard POMMIER, « Florence et les origines de l’histoire de l’art » dans Penser l’art.
Histoire de l’art et esthétique, sous la dir. de J.-N. Bret, M. Guérin et M. Jimenez, Paris,
Klincksieck, 2009, p. 127 : « C’est à partir de 1440 environ que des voix s’élèvent de ce
milieu de lettrés, poètes et philosophes, qu’on peut considérer comme des représentants
autorisés de l’Humanisme, pour proclamer la parenté, la proximité, voire l’égalité entre
les arts libéraux et les arts plastiques, renforçant ainsi la vocation des artistes à relever
de la Renommée et de l’Histoire. »
43
C.f. Leone Battista ALBERTI, De la peinture (1435), et en particulier distinction opérée
entre peintre-artiste et peintre-artisan, la valorisation de la peinture comme « art
libéral » ainsi que la notion d’historia. Comme on le sait, Alberti dédie la version latine de
son ouvrage au Marquis Francesco Gonzaga avec la dédicace suivante : « Sachant quel
grand plaisir tu prends aux arts libéraux ». Avec cette dédicace, la peinture se voit donc,
sans ambages, promue au rang d’art libéral. Dans son étude consacrée déjà mentionnée,
Édouard Pommier note (p. 123) que bien que ce texte soit resté inédit jusqu’au milieu du
16e siècle, Alberti donne une impulsion décisive à la conscience florentine de l’histoire de
l’art et l’intègre dans l’actualité du Quattrocento, dont il se fait le premier témoin.
41
42
35
Le caractère divin de la peinture fait que l’esprit du peintre se
transforme en une image de l’esprit de Dieu.44
Ce qui est patent dans les textes des théoriciens de l’art se voit attesté
dans l’histoire sociale des beaux-arts. Édouard Pommier voit dans la célébration
hagiographique du peintre, orfèvre et architecte, Filippo Brunelleschi un tournant
comparable à celui opéré, sur le plan théorique, par Alberti. Après sa mort,
survenue en avril 1446, le « corps de Filippo Brunelleschi florentin, homme de
grand talent », comme l’indique sobrement l’épitaphe, est transféré dans de
pavement de la nef de la cathédrale de Florence. La dépouille mortelle, enterrée
dans un tombeau sous les dalles, est invisible. Ce qui est visible est le corps du
« divin artiste », commémoré par le monument funéraire. « L’originalité, dit
Pommier, est donc d’être séparé du tombeau proprement dit et dédoublé en
deux parties autonomes, superposées dans la nef de la cathédrale : le portrait au
naturel et l’inscription. C’est la reprise de la tradition antique, celle de l’effigie,
couplée avec un titulus, une inscription de célébration. »45 L’inscription, sous la
forme d’une épigraphie romaine, surplombe le portrait qui n’est autre qu’une
imago, une sculpture réalisée d’après le moulage mortuaire. Or cette inscription
atteste l’excellence de Brunelleschi dans « l’art de Dédale », l’inventeur mythique
de l’architecture, et rend un hommage appuyé à son divinum ingenium. Cette
histoire mérite d’être narrée puisque c’est « la première fois que l’épithète “divin”
décore un artiste ; elle était jusqu’ici réservées aux poètes ; Cicéron l’avais
appliquée à Homère et Bocacce à Dante ; mais elle pouvait également se
réclamer d’une origine biblique. »46
Si
la
figure
« enthousiaste »
—
de
pour
l’artiste
« génial »,
reprendre
une
du
créateur
détermination
littéralement
platonicienne
qui
deviendra le pivot de la théorie de l’art de Shaftesbury — n’a pas attendu la
constitution de l’esthétique philosophique pour s’imposer, c’est Baumgarten qui
entreprend d’en systématiser les ultimes conséquences sur le plan de l’ontologie
de l’Art. Ce point se verra développé dans la partie consacrée à la définition de
l’esthétique comme « théorie des arts libéraux ». En 1735, le jeune philosophe
de
21
ans
soutient
sa
dissertation
d’habilitation
intitulée
Meditationes
Leonardo DA VINCI, La peinture (1ère publication posth. : 1651, le projet date
vraisemblablement de 1490), textes réunis, traduits et annotés par André Chastel avec la
collaboration de Robert Klein, Hermann, 1964, (nouveau tirage 2004), p. 30. Je souligne.
45
E. POMMIER, op. cit., p. 133-134.
46
Ibid., p. 134.
44
36
philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus (« Méditations philosophiques
sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème »). Dans ce texte, le
poème est conçu comme un « discours sensible parfait ». Or, et cela mérite
d’être souligné, l’ordre poétique est garanti par une analogie cosmo-théologique. En accédant au rang de créateur, le poète-artiste devient capable à sa
manière de faire monde. Que ce faire soit essentiellement compris et interprété
comme un concevoir, voilà ce qui mérite d’être questionné. Pour cela, rappelons
à la première occurrence du terme « æsthetica » :
Les philosophes grecs déjà et les pères de l’Église ont toujours
soigneusement distingué les aisthêtá et les noêtá.47
Reprenant l’ancienne conception aristotélicienne du sentir, Baumgarten affirme
que l’aísthêsis est déjà un mode de la connaissance. En effet, ce mode le plus
immédiat d’être en présence de quelque chose de particulier est, à chaque fois
également, un rapport à l’universel, toû kathólou. Cela dit, pour comprendre
pleinement l’originalité du projet de Baumgarten, il faudra se référer à la théorie
leibnizienne des « petites perceptions ».
Comment l’œuvre d’art a-t-elle pu, à une époque donnée de l’histoire
occidentale, être conçue comme l’auxiliaire esthétique de la contemplation
noétique ? Pour le formuler autrement, comment le lien extrêmement conflictuel
(diaphorá) entre « art » (poiêtikế) et « philosophie »48 a-t-il trouvé au 18e siècle
une issue entièrement nouvelle ? Que le beau artistique puisse être objet de
science, qu’il possède une logique propre, saisissable conceptuellement, voilà qui
aurait à la fois stupéfait et inquiété Platon !49 Telle est pourtant la thèse
ontologique sur laquelle se fonde la première esthétique philosophique. À la
question fort discutée « qu’est-ce que l’art ? », Baumgarten répond par une
détermination noétique de l’Art. Dans pareil contexte, quel est le type de
rationalité que la première esthétique philosophique entend mettre à jour ? Quels
rapports entretiennent création, parole et image dans un horizon qui, par
définition, n’est plus grec, même si les modalités de la question demeurent
platoniciennes ? Et enfin, en quoi cette esthétique philosophique se distingue-tA. G. BAUMGARTEN, Méditations, p. 75.
PLATON, République, trad. G. Leroux, Paris, Flammarion, 2002, livre 10, 607b, p. 501.
49
Il faut ici quelque peu nuancer cette affirmation ou, du moins, rappeler que la
condamnation platonicienne porte sur les arts imitatifs, et non sur le beau artistique en
général. En effet, dans les Lois, la musique et la danse jouent un rôle prépondérant dans
l’éducation morale du citoyen.
47
48
37
elle radicalement d’autres pratiques discursives sur les beaux-arts au 18e siècle ?
Ou, et pour le formuler d’un trait, comment Alexander Gottlieb Baumgarten
dialogue-t-il avec son temps et avec la tradition dont il est l’éminent légataire ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, rappelons que le terme « esthétique »
a été affecté par un fort glissement sémantique. Glissement qui, par ailleurs, a
influencé la réception de la nouvelle discipline. Ce terme, tel qu’on l’emploie dans
le langage courant, sert généralement à désigner des qualités plastiques et
visuelles plutôt que des qualités olfactives, gustatives ou encore auditives. Ce qui
est assez étonnant du point de vue étymologique du terme car la musique est
peut-être l’art qui met en jeu l’aísthêsis de la façon la plus immédiate et la plus
intense qui soit. Empiriquement il est possible de détourner instantanément le
regard d’une image insoutenable tandis que se libérer d’un son requiert qu’on
mobilise les mains pour se boucher les tympans, ce qui n’est pas toujours
possible ni même effectivement suffisant. Si la musique a globalement bien
résisté à toute entreprise de saisie métaphysique, il n’en va pas de même pour
les arts de la parole. En effet, au moment de l’émergence de l’esthétique comme
type de discours inédit sur l’Art, les modèles de référence proviennent de
l’ancienne poétique et rhétorique. Pour l’anecdote, Baumgarten aurait, selon
Lessing, « confessé » être « redevable au dictionnaire de Gesner d’une grande
partie des exemples cités dans son Esthétique ».50 Même si la prudence
herméneutique nous invite à recevoir cette remarque avec circonspection, car il
est fort probable que Lessing force le trait pour mieux exposer ses nouvelles
idées sur l’absence de rapport entre les arts de l’espace et les arts du temps,
force est de constater qu’elle n’est pas dépourvue de pertinence. En effet, les
exemples choisis par Baumgarten relèvent non seulement de l’illustration de
textes mais sont tirés, pour bonne part, de poètes latins. Cela dit, il se pourrait
que cet entrelacs des arts plastiques et des arts de la parole ne soit pas dû
simplement aux « manques » — supposés ou réels — de la première esthétique
philosophique, mais qu’il indique quelque chose de beaucoup plus essentiel,
comme nous allons le voir au point quatre de l’introduction.
De plus, à travers l’édification d’une métaphysique de l’Art et d’une pensée
inédite de la création artistique, le projet de Baumgarten peut, à bon droit, être
Gotthold Ephraïm LESSING, Laokoon, d’après la traduction revue et corrigée de Courtin
(1866), Paris, Hermann, p. 43. C.f. une note de l’éditeur : « Le Novus linguae et
eruditionis romanae thesaurus de J. M. Gesner (1691-1761), 4 vol., Leipzig, 1747-1748,
est une édition remaniée du Thesaurus linguae latinae de Robert Estienne, Paris, 1531. »
50
38
également interprété comme une critique adressée à une rationalité jugée trop
« abstraite ». Dans cet horizon herméneutique, l’esthétique engendre un surcroît
de rationalité par une extension considérable du concept de vérité. Mais il faut
alors se demander : quel est le prix à payer pour ce surcroît de rationalité ? Dans
cette perspective, l’invention même de l’esthétique n’est pas sans conséquence
pour la métaphysique elle-même.
Et, pour conclure, la question de l’envers de cette rationalité supposée de
l’Art doit également être prise en considération. Alfred Baeumler, un philosophe
au passé politique pour le moins trouble51 — mais dont la lecture n’en reste pas
moins incontournable (même si je critique absolument sa thèse qui consiste à
interpréter l’invention de l’esthétique philosophique en termes d’« irruption » et
de « triomphe » de l’ « irrationalisme » dans la pensée occidentale) — a raison
de dire que « rien ne nuit plus à la compréhension du 18e siècle que l’étiquette
de “rationalisme” ».52 Le siècle présente, en effet, un va et vient constant entre
« rationalité » et « sentiment », entre « objectivité » et « goût », qui se
résoudrait dans la notion prétendument kantienne de « jugement de goût ».
Prétendument car c’est Baumgarten qui esquisse en premier cette notion.
Contrairement au fameux adage de gustibus et coloribus non disputandum, le
18e siècle s’efforce de thématiser la question du goût et du « je ne sais quoi ».
Ce non sò che cher aux cercles néoplatoniciens de la Renaissance et que
Descartes lie au sentiment et à la couleur lorsqu’il dit : « Nous apercevons en ces
objets je ne sais quoi dont nous ignorons la nature, mais qui cause pourtant en
Olivier Cossé, « Présentation » à Alfred BAEUMLER, Le problème de l’irrationalité dans
l’esthétique et la logique du 18e siècle, p. 9.
Voir aussi Stefanie BUCHENAU, « Réception et non-réception de l’anthropologie des
Lumières. Le cas allemand », dans : L’esprit des Lumières est-il perdu ?, édité par
Nicolas Weill, Mans, Presses Universitaires du Mans, 2006, p. 126 : « Avant, d’examiner
de plus près cette thèse remarquable et à mon sens profondément trompeuse, il me
semble opportun de donner quelques précisions biographiques sur son auteur. Baeumler
ne fut pas seulement un professeur de philosophie, auteur de divers livres sur Bachofen,
Nietzsche et Schopenhauer, il fut aussi un des idéologues les plus importants du
national-socialisme, qui, même avant d’entamer sa sombre carrière politique en 1934,
était profondément marqué par les courants d’idées nationalistes du moment de crise
philosophique qu’a constitué la République de Weimar. Promu, en 1933, professeur de
“pédagogie politique” à l’université de Berlin où il encadre et dirige la
Bücherverbrennung, Baeumler détient jusqu’à la fin de la guerre des fonctions
idéologiques clés dans le IIIe Reich. »
52
A. BAEUMLER, op. cit., p. 67.
51
39
nous un certain sentiment fort clair et manifeste qu’on nomme sentiment des
couleurs. »53
L’esthétique a pour moteur caché le problème de l’indémontrable, du je ne
sais quoi, du sentiment et du goût54. Mais la solution philosophique apportée par
Baumgarten à ce problème n’est pas, comme dans la critique, l’élaboration d’un
discours circonstancié sur telle ou telle œuvre appréhendée à un moment précis
par tel ou tel sujet doté d’un goût personnel raffiné lui permettant de formuler un
jugement éclairé, mais celle de la réforme des concepts philosophiques
fondamentaux tels que « vérité », « connaissance » et « jugement ». Expliciter la
tension extrême entre une entente de l’Art comme perfectio phænomenon et
celle des beaux-arts comme simple affaire de goût, suppose également une
interrogation sur les catégories rhétoriques du docere et du delectare : car
« pour trouver l’accès à l’œuvre de Baumgarten, nous devons partir de la
rhétorique ».55
Il s’agira de montrer, ensuite, la légitimité et l’intérêt d’une autre manière
d’approcher le problème qui n’entend pas « révolutionner », à proprement parler,
la métaphysique, mais qui saisit les œuvres dans leur singularité en les plaçant
sous l’étendard du goût. Cela dit, cette autre possibilité qui s’offre présente
également un certain nombre d’a priori philosophiques — plus ou moins assumés
— qui devront faire l’objet d’une explicitation.
§ 1.4 PAROLE, IMAGE, INCARNATION ET CRÉATION
Ce qui vient s’immiscer entre nous, le visible et l’audible, avant même que
la chose vue, lue ou entendue n’ait été désignée comme œuvre d’art et jugée
d’après des critères « esthétiques », est le fruit d’une longue histoire. Renonçant
délibérément au périlleux exercice qui consisterait à reconstruire « une » histoire
de l’esthétique, exercice qui supposerait, par définition, d’opérer des choix
drastiques, toujours susceptibles d’engendrer de violents raccourcis, je prends le
parti de procéder thématiquement et par questions, en faisant dialoguer des
textes sans discriminations préalables. Dans cette entreprise, il importe peu que
René DESCARTES, Principes de la philosophie, A. T. Paris, Vrin, 1996, vol. 9, p. 57. Je
souligne.
54
A. BAEUMLER, op. cit., p. 126.
55
Ibid., p. 144.
53
40
certains textes choisis n’aient pas été considérés comme « significatifs » par la
grande tradition herméneutique, car ce qui est visé, en dernière instance, c’est la
restitution d’une question commune, au-delà des différentes écoles de pensée et
des différents genres littéraires. Dans ces matières aux contours toujours mal
définis, il est indispensable de décloisonner le questionnement philosophique et
de s’engager dans des chemins peu fréquentés pour pouvoir dégager un horizon
de questionnement commun. Pour ce faire, commençons par formuler quelques
remarques sur les liens archaïques qui unissent parole, image, incarnation et
création. Si ces différents termes ne sont pas thématisés comme tels par
Baumgarten, nous allons voir que leurs interprétations successives ont contribué
à rendre possible l’invention de l’esthétique comme partie intégrante de la
métaphysique.
La question de l’esthétique ne s’est pas subitement posée au 18e siècle
parce que tel philosophe s’est avisé de la nécessité de saisir rationnellement,
c’est-à-dire philosophiquement, l’œuvre d’art comme « Art ». En effet, bien
avant que la ratio moderne ne produise l’esthétique — dans une tentative inédite
de s’approprier ce qui semblait jusqu’alors lui échapper —, Platon, prêtant parole
à Socrate, énonçait à quel point l’existence de l’« art » constitue une menace
inquiétante, non seulement pour la cité, mais pour la philosophie elle-même.
Dans un célèbre passage de la République, Platon évoque la très ancienne
« différence » (diaphorá) — au sens d’un « désaccord », d’un « conflit » — entre
la philosophie et la « poésie » (poiêtikế).56 Rappelons que tous les artistes ne
sont pas bannis de la cité idéale platonicienne. En effet, les hymnes aux dieux et
les éloges des gens vertueux sont non seulement tolérés mais nécessaires. Les
louanges ainsi que les éloges véritables — à l’exclusion donc des viles flatteries
prodiguées en vue d’obtenir un avantage personnel — présentent selon Platon
une nécessité proprement ontologique. En tant qu’elles disent ce qui est, c’est-àdire en tant qu’elles disent vrai, ces productions sont les bienvenues dans la pólis
platonicienne. En revanche, les discours qui brillent par la qualité des expressions
ainsi que par la beauté des mots, tout en rappelant ceux de Gorgias, sont très
suspects. Dans le Banquet, juste après l’éloge d’Érôs par Agathon, Platon fait
dire à Socrate, non sans quelque ironie, ceci :
PLATON, République, trad. G. Leroux, Paris, GF Flammarion, 2002, livre 10, 607b,
p. 501.
56
41
Dans ma sottise, je m’imaginais en effet qu’il fallait dire la vérité sur
chacune des choses dont on fait l’éloge, que cela servait de point de
départ et qu’il fallait, parmi ces vérités, choisir les plus belles pour les
disposer dans l’ordre qui convient le mieux. Et j’étais naturellement
tout fier à la pensée que j’allais bien parler, puisque je connaissais la
vraie manière de faire un éloge de n’importe quoi. Mais en fait, selon
toute apparence, ce n’est pas la bonne façon de faire l’éloge de
quelque chose ; il faut plutôt doter l’être considéré des qualités les plus
grandes et les plus belles possibles, qu’il se trouve les posséder ou
non ; et même s’il ne les présente pas, cela n’a aucune importance. En
effet, nous sommes convenus d’avance, à ce qu’il paraît, que chacun
de nous ferait semblant de faire l’éloge d’Érôs et non pas qu’il en ferait
vraiment l’éloge.57
Il convient de souligner, chez Platon, la remarquable symétrie entre le jugement
porté sur la sophistique et celui porté sur l’art mimétique. En effet, au lieu de
rechercher la vérité et de montrer ce qui est véritablement, les deux flattent et
séduisent la partie la moins rationnelle de l’âme. Ce qui signifie aussi que cette
production de simulacres, d’eídôla, ne relève absolument pas de ce que Pascal —
anticipant
sur
la
vacuité
de
la
société
de
« loisirs »
—
nomme
le
« divertissement ». C’est le contraire qui est vrai : l’affaire est extrêmement
grave pour Platon. La production mimétique est dangereuse pour la cité car ses
attraits sensibles charment et détournent l’attention portée au plus étant, à ce
qui est véritablement, au profit du faux-semblant, de l’eídôlon. Or bien avant que
la philosophie ne formule la question du statut ontologique de ce qui est produit,
les grands textes fondateurs de notre civilisation témoignent déjà de cette très
ancienne préoccupation.
L’héritage théologique de l’esthétique philosophique est, de nos jours, trop
occulté. Même si la structure ou, du moins, le vocabulaire théologique, appliqué
à la pensée de l’art, est patent chez Gadamer, par exemple, pour qui la modalité
de présence de l’œuvre d’art, relève toujours du domaine du sacré.58
PLATON, Le Banquet, prés. et trad. de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2001, 198d198e, p. 129-130.
58
Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique
philosophique (1960), éd. intégrale revue et complétée par P. Fruchon, J. Grondin et G.
Merlio, Paris, Seuil, 1996, p. 169. Je souligne.
57
42
« Création », « créativité », « être créatif » sont aujourd’hui, bien souvent,
des termes usés. Alors qu’au moment de la constitution de l’esthétique
philosophique, la notion de « création » évoquait encore une réalité bien précise,
en rapport avec la théologie. Rappelons d’abord, ne serait-ce que pour donner
quelques indications contextuelles, que la connaissance de l’hébreu, en sus du
grec ancien et du latin, n’était pas exceptionnelle pour un érudit du 18e siècle. Ce
fils de pasteur au destin pour le moins singulier, étudiant en théologie avant
d’être philosophe, professeur de logique et de « sagesse universelle » avant de
devenir « l’inventeur » d’une science nouvelle avec laquelle nous ne cessons de
nous expliquer aujourd’hui — dès lors que nous tentons d’articuler un discours
cohérent à propos de beaux-arts — ne fait pas exception. Cette connaissance de
l’hébreu est suffisamment approfondie pour que Baumgarten, dans sa jeunesse,
dirige un séminaire de lecture de textes anciens. Cette connaissance est explicite
au paragraphe 92 des Meditationes. Cet extrait contient le vocable « ta am », qui
signifie dans l’hébreu vétérotestamentaire « goûter » (gustare), mais qui
correspond également à « connaître, comprendre, juger ». Baumgarten confère à
la notion de goût un sens très atypique. Rosario Assunto, dans son introduction à
la traduction italienne de la dissertation de 1735 par Franceco Piselli, dit fort
bien :
Il
n’y
a
personne
qui
ne
puisse
saisir
l’importance
de
cette
reconnaissance des racines bibliques de l’esthétique moderne pour
l’historiographie esthétique : son commencement se trouve, dès lors,
dans
les
livres
de
l’Ancien
Testament
où
sont
repérables
les
occurrences dans lesquelles la forme verbale « gustavit » signifie
« cognovit » […]. [Avec cette indication] nous reconnaissons dans la
pensée et la civilisation hébraïques anciennes, une des matrices
« La relativité du profane et du sacré ne relève pas seulement de la dialectique des
concepts : le phénomène de l’image permet au contraire de discerner en elle un rapport
au réel. Une œuvre d’art a toujours quelque chose de sacré. Il est sans doute exact
qu’une œuvre d’art religieux qui se trouve exposée dans un musée ou une statue
commémorative qui y est montrée ne peut plus être objet de profanation comme celle
qui a conservé son emplacement originel. Mais cela signifie seulement qu’elle a en vérité
subit une violence, du seul fait d’être devenue pièce de musée. Et il est clair que cela ne
vaut pas seulement pour les œuvres d’art religieux. Ainsi, quand sont en vente, dans une
boutique d’antiquaire, des pièces anciennes auxquelles reste encore attaché un souffle de
vie intime, nous éprouvons comme un sentiment de scandale, d’atteinte a la piété ou de
profanation. Toute œuvre d’art recèle à plus forte raison quelque chose qui s’insurge
contre la profanation. »
43
préchrétiennes, aux côtés de la Grèce et de Rome, de notre civilisation
esthétique, aujourd’hui chancelante […]. Nous pouvons sans autre
accepter que le recours au précédent linguistique hébreu valide la
conception selon laquelle le judicium sensuum est ce qui, précisément
en tant que goût, anticipe et prépare le jugement de l’intellectus […].
L’esthétique née avec et par Baumgarten […] et baptisée par lui,
justement à cause de la valeur cognitive qu’elle confère au sentir, n’est
pas seulement le fruit de l’empirisme, dont l’influence a d’ailleurs été
fortement surévaluée, mais constitue bien plutôt une riposte critique à
l’empirisme comme tel. La portée cognitive de la sensibilité que
l’esthétique sanctionne théoriquement est un jugement qui est
ultérieur à la simple perception.59
Que Baumgarten se réfère explicitement à la Bible pour justifier le
caractère noétique du rapport esthétique à l’œuvre d’art est décisif, comme nous
allons le constater. Il est frappant de noter — même à la faveur d’une lecture
non érudite des textes — à quel point « création », « verbe » et « image » sont
liés dans les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ces récits fondateurs
de notre civilisation qui s’attachent à dire les origines de l’homme, du monde, le
rapport au Dieu unique, sa condition de créature imparfaite et son corollaire,
l’inquiétante énigme du mal constituent une source de première importance pour
la compréhension des enjeux impliqués par la constitution de l’esthétique comme
discipline philosophique. Ainsi, la Torah ou le Pentateuque, s’ouvre sur le
canonique « premier » récit de la Genèse60: « Au commencement, Dieu créa le
Rosario ASSUNTO, « Presentazione » dans A. G. BAUMGARTEN, Riflessioni sul testo
poetico, trad. Francesco Piselli, p. 9-10, je traduis.
« E questo riconoscimento delle radici bibliche del moderno filosofare estetico, non è chi
non veda quale importanza possa avere dal punto di vista della storiografia dell’estetica :
il cui inizio verrebbe fatto risalire a quei libri dell’Antico Testamento nei quali sono
reperibili i riscontri della forma verbale in cui « gustavit » vale « cognovit » […]. [Questo
spunto ci permette di] riconoscere nel pensiero e nella civiltà dell’antico ebraismo, una
delle matrici precristiane, accanto alla Grecia ed a Roma, della nostra oggi pericolante
civiltà estetica […]. Possiamo senz’altro acettare che il ricorso al precedente linguistico
ebraico convalidi la concezione secondo la quale il jiudicium sensuum, proprio in quanto
gusto, anticipa in sè e in sè prepara quello dell’intellectus. […] L’estetica nata con
Baumgarten e da Baumgarten […], tenuta a battesimo proprio per il valore conoscitivo
che essa dà al sentire, non solo non è la risultante del fin troppo sopravvalutato
empirismo, ma è anzi una risposta critica all’empirismo : giacché la cognitività del senso
che essa teoricamente sancisce è una ulteriorità giudicativa rispetto alla semplice
percezione [...]. »
60
Ce premier récit dans le texte canonique est, en fait, d’un point de vue chronologique,
second : « Le premier pourrait dater de la seconde partie du 5e siècle environ (dû à
59
44
ciel et la terre. […] Dieu dit : “ Que la lumière soit ” et la lumière fut. »61 Le
Logos de Dieu, le Verbum, possède d’emblée une puissance énonciatrice qui fait
être toutes choses, à commencer par la lumière, c’est-à-dire, en prenant les
choses à un niveau strictement phénoménologique : la possibilité même de la
couleur. Comme le rappelle le théologien Pierre Gisel « […] tout ce qui est — et
tout ce qui parle (c’est lié) — “provient d’un nom” et le nom dont finalement
“tout résulte” est le “nom de Dieu”. »62
Que la création passe originairement par la parole et que la parole soit
solidaire de l’image, c’est ce qui est dit expressément dans ce même récit :
« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu, il le créa, homme et femme
il les créa. »63 Cette force à la fois créatrice et énonciatrice est donc
essentiellement immanente à Dieu. Le 5e Livre raconte notamment comment
Moïse rapporte la Loi, le Décalogue, à son peuple. Comme nous le savons, le
premier commandement énonce le premier décret « monothéiste ». Je place le
terme « monothéiste », de facture relativement récente64 entre guillemets pour
souligner que cette expression ne reçoit que partiellement mon adhésion. En
effet, en consultant le Dictionnaire historique de la langue française, l’on apprend
que : « Ce mot apparaît dans le contexte de la “philosophie” du 18e siècle et de
l’histoire des religions dans les Lettres juives, chinoises, cabalistiques du marquis
d’Argens (1738). Il s’applique aux croyances religieuses fondées sur l’idée d’un
Dieu unique et personnel et il oppose les positions judéo-chrétiennes aux
attitudes polythéistes de l’antiquité gréco-latine. »65 Cela dit, après avoir restitué
son contexte d’apparition, je l’utilise malgré ces réserves pour épargner au
lecteur de pesantes périphrases.
La loi mosaïque énonce donc le premier décret monothéiste : « Tu n’auras
pas d’autres dieux devant moi ». À la suite de quoi est formulé l’interdit de la
représentation : « Tu ne feras aucune image sculptée de rien qui ressemble à ce
l’école sacerdotale, il serait rédigé durant la période de l’exil) ; quant au second — qui lui
est en fait antérieur —, on a longtemps pensé qu’il avait vu de jour aux alentours de l’an
950, sous David ou Salomon. Sa datation est aujourd’hui entièrement remise en cause »,
Pierre GISEL, La création, Genève, Labor et Fides, 1980, p. 17.
61
LA BIBLE DE JÉRUSALEM, Genèse 1 ; 1-3. Je souligne.
62
P. GISEL, op. cit., p. 84.
63
LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Genèse », 1 ; 27, p. 34.
64
Contrairement à « polythéisme » qui est formé à la Renaissance (1580). C.f. LE ROBERT
DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE (1992), sous la dir. d’Alain Rey, Paris, Le
Robert, tome 2, art. « polythéisme »
65
Ibid., art. « monothéisme ».
45
qui est dans les cieux là-haut, ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux audessous de la terre »66. Soulignons à la suite du théologien Bernard Rordorf que
« La
place
qui
revient
à
l’interdiction
des
images
dans
la
suite
des
commandements du Décalogue est contestée : alors que cette interdiction forme
le second commandement dans les liturgies orthodoxe, réformée et anglicane,
elle est intégrée au premier commandement dans les liturgies romaine et
luthérienne (lesquelles, pour retrouver le nombre de dix commandements,
partagent le dernier en deux commandements). »67
Cela signifie, indépendamment de l’option herméneutique choisie, que ce
n’est pas l’image en tant que telle qui est proscrite mais bien sa production, sa
fabrication figurative par des mains humaines, il ne s’agit donc pas encore d’un
interdit général de l’image.
La plus ancienne formulation de l’interdit de l’image sculptée se trouve dans
l’Exode (20, 23).68 Et Bernard Rordorf de commenter : « Il ne s’agit pas là
proprement d’une interdiction des images, mais d’une interdiction des idoles, car
ce qui est en question dans le geste de faire des dieux d’argent ou d’or, ce n’est
pas le fait de représenter Yahvé sous une forme imagée, mais le fait d’ériger des
idoles et par conséquent de compromettre le culte de Yahvé avec le culte de
dieux étrangers. »69 Cet interdit se trouve répété dans de multiples passages de
l’Ancien Testament.70 Et l’affaire est tout aussi sérieuse que chez Platon car le
sort de ceux qui transgressent l’interdit n’est autre que la mort. De plus, dans
l’Ancien Testament, il ne s’agit pas d’une mort sociale (le bannissement de la
cité) mais bien d’une mort violente. Rappelons à ce propos que le terme latin
« imago » (représentation, imitation ou portrait) désigne à l’origine le masque
funéraire, le moulage en cire du visage du défunt, placé dans l’atrium avant les
funérailles. C’est, peut-être, ce lien archaïque qui lie mort et figuration qui fait
dire à Kant : « Sans doute n’y a-t-il pas de passage plus sublime dans le Livre de
loi des Juifs que ce commandement : “tu ne feras pas d’idole, ni aucune image
LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Deutéronome », 5 ; 7-8. Je souligne.
Bernard RORDORF, Tu ne feras pas d’image. Prolégomènes à une théologie de l’amour
de Dieu, Paris, Cerf, 1992, p. 129.
68
Christoph DOHMEN, Das Bildverbot, seine Entstehung und seine Entwicklung im AT,
Bonn Königstein, 1985. Cette étude est largement citée et reprise dans l’ouvrage cité de
B. Rordorf au chapitre 7, p. 129-144.
69
B. RORDORF, ibid., p. 131.
70
Ibid., p. 131.
66
67
46
de ce qui est dans les cieux en haut ou de ce qui est sur terre en bas, ou de ce
qui est dans les eaux sur la terre”. »71
Pour étayer cette idée, rappelons un passage particulièrement sanglant du
livre de l’Exode qui narre la colère de Moïse à la vue des danses organisées
autour du « veau d’or », cet objet cultuel, symbole de richesse matérielle,
fabriqué à l’aide des boucles d’oreilles en or des femmes et des jeunes filles.72 La
colère de Moïse est si violente qu’il brise les tables de la Loi et brûle le veau d’or
jusqu’à le réduire en cendres afin de le faire boire aux idolâtres. Non content, le
prophète s’adresse aux fils de Lévi — ceux qui n’ont pas adoré l’idole — en leur
disant : « Ainsi, parle Yahvé, le Dieu d’Israël : ceignez chacun votre épée sur
votre hanche, allez et venez dans le camp, de porte en porte, et tuez qui son
frère, qui son ami, qui son proche. » Selon le récit de l’Exode, trois milles
idolâtres sont ainsi décimés.73 Le jour suivant, Moïse faisant acte de contrition,
prie Yahvé de ne point s’éloigner de son peuple. La prière est entendue et Moïse
est invité à renouveler l’Alliance sur le mont Sinaï où il taille deux tables en
pierre pour graver une nouvelle fois les commandements.
Pour notre propos, il faut retenir que la condamnation globale de l’image a
lieu beaucoup plus tardivement, par une forme de sédimentation de trois
éléments issus de cultures différentes (l’interdit judaïque de l’image sculptée, la
problématique métaphysique grecque puis morale chez les Latins).
L’opprobre qui pèse sur la représentation figurée et la violence destructrice
qu’elle provoque sont des thèmes largement repris dans la troisième grande
religion monothéiste : l’islam. Les influences de la culture arabo-musulmane sur
l’Occident chrétien furent, on le sait, très importantes, pour la philosophie, la
médecine, l’histoire de l’art et des techniques, mais aussi en ce qui concerne la
question théologico-politique de l’irreprésentable. Les indications qui suivent sont
très succinctes et trop rapides, mais il n’est pas lieu ici de consacrer de long
développements à cet aspect, au demeurant passionnant, de la question.
Une sourate narre le même épisode du veau d’or et de sa destruction :
« Regarde ton dieu, à la dévotion de qui tu t’obstines. Nous allons le brûler, je le
jure, et puis dispersons-le en poudre dans la mer. »74 Or cela n’est pas resté
E. KANT, op. cit., « Analytique du sublime », § 29, p. 220.
Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles (1969), Paris, Seghers,
1974, 4e vol., articles « taureau » et « veau d’or ».
73
LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « L’Exode », 5, 32, 27-28.
74
LE CORAN, trad. et annot. par Jacques Berque, Paris, Sindbad, 1990, 20 : 97, p. 336.
71
72
47
sans conséquences puisqu’il est fort probable que le décret iconoclaste de 730,
promulgué par l’empereur byzantin Léon III, originaire d’Anatolie orientale —
donc proche du monde musulman —, ait été influencé par un autre décret du
même ordre. Ce premier décret de 723-724 n’émanait pas d’un empereur mais
du Khalife Yazid II à l’usage des chrétiens vivant sous son autorité. Ce qui
signifie que les histoires à la fois religieuses, théologiques et politiques du destin
des images autour du bassin méditerranéen s’entrecroisent durant des siècles.
De plus, l’islam s’approprie une notion aussi centrale que l’idée « judéochrétienne » de création. Au point que cela fait dire à Khashayar Azmoudeh que
« parmi les thèmes majeurs du Coran, celui de la création peut être considéré
comme le plus fondamental, tant
cette notion contient,
d’une manière
condensée, la quintessence même de l’enseignement coranique : l’unicité
absolue de Dieu, sa puissance créatrice, sa bonté, sa miséricorde et sa justice
infaillible ».75 L’enseignement coranique reste très proche de la Bible hébraïque
et du Nouveau Testament sur ce point, comme en témoigne notamment le
second verset de la troisième sourate : « Dieu — il n’est de dieu que Lui, le
Vivant, l’Agent suprême — fait descendre sur toi l’Écrit dans la Vérité, pour
avérer ce qui a cours. Il avait fait descendre la Torah et l’Évangile auparavant,
come guidance pour les hommes […]. »76
En ce qui concerne l’interdit de l’image, il serait inexact de dire qu’il est
complet dans le Coran. En effet, « la représentation figurée et son éventuelle
interdiction par l’islam ne sont abordées […] que dans le domaine de l’idolâtrie
[…]».77 Il n’y a dès lors pas d’interdiction explicite de la production d’images dans
le Coran. Cela dit, il est vrai que les textes se prêtent à de multiples
interprétations. Certains théologiens musulmans, en prenant appui sur la sourate
7 ; 13878 et sur un hadith,79 accusent les producteurs d'images de vouloir
rivaliser avec Allah, seul créateur qui insuffle la vie. L’interdit concerne alors non
seulement la représentation du Prophète mais toute représentation naturelle
quelle qu’elle soit. Mais on peut soutenir que, de manière générale, l’orientation
Khashayar AZMOUDEH, art. « création », Dictionnaire du Coran, sous la dir. de
Mohammad Ali Amir-Moezzi, Paris, Robert Laffont, 2007.
76
LE CORAN, 3 : 2 ; 3, p. 69.
77
Yves PORTER, art. « représentation figurée », Dictionnaire du Coran, p. 743.
78
Ibid., p. 407.
79
Parole ou action de Mahomet, dont l’ensemble forme le corpus exemplaire appelé la
Sunna, dont se réclament les sunnites.
75
48
largement « aniconique »80 de l’islam a contribué à favoriser l’essor d’un art
raffiné de la calligraphie et de l’ornement. Que la civilisation arabo-musulmane
se soit particulièrement distinguée dans l’art ornemental, c’est ce qu’indique
simplement l’introduction rabelaisienne (en 1546) de l’italianisme « arabesque »
qui dérive de « arabo ».81
À l’évocation de ces quelques éléments tirés des écrits vétérotestamentaires
et coraniques, le passage de l’homo faber à l’homo creator, puis æstheticus,
nous paraît d’autant plus étonnant ! Pour que l’homme devienne créateur, il a
fallu préalablement que Dieu soit conçu comme artiste. Or ni la Bible hébraïque
ni le Nouveau Testament ne décrivent la création divine d’après l’analogie
artistique.82 Par contre, au sujet de la question de l’image, il y a solution de
continuité entre ce que les chrétiens considèrent comme « l’Ancien » et le
« Nouveau » Testament. Comme le souligne Marie-José Mondzain, l’image fait
une « entrée royale dans nos cultures du jour où l’incarnation chrétienne a donné
à la transcendance invisible et intemporelle sa dimension temporelle […] ».83
Rappelons
seulement
le
prologue
à
l’Evangile
selon
Saint
Jean :
« Au
commencement était le Verbe »84, puis « […] le Verbe s’est fait chair ».85 Par
cette incarnation, Dieu se montre aux êtres humains par l’image de son Fils.
Dans l’Epître aux Colossiens, le thème de la Création est expressément rapporté
à cet événement : « Il est à l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute
créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la
terre, les visibles et les invisibles […]. »86 Un autre passage néotestamentaire est
essentiel pour la défense de l’image, tant et si bien qu’il sera abondamment
repris et cité comme argument par les iconodoules. Il est raconté que Jésus, lors
de son dernier repas à la veille du Vendredi saint, répond à l’apôtre Philippe
ceci :
Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas,
Philippe ? Qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : « Montrenous le Père ! » ? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le
Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moiM.-J. MONDZAIN, L’image peut-elle tuer ?, p. 9.
DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, tome 1, art. « arabesque ».
82
J.-L. CHRÉTIEN, op. cit., p. 92.
83
M.-J. MONDZAIN, Le commerce des regards, p. 18.
84
LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Evangile selon Saint Jean », prologue, p. 1789.
85
Ibid.
86
Ibid., « Épître aux Colossiens », 1 ; 15-16, p. 1972.
80
81
49
même. En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui
aussi les œuvres que je fais ; il en fera même de plus grandes car je
vais vers le Père. Et tout ce que vous demanderez en mon nom, je le
ferai afin que le Père soit glorifié dans le Fils.87
Il n’en demeure pas moins que la teneur ontologique de l’« image » du Dieu
invisible qui s’offre au regard humain par l’incarnation du Fils demeure
essentiellement autre que l’image produite par des mains humaines, d’autant
plus que la similitude de la créature dans la Genèse et l’expression du Fils à
l’image du Père n’a pas directement placé la fabrication d’images artificielles hors
de tout soupçon, bien au contraire ! Dans un autre ouvrage, Marie-José Mondzain
souligne le caractère largement aniconique du protochristianisme en disant que
« dans la plupart des cas, les premiers penseurs chrétiens furent hostiles à toute
figuration pour mieux marquer la distance qui les séparait définitivement de
toutes les formes de paganisme grec et des idolâtries […] ».88
De plus, l’image incarnée du Dieu ne relève en aucune façon de quelque
chose de « créé », contrairement au reste de l’étant. En effet, selon le credo de
Nicée-Constantinople, le Fils est engendré de même nature que le Père, il lui est
proprement consubstantiel, c’est-à-dire incréé. C’est ce qui est expressément dit
dans le symbole, promulgué lors du premier Concile de Nicée en 325, en réponse
aux doctrines philosophiques ― plus que religieuses ― de l’hérésiarque Arius. On
lit :
Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur de toutes
choses visibles et invisibles ; et en un seul Seigneur, Jésus-Christ, Fils
de Dieu, engendré monogène du Père, c’est-à-dire de l’essence du
Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ;
engendré et non pas créé ; consubstantiel au Père, par qui tout a été
fait, ce qui est au ciel et ce qui est sur la terre ; qui pour nous,
hommes, et pour notre salut, est descendu, s’est incarné, s’est fait
homme, a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux
cieux et viendra juger les vivants et les morts ; et au Saint-Esprit.
Quant à ceux qui disent : Il fut un temps où Il n’était pas ; et qui
disent : avant d’être engendré Il n’était pas ; et qui disent : Il a été
87
88
Ibid., « Evangile selon Saint Jean », 14 ; 9-10, p. 1821.
M.-J. MONDZAIN, Image, icône, économie, Paris, Seuil, 1996, p. 100.
50
fait de ce qui n’était pas ou d’une autre hypostase ou essence ; ou qui
disent : le Fils de Dieu est créé, changeable, mutable, ceux-là l’Église
catholique les anathématise.89
À la relecture de ce texte, ce qui semblait encore parfaitement incompréhensible,
c’est-à-dire qu’une analogie ait pu être établie entre l’action divine créatrice et
l’ordre du faire proprement humain, s’éclaire progressivement. Même s’il existe
encore jusqu’au tournant proprement moderne de l’Art une différence abyssale
entre
ces
deux
ordres,
l’incarnation
du
« vrai
Dieu »
qui
s’est
fait
homme constitue un événement sans précédent pour la question qui nous
occupe. C’est à la faveur de cette interprétation que s’est opéré le transfert de
sacralité du domaine divin au domaine humain. Mais l’interprétation qui consiste
à faire du dogme de l’incarnation du Fils le fondement de la vérité possible d’une
image blanchie de tout soupçon de récupération idolâtre, ne fait pas l’unanimité
parmi les théologiens. Que l’on songe seulement aux différents épisodes
iconoclastes de l’histoire de l’Occident chrétien. Et cette querelle est sans cesse
reconduite. Par exemple, le théologien protestant Bernard Rordorf, déjà
abondamment cité, soutient à l’encontre de l’image une thèse radicale puisqu’il
érige son interdit en critère d’authenticité de toute théologie chrétienne à venir,
en reconnaissant, par ailleurs, que « l’image constitue […] la véritable question
spirituelle de notre temps ».90 Aussi, le terrain d’affrontement entre iconoclastes
et iconodoules n’a, à ce jour, pas encore été déserté, prouvant du même coup
que les uns comme les autres n’ont pas renoncé à attribuer à l’image soit un
caractère « démoniaque » ou, à l’inverse, une extraordinaire puissance de
transcendance, sans commune mesure. Et c’est seulement à partir de cet horizon
que la question formulée par Jean-Louis Chrétien devient audible : « Comment le
créateur devint-il artiste ? Comment l’artiste devint-il créateur ? En d’autres
termes, comment l’acte créateur, lequel n’appartient en propre qu’à Dieu pour la
Révélation biblique, en vint-il à être pensé grâce à des schèmes empruntés à
l’acte humain, proprement humain, de la production et de la fabrication ? Et
Texte tiré de NICÉPHORE, Discours contre les iconoclastes. Discussion et réfutation des
bavardages ignares, athées et tout à fait creux de l’irréligieux Mamon contre l’incarnation
de Dieu le Verbe de notre Sauveur, recueil traduit, présenté et annoté par M.-J.
Mondzain, Paris, Klincksieck, 1989, p. 307. Je souligne.
90
B. RORDORF, op. cit., p. 18.
89
51
comment le producteur humain en vint-il à se désigner lui-même sous le nom
divin de créateur ? ».91
§ 1.5 IDOLE, ICÔNE, CRÉATION EX NIHILO
Avec cet événement, sans précédent dans l’histoire de la pensée, se déploie
la possibilité pour l’image figurée par la main de l’homme de passer du statut
d’eídôlon à celui d’eikón. Ce qui signifie que, notamment par le biais du récit
mythique de la traduction de la Bible des Septante, est narrée l’histoire d’une
espèce de « mariage contre nature », unissant la philosophie grecque et la
tradition hébraïque. Eikón, icône, devient le nom d’un type d’image singulière qui
n’est plus mimétique mais qui présente — plus qu’elle ne représente — ou dont
émane une présence divine. L’eídôlon, qui est le produit de l’art mimétique, est
un « petit eîdos », un simple aspect, un reste de l’eîdos qui s’oppose, selon
Platon, à ce qui est recherché par la philosophie.92 L’eídôlon, ce petit aspect
négligeable de la totalité de l’être recherchée devient, investi par la christologie,
eikón. Bernard Rordorf indique que les termes qui servent à désigner les idoles
dans l’A.T. « conservent en effet la connotation du travail artisanal et que leur
signification se rapporte moins à l’objet terminé qu’au mode de sa fabrication :
ainsi pêsêl, image taillée, ou masseqah, image de métal fondu. En nommant
l’idole, l’hébreu ne perd pas de vue qu’elle est fabriquée par l’homme ! ».93 Or
même si l’icône n’est pas l’image, elle ne pourrait exister sans elle.94 Les
conséquences, des siècles plus tard, tant pour l’histoire de l’art que pour
l’esthétique philosophique, sont incommensurables. Le geste du peintre d’icônes,
dont la main est au service d’une miraculeuse émanation n’appartenant plus au
registre de la mímêsis, est sacralisé. Si la philosophie grecque n’a nullement
omis de poser la question de l’image, celle-ci a toujours été convoquée devant
J.-L. CHRÉTIEN, op. cit., p. 91.
Jean LAUXEROIS, « Présentation », à PLATON, Ion et autres textes. Poésie et philosophie,
Pocket, France, 2008, p. 140.
93
B. RORDORF, op. cit., p. 136.
94
M.-J. MONDZAIN, « Préface » à NICÉPHORE, op. cit., p. 7.
91
92
52
« l’instance d’un tribunal noétique ou eidétique qui devait la faire renoncer à
toute dignité en tant que produit de la téknê ».95 Avec la doctrine chrétienne
iconophile, ce qui était de l’ordre de la simple production humaine (ars), reçoit
une importance radicale, sans commune mesure avec tout ce qui a été
précédemment écrit sur l’image, y compris par Aristote. Selon les iconodoules,
l’image qui détient le pouvoir le plus extraordinaire est l’icône du Christ, laquelle
s’offre au regard de l’orant en présentant l’historicité même de l’incarnation
divine. Dans ce contexte, la main de l’artisan qui donne lieu à cette image, au
statut tout à fait exceptionnel, est guidée par le souffle spirituel de la Parole ellemême. Aussi, la main humaine animée de la sorte est loin d’exprimer une
quelconque « subjectivité artistique », au sens esthétique moderne. Elle est, bien
au contraire, empreinte, à la lettre, d’un véritable enthousiasme. Et celui ou celle
qui regarde l’icône n’adule pas une image mais vénère la Personne, l’hypostase
de l’Invisible manifestée dans l’espace offert de la visibilité iconique. Tel est du
moins ce qu’indique le second Concile de Nicée : « Que celui qui vénère l’icône
vénère en elle l’hypostase de Celui qui y est inscrit »96. Et Georges DidiHubermann de commenter : « L’icône miraculeuse elle-même n’était autre que le
“character divinisé de la chair” du Verbe : elle avait donc pour efficacité de
transmettre sa puissance d’empreinte sur celui qui la vénérait, et ainsi elle
continuait en quelque sorte le travail de l’incarnation par un processus pensé
avant tout dans les termes du sacrement liturgique. »97
Reste à comprendre à la faveur de quels déplacements ce qui appartenait
originellement au domaine sacré est passé dans le domaine profane. Le
processus de sécularisation du concept théologique de création s’amorce à la
Renaissance. Pour être plus précis, il faudrait, en fait, inverser la proposition : le
processus
proprement
est
celui
artiste,
d’une
véritable
conscient
de
son
divinisation de
pouvoir
l’artisan qui
créateur,
les
devient
funérailles
« nationales » de Brunelleschi, pour employer un anachronisme, devenant le
paradigme même de cette consécration. Devenir artiste, et donc disposer d’un
pouvoir créateur, va de pair avec une émancipation sociale et une conscience
individuelle croissante, comme en témoigne notamment le nom apposé sur
l’œuvre. Signer, c’est déjà assumer en son nom propre une œuvre, en être le
M.-J. MONDZAIN, Image, icône, économie, p. 99.
Passage cité par J.-L. MARION dans Dieu sans l’être, Paris, PUF, 1991, p. 30.
97
Georges DIDI-HUBERMAN, Devant l’image, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 228229.
95
96
53
répondant pleinement responsable. Rien de plus étranger à l’art du peintre
d’icônes que cette « subjectivité triomphante » de l’artiste. Une transformation
du métier de peintre et de sculpteur se prépare, transformation dont témoignent
de nombreuses sources écrites provenant des théoriciens de l’art italiens.
L’histoire de la langue et la fortune critique du mot « artiste » fournissent
également des éléments intéressants pour comprendre cette évolution. Selon le
Dictionnaire historique de la langue française, ce mot dérive d’un terme commun
au latin médiéval et à l’italien : « artista », de ars, artis pour le latin ou de arte
pour litalien. Ce terme savant apparaît notamment sous la plume de Christine de
Pisan (1363-1430) : « Homme de mestier, que les clercs appellent artistes ». Le
sens du mot « artiste » — au sens latin d’artifex — est encore très proche
d’« artisan ». Or très rapidement, le sens de ce terme assume celui de l’artista
latin, qui désigne « l’étudiant en arts libéraux à l’université » et qui reçoit en
1578, le sens spécial d’« architecte » ! C’est très intéressant à noter lorsqu’on
songe à la fortune critique de la notion de « grand Architecte » ainsi qu’à la
conception wolffienne de l’œuvre d’art, qui « prend modèle sur l’architecture ».98
Selon le Dictionnaire de Trévoux (1711), le rapport entre artiste et artisan
« devient au 18e siècle nettement hiérarchique, comme celui qui existe entre arts
libéraux et arts mécaniques, mais d’une autre manière. L’artiste peut bien
exercer une profession technique, mais à condition que son art mécanique
“suppose de l’intelligence” ».99 L’élément décisif dans la notion d’« artiste », c’est
donc le caractère noétique de l’acte productif. À ce qui est produit au moyen d’un
ensemble de règles apprises et transmises par des maîtres d’atelier, c’est-à-dire
ce qui est le fruit d’un savoir-faire, s’oppose ce qui est produit au sens le plus
« haut » du terme, c’est-à-dire ce qui est conçu d’après l’intellect. Par exemple,
selon le même Dictionnaire, le cordonnier est un artisan tandis que l’horloger est
un artiste. Ainsi, le savoir-faire productif n’est « artistique » qu’à la faveur de ce
qui est déjà de l’ordre d’une division du travail qui s’opère entre travail manuel et
le travail intellectuel. Le caractère intellectuel du savoir-faire artistique, c’est-àdire le fait que la production soit guidée par l’esprit, nous permet de comprendre
la possibilité de l’analogie avec l’œuvre du Créateur lui-même. Une décision de
Jeongwoo PARK, « La pensée esthétique de Christian Wolff » dans Aux sources de
l’esthétique. Les débuts de l’esthétique philosophique en Allemagne, Paris, Éditions de la
Maison des Sciences de l’Homme, 2005, p. 60.
99
DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, vol. 1, art. « artiste ».
98
54
sens radicale sur ce point est prise entre le 4e et le 5e siècle de notre ère, par le
célèbre évêque d’Hippone :
Cet art souverain du Dieu tout-puissant, art par lequel tout fut tiré du
néant et qu’on nomme encore sa sagesse, c’est également lui qui agit
par les artistes, pour leur faire produire des œuvres belles et
proportionnées. Toutefois, ils n’opèrent pas à partir de rien, mais d’une
matière donnée.100
Aussi, la possibilité de cet étonnant transfert s’est déployée à la faveur d’une
distinction essentielle au sein de la notion de création. L’artiste a pu devenir un
« créateur » par analogie, pour autant que la possibilité de créer, au sens le plus
fort du terme, demeure une prérogative essentiellement divine. Or il s’agit bien
d’une véritable décision tant herméneutique que politique. En effet, l’institution
du dogme de la création ex nihilo par la patristique est tardive. Comme le
souligne Gershom Sholem, « il n’est absolument pas évident que les sources
bibliques parlent d’une création à partir du néant car l’expression n’apparaît nulle
part, pas plus dans la Bible hébraïque que dans le Nouveau Testament grec. »101
Le locus classicus qui étaie la doctrine de la création ex nihilo est un passage du
second Livre des Maccabées. Or les deux livres des Maccabées appartiennent au
corpus dit deutérocanonique, c’est-à-dire à l’ensemble des textes que les
Septante ont considéré comme « inspirés » et dont le Concile de Trente (1545),
en réponse directe aux réformateurs, à réaffirmé la canonicité.
Le second livre des Maccabées rapporte la parole d’une mère qui, animée
par un « mâle courage » dans son « raisonnement de femme », parle à l’un de
ses sept fils, destiné à mourir en martyr comme tous ses frères, le jour même.
Le passage concerné est traduit comme suit :
Je t’en conjure mon enfant, regarde le ciel et la terre et vois tout ce
qui est en eux, et sache que Dieu les a faits de rien et que la race des
hommes est faite de la même manière.102
Or Scholem indique que ce passage, daté vraisemblablement de la fin du 2e voire
du début du 1er siècle avant J.-C., disait dans la version grecque :
AUGUSTIN, Livre des 83 questions diverses, qu. 78, trad. Beckaert, Paris, 1953, p. 340342 (Œuvres, t. X), cité par J.-L. CHRÉTIEN dans « Du Dieu artiste à l’homme créateur »,
p. 99.
101
G. SCHOLEM, « La création à partir du néant et l’autocontraction de Dieu », p. 36.
102
LA BIBLE DE JÉRUSALEM, (7, 28), p. 762. Je souligne.
100
55
Sachez qu’à partir de ce qui est, il a fait les cieux et la terre.103
Le sens du texte — en passant du grec au latin au 5e siècle — a donc subi une
profonde modification. En effet, la Vulgate ajoute explicitement : « ex nihilo fecit
illa » (i. e. les cieux et la terre).104 Et que l’attribution du caractère ex nihilo à
l’acte créateur divin renforce le pouvoir absolu et inconditionné de Dieu. Il n’est
plus comme chez les Grecs et Latins, le simple modelage et la mise en forme
d’une matière déjà donnée. Aussi, le « rien », le « néant », à partir duquel l’acte
créateur a lieu est, d’un point de vue ontologique, fort différent du chaos originel.
Le caractère ex nihilo manifeste la toute-puissance de Dieu, son omniscience,
autant que sa sagesse universelle. C’est ce qui fait dire à Saint Thomas dans le
traitement de la Question 45 de la Somme théologique :
Il est donc nécessaire de dire que c’est à partir de rien que Dieu
produit les choses dans l’être.105
Dès lors, c’est à partir de cette distinction essentielle, de ce qui est devenu, par
la
rencontre
de
deux
traditions,
autant
un
dogme
et
qu’un
concept
philosophique, que — dans l’histoire de l’Occident chrétien — l’idée d’un
créateur-artiste a pu émerger. Que l’acte créateur ex nihilo demeure une
prérogative essentiellement divine et que son corollaire soit précisément
l’omniscience du Créateur, voilà ce qu’il s’agit de ne pas perdre de vue lorsqu’on
médite sur les concepts fondamentaux de l’esthétique.
Ces quelques indications contextuelles — qui ne prétendent en aucun cas
constituer une quelconque forme d’« exégèse » — visaient à mettre en
perspective des rapports proprement antédiluviens, et beaucoup plus complexes
qu’il n’y paraît de prime abord, qui unissent parole (orale et écrite), image
(mentale et figurée) et création. Cet entrelacs est d’autant plus difficile à
démêler que les éléments qui le composent sont hétérogènes. Or poser la
question de l’émergence de l’esthétique au 18e siècle consiste, notamment, à
s’interroger sur le fondement qui garantit la vérité métaphysique de l’« Art » tel
que Baumgarten la conçoit.
G. SCHOLEM, op. cit., p. 39. Je souligne.
Ibid.
105
Thomas D’AQUIN, Somme théologique, tome 1, Paris, Cerf, 1994, « question 45 »,
article 2, réponse, p. 173.
103
104
56
C’est
à
la
philosophie
l’esthétique
doit
réduite
rang
au
d’avoir
de
que
été
simple
discipline universitaire.
T.W. ADORNO
Paralipomena
57
58
PREMIÈRE PARTIE
LA MÉTAPHYSIQUE DE L’ART D’ALEXANDER GOTTLIEB BAUMGARTEN
§ 1.1 ÉTAT DE LA QUESTION ET SITUATION ÉDITORIALE
Maintes critiques, qui ne se distinguent pas toujours par leur aménité ni par
leur charité herméneutique, ont été adressées rétrospectivement à cette
esthétique qui entend repenser la sensibilité dans son rapport essentiel avec les
beaux-arts et, de façon plus générale, avec les arts libéraux. En effet, le sens
que Baumgarten donne à l’objet de l’esthétique ne rejoint pas terme à terme
notre entente moderne de la notion de « beaux-arts ». En ce qui concerne la
réception
contemporaine
de
l’Æsthetica,
bon
nombre
de
commentateurs
s’accordent à dire qu’elle a été complètement éclipsée par la parution, en 1748,
des
Anfangsgründe aller
schönen
Wissenschaften
(1748-1750)
de
Georg
Friedrich Meier, le principal « disciple direct » de Baumgarten. La « révolution
esthétique » n’a pas eu lieu, selon Steffen W. Gross,106 car elle a été victime du
large succès de cet autre ouvrage, écrit en allemand, qui vulgarise (et fausse) le
contenu de l’enseignement d’esthétique dispensé par Baumgarten à Francfortsur-l’Oder dès 1742,107 c’est-à-dire huit ans avant la parution du premier tome
de son ouvrage. En 1750, c’est-à-dire au moment de la parution de l’Æsthetica,
chaque bibliothèque se devait d’avoir un exemplaire des Anfangsgründe.108 Le
caractère « populaire » de cet ouvrage, dans les deux sens du terme, c’est-à-dire
comme Populär-Philosophie et comme « succès éditorial » retentissant, n’a sans
doute pas contribué à favoriser une bonne réception de l’Æsthetica qui, par
contraste, apparaît dès 1750, comme un ouvrage « obscur » (dunkel) et
« difficile à comprendre » (schwer verständlich).109 Dans le siècle du goût et de
l’esprit de finesse, « sa
langue barbare, son néolatin,
ses néologismes
Stefen W. GROSS, FELIX AESTHETICUS. Die Ästhetik als Lehre vom menschen,
Königshausenet Neumann, Würzburg, 2001, p. 49.
107
Salvatore TEDESCO, « Presentazione » dans A. G. BAUMGARTEN, Estetica, Milano,
Æsthetica, 2000, p. 7.
108
Dagmar MIRBACH, « Einführung : zur Fragmentarische Ganzheit von Alexander Gottlieb
Baumgarten » dans A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, p. XXI.
109
Ibid.
106
59
scolastiques » (seine barbarische Sprache, sein Neulatin, seine Scholastischen
Kunstworte) — pour reprendre les termes employés par Johann Gottfried
Herder110 — ne pouvaient qu’être fort mal accueillis. Que Baumgarten n’ait pas
été un auteur particulièrement lu découle, pour bonne part, de cette adhésion à
« une convention déjà un peu désuète en son temps »,111 que constitue le choix
du latin. Armand Nivelle note :
Certains historiens de l’esthétique limitent l’importance de notre
philosophe au fait d’avoir baptisé ce que le 18e siècle appelait la
« science nouvelle » […]. Vraisemblablement, ces commentateurs ont
été rebutés par l’allure scolastique et compassée des traités de notre
auteur. Aucun de ceux-ci n’est devenu fort populaire. Le latin en est
compliqué et surchargé d’expressions techniques.112
Anticipant les plaintes et reproches à venir, Baumgarten répond l’année de la
parution du premier volume ceci :
Nous nous engageons à présent dans une section où nous nous
expliquerons davantage sur ce qui constitue l’excellence de la belle
connaissance que doit acquérir le bel esprit que nous avons décrit de
manière générale. Nous prions tout d’abord le lecteur de ne pas juger
notre manuel d’après ce critère, car ceci ne doit pas être l’exemple
d’un écrit esthétique, mais l’exposé scientifique de l’esthétique, et tout
comme on se garde de reprocher à un musicien de jouer lentement
pour initier un débutant, il ne faut pas davantage nous faire de
reproches en la matière.113
Au-delà de ce problème stylistique ou formel — s’il m’est permis de
convoquer l’opposition métaphysique régissant matière et forme — l’une des
premières critiques de fond, et non la moins acérée, est celle de Kant. Selon lui,
le projet esthétique — bien qu’émanant de l’« excellent analyste » (vortrefflicher
Cité par S. W. GROSS, op. cit., p. 50.
S. BUCHENAU, « Alexander Gottlieb Baumgarten » dans Aux sources de l’esthétique.
Les débuts de l’esthétique philosophique en Allemagne, dir. J.-F. Goubet et G. Raulet,
Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2005, p. 102.
112
Armand NIVELLE, Les théories esthétiques en Allemagne, de Baumgarten à Kant, Paris,
Les Belles Lettres, 1955, p. 18-19.
113
A. G. BAUMGARTEN, Kollegium über Ästhetik (cours de 1750), dans Bernhard Poppe, A.
G. Baumgarten, seine Stellung und Bedeutung in der Leibniz-Wolffischen Philosophie,
Thèse, Münster, 1907, p. 130-131, trad. S. Buchenau dans Aux sources de l’esthétique,
p. 131. Je souligne.
110
111
60
Analyst) dont l’opus metaphysicum est employé à des fins didactiques — se
résume à n’être, en fin de compte, qu’un « vain espoir » (verfehlte Hoffnung).
Une nouvelle science qui se propose à la fois de fonder et de garantir cette
connaissance dite sensible, et dont les arts libéraux constituent l’un des
domaines de prédilection, est vouée a priori à l’échec. Pourquoi ? En fait, toute
l’ambiguïté du terme « æsthetica » réside dans cette tension engendrée par la
coexistence, dans une même formulation, de deux visées apparemment
contradictoires : la constitution d’une théorie des arts libéraux d’une part et la
création d’une nouvelle logique de la sensibilité d’autre part. En quoi réside
l’inanité d’une telle collusion selon Kant ? Selon la perspective ouverte par
l’élaboration du système critico-transcendantal, Baumgarten aurait confondu
deux législations essentiellement différentes : celle qui régit une science de la
sensibilité fondatrice des conditions de possibilité de toute expérience et celle
d’une critique du goût qui ne repose pas, par définition, sur des fondements a
priori. Toute la question est de savoir si l’esthétique philosophique, non
seulement à ses débuts, mais en tant que telle, est bien l’exact synonyme d’une
entreprise visant à critiquer le goût. Rien n’est moins sûr et c’est ce que
j’entends démontrer.
Un autre philosophe, et non des moindres dans le domaine qui nous occupe,
Benedetto Croce, auquel nous devons la première réédition des Méditations dit,
non sans quelque amertume, ceci :
Ô excellent Baumgarten ! Dont je réimprimai à Naples en 1900, avec
la piété d’un lointain disciple, lointain dans le temps et dans l’espace,
meis impensis [à mes frais], les Meditationes en un élégant opuscule
(sur le petit nombre d’exemplaires que je mis en vente il n’y en eut
pas même un pour trouver un acheteur, de sorte que je finis par les
donner tous et je ne crois pas que parmi les donataires il ne se soit
jamais rencontré aucun lecteur) […].114
À en croire Croce, personne ne lut ce premier ouvrage de Baumgarten et ses
efforts sont, une fois de plus, qualifiés de « vains » (vani sforzi) !115 Concédons
Benedetto CROCE, « Rileggendo l’Aesthetica del Baumgarten » dans Ultimi saggi, Saggi
Filosofici, 7, Gius. Laterza e Figli, Bari, 1935, p. 101. Traduit par Gilles A. Tiberghien,
« En relisant l’esthétique de Baumgarten » dans les Essais d’esthétique, Gallimard, 1991,
p. 116.
115
Ibid., p. 93, pour la trad. française : p. 108.
114
61
qu’en Italie, peut-être — en mettant entre parenthèse le contexte nationaliste
qui, pour bonne part, fait dire à Croce que c’est la « scienza nuova » de Vico qui
constitue à bon droit la « première esthétique » — personne ne lut les
Méditations. En Italie, peut-être, mais en Allemagne, et cela avec certitude,
Baumgarten ne passa guère inaperçu. En 1907 est éditée à Leipzig la dissertation
inaugurale de Bernhard Poppe accompagnée d’un manuscrit esthétique inédit
(« einer bisher unbekannten Handschrift der Ästhetik Baumgartens »), le
Kollegium über Ästhetik, c’est-à-dire les notes rédigées en allemand à partir du
cours
d’esthétique
dispensé
par
Baumgarten
en
1750.
Ces
notes
ont
vraisemblablement été dictées — plutôt que prises durant la leçon, compte tenu
de leur précision — à un étudiant dont le nom nous est inconnu.
De nos jours encore, alors même que tout le monde emploie le terme
« esthétique », Baumgarten continue à être relégué au rang de « prékantien
dogmatique » qui se serait borné à inventer un néologisme. Cela est à la fois
injuste et contradictoire puisque l’enseignement académique de l’esthétique, en
tant que discipline, précède largement la parution du premier tome de l’ouvrage
en question.
Mais il y a plus. Baumgarten a été le premier à subsumer tous les arts, au
sens très large du terme, sous la catégorie du beau. Une telle redéfinition de l’Art
implique, par conséquent, sa réhabilitation ontologique. En réponse à Platon,
même les productions mimétiques cessent d’être considérées comme des
apparences trompeuses. Elles quittent également le simple registre de l’agréable.
L’Art, tel que le redéfinit Baumgarten, devient l’expression d’une forme nouvelle
de vérité métaphysique. Que l’Art soit essentiellement beau car parfait dans le
domaine des choses humaines, qu’il ménage un rapport à la vérité en tant qu’il
exprime quelque chose du monde et de nous-mêmes, voilà autant de thèses qu’il
est légitime de remettre en question aujourd’hui. Encore faut-il pour cela
comprendre d’où viennent ces notions, c’est-à-dire prendre le temps de relire
Baumgarten et d’évaluer la portée philosophique de son geste.
À l’encontre du terme lui-même et de la discipline qu’il désigne, les critiques
virulentes ne manquent pas non plus. Marc Jimenez, dans l’avant-propos de son
ouvrage intitulé Qu’est-ce que l’esthétique ?, présente l’état de la question en
ces termes :
62
Il y a seulement une vingtaine d’années [il écrit en 1997], le mot
« esthétique », employé pour désigner la réflexion philosophique sur
l’art, apparaissait prématurément vieilli. Bien que son sens moderne
ne date que du 18e siècle, il semblait désuet et prêt à disparaître.
Certains philosophes allaient jusqu’à déclarer, de façon humoristique,
que « dans son histoire bicentenaire depuis le milieu du 18e jusqu’au
milieu du 20e siècle, l’esthétique s’est révélée comme un insuccès
brillant et plein de résultats ».116
Sans vouloir multiplier les exemples, on peut encore citer Serge Trottein
dont le jugement est, sur ce point précis, sans appel. En filant la métaphore
obstétrique, ce dernier affirme que la « naissance » de l’esthétique philosophique
— dont la paternité est disputée par Baumgarten et Kant (la mère est bien
connue, il s’agit de la vieille métaphysique) — est non seulement vaine mais
morbide, en ceci qu’elle a engendré une série d’avortons :
De Baumgarten à Kant il n’y a donc pas eu naissance ou genèse ou
invention de l’esthétique, mais une multiplication de naissances et de
renaissances de l’esthétique, ou même si l’on préfère une série d’IVG,
interruptions volontaires (car imputables, au fond, à la volonté, à cette
faculté supérieure de désirer qu’est la raison pratique) de grossesse ou
de gestation, bien que la métaphore même ne puisse se poursuivre
indéfiniment : car ce qui est en gestation et qui chaque fois n’arrive
pas à terme, c’est l’interruption même.117
Dès lors, et dans pareil contexte, pourquoi reposer une fois de plus la
question
de
l’esthétique ?
Le
questionnement
se
propose
comme
une
alternative : ou bien l’esthétique est un terme fourre-tout qui désigne le je ne
sais quoi de presque tout, qui ne dénote aucune réalité, selon une conception
analytique de la philosophie, auquel cas Baumgarten s’est effectivement contenté
d’inventer un mot, certes utile à employer mais qui ne concerne rien de
véritablement philosophique ; ou bien le projet de l’esthétique, tel qu’il se déploie
avec Baumgarten, n’a pas été suffisamment interrogé et a été éclipsé non
seulement par les Anfangsgründe de Meier comme suggéré plus haut mais aussi,
Marc JIMENEZ, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard, 1997, p. 9.
Serge TROTTEIN. « Renaissances de l’esthétique de Baumgarten à Kant » dans
L’esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, Paris, PUF, 2000, p. 133.
116
117
63
et surtout, par la troisième Critique de Kant. Cependant, ces questions de
réception n’expliquent pas tout et, surtout, elles ne rendent pas compte de
l’importance ontologique de l’invention de l’esthétique.
Je ne pense pas que la constitution de l’esthétique philosophique puisse être
réduite à la manifestation d’un supposé « Zeitgeist » propre au 18e siècle.
L’émergence de l’esthétique s’est présentée, à un moment précis de l’histoire de
la philosophie, comme une nécessité. Elle est l’une des conséquences ultimes du
passage de l’ancienne métaphysique de l’étant à la métaphysique moderne du
sujet. C’est parce que la subjectivité et la certitude de soi du sujet pensant se
posent en fondements métaphysiques à partir desquels la méthode peut déployer
tous ses effets, que la question d’une nouvelle science de la sensibilité a pu se
poser en ces termes.
Ce qui vient d’être établi n’implique pas pour autant, contrairement à ce
qu’une lecture faite à partir de Kant pourrait laisser entendre, que la « vérité
esthétique », telle que Baumgarten la systématise, ne soit que le simple produit
de la subjectivité du sujet. Il y a bien une vérité objective qui confère à
l’esthétique son statut de science.
Aussi, cette nouvelle science de la sensibilité est fort éloignée de ce que
Bæumler a pu nommer l’irruption de l’« irrationalisme » dans la pensée
occidentale. Loin d’être irrationnelle, l’esthétique philosophique est à concevoir
comme une tentative inédite de rationaliser un domaine jusqu’alors tenu pour
rationnellement non fondé. Comme le pense aussi Annie Beck, « les doctrines les
plus propres à favoriser la naissance de la pensée esthétique moderne sont celles
qui n’ont pas rejeté l’élément rationnel ».118 Et cela est particulièrement vrai pour
la pensée de Baumgarten qui s’inscrit dans la voie ouverte par Leibniz et sa
critique du pur cogito ainsi que de son corrélat, c’est-à-dire l’« immaculée
perception » de l’étant.
Sur le plan strictement éditorial, le 18e siècle est saturé de traités sur le
beau en général et les beaux-arts en particulier. Par exemple, et sans nullement
prétendre à l’exhaustivité, le premier mars 1711 est édité pour la première fois le
périodique
The
Spectator
d’Addison ;
la
même
année
paraissent
les
Characteristics of Men, Manners, Opinions and Times de Anthony Ashley Cooper,
Annie BECQ, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à
l’imagination créatrice (1680-1814), vol. 1, Paris, Albin Michel, 1994, p. 299.
118
64
comte de Shaftesbury ; le Traité du Beau (1715) de Jean-Pierre de Crousaz ; les
Réflexions sur la poésie et la peinture de l’Abbé Du Bos (1719) ; l’Inquiry into the
Origins
of
Ideas
of
Beauty
and
Virtue
que
Francis
Hutcheson
publie
anonymement en 1725 et qui est réédité l’année suivante à son nom, sous le
titre An inquiry concerning beauty, order, harmony, design ; La scienza nuova
(1744) de Giambattista Vico ; Les Beaux-arts réduits à un même principe (1746)
de Charles Batteux ; Of the Standard of Taste (1757) de David Hume ; la même
année paraît A philosophical enquiry into the Origins of our Ideas of the Sublime
and Beautiful d’Edmund Burke ; An Essay on taste (1759) d’Alexander Gerard ou
encore les Beobachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabene (1764) de
Kant.
Dans cette impressionnante multiplication de traités, je soutiens que
l’Æsthetica, du point de vue de la question ontologique, occupe une place
particulière et absolument irréductible en ceci qu’elle s’attache à penser
systématiquement le rapport entre la philosophie et l’« Art », avec toutes les
difficultés et les réserves que cette démarche suscite. Il n’y a aucun
dépassement de la métaphysique par l’esthétique, au contraire. Baumgarten
entend fonder une nouvelle partie de la philosophie et ne conçoit pas l’esthétique
comme
une
simple
discipline
auxiliaire,
ni
comme
une
anthropologie
philosophique orientée sur la question des beaux-arts, ni même comme une
sémiologie. Tant s’en faut. Nombreux sont les extraits qui permettent de fonder
cette affirmation. Prenons, par exemple, la définition du terme « esthétique »
proposée au paragraphe 533 de la Métaphysique :
La science du mode de connaissance et d’exposition sensible est
l’esthétique
[scientia
sensitive
cognoscendi
et
proponendi
est
AESTHETICA, n. d. a. die Wissenschaft des Schönen] (logique de la
faculté de connaissance inférieure, philosophie des grâces et des
muses, gnoséologie inférieure, art de penser bellement [ars pulchre
cogitandi], art de l’analogon de la raison.)119
A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 533, p. 89, traduction légèrement modifiée. Il m’a
été suggéré de traduire « ars pulchre cogitandi » par « art de penser bellement » au lieu
de la solution proposée par J.-Y. Pranchère : « art de la beauté du penser » qui évacue la
dimension adverbiale de « pulchre » et la dimension proprement dynamique et créatrice
de cet art.
119
65
Citons aussi le Kollegium über die Ästhetik de 1750 qui commente le § 134 de
l’Æsthetica comme suit :
Si l’on voulait aussi établir une topique générale, il faudrait relire les
écrits principaux de l’ontologie, commencer par le possible et continuer
par le unum, bonum, verum, perfectum ; c’est ainsi qu’on obtient une
sorte de topique générale, qui donnera toujours matière à discourir.120
Reprenons les choses dans l’ordre. Aristote dit de la philosophie qu’elle « est une
science qui fait la théorie de l’étant en tant qu’étant et de ce qui lui appartient en
lui-même ».121 (Nous savons que le terme « métaphysique » est un titre proposé
par l’éditeur d’Aristote, Andronicos de Rhodes, le dernier scolarque.) Dès lors, si
les fondements de l’esthétique philosophique reposent sur cette « ontologie
régionale » ou « métaphysique spéciale » qu’est la psychologie qui, à son tour,
s’appuie sur les principes fondamentaux de la métaphysique en tant que science
du fondement de l’étant en son entier, l’esthétique n’est pas une simple curiosité
historiographique mais constitue bien, dans ses prétentions à dire l’Art en sa
vérité, une question philosophique à part entière. Et dès lors qu’elle fait partie de
la métaphysique, elle n’est ni « dépassée » ni même « passée de mode » ; au
contraire,
ses
apories
constitutives
continuent
à
nous
préoccuper
et
à
surdéterminer notre manière de nous rapporter conceptuellement aux beaux-arts
aujourd’hui.
Toute la question est précisément de déterminer si l’esthétique peut
prétendre au statut d’« ontologie régionale » ou pas. L’esthétique est-elle
véritablement une partie de la philosophie qui, en tant que telle, a affaire à la
question de la vérité, ou ne l’est-elle pas ? Ou, pour formuler la question encore
différemment, est-ce que l’esthétique se constitue effectivement à partir de et en
dialogue constant avec ce type de questionnement qui a reçu dans notre
tradition de pensée occidentale le nom de « métaphysique », ou bien n’est-elle
qu’un phénomène culturel « intéressant » qui nous renseigne avantageusement
sur la Weltanschauung propre au 18e siècle ? Pour introduire cette question, il
A. G. BAUMGARTEN, Kollegium über Ästhetik dans Bernhard POPPE, A. G. Baumgarten
[…], p. 139 ; trad. S. Buchenau dans Aux sources de l’esthétique, p. 135.
121
ARISTOTE, « Livre Gamma », chapitre 1, 1003a dans La décision du sens, Le livre
Gamma de la Métaphysique d’Aristote, trad. et comm. Barbara Cassin et Michel Narcy,
Paris, Vrin, 1989, p. 115.
120
66
convient avant tout d’éclaircir — à la suite de Francesco Piselli — ce que conçoit
Baumgarten lui-même sous le terme de « métaphysique » :
Il s’agit de se demander sans tarder ce qu’est la métaphysique pour
Baumgarten. Nous apprenons qu’elle est une science, et la première
entre toutes car elle contient les principes premiers de la connaissance
humaine, au moins : Metaphysica est scientia prima cognitionis
humanae principia continens (Metaphysica, 1739, 1743, 1750, § 1).
Metaphysica est scientia primorum in humana cognitione principiorum
(Metaphysica, 1757, 1779, §1). La métaphysique en tant que science
est une connaissance dont la caractéristique est d’aller du certain au
certain. Dire qu’elle contient les principes premiers signifie qu’elle rend
raison de toute connaissance, y compris la connaissance métaphysique
elle-même. Dans sa primauté fondatrice, elle ne se restreint toutefois
pas à quelques propositions brillantes, aptes à orienter dans un
mouvement juste chaque acte noétique. Au contraire, elle génère
l’ontologie, la cosmologie, la psychologie, la théologie naturelle, se
développant avec une grande variété et densité conceptuelle […]
jusqu’à
la
solennelle
dernière
pensée,
élevée
vers
Dieu,
dont
l’honneur, le nom et les louanges resteront toujours (Metaphysica
1000). Au sein de telles sections, l’ontologie se distingue et s’élève ;
elle est, en effet, la science des prédicats premiers de l’étant. Mais
ceux-ci ne sont rien de moins que les premiers principes de la
connaissance humaine. La synecdoque (per synecdochen, Metaphysica,
1743, 4) par laquelle nous assimilons l’ontologie à la métaphysique
elle-même, se voit ainsi justifiée.122
Francesco PISELLI, Alle origini dell’estetica moderna. Il pensiero di Baumgarten,
Milano, Vita e Pensiero, 1992, p. 13-14. Je traduis de l’italien et souligne.
« Chiedendoci allora subito che cosa per Baumgarten sia la metafisica veniamo a sapere
che è una scienza, e delle scienze la prima : perché contiene i principi primi della
conoscenza ; umana, almeno : Metaphysica est scientia prima cognitionis humanae
continens (Metaphysica, 1739, 1743, 1750, § 1). Metaphysica est scientia primorum in
humana cognitione principiorum (Metaphysica, 1757, 1779, § 1). Come scienza la
metafisica è essa medesima una conoscenza, la cui proprietà è che fluisca dal certo al
certo. Che contenga principi, e primi, significa che apporta la ragione di ogni conoscenza
ivi compresa la metafisica stessa. Nella sua primarietà fondante, non si restringe tuttavia
la metafisica, contenta di alcune proposizioni folgoranti atte a orientare nel movimento
giusto ogni consecuzione conoscitiva. Anzi, genera abbondanti l’ontologia, la cosmologia,
la psicologia, la teologia naturale, astendendosi con grande varietà e densità concettuali
[...] fino al solenne pensiero conclusivo elevato a Dio, cuius semper honos, nomen,
122
67
L’esthétique, en tant que discipline philosophique, doit être fondée
conformément au projet métaphysique. Or ce fondement est fourni par la
psychologie. La psychologie explique l’essence de l’art à partir de l’essence de
l’âme humaine. Ce qui n’implique pas pour autant que cette « psychologie » tout
à fait singulière — en tant qu’elle est essentiellement une monadologie — se
limite au point de vue du spectateur, de manière strictement réceptive. De plus,
ces différentes parties de la métaphysique ont pour finalité dernière d’atteindre,
chacune selon la voie qui lui est propre, la « solennelle dernière pensée, élevée
vers Dieu ». Dans un paragraphe des leçons d’esthétique, Baumgarten enseigne
que :
[Le bel esprit] doit apprendre la psychologie, et ceci de manière
méthodique, autrement il se dispersera dans les détails. Mais, il doit,
en tant qu’[Ästhetikus], s’abaisser aux exemples, et plus il fait dans
l’abstraction en tant que métaphysicien, moins il doit considérer
l’abstraction en matière de beau. 123
Dagmar Mirbach rappelle, dans son introduction à la première traduction
intégrale en langue allemande de l’Æsthetica,124 que Baumgarten emprunte au
wolffien
Ludwig
métaphysique
Philipp
générale
Thümmig
(ou
sa
répartition
ontologie,
« scientia
de
la
philosophie
praedicatorum
en
entis
generaliorum », Met. § 4) et métaphysique spéciale (cosmologie, « scientia
praedicatorum
mundi
generalium »,
Met.
§
51 ;
psychologie,
« scientia
praedicatorum animae generalium », Met. § 501 ; théologie naturelle, « scientia
de deo, quatenus sine fide cognosci potest », Met. § 800). Mais gardons-nous de
souscrire un peu rapidement à l’idée communément admise selon laquelle
Baumgarten serait un « wolffien » parmi d’autres. À ce sujet, un point
fondamental demande à être clarifié. Est souvent associé au nom de Baumgarten
un supposé « leibniziano-wolffianisme ». Cette dénomination qui induit une
laudesque manebunt (Metaphysica 1000). Fra tali sezioni, l’ontologia si distingue e
innalza; essa è infatti scienza dei predicati universali dell’ente. Ma questi, non sono meno
che i principi primi della conoscenza umana. È dunque giustificata la sineddoche (per
synecdochen, Metaphysica, 1743, 4) con cui assimiliamo l’ontologia alla metafisica
stessa. »
123
A. G. BAUMGARTEN, Kollegium über Ästhetik, p. 108. Traduction de S. Buchenau dans
Aux sources de l’esthétique, p. 127. Je place entre crochets le terme latin que
Baumgarten choisit explicitement de ne pas traduire plutôt que l’« esthéticien » proposé
par la traductrice.
124
A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, Band I, übers. u. hrsg. von Dagmar Mirbach, lateinischdeutsch, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2007, p. XXVIII.
68
certaine confusion conceptuelle, n’est pas de facture récente. En 1743, l’un des
deux principaux intéressés, en l’occurrence Christian Wolff (Leibniz n’était alors
plus de ce monde), reprochait à son propre disciple Bilfinger d’avoir produit ce
contresens philosophique.125 Wolf Feuerhahn dit très clairement que :
Wolff a vivement
protesté contre l’expression de « leibniziano-
wolffianisme ». Il s’est toujours refusé à cet amalgame, non par souci
d’originalité, mais parce qu’il ne partageait pas l’une des thèses
ontologiques centrales de Leibniz, selon laquelle toutes les monades
sont douées de perception. La hiérarchie leibnizienne des monades
n’implique pas de saut qualitatif. Toutes sont douées d’appétition et de
perception. Ne varie que la qualité de leur perception. Wolff récuse ce
continuisme et affirme que les éléments des corps ne sont pas doués
de perceptions confuses. Seules les monades les plus élevées le sont.
Il institue ainsi un dualisme inexistant chez Leibniz. Les « monades
brutes » ne sont pas des entités spirituelles capables de perceptions,
mais de simples centres de forces. Wolff rompt […] avec l’harmonie
universelle et fonde ce qui sera nommé, par Kant notamment, une
monadologie physique.126
Peut-on dire à bon droit que Baumgarten est un « wolffien » stricto sensu, c’està-dire au sens philosophique du terme et non dans celui de l’histoire des idées ?
Sans vouloir mener dans le détail une analyse comparée de ces deux philosophes
― tel n’est assurément pas le propos de la présente recherche ― il faut
néanmoins
souligner
l’essentiel,
à
savoir
que
la
position
ontologique
fondamentale de Baumgarten est moniste, c’est-à-dire leibnizienne.127 Car Wolff
rejette la théorie monadique, comme en témoigne de manière parfaitement
explicite le titre d’un paragraphe des Annotations à la Métaphysique allemande
Jean-Paul PACCIONI, Cet esprit de profondeur : Christian Wolff, l’ontologie et la
métaphysique, Paris, Vrin, 2006, p. 33.
126
Wolf FEUERHAHN, « La psychométrie au XVIIIe siècle » dans Psychologie et
métaphysique. Autour de Christian Wolff, Revue philosophique de la France et de
l’Etranger, août 2003, Paris, PUF, p. 279-292. Je souligne.
127
C.f. les analyses de J.-P. Paccioni susmentionnées ainsi que celles de Pietro PIMPINELLA,
Wolff e Baumgarten, studi di terminologia filosofica, Firenze, Leo S. Olschki Editore,
2005.
125
69
intitulé : « pourquoi l’auteur n’accepte pas les monades leibniziennes » (« warum
der Autor Leibnitzens Monades nicht annimmt »).128
Pietro Pimpinella, dans une étude sur la terminologie philosophique de Wolff
et de Baumgarten, démontre comment le premier, en partant de l’héritage de
Leibniz, revient à Descartes. C’est par le doute cartésien que Wolff prouve
l’existence indubitable de l’âme. La position wolffienne marque donc une
profonde rupture avec la continuité ontologique leibnizienne. Cette rupture a
pour conséquence directe la reformulation du concept de substance, et donc une
reprise du dualisme à partir du cogito cartésien ainsi qu’une réélaboration du
processus
cartésien
du
doute
en
vue
de
fonder
systématiquement
la
psychologie.129
Ces quelques indications suffisent à contredire l’idée généralement admise
selon laquelle Baumgarten serait un simple « épigone » de Wolff, lequel à son
tour ne serait que le disciple et le héraut de Leibniz, dont il aurait « popularisé »
et « systématisé » la pensée. Ce n’est pas le cas puisque, fondamentalement,
Wolff et Baumgarten ne s’accordent pas sur la détermination essentielle de la
substance. Pas plus que Baumgarten n’opère un simple « retour » à Leibniz
puisqu’il « invente » une esthétique, la première de l’histoire de la métaphysique,
qui accorde aux beaux-arts une place tout à fait singulière. Mario Casula, que
nous traduisons, souligne ceci : « Baumgarten ne nous a pas déçus : plus qu’un
wolffien indépendant, comme un jugement un peu cliché le désigne, il apparaît
plutôt comme un leibnizien qui a systématisé le philosophe de Hanovre avec une
méthodologie wolffienne, ce qui produit une synthèse en grande partie
originale. »130 Si les prédécesseurs ou les contemporains tels que Gottsched,
Bodmer, Breitinger ou encore Meier partagent des préoccupations analogues au
sujet du statut philosophique de la poésie, Baumgarten est le seul à avoir
entrepris de formuler de manière systématique ces questions par la création
d’une nouvelle « science », dont le statut reste à être précisé.
Christian WOLFF, Metafisica tedesca con le annotazioni alla Metafisica tedesca, testo
tedesco a fronte, introduzione, traduzione, note e apparati a cura di Raffaele Ciafarone,
Milano, Bompiani, 2003, § 251, p. 1258.
129
P. PIMPINELLA, op. cit., p. 6.
130
Mario CASULA, La metafisica di A. G. Baumgarten, Milano, Mursia, p. 7.
« Baumgarten non ci ha deluso : più che un wolffiano indipendente, comme sostiene una
valutazione tipo cliché, è risultato piuttosto un leibniziano che sistematizza il filosofo di
Hannover colla metodologia wolffiana, arrivando ad una sintesi in gran parte originale. »
128
70
Une dernière remarque concernant la situation éditoriale, avant que d’entrer
dans le vif du sujet. Que l’allure des traités de Baumgarten soit « scolastique et
compassée », pour reprendre l’expression d’Armand Nivelle, explique, bien que
partiellement, pourquoi l’Esthétique n’a pas encore été traduite en français dans
son « intégralité fragmentaire » (fragmentarische Ganzheit),131 pour reprendre
l’heureuse expression de Dagmar Mirbach, auteure de la récente (2007) et très
attendue traduction intégrale en allemand. La situation éditoriale est nettement
plus favorable en Italie où Francesco Piselli a fait œuvre de pionnier en la matière
(1993). Une seconde traduction a été publiée, peut-être moins littérale mais plus
élégante et fluide, par Salvatore Tedesco (2000). Force est de constater que
certains passages sont difficilement lisibles dans la traduction française partielle,
seule disponible à ce jour (J.-Y. Pranchère, 1988).
Encore un mot au sujet de la notation. Pour une meilleure lisibilité, et afin
de ne pas surcharger inutilement les notes de bas de page, je signale par la
notation « Méditations » le recours à la traduction française des Meditationes
philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus, par « Riflessioni » l’emploi de
la version italienne, et par « Philosophische Betrachtungen » l’usage de la
traduction allemande. Afin d’uniformiser la présentation, j’indiquerai en chiffres
arabes, comme dans l’Esthétique, et non en chiffres romains, les paragraphes
des Méditations. De plus, les caractères grecs des citations ont été translittérés.
En ce qui concerne le Kollegium über Ästhetik, l’édition originale allemande
de référence est celle qui est éditée dans le manuscrit de Poppe (1907). Il en
existe une traduction italienne par Salvatore Tedesco (1998). Ces leçons
d’esthétique constituent un document d’une valeur inestimable mais qui ne
saurait, pour des raisons méthodologiques, être mis sur le même plan que les
écrits originaux de Baumgarten. En ce qui concerne l’Æsthetica, je citerai la
traduction française lorsqu’elle est disponible, en indiquant en note de fin les
modifications jugées nécessaires. Parfois, la traduction française pose problème.
Les extraits retraduits sont signalés par la mention du titre latin de l’ouvrage.
Ces traductions inédites du texte latin se sont appuyées sur les deux traductions
italiennes existantes (F. Piselli et S. Tedesco), ainsi que sur la traduction
allemande (D. Mirbach) et ont été reformulées par Yvan Buloz. Cela dit, je suis
D. MIRBACH, « Einführung : zur Fragmentarische Ganzheit von Alexander Gottlieb
Baumgarten » dans A. G. BAUMGARTEN, op. cit., p. XV.
131
71
seule responsable des éventuelles erreurs qui ont pu se glisser subrepticement
dans ces traductions.
§ 1.2 PRÉHISTOIRE DE L’ESTHÉTIQUE PHILOSOPHIQUE ENTRE RHÉTORIQUE ET POÉTIQUE
Les Meditationes philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus sont la
thèse d’habilitation que le jeune Baumgarten soutient en 1735, à Halle, en vue
de l’obtention du titre de privat docent.132 Texte clé,133 rarement lu ou
partiellement lu, il peut toutefois être légitimement considéré comme le texte
préparatoire de l’Æsthetica.134 Ce qui y est exposé est fondamental pour retracer
l’histoire de la constitution de l’esthétique et de ses présupposés : à travers
l’analyse du discours poétique, entendu comme manifestation parfaitement
accomplie du discours sensible, Baumgarten démontre non seulement que la
sensibilité possède une forme de logique propre, mais aussi qu’il appartient à la
métaphysique de l’expliciter. L’implicite de cette démarche, d’un bout à l’autre de
l’œuvre de Baumgarten, est de proposer ce qu’il est loisible de nommer, à la
suite de Daniel Dumouchel,135 une « théodicée esthétique », dans le sens d’une
véritable « apologie de la sensibilité ». La référence n’est pas incongrue, puisque
Baumgarten cite explicitement la Théodicée de Leibniz au paragraphe 22 de sa
dissertation : « Le but principal de la Poésie doit être d’enseigner la prudence et
la vertu par des exemples. » Le choix de cette citation par Baumgarten est très
significatif : il inscrit la défense de la sensibilité, en tant qu’elle est aussi le fruit
de la Création, dans une perspective à la fois pédagogique et éthique. De plus,
les finalités classiques du delectare et plus encore celle du movere et du docere
sont particulièrement prégnantes, comme cela est manifeste au paragraphe 25 :
Les affects sont des degrés particulièrement remarquables de dégoût
et de plaisir ; leurs sensations ont donc lieu en un sujet qui se
Salvatore TEDESCO, « Presentazione », L’Estetica,
A. G. BAUMGARTEN, Palermo,
Aesthetica Edizioni, 2000, p. 7.
133
S. BUCHENAU, « Die Sprache der Sinnlichkeit. Baumgartens poetische Begründung der
Ästhetik in den Meditationes philosophicae », Aufklärung 20, Hamburg, Felix Meiner
Verlag, p. 5.
134
C’est ce que soutient très tôt Ernst BERGMANN, « Baumgarten und die Vorgeschichte
der Ästhetik » dans Die Begründung der deutschen Ästhetik durch A. G. Baumgarten und
G. F. Meier, Leipzig, 1911, p. 1-23.
135
Daniel DUMOUCHEL, « A. G. Baumgarten et la naissance du discours esthétique »,
Dialogue, vol. 30, 1991, p. 486.
132
72
représente confusément quelque chose comme bon et mauvais ; elles
déterminent donc des représentations poétiques, il est donc poétique
de provoquer des affects.136
L’intention première qui guide plus spécifiquement ce texte est donc de fonder
l’unité de la poétique, de la rhétorique et de la philosophie. Le projet du
philosophe peut être interprété comme une réponse à ce que nous considérons,
avec Jean Lauxerois, comme l’« invention » platonicienne de l’antique discorde
entre philosophie et poésie. Dans la préface à sa récente traduction du dialogue
Ion, Lauxerois écrit ceci :
Si célèbre soit-elle, cette considération bien elliptique n’en demeure
pas moins surprenante. Quelle serait l’origine de ce mystérieux
différend ? À quand remontrait-il ? Quel serait son enjeu ? Platon n’en
dit rien. Oublierait-il les fragments d’Héraclite (540-480) et le Poème
de Parménide (540-450), où l’unité de la poésie et de la pensée est
profondément à l’œuvre ? Il semble surtout méconnaître la différence
des temps : comment soutenir l’idée d’un tel contentieux et de sa
longue histoire quand le mot même de philosophie a tout juste l’âge de
Platon (427-347), alors que la poésie, elle, appartient à un âge
immémorial ? Ce différend prétendument séculaire pourrait bien n’être
qu’une invention platonicienne, permettant à la philosophie naissante
de traiter d’égal à égal avec la poésie, et d’effacer son propre
commencement pour mieux asseoir sa légitimité.137
Même si des réserves peuvent être formulées à l’encontre de l’interprétation qui
fait de Platon l’inventeur de la philosophie, comprise comme métaphysique, et de
son simultané désaccord essentiel avec la poésie, il n’en demeure pas moins que
c’est bien dans cette voie que Baumgarten s’engage, et avec cette tradition qu’il
entreprend de dialoguer. Et si les prémisses sont à la fois rhétoriques et
poétiques,
Baumgarten
entend
les
dépasser
pour
élargir
l’horizon
d’interprétation, en produisant un discours totalisant qui vise à saisir à partir d’un
fondement philosophique, non seulement tout ce qui a trait à ce que nous
désignerions aujourd’hui sous le terme de « beaux-arts », mais aussi, et plus
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 40.
Jean LAUXEROIS, « Présentation », à PLATON, Ion et autres textes. Poésie et philosophie,
Paris, Presses Pocket, 2008, p. 9-10.
136
137
73
généralement, ce qu’il appelle en latin une « théorie des arts libéraux » (theoria
liberalium artium) ou des « belles sciences » (Schönen Wissenschaften) dans son
cours d’esthétique (Kollegium über Ästhetik). Dès lors, et contrairement à ce que
leur titre suggère, les Meditationes philosophicae de nonnullis ad poema
pertinentibus ne se limitent pas à proposer une lecture moderne de la poétique.
S’il est vrai que les références à Horace et à Cicéron sont multiples et
constantes, il est question, en dernière instance, de fonder une sorte de
« métapoétique » qui, partant des disciplines éparses, vise à les unifier en vue
de fonder philosophiquement une nouvelle discipline expressément nommée, à
l’avant-dernier paragraphe de la dissertation, « Esthétique ».
§ 1.3 ESTHÉTIQUE, ÉTHIQUE ET POÏÉTIQUE
Le point de départ de la dissertation est le suivant : la poésie n’est pas un
simple agrément mais présente également une voie d’accès essentielle à la vérité
métaphysique, bien que non thématisée jusqu’alors. Elle constitue une manière
d’être en rapport avec la vérité et, à ce titre, présente une nécessité
philosophique et requiert la fondation d’une nouvelle science. Cette voie d’accès
à la vérité métaphysique est « poétique », c’est-à-dire « sensible », dans la
terminologie forgée par Baumgarten. Plus précisément, la forme la plus
accomplie, la plus parfaite, du discours sensible, est la forme poétique. Ce qui
distingue la forme poétique des autres types de discours, c’est précisément cette
perfection. Le poème, en son essence, présente une forme de « logique
sensible » et peut donc faire l’objet d’une recherche philosophique. Cette
conception, Baumgarten la partage avec d’autres théoriciens de la poésie,
disciples de Wolff, les deux suisses prénommés Johann-Jakob, respectivement
Bodmer (1698-1783) et Breitinger (1701-1776), lesquels comparent la poésie à
une forme de « logique de l’imagination ». Cela dit, Baumgarten est celui qui
confère à cette conception un fondement philosophique. Pour lui, la poésie, en
tant qu’elle manifeste à la perfection un type de connaissance dite sensible, est
nécessaire aux « esprits qui s’emploient à rechercher les raisons de toutes
74
choses ».138 Le titre choisi est d’ailleurs parfaitement explicite sur ce point. Avec
les
Meditationes
philosophicae,
Baumgarten
contredit
ce
que
beaucoup
retiennent pour évident : « On estime impossible que la philosophie et la poésie
séjournent en un même endroit : la première, en effet, recherche avec un
extrême acharnement la distinction des concepts, tandis que la seconde ne s’en
préoccupe
pas. »139
Cette
impossible
cohabitation,
reçue
comme
une
« évidence », est partagée également par certains poètes. Bon nombre de poètes
baroques allemands ont accentué l’écart qui sépare la poésie de la philosophie.140
Prenant le contre-pied de cela, Baumgarten « souhaite […] montrer clairement
que la philosophie et la science de la composition du poème, que l’on croit
souvent très éloignées l’une de l’autre, forment un couple dont l’union est tout à
fait amicale ».141
À mon intention de départ, s’ajoute une autre dimension. Il est frappant de
constater, dans le prologue, l’incessant va-et-vient entre le « témoignage » de
l’auteur, ses indications biographiques, et les considérations théoriques qu’il
déploie : Baumgarten a bien de fait assuré l’enseignement conjoint de la
poétique et de la philosophie rationnelle, ce qui lui permet de nourrir
existentiellement l’affirmation théorique de leur complémentarité, de même qu’il
s’autorise à chercher les fondements philosophiques du poème, lui qui s’adonne à
la poésie quotidiennement :
Dès l’enfance, j’ai prodigieusement aimé la littérature et ne l’ai jamais
négligée, suivant en cela le conseil d’hommes extrêmement sages
auxquels il était convenable d’obéir […]. Je n’ai passé presque aucun
jour sans m’adonner à la poésie. Au fur et à mesure que j’ai grandi en
âge, bien que j’aie dès l’école été contraint de tourner mes pensées
vers des sujets plus austères, et bien qu’à la fin la vie universitaire
semblât exiger de tout autres travaux et de tout autres soins, je me
suis néanmoins consacré à la littérature, qui m’était nécessaire ; de
sorte que je ne pus jamais me contraindre à abandonner vraiment la
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, « Introduction », p. 28.
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 15, p. 35.
140
U. FRANKE, « Kunst als Erkenntnis, die Rolle der Sinnlichkeit in der Ästhetik des
Alexander Gottlieb Baumgarten », p. 20.
« Der Unterschied zwischen Denken und Dichten, Philosophie und Poesie, den die
deutschen Barockpoeten betont hatten. »
141
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, « Introduction », p. 29.
138
139
75
poésie, que je jugeais tout à fait recommandable, tant par la pureté de
son agrément que par son évidente utilité.142
Le prologue, écrit à la première personne, se présente comme une espèce
d’autobiographie littéraire et philosophique dans laquelle Baumgarten exprime
son amour de la littérature au sens large. Je demande donc : l’insistance du
philosophe sur sa propre pratique poétique répond-elle, par anticipation, aux
critiques à venir qui qualifient l’esthétique philosophique de « discours de
surplomb », étranger aux questions techniques que se posent les praticiens de
l’art ? Vœu pieux, dira-t-on, en lisant ce texte puis l’Æsthetica. Peut-être, et cela
par bien des aspects. Félix Duque note, à ce propos, non sans quelque ironie :
« Comme un amateur d'art digne de ce nom, [Baumgarten] écrivait aussi des
poèmes : de très mauvais ».143 Cependant, on peut remarquer que cette
introduction
indique
clairement
que
le
philosophe
n’entend
pas
rompre
définitivement avec l’ancienne théorie de l’art, mais qu’il désire, au contraire, la
prolonger et lui garantir une base proprement philosophique. S’inscrivant dans
une perspective qu’il est possible de qualifier d’« humaniste », le philosophe peut
avouer sans rougir qu’il passe du temps à écrire des poèmes ou, à défaut, qu’il
versifie à ses heures perdues. Leonardo Amoroso, dans sa présentation des
Lezioni di Estetica, souligne expressément le caractère religieux de cet
humanisme :
Un tel « humanisme » baumgartenien est lié également à des
éléments religieux de matrice chrétienne et, plus précisément, piétiste.
[…] L’aspect religieux des instances fondamentales de l’esthétique est
présent dans toute l’œuvre de Baumgarten.144
Hormis cette dimension religieuse récurrente, cela signifie aussi que cette
esthétique en devenir ne se réduit pas à être seulement une « esthésique » —
pour le dire avec Paul Valéry145 — qui se limiterait à évaluer la valeur de l’œuvre
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 1, p. 27. Je souligne.
Felix DUQUE, Arte público y espacio político, Madrid, Ediciones Akal, 2001, p. 77. Je
traduis.
« [Baumgarten] como buen aficionado al arte [...] también escribìa poesìas : malas […].
144
Leonardo AMOROSO, « Presentazione » alle Lezioni di Estetica di Alexander Gottlieb
Baumgarten, a cura di Salvatore Tedesco, Æsthetica Edizioni, Milano, 1998, p. 18.
« Tale “umanesimo” baumgarteniano è legato anche ad elementi religiosi di matrice
cristiana e, più precisamente, pietistica [….]. L’aspetto religioso delle istanze di fondo
dell’estetica è presente in tutta l’opera di Baumgarten. »
145
Paul VALÉRY, Cahiers, Œuvres 1, éd. J. Robinson, Paris, Gallimard, 1973, p. 1027.
142
143
76
à l’aune de l’effet qu’elle produit sur celui ou celle qui s’y rapporte. Elle est aussi,
et c’est en cela qu’elle mérite notre attention, une « poïétique » qui traite de la
production du beau artistique, conçue comme l’une des plus hautes réalisations
spirituelles
de
l’être
humain.
Raison
pour
laquelle
elle
est
aussi
plus
« moderne », au sens spécifique que confère Baudelaire à ce terme dans le
Peintre de la vie moderne. Selon Baumgarten, le beau est essentiellement
artificiel, c’est-à-dire, comme l’indique le Dictionnaire historique de la langue
française, « conforme à la bonne méthode (ars) ».146 À l’inverse de la conception
ordinaire de la mímêsis, c’est la Nature, dans ses productions, qui obéit aux
règles de l’Art pour engendrer des choses belles. C’est donc grâce à l’acte de
création, qu’il soit intellectuel, poétique ou artistique, que le beau se manifeste.
Il y a donc un lien, qu’il s’agira d’expliciter, entre cette poïétique et une éthique
de l’excellence et du souci de soi. Baumgarten esquisse l’idée que quelque chose
de proprement existentiel se joue dans notre rapport esthétique au monde. C’est
ce dont il sera explicitement question, quinze ans plus tard, avec la figure
conceptuelle du felix æstheticus.
§ 1.4 PLAN ET ENJEUX DE LA DISSERTATION DE 1735
Les Meditationes philosophicæ suivent le plan en cinq parties que voici :
[1] §§ 1 à 11 : développement de l’idée [idea] du poème
et de quelques sujets qui lui sont apparentés.
[2] §§ 12 à 64 : images [imago] des pensées [cogitatio]
poétiques.
[3] §§ 65 à 76 : exposition de la méthode claire du
poème.
[4] §§ 77 à 107 : évaluation des termes poétiques.
[5] §§ 108 à 117 : confrontation avec d’autres définitions
du poème suivie de deux remarques de poétique générale
[poetica generali].
146
LE ROBERT DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, tome 1, « artificiel ».
77
La première partie du texte (§ 1-11) est fondamentale car elle contient la
définition canonique du poème selon Baumgarten, son « idée ». De même que ce
sont les derniers paragraphes (§§ 115-117) qui concluent le texte par une
esquisse147 de l’Æsthetica à venir. Le poème se voit défini au paragraphe 9
comme « discours sensible parfait ». Cette curieuse définition pèche, selon
Bergmann,148 par omission de la rime et du mètre. Or, à mon sens, il s’agit
moins d’un manque supposé dans la définition qu’une omission volontaire. S’il
s’agit bien de déterminer l’essence du poème comme point de départ, ce qui est
en jeu c’est moins de fonder philosophiquement la poésie en tant qu’art singulier
que de trouver une voie d’accès pour atteindre la perfection de la connaissance
dite sensible, ce qui sera également l’une des finalités de l’Esthétique. Pour
définir l’essence du poème, Baumgarten procède très classiquement en partant
du plus général :
§ 1 : Par le terme discours (oratio) nous entendons une suite de mots
(series vocum) désignant des représentations (repraesentationes) liées
ensemble.
§ 2 : Le discours permet de connaître les représentations liées
ensemble.149
Ce qu’est un discours, « même ceux qui n’ont pas encore à payer leur bain
comprennent clairement ce que c’est »150. D’après l’opinion commune, tout le
monde ― y compris les enfants ! selon le vers de Juvénal ― comprend ce qu’est
un discours. Le point de départ de l’esthétique est donc rhétorique. Mais, il s’agit
de s’entendre préalablement sur les termes. Le sens du terme oratio ne va pas
de soi, contrairement à ce que soutient la doxa. Oratio signifie en latin
« discours » mais aussi « prière ». La définition de l’objet des Méditations
philosophiques se fait d’abord par la négative et se formule à partir d’un terme
Ernst BERGMANN, Die Begründung der deutschen Ästhetik durch Alex. Gottlieb
Baumgarten und Georg Friedrich Meier, Leipzig, Verlag von Röder und Schunke, 1911,
p. 10.
148
Ibid., p. 8.
149
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 1, p. 29.
150
A. G. BAUMGARTEN, Riflessioni, § 1. Baumgarten écrit: « Clare intelligunt, qui nondum
aere lavantur, quid sit oratio [...]. » Francesco Piselli propose en italien : « Persino coloro
che [non] pagano ancora l’ingresso ai bagni comprendono chiaramente cosa sia
l’orazione. » Ceux qui « n’ont pas encore à payer leur entrée aux bains » sont, en fait, les
enfants dans un vers de Juvénal (Sat., II, v. 152). J.-Y. Pranchère traduit simplement par
« Ce qu’est le discours, les enfants le comprennent clairement », ce qui ôte de façon très
dommageable toute la dimension à la fois poétique et ironique de cet extrait.
147
78
susceptible de véhiculer un sens liturgique. Baumgarten, à la suite d’Aristote,
nomme oratio « une suite de mots désignant des représentations liées
ensemble ».151
Il s’agit d’insister sur le fait que l’envoi inaugural de la question
« poétique » au sens large, la question de la poïésis, qui prendra le nom
d’esthétique plus tard, s’articule à partir de l’art du discours. C’est à partir des
différentes modalités du dire que Baumgarten envisage la fondation de sa
nouvelle science. Les références nommément citées dans les Meditationes sont
essentiellement latines,152 le mouvement dans lequel Baumgarten s’inscrit est
celui d’une réhabilitation de la rhétorique, d’un bon usage de l’art de persuader,
tel qu’Aristote le concevait déjà contre son maître Platon et sa condamnation
sans appel de la sophistique. La rhétorique est, nous dit Aristote, le pendant de
la dialectique.153 Ce qui la prémunit d’être assimilée purement et simplement à
un mésusage sophistique de la parole, c’est le lien essentiel qu’Aristote tisse
entre le lógos rhétorique et l’êthos. Le bon usage public de la parole se mesure à
l’aune
de
l’aretế,
de
l’excellence
éthique
de
l’orateur.
Aristote
est
phénoménologue lorsqu’il affirme que la distinction essentielle entre rhétorique
et sophistique est moins la téknê, dont use et dispose le rhéteur ou le sophiste,
que l’intention qui l’anime.154 Que vise le discours ? Est-il un simple outil de
domination ? ou est-il employé en vue de persuader du bien fondé de tel ou tel
argument, en d’autres termes de sa vérité ? Pour Aristote, la tenue dans le
langage est une disposition, une héxis, guidée par un souci « éthique », un
êthos. Or Baumgarten reformule cette nécessité d’une éthique de l’excellence en
forgeant quinze ans après le concept d’êthos esthétique.
Le discours permet de connaître des représentations liées entre elles en un
ensemble logiquement ordonné. La cohérence du poème et, par extension
ultérieurement, la cohérence de l’œuvre conçue comme œuvre d’Art — avec tous
les problèmes que cela pose — se fondent sur un rapport analogique entre
l’harmonie préétablie du monde et l’harmonie des représentations qui organisent
le matériau poétique en un tout cohérent et porteur de sens. C’est parce que le
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, §1, p. 29.
A part Homère et Sophocle, Baumgarten cite les Latins, dans l’ordre d’apparition
suivant : Horace, Cicéron, Juvénal, Nonius Marcellus, Lucilius, Aphtonitus, Donat, Virgile,
Ovide, Tibulle, Catulle et Perse.
153
ARISTOTE, Rhétorique, nouvelle traduction, préface et notes de Jean Lauxerois, France,
Pocket, 2007, Livre 1, 1, 1354a, p. 37.
154
Ibid., p. 43.
151
152
79
monde est conçu par Baumgarten155 comme un immense poème qui manifeste la
gloire du Créateur, que l’activité poïétique au sens large peut exprimer
adéquatement l’ordre des choses créées.
Cette interprétation des Meditationes n’est pas « littérale » mais s’appuie
sur des déterminations formulées antérieurement dans la Metaphysica (1739).
Toutefois, je prends le parti de croire à la cohérence du projet du philosophe en
justifiant, par là même, le titre donné, à la suite de Bergmann, à ce souschapitre. Cela signifiant aussi que Baumgarten, à vingt et un ans, a déjà en tête
le projet de son opus magnum.
§ 1.5 LES DIFFÉRENTS TYPES DE REPRÉSENTATIONS
Le paragraphe 3 des Méditations est crucial en ceci qu’il anticipe, quinze ans
avant la rédaction de l’Esthétique, un de ses concepts fondamentaux, à savoir les
représentations sensibles et confuses :
On doit nommer SENSIBLES les REPRESENTATIONS fournies pas la
partie inférieure de la faculté de connaître. Le désir est dit sensible
tant qu’il provient d’une représentation confuse du bien ; or la
représentation confuse est, ainsi que la représentation obscure, fournie
par la partie inférieure de la faculté de connaître ; il sera donc possible
d’appliquer également ce même nom de sensible aux représentations
elles-mêmes,
de
façon
à
les
distinguer
des
représentations
intellectuelles et distinctes par tous les degrés possibles.156
À ce stade du développement, une lecture immanente du texte risque
d’induire une mécompréhension de ses enjeux. En effet, Baumgarten désigne la
sensibilité en tant que « partie inférieure de la faculté de connaître » et ses
représentations sont qualifiées de « confuses », mais il ne faut pas s’empresser
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 71, p. 60.
« Les choses se succèdent dans le monde pour manifester la gloire du créateur, qui est
ainsi le thème suprême et ultime d’un poème immense, si on peut nommer le monde
ainsi. »
156
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 3, p. 31.
155
80
de comprendre cela en un sens « négatif ». Quatre ans plus tard, une définition
analogue se trouve au § 521 de la Métaphysique :
La représentation non distincte se nomme représentation sensible. La
force de mon âme [vis animae meae] lui procure donc, grâce à la
faculté inférieure, la représentation des perceptions sensibles [per
facultatem inferiorem perceptiones sensitivas].157
À la première lecture, tout porte à croire qu’il y aurait donc une hiérarchie des
connaissances et que la sensibilité ferait, une fois de plus, les frais d’un
rationalisme, somme toute, peu original. S’il y a effectivement, et suivant la
tradition métaphysique, une hiérarchie idéale, Baumgarten dans le paragraphe
suivant ajoute que, de fait, une connaissance parfaite, c’est-à-dire exempte de
toute confusion, est inatteignable :
Aucun philosophe ne parvient à une telle profondeur qu’il contemple
toutes choses par l’entendement pur [intellectu puro] sans jamais
rester à la connaissance confuse de certains objets ; de même
presqu’aucun discours n’est à tel point scientifique et intellectuel qu’il
ne se rencontre pas une seule idée sensible à travers tout son
enchaînement. Ainsi celui qui se consacre avant tout à la connaissance
distincte peut trouver telles ou telles représentations distinctes dans
un discours sensible ; tout comme le discours scientifique reste
abstrait et intellectuel.158
Cette citation contient en germe un manifeste en faveur de l’esthétique : il est
humainement impossible de tout connaître distinctement car toute forme de
connaissance
mêle
des
représentations
sensibles
aux
représentations
intellectuelles. Dès lors, plutôt que de restreindre son horizon de connaissances à
ce qui peut être su de manière parfaitement distincte, et donc de le limiter à une
portion congrue de ce qui est connaissable, il est préférable de savoir s’orienter
également dans le type de connaissance dite confuse, c’est-à-dire sensible, ces
deux termes étant synonymes chez Baumgarten. Clair, obscur, confus et distinct,
telles sont les quatre qualités qui renvoient expressément à la typologie des
différentes
modalités
de
la
connaissance
A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique dans
philosophiques, § 521, p. 84.
158
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 4, p. 31.
157
81
exposée
par
Leibniz
Esthétique précédée
des
dans
les
Méditations
Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis (Méditations sur la connaissance, la
vérité et les idées). Ce texte, publié en 1684, est central pour l’histoire de la
philosophie
en
ce
qu’il
ouvre
un
débat
essentiel
sur
la
nature
des
représentations, mais aussi pour la constitution de l’esthétique philosophique.
Rappelons la thèse majeure de cet ouvrage :
Une connaissance est ou obscure ou claire ; une connaissance claire
est à son tour ou confuse ou distincte ; une connaissance distincte est
ou inadéquate ou adéquate, et encore ou symbolique ou intuitive : si
elle est en même temps adéquate et intuitive, elle est la plus parfaite
possible.159
Les trois couples d’opposition « clair » vs « obscur », « distinct » vs « confus » et
« intuitif » vs « symbolique », sont explicitement repris dans les Meditationes. Le
sens de la première opposition est identique : la clarté de la représentation
signifie que je suis, à la lettre, capable de voir l’objet, de l’identifier comme le
« ceci que voici », à l’exclusion de tous les autres. À l’inverse, lorsque la
représentation est obscure, je ne vois rien, je suis incapable de discerner quoi
que ce soit. Il est intéressant de noter que c’est dans le paragraphe qui inaugure
l’exposition des images des pensées poétiques que Baumgarten expose ce qu’il
entend par « clarté » et « obscurité » des représentations :
§ 13 : Les représentations obscures ne contiennent pas suffisamment
de
représentations
de
marques
distinctives
pour
permettre
de
reconnaître l’objet représenté et de le distinguer des autres ; les
représentations claires en revanche en contiennent suffisamment (par
définition) ;
les
éléments
permettant
la
communication
des
représentations sensibles seront donc plus nombreux lorsque celles-ci
seront claires que lorsqu’elles seront obscures. Donc le poème dont les
représentations sont claires est plus parfait que celui dont elles sont
obscures ; et les représentations claires sont plus poétiques que les
représentations obscures.160
Si le point de départ des Méditations est discursif, c’est la clarté, c’est-à-dire une
qualité provenant d’un modèle visuel, qui devient le critère déterminant des
Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Opuscules philosophiques choisis, traduits du latin par Paul
Schrecker (1959), Paris, Vrin, rééd. 2001, p. 13.
160
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 13, p. 34.
159
82
qualités poétiques d’une représentation. Je peux, dit Baumgarten, à la suite de
Leibniz, être en rapport avec un objet pour autant que l’ensemble de ses
déterminations, de ses notes distinctives, forment un tout cohérent dont je peux
me faire une image, c’est-à-dire que je peux me représenter avec clarté comme
ceci et non comme cela. En revanche, le second couple d’oppositions, confus vs
distinct, reçoit un sens inédit qui justifie la constitution d’une nouvelle science de
la sensibilité. Contrairement à la représentation confuse, la représentation
obscure
ne
permet
aucune
connaissance.
Selon
la
Métaphysique,
les
représentations obscures constituent le fundus animae, c’est-à-dire le fond de
l’âme :
§ 511. Il y a dans l’âme des perceptions obscures. Leur ensemble se
nomme le fond de l’âme.161
Donc, à la suite de Leibniz, et contre Descartes, Baumgarten pose que
puisque nous sommes des être incarnés, et non des entités spirituelles capables
de penser abstraitement et indépendamment de ce corps qui nous constitue,
nous avons corrélativement, et à chaque instant, un nombre infini de
représentations qui, la plupart du temps, ne sont ni claires ni distinctes, ni même
confuses, mais obscures, « inconscientes » pour employer un anachronisme. Dès
lors, la force représentative de l’âme est indissociablement liée à la place
occupée par le corps dans l’espace :
§ 512. Il est possible de savoir, d’après la position de mon corps dans
ce monde, pourquoi je perçois telles choses plus obscurément, telles
autres plus clairement, telles autres encore plus distinctement ;
autrement dit ma représentation se règle sur la position de mon corps
dans ce monde.162
Notre rapport au monde, et partant notre rapport à la connaissance, est fini,
limité par ce corps que nous sommes et qui nous caractérise autant que notre
âme. Même si, sur le plan strictement noétique, seule la monade est une
substance. Or Baumgarten, loin de déplorer cette finitude et le caractère
composite de notre être au monde, insiste sur la possibilité de perfectionner ce
type de connaissance. Le caractère confus d’une représentation n’est pas à
entendre comme un manque de distinction tout négatif. Ce que Baumgarten
161
162
A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 511, p. 82.
Ibid., p. 82.
83
appelle confusion indique bien plutôt une idée de liaison, de continuité des
représentations entre elles. « Confus » traduit le terme latin confusus dont le
sens premier veut dire « mélangé ». C’est seulement le second sens qui signifie
ce que nous entendons couramment par « confus », c’est-à-dire « privé
d’ordre ».
Mais
Baumgarten entend
« confusus »
au
sens
premier :
les
représentations confuses sont des représentations liées ensemble. Et c’est
précisément cette liaison qui rend impossible la distinction analytique propre à la
faculté de connaître dite supérieure. Mais cette impossibilité ne demande pas à
être dépassée mais cultivée pour elle-même. Un ensemble de choses intimement
liées et formant une totalité ne saurait souffrir d’être disséqué, d’être analysé,
sous peine que l’ensemble, en tant qu’ensemble, disparaisse. Cette confusion des
représentations liées entre elles est synthétique. Au niveau esthétique, l’aspect
positif du concept de confusion réside précisément dans le primat de l’œuvre
comprise comme un tout, dans la nécessité interne d’une unité ordonnée.
Prenons un exemple à partir de la question du poème. Soumettre un poème
à une analyse serrée comme on le ferait pour un texte philosophique ne permet
pas de comprendre en quoi réside sa portée poétique. Ce sont les éléments pris
dans leurs relations réciproques qui donnent le rythme du poème, son sens et
son ampleur. C’est ce que Baumgarten signifie lorsqu’il évoque la con-fusion des
représentations sensibles. Cassirer écrit donc à juste titre que :
Celui qui voudrait nous communiquer l’impression qu’il reçoit d’un
paysage en décomposant le spectacle dans ses derniers éléments et en
cherchant pour chacun de ces éléments un concept distinct, en
décrivant donc, si l’on veut, le paysage dans la langue et l’appareil
scientifique, parviendrait ainsi à une vision scientifique nouvelle mais
dans cette vision, il ne subsisterait justement pas la moindre trace de
la « beauté » du paysage. Cette beauté ne se livre qu’à une intuition
indivise, à la pure contemplation d’un paysage comme un tout. Et il
n’est donnée qu’à l’artiste, peintre ou poète, de sauver cette totalité,
de
la
rendre
pour
nous
vivante
dans
tous
les
traits
de
représentation.163
163
Ernst CASSIRER, Philosophie des Lumières (1932), Paris, Fayard, 1966, p. 332.
84
sa
Ce que le philosophe appelle l’idée sensible du poème n’est rien d’autre que cette
« belle totalité » que les poètes créent avec des représentations sensibles claires
et confuses.
Prenons encore l’exemple de l’huître pour illustrer cette idée. Le Petit Robert
de la langue française propose la définition suivante :
HUÎTRE :
nom
courant
de
plusieurs
espèces
de
mollusques
lamellibranches, à coquille feuilletée ou rugueuse, comestible ou
recherchés pour leur sécrétion minérale (nacre, perle).
Le dictionnaire donne une description concise et analytique de la chose, très peu
évocatrice mais qui concentre intensivement un maximum de traits distinctifs
pour décrire son objet. La description est claire d’un point de vue « intensif »,
elle cerne au plus près les traits caractéristiques de ce mollusque en le classant
selon son genre et son espèce. Mais cette description ne traite que très
succinctement des qualités sensibles spécifiques de l’huître, quelles soient
tactiles, gustatives, olfactives ou visuelles. Il faut pour cela donner la parole à
Francis Ponge :
L'Huître
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus
rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un
monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la
tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu
franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y
cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte
marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos. À
l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un
firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en-dessus
s'affaissent sur les cieux d'en-dessous, pour ne plus former qu'une
mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à
la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare
une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à
s'orner.164
164
Francis PONGE, Le parti pris des choses (1942), France, Gallimard, 1967, p. 43.
85
La représentation esthétique de l’huître décrit sa dimension phénoménale, elle en
multiplie extensivement les traits caractéristiques pour en donner une image. Les
deux descriptions sont complémentaires, elles ne se contredisent pas. Pour
désigner cette complémentarité, Baumgarten forgera, quinze ans plus tard, le
concept de vérité esthético-logique. Ce qui signifie, il faut le répéter avec
insistance — car ce point est souvent mal interprété par les commentateurs qui
lisent Baumgarten à partir de Kant — qu’il y a bien une vérité objective, une
vérité de la chose existant indépendamment de sa saisie possible par un sujet.
Ce n’est pas le sujet qui saisit le monde en l’ordonnant selon des catégories a
priori mais bien le monde qui, a priori, obéit à une législation qui rend possible
l’activité spéculative de l’âme, en lui accordant de former des représentations
plus ou moins adéquates en fonction non seulement de la position du corps mais
aussi de son amplitude, c’est-à-dire de sa force représentative.
§ 1.6 MONDES POÉTIQUES, THÉOLOGIE RATIONNELLE ET QUESTIONS DE MÉTHODE
Dans cette même section traitant des images des pensées poétiques,
Baumgarten introduit une autre distinction fondamentale. Les objets des
représentations — c’est-à-dire les « inventions » (figmenta) — peuvent être
« vrais », « hétérocosmiques » ou « utopiques ». Les inventions vraies sont
possibles dans notre monde, les autres dans d’autres mondes possibles. Ce qui
signifie, même si Baumgarten ne le dit pas explicitement, que les inventions
vraies se rapportent à l’histoire et à son écriture, qui a aussi besoin du secours
de l’esthétique pour atteindre la beauté du récit. Il y a donc bien trois catégories
d’inventions, et non pas deux (vraies et hétérocosmiques vs utopiques), comme
je l’ai écrit dans un article.165
La troisième catégorie, considérée absolument comme non poétique, est
l’invention utopique. Une représentation, soit ici une œuvre au sens élargi du
terme, qui se contredit elle-même, qui ne présente aucune cohérence interne,
est qualifiée d’utopique. Celle-ci n’a, littéralement, de place nulle part. Elle est
Gilda BOUCHAT, « L'esthétique de l'analogon rationis : une introduction à la philosophie
d'Alexander Gottlieb Baumgarten » dans la Revue de théologie et de philosophie, (139),
Lausanne, Presses Centrales, 2007, p. 1-20.
165
86
impossible dans tous les mondes possibles, le meilleur et tous les autres. Ce qui
est utopique, pour Baumgarten, est strictement impossible, c’est le rien,
l’irreprésentable comme tel :
Il n’y a aucune représentation, pas même confuse ou poétique des
objets utopiques.166
Il existe donc bien ce que l’on pourrait nommer un « principe de non
contradiction esthétique » qui assure la cohérence interne de l’œuvre et guide sa
production. Or, en dernière instance, c’est la théologie naturelle qui détermine ce
qui est possible ou non. Le paragraphe 59 l’indique clairement :
Si grand que soit le domaine des inventions louables, son territoire ne
s’en réduit pas moins de jour en jour, parce que le domaine de la saine
raison s’étend. On ne saurait dire combien de fois les plus sages
poètes du passé [...] ont mélangé à leurs œuvres des inventions
utopiques, comme sont les dieux adultères, etc. On a commencé peu à
peu à en rire, et à présent on doit, quand on invente, éviter non
seulement les contradictions flagrantes, mais aussi le manque de
raisons explicatives ou encore l’irrationalité des effets.167
Ce qui peut sembler très surprenant dans la perspective d’une « autonomie
esthétique » est parfaitement cohérent dans l’horizon métaphysique dans lequel
Baumgarten s’inscrit. Selon la Métaphysique, théologie et esthétique dépendent,
quant à leurs principes, de cette partie de la philosophie qui s’interroge
spécifiquement sur la nature de l’âme :
§ 502 La psychologie contient les premiers principes des sciences
théologiques, de l’esthétique, de la logique et des savoirs pratiques ;
c’est donc avec raison qu’elle est rapportée à la métaphysique.168
Dans pareil contexte, le poème, pour être un discours sensible parfait et porteur
de connaissance, ne doit pas contenir des éléments qui contredisent ce
qu’enseigne la théologie naturelle. Aussi, les dieux adultères des païens sont
impossibles ; ce sont des représentations proprement utopiques dans le monde
après
166
167
168
la
Révélation.
Le
sujet
esthétique
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 52, p. 50.
Ibid., p. 54. Je souligne.
A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 502, p. 79.
87
de
Baumgarten
n’est
pas
anhistorique puisqu’une
conception
du
temps,
compris
comme
temps
eschatologique, est implicite. Il en va de même pour la possibilité d’un
perfectionnement
de
la
sensibilité.
Les
poètes
classiques
ne
pouvaient
évidemment pas être en rapport avec les vérités de la théologie. Mais a
posteriori, et à l’aune de celles-ci, leurs inventions prêtent à rire, selon
Baumgarten.
Une
question
reste
entière :
pourquoi
les
références
sont-elles
systématiquement antiques si Baumgarten conçoit qu’il y a un progrès dans les
arts ? s’il prend pour des raisons théologiques le parti des Modernes ? Le seul
« Moderne » mentionné à deux reprises (§§ 64 et 79) est le jésuite polonais,
poète de langue latine, Maciej Kazimierz Sarbiewski (1595-1640), surnommé
« Horatius Christianus », l’« Horace chrétien ».169 À première vue, il est pour le
moins paradoxal qu’en matière de poésie la seule référence contemporaine de ce
fils de pasteur d’orientation piétiste qu’est Baumgarten soit précisément un
jésuite. On connaît le rôle de l’ordre des jésuites dans la Contre-réforme et son
rapport avec l’évolution des arts. Or, des aspects qui rappellent l’« esthétique
jésuite » se retrouvent dans les textes de Baumgarten : la réhabilitation de
l’imagination comme faculté de représentation à des fins religieuses, la nécessité
d’une éducation rhétorique, une théâtralité de type baroque et son corrélat, la
notion de point de vue. En toute logique scolastique, les dieux adultères sont
impossibles, et donc utopiques ou chimériques, car ils contredisent le dogme du
Dieu unique et mélangent les attributs ontologiques. Ce mélange confère à ce qui
est défini comme l’Être le plus parfait l’une des multiples imperfections
inhérentes au caractère peccamineux de la condition humaine. Certes, Platon
avait déjà formulé ce type de critique à l’égard des dieux antiques, mais ce qui
change avec Baumgarten c’est que cette critique s’opère dans le registre de la
logique. Dès lors, l’esthétique a donc aussi une portée à la fois pédagogique et
théologique en ceci qu’elle éduque en édifiant :
Nous sommes en effet des parties si petites de la cité de Dieu, et nous
sommes par là obligés à consigner dans nos poèmes des paroles
destinées à exalter la vertu et la religion ; cette obligation se maintient
à travers presque toutes les vicissitudes du temps.170
169
170
C. f. F. PISELLI dans les Meditazioni, n.d.t. 4, p. 118.
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 58, p. 53.
88
Et c’est précisément en vertu de ce caractère pédagogique que la méthode
exposée aux paragraphes 65 à 76 est nécessaire. Pour le dire brièvement, elle
consiste à ordonner les représentations poétiques autour d’un thème unique et à
apporter un éclairage progressif en vue de donner la plus grande clarté extensive
possible. Rien de nouveau par rapport à la rhétorique antique si ce n’est que
l’insistance sur le caractère fondamental de l’ordre d’exposition dans la méthode
indique, s’il fallait encore le démontrer, que les représentations claires et
confuses ne sont pas privées de cohérence. La méthode consiste donc à indiquer
un certain ordre à suivre dans la progression des représentations ainsi que la
juste mesure pour la dispensation adéquate de la lumière et de l’ombre. Cette
juste dispensation de lumière et d’ombre permet de déployer progressivement ―
moyennant une suite de représentations sensibles liées entre elles, c’est-à-dire
confuses ― le phénomène de la façon la plus parfaite. La perfection
phénoménale réside dans la clarté de l’apparaître de la chose. Pour rester fidèle
à son essence, la clarté doit permettre au phénomène d’apparaître le plus
parfaitement possible. Ainsi, ce n’est pas seulement le manque de clarté mais
aussi l’excès qui produit l’effet inverse, c’est-à-dire le caractère aveuglant de la
représentation. La chose apparaît alors comme confuse et obscure soit en raison
de son manque de clarté, soit en raison de son excès de lumière qui engendre
une clarté aveuglante, ce qui phénoménologiquement revient au même. Il est
impossible de ne pas reconnaître dans cette multiplication des métaphores sur
l’ombre et la lumière, sur le passage de l’« obscurité » à la « clarté », une
rhétorique chrétienne. D’autant plus que le dernier paragraphe des Méditations
traitant de la rhétorique et de la poétique mentionne explicitement :
[La rhétorique] se subdivise en rhétorique sacrée et profane, judiciaire,
démonstrative et délibérative […].171
Pour étayer davantage mon hypothèse, je me réfère au paragraphe 68 dans
lequel le poète est appelé un « quasi créateur » par analogie [kath’analogían]
avec le Créateur :
Il y a longtemps qu'on a observé que le poète est une sorte d'artisan
ou un créateur ; partant le poème doit être une sorte de monde. Il faut
171
Ibid., § 117, p. 76.
89
donc, selon l’analogie, tenir à son sujet pour vrai ce que les
philosophes tiennent pour évident au sujet du monde.172
L’esthétique en devenir assure à la sensibilité, grâce à son fondement
métaphysique et à sa claire méthode, la possibilité de percevoir ce qui dans l’Art
se manifeste comme vérité, c’est-à-dire ce qui, dans la singularité de chaque
œuvre, participe de l’universel. Et selon Baumgarten, tous les modes discursifs
peuvent être employés afin de représenter sensiblement ce qui doit l’être. Dès
lors, et comme en réponse à la Poétique d’Aristote (1451b), qui considère que la
poésie est plus philosophique que l’histoire, Baumgarten dit que « la méthode
des historiens, celle du felix æstheticus et celle de la raison sont, dans le
domaine de la claire méthode, possibles », pourvu qu’elles contribuent à une plus
grande « clarté » de la représentation sensible, la rendant par là même
accessible au plus grand nombre.
§ 1.7 IMAGE, MONADE ET SPÉCULATION
Même le lecteur le mieux disposé risque d’être déçu s’il attend de
l’esthétique de Baumgarten qu’elle lui livre quelques indications sur la question
de l’« image » ; ou, du moins, s’il espère y trouver ne serait-ce que quelques
remarques générales au sujet de la peinture ou de la sculpture. Ces dernières
sont rarement évoquées, et toujours dans la perspective de l’ut pictura poesis.
Dans cette comparaison, conformément à l’inversion entérinée par les théoriciens
de l’art à la Renaissance, le point de départ à l’aune duquel la peinture est
évaluée, c’est la poésie. Cela est parfaitement clair aux paragraphes 40 et 41 des
Meditationes :
§ 40 : C’est uniquement sur une surface que la peinture représente
une imagination ; sa tâche n’est donc ni de représenter toute la
situation, ni de représenter le mouvement ; cette tâche est en
revanche celle de la poésie : lorsqu’en effet on représente la situation
et son évolution, la représentation est plus riche, et donc plus claire au
Meditationes, § 68. « Dudum observatum, poetam quasi factorem sive creatorem
esse, hinc poema esse debet quasi mundus. Hinc kath’analogían de eodem tenenda,
quae de mundo philosophis patent.»
172
90
point de vue extensif, que lorsqu’on ne les représente pas. Il y a donc
davantage d’éléments tendant à l’unité dans les images poétiques que
dans les images picturales. Le poème est donc plus parfait que la
peinture.
§ 41 : Bien que les imaginations exprimées par les mots et par le
discours soient plus claires que celles qui s’exposent dans le visible,
nous ne cherchons pas pour autant à affirmer la primauté du poème
sur la peinture. En effet, la clarté intensive, qui donne à la
connaissance symbolique, qui s’effectue par les mots, une primauté
sur la connaissance intuitive, ne contribue en rien à la clarté
extensive ; or cette dernière est la seule poétique […].173
L’avantage accordé par Baumgarten à la poésie sur la « platte peinture »174
en raison de la richesse des représentations qu’elle permet est très fragile. En
effet, la connaissance symbolique — celle qui s’opère avec des mots — court
toujours le risque, si elle devient trop précise, de se muer en son contraire, c’està-dire de devenir claire d’un point de vue intensif, ce qui signifie « analytique »
et donc « non poétique ». Il est intéressant de noter que l’abbé Du Bos déploie le
même argument, mais en faveur de la supériorité de la peinture, lorsqu’il dit :
Je crois que le pouvoir de la peinture est plus grand que celui de la
poésie et j’appuie mon sentiment sur deux raisons. La première est
que la peinture agit sur nous par le moyen du sens de la vue. La
seconde est que la peinture n’emploie pas de signes artificiels, ainsi
que le fait la poésie, mais bien des signes naturels.175
Cela dit, et pour revenir à Baumgarten, il n’en demeure pas moins que l’un
des fondements métaphysiques sur lesquels se construit la première esthétique
philosophique est bel et bien de l’ordre d’une « image », mais d’une image d’un
genre tout à fait singulier, de l’ordre du reflet. Il s’agit plus précisément de la
capacité réflexive ou littéralement spéculative du sujet déterminé comme
substance simple, c’est-à-dire comme monade. L’imago mundi n’est objet
possible de représentation pour un sujet que parce que le « monde », c’est-àIbid., § 40-41, p. 46. Je souligne.
C.f. J. LICHTENSTEIN,
« Comment définir la peinture ? » dans le Dictionnaire
d’esthétique et de philosophie de l’art, Paris, Armand Colin, 2007, p. 334.
175
Jean-Baptiste DU BOS, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, préface
Dominique Désirat, Paris, Ecole Nationale des Beaux-Arts, 1993, p. 133.
173
174
91
dire le tout de l’étant créé moins Dieu, obéit a priori à un ordre harmonieux. Ce
que souligne Jacqueline Lichtenstein à propos de la mise en place du paradigme
pictural éclaire le statut ambigu de cette image, à la fois spéculaire et
spéculative, qui est au cœur de la constitution de l’esthétique philosophique :
« La théologie a joué évidemment un rôle essentiel dans la constitution de ce
paradigme pictural. Le thème du deus pictor, l’idée du monde comme speculum
Dei, largement diffusée par les théoriciens du Baroque, le recours aux textes de
la patristique, d’Origène, de Jamblique, de Clément d’Alexandrie, vont servir à
rendre possible une activité figurative dont la valeur avait été longtemps
contestée par les philosophes. »176
Baumgarten, bien qu’en rupture avec l’esthétique baroque, considère que
l’œuvre d’art est également un miroir, entendu comme un véritable point de vue,
qui représente un monde possible et, envisagé sous le rapport de la production,
quelque chose qui rapproche la créature de son Créateur, faisant de l’œuvre d’art
un analogon de l’opus Dei.
Nous sommes en droit de demander : quel est le lien entre cet ordre
cosmique harmonieux, qui garantit l’adéquation de la représentation du sujet à la
chose, et l’Art, tel que Baumgarten le conçoit dans un horizon onto-théologique ? Le lien réside en ceci que l’expérience esthétique rendue possible par
l’Art est la forme la plus excellente et la plus parfaitement achevée de la
perception. L’Art est ce qui fait le lien, ce qui comble le hiatus existant entre
notre capacité finie à nous représenter le monde et notre désir absolu de
connaissance.
La Métaphysique de Baumgarten, qui paraît pour la première fois en 1739,
se situe donc chronologiquement entre les Meditationes et l’Æsthetica. Elle définit
le pouvoir de l’âme humaine en ces termes :
Mon âme pense au moins certaines parties de ce monde. Mon âme est
donc une force qui peut se représenter, au moins partiellement, ce
monde.177
C’est donc dans la force représentative de l’âme humaine, c’est-à-dire dans sa
capacité à se faire une image du monde, que réside la possibilité d’un rapport
noétique à l’étant, en vertu d’une adequatio rei et intellectus littéralement
J. LICHTENSTEIN, La couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris,
Flammarion, 1989, p. 140.
177
A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 507, p. 81.
176
92
spéculative. Or c’est également à partir de cette détermination que l’Art devient
un lieu privilégié du rapport noétique. L’idée d’harmonie est centrale pour
garantir à l’esthétique philosophique sa portée cognitive. Le concept d’harmonie
préétablie est ce à la faveur de quoi la vérité esthétique reçoit sa fondation
métaphysique. En effet, l’harmonie préétablie devient, à un moment précis de
l’histoire de la pensée occidentale, l’interprétation du rapport des différentes
régions de l’étant en son entier. Le concept d’harmonie préétablie est au centre
des querelles philosophiques durant plus de la moitié du 18e siècle.178 Quelle est
l’histoire de ce concept ?
Ce concept est une reprise moderne d’une ancienne notion cosmologique.
Mais il est également la réponse leibnizienne à la classique question des rapports
de l’âme et du corps et de leurs interactions réciproques. Que la question soit
posée dans l’horizon postcartésien de la stricte séparation substantielle entre res
cogitans et res extensa n’est pas sans conséquences. En effet, comme le
souligne Christiane Frémont : « Lorsqu’en 1695 Leibniz donne au Journal des
Savants le Système nouveau de la nature et de la communication des
substances, il espère montrer au public français ― principalement aux
occasionalistes ― qu’une nouvelle philosophie est possible qui ne soit ni
cartésienne ni cependant aristotélicienne, et proposer une solution tierce à la
question invariablement débattue de l’union de l’âme et du corps. »179 Or, la
doctrine de l’occasionalisme ne se trouve pas formulée chez René Descartes mais
provient du cartésien Nicolas Malebranche. Ce Père oratorien conçoit Dieu
comme la seule véritable cause efficiente. Ce qui a pour corrélat que la totalité
de ce qui est créé, y. c. l’être humain, n’est que l’occasion de l’exercice de la
volonté divine. Un extrait du Traité de la nature et de la grâce de 1680 résume
l’essentiel de cette doctrine :
Je dis que Dieu agit par des volontés générales, lorsqu’il agit en
conséquence aux lois générales qu’il a établies. Par exemple, je dis
que Dieu agit en moi par des volontés générales, lorsqu’il me fait
sentir de la douleur dans le temps qu’on me pique : parce qu’en
Mario CASULA, « Die Lehre von der prästabilierten Harmonie in ihrer Entwicklung von
Leibniz bis A.G. Baumgarten », dans Akten des II. Internationaler Leibnizkongresse,
Hannover, 17-22 Juli 1972, Band 3, Studia Leibnitiana Supp. 14, T. 3, Deutschland,
Franz Steiner Verlag, p 397.
179
Christiane FREMONT, « Préface » à G. W. LEIBNIZ, Système nouveau de la nature et de
la communication des substances et autres textes. 1690-1703, Paris, GF Flammarion,
1994, p. 9.
178
93
conséquence des lois générales et efficaces de l’union de l’âme et du
corps qu’il a établies, il me fait souffrir de la douleur lorsque mon corps
est mal disposé.180
Rien de plus radicalement opposé à ces thèses que la possibilité d’attribuer un
pouvoir créateur à l’homme, dès lors que l’imagination, « maîtresse d’erreur et
de fausseté », est écartée et que les mouvements mêmes du corps humain sont
conçus comme relevant, en dernière instance, de l’efficace divine ! Or Leibniz
critique non seulement l’occasionalisme de Malebranche mais également, et de
façon plus générale, la causalité mécaniste des cartésiens à laquelle il oppose la
notion de force. Cela dit, cette critique porte essentiellement sur la question des
rapports âme-corps ainsi que sur l’efficace divine dans le monde. Puisqu’en effet
Leibniz emprunte à Malebranche ce qui constitue la pierre de touche de son
édifice philosophique, à savoir la théorie des mondes possibles et le choix du
meilleur :
Dieu découvrant dans les trésors infinis de sa sagesse une infinité de
Mondes possibles,
comme des suites nécessaires des lois des
mouvements qu’il pouvait établir, s’est déterminé à créer celui qui
aurait pu se produire et se conserver par les lois les plus simples, ou
qui devrait être le plus parfait, par rapport à la simplicité des voies
nécessaires à la production et à la conservation. […] Dieu pouvait faire
sans doute un Monde plus parfait que celui que nous habitons. Il
pouvait, par exemple, faire en sorte que la pluie tombât plus
régulièrement sur les terres labourées, que dans la mer, où elle n’est
pas nécessaire. Mais pour faire ce monde plus parfait, il eut fallu qu’il
eût changé la simplicité de ses voies […]. Notre Monde, quelque
imparfait qu’on le veuille imaginer, est fondé sur des lois de
mouvement si simples et si naturelles, qu’il est parfaitement digne de
la sagesse infinie de son auteur.181
La théorie des mondes possibles joue un rôle fondamental dans la question
qui nous occupe. Nous avons vu préalablement que la constitution tardive du
dogme de la création ex nihilo du monde a servi non seulement à renforcer et à
Nicolas MALEBRANCHE, Œuvres complètes, tome V, Traité de la nature et de la grâce,
édité par Ginette Dreyfus, Paris, Vrin, 1958, « Premier éclaircissement », I, p. 145. Je
retranscris en français moderne.
181
Ibid., p. 28-29.
180
94
proclamer la toute-puissance divine, mais que ce caractère induit également, et
comme son corrélat, l’omniscience du Créateur. Dieu, en tant que Créateur
universel, ne peut que connaître parfaitement, pleinement et adéquatement, le
tout de l’étant produit ex nihilo, par l’action conjuguée de sa Sagesse et de la
toute-puissance de sa Parole. Or selon la dimension esthétique conçue de façon
systématique par Baumgarten, l’être humain qui « crée par analogie » ou qui
« invente », c’est-à-dire qui emploie sa facultas fingendi — l’une des facultés qui
rend possible le raisonnement par analogie — produit quelque chose comme un
« monde ». C’est ce qu’indique le paragraphe 68 des Méditations :
Il y a longtemps qu’on a observé que le poète est une sorte de
démiurge ou de créateur, le poème doit donc être pour ainsi dire un
monde. Il faut donc, d’après l’analogie, tenir à son sujet pour vrai ce
que les philosophes tiennent pour évident au sujet du monde.182
Le « pour ainsi dire », le « comme si », de ce qui est conçu par l’intellect humain
indique justement la différence essentielle entre la Création divine et la création
humaine. L’acte « créateur » humain est, d’un point de vue ontologique, plus
proche de ce que produit le démiurge grec, car il est impossible qu’il crée à partir
du néant. Ce monde créé sur le mode analogique ne possède donc pas la même
plénitude d’être que le monde créé ex nihilo. Que le monde de l’art ne soit pas
« réel » au sens effectif du terme, mais qu’il contienne malgré tout « quelque
vérité », renvoie à une catégorie philosophique chère à Leibniz : celle de la
possibilité. C’est une notion que le philosophe partage avec un autre jésuite de
renom, ami de Boileau et de Racine, le Père Dominique Bouhours (1628-1702) :
Le monde fabuleux, qui est le monde des Poètes, n’a en soi rien de
réel […]. Mais ce système étant une fois supposé, tout ce qu’on feint
dans l’étendue même du système ne passe point pour faux parmi les
Savants, surtout quand la fiction […] cache quelque vérité.183
Or c’est précisément cette vérité non effective dans notre monde, mais
néanmoins possible, que l’esthétique entend élucider. Et pour revenir à la
question de l’image et de la spéculation, il est intéressant de noter que Leibniz,
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 68. Je souligne.
Dominique BOUHOURS, La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit (1687),
texte reproduit, introduction et notes de Suzanne Guellouz, Toulouse, Atelier de
l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1988, p. 10. Je retranscris en français moderne et
souligne l’extrait.
182
183
95
dans le texte cité précédemment, se réfère au problème de Molyneux pour
illustrer le sens qu’il donne à une représentation confuse. Pour mémoire, ce
débat philosophique au sujet de la perception qui couvre, grosso modo, la
période allant de Locke jusqu’à Diderot, se réfère à la question de savoir si un
aveugle de naissance, qui recouvrirait brusquement la vue, serait en mesure de
reconnaître
visuellement
ou
non,
une
sphère
et
un
cube
sans
passer
préalablement par un contact tactile. Le fond du problème est la question de la
synesthésie, de l’interaction réciproque des cinq sens. Il s’agit, en définitive, de
comprendre comment l’aísthêsis opère dans le détail, selon quelles modalités, et
suivant quel type de rapport au lógos. Si nous distinguons clairement les
couleurs, nous ne sommes pas pour autant en mesure de les définir et de les
expliquer à autrui. Et que cette incapacité n’est pas un défaut mais l’essence
même de la clarté confuse de la représentation sensible que nous percevons de
manière intuitive.
Un extrait des Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées de
Leibniz formule de façon concise toute la problématique de l’esthétique
philosophique :
Nous voyons que les peintres et les autres artistes reconnaissent très
bien ce qui est bien fait et ce qui est mal fait, mais que souvent ils ne
peuvent donner les raisons de leurs jugements et répondent, lorsqu’on
les questionne, que dans l’œuvre qui leur déplaît il manque un je ne
sais quoi.184
Or c’est précisément l’impasse noétique de ce nescio quid affectant le domaine
de l’art d’un manque de rationalité — je ne sais quoi à qui Bouhours dans ses
Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671) a donné des lettres de noblesse185 — que
Baumgarten entend dépasser. Il s’agit d’un approfondissement du concept
leibnizien de représentations « claires aux sens » mais « confuses par rapport à
G. W. LEIBNIZ, « Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées » (1684) dans
Opuscules philosophiques choisis (1959), texte latin et traduction par P. Schrecker, Paris,
Vrin, 2001, p. 15. Je souligne.
L’expression « je ne sais quoi » réapparaît deux ans plus tard dans le « Discours de
métaphysique » dans Discours de métaphysique et autres textes, 1663-1689, § 24,
p. 238. Mais aussi chez MONTESQUIEU, Essai sur le goût (posth., 1757, Encyclopédie, tome
7), Paris, Rivages Poches, 1993, p. 36.
« Il y a quelque fois, dans les personnes ou dans les choses, un charme invisible, une
grâce naturelle, qu’on n’a pu définir, et qu’on a été forcé d’appeler le je ne sais quoi. »
185
Baldine ST-GIRONS, « Avant-propos » à Edmund BURKE, Recherche sur l’origine de nos
idées de sublime et du beau, note 1, p. 168.
184
96
l’entendement ».186 En effet, Baumgarten confère à la confusion sensible qui
règne dans l’Art une nouvelle nécessité ontologique, un surcroît de rationalité
qu’elle seule est en mesure de fournir. Car si création et omniscience vont de
pair sur le plan théologique, il en va de même sur le plan esthétique. L’œuvre
comprise comme œuvre d’Art devient ainsi le lieu de la connaissance sensible la
plus parfaite qui soit. En effet, partant de l’idée qu’on ne connaît jamais aussi
bien une chose que lorsqu’on la crée soi-même, Baumgarten assigne à l’Art la
haute tâche d’être proprement à la mesure de la sensibilité humaine incarnée
ainsi que la possibilité de prendre part activement au grand jeu cosmique
harmonieux et spéculatif.
Il convient de mentionner ce grand texte de Leibniz, souvent un peu négligé
par les études consacrées à la constitution de l’esthétique, intitulé Système
nouveau de la nature et de la communication des substances aussi bien que de
l’union qu’il y a entre l’âme et le corps (1696). Ce dernier contient des éléments
proprement décisifs pour la fondation métaphysique de l’esthétique naissante.
Leibniz y réhabilite la très controversée notion aristotélicienne de forme
substantielle en la réinterprétant dans un horizon théologique, c’est-à-dire en
soutenant la nécessité que les « formes constitutives des substances aient été
créées avec le monde […] ».187 La forme substantielle non encore désignée sous
le terme de « monade » constitue néanmoins déjà la véritable unité de tout ce
qui est, en d’autres termes la détermination essentielle de l’étant. Leibniz
soutient qu’il ne faut
point mêler indifféremment ou confondre avec les autres formes ou
âmes les Esprits ni l’âme raisonnable, qui sont d’un ordre supérieur, et
ont incomparablement plus de perfection que ces formes enfoncées
dans la matière qui se trouvent partout à mon avis, étant comme des
petits Dieux au prix d’elles, faits à l’image de Dieu, et ayant en eux
quelque rayon des lumières de la Divinité. C’est pourquoi Dieu
gouverne les Esprits, comme un Prince gouverne ses sujets, et même
comme un père a soin de ses enfants ; au lieu qu’il dispose des autres
Ursula FRANKE, « Kunst als Erkenntnis, die Rolle der Sinnlichkeit in der Ästhetik des
Alexander Gottlieb Baumgarten » dans Studia Leibnitiana Supplementa, Band IX,
Deutschland, Franz Steiner Verlag, 1972, p. 45.
187
G. W. LEIBNIZ, « Système nouveau de la nature et de la communication des
substances aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps » (1695) dans
Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes.
1690-1703, p. 67.
186
97
substances, comme un Ingénieur manie ses machines. Ainsi les Esprits
ont des lois particulières qui les mettent au-dessus des révolutions de
la matière par l’ordre même que Dieu y a mis, et on peut dire que tout
le reste n’est fait que pour eux.188
Nous mesurons l’écart qui sépare Malebranche de Leibniz ! Pour ce dernier,
les Esprits que nous sommes sont comparables à des « petits Dieux » ou des
« petites divinités dans [leur] département »,189 pour reprendre une formule des
Principes de la philosophie ou « Monadologie » de 1714, texte crucial pour la
question de la réception contemporaine des thèses leibniziennes. Et ce d’autant
plus que la publication des Principes de la philosophie — le titre Monadologie
provient, comme on sait, de Köhler, premier éditeur de la traduction allemande
du texte de Leibniz en 1720 — est très tardive dans sa version originale française
(1840). Les points de convergence entre ces deux textes, rédigés à un intervalle
de vingt ans, sont très nombreux. La hiérarchie des différentes formes
substantielles expressément formulée dans la Monadologie, l’idée de la forme
substantielle comme « point métaphysique » ou encore de la citoyenneté des
Âmes raisonnables et leur appartenance à la société des Esprits sont déjà
contenues dans le texte de 1696, bien que la détermination d’une substance
unique dotée d’une puissance spéculative soit plus ancienne encore. En effet,
déjà en 1686 Leibniz soutient dans le Discours de métaphysique : « Toute
substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de
tout l’univers. »190
La hiérarchie au sein des formes substantielles ou monades, ainsi que leur
capacité plus ou moins grande à refléter le monde, sont centrales pour saisir le
fondement proprement métaphysique de l’esthétique philosophique. La notion de
substance individuelle est l’entéléchie de tout ce qui est vivant. Cette entéléchie,
qui assure l’unité de l’âme et du corps, est conçue par Leibniz et Baumgarten
comme un point métaphysique doté d’une force représentative et spéculaire.
Ibid., p. 68.
G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principe de la Nature et de la Grâce. Monadologie
et autres textes 1703-1716, présentation et notes Christiane Frémont, Paris,
Flammarion, 1996, § 83, p. 216.
190
G. W. LEIBNIZ, « Discours de métaphysique » dans Discours de métaphysique et
autres textes. 1663-1689, « IX. Que chaque substance individuelle exprime tout l’univers
à sa manière (…) », p. 214.
188
189
98
Dans les Principes de la philosophie ou Monadologie, le fondement de l’étant
en son entier reçoit le nom de « monade ».191 La monade (de monas, « unité »
en grec) est la véritable substance selon Leibniz, c’est-à-dire ce qui demeure
stable et identique à soi-même, le fondement qui soutient l’apparence et garantit
la persistance dans l’être. Les Principes de la philosophie s’ouvrent sur la
proposition suivante :
La Monade, dont nous parlerons ici, n’est pas autre chose qu’une
substance simple qui entre dans les composés simples, c’est-à-dire
sans parties.192
La monade constitue l’élément le plus réel du monde phénoménal, ce qui donne
au monde créé sa cohérence ainsi que son unité. Cet élément le plus réel n’a pas
d’étendue et n’est donc pas divisible :
Il faut qu’il ait des substances simples puisqu’il y a des composés : car
le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples.
Or là, où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni
divisibilité possibles. Et ces monades sont les véritables Atomes de la
Nature et en un mot les Eléments des choses.193
Il est impossible de penser quoi que ce soit sans recourir à l’unité simple de la
monade. Or ce qui se montre spontanément, ce qui est directement perceptible
dans le monde, pensé comme Création divine, c’est toujours le composé. À
l’inverse, le composé est tout ce qui est autrement qu’à titre de substance. Or ce
composé est un composé spirituel et matériel, un tout lié harmonieusement et
doté d’une force spéculative. Les paragraphes 288 sq. de la Metaphysik de
Baumgarten reprennent tous les éléments de la doctrine leibnizienne des
monades. La Metaphysik que nous citons est la traduction allemande de la
Metaphysica, réalisée en 1783 par le principal disciple de Baumgarten, Georg
Friedrich Meier. Cet extrait correspond aux paragraphes 400 sq. de la troisième
édition latine de 1750 :
G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principes de la Nature et de la Grâce.
Monadologie et autres textes 1703-1716, Paris, GF Flammarion, 1996, § 59, p. 255.
Dans ce paragraphe Leibniz parle de la monade en termes d’« hypothèse », en ajoutant
entre parenthèses : « que j’ose dire démontrée ».
192
Ibid., § 1, p. 243.
193
Ibid., § 2 et 3, p. 243.
191
99
§ 288. Toutes les monades de ce monde, et de tout autre monde
composé de façon unitaire quel qu’il soit, sont toutes liées les unes
avec les autres ; par conséquent, chacune est soit le fondement d’une
autre, soit sa conséquence, ou les deux en même temps. Une
conséquence est le fondement de connaissance [Erkenntnisgrund] de
sa raison d’être [ihres Grundes]. Dès lors, à partir de chaque monade
de ce monde ou de quelque autre monde composé de façon unitaire, il
est possible de se représenter ou de reconnaître toutes les parties du
monde auquel elles appartiennent. En d’autres termes, les monades
sont des forces représentatives de leur monde, des miroirs agissants
par eux-mêmes, des petits mondes. Comme des mondes en petit, elles
contiennent en elles-mêmes un aperçu du monde entier, ou bien sontelles dotées d’une force représentative de leur monde […].
§ 290. Les monades, lesquelles se représentent le monde clairement,
se représentent clairement elles-mêmes entièrement, ou du moins
partiellement ; ou bien pas du tout. Les premières ont une
connaissance claire, et par conséquent aussi la faculté idoine qui est la
raison (l’intellect au sens strict du terme), et sont donc des substances
raisonnables ou des esprits (esprit, intelligence, personne).194
Ces « points de vue » sur le monde, ces « miroirs vivants » (specula activa), tels
que Leibniz et Baumgarten les conçoivent, reflètent, donc multiplient, chacun à
leur manière et selon leurs possibilités essentielles, l’ordre parfait de la Création
divine, c’est-à-dire la Gloire de Dieu :
A. G. BAUMGARTEN, Metaphysik, übers. von G. F. Meier, Jena, Dietrich Scheglmann
Reprints, 2004, p. 84. Je traduis et restitue l’extrait ci-dessous en allemand moderne.
« § 288. Alle Monaden dieser und einer zusammengesetzten Welt sind allgemein mit
einander verbunden, folglich ist eine jede entweder der Grund einer jeden andern, oder
eine Folge, oder beides zugleich. Eine Folge ist ein Erkenntnisgrund ihres Grundes.
Folglich können, aus einer jeden Monade dieser und einer jeden zusammengesetzten
Welt, alle Teile der Welt, zu welcher sie gehört, vorgestellt oder erkannt werden; oder sie
sind Vorstellungskräfte ihrer Welt, tätige Spiegel (specula activa) derselben, kleine
Welten. Welten in Kleinen, sie enthalten in sich einen Abriss der ganzen Welt, oder sie
sind mit einer Kraft begabt ihre Welt zu vorstellen. […]
§ 290. Die Monaden, welche sich die Welt klar vorstellen, stellen sich entweder dieselbe,
wenigstens zum Teil, deutlich vor; oder nicht. Die ersten haben deutlich Erkenntnis, und
folglich auch das Vermögen dazu, das ist Verstand (intellectus strictius dictus), und sind
verständige Substanzen oder Geister (spiritus, intelligentia, persona). »
194
100
La vertu d’une substance particulière est de bien exprimer la Gloire de
Dieu, et c’est par là qu’elle est moins limitée.195
C’est donc en tant qu’elle manifeste, c’est-à-dire se représente ou encore reflète
l’ordre cosmique divin, c’est-à-dire la Gloire de Dieu, que la substance
particulière est vertueuse. C’est parce que l’être de l’étant obéit à un ordre
cosmique harmonieux du zusammengesetzten Welt, créé par la plus haute et
parfaite sagesse qui soit, c’est-à-dire la divine Sagesse, que les monades
spirituelles
peuvent
être
vertueuses
en
réfléchissant
un
nombre
incommensurable de fois et selon un point de vue à chaque fois différent (pro
posito corporis) d’après le principe des indiscernables, la Gloire de Dieu qui se
manifeste dans l’ordre du monde. Emile Boutroux, dans une note à son édition
critique de la Monadologie, souligne bien le fait que « Leibniz, selon sa coutume,
greffe un sens nouveau et philosophique [à cette notion théologique]. La Gloire
de Dieu, selon l’Ecriture, outre qu’elle est quelque chose de tout surnaturel et
mystérieux, apparaît comme inhérente à Dieu même, bien loin de consister dans
ses ouvrages même les plus parfaits. »196
Et c’est précisément parce que cette interprétation est philosophique, c’està-dire métaphysique, qu’il y a lieu de questionner la structure onto-théo-logique
sur laquelle se fonde la vérité de la représentation monadique. Ce qui soutient la
logique de la représentation monadique chez Leibniz est le lógos même du Dieu
qui a créé le monde afin que sa Gloire s’y manifeste continuellement et à chaque
instant, en une infinité de reflets à chaque fois différents. Rappelons que Leibniz
distingue essentiellement deux catégories d’êtres. Il y a d’une part la « Monade
Suprême », illimitée et parfaite, c’est-à-dire Dieu conçu comme summum ens,
comme l’étant le plus étant, plénitude d’être. Et, d’autre part, toutes les autres,
c’est-à-dire celles qui sont selon la modalité de l’être-créé, par des « fulgurations
continuelles de la divinité »,197 non autonomes et essentiellement affectées d’un
manque ontologique en raison de cette dépendance même. La hiérarchie entre
les différents êtres ne concerne que cette seconde catégorie, puisqu’il ne saurait
y avoir de hiérarchie qu’entre des êtres comparables entre eux. Or la hiérarchie
G. W. LEIBNIZ, « Discours de métaphysique » dans Discours de métaphysique et
autres textes. 1663-1689, § 15, p. 224.
196
G. W. LEIBNIZ, Monadologie, édition critique établie par Émile Boutroux (1881), Paris,
Le Livre de Poche, 1991, note 2, p. 171-172. Je souligne.
197
G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principes de la Nature et de la Grâce.
Monadologie et autres textes 1703-1716, § 47, p. 252.
195
101
qui concerne la seconde catégorie de monades n’est pas sans rappeler la
tripartition du De Anima d’Aristote, en faisant abstraction des concepts de force
et de création. Il existe trois espèces distinctes de vivants : les monades « toutes
nues »198 ou entéléchies, capables de perceptions et d’appétitions, ces monades
appartiennent au monde végétal ; les Âmes « dont la perception est plus
distincte et accompagnée de mémoire », ces monades constituent le monde
animal ; et enfin, les monades spirituelles ou Esprits,199 c’est-à-dire les monades
capables non seulement de mémoire mais également dotées de raison. Ces
monades spirituelles, c’est-à-dire les êtres humains, se caractérisent par le fait
remarquable d’être en mesure de refléter le monde en son entier plus
adéquatement que les autres, grâce à une amplitude d’âme beaucoup plus
importante. Ce qui veut dire que les monades spirituelles manifestent au mieux
la Gloire divine grâce à une puissance spéculative plus importante.
Le paragraphe 25 du Discours de métaphysique s’intitule « L’excellence des
Esprits, et que Dieu les considère préférablement aux autres créatures. Que les
Esprits expriment plutôt Dieu que le monde, mais que les autres substances
expriment plutôt le monde que Dieu ». Il est dit ceci à propos de la supériorité
des monades spirituelles :
Il ne faut pas seulement considérer Dieu comme le principe et la cause
de toutes les substances et de tous les êtres, mais encore comme le
chef de toutes les personnes ou substances intelligentes, et comme le
monarque absolu de la plus parfaite cité.200
Ainsi, les monades spirituelles non seulement reflètent mieux le monde que les
autres monades, mais elles sont également ce que Leibniz nomme des
« personnes ». Il faut entendre par cette expression le « sujet moral ». La
possibilité d’être une « personne » se fait à la faveur du souvenir et de la
connaissance de soi. Le sujet moral est la monade spirituelle envisagée du point
de vue de son appartenance à la Cité de Dieu. La monade spirituelle est capable
de libre-arbitre et possède, à ce titre, le privilège d’être le sujet du Monarque de
la Cité divine. La Cité divine n’est rien d’autre pour Leibniz que l’établissement
d’un ordre moral au sein de l’ordre physique :
Ibid., § 24, p. 248.
Ibid., § 19. p. 246-247.
200
G. W. LEIBNIZ, « Discours de métaphysique » dans Discours de métaphysique et
autres textes. 1663-1689, § 35, p. 252.
198
199
102
L’assemblage de tous les Esprits doit composer la Cité de Dieu, c’est-àdire le plus parfait Etat qui soit possible sous le plus parfait des
Monarques.
Cette Cité
de
Dieu,
cette
Monarchie
véritablement
universelle est un Monde Moral dans le Monde Naturel, et ce qu’il y a
de plus élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu : et c’est en
lui que consiste véritablement la gloire de Dieu.201
Aussi, l’harmonie monadique n’assure donc pas simplement la liaison cohérente
de l’âme et du corps. Elle assure également la parfaite adéquation entre le règne
physique de la nature et le règne moral de la Grâce.
Cette idée d’une union harmonieuse entre nature (ou sensibilité) et Grâce
(ou éthique des vertus) est fondamentale pour comprendre les enjeux de
l’Æsthetica. En effet, si pour Baumgarten l’esthétique est conçue en un premier
temps comme la nouvelle science de la sensibilité, elle est aussi une éthique bien
comprise en ceci que ses règles régissent non seulement la création d’œuvres,
conçues comme œuvres d’Art, mais également la manière d’être de celui qui s’y
adonne. C’est ce qu’énonce expressément le cinquième point du paragraphe 3 de
l’Æsthetica :
Dans la vie en commun, si toutes choses sont égales par ailleurs,
exceller dans la conduite de toutes les affaires.202
L’esthétique, telle qu’elle se fonde sur des bases leibniziennes, est une
science qui est à mi-chemin entre l’ordre spirituel et l’ordre matériel, même si
toute sensation consciente est déjà une aperception. Ce qui implique aussi que
dans tout acte créatif ou perceptif, c’est toujours, et à chaque fois, la dimension
cognitive
qui
est
impliquée.
C’est
parce
que
l’être
humain
est
conçu
métaphysiquement comme corps et esprit, comme appartenant à fois au règne
de la nature et à celui de la grâce, que ni la théologie ni la physique ne suffisent
G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principes de la Nature et de la Grâce.
Monadologie et autres textes 1703-1716, § 85-86, p. 261-262.
202
A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, Lateinisch-deutsch, übersetzt mit einer Einführung,
Anmerkungen und Registern herausgegeben von Dagmar Mirbach, Hamburg, Felix Meiner
Verlag, Band 1, p. 12.
« In vita communi, caetera si paria fuerint, in agendis rebus omnibus praestare. »
J.-Y. Pranchère propose la traduction suivante : « d’assurer, dans les activités de la vie
quotidienne, une supériorité sur l’ensemble des individus » (p. 12 de la trad. française).
Or il me semble que l’un des enjeux de l’esthétique de Baumgarten est de viser une
forme d’excellence éthique plutôt que de s’assurer une « supériorité » dans l’art du
discours, ce qui serait plutôt l’affaire de la sophistique.
201
103
à rendre raison de son statut particulier au sein de l’étant, selon Baumgarten.
L’invention de l’esthétique philosophique est donc bien à la fois une réponse au
problème du dualisme métaphysique des substances et une tentative de
dépassement. Tout à la fois « petit dieu » dans son département et « monade
finie », mais qui contrairement aux autres est pourvue de la capacité de créer,
par analogie, un monde régi par les lois universelles de l’être, la complexité de
cette monade humaine ne requiert rien de moins que l’invention d’une nouvelle
partie de la philosophie qui soit à même de rendre raison et d’interpréter sa
problématique condition au sein de l’étant en son entier.
Une
question
reste
entière.
Quel
est
le
statut
ontologique
de
la
représentation produite par cette force qu’est l’âme ? En ce qui concerne plus
précisément l’esthétique, comment s’opère le passage entre l’image mentale et
le discours ? Stefanie Buchenau203 interprète la force représentative de l’âme,
exposée dans les Meditationes, comme une force essentiellement discursive, une
vis loquendi. C’est une hypothèse intéressante mais elle pose le problème
suivant : comment s’opère le passage de cette discursivité constitutive de l’âme
à des productions de l’art comme la peinture et a fortiori l’architecture qui
échappe à toute forme d’historia et de narration ? Et, à l’inverse, même si l’on se
place dans la continuité du propos aristotélicien du De anima (431a, 10-15) où il
est clairement exposé que l’âme produit des images puisque, c’est chose connue,
même l’âme dianoétique, c’est-à-dire la pensée discursive, ne peut pas penser
sans elles, pourquoi Baumgarten a-t-il choisi comme point de départ la poétique
et la rhétorique ? Voilà très exactement l’une des apories majeures de
l’esthétique philosophique.
De plus, il est loin d’être évident que l’absence de culture visuelle de
Baumgarten suffise à expliquer cette aporie. En effet, je soutiens que même si le
philosophe avait disposé d’une culture visuelle moins indigente, les images
n’auraient pas pu être accueillies dans son système esthétique qui s’inscrit très
explicitement dans l’ancienne tradition de l’ut pictura poesis (et, qu’en même
temps, il achève). Cela dit, il se pourrait bien que le problème tant débattu des
rapports entre texte et image, entre lisible et dicible, ne soit pas complètement
étranger à cette aporie majeure de la démarche de Baumgarten qui consiste à
ériger
les
arts
de
la
parole
en
paradigmes
indépassables
pour
toute
S. BUCHENAU, « Die Sprache der Sinnlichkeit. Baumgartens poetische Begründung der
Ästhetik in den Meditationes philosophicae », p. 25.
203
104
compréhension de l’art à venir. Et il n’est pas sûr que nous ayons dépassé cela
car il s’agit de l’aporie constitutive de toute forme de discours donc, à plus forte
raison, celui de l’esthétique philosophique. Hubert Damisch écrit fort bien :
Comme si la peinture, comme si la sculpture n’avait d’autre destin que
la signification telle que celle-ci trouve à s’articuler au registre du
langage, d’autre avenir, en dernière analyse, que de s’effacer, dans
leur
matérialité
sensible,
au
bénéfice
d’un
lógos
auquel
il
appartiendrait de déclarer leur sens et qui opère par définition dans
l’élément de la phoné.204
Reste qu’entre la contemplation muette et le bavardage, des manières de
dire ce que l’on voit, sent, entend, doivent être trouvées. Bien souvent, les
entretiens, les textes des artistes eux-mêmes et ceux des poètes sont plus en
phase avec la chose même. À ce titre, Baumgarten comme poète (ou
versificateur, c’est selon) a une intuition géniale en partant de la poétique. Mais
l’esprit de système dans lequel cette entreprise s’est réalisée et son corrélat, la
fondation rationnelle de l’Art, ont fermé cette possibilité à peine esquissée.
§ 2. PREMIÈRES OCCURRENCES DU TERME ET TRANSITION ENTRE LES DEUX OUVRAGES
La partie consacrée aux Méditations se clôt sur l’examen du sens de la
première
occurrence
du
terme
« esthétique ».
Le
paragraphe
115
est
récapitulatif : la poétique philosophique est la science qui mène le discours
sensible à sa perfection. Ce paragraphe contient également une attaque en règle
de la logique aristotélicienne et cicéronienne : ses bornes sont trop étroites en
tant qu’elle se restreint à n’être qu’une logique de la connaissance distincte au
détriment de la connaissance confuse. Cette logique, au sens restreint, ne peut
donc servir à diriger la faculté de connaissance dite inférieure ni prétendre être
une science du mode sensible de la connaissance d’un objet. Le paragraphe 116
contient la première définition de l’esthétique à venir :
Hubert DAMISCH, « La peinture prise au mot », Paris, Les Éditions de Minuit, Critique,
370 (1978), p. 275.
204
105
Les philosophes grecs déjà et les pères de l’Eglise ont toujours
soigneusement distingué les aisthêtá et les noêtá […]. Les noêtá
doivent donc être connus au moyen de la faculté de connaissance
supérieure, et sont l’objet de la Logique, les aisthêtá sont l’objet de
l’epistếmê aisthêtikế, ou encore de l’esthétique [sive æsthetica].205
Cet extrait indique comment le philosophe a conçu le néologisme « æsthetica ».
Il s’agit de la forme latinisée de l’expression grecque epistếmê aisthêtikế.
L’esthétique est donc une « science » des aisthêtá, une « science de la
connaissance sensible ». Si, depuis Aristote, la logique est l’órganon permettant
de mettre en forme le lógos philosophique, il est devenu indispensable, selon
Baumgarten, de doter la sensibilité de quelque chose d’analogue permettant de
guider la connaissance sensible. C’est donc l’esthétique qui est censée venir en
aide à la logique, au sens étroit, en complétant ses manques. Mais cela pose
plusieurs questions. En effet, si selon Aristote la logique est un órganon,
comment comprendre que l’Æsthetica soit à la fois un outil permettant à la
connaissance sensible de se perfectionner et une « science » en même temps ?
Le texte de 1735 ne justifie pas ce point et il faut se référer à celui de 1750. Le
philosophe, rompu à l’exercice scolastique de la disputatio, a anticipé la
question :
À l’objection, l’esthétique est un art, non une science – je réponds : a)
ces deux aptitudes ne sont pas opposées. Combien d’arts, qui autrefois
étaient arts et rien d’autre, sont désormais également des sciences ?206
Cette réponse atteste l’attachement à l’idée d’une perfectibilité générale et d’une
perfectibilité des sciences en particulier. La nouvelle logique sera une vraie
science au sens d’un art véritable de l’invention, permettant de créer, dans le
sens de découvrir, des vérités nouvelles et non plus un simple outil formel. Il faut
ajouter que dans le cadre de cette critique de la logique, Baumgarten n’est pas
un cas isolé mais participe au contraire d’un grand mouvement de renouveau
initié par Bacon.207 L’un des aspects particulièrement intéressant de l’Esthétique
réside en ceci qu’elle se positionne face à la logique entendue jusqu’alors comme
un synonyme de « philosophie organique » ou de « gnoséologie ». Or, dans la
205
206
207
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 116, p. 75-76.
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 10, p. 123.
A. BÆUMLER, op. cit., p. 124-132.
106
première édition de la Métaphysique (1739), il n’est pas nommément question de
logique mais de « mode d’exposition » :
La science du mode de connaissance et d’exposition sensible est
l’esthétique ; si elle a pour but la moindre perfection de la pensée et
du discours sensible, elle est rhétorique ; si elle a pour but leur plus
grande perfection, elle est la poétique universelle.208
Cette étonnante définition de l’esthétique se trouve au paragraphe 533 qui
clôt la Section II de la « Psychologie », c’est-à-dire la théorie métaphysique de
l’âme. Concernant les rapports entre rhétorique et poétique, cette définition de la
Métaphysique de 1739 est encore très proche du dernier paragraphe des
Méditations :
Celui qui expose ses idées de façon sensible doit tenir compte [de ses
pensées à titre de sons articulés, aisthêtá], de sorte que l’esthétique
est, au sujet du mode d’exposition, plus prolixe que la logique. Or
l’exposition peut être parfaite ou imparfaite ; la façon imparfaite
d’exposer ses pensées est enseignée par la RHÉTORIQUE GÉNÉRALE, qui
est la science du mode d’exposition imparfait des représentations
sensibles en général ; la perfection de l’exposition fait l’objet de la
POÉTIQUE GÉNÉRALE
qui est la science du mode d’exposition parfait des
représentations sensibles en général. La première se subdivise en
rhétorique sacrée et profane, judiciaire, démonstrative et délibérative,
etc. ; la seconde en poétique épique, dramatique, lyrique ainsi qu’en
diverses espèces analogues ; mais les philosophes doivent abandonner
ces subdivisions aux rhétoriciens, qui ont pour tâche d’en inculquer la
connaissance historique et expérimentale. Les philosophes doivent
quant à eux s’occuper d’exposer des généralités et surtout définir avec
soin la frontière de la poésie et de l’éloquence.209
Or le même paragraphe 533, dans la septième édition de 1779 (donc posthume),
laisse de côté poétique et rhétorique pour se rapprocher de la définition de
l’esthétique telle qu’on la rencontre dans de 1750 :
208
209
A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 533, p. 89, note 1 (N. d. T.).
A. G, BAUMGARTEN, Méditations, 116, p. 76. Je souligne.
107
La science du mode de connaissance et d’exposition sensible est
l’esthétique
(logique
de
la
faculté
de
connaissance
inférieure,
philosophie des grâces et des muses, gnoséologie inférieure, art de la
beauté du penser, art de l’analogon de la raison).210
Dans cet extrait, l’accent est mis sur l’esthétique comme nouvel órganon :
« logique de la faculté de connaître inférieure », « gnoséologie inférieure », « art
de la beauté du penser », « art de l’analogon de la raison ». Nous reviendrons
dans le détail sur ce point qui se retrouve dans la nouvelle définition formulée en
1750.
Pour comprendre la transition entre la dissertation de 1735 et le très
fragmentaire ouvrage de 1750/58, nous en sommes réduits à formuler des
hypothèses quant à la teneur de ce dernier. Or de l’aveu même de Baumgarten,
les différents contenus l’Esthétique ne sont pas « inédits» :
Cette science et l’ensemble de ses vérités ne sont toutefois pas si
neufs que l’on n’ait jamais auparavant pensé avec beauté : il y a eu
des esthéticiens pratiques avant que l’on ne connaisse les règles de
l’esthétique et qu’on ne les porte à la forme d’une science.211
Le rôle de l’esthétique est notamment de conférer à ces arts une finalité
commune qui les oriente. Elle doit être à la fois théorique et pratique. Une
science et un « art » (ars), c’est-à-dire un talent, un savoir-faire, une habileté,
ou plutôt un ensemble de savoir-faire qui concourent à la perfection de la
connaissance sensible. L’esthétique philosophique est la science qui constitue et
garantit le moment théorique unitaire des beaux-arts et des arts libéraux.
L’esthétique, comme discipline universitaire, a été enseignée, nous l’avons vu
précédemment, avant la parution de l’Æsthetica. Il n’est dès lors pas inutile de
se référer aux précieuses indications qu’offre le Kollegium über Ästhetik :
Il y a eu des esthéticiens pratiques avant que l’on ne connaisse les
règles de l’esthétique et qu’on ne les porte à la forme d’une science. Il
ne serait pas inutile de donner une petite introduction à l’histoire de
l’esthétique ;
toute
l’histoire
des
peintres,
des
sculpteurs,
des
musiciens, des poètes et des orateurs aura ici sa place, car tous ces
A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 533, p. 89.
A. G. BAUMGARTEN, « Cours sur l’esthétique », § 1, dans Esthétique précédée des
Méditations philosophiques […], p. 247.
210
211
108
différents
domaines
trouvent
dans
l’esthétique
leurs
règles
universelles.212
Ce que Baumgarten introduit comme finalité immanente au processus de
rassemblement de ces différents arts — qui chacun à leur manière concourent à
la perfection de la connaissance sensible — n’est autre que la finalité de
l’esthétique elle-même, c’est-à-dire la beauté :
§ 14 : La fin de l’esthétique est la perfection de la connaissance
sensible comme telle, c’est-à-dire la beauté.213
L’esthétique, en tant qu’elle garantit un fondement philosophique et
subsume ces diverses disciplines sous l’unité d’une finalité qui lui est propre, leur
accorde, dans le même mouvement, un statut scientifique. Nous pourrions
condenser ce qui précède en une formule synthétique : le contenu de l’esthétique
est « artistique » en tant qu’il se compose des différentes disciplines qui
conduisent à la perfection de la connaissance sensible, mais sa forme est
théorique. L’esthétique est à la fois une théorie et un art. Elle est théorique car
elle se fonde sur la psychologie, c’est-à-dire sur une partie fondamentale de la
métaphysique. Ce fondement confère aux arts libéraux et aux beaux-arts l’unité
d’une méthode. Ce que Baumgarten nomme la « claire méthode » dans les
Meditationes
reçoit
dans
l’Æsthetica
le
nom
d’ « ordre
clair »
ou
« méthodologie », et aurait dû constituer l’objet du second chapitre de l’ouvrage.
Il est important de rappeler que ce texte est très largement inachevé.
Baumgarten, très atteint par la tuberculose, n’a pas pu achever la première
section de sa première partie. Ce qui eut pour conséquence que ce que nous
appelons l’« Esthétique de Baumgarten» n’est qu’un tout petit fragment de la
partie heuristique, c’est-à-dire de la première section théorique. En effet,
l’Æsthetica devait initialement comporter deux parties : 1) une esthétique
théorique composée de trois sections « heuristique », « méthodologie » et
« sémiologie » ; 2) une esthétique pratique, dont nous ignorons tout. Les trois
sections de la partie théorique reprennent l’ancienne tripartition rhétorique :
inventio, dispositio et elocutio. Ce qui signifie que le point de départ rhétorique
est similaire dans les deux textes. Le paragraphe 13 mentionne la scission entre
esthétique théorique et esthétique pratique :
212
213
Ibid., p. 247.
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 14, p. 127.
109
De même que sa sœur aînée [soror eius natu major] la logique, notre
esthétique se divise en I) THÉORIQUE, doctrinale, générale (première
partie) […] ; II) PRATIQUE, appliquée, spéciale (deuxième partie).214
Après avoir soutenu l’idée qu’un art peut être amélioré et recevoir une
organisation systématique qui l’élève au rang de science, Baumgarten inverse
l’argument en disant que c’est la possibilité même d’une telle application pratique
qui garantit le statut de science à l’esthétique :
Que notre art puisse faire l’objet d’une mise en forme démonstrative,
l’expérience le prouvera, c’est toujours évident a priori, puisque la
psychologie et les autres sciences [i. e. la cosmologie et la théologie]
qui s’y rattachent disposent d’une abondance de principes certains; et
qu’il mérite d’être élevé au rang d’une science, les utilisations qu’il
permet […] le montrent.215
Cela dit, comme le note à juste titre Michael Jäger, ce que Baumgarten
conçoit sous le terme de « théorie » n’est jamais défini dans l’Esthétique.216 Pas
plus que n’est explicitée l’idée selon laquelle la beauté ne se donne qu’à la faveur
de la perfection de la connaissance sensible. Et en l’absence d’une définition du
terme « théorie », nous sommes confrontés aux mêmes difficultés que dans la
dissertation de 1735 quand Baumgarten, au paragraphe 2, demande qu’on lui
accorde la grâce de ne pas définir des notions reçues pour évidentes.217 De plus,
au vu de l’état d’inachèvement de l’ouvrage, il est difficile d’en saisir proprement
tous les enjeux. Nous pouvons tout au plus reconstruire l’argument à partir
notamment des Leçons d’esthétique :
Puisque la métaphysique contient ce que les sciences ont d’universel,
on pourrait nommer l’esthétique, en vertu d’une certaine analogie, la
métaphysique du beau.218
Ibid., § 13, p. 124.
Ibid., § 10, p. 123.
216
Michaël JÄGER, Kommentierende Einführung in Baumgartens Aesthetica, HildesheimNew-York, Olms, 1980, p. 8.
« Was eine „theoria“ ist, wird in der Aesthetica nicht definiert. »
217
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 2, p. 30.
« Nous demandons en effet qu’on nous accorde la grâce d’utiliser sans les définir, et
d’exposer sans les démontrer, les notions que de très pénétrants philosophes [c.à.d.
Leibniz et Wolff] tiennent pour démontrées et définies. »
218
A. G. BAUMGARTEN, « Cours sur l’esthétique », p. 247. Je souligne.
214
215
110
Cette citation a guidé le choix du titre de ma thèse en opposant une approche
clairement
« métaphysique »
précédemment,
de
l’Art,
selon
les
modalités
exposées
et des « esthétiques du goût » au pluriel comme autant de
discours proposant des approches alternatives qui se centrent essentiellement
sur le « goût » du spectateur et donc du public. La notion même de « goût » est
reprise en un sens particulier par Baumgarten, conformément au projet de
constituer une « esthétique » comme « métaphysique du beau ». Sur le
caractère proprement métaphysique de l’esthétique, Cassirer écrit encore ceci :
L’esthétique ne serait pas une science et ne saurait en devenir une si
elle se limitait à donner un ensemble de règles techniques pour la
production
de
l’œuvre
d’art
ou
un
ensemble
d’observations
psychologiques sur les effets. […] Une science reçoit son contenu et
son sens philosophique lorsqu’elle comprend ce qu’elle représente dans
la totalité du savoir, les lieux et place qui lui reviennent dans cet
ensemble.219
Reste à présent, en l’absence d’une définition exacte de la science en question et
d’un texte achevé, à tenter de comprendre les différents sens possibles de
l’Æsthetica.
§ 2. LES DIFFÉRENTS ASPECTS DE L’ÆSTHETICA
L’esthétique philosophique se voit définie inauguralement par Baumgarten
comme suit :
§ 1 : L’ESTHÉTIQUE (ou théorie des arts libéraux, gnoséologie
inférieure, art de penser bellement, art de l’analogon de la raison) est
la science de la connaissance sensible.220
[§ 1 : ÆSTHETICA (theoria liberalium artium, gnoseologia inferior, ars
pulchre
cogitandi,
ars
analogi
rationis)
sensitivae.]
219
220
E. CASSIRER, Philosophie des Lumières, p. 329
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 1, p. 121.
111
est
scientia
cognitionis
Dans le Kollegium über Ästhetik, le philosophe explique à nouveaux frais l’origine
du néologisme « æsthetica » à ses étudiants. « Aisthêtikế» est formé par
analogie
à
« logikế »
(adjectif
substantivé
du
féminin
qui
sous-entend
« science » de la logique). La logique est appelée au paragraphe 13 la « grande
sœur » de l’esthétique (soror eius maior) en tant que ses principes ont été
énoncés avant ceux de l’esthétique. En d’autres termes, l’esthétique est donc
née, en tant que discipline, après la logique. Si nous faisons abstraction de ce qui
est placé entre parenthèses, la définition inaugurale de l’esthétique ressemble
fort à celle des Meditationes : epistếmê aisthêtikế sive Æsthetica,221 la nouvelle
discipline est donc bien conçue, et ce dès 1735, comme la « science de la
connaissance sensible ». La continuité entre ces deux ouvrages est visible jusque
dans la définition de la science recherchée. Par contre, comment faut-il
comprendre ce qui est placé entre parenthèses ? Faut-il considérer qu’il s’agit
d’une suite de « synonymes », comme le suggère Ursula Franke : « Si l’on se
réfère à Herder, lequel a bien éclairé le caractère éclectique de la “manière de
penser de Baumgarten”, la tâche herméneutique qui se présente consiste à
comprendre la définition principale de l’ “esthétique” à l’aide de ses synonymes :
“théorie des arts libéraux”, “gnoséologie inférieure”, “art de penser bellement”,
“art de l’analogue de la raison”. »222
Si l’on concède que Baumgarten est bien un « éclectique » et que le
contenu de la parenthèse est bien une suite de « synonymes », alors encore
faut-il s’entendre sur les termes.
« Synonyme » en tant qu’adjectif et nom provient du bas latin synonymus,
qui à son tour, traduit le grec synốnumos, qui signifie « de même nom que ».
Dans la Logique d’Aristote, ce terme désigne des noms dont le sens est lié (sún)
par un genre commun, mais dont les significations diffèrent spécifiquement
(comme par exemple le vert et le rouge par rapport à la couleur). Sunốnumos
est composé de sún (« avec », « ensemble ») et de ónoma (le « nom »). En
suivant l’acception philosophique du terme, l’esthétique définie comme « science
de la connaissance sensible » constitue le genre commun. Ses différents
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 116, p. 76.
U. FRANKE, Kunst als Erkenntnis, die Rolle der Sinnlichkeit in der Ästhetik des
Alexander Gottlieb Baumgarten, p. 51, je traduis.
« Nimmt man Herders Hinweis auf, der den eklektischen Charakter von « Baumgartens
Denkart » gut beleuchtet, so stellt sich für die Interpretation die Aufgabe, das
Hauptdefinitum „Ästhetik“ durch seine Synonyme, „theoria liberalium artium“,
„gnoseologia inferior“, „ars pulcre cogitandi“, „ars analogi rationis“ zu begreifen. »
221
222
112
synonymes (théorie des arts libéraux, gnoséologie inférieure, art de la beauté du
penser, art de l’analogon de la raison) sont autant de différences spécifiques. S’il
y a lieu d’employer, à la suite d’Ursula Franke, le terme « synonyme » pour
désigner ce que Baumgarten a placé entre parenthèses au premier paragraphe,
c’est seulement au sens aristotélicien et pas au sens moderne du terme. En effet,
les termes « théorie des arts libéraux », « gnoséologie inférieure », « art de la
beauté du penser », « art de l’analogon de la raison » ne sont pas autant de
mots différents qui désignent une même chose. Au contraire, ces « synonymes »
se présentent tour à tour comme des facettes ou des parties constituantes de
l’esthétique. Ces différents aspects sont à la fois constitutifs de la science de la
connaissance sensible et complémentaires mais, en aucun cas, substituables
comme le seraient des synonymes au sens moderne du terme.
2.1) UNE THÉORIE DES ARTS LIBÉRAUX OU DES BELLES-SCIENCES
En observant les différents aspects de la nouvelle science, nous sommes
immédiatement confrontés à un problème majeur. Forts de notre entente
courante du terme « esthétique », nous voilà pour le moins surpris de trouver les
« arts libéraux » dans l’Æsthetica et les « schöne Wissenschaften » dans le
Kollegium über Ästhetik. C’est extrêmement ambigu car, dans ce même texte,
Baumgarten dit explicitement son intention d’inclure les « beaux-arts » dans son
système :
Aristote […] subdivise sa philosophie, grâce à laquelle la connaissance
humaine doit être améliorée, en logique, rhétorique et poétique […].
Or cette classification est elle-même incomplète. Lorsque je souhaite
penser sur le plan sensible avec beauté pourquoi dois-je forcément le
faire en prose ou en vers ? Qu’en est-il du peintre et du musicien ? 223
A. G. BAUMGARTEN, Kollegium über Ästhetik dans POPPE, op. cit., p. 69, je traduis.
« Aristoteles […] teilt seine Philosophie, wodurch die menschliche Kenntnis verbessert
werden soll, in die Logik, Rhetorik und Poetik, die er zuerst als Wissenschaft vorträgt. Die
Einteilung selbst ist unvolkommen. Wenn ich sinnlich schön denken will, warum soll ich
bloss in Prosa oder in Versen denken ? Wo bleibt der Maler und Musikus ? »
223
113
La terminologie de Baumgarten est très flottante sur ce point. S’il passe
sans transition de l’expression « arts libéraux » à celle de « belles-sciences »,
c’est que le contenu de ces dernières est identique à l’ancien trivium et
quadrivium, plus que ce que nous entendons aujourd’hui par le terme « beauxarts », avec, en sus, l’histoire. La prise en compte de l’histoire inscrit à bon droit
l’esthétique de Baumgarten au tournant de l’Aufklärung et du 19esiècle, siècle de
l’histoire par excellence. Nous entrons ici de plain-pied dans la problématique
exposée dans l’avant-propos. Le vocable esthétique désigne-t-il seulement une
discipline au contenu clairement établi ?
Pour faire la généalogie du concept, il faut signaler une hypothèse qui
attribue l’invention des « arts libéraux »224 à Isocrate. Cela dit, l’expression est
attestée chez Cicéron (« artes liberales » dans le De Inventione, I, 35), que
Baumgarten n’a de cesse de citer. Mais c’est à Marcianus Capella, dans le De
nuptiis philologiae et Mercurii, que l’ont doit l’initiative de classification
systématique des arts en arts libéraux et arts mécaniques.225 Sous le nom
collectif de quadrivium sont regroupées l’arithmétique, la géométrie, la musique
et l’astronomie, c’est-à-dire les arts qui permettent de comprendre l’ordre
cosmique. Il faudra attendre le 9e siècle pour que la grammaire, la rhétorique et
la dialectique, c’est-à-dire les arts de l’expression orale et écrite, reçoivent le
nom de trivium. Rappelons brièvement que les arts libéraux s’opposent aux arts
mécaniques en ceci qu’ils sont libres, comme leur nom l’indique, pour deux
raisons au moins. Ils sont dits libres, d’une part, car ils s’adressent aux êtres
libres, c’est-à-dire à ceux qui disposent de la scholế, du loisir pour se consacrer à
l’étude. À ce sujet, il faut mentionner l’hebdomadaire édité par Baumgarten en
1741 : Les lettres philosophiques d’Aletheophilus qui ont eu pour finalité de
populariser la philosophie auprès de ceux, en l’occurrence plutôt de celles, les
femmes, qui n’avaient pas accès à l’université il y a quelque trois siècles. Sans
vouloir faire de Baumgarten un « féministe » de la première heure, il faut
toutefois souligner cette volonté pédagogique qui prône que l’émancipation ne
peut passer que par l’éducation. Ce n’est point seulement une anecdote, puisque
l’une des finalités de l’esthétique philosophique elle-même est celle de vulgariser
les connaissances scientifiques pour le plus grand nombre, inscrivant pleinement
C. f. Vocabulaire d’esthétique d’E. SOURIAU, Paris, PUF, 1990, article « art ».
L. FALLAY D’ESTE, « Présentation » dans Paragone. Le parallèle des arts, trad. L. Fallay
d’Este et Nathalie Bauer, Paris, Klincksieck, 1992, p. 12.
224
225
114
la constitution de cette nouvelle science dans le projet plus vaste des Lumières
allemandes et européennes. Les arts libéraux sont autotéliques : ils ne sont pas
au service des besoins organiques impérieux mais sont cultivés en vue d’euxmêmes, leur finalité étant l’éducation et la connaissance. Les arts libéraux sont
produits par l’intellect, contrairement aux arts mécaniques, tributaires du travail
manuel et à ce titre pour bonne part « dévalorisés » au sein d’une histoire
philosophique d’inspiration largement idéaliste, c’est-à-dire platonicienne. Or,
précisément, Baumgarten subsume ce que nous appelons aujourd’hui les
« beaux-arts » dans un ensemble plus grand, les « belles sciences » ou les « arts
libéraux »,
sans
transition
ni
véritable
explication.
Ce
qui
signifie
que
Baumgarten conçoit implicitement que les « beaux-arts » sont essentiellement
des créations de l’esprit avant d’être des productions manuelles. C’était déjà le
cas dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière qui, au 17e siècle, avait
rangé les beaux-arts à l’entrée « Arts libéraux ».
Si les beaux-arts sont assimilés dans l’esthétique philosophique à des
productions de l’esprit, cela signifie que l’artiste accède ainsi au rang de créateur
par analogie avec le deus pictor, comme le disait, trois siècles auparavant,
Léonard de Vinci :
Si le peintre veut voir des beautés capables de lui inspirer l’amour, il a
la faculté de les créer, et s’il veut voir des choses monstrueuses qui
font peur, ou bouffonnes pour faire rire, ou encore propres à inspirer la
pitié, il est leur maître et dieu […]. Ce qu’il y a dans l’univers par
essence, présence ou fiction, il l’a, dans l’esprit d’abord, puis dans les
mains.226
La philosophie ne vient donc que plus tard, telle la chouette de Minerve,227
« inventer » une nouvelle discipline qui interroge ce que les artistes n’ont cessé
de répéter : que la peinture (entre autres) est cosa mentale. Dès lors,
l’esthétique ne surgit pas inopinément dans l’histoire de la pensée : elle s’élabore
au moment où les arts se sont déjà émancipés, du moins idéalement, de leur
dimension strictement matérielle, artisanale, et qu’ils peuvent être pensés à titre
Leonardo DA VINCI, La peinture, p. 30.
Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, « Préface » aux Principes de la philosophie du droit,
traduction de Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, Flammarion, 1999, p. 76.
« La chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule. »
226
227
115
de pure réalisations intellectuelles, c’est-à-dire aussi de manière parfaitement
abstraite.
2.2) LA GNOSÉOLOGIE « INFÉRIEURE » ET L’ART DE PENSER AVEC BEAUTÉ
Le projet d’étendre les limites de la logique se trouve déjà, nous l’avons vu,
en germe dans la dissertation de 1735. Baumgarten y affirme que la logique au
sens étroit est trop limitée et qu’il s’agit donc de la compléter, c’est-à-dire
d’étendre le champ de la philosophie organique. Neuf ans avant la parution du
premier volume de l’Esthétique, la Seconde Lettre philosophique d’Aletheophilus
(la parution s’est arrêtée, faute d’un nombre d’abonnés suffisant, à la quarantequatrième lettre) précise les intentions du philosophe :
Bien que l’on ait coutume de tenir la philosophie organique et la
logique pour des termes synonymes, l’auteur [Baumgarten parle de
lui-même] les distingue tout en reconnaissant que la philosophie
organique pourrait aussi être nommée logique en une acception
élargie. À proprement parler, dit-il, la philosophie organique doit être
la science de l’amélioration du jugement, tandis que la logique, qui en
est la partie la plus noble, doit, comme l’indique son nom et comme le
confirme l’habitude de la plupart des professeurs de logique, se limiter
à montrer la voie vers la connaissance [Einsicht] distincte des vérités ;
de sorte que son tort est de se restreindre à l’entendement au sens
strict et à la raison. Or notre âme possède beaucoup de facultés
servant à la connaissance et qui sont autres que celle qu’on pourrait
simplement mettre au compte de l’entendement et de la raison, il
semble donc à notre auteur que la logique promet plus qu’elle ne tient
lorsqu’elle se fait forte d’améliorer notre connaissance en général, et
n’est ensuite occupée que de la connaissance distincte et du chemin
qui y mène. Il se la représente donc comme une science de la
connaissance de l’entendement ou de la connaissance distincte, et
réserve les lois de la connaissance sensible et vivante, quand bien
même celle-ci ne devrait pas s’élever à la distinction au sens le plus
116
précis du terme, pour une science particulière. Cette dernière science,
il la nomme l’esthétique.228
Baumgarten ne laisse planer aucun doute quant au statut de l’esthétique,
cette « petite sœur » de la logique. L’esthétique fait montre d’une « vitalité » qui
fait défaut à son aînée. Elle est « petite » car elle est puînée, mais les ambitions
nourries par celui qui lui confère son nom de baptême dépassent largement
celles que peut réaliser son aînée, qui « promet plus qu’elle ne tient ». Cette
dernière prétend améliorer la connaissance en général mais ne s’occupe, en
définitive, que d’un domaine particulier, celui des connaissances claires et
distinctes. Ainsi, Baumgarten étend le domaine de la philosophie organique en
réservant ce terme à l’ensemble de la logique au sens large. La logique au sens
large, ou philosophie organique, comprend à la fois la logique au sens étroit (la
logique classique) et l’esthétique. Ce contenu bipartite de la philosophie
organique fait l’objet du paragraphe 147 de la Philosophia Generalis, texte
posthume publié en 1770. Dans ce paragraphe, le philosophe énonce les
différents contenus de la philosophie organique en commençant par énumérer
ceux de l’esthétique :
La philosophie organique s’applique I) à la connaissance sensible, elle
est alors l’ESTHÉTIQUE […] ; II) à la connaissance intellectuelle, c’està-dire à la logique au sens strict.229
L’esthétique en tant que logique contient, selon la Philosophia Generalis, plus
d’une quarantaine de disciplines particulières. Ces disciplines sont classées en
fonction de deux orientations majeures. La première concerne tout ce qui porte
la connaissance sensible à sa perfection. Dans ce cas elle comporte l’art de
l’attention, de l’abstraction, du sentir ou esthétique empirique, l’art de juger,
appelé aussi la critique esthétique, mais aussi l’art de prévoir, ou mantique,
auquel Baumgarten accorde une place très importante. La mantique présente
une bonne quinzaine d’arts divinatoires différents, allant de la chrestomanie
(prophétie par les oracles) à l’engastrimythie (prophétie au moyen du ventre) en
passant par l’oryctomancie (prédiction basée sur les fossiles). Cette énumération
d’arts divinatoires plus bizarres les uns que les autres peut sembler assez
A. G. BAUMGARTEN, « Deuxième lettre philosophique » dans Esthétique précédée des
Méditations philosophiques […], p. 237. Je souligne.
229
A. G. BAUMGARTEN, « Philosophie générale » dans ibid., § 147, p. 241-244.
228
117
curieuse. En fait, cette exhaustivité dénote un réel souci encyclopédiste ainsi
qu’une volonté impressionnante de répertorier et de cataloguer tout ce qui serait
susceptible
de
favoriser
la
nouvelle
discipline.
L’hypothèse
du
projet
encyclopédique est d’ailleurs corroborée par Francesco Piselli, bien qu’il ne fasse
pas le lien entre ce projet et ce qu’il nomme, non sans quelque ironie, ces
« suspectes extravagances divinatoires » (« sospette stravaganze divinatorie ») :
Baumgarten enseignait la philosophie encyclopédique déjà en 1732 à
Halle comme l’indique Meier dans son ouvrage La vie de Baumgarten :
« Alors que Baumgarten enseignait naguère la philosophie dans notre
académie (c’est-à-dire l’université de Halle), il proposa quelques fois
aussi
à
ses
philosophique. »
auditeurs
[l’enseignement
de
l’]
encyclopédie
230
La seconde orientation de cette nouvelle partie de la philosophie organique
concerne tout ce qui relève de la désignation, de la notation par signes au sens
large (æsthetica characteristica). Cette seconde partie comprend la signification
des mots (nommée « lexicographie universelle »), la flexion et la liaison des
mots (« grammaire universelle »), mais aussi l’écriture (« science universelle du
graphisme »), qui comprend la calligraphie, la tachygraphie (c’est-à-dire l’art
d’écrire vite) et la cryptographie (l’art d’écrire de manière encodée) ; on y trouve
encore
l’emblématique,
la
chromatocritique,
ainsi
que
la
physiognomie,
l’onirologie, l’art de l’euphonie, la poétique. La liste est très fournie et concerne
toutes les formes de désignation par signes au sens large du terme : mots,
images, caractéristiques corporelles ou sons. De plus, un autre ouvrage
posthume (1769), Sciagraphia encyclopaediae philosophicae, non traduit, indique
à quel point le projet d’étendre la philosophie organique tenait à cœur à
Baumgarten :
§ 25 : La gnoséologie (la logique au sens large) est la science de la
connaissance aussi bien intellectuelle que du mode d’exposition, ce qui
est du ressort plutôt de la philosophie organique. Et comme toute
F. PISELLI, Alle origini dell’estetica moderna. Il pensiero di Baumgarten, p. 226.
« Baumgarten insegnava enciclopedia filosofica già nel 1737 in Halle (Meier, Alexander
Gottlieb Baumgartens Leben, Hemmerde, Halle, 1763) : “Cum in nostra academia (cioè
nell’università di Halle) Baumgartenius olim doceret philosophiam, aliquoties etiam hanc
encyclopaediam philosophicam auditoribus proposuit”. »
230
118
connaissance sera ou bien I) sensible ou bien II) intellectuelle, la
première est l’esthétique […].
§ 109 : La gnoséologie, ou bien la partie qui vient après la logique au
sens le plus large du terme, est la science de la connaissance
intellectuelle ou bien la logique au sens strict et propre du terme.231
Ce qui signifie donc que la « gnoséologie inférieure» mentionnée dans la
définition du paragraphe 1 est la logique sensible dans sa version théorique,
« noble » comme l’indique Baumgarten dans la Seconde Lettre. Dans sa version
pratique ou « organique », « instrumentale » en référence à Aristote, l’« art de
penser avec beauté » constitue une autre facette de l’Æsthetica. Ce qui distingue
essentiellement la philosophie organique au sens classique du terme et la
philosophie organique « sensible » ou « esthétique », c’est précisément la beauté
visée par ses développements. Or pour envisager les choses de manière
systématique, la gnoséologie inférieure (théorique) et l’art de penser avec
beauté (pratique) font partie de la dimension productive ou poïétique de
l’Esthétique de Baumgarten. On peut supposer également que l’art de penser
avec beauté puisse également faire partie des qualités du spectateur et ne
concerne pas seulement le poète ou l’artiste. Il s’agit alors d’un spectateur
idéalement éduqué, comme celui de Du Bos, ou encore d’Adorno :
Celui qui ne sait pas ce qu’il voit ou ce qu’il entend ne jouit pas du
privilège d’un rapport inné aux œuvres; il est incapable de les
percevoir.232
Pour combler le hiatus classique entre théorie de l’art et esthétique,
Baumgarten invente ce que nous nommons, à la suite de Gilles Deleuze, « un
personnage conceptuel ». Son nom, déjà indiqué à plusieurs reprises, est felix
æstheticus.
U. FRANKE, Kunst als Erkenntnis [...], p. 25, note 39.
« § 25 : Gnoseologia (Logica significatu latiori) est scientia cognitionis tam cogitandae
quam proponendae, philosophiae organicae pars potior. Quia omnis cognitio vel sensitiva
est vel intellectualis, erit scientia cognitionis I) sensitivae, II) intellectualis. Prior est
Aesthetica [...].
§ 109: Gnoseologia sive logicae significatu latiori pars posterior est scientia cognitionis
inellectualis sive logica proprie et stricte sic dicta. »
232
Theodor Wisengrund ADORNO, Théorie esthétique (1970), Paris, Klincksieck, 1995,
p. 469.
231
119
2.3) UN ART DE L’ANALOGON RATIONIS233
Il a été établi que l’œuvre d’art se présente comme un « hétérocosme »234
et que son intelligibilité repose, en dernière instance, sur une analogie entre
l’ordre cosmique du monde créé par Dieu et le sien propre. De même que le faire
artistique humain est conçu par analogie d’après l’acte intellectif divin de
création, le concept d’analogie concerne également une des facettes de
l’esthétique : l’art de l’analogon rationis.
Un rapport analogique indique la liaison de deux termes qui entretiennent
des rapports de similitude entre eux. Ce rapport peut se dire, il peut être porté
au lógos. Il en va de même pour le concept de l’analogon rationis. Cet aspect de
l’Æsthetica est crucial pour comprendre l’assimilation implicite des beaux-arts
aux arts libéraux et leur subsumption sous la catégorie générale de « belles
sciences » qui deviennent, et dans un même mouvement, le lieu privilégié de la
connaissance dite sensible. Deux aspects essentiels de l’esthétique philosophique
reposent sur ce concept. Le premier aspect réside dans la possibilité d’établir
l’esthétique en tant que science de la connaissance sensible par analogie à la
logique au sens étroit. Il convient de souligner encore une fois — car cela
constitue la condition de possibilité même de sa constitution — que le
« sensible » dont s’occupe l’esthétique n’est jamais une simple « collection de
données » présentées « en vrac ». Lorsque, par exemple, je perçois un tableau,
lorsque je me représente une image, les formes, les couleurs, la profondeur, la
facture, la matérialité visible des pigments forment un tout cohérent qui fait
sens. Percevoir, c’est à chaque instant ordonner et donner sens. La recollection
des données sensibles perçues s’agencent selon un certain ordre, selon une
certaine logique. Lorsque nous percevons sensiblement, nous formons une sorte
de raisonnement grâce, notamment, à la mémoire et à l’imagination. Et ce
« raisonnement sensible », fondé sur l’attente de cas semblables, est ce que
Je reprends ici les analyses de mon article paru en 2007. Hormis l’erreur signalée au
sujet des trois différents types d’inventions, mon exposition du concept d’analogon
rationis me semble encore recevable.
234
Je remercie Frédéric Nicod de m’avoir indiqué que Hannah Arendt fait remonter cette
notion d’hétérocosme poétique à Démocrite, déjà.
C.f. Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Pocket, 1994, note 1, p. 226.
« Ainsi Démocrite loue-t-il le génie divin d’Homère, “qui de toute sorte de mots
construisit un cosmos” — epeôn kosmon etektènato pantoiôn (Diels, B 21). »
233
120
Baumgarten nomme analogon rationis. Et la connaissance produite par analogie
vaut pour elle-même, même si l’esthétique ― c’est là une de ses nombreuses
vertus ― est censée à la fois compléter l’horizon logique au sens large et limiter
l’horizon logique au sens étroit du terme. La section 28 de l’Esthétique porte sur
la question de la « vérité esthétique ». Le paragraphe 427 traite de la vérité
« esthético-logique » (aestheticologicam), en insistant sur ce que l’esthétique et
la logique au sens étroit, courant, du terme, ont en commun. Cette vérité
esthético-logique est ce que recherche la logique entendue au sens large, c’està-dire la logique au sens étroit associée à l’esthétique.
Le second aspect est le suivant : l’œuvre d’art (ou toute autre production
intellectuelle libre ayant la beauté comme caractéristique essentielle), est
considérée comme un véritable monde qui se déploie par analogie au monde
créé par Dieu. Il y a donc une étroite parenté, une parenté analogique, entre le
monde créé et le monde de la création artistique. Et puisqu’il est nécessaire (au
sens logique fort) qu’il n’y ait qu’une seule Création absolument parfaite ― c’est
là que l’esthétique rejoint la théologie ―, le « monde » créé par les artistes est
« hétérocosmique » mais non « utopique ». Cela signifie que le mode d’existence
de ce monde est celui de la possibilité. Il obéit à des lois (que l’esthétique prend
en charge d’énoncer) et donne lieu à une vérité sensible, à une richesse
manifeste (ubertas) qui peut parfois prendre de la distance par rapport au sens
de la vérité dans son acception logique. L’esthétique vient au secours de la
philosophie en préservant ce que la logique ne permet pas de sauvegarder, c’està-dire la singularité et la richesse des manifestations sensibles possibles.
La vérité métaphysique est dite objective par Baumgarten ; elle se trouve
contenue dans l’objet même. La vérité « subjective » est conçue classiquement
en termes d’adéquation de la représentation à l’objet. Or, et c’est en cela que
Baumgarten est original, la vérité subjective peut être à son tour ou logique ou
esthétique :
§ 423 : Il faut […] se soucier, dans les matières du beau-penser, de la
VÉRITÉ, mais de la vérité ESTHÉTIQUE, c’est-à-dire de la vérité en tant
qu’elle doit faire l’objet d’une connaissance sensible. […] Quant à la
représentation de la vérité métaphysique présente en quelque objet,
elle constitue, pour autant qu’elle s’accomplisse dans l’âme d’un
certain sujet, cet accord des représentations avec les objets que la
121
plupart nomment vérité logique ; certains nomment spirituelle cette
vérité qui est celle de l’affection, de la correspondance et de la
conformité, tandis qu’ils nomment matérielle la vérité métaphysique
[quam plerique veritatem logicam nominant, alii mentalem]. Cette
vérité est celle de la relation, de la correspondance et de la conformité,
tandis
qu’ils
nomment
matérielle
la
vérité
métaphysique
[metaphysicam veritatem materialem appellant].235
Selon Baumgarten, il n’y a pas « deux vérités » dont l’une serait logique et
l’autre
esthétique.
Le
d’ « esthéticologique ».
236
mode
de
rapport
vrai
à
la
chose
est
qualifié
Puisque, comme nous l’avons vu, le sujet percevant
est dans l’impossibilité structurelle de se représenter — c’est-à-dire de penser,
ces deux termes sont cette fois strictement synonymes au sens moderne du
terme — quoi que ce soit de manière parfaitement claire et distincte. Tandis que
la représentation subjective de la chose, entendue au sens strictement logique,
est simplement formelle puisqu’elle concerne la relation, la correspondance et la
conformité. À l’inverse, la représentation esthétique tient compte de la dimension
sensible, phénoménale, de la chose. Etant donné qu’il est hors de notre portée
de tout prouver adéquatement, le raisonnement par analogie vient au secours de
l’entendement fini.
Cette
analyse
concerne
les
objets
scientifiques
qui
doivent
être
appréhendés, dans l’horizon de la finitude humaine, avec le secours de
l’esthétique. En revanche, pour les objets strictement « esthétiques », intervient
la catégorie rhétorique du vraisemblable : est dit « vrai » ce qui peut l’être sur le
mode de la possibilité. C’est ce qui est indiqué au paragraphe 483 de
l’Esthétique :
J’ai désormais lieu de penser avoir établi, pour un raisonnement très
clair, que la plupart des perceptions intriquées dans le beau-penser ne
sont pas complètement certaines, et que leur vérité n’est pas aperçue
dans une complète lumière. Et cependant aucune fausseté sensible ne
peut se découvrir en lui sans laideur. Or, les choses dont nous ne
sommes pas complètement certains, sans toutefois y apercevoir
quelque fausseté, sont VRAISEMBLABLES. Il est donc préférable de
235
236
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 423, p. 151.
Ibid., § 427, p. 153.
122
nommer la vérité esthétique VRAISEMBLANCE, d’un terme qui désigne
ce degré de vérité qui, même s’il ne s’élève pas à la certitude
complète, ne contient cependant aucune fausseté observable.237
Ce passage est fondamental car il souligne la continuité dans l’entente
baumgartenienne de la vérité : la vérité dite sensible est vraie à un autre degré
que sa forme certaine et logique, mais elle n’est en aucun cas « autonome ». Elle
est aussi constitutive de notre être et, comme telle, demande à être
perfectionnée. Cette nécessité est, une fois de plus, à la fois philosophique et
théologique :
§ 12 : À l’objection : […] les facultés inférieures — la chair [caro] —
doivent être combattues, plutôt que stimulées et aguerries — je
réponds : a) ce qui est requis est la soumission des facultés inférieures
[imperium in facultates inferiores] à une autorité, non à une tyrannie ;
b) l’esthétique, nous prenant pour ainsi dire par la main, nous conduira
à ce résultat […] ; c) [Celles et ceux qui s’occupent d’esthétique] n’ont
ni à stimuler ni à aguerrir les facultés inférieures dans la mesure où
elles sont corrompues, mais doivent les diriger afin d’éviter que leur
corruption ne soit aggravée par des exercices appliqués, ou à l’inverse,
que sous l’oiseux prétexte d’éviter les abus l’on ne réduise à néant
toute l’utilisation d’un talent accordé par Dieu.238
La possibilité d’une pure création ex nihilo ne nous est pas accordée. Dans
toute forme de création se mêlent des éléments déjà donnés, qui existent
effectivement, auxquels s’ajoutent des inventions hétérocosmiques. Mais cela
n’amoindrit pas pour autant la vérité de ces productions. Qu’on se souvienne
simplement du titre de l’hebdomadaire esthétique « à l’usage des dames » :
Lettres philosophiques d’Aletheophilus. Aussi, quiconque s’occupe d’esthétique
n’en est pas moins un authentique ami de la vérité et un véritable philo-sophos :
Celui qui recherche la vérité au moyen de l’analogon de la raison […]
n’est pas un partisan moins strict de la vérité […]. Il lui est plus
nécessaire qu’aux autres, alors qu’il poursuit la vérité esthétique, de
faire exception aux règles de la suprême perfection formelle [logique],
237
238
Ibid., § 483, p. 184.
Ibid., § 12, p. 124. Je souligne.
123
afin que la perfection matérielle de la vérité esthétique ne soit pas
excessivement endommagée.239
Pour continuer sur les chemins sinueux de la généalogie des concepts, il convient
à présent de restituer la filiation de l’analogon rationis. Le sens de cette
expression, bien que le nom ne soit pas expressément formulé, est présent dans
la Monadologie de Leibniz240 :
La mémoire fournit une espèce de consécution aux âmes, qui imite la
raison, mais qui en doit être distinguée. C’est que nous voyons que les
animaux ayant la perception de quelque chose qui les frappe et dont ils
ont
eu
perception
semblable
auparavant,
s’attendent
par
la
représentation de leur mémoire à ce qui y a été joint dans cette
perception précédente et sont portés à des sentiments semblables à
ceux qu’ils avaient pris alors. Par exemple : quand on montre le bâton
aux chiens, ils se souviennent de la douleur qui leur a été causée et
crient ou fuient.241
Les nombreux détracteurs de l’esthétique philosophique trouveront dans ce
passage de quoi alimenter leurs sarcasmes. Le pas qui consiste à dire que
l’esthétique s’enracine dans la « psychologie animale » a été rapidement franchi
par certains commentateurs,242 et non les plus médiocres. Il est vrai que Leibniz
illustre son propos en prenant l’exemple d’un chien battu. Lorsque le pauvre
animal reconnait le bâton qui l’a frappé, il induit du même coup qu’il est urgent
d’aboyer ou de s’enfuir. Il réalise donc un « raisonnement » de type sensible qui
« imite la raison ». Cela dit, évoquer la psychologie animale au 18e est
parfaitement anachronique. Cette notion émerge beaucoup plus tardivement,
comme nous le savons, dans le contexte des recherches portant sur l’observation
Ibid.
La reformulation systématique de cette idée provient de la psychologie de Christian
Wolff.
241
G. W. LEIBNIZ, Monadologie, § 26, p. 248. Je souligne. Cet exemple se trouve énoncé
plus brièvement dans Les Nouveaux essais sur l’entendement humain (env. 1704, publié
en 1765), livre 2, § 11.
242
Par exemple, U. Franke, op. cit., p. 52.
« Den Ausdruck « analogon rationis » nimmt Baumgarten aus der Tierpsychologie auf. »
Ou encore, Heinz Paetzold, dans son introduction aux Philosophische Betrachtungen über
einige Bedingungen des Gedichtes (la traduction allemande des Meditationes),
Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1983, p. XLVII-XVLIII.
« Der Begriff, unter dem Baumgarten die verschiedenen Vermögen der menschlichen
Sinne vereint, ist das analogon rationis, ein Begriff, der ursprünglich der Tierpsychologie
entstammt. »
239
240
124
du
fonctionnement
des
glandes
salivaires
du
chien,
entreprises
par
le
physiologiste et médecin russe Ivan Petrovitch Pavlov, en vue de fonder une
psychologie entièrement physiologiste. Or Leibniz, en donnant cet exemple,
souhaite moins fonder la psychologie humaine sur le comportement des canidés,
que répondre à Locke. Un souci à la fois pédagogique et polémique motive le
choix de cet exemple. Leibniz choisit à dessein (et contre la conception
cartésienne de l’animalité) un animal de compagnie pour indiquer comment
l’association de sensations tactiles, visuelles, auditives et olfactives peut
engendrer quelque chose de l’ordre du « raisonnement ». Étant entendu que la
mesure est la ratio humaine et non point la psyché canine.
Le concept d’analogon rationis désigne, au second chapitre de l’Esthétique,
intitulé « Esthétique naturelle » (§ 28 à 37), un ensemble de facultés qui
interviennent dans les méditations esthétiques au sens large, que ce soit la
création d’une œuvre d’art, la lecture d’un poème ou la production d’un beau
discours. Ces facultés peuvent être affinées (le chapitre suivant concerne les
« exercices esthétiques ») mais ne peuvent être acquises sans certaines
dispositions naturelles, innées, ce qui explique que ce chapitre s’intitule
« Esthétique naturelle ». Pour être capable de penser avec élégance, il faut être
en pleine possession de ces différentes facultés qui concourent, chacune à leur
manière, à l’exercice du raisonnement par analogie. Il est nécessaire d’avoir
l’esprit gracieux et élégant (ingenium venustum) afin d’être facilement affecté
par les objets sensibles. Cet esprit élégant possède huit facultés nécessaires aux
méditations esthétiques. Les paragraphes 557 à 640 de la Métaphysique
exposent avec une admirable symétrie toutes les dispositions innées que le
raisonnement par analogie requiert et mentionne la nécessité de perfectionner
ces dispositions innées par l’étude et les exercices esthétiques.
Tout cela est repris de manière résumée dans la description des
caractéristiques du felix aestheticus aux paragraphes 28 à 77 de l’Esthétique.
Voici un exposé synthétique de tout ce qui concourt au raisonnement par
analogie : A) La faculté de sentir avec acuité (§ 30) permet d’établir des
distinctions au sein des diverses perceptions sensibles. B) L’imagination (§ 31)
est une autre faculté très importante mais assez ambiguë.243 Elle permet à la fois
Maurizio FERRARIS, « Analogon rationis » dans Pratica filosofica 6, Milano, 1994, p. 12.
Je traduis de l’italien. Cet auteur, bien qu’il ne commente pas les autres facultés
intervenant dans ce chapitre de l’Esthétique, soutient la thèse suivante : « Comme
243
125
de se remémorer les impressions sensibles passées et de prévoir les impressions
futures. De plus, elle est, comme le pensaient déjà les Anciens, proprement
inventive, rappelle le philosophe. L’ancienne « folle du logis » de Malebranche,
« maîtresse d’erreur et de fausseté » selon Pascal, ne détourne plus les hommes
de la vérité d’après Baumgarten, mais devient absolument nécessaire dans le
champ esthétique en tant qu’elle permet d’imaginer des mondes possibles et de
les créer par analogie. Toutefois, il faut impérativement que son champ d’action
soit « limité » par l’esprit gracieux afin que ses inventions ne deviennent pas
« chimériques ».244 C) La perspicacité (dispositio naturalis ad perspicaciam, § 32)
joue un rôle formel. Elle travaille de concert avec le génie et l’esprit de finesse
pour donner forme, pour « polir » le matériau constitué par la sensibilité et
l’imagination. D) La mémoire (§ 33) est une autre faculté cruciale : « Les Anciens
appelaient Mnémosyne la mère des Muses, car ils rapportaient aussi à la
mémoire la reproduction par l’imagination. »245 Pour Baumgarten, avoir de la
mémoire
est
indispensable
lorsqu’on
produit
une
œuvre
(il
s’agit
ici
vraisemblablement plutôt d’une narration, d’un poème ou d’un morceau de
musique, c’est-à-dire un art du temps, plutôt que d’une œuvre plastique), car
cela permet d’éviter les contradictions et les répétitions fastidieuses, nuisant à la
perfection sensible de l’œuvre. E) La disposition poétique au sens large
(dispositio poetica, § 34) ou faculté d’inventer des mondes hétérocosmiques
n’est pas expressément définie dans ce passage. Il faut se référer à la
Métaphysique pour en avoir une définition :
Quand je réunis des représentations imaginaires et que je les isole,
autrement dit que je fixe mon attention sur une seule partie d’une
perception
quelconque,
j’invente.
J’ai
donc
la
faculté
poétique
d’inventer. Puisque l’acte de réunir consiste à représenter plusieurs
choses comme n’en formant qu’une seule, et n’est possible que par la
faculté de percevoir les identités entre les choses, la faculté d’inventer
médiation entre le sensible et l’intelligible, l’imagination est […] le siège de l’analogon,
selon le principe suivant lequel la trace (sensible), dans le fait qu’elle se conserve dans la
mémoire, devient ipso facto intelligible. »
244
La distinction entre les inventions « vraies » et « chimériques » ou « vaines » est
exposée en Métaphysique, § 50.
245
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 33, p. 132-133.
126
doit sa mise en œuvre à la force qu’a mon âme de se représenter
l’univers.246
Il faut encore mentionner : F) le goût (§ 35), entendu comme la faculté de
juger sensiblement les perceptions sensibles et les inventions vraies et
hétérocosmiques. La faculté du goût rend possible l’évaluation des images
esthétiques au sens large. G) La faculté de prévoir et de pressentir l’avenir (§
36) est essentielle. Les Anciens, auxquels Baumgarten se réfère constamment,
avaient déjà noté que cette disposition se trouve dans des proportions
prodigieuses chez les esprits les plus beaux, à tel point qu’ils la retenaient pour
divine et miraculeuse. C’est pour cela qu’ils nommaient « vates », c’est-à-dire à
la fois devins et prophètes, les poètes divinement inspirés. Enfin, pour
parachever cet ensemble de facultés et de dispositions permettant à l’esprit
gracieux et élégant de raisonner par analogie, il reste encore à mentionner : H)
la faculté à désigner par signes ses propres perceptions (§ 37) qui assure que
tout ce qui est créé et pensé puisse s’exprimer en vue d’être partagé par autrui.
Il appert que l’interprétation de l’analogon rationis par Baumgarten est fort
éloignée
de
toute
idée
de
psychologie
animale,
puisqu’elle
concerne
exclusivement la capacité créatrice humaine. Ainsi la création cesse d’être
seulement une prérogative divine puisqu’elle devient, par analogie, le propre de
l’artiste ou du poète divinement inspiré. Ce qui fonde ontologiquement la
possibilité que le monde hétérocosmique de l’art soit porteur de vérité n’est rien
d’autre que ce rapport analogique entre, d’une part, le monde issu de la création
divine et le monde hétérocosmique esthétique et, d’autre part, l’activité du
Créateur (ou « Monade Suprême ») et celle de l’ « artiste » (au sens large de
« créateur »).
§ 2.4 Apories et possibilités ménagées par l’Æsthetica
L’Art, compris dans sa guise métaphysique, se doit nécessairement de
dépasser le particulier pour toucher le plus grand nombre et atteindre l’universel.
C’est en cela que résident ses qualités objectives selon Baumgarten. Cet
246
A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 589, p. 105.
127
universel est ce qui garantit la possibilité même pour l’Art d’être aussi vecteur de
connaissance. Or que l’Art soit conçu à la fois comme instrument et objet de
connaissance ne s’est pas fait sans un sacrifice de très grande ampleur, dont une
bonne partie de l’esthétique philosophique à venir sera légataire : le sacrifice de
l’œuvre
dans
la
singularité
même
de
son
apparaître.
Que
l’esthétique
philosophique, dans sa visée cognitive, passe à côté du phénomène qu’elle
entreprend de questionner n’est pas une simple conséquence parmi d’autres.
C’est bien plus, en termes classiques, sa condition même de possibilité. En effet,
la manière dont l’œuvre d’Art est conçue philosophiquement, son absence
d’autonomie par rapport à la théologie naturelle, ses principes théoriques
empruntés à la psychologie, tout cela concourt à ce sacrifice.
Ce qui vient d’être exposé signifie deux choses : d’une part, le statut de
l’œuvre d’art est pris au sérieux d’une manière parfaitement inédite dans
l’histoire de la philosophie, mais d’autre part, l’œuvre conçue comme œuvre
d’Art, c’est-à-dire comme ce qui présente une rationalité garantie sur un mode
analogique par l’ordre cosmique divin et les principes onto-logiques, perd
complètement son caractère spécifique.
La rationalité de l’œuvre d’Art est ce qui marque, paradoxalement, sa
disparition dans l’esthétique philosophique. Comme le dit, en 1766 déjà, un autre
fils de pasteur, Gotthold Ephraim Lessing, « raisonner à perte de vue sur l’art
d’après des idées communes ne peut conduire qu’à des chimères que, tôt ou
tard, à sa honte, on trouvera contredites par les œuvres d’art ».247 Mais
justement, c’est la rencontre même avec les œuvres d’art qui par définition ne
peut
pas
avoir
lieu
dans
cette
esthétique
philosophique
inventée
par
Baumgarten. Et ce, dès lors que les œuvres, dans leur diversité et leur
singularité propres, sont subsumées en vue de devenir l’objet de la nouvelle
science de la sensibilité. C’est la possibilité même qu’une science puisse prendre
en vue des choses qui résistent par définition à une saisie logique, qui est
aporétique.
Que l’esthétique de Baumgarten présente intrinsèquement des apories
indépassables, cela est entendu. Mais encore fallait-il l’établir et en expliciter les
présupposés. Et cela n’est pas sans intérêt pour les débats actuels. En effet, la
tant rabâchée « crise » de légitimité de l’art contemporain est peut-être moins
247
G. E. LESSING, Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie, p. 173.
128
celle de l’art comme tel que de notre manière de le concevoir et d’en parler.248 Et
cette manière n’est peut-être pas complètement étrangère au concept de
« grand Art » proposé par Baumgarten ainsi qu’à ses apories constitutives. Nous
sommes encore, du moins partiellement, les légataires de cette conceptualité
forgée par lui. Mais, généralement et dans le sillage de Kant, ce sont surtout les
manques constitutifs de l’Æsthetica qui ont été retenus par la postérité.
Baumgarten, dans ce qu’il a parfois de profondément intéressant, demeure
encore, pour bonne part, méconnu. C’est à cette méconnaissance que ce qui suit
entend remédier.
Ce
qui
me
semble
particulièrement
intéressant
dans
le
projet
de
Baumgarten, c’est le rôle de vulgarisation, au sens noble du terme, que
l’Æsthetica est appelée à jouer :
L’esthétique […] aura notamment pour utilité : 1) d’apprêter un
matériau adéquat à destination des sciences dont le mode de
connaissance est principalement intellectuel.249
À l’aune de cette finalité, nous comprenons mieux l’allusion à l’expression
qu’emploie Dominique Bouhours et à sa « logique sans épines », terme qu’il
emprunte à Claude de La Bellière.250 En effet, le Père Bouhours formule une idée
reprise et développée par Baumgarten :
Au reste, quoiqu’on ne traite pas les choses dans la méthode de
l’école, ni qu’on ne fasse pas profession d’enseigner l’Art oratoire ; cet
ouvrage [i.e. La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit]
pourrait être appelé au regard des pensées, une Logique et une
Rhétorique tout ensemble ; mais une Logique sans épines, qui n’est ni
sèche ni abstraite ; mais une Rhétorique courte et facile, qui instruit
plus par les exemples que par les préceptes et qui n’a guère d’autres
Marc JIMENEZ, La querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2005.
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 3, p. 121.
250
S. BUCHENAU dans sa traduction de quelques extraits choisis du « Kollegium über
Ästhetik » (dans Aux sources de l’esthétique. Les débuts de l’esthétique philosophique en
Allemagne, p. 115-142, note 4, p. 141) écrit ceci : « Il semblerait que Baumgarten
confonde deux ouvrages : Claude de La Bellière, La logique sans épines et ses matières
rendues plus claires du monde par des exemples sensibles, Paris, 1664, et Dominique
Bouhours, La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, Paris, 1687. » Or
l’expression « logique sans épines » est employée également par le Père Jésuite en un
sens qui concorde parfaitement avec celui de Baumgarten.
248
249
129
règles que ce bon sens vif et brillant dont il est question dans les
Entretiens d’Ariste et d’Eugène.251
L’esthétique a donc pour vocation de vulgariser les connaissances pour les
diffuser à un large public. C’est une idée de Baumgarten — parmi d’autres,
comme celle de la vérité de l’œuvre d’art — que l’on retrouve chez Adorno :
Il n’y a pas lieu comme le voudrait l’irrationalisme [c’est très
probablement Baeumler qui est visé, pour des raisons autant politiques
que philosophiques aisément imaginables], de faire jouer le principe
esthétique comme sacro-saint contre les sciences. Par rapport à la
science, l’art n’est pas un complément culturel dépourvu de force
d’obligation, mais il est lié [de manière critique] à elles. Ce qu’on peut,
par exemple, reprocher aux sciences humaines actuelles comme
constituant leur insuffisance immanente : leur manque d’esprit, est
presque
constamment,
en
même
temps,
un
manque
de
sens
esthétique.252
Mais aussi d’être une logique complémentaire ayant pour finalité de permettre
une plus large diffusion du savoir. Que cette nouvelle logique soit appelée à
former
le
matériau
approprié
aux
sciences
ne
peut
se
comprendre
indépendamment du grand projet universalisant de l’Aufklärung qui s’expose
dans la seconde tâche de la nouvelle discipline :
2) de mettre les connaissances scientifiques à la portée de tout un
chacun.253
Que l’esthétique doive donner forme à des contenus réputés difficiles pour
en favoriser leur diffusion permet également de mieux comprendre en quoi elle
est aussi un art, c’est-à-dire un outil de transmission du savoir, qui, par une
reformulation riche et élégante, pallie le caractère réputé « aride » de la science.
Cela explique aussi pourquoi aux yeux de Baumgarten tous les grands
philosophes sont des « esthéticiens » qui s’ignorent. Car ils sont capables de dire
les premiers fondements et les principes les plus universels de l’étant en
Dominique BOUHOURS, La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, p. C-D.
Je retranscris la citation en français moderne.
252
Theodor Wisengrund ADORNO, op. cit., p. 320.
253
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 3, p. 121.
251
130
recourant à des exemples singuliers, à des phénomènes plus ou moins
représentables intuitivement pour chacun.
Nous arrivons à ce point du développement à un questionnement portant
sur les conséquences de la constitution de l’esthétique. En effet, si l’esthétique
est bien, conformément à ce que j’ai démontré, une discipline philosophique à
part entière, alors les questions de sa « naissance » et de son nom de
« baptême » ne relèvent pas d’un seul souci historiographique. Si nous nous
accordons à dire que l’esthétique est proprement philosophique, alors ce
« rejeton » de la philosophie ne peut pas avoir vu le jour sans avoir des
conséquences
radicales
pour
la
métaphysique
elle-même,
même
si
les
arguments de Baumgarten n’ont pas eu de fait une fortune critique très brillante.
Restent le nom et ce que nous comprenons aujourd’hui de ce terme. Il n’en
demeure pas moins que seul un type de questionnement métaphysique pouvait
produire l’idée, somme toute assez curieuse, que l’Art soit le lieu de la perfection
de la connaissance sensible. L’une des conséquences philosophiques de la
constitution de l’esthétique, et non la moins paradoxale, c’est qu’elle ménage une
ouverture sur une « éthique » (êthos) de l’excellence de type eudémoniste, fort
éloignée de la morale (moralis) telle que Kant a pu la concevoir.
131
132
L’homme lui-même ne peut
accéder
à
la
maturité
du
regard esthétique qu’après de
nombreuses
années,
réceptivité
sa
et
sa
compréhension esthétique ne
peuvent atteindre un certain
niveau que s’il possède les
aptitudes
bénéficié
nécessaires
d’une
et
a
éducation
appropriée.
ERWIN STRAUSS
Du sens des sens
§ 2.5 FELIX ÆSTHETICUS, SCHÖNER GEIST
Alfred Baeumler n’a pas tort lorsqu’il dit que la « nouvelle science
[esthétique] dénote une attitude nouvelle face à la vie ».254 En effet, la tentative
inédite — que d’aucuns qualifieront de chimérique — de rationaliser un domaine
jusqu’alors tenu pour non fondé en raison n’est pas sans rapport avec une
certaine manière d’être face à ce qui nous interpelle dans l’Art. Plutôt que de
parler de « vie », je préfère parler d’un certain type de rapport au monde qui
engage de manière déterminante l’existence humaine : l’êthos esthétique. Or
cette éthique tout à fait singulière est celle illustrée par la figure conceptuelle du
felix æstheticus, c’est-à-dire autant le créateur inspiré que l’amateur éclairé :
254
A. BÆUMLER, op. cit., p. 25. Je souligne.
133
Le bel esprit
doit
avoir une disposition poétique naturelle
lui
permettant de créer du nouveau, et, comme le disent les Français, il
doit être un « esprit créateur ».255
Le Schöner Geist du Kollegium über Ästhetik est le felix æstheticus
(Ästhetiker en allemand, dans les écrits de Meier) de l’Æsthetica. « Felix
æstheticus » est une expression que j’hésite à traduire en français par
« esthète », terme souvent péjoratif qui désigne une personne qui voue un culte
exclusif à la beauté formelle, et moins encore par « esthéticien » qui fait
immédiatement penser, surtout au féminin, à tout autre chose. Sans parler d’une
traduction littérale qui, pour ne pas renoncer à l’eudémonisme intrinsèque de
cette figure traduirait par « esthéticien heureux », ce qui ne me semble guère
plus satisfaisant. Une autre traduction est proposée dans le Kollegium :
« schöner Geist ». L’expression « bel esprit » renvoie autant aux qualités
requises par le felix æstheticus (la finesse d’esprit, la disposition poétique et le
goût) qu’à la dimension proprement gnosique du rapport aux belles sciences. Par
contre, cette expression n’indique pas la portée eudémonique, la joie inhérente
au fait de s’occuper de beaux objets. Pis encore, elle est clairement péjorative au
18e siècle. Je prends donc le parti de ne pas traduire le terme.
Ce qui semble n’être qu’une solution de facilité est en fait une simple
précaution herméneutique qui consiste à ne pas préjuger du sens que déploie ce
néologisme. Il est intéressant de noter que le sens premier de felix en latin, c’est
« fécond, fertile ».256 Le felix æstheticus est une figure ambiguë qui se situe à
mi-chemin entre le philosophe et l’artiste. Comme le philosophe, le felix
æstheticus se soucie de fonder ce qu’il dit et recherche la vérité. Et à l’instar de
l’artiste, il crée de la beauté en produisant des œuvres et, pour y parvenir, il
s’astreint à divers exercices pratiques en vue de cultiver son « esthétique
naturelle » ou « innée ». Si bien que dès les Meditationes philosophicae, il n’y a
pas de scission entre création et réception. Les poètes sont, en effet, « une
classe particulièrement éminente d’esthéticiens ».257 Création et contemplation
sont deux aspects d’un même phénomène qui se rejoignent à la faveur de la
A. G. BAUMGARTEN, Kollegium über Ästhetik dans Bernhard Poppe, A. G. Baumgarten,
seine Stellung und Bedeutung in der Leibniz-Wolffischen Philosophie, p. 88 ; trad. S.
Buchenau dans Aux sources de l’esthétique, p. 122.
256
Félix GAFFIOT, Dictionnaire latin-français abrégé (1934), Livre de Poche, 1984, art.
« felix ».
257
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 34, p. 133.
255
134
même faculté de connaître. Il n’y a dès lors pas de contradiction, mais une
continuité, lorsque Baumgarten passe de la création artistique à la réception de
l’œuvre. Créer et percevoir sont deux facettes d’un même processus, celui de la
connaissance
sensible
comme
telle.
Aussi,
en
déployant
l’esthétique
philosophique sur une théorie métaphysique de l’âme, Baumgarten s’est trouvé
confronté à la nécessité conceptuelle d’inventer cette figure nouvelle, sorte de
paradigme de l’être humain accompli, dont la sensibilité raffinée et le goût
prononcé pour les arts libéraux ou les belles sciences portent la connaissance
sensible à son achèvement le plus parfait. Le felix æstheticus n’est pas une
fantaisie de Baumgarten, mais il répond à la nécessité propre à ce penseur de
rassembler unitairement ce qui concourt à la perfection de la connaissance
sensible. Le premier réquisit pour le felix aestheticus est le suivant :
I) L’ESTHÉTIQUE NATURELLE INNÉE […] qui est la disposition naturelle
de l’âme toute entière à penser avec beauté.258
Voici le seul moment où intervient le « naturel » dans l’Esthétique de
Baumgarten, tout le reste relève de l’art, au sens large du terme. En effet, la
disposition esthétique naturelle et innée évoquée au § 28 n’est pas suffisante, le
felix æstheticus doit encore exercer son talent et améliorer son caractère à l’aide
d’exercices esthétiques appropriés :
§ 47 : La caractéristique de l’esthéticien heureux doit comprendre : II)
l’áskêsis et [sic] l’EXERCICE ESTHÉTIQUE, consistant dans la répétition
assez fréquentes d’actes homogènes quant à leur but, qui est
l’obtention d’un certain accord de l’esprit et du penchant naturel […].259
Les paragraphes 28 à 46 décrivent tout ce qui est propre à développer un
« esprit élégant » (ingenium venustum, § 30). Il s’agit avant tout de cultiver la
faculté de connaître inférieure, c’est-à-dire justement ce qui rend possible le
raisonnement sensible par analogie exposé précédemment. On peut donc
affirmer que l’esthétique, en tant qu’art de l’analogon de la raison, n’est autre
que l’ensemble des qualités propres au felix æstheticus.
Baumgarten ne précise pas la teneur de ces exercices esthétiques.
Cependant, l’idée générale qu’il convient de retenir est celle d’une convenance,
Ibid., § 28, p. 131.
Ibid., § 47, p. 137. Il faut comprendre ici : « L’áskêsis est l’EXERCICE ESTHÉTIQUE,
consistant dans la répétition assez fréquente d’actes homogènes quant à leur but […]. »
258
259
135
d’une harmonie, entre les dispositions naturelles d’un sujet, son tempérament, et
les exercices préconisés pour parvenir à penser élégamment. Et le moyen de
choisir les exercices appropriés à chacun est ce que Baumgarten nomme
« esthétique dynamique » :
L’ESTHETIQUE
DYNAMIQUE,
ou
encore
critique,
a
pour
objet
l’estimation des forces dont dispose un homme donné pour atteindre
une beauté donnée d’une connaissance donnée ; […] l’estimation des
forces innées que possède une nature ne peut être faite autrement
qu’à partir de leurs effets, qui eux-mêmes sont connus par les
exercices esthétiques […].260
L’évaluation des forces naturelles doit permettre de déterminer ce qui favorise le
développement du sujet esthétique et ne pas aller contre son tempérament.
Baumgarten se réfère implicitement à la doctrine hippocratique en disant :
D’après
ce
qu’enseigne
la
doctrine
en
cours
au
sujet
des
tempéraments, le tempérament mélancolique est d’ordinaire bénéfique
à ceux qui ne font pas assez nettement la différence entre les belles
méditations qui couvrent un vaste domaine et celles qui sont brèves et
doivent recevoir assez vite leur forme définitive. Le tempérament
sanguin (ainsi qu’on le nomme) sera plus apte à produire ces
dernières, tandis que le tempérament mélancolique sera plus apte à
produire les premières.261
Baumgarten ne formule pas explicitement quel est le tempérament le plus
favorable à l’étude de l’esthétique. De prime abord, il semble contradictoire
d’affirmer
qu’un
tempérament
mélancolique
prédispose
à
être
un
felix
æstheticus. Mais, à bien y réfléchir, il est loisible de considérer l’exercice de la
contemplation esthétique comme un phármakon pour le mélancolique, c’est-àdire à la fois un remède et un poison, dont l’effet dépend de l’usage qui en est
fait. En anticipant un peu une comparaison que je développerai ultérieurement,
l’exercice esthétique chez Baumgarten présente des analogies avec le rôle joué
par le wit dans l’œuvre de Shaftesbury. Cassirer dit à son sujet : « Shaftesbury
ne voit pas l’humour comme l’antithèse du tragique [...]. Nous sommes ici fort
260
261
Ibid., § 60, p. 142.
Ibid., § 46, p. 136-137.
136
éloignés de toute forme triviale d’« optimisme » qui nie la souffrance, l’embellit
ou tente de l’occulter. » 262
Baumgarten ne cesse d’insister sur la nécessité de trouver une harmonie
entre les exercices, le tempérament et le monde environnant. Sur ce point
précis, on peut affirmer qu’il s’agit d’une réactualisation de l’antique conception
grecque du kósmos, au sein de laquelle chaque être est intégré, en un lieu qui
est le sien, et où microcosme et macrocosme sont liés dans un rapport
d’interdépendance réciproque, régi par les lois éternelles de l’harmonie et de la
proportion. Dans pareille conception, chaque être doit se conduire conformément
à sa nature. Par exemple, contraindre un tempérament sanguin à s’abîmer dans
des méditations infinies risque fort de nuire à ses forces naturelles plutôt que de
favoriser leur excellence. De même qu’harceler un grand mélancolique en vue de
pallier son manque de célérité ne concourra en aucune façon à développer plus
harmonieusement ses facultés, mais l’entravera plutôt dans l’accomplissement
de ses possibles. Baumgarten insiste souvent sur la juste mesure et l’usage
adéquat qu’il faut faire des choses esthétiques et des dispositions de chacun. Tel
type de discours conviendra à tel public, tel exercice à tel tempérament, la
beauté doit être convoquée avec élégance et subtilité, elle ne souffre pas d’être
contrainte. L’esthétique ne s’adresse donc pas seulement aux philosophes ou aux
artistes, puisqu’elle permet également la diffusion d’idées réputées complexes,
en les exprimant par des images ou des discours agrémentés d’exemples imagés
et parlants. Elle permet aussi de guider l’étude de la philosophie et des arts
libéraux en fournissant des principes d’exposition des arguments (dispositio).
Hormis ces rapports existants entre l’esthétique comme art du discours et la
façon dont les sciences « dures », dirait-on aujourd’hui, doivent exposer leurs
principes, il faut encore ajouter la dimension à la fois éthique et sociale de la
nouvelle discipline. Celui qui s’occupe d’esthétique est, selon Baumgarten,
avantagé dans la vie en société. Il est plus « heureux » puisque, grâce à
l’esthétique, il cultive toutes les possibilités de son être en devenant un
E. CASSIRER, « Ausgang und Fortwirkung der Schule von Cambridge – Shaftesbury »
dans Die platonische Renaissance in England und die Schule von Cambridge, G.A., Band
14, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2002, p. 366-367, je traduis.
« Shaftesbury sieht den Humour nicht als Gegensatz der Tragik […]. Hier sind wir […]
von jenem trivialen “Optimismus”, der das Leiden leugnet oder der es in irgendeiner
Weise zu beschönigen und zu verschleiern sucht, weit entfernt. »
262
137
authentique felix æstheticus,263 un esprit gracieux, un véritable Aufklärer,
capable d’engendrer des œuvres au sens large du terme. Plutôt que de se
lamenter sur l’immensité abyssale des choses hors de notre portée, Baumgarten
nous invite à cultiver avec grâce ce qui est à notre portée et qui se destine à
nous à travers les arts et la pensée élégante. De plus, pour favoriser l’excellence
de la connaissance sensible, Baumgarten insiste également sur la nécessité d’une
éducation esthétique précoce :
L’esprit naturellement beau s’exerce également — car il est assez
évident qu’il s’exerce déjà lui-même même lorsqu’il ignore ce qu’il fait
— lorsque le jeune enfant bavarde, lorsqu’il joue, et surtout lorsqu’il
est l’inventeur de ses jeux, ou que, tel un petit chef, il prend la
direction du groupe de ses camarades et se concentre avec eux sur le
jeu avec un tel sérieux qu’il en vient à suer de grosses gouttes, tout
occupé qu’il est par tout ce qu’il a à endurer et à faire ; et c’est encore
un exercice salutaire pour lui que de voir, écouter et lire des choses
qu’il pourra entendre de belle façon pourvu que toutes ces activités
aient été soumises aux règles indiquées […] qui assurent leur statut
d’exercices esthétiques .264
Pour récapituler, l’éducation esthétique du felix æstheticus n’est possible
qu’à condition que le sujet sensible soit naturellement disposé à penser
élégamment, c’est-à-dire qu’il possède une faculté esthétique naturelle innée et
qu’il en prenne soin grâce à des exercices idoines en tenant compte de son
tempérament. Ses efforts doivent être guidés par l’instruction ou la discipline
esthétique qui comprend la belle érudition, mais aussi une connaissance de la
théorie esthétique, ainsi que l’ensemble des règles qui constituent l’esthétique à
titre de théorie des arts libéraux ou des belles sciences.265 S’il est souhaitable
que l’éducation esthétique ait lieu le plus tôt possible, elle s’adresse néanmoins à
tout un chacun, quel que soit son âge, pourvu qu’il soit animé du désir sincère de
prendre soin de sa capacité à penser avec élégance :
Et je ne crois pas proférer des vaticinations (car j’écris déjà fort de
quelques exemples) en prédisant que par la même voie les nobles
263
264
265
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 28, p. 131.
Ibid., § 55, p. 140-141.
Ibid., § 62-77, p. 143-150.
138
études des arts libéraux se recommanderont à un nombre important
de talents, à de grands esprits présentant une certaine élévation, si
bien qu’elles semblent, ainsi qu’elles doivent l’être, non seulement
adaptées aux enfants, mais encore dignes pour les hommes ainsi que
pour les sages, de telle sorte qu’elles les incitent soit à oser quelque
chose de neuf et de remarquable dans leurs exercices esthétiques, soit
du moins à porter un jugement sur les arts qui y conduisent, ainsi que
sur leurs applications, avec davantage de modération, de justice et de
déférence, à la manière appropriée de juges convenablement instruits
et plus compétents.266
Se confirme, une fois de plus, l’hypothèse de l’humanisme de Baumgarten
qui vise à favoriser l’éclosion d’une humanité sensible et créatrice sous l’égide de
la nouvelle discipline esthétique.
La figure paradigmatique du felix æstheticus, hormis les dispositions
naturelles et les exercices appropriés, requiert encore, en vue de déployer
pleinement des possibilités, l’enthousiasme ou l’impétuosité esthétique (impetus
æstheticus). L’enthousiasme confère aux pensées et à la création artistique leur
vitalité et leur donne l’élan nécessaire pour se déployer harmonieusement. Il
vient aussi contrebalancer la rigueur de l’exercice et l’austérité de la discipline.
L’enthousiasme est favorisé notamment par le vin :
Aussi Bacchus est-il l’initiateur de l’excitation et de l’ardeur esthétiques
[…].267
Mais par l’amour aussi :
Avec certitude Vénus et Amour sont considérés comme les initiateurs
de l’excitation esthétique […].268
A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, § 76, p. 58-60.
« Neque vanus augur arbitror fore, si praedixerim, quod aliquibus exemplis iam expertus
scribo, per eandem se viam non paucis ingeniis, non parvis, erectioribusque animis
commendatura bona liberalium studia, ut non puerilia tantum, sed et viris, iisque
sapientibus, digna, sicuti sint, videantur, eosque moveant, ut vel ipsi audeant aliquid novi
et egregii in aestheticis exercitiis vel saltim de artibus eo ducentibus moderatius,
aequius, honorificentius iudicent, de applicationibus earundem, uti iudices, bene satis
instructi, magisque competentes. »
267
Ibid., § 86, p. 68.
« Hinc et Bacchus incitationis inflammationisque æstheticae auctor est […]. »
268
Ibid., § 87, p. 70.
« Certe Venus ac Amor […] habentur auctores incitationis […]. »
266
139
Malheureusement, Baumgarten ne développe pas ce genre d’idées, glissées
subrepticement entre un paragraphe et l’autre. Peut-être étaient-ce des pistes
destinées à être thématisées dans la partie consacrée à l’esthétique pratique,
c’est-à-dire la partie dévolue aux règles permettant la production du beau ? Il est
impossible de l’affirmer avec certitude. Cela dit, l’esthétique de Baumgarten est
absolument « apollinienne » pour reprendre une catégorie chère à Nietzsche, car
même l’enthousiasme esthétique doit être contenu dans « les limites de la
raison » :
L’état ordinaire de la grandeur d’âme excellente est l’état de la
tranquillité, qui se place au-dessus des perturbations ordinaires de
l’âme et des désordres internes de l’esprit, par la profonde harmonie,
d’une part, de la raison et des facultés inférieures de la connaissance,
d’autre part, de la volonté et des facultés désirantes, qui subsiste
souvent auprès des hommes éminemment grands, même quand ils
sont vivement émus, et non sans passions, puisqu’ils sont hommes. Ils
sont
entraînés
dans
une
passion
enthousiaste
[páthos
enthousiastikón], si l’occasion se présente, mais avec l’accord de la
raison et de la conscience rationnelle qui tantôt précède, tantôt
accompagne ce rapt, tantôt lui fait suite.269
L’Esthétique de Baumgarten recèle de nombreuses intuitions intéressantes.
Non que l’ivresse (au sens non propre du terme), pour reprendre cet exemple,
constitue un élément favorable à la création. Rappelons simplement ce que le
peintre Francis Bacon répondait à David Sylvester à ce propos :
Bacon commente les conditions de création de sa Crucifixion de 1962 :
« C’est une chose que j’ai faite […] dans une mauvaise période
d’ivrognerie […] sous le coup de la boisson et de terribles gueules de
Ibid., § 416, p. 394.
« Magnanimitatis excellentis status ordinarius est status tranquilitatis, supra
perturbationes animi vulgares et tumultus mentis internos positae. Per altam rationis et
inferiorum cognoscendi facultatum, voluntatis et inferiorum appetendi facultatum,
harmoniam, quae saepe apud emineter magnos viros restat, etiamsi vehementius, nec
sine affectionibus, quoniam homines sunt, commoveantur. Abripiuntur in páthos
enthousiastikón, si ferat occasio, sed probante ratione, rationalique conscientia, tum
antecedente, tum concomitante, et consequente. »
269
140
bois ; quelquefois je savais à peine ce que je faisais. Et c’est une des
seules peintures que j’ai été capable de faire en ayant bu. » 270
Baumgarten renoue ce point avec la problématique exposée au Problème XXX du
Pseudo-Aristote. Le vin, dans certains cas et pour autant que sa consommation
soit raisonnable, peut parfois éclaircir des humeurs trop sombres, c’est-à-dire
rétablir l’harmonie au sein de l’organisme et donc favoriser la création. Le
philosophe se réfère également au poète élégiaque latin Tibulle qui dit en
substance ceci : les poèmes écrits par des buveurs d’eau ne peuvent longtemps
ni plaire ni vivre ; Bacchus a donné aux paysans de quoi libérer leurs âmes
oppressées par la tristesse et à ceux qui sont mortellement affligés, la paix.271
Reste que même si la possibilité de l’extase dionysiaque est timidement
effleurée, le beau recherché ne peut être trouvé que dans l’harmonie et la
modération. Il en va de même de la mania amoureuse, le thème de « Vénus et
l’amour » est seulement mentionné rapidement et aurait dans doute mérité un
développement ultérieur. Quant au concept d’enthousiasme qui aura un
renouveau esthétique très important, en lien avec le concept de génie, il reçoit ici
un traitement pour le moins restrictif. Il ne s’agit plus de l’expérience de
dépossession dont parle Platon dans Ion, qui fait du même coup du rhapsode le
simple porte-parole, irresponsable et ignare, de la poésie qu’il déclame sous
l’influence du dieu. Si le felix æstheticus est enthousiaste, c’est toujours dans les
limites de la saine raison et sous l’égide, notamment, de la théologie naturelle.
En d’autres termes, le felix æstheticus peine à se dégager, et ne peut le
faire par définition, d’un type de questionnement orienté essentiellement par une
finalité gnosique : il s’agit de perfectionner la connaissance sensible. Il est
entendu que l’analogon rationis n’est pas la raison elle-même. Pas plus que
l’esthétique n’est réductible à la logique. Et pourtant Baumgarten semble souvent
hésiter entre, d’une part, la tentative d’approcher de façon non analytique la
beauté qui se manifeste dans les productions de l’Art et, d’autre part, la
nécessité de revenir à l’intellect et à la raison afin de s’assurer son projet d’une
science nouvelle. Cela apparaît clairement au paragraphe 38 :
À l’esprit gracieux doivent appartenir […] : B) les facultés de
connaissance supérieures, pour autant que : a) il n’est pas rare que
270
271
Francis BACON et David SYLVESTER, Entretiens avec Francis Bacon, Skira, p. 22-23.
Albius TIBULLUS, Elegiae, 1, 7, 37-42.
141
l’entendement et la raison, par le pouvoir qu’a l’âme sur elle-même,
contribuent dans une large mesure à stimuler les facultés de
connaissance inférieures ; b) il arrive souvent que l’accord des facultés
inférieures et l’harmonie qui convient à la beauté ne puissent être
obtenus autrement qu’à l’aide de l’entendement et de la raison ; c) la
connaissance naturelle, pour l’Esprit [spiritus] de la grande vitalité de
l’analogon de la raison est la BEAUTÉ de l’entendement et de la
RAISON, de la cohésion de la connaissance extensivement distincte.272
Cet extrait évoque la possibilité d’une excellence nommée « vision profonde et
extensivement
distincte »,
c’est-à-dire,
si
l’on
reprend
la
typologie
des
Meditationes de Leibniz, une connaissance parfaitement intuitive et adéquate. Or,
que cette vision pleine et entière soit à notre portée, Baumgarten, à la suite de
Leibniz, en doute :
L’HORIZON (sphère) de la connaissance humaine est le nombre fini
des matières prises dans la totalité infinie des choses […].273
Et c’est précisément parce que la possibilité d’une vision totale de tout ce qui est
nous est refusée, qu’il convient de prendre soin de ce qui
nous est
essentiellement destiné, c’est-à-dire de la perfection de la connaissance
sensible :
Pour ce qui est de la finitude des affaires humaines, elle n’est presque
jamais telle qu’elle ne puisse avoir deux anses, comme dit Epictète,
dont l’une est supportable, l’autre moins.274
L’allusion à Epictète est tirée du Manuel. Je rappelle le passage concerné :
Toute chose a deux poignées : l’une permet de la porter, l’autre non.
Si ton frère te fait du tort, ne prend pas cela en te disant qu’il te fait
du tort (c’est le côté impossible à porter), dis-toi plutôt que c’est ton
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 38, p. 134.
A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, § 119, p. 96.
« HORIZON (sphaera) COGNITIONIS HUMANAE est finitus materiarum ex universitate
rerum infinita numerus […]. »
274
Ibid., § 215, p. 188.
« Quae rerum humanarum est limitatio, nulla paene talis est, quae non duplicem, ut
Epictetus ait, ansam habeat, tolerandam alteram, alteram minus. »
272
273
142
frère, ton compagnon, tu prendras ainsi la chose du côté où l’on peut
la porter.275
Baumgarten adopte cette maxime et la rapporte à la finitude de la connaissance
humaine. En d’autres termes, le felix æstheticus anticipe et accomplit de façon
systématique la fameuse proposition de Stendhal :
La beauté n’est que la promesse du bonheur.276
On pourrait aller jusqu’à soutenir que le felix æstheticus accomplit même cette
promesse et la déploie de façon non restrictive. Il y a quelque chose comme une
« éthique esthétique »277 qui prend le contre-pied de l’Ethique à Nicomaque en
prônant que la « vie bonne » ne peut pas être totalement accomplie dans la
contemplation des choses suprasensibles qui, pour bonne part, nous échappent,
mais qu’elle peut être réalisée à la perfection dans la contemplation esthétique.
La félicité de l’æstheticus réside dans l’accomplissement de ce que signifie « être
humain » au sens fort du terme. Baumgarten renverse la proposition du
paragraphe 38, justifiant ainsi, une fois de plus, la nécessité de l’Esthétique :
Les facultés supérieures requièrent les facultés inférieures comme leur
condition sine qua non. C’est donc un préjugé que l’opinion qui prétend
que la beauté de l’esprit est par nature incompatible avec les dons les
plus sérieux de l’intelligence et du raisonnement.278
Ce qui implique également que la figure du felix æstheticus est à l’extrême
opposé de l’idée romantique de l’artiste maudit ou encore de l’image populaire du
peintre un peu sot, « bête comme un peintre » dit-on. Ce stéréotype que
Baumgarten conteste est décrit de façon amusante par Mark Rothko :
Quelle est l’image populaire de l’artiste ? Glanez un millier de
descriptions et vous obtiendrez, au total, le portrait d’un crétin : il est
réputé puéril, irresponsable, ignare ou nigaud dans la vie quotidienne
[…]. On étend à l’artiste la tolérance amusée dont bénéficie le
professeur distrait […]. Ce mythe, comme tous les mythes, a maint
fondement raisonnable. Pour commencer, il témoigne de la croyance
courante aux lois de la compensation : la sensibilité d’un sens gagnera
275
276
277
278
ÉPICTÈTE, Manuel, trad. Myrto Gondicas, Paris, Éditions Mille et une Nuits, 1995, p. 32.
STENDHAL, De l’amour, Lausanne, Éditions Rencontre, 1960, chap. XVII, p. 86, note 1.
L’expression est de Baumgarten lui-même, au paragraphe 193 de l’Esthétique.
A. G. BAUMGARTEN, Esthétique, § 41, p. 135.
143
à la déficience d’un autre. Homère était aveugle, et Beethoven sourd.
Mais surtout il atteste la croyance persistante dans le caractère
irrationnel de l’inspiration.279
Or c’est précisément cette double croyance aux lois de la compensation et à
l’irrationalité de l’inspiration qui se voit contredite par la figure du felix
æstheticus. Car, la peinture, mais plus généralement toutes les formes d’art,
sont essentiellement liées à la pensée et porteuses de vérité.
§ 2.6 LA PORTÉE GNOSIQUE DU GOÛT DANS LA PERCEPTION DU BEAU
Si l’Esthétique de Baumgarten ne se limite pas à proposer une critique du
goût, il n’en demeure pas moins que cette notion reçoit un sens tout à fait
original dans l’Æsthetica. Toutefois, il est très étonnant que Kant ait pu à ce
point mésinterpréter le projet de Baumgarten. Daniel Dumouchel formule une
hypothèse pour expliquer cette méprise :
Kant connaissait le projet de Baumgarten essentiellement par ce qui en
est dit dans la « psychologie empirique », qui fait partie de sa
Metaphysica. Toutefois, il est difficile de savoir si Kant connaissait de
l’Æsthetica (où se révèle toute l’originalité de Baumgarten qui a pu
échapper à Kant) plus que ce que Meier pouvait en laisser filtrer dans
son Auszug aus der Vernunftlehre de 1752.280
Reste qu’il est encore plus étonnant que Kant — qui a pu dire de la Metaphysica
qu’elle est « le plus utile et le plus fondamental des livres de cette espèce »281 —,
n’ait pas pris la peine de lire l’Æsthetica et se soit contenté de la traduction
allemande mainstream de Meier. Nous en sommes donc réduits à formuler des
hypothèses.
Pour ma part, il me semble que la clé de compréhension de cette supposée
mésinterprétation
kantienne
soit
plutôt
d’ordre
philosophique
que
Marc ROTHKO, La réalité de l’artiste, éd. Ch. Rothko, trad. P.-E. Dauzat, Paris,
Flammarion, 2004, p. 51-52.
280
Daniel DUMOUCHEL, « L’esthétique précritique de Kant. Genèse de la théorie du “goût”
et du beau », Archives de philosophie, 60, p. 62.
281
E. KANT: « Das nützlichste und gründlichste unter allen Handbüchern seiner Art », cité
dans « Einführung », Hans Rudolf SCHWEIZER, Texte zur Grundlegung der Ästhetik, p. X.
279
144
bibliographique. Affirmer que le terme æsthetica désigne ce que le reste de
l’Europe éclairée appelle « critique du goût » est l’expression, à mon sens, d’un
désaccord de principe sur la question de la portée noétique du goût, plutôt que le
signe d’une méconnaissance, de la part de Kant, de l’œuvre esthétique de
Baumgarten. Il s’agit, dès lors, de se demander quel est le sens de cette notion
pour Baumgarten. Au paragraphe 607, le goût se voit défini en ces termes :
Le jugement sensible est le goût au sens large (le bon goût, le palais,
le flair). La critique au sens le plus large est l’art de juger. De sorte
que l’art de former le goût, ou encore de juger par les sens et
d’exposer son jugement, est l’esthétique critique.282
Ce passage implique deux choses fondamentales. Premièrement que Kant n’est
pas l’inventeur de la notion de « jugement de goût » contrairement à ce que
Bæumler soutient, mais que c’est Baumgarten qui développe en premier
l’équivalence du goût et de la faculté de juger.283 Deuxièmement, si on souhaite
se rallier à l’idée selon laquelle « goût » est synonyme d’« esthétique », il faut
alors préciser que c’est seulement par synecdoque, et donc de manière impropre.
En effet, le goût n’est qu’un aspect, parmi tant d’autres, d’une section de
l’esthétique philosophique : l’esthétique critique.
Pour s’en convaincre, il convient de se référer au paragraphe 92 de la
dissertation de 1735 où le goût se voit défini comme un jugement sensible qui
permet d’évaluer le degré de perfection des objets :
§ 92. On nomme JUGEMENT DES SENS [IUDICIUM SENSUUM] le
jugement confus qui porte sur la perfection des objets sensibles. On
attribue ce jugement à l’organe des sens qui est affecté par l’objet
sensible dont on juge.
On nous permettra de désigner ainsi ce que les Français nomment le
« goût », et qui s’applique au seul domaine du sensible. Qu’une faculté
de juger soit attribuée aux sens, c’est ce que montrent aussi bien la
dénomination qu’utilisent les Français que celles qu’utilisent les
282
283
A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique dans Esthétique […], p. 112.
A. BÆUMLER, op. cit., p.79.
145
Hébreux (ta am et rikh), les Latins (« parle pour que je te voie », où
voir signifie juger) et les Italiens [« le peuple del buon gusto»] […].284
Baumgarten appelle « iudicium sensuum » ce que les Français nomment « le
goût ». Ce qui ne veut pas dire que le terme « esthétique » et le terme « goût »
soient des synonymes au sens moderne explicité plus haut. Si le goût intervient
bien dans le jugement esthétique, Baumgarten lui confère un sens tout à fait
spécifique. Le § 662 de la Métaphysique indique la fonction du goût :
La BEAUTÉ est la perfection comme phénomène, soit celle qui est
observable par le goût entendu dans un sens assez large ; la LAIDEUR
est l’imperfection comme phénomène, soit celle qui est observable par
le goût entendu dans sens assez large.285
La beauté réside donc dans la possibilité d’observer parfaitement un phénomène
sensible, et c’est le goût qui assure une telle perception. Donc si le goût permet
de juger de la beauté du phénomène, c’est-à-dire de son ordre et de son
harmonie, c’est que le jugement de goût est, selon Baumgarten, un jugement de
connaissance.
Il faut revenir aux Méditations pour trouver la clé d’une telle interprétation.
Dans la préface à l’édition italienne de l’ouvrage, Rosario Assunto indique que
l’ancien hébreu était une langue d’étude aussi familière que le grec et le latin à
l’époque de Baumgarten, et ce point, loin d’être une simple curiosité d’érudition,
est tout à fait important. En effet, le sens hébraïque et vétérotestamentaire du
mot « goût » est ce qui lui permet de résoudre la tension existante entre deux
possibilités à première vue incompatibles et dénoncées comme telles par Kant :
celle de l’exigence esthétique de la beauté d’une part, et celle de l’exigence
philosophique de la connaissance sensible d’autre part.
Il convient ici de reformuler un point essentiel esquissé au § 1.4 de
l’introduction. Dans le Lexicon Heptaglotton d’Edmund Castell, dont Baumgarten
se servait,286 le vocable « tā'am » renvoie au sens propre à « gustavit » et au
sens métaphorique à « cognivit, intellexit, indicavit ». Francesco Piselli est le
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, p. 66.
Ibid., Metaphysica, § 662 : « Perfectio phaenomenon, s. gustui latius dicto
observabilis, est PULCHRITUDO, imperfectio phaenomenon, seu gustui latius dicto
observabilis, est DEFORMITAS. »
286
R. ASSUTO,« Presentazione » dans A. G. BAUMGARTEN, Riflessioni sul testo poetico, p. 9.
Cette indication provient des recherches bibliothécaires réalisées par le traducteur italien
des Meditationes et de l’Æsthetica, Francesco Piselli.
284
285
146
seul, à ma connaissance, à avoir commenté ce passage fondamental. Il explique
bien
que
« tā'am »
signifie
en
hébreu
« goûter »
(gustare)
mais
aussi
« connaître, comprendre, juger ». L’autre vocable « rjh » est une forme verbale
dérivée de « hērîah » au sens propre de « odoratus est, olfecit » et au sens
métaphorique de « sagaciter praesentiet, parva cognitione agnoscet », c’est-àdire « il pressentira avec sagacité, il reconnaîtra grâce à des connaissances
réduites ». Cela annonce l’idée, esquissée quinze ans plus tard, d’une esthétique
« naturelle », « innée » et d’une esthétique « acquise » à la faveur de l’exercice
et de l’étude. Ainsi, même au sujet cette notion qui n’est pourtant pas centrale
dans l’œuvre esthétique de Baumgarten, les références bibliques prédominent. Et
leur prédominance garantit qu’il n’y a effectivement aucun « mauvais génie »
rusé et trompeur qui emploierait toute son industrie à nous tromper, mais que ce
qui est senti est immédiatement et simultanément perçu de façon adéquate. Dès
lors que la sensation est comprise comme une perception, c’est-à-dire qu’elle est
immédiatement réélaborée par l’intellect, elle peut donner lieu à un type de
connaissance dit sensible, donc, par voie de conséquence, à la nécessité de la
constitution d’une nouvelle science qui puisse en rendre compte. Percevoir et
juger de la perfection d’un objet est donc bien l’affaire du goût mais en tant qu’il
est le pendant du jugement intellectuel. Et le jugement de goût n’est jamais
aussi adéquat que quand il a trait à la perfection des objets esthétiques artificiels
puisque, comme nous l’avons vu, la perception des objets naturels nous échappe
toujours partiellement.
Aussi, cela implique que le rapport à l’Art est d’abord, et avant tout, un
rapport de connaissance plutôt qu’un rapport de jouissance. Ou du moins que si
plaisir il y a, il s’agit d’un plaisir intellectuel qui s’enracine dans une sensibilité en
quelque sorte « épurée », exempte de toute forme de questionnement sur le
désir. On pourrait même développer cette affirmation en soutenant que le plaisir
procuré par le jugement esthétique réside dans sa capacité à percevoir la portée
universelle et véridique de chaque œuvre singulière qui représente, à chaque fois
de manière unique, une forme de monde possible. Le monde de l’Art présente
donc la possibilité d’une extension de l’expérience humaine et donc, du même
coup, un enrichissement du « réel ». C’est à ce titre que, selon Baumgarten, la
connaissance que l’Art véhicule est essentielle et unique en son genre : elle vient
compléter,
à
titre
d’ontologie
spéciale,
les
différentes
sections
de
la
métaphysique. À ce titre, elle n’est pas, et ne peut pas être, par définition,
147
l’expression d’un goût personnel. C’est en ceci qu’elle diffère essentiellement de
ce que j’ai choisi d’appeler les « esthétiques du goût ».
Envisageons
maintenant
les
diverses
modalités
selon
lesquelles
la
problématique du goût s’esquisse, en quoi elle diffère radicalement de la
métaphysique de l’Art, tout en partageant — telle est l’idée que je souhaite
défendre —, un même héritage métaphysique et théologique et donc, par voie de
conséquence, un certain nombre de présupposés.
148
Certains jours il ne faut pas
craindre de nommer les choses
impossibles à décrire.
René Char
149
150
DEUXIÈME PARTIE : GOÛT, SUBJECTIVITÉ, NORMES
PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE
§ 1.1 AMBIGUÏTÉS DU TERME
En guise de préambule, une sentence d’Edmund Burke mérite d’être citée
en exergue : « Le terme “goût”, comme tous ces autres termes figurés, n’est pas
très précis : ce que l’on entend par là n’ayant rien de simple et de déterminé aux
yeux de la majorité des hommes, son emploi expose à l’incertitude et à la
confusion. »287
La confuse incertitude du terme ne concerne pas seulement son acception
figurée car, même au sens littéral, un même terme désigne à la fois le sens du
goût et les propriétés sapides des objets. Si le goût est aussi bien du côté du
sujet que de l’objet, la question disputée est celle de savoir si les qualités
gustatives de l’objet lui appartiennent en propre ou si elles expriment une
disposition idiosyncrasique du sujet. Claude Chantalat résume avec concision
toute l’ambiguïté de cette notion : « Un même mot désigne en effet l’organe et
sa fonction. Il s’attache ordinairement à cette dernière un caractère critique.
C’est à l’épreuve du goût qu’un aliment, une boisson sont, selon les cas, jugés
bons ou mauvais. Ce rôle est bien mis en lumière par Nicot dans son dictionnaire
français-latin ; il traduit l’expression “goûter du vin” par “vini censuram facere”.
Selon la pertinence d’une telle censure, le goût lui-même sera qualifié de bon,
d’exquis, ou de mauvais, ou de dépravé. »288
La seconde partie de la présente étude entend présenter différentes
solutions apportées à ce problème et se propose de mettre en évidence les
présupposés
de
l’emploi
de
cette
notion
pour
caractériser
le
rapport
esthétique au monde et aux œuvres d’art. Si l’esthétique philosophique au sens
Edmund BURKE, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du
beau, avant-propos, traduction et notes par Baldine Saint Girons, Paris, Vrin, 1998,
p. 62.
288
Claude CHANTALAT, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1992, p. 17.
287
151
de Baumgarten n’est pas le synonyme germanophone de la critique du goût, n’y
a-t-il pas contradiction dans les termes à parler d’« esthétiques du goût » ?
Cette expression paradoxale a été choisie à dessein. Elle indique, par la
négative, ce en quoi consiste le paradoxe majeur, et la principale aporie
métaphysique, de l’Æsthetica : se présenter comme une gnoséologie des
aisthêtá, une science de la connaissance sensible, tout en éludant la question du
corps et celle du désir qui nous meut et nous émeut au contact du beau.
L’hypothèse que j’aimerais défendre consiste à dire que ces « esthétiques » du
goût, au sens très élargi du terme, cette fois, prennent davantage en compte ces
aspects occultés par la voie empruntée par Baumgarten. Car, comme nous le
verrons, l’une de leurs principales caractéristiques consiste à adopter comme
point de départ les passions du sujet et le plaisir engendré au contact des beauxarts.
La problématique générale de la seconde partie de ma recherche peut se
formuler ainsi : est-ce que la valeur de l’œuvre d’art, jaugée à l’aune du
jugement subjectif et de l’intensité du sentiment, permet d’échapper aux apories
constitutives de la métaphysique de l’Art ? Quels sont les a priori métaphysiques
des esthétiques du goût ? Y a-t-il des analogies entre la démarche de
Baumgarten et celle des théoriciens du goût ?
Ce qui a été formulé précédemment s’applique également à cette notion
de goût. Il s’agit de repenser des catégories qui, bien souvent, semblent se
comprendre d’elles-mêmes, aller de soi, à force d’avoir été employées. Par
« catégorie » j’entends ici simplement les principes organisateurs de l’expérience
esthétique, c’est-à-dire l’ensemble des qualités que nous conférons aux objets
naturels ou aux artefacts, ainsi que le sens que ces mêmes qualités prennent
pour nous.
Toute perception esthétique est tributaire de modèles culturels ; il n’y a
pas de tabula rasa dans ce domaine, si tant est que ce postulat épistémologique
ait un sens. Par exemple, la phúsis des Grecs ne recoupe pas le même type
d’expérience que la nature écrite en langage mathématique des Modernes. Elle
prend un sens encore différent chez Marx lorsqu’il affirme qu’elle n’existe plus
nulle part en son état antérieur à l’action humaine, « sinon peut-être dans les
mers australes, sur quelque atoll australien d’origine récente »289 ; ou encore,
Karl MARX, « Idéologie allemande » dans Philosophie, éd. établie et annotée par M.
Rubel, introd. L. Janover et M. Rubel, Paris, Gallimard, 1998, p. 337.
289
152
par contraste, lorsqu’elle est la sublime et terrible Nature des Romantiques. Or
l’hypothèse que je souhaite formuler consiste à dire que la formidable
multiplication des occurrences du mot « goût » au 18e siècle n’est pas le fait du
hasard mais exprime quelque chose de propre à cette époque. Puisque la très
pratique expression de « Zeitgeist » a été mise à mal par l’historiographie
critique, disons, plus simplement, que l’usage exponentiel du terme « goût »
indique une expérience commune, partagée dans toutes les langues européennes
et, qu’à ce titre, il mérite d’être pris au sérieux.
Ma démarche ne vise pas une forme quelconque d’exhaustivité — idéal
épistémologique forcément asymptotique — mais entend plutôt opérer des
rapprochements entre certains textes, ou extraits de textes, choisis en fonction
de leur pertinence pour la problématique exposée plus haut. Il s’agit de faire
dialoguer des écrits choisis et forcément orientés par une question de départ, et
non de présenter chaque auteur dans le détail, ni même de lui rendre, ne fût-ce
que partiellement, justice.
La question du goût, loin d’être une simple curiosité, est une question
philosophique au sens fort du terme. En effet, la condition de possibilité de sa
formulation, pour le dire en termes kantiens, est essentiellement liée au rapport
sujet-objet qui devient, avec Descartes, la manière dont la métaphysique
moderne conçoit le rapport à l’être de l’étant en son entier. Repenser la notion
de goût, en tant qu’elle met en jeu la capacité judicative du sujet, sera l’occasion
de souligner un certain nombre de problèmes qui, loin d’être dépassés,
continuent à nous occuper dès que nous parlons de tout ce qui relève du sensible
et du senti, de ce qui nous affecte et nous émeut.
§ 1.2 LE GOÛT : CE GRAND OUBLIÉ DE LA MÉTAPHYSIQUE
N’ayons pas peur d’énoncer un lieu commun : avant que cette notion
n’accède au rang de catégorie esthétique fondamentale, le goût est « celui des
cinq sens qui permet de discerner les saveurs », ainsi que le définit le
Dictionnaire de l’Académie française dans sa quatrième édition de 1762.290 A titre
J’ai consulté l’édition numérique ARTFL/ATILF du Dictionnaire de l’Académie Française,
4e édition, 1762, entrée « goût », portail.atilf.fr/encyclopedie/index.htm.
290
153
anticipatif, et pour en donner une définition minimale et provisoire, le goût, par
l’action conjuguée des papilles gustatives de la langue et du nez, permet de
discerner, c’est-à-dire de juger, les impressions sensibles de salé, de sucré,
d’acide ou encore d’amer, et d’en déterminer leur caractère plaisant ou
déplaisant.
Or, dans l’histoire métaphysiquement entrelacée de la philosophie et de la
théologie, les cinq sens n’ont pas joué à armes égales. En effet, l’emploi
métaphorique de ceux-ci, dans les successives théories de la connaissance, s’est
essentiellement restreint, jusqu’aux empiristes du moins, à l’ouïe, qui rend
possible l’accueil de la parole vraie et l’entente de la vocation (qu’elle soit
religieuse ou plus généralement existentielle) ainsi qu’à la vue, qui permet la
vision éidétique. Au 16e siècle, par un piquant paradoxe étymologique, « la
langue religieuse use du verbe “goûter” pour évoquer la jouissance toute
spirituelle que l’on peut avoir des biens célestes. C’est à ce moment que
commence à se développer l’emploi de l’expression “bon goût” ».291
Cela dit, le goût a longtemps été considéré comme trop « sensuel »,
puisque lié au plaisir immédiat et spontané de la bonne chair. Il est, en quelque
sorte, le parent pauvre de la métaphysique, tout comme la couleur a pu l’être
pour le dessin, et pour les mêmes raisons. Lieu de tous les excès possibles,
immédiatement suspecté d’engendrer le péché — capital rappelons-le ! — de
gourmandise, le goût a longtemps été relégué dans les marges de la philosophie.
Hutcheson fait état de cette vieille hiérarchie au sein de la sensibilité :
Les Anciens soulignent la dignité particulière des sens de la vue et de
l’ouïe, qui fait qu’on discerne le kalόn dans leurs objets et qu’on ne
l’attribue pas aux objets des autres sens.292
Il faut admettre avec Claude Chantalat que, même en son sens figuré, le
terme est immédiatement suspecté car volontiers associé à la volupté : « Ainsi
retrouvons-nous dans un certain nombre d’emplois figurés du terme la nuance de
sensualité, la connotation épicurienne qui s’attachait déjà au goût physique. Très
souvent, du reste, le verbe “goûter” est employé avec des substantifs abstraits
C. CHANTALAT, op. cit., p. 26.
Francis HUTCHESON, Enquête sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, trad.
A.-D. Balmès, Paris Vrin, 1991, Premier Traité, « De la beauté, de l’ordre, de l’harmonie
et du dessein [design], section 2, note, p. 69.
291
292
154
comme “félicité”, “plaisir”, “volupté” ou bien est associé à toutes sortes de
choses dont on tire jouissance. »293
Il convient d’ajouter que ce verdict est répandu également dans un
contexte intellectuel exempt de la notion de « péché ». On se souvient, par
exemple, que le dialogue Gorgias condamne sans appel la cuisine. Selon Platon,
la cuisine n’est pas un art mais une forme de flatterie qui relève du même ordre
que celui de la sophistique et de la toilette :
- Socrate : Demande-moi donc quel art est, à mon avis, la cuisine ? Pôlos : Eh bien ! je te pose la question : La cuisine, quel art est-ce ? –
Socrate : Ce n’est pas du tout un art, Pôlos. […] – Socrate : […] Mais,
quant à moi, ce que j’appelle art oratoire est une espèce particulière
d’un mode d’activité qui n’a rien à voir avec ceux qui ont de la beauté.
– Gorgias : Et quel est-il Socrate ? Parle sans te faire, à cause de moi,
aucun scrupule ! – Socrate : Eh bien ! Mon opinion, Gorgias, est que
c’est une pratique qui, sans rien d’un art, est, d’un autre côté, le
propre d’une âme qui a la perspicacité, à qui rien ne fait peur, qui, de
sa nature, est supérieurement douée pour ce qui concerne les relations
mutuelles des hommes. Son nom, à en considérer la caractéristique
principale, est, d’après moi, « flatterie ». C’est une pratique dont nos
activités manifestent diverses espèces, en grand nombre. La cuisine en
est une : cela passe pour un art ; mais, selon ma thèse, ce n’est point
un art, c’est bien plutôt un savoir-faire et une routine. J’appelle encore
espèces de la flatterie, et l’art oratoire, et l’art de la parure, et celui du
Sophiste, ces quatre espèces s’appliquant à quatre objets d’activité.294
En 1826, sous le règne de Louis-Philippe, même Brillat-Savarin, féru de
gastronomie, haut magistrat et homme de lettres, a pu écrire :
Le goût n’est pas si richement doté que l’ouïe ; celle-ci peut entendre
et comparer plusieurs sons à la fois : le goût, au contraire, est simple
C. CHANTALAT, op. cit., p. 20.
PLATON, Gorgias, Œuvres complètes I, trad. nouvelle et notes de L. Robin avec la
collaboration de M.-J. Moreau, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1950, [462 d463 b], p. 397-398.
293
294
155
en activité, c’est-à-dire qu’il ne peut être impressionné par deux
saveurs en même temps.
295
Le goût, incapable de percevoir deux saveurs à la fois, est pour cette
raison le sens le plus « idiot », mais aussi le plus « vulgaire », subordonné qu’il
est à la nécessité vitale de se nourrir, et donc, par voie de conséquence, le moins
« spirituel » et le moins « libre » qui soit. Si l’on se réfère à un dicton populaire
qui suggère que la politesse exige de ne point « parler la bouche pleine », le goût
relève donc proprement de l’alogique, de l’expérience idiosyncrasique, du
solipsisme, et donc de l’ineffable. Pour résumer le propos, on pourrait dire qu’au
sein de la tradition philosophique, le goût est considéré, dans le registre de
l’oralité, comme le négatif photographique du lógos.
Cependant, malgré ce sérieux handicap de départ, la notion acquiert
progressivement une connotation moins négative, et on assiste à une lente mais
certaine spiritualisation du terme. Ainsi que l’écrit Roger de Piles :
Le mot “goût” dans les arts est métaphorique. Nous l’avons transposé
de la langue pour le faire servir à l’esprit, et, de la même façon que
nous disons que l’esprit voit, nous disons qu’il goûte : c’est son emploi
de juger des ouvrages comme c’est celui de la langue de juger des
saveurs.296
Au 17e siècle, le
sens métaphorique du terme devient un attribut
aristocratique, valorisé comme tel. Dans un contexte de cour, en étroite relation
avec le problème de la représentation du pouvoir monarchique, se tissent des
liens étroits entre le « bon goût » et les arts du beau. Ainsi que l’atteste Claude
Chantalat : « Si l’emploi métaphorique du mot “goût” est un fait généralisé à
l’époque classique, s’il est attesté par les écrivains de toute origine, en revanche,
c’est à des gens du monde que revient principalement le mérite d’avoir tenté de
définir la notion de goût. Celle-ci s’est formée essentiellement dans les salons et
à la Cour ; elle est liée à la politesse mondaine et aux théories de l’honnêteté
[…]. Une des premières tentatives pour analyser la notion de goût est le fait de
Baltasar Gracián, moraliste espagnol auteur d’ouvrages à l’usage des gens de
Cour. Il consacre plusieurs passages de son Oraculo Manual à définir le bon goût
BRILLAT-SAVARIN, Physiologie du goût, avec une lecture de Roland Barthes, Paris,
Hermann, 1975 (rééd. 2005), p. 53. Je souligne.
296
Roger DE PILES, Conversation sur la connaissance de la peinture, cité par CHANTALAT,
op. cit., p. 18.
295
156
et le goût fin dont il fait une qualité précieuse pour réussir dans le monde. La
date tardive à laquelle il commence à être connu en France explique que ce n’est
qu’à l’époque classique que son enseignement semble porter ses fruits. »297
Malgré diverses tentatives de définition, le sens de ce terme restera longtemps
équivoque, comme le remarque également La Rochefoucauld :
Ce terme de goût a diverses significations et il est aisé de s’y
méprendre. Il y a une différence entre le goût qui nous porte vers les
choses et le goût qui nous en fait connaître et discerner les qualités en
s’attachant aux règles : on peut aimer la comédie sans avoir le goût
assez fin et assez délicat pour en bien juger et on peut avoir le goût
assez bon pour bien juger de la comédie sans l’aimer.298
Cette admirable citation condense toutes les difficultés de cette notion qui
concerne autant la capacité du sujet à se prononcer sur un objet que les qualités
inhérentes à l’objet lui-même. Il relève du jugement et de la connaissance des
règles d’une part, mais peut également dénoter une vague inclination, une
préférence ou un désir, d’autre part. Le goût nous incline à élire des objets
charmants ou susceptibles d’engendrer du plaisir. À l’inverse, ses règles
permettent de reconnaître les qualités objectives d’une œuvre, sans pour autant
que le plaisir ou l’amour porté à l’objet soient les moteurs du jugement. Enfin,
last but not least, il est possible d’être irrésistiblement charmé par une œuvre
reconnue de « bon goût », sans être pour autant capable de dire en quoi réside
son excellence, c’est-à-dire sans être capable de justifier son inclination. Et,
comme le suggère Burke encore, « cette faculté délicate et aérienne […] semble
trop inconstante pour supporter les chaînes d’une définition ».299
§ 1.3 GOÛT CULINAIRE ET JUGEMENT ESTHÉTIQUE
Dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), l’abbé
Du Bos, en réponse à la Rochefoucauld, soutient que l’admiration éprouvée pour
C. CHANTALAT, op. cit., p. 29-30.
LA ROCHEFOUCAULT, « Réflexions diverses » dans Maximes, GF Flammarion, Paris, 1977,
p. 122. Je souligne.
299
E. BURKE, op. cit., p. 61.
297
298
157
une belle toile ou des vers réussis relève de notre goût, et de lui seul, sans
aucun secours de la raison. Il n’est pas rare que l’abbé joue, non sans humour,
sur la polysémie du terme. Il emploie sans transition le sens littéral et le sens
métaphorique pour parler de l’art :
Les hommes croient naturellement que leur goût est le bon goût [… ].
Vouloir persuader un homme qui préfère le coloris à l’expression en
suivant son propre sentiment qu’il a tort, c’est vouloir le persuader à
prendre plus de plaisir à voir les tableaux du Poussin que ceux du
Titien. La chose ne dépend pas plus de lui qu’il dépend d’un homme,
dont le palais est conformé de manière que le vin de Champagne lui
fait plus plaisir que le vin d’Espagne, de changer de goût et d’aimer
mieux le vin d’Espagne que l’autre.300
Cet extrait des Réflexions sur la poésie et la peinture témoigne d’une mutation
profonde dans la problématique du goût. Il exprime l’abandon du « grand goût »,
fondé sur la raison classique, les règles et l’harmonie des proportions, au profit
du goût comme expression d’un sentiment personnel qui ne souffre pas d’être
soumis au raisonnement. Pour Du Bos, la fameuse dispute entre poussinistes et
rubénistes est aussi vaine que la prétendue défense du « bon goût » en matière
d’œnologie. Ainsi, lorsque Kant marque une incompréhensible préférence pour le
vin des Canaries, dont on sait qu’il faisait venir par bateau à Königsberg des
caisses entières, aucun argument rationnel n’est susceptible de le faire changer
d’avis.
Le « goût » est un terme qui, par excellence, exprime le multiple et le nonidentique, le « je ne sais quoi » et le « presque rien » pour paraphraser
Jankélévitch. Ce terme est un exemple de résistance farouche à toute tentative
de saisie conceptuelle. Est-ce à dire que le goût soit de l’ordre de l’ineffable ?
Non pas. C’est peut-être même le contraire qui est vrai : peu de termes ont
engendré pareille mise en discours, pareil foisonnement d’occurrences. C’est ce
dont témoigne Madame de Lambert :
Jean-Baptiste DU BOS, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719),
Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1993, p. 164.
300
158
Tout le monde parle du goût : on sait que l’esprit de goût est audessus des autres : on sent donc tout le besoin qu’on a d’en avoir ;
cependant rien n’est moins connu que le goût.
301
Que Cadmos, qui apporta l’écriture en Grèce, fut le cuisinier du roi de
Sidon,
fait
dire
gastronomiques »
à
302
Roland
Barthes, dans
sa
préface
aux
« Méditations
:
Donnons ce trait mythologique pour apologue au rapport qui unit le
langage et la gastronomie (puisque c’est de cela dont il est question
dans la Physiologie du goût). Ces deux puissances n’ont-elles pas le
même organe ? Et plus largement le même appareil, producteur ou
appréciateur : les joues, le palais, les fosses nasales, dont B.S. [i.e.
Brillat-Savarin] rappelle le rôle gustatif et qui font le beau chant ?
Manger, parler, chanter (faut-il ajouter : embrasser ?) sont les
opérations qui ont pour origine le même lieu du corps : langue coupée,
et plus de goût ni de parole.303
De prime abord, les enjeux de la question du goût peuvent se formuler
ainsi : il s’agit moins, en un premier temps, de déterminer si le jugement de goût
est digne d’être appelé un jugement de connaissance ou non, que de tracer une
ligne de partage claire entre ce qui relève des beaux-arts et ce qui appartient au
domaine de la gastronomie. Dans la Distinction, Pierre Bourdieu cite les
Considérations sur la cuisine (1931) d’un autre critique gastronomique, Paul de
Pressac :
Il ne faut pas confondre le goût avec la gastronomie. Si le goût est ce
don naturel de reconnaître et d’aimer la perfection, la gastronomie, au
contraire, est l’ensemble des règles qui président à la culture et à
l’éducation du goût. La gastronomie est au goût ce que la grammaire
et la littérature sont au sens littéraire. Et voilà posé le problème
essentiel : le gourmet étant un connaisseur délicat, le gastronome estil un cuistre ? […] Le gourmet est son propre gastronome, comme
Madame DE LAMBERT, Œuvres, Paris, Honoré Champion, 1990 (1ère éd. 1748),
Réflexions sur le goût, p. 239-241, citée par Charlotte GUICHARD dans Les amateurs d’art
à Paris au 18e, Paris, Editions Champ Vallon, 2008, p. 310.
302
BRILLAT-SAVARIN, « Envoi aux gastronomes des deux mondes [signé L’auteur des
Méditations gastronomiques] dans op. cit., p. 187.
303
Roland BARTHES, « Lecture de Brillat-Savarin » dans BRILLAT-SAVARIN, op. cit., p. 17.
301
159
l’homme de goût est son propre grammairien […]. Tout le monde n’est
pas gourmet, voilà pourquoi il faut des gastronomes […]. Il faut penser
des gastronomes ce que nous pensons des pédagogues en général :
que ce sont parfois d’insupportables cuistres, mais qu’ils ont leur utilité
[…]. Il existe un mauvais goût […] et les raffinés sentent cela
d’instinct. Pour ceux qui ne le sentent pas, il faut bien une règle.304
Malgré le ton plaisamment polémique de cet extrait, les questions formulées
implicitement concernent directement la problématique du goût. Ce dont il s’agit,
en dernière instance, c’est de l’ancienne dispute philosophique — réactualisée
par les anthropologues du 20e siècle — portant sur l’inné et l’acquis, ou entre ce
qui relève de l’ « essence » ou de la « nature » et ce qui provient de la
« culture » ou de l’éducation. Le goût, dans pareil contexte, s’apparente à ce que
l’on a pu dire du « génie » : ce don inné, non transmissible, à la fois « divin » et
« naturel », qui joue et se joue avec « aisance » des règles formulées à l’usage
exclusif des cuistres, qui eux ne « sentent » rien spontanément, et qui ont donc
besoin d’une éducation esthétique, doublée d’un cadre explicatif, pour être en
relation médiate avec la beauté. Un autre exemple, très contemporain, souligne
la persistance du rapport à la fois inextricable et conflictuel entretenu par le sens
physiologique et le sens figuré du terme : en 2007, le chef de file de la
gastronomie dite moléculaire, Ferran Adrià, a été convié à réaliser une
performance dans le cadre de la Documenta de Kassel. Déplacer l’infrastructure
de la « cuisine » ainsi que toute la brigade du chef catalan in situ, c’est-à-dire,
en l’occurrence, dans le Land de Hesse, aurait été chose techniquement trop
compliquée à réaliser. Voici donc comment les choses se sont concrétisées :
chaque jour, de façon aléatoire, le directeur artistique de la foire quinquennale a
élu parmi les visiteurs deux heureuses convives invitées au restaurant El Bulli. Ce
restaurant
situé
sur
la
Costa
Brava,
près
de
Barcelone,
est
devenu
provisoirement un autre pavillon de la Documenta. Et Roger Buergel de
commenter : « J’ai invité Ferran Adrià parce qu’il a su créer son propre langage,
qui est devenu très influent dans la scène internationale. C’est cela qui
m’intéresse, et non pas si les gens le perçoivent comme de l’art ou pas. C’est
important de dire que l’intelligence artistique ne dépend pas du support, il ne
Paul DE PRESSAC, Considérations sur la cuisine, Paris, 1931, p. 23-24, cité par Pierre
BOURDIEU dans La distinction. Critique sociale du jugement de goût, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1979, p. 73-74.
304
160
faut pas identifier l’art seulement avec la photographie, la sculpture, la
peinture…, et non plus avec la cuisine dans un sens général. Mais, sous certaines
circonstances, la cuisine peut aussi être considérée de l’art. »305 Les exemples
contemporains abondent dans le sens de cette « déterritorialisation » de l’art et
de ses différents types de manifestation. Dans un registre analogue, on peut se
référer aux performeurs et urbanistes suisses Haimo Ganz et Bruno Steiner qui
proposent sur leur site internet, explicitement appelé « Kunst und Kochen »,306
des « happenings » sous la forme de buffets très élaborés. Ce sont des
exemples, parmi tant d’autres, qui attestent que, nolens volens, nous sommes
bien les légataires de la problématique complexe du goût — autant comme
expression vague et ambigüe que comme catégorie esthétique fondamentale —
telle qu’elle se formule au 18e siècle.307
Il est des questions qui ne peuvent être formulées, ni même esquissées, à
l’aide du type de discursivité propre à une entreprise de rationalisation ordinaire.
Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille, à l’instar d’Alfred Bæumler,
classer le goût dans le domaine de l’ « irrationnel ».308 Cela veut simplement dire
que l’entreprise herméneutique,
lorsqu’elle s’attache à cette notion, est
particulièrement périlleuse. En effet, sans une forme de retenue dans la volonté
de déterminer un contenu objectivable, on s’expose à passer à côté des aspects
les plus féconds du problème. Roland Barthes a parfaitement raison de soutenir
que « […] le goût implique une philosophie du rien ».309 En effet, de prime abord,
et de façon bien trop hâtive, cette notion court le risque d’être assimilée dans le
meilleur des cas à la catégorie linguistique du « vide sémantique » et, dans le
« Ferra Adrià porte Documenta 12 à Cala Montjoi», citation tirée du dossier de presse
disponible sur le site consacré à El Bulli, le restaurant du cuisinier catalan :
www.elbulli.com.
306
www.kunst-und-kochen.ch
307
Ce passage reprend l’introduction d’une conférence intitulée « Diderot et la question
du goût » donnée le 1er avril 2008, au Centre allemand d’histoire de l’art, 8, Places des
Victoires à Paris, dans le cadre du colloque international « De la quête des règles du
discours sur les fins. Les mutations des discours sur l’art en France dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle », Ch. Michel et J. Lichtenstein. Je me suis laissé dire que
l’exemple est mal choisi car, aux dires de Ferran Adrià, ses « créations » avant-gardistes
se distinguaient justement de la gastronomie, au sens classique du terme. De même que
sa « cuisine » n’est pas une cuisine mais un « laboratoire », raison pour laquelle il est
inamovible. Ce à quoi deux arguments peuvent être opposés : 1) nul besoin de prendre
les propos de l’artiste et/ou du cuisinier au pied de la lettre ; 2) si la cuisine était un
véritable laboratoire, l’expérience pourrait précisément avoir lieu indifféremment à
Barcelone, Cassel ou Paris, ou n’importe où, en somme, en raison du caractère
censément reproductible de toute expérimentation scientifique. Ce qui n’est pas le cas.
308
Telle est la thèse centrale de son ouvrage déjà mentionné.
309
R. BARTHES, op. cit., p. 7.
305
161
pire, de se voir reléguée dans le registre du « n’importe quoi » et du « non
philosophique ». Ici encore, je prends le parti de croire que ce terme, malgré
toutes les réserves formulées, doit être pris au sérieux. La multiplication des
occurrences du mot « goût » témoigne d’une tentative commune de trouver un
terme qui permette d’exprimer ce qui nous arrive dans l’expérience de la beauté,
de l’art et de tout ce qui, à chaque fois, excède ce qui peut être formulé dans
l’ordre du discours argumentatif. C’est ce que note encore Brillat-Savarin à
propos des saveurs :
Le nombre des saveurs est infini, car tout corps soluble a une saveur
spéciale qui ne ressemble entièrement à aucune autre. […] Étant
donné qu’il existe des séries indéfinies de saveurs simples qui peuvent
se modifier par leur adjonction réciproque en tout nombre et en toute
quantité, il faudrait une langue nouvelle pour exprimer tous ces effets,
et de montagnes d’in-folio pour les définir, et des caractères
numériques inconnus pour les étiqueter.310
§ 1.4 ENJEUX DE LA QUESTION
À la suite de Shaftesbury, un auteur dont il sera question dans la troisième
partie, et dont le style remarquable est encore un modèle pour quiconque se
soucie de pratiquer une écriture philosophique aujourd’hui, je souscris à l’idée
que c’est la manière d’exprimer ce qui est qui doit s’adapter à ce dont il est
question, et non l’inverse. Une étude sur la notion de goût ne peut pas prendre la
forme close d’un système philosophique sans perdre beaucoup de sa richesse
polysémique.
Toutefois,
il
ne
s’agit
pas
de
renoncer
à
interroger
philosophiquement cette notion puisque son emploi, dans le champ esthétique,
implique à chaque fois, et selon diverses modalités, une théorie implicite de la
connaissance. Par exemple, Shaftesbury, philosophe majeur pour la question qui
nous occupe, presque aussi peu lu que Baumgarten (ou s’il est lu, relégué dans
la catégorie philosophiquement suspecte des « littéraires »), partage avec
l’inventeur de l’esthétique philosophique une même conception affirmative du
310
BRILLAT-SAVARIN, op. cit., p. 50.
162
statut ontologique de l’Art et de son rapport à la vérité métaphysique, mais aussi
à la théologie et à l’éthique, comprise non pas comme un ensemble de règles
morales, mais plutôt comme une manière d’être et d’habiter le monde, c’est-àdire de s’y rapporter par le langage.
Si la question du goût est centrale dans les débats sur le beau artistique
au 17e et au 18e siècle, sa saisie thématique — sous forme principalement de
traités — est particulièrement répandue dans les pays anglophones. Certes,
l’Abbé Du Bos, Montesquieu, Diderot ou encore Voltaire se sont essayés à des
exercices de définition du goût. Mais lorsque Diderot traite de cette question, il
s’inspire largement de l’Essai sur le goût de l’écossais Gerard, qui se réfère à
Hutcheson, reprenant une terminologie lockienne et dont Adam Smith a été
l’étudiant, etc..311 Les empiristes qui fondent leur épistémologie sur les données
fournies par la sensibilité formulent des idées essentielles pour comprendre les
mutations qui caractérisent spécifiquement la notion de goût. Il m’importe de
restituer un horizon de questionnement commun à tous ces philosophes et de
souligner quelques convergences remarquables sur cette notion hautement
problématique.
Réaliser une généalogie de la notion de goût au 18e siècle ne signifie pas
qu’il faille introduire une téléologie pour conférer un sens à cette histoire, à
l’instar de Bæumler, qui recherche chez Baumgarten les indices permettant
d’étayer la résolution nécessairement kantienne des apories de l’esthétique
philosophique. Après avoir fait montre d’une érudition impressionnante et d’une
puissance herméneutique indiscutable, il n’hésite pas à affirmer que Baumgarten
a eu « deux grandes idées » : la première est d’avoir conçu « que l’objet
esthétique est individuel (comme le “goût”) »312 ; la seconde est d’avoir
développé « l’équivalence du goût et de la faculté de juger ».313
Je considère que cette interprétation qui voit en Baumgarten le héraut de
Kant est irrecevable pour plusieurs raisons. Il faut, en effet, rappeler que Kant
n’a jamais écrit de doctrine esthétique, mais bien une critique de la faculté de
juger.314 La différence est de taille, et les conséquences relatives au statut
ontologique et à la place consacrée aux beaux-arts, importantes. Étant donné
Anne-Dominique BALMES, « Avant-propos » à F. HUTCHESON, Enquête sur l’origine de
nos idées […], p. 26.
312
A. BÆUMLER, op. cit., p. 154.
313
Ibid., p. 79.
314
Fabienne BRUGÈRE, Le goût. Art, passions et société, Paris, PUF, 2000, p. 7.
311
163
que la faculté de juger ne porte pas uniquement sur des œuvres d’art, les
reproches adressés à Kant d’avoir conçu une « esthétique sans œuvres d’art »,
paraissent injustifiés. Par contre, nous avons vu que des réserves légitimes
peuvent être formulées à l’encontre de ce qui se présente en 1735 comme une
théorie de l’Art en général, fondée sur une poétique d’inspiration aristotélicienne
et d’une rhétorique, au détriment des arts plastiques ; sans parler de l’extension
ultérieure de ces problématiques prémices initiales dans le vaste projet d’une
science de la sensibilité. Il s’agit, une fois de plus, de bien distinguer le projet de
Baumgarten. Or, avec le rapprochement trompeur des deux projets, induit par
une vision téléologique de l’histoire des concepts, Kant a été désigné comme le
véritable « inventeur de l’esthétique » mais également, et du même coup,
comme son fossoyeur, puisque, c’est chose connue, il conteste la légitimité de
l’emploi du terme « esthétique » rapporté aux beaux-arts et, pis encore, il exclut
que les arts du beau puissent faire l’objet d’une connaissance quelle qu’elle soit.
Avant d’entamer un parcours thématique de certains aspects de ces
« esthétiques », orienté à partir des problèmes posés par l’Æsthetica, rappelons
quelques points essentiels relatifs à la notion de goût dans la Critique de la
Faculté de Juger de Kant.
Le jugement de goût, placé entre le pouvoir de connaître et celui de
désirer, entre le sentiment de plaisir et celui de peine — entièrement subjectif
mais dont la finalité est néanmoins a priori — est ce qui permet, selon Kant, de
se rapporter réflexivement au beau. Alfred Bæumler a raison de souligner ceci :
« […] l’esthético-artistique n’est pour Kant qu’un cas particulier d’expériences
bien plus générales. Ce sont ces expériences qu’il rassemble sous le nom de
“goût” ».315 En d’autres termes, le goût n’a rien de spécifiquement esthétique
pour Kant. Le jugement de goût se formule lorsque le sentiment (de plaisir ou de
peine) permet à la subjectivité du sujet de réfléchir ou, mieux : de (se) penser —
et non de déterminer et de connaître — dans un mouvement d’auto-réflexion du
sujet qui confère, dans le même élan, la beauté à l’objet. La beauté n’est donc
jamais une qualité essentielle de l’objet mais bien un rapport — plus ou moins
libre ou adhérent — que le sujet établit d’abord, et principalement, avec luimême, en faisant jouer de concert entendement et imagination. Lorsque Kant
affirme que l’« esthétique » n’est rien de plus que ce que d’autres nomment une
315
A. BAEUMLER, op. cit., p. 173.
164
« critique du goût », il anticipe par cette note à l’«Esthétique transcendantale »
ce qui sera expressément thématisé dans la troisième Critique. D’autant plus
que, fait extrêmement significatif, cette troisième Critique portait encore le nom
de Critique du goût jusqu’en 1787.316 Ce titre, en l’occurrence, ne concerne que
la première partie de l’ouvrage, dans laquelle il est établi que la question du beau
et le jugement de goût sont étroitement liés, par opposition à ce qui a lieu dans
l’expérience du sublime. Dans l’expérience du sublime, on le sait, le sujet ne
produit pas de jugement harmonieux provenant du libre jeu de ses facultés : il
est face à une expérience dans laquelle la subjectivité se sent mise en péril face
au caractère imprésentable de ce qui s’offre à la pensée. L’expérience du sublime
inquiète la puissance judicative du sujet et met à l’épreuve sa capacité
d’autoréflexion. Il y a solution de continuité entre l’expérience de la beauté et
celle du sublime en tant que la seconde exclu toute communauté possible. Cette
expérience confronte le sujet avec lui-même et nie la possibilité de son partage
au sein d’un espace commun, fût-il idéal.
Aussi l’enjeu de la seconde partie de ma recherche est-il de regagner une
entente de la notion de goût qui précède sa saisie conceptuelle kantienne après
le tournant transcendantal, et ce afin de restituer à cette notion à la fois son
ampleur polysémique originaire, mais aussi de prendre, corrélativement, le
risque d’entrer dans un domaine où une certaine indécision conceptuelle est de
mise. Une admirable citation d’Edmund Burke résume fort à propos l’intention qui
guide la seconde partie de ma recherche :
Je n’ai pas grande opinion d’une définition, remède bien connu face au
désordre. Car, en définissant, nous risquons de circonscrire la nature
dans les bornes de notions que souvent nous adoptons par hasard,
embrassons sur parole ou formons d’après une considération limitée et
partielle de l’objet présent, au lieu d’élargir nos idées pour y faire
entrer
tout
ce
que
la
nature
comprend,
combinaisons.317
316
317
Ibid., p. 202.
E. BURKE, op cit., p. 62.
165
suivant
ses
propres
§ 1.5 JUGEMENT DE VALEUR ET « GOÛT DES AUTRES » : LA DIALECTIQUE ENTRE LE « BON »
ET LE
« MAUVAIS » GOÛT
Shaftesbury dit avec justesse : « […] ceux qui, à force de travail et
d’industrie, ont acquis un bon goût pour les Arts, se félicitent de leur avantage
sur les autres qui n’en ont point, ou qui n’en ont qu’un mauvais ».318 Le mauvais
goût c’est toujours le goût des autres. Ainsi, le goût se définit souvent par la
négative : « […] le goût est fait de mille dégoûts ».319 Ainsi que l’écrit également
David Hume :
Nous sommes enclins à appeler barbare tout ce qui s’écarte de notre
goût et de notre propre compréhension. Mais bientôt nous trouvons la
même épithète retournée en reproche contre nous.320
Les cuistres, les grossiers, les mal dégrossis, les insensibles et les
« barbares », ce sont toujours les autres, c’est-à-dire ceux qui, par un jeu de
miroirs, me confortent dans l’idée que, moi, j’ai du (bon) goût. Et Alexander
Gerard de surenchérir à ce propos :
Lorsqu’un goût diffère largement du nôtre, nous n’hésitons pas à le
juger barbare et contre nature ; c’est lorsque la différence est infime
que nous avons recours à l’infaillibilité du sentiment.
321
Qualifier de « bon » ou de « mauvais » le goût de quelqu’un, c’est-à-dire
sa capacité ou son incapacité à formuler un jugement esthétique valable, en dit
long sur les valeurs convoquées implicitement avec cette catégorie esthétique.
Comme l’écrit Adorno « une esthétique axiologiquement neutre est un nonsens ».322 Michel Ribon rappelle à raison que, « dans le domaine de l’esthétique,
SHAFTESBURY, « Mélanges », dans Œuvres de Mylord comte de Shaftesbury, contenant
différents ouvrages de philosophie et de morale traduites de l’anglais (Genève 1769),
établissement du texte, introduction et notes par Françoise Badelon, textes grecs et latin
traduits par Alain Gigandet, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 684.
319
Michel RIBON, Archipel de la laideur, Paris, Kimé, 1995, p. 41.
320
David HUME, « De la norme du goût » (1757) dans Les essais esthétiques, trad. R.
Bouveresse, Paris, GF Flammarion, 2000, p. 123.
321
Alexander GERARD Essai sur le goût (1759), introduction, notes et traduction de P.
Morère, Grenoble, Ellug, 2008, 4e partie, p. 216.
322
Theodor Wiesengrund ADORNO, « Paralipomena » dans Théorie esthétique, trad. M.
Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995, p. 363.
Th. W. ADORNO, « Paralipomena » dans Ästhetische Theorie, Frankfurt am Main, 1973,
Suhrkamp, p. 391 : « Wertfreie Ästhetik ist Nonsens. »
318
166
notre propension invincible à porter des jugements de valeur explique que la
distinction logique entre catégorie esthétique et jugement de valeur est, dans la
réalité de l’expérience, fragile ».323 La notion de « valeur » est sans aucun doute
aussi polysémique et rétive au concept que celle de « goût ». Il se pourrait
même que ce qui est suggéré par ces deux termes, rapportés au champ
esthétique, relève du même type d’expérience ou, du moins, recoupe une
problématique commune, sans pour autant qu’ils se confondent. C’est toute la
question de la « grâce ineffable » — pour prendre deux termes originairement
employés pour parler des mystères religieux —, ce « je ne sais quoi » en lequel
se voile le secret de l’attrait irrésistible d’un être ou d’une œuvre, et pour lequel
toute entreprise de définition constitue, par définition, une gageure.
Aussitôt que le goût est convoqué pour légitimer un jugement esthétique,
l’intention est toujours, plus ou moins explicitement, normative : il n’y a de
neutralité gustative ni au propre, ni au figuré. Nous avons vu que l’exercice du
jugement de goût, pris au sens le plus général du terme, est une affaire de
rapports et ne vise pas à exprimer des qualités objectives. Donc, si le sujet qui
légifère en matière de « bon goût » dit un rapport plutôt qu’une qualité, le
recours à une espèce de repoussoir qui détermine par la négative, et légitime en
retour le jugement propre, est opération courante. À l’instar de ce que dit le
chevalier de Jaucourt au sujet du goût « dépravé » dans l’Encyclopédie : le goût
dépravé consiste à choisir les aliments qui dégoûtent les autres hommes.324 Dans
la suite de l’article, Voltaire dit au sujet de la corruption du goût sensuel qu’elle
est un « défaut d’organe » et, dans les beaux-arts, une espèce de « maladie de
l’esprit » : « […] comme le mauvais goût au physique consiste à n’être flatté que
par des assaisonnements trop piquants et trop recherchés, aussi le mauvais goût
dans les Arts est de ne plaire qu’aux ornements étudiés et de ne pas sentir la
belle nature ». Voltaire fait aussi appel au « mauvais goût » pour affirmer la
supériorité d’une partie de la « culture européenne » : « […] les Asiatiques n’ont
jamais eu d’ouvrages bien faits presque en aucun genre [sic] […], le goût n’a été
le partage que de quelques peuples d’Europe. » Mais même le plus brillant des
peuples européens, et son illustre défenseur, peuvent parfois avoir des moments
M. RIBON, op. cit., p. 39.
Les citations de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers
sont
extraites
de
l’édition
numérique
ARTFL/ATILF,
portail.atilf.fr/encyclopedie/index.htm, les pages ne sont pas numérotées. L’orthographe
a été modernisée.
323
324
167
d’égarement. En effet, Voltaire, dans le Temple du Goût (dont le style en vers de
mirliton ne constitue pas précisément un modèle d’excellence), n’hésite pas à
convoquer le topos du style gothique : « Cet édifice précieux [i.e. le Temple du
Goût] / N’est point chargé des anticailles, / Que nos très gotiques Ayeux, / Si
lourdement industrieux, / Entassoient autour des murailles / De leur temples
grossiers comme eux. / Il n’a rien des défauts pompeux / De la chapelle de
Versailles, […]. »325 Un autre lieu commun en la matière, qui s’oppose
dialectiquement au style gothique, c’est le modèle grec : « Jadis en Grèce, on en
posa / Le fondement ferme et durable […] ».326 Cette sentence se retrouve
également dans l’incipit du texte fondateur de l’histoire de l’art, au sens moderne
du terme : « le bon goût, qui se répand de plus en plus dans le monde, a
commencé à se former sous le ciel grec »,327 nous assure Winckelmann.
§ 1.6 MUTATIONS HISTORIQUES
Herbert Marcuse, dans un tout autre registre, a formulé de manière
convaincante toutes les limites de la théorie marxienne du « reflet » dans le
domaine de la théorie de l’art.328 Aussi, définir l’œuvre d’art comme un reflet des
rapports de domination effectifs consiste à n’envisager qu’une partie du
problème. Mais, à l’inverse, une conception idéaliste de l’art et des concepts
forgés pour s’y rapporter inscrit d’emblée le propos au cœur même du paradoxe
de l’esthétique philosophique qui, pour « élever » les beaux-arts au rang d’arts
libéraux, c’est-à-dire au rang de pures intellections, les ampute de tout ce qui a
trait à leur dimension matérielle et historique. Traiter du goût sans être, un tant
soit peu, avisé des importantes mutations socio-économiques qui l’accompagnent
— voire qui le précèdent, comme l’a démontré Pierre Bourdieu329 — constitue au
mieux une abstraction philosophique, au pire un véritable contresens. À l’Âge
VOLTAIRE, Le Temple du goût (1733), éd. critique par E. Carcassonne, Paris, Droz,
1938, p. 69.
326
Ibid., p. 64.
327
Johan Joachim WINCKELMANN, Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en
peinture et en sculpture (1755), trad. de M. Charrière, Paris, Editions Jacqueline
Chambon, p. 15.
328
Herbert MARCUSE, La dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste
(1978), Paris, Seuil, 1979.
329
P. BOURDIEU, La distinction […].
325
168
classique, la notion de goût évolue et se transforme. Le goût, au sens
« artistique» que nous lui attribuons spontanément aujourd’hui, se voit non
seulement codifié mais illustré et défendu par la création des Académies au 17e
siècle, dans le Royaume de France particulièrement. La codification du bon goût
est une conséquence directe d’une réflexion d’ordre à la fois économique,
politique et esthétique relative à la question de l’image du monarque de droit
divin. Claude Chantalat, nous l’avons vu, fait mention d’un véritable engouement
pour ce terme sous le règne de Louis XIV,330 et situe dans la seconde moitié du
siècle le passage de ce terme de la sphère mondaine et courtisane à la sphère
proprement esthétique.331
La théorie de la représentation du pouvoir monarchique, telle qu’elle se
développe de façon inédite sous le règne de Louis XIV – le Roi Soleil - et son
corrélat, la détermination d’un bon usage du goût ou plutôt d’une légalité
d’essence palatine, c’est-à-dire essentiellement divine, du « bon goût » sont
autant d’éléments de compréhension pour formuler une réponse à la question
posée dans la seconde partie de cette recherche. Le cadre sociologique de la
problématique est le suivant : comment ce goût palatin, flamboyant, censé
irradier l’Europe entière de mille feux à la gloire d’un monarque dont la légitimité
est d’essence divine, peut-il se transformer en sens commun, en goût
« populaire », ou du moins, n’allons pas trop vite en besogne, devenir l’apanage
d’un certain « public » éclairé, tel que le conçoit l’abbé Du Bos dans ses
Réflexions,332 mais plus forcément aristocrate ?
Il
n’est
pas
certain
qu’il
soit
possible
de
répondre
de
manière
philosophique à cette question, mais il importe néanmoins de la formuler, et de
ne pas la perdre de vue lorsqu’on interroge une notion aussi hétéroclite que celle
de « goût ».
En introduction, j’avais suggéré que la valeur d’exposition dont parle
Walter Benjamin dans son célèbre essai a moins éclipsé la valeur cultuelle de
l’œuvre qu’elle ne s’y est substituée, en gardant intactes les structures
théologiques au sein desquelles l’œuvre avait trouvé sa justification par le passé.
Dans pareille substitution, c’est l’exposition même de la valeur, déterminée par le
jugement de goût, qui assume la fonction cultuelle. Cette « décadence de
C. CHANTALAT, op. cit., p. 15.
Ibid.
332
J.-B. DU BOS, op. cit., p. 279 : « Le mot “public” ne renferme ici que les personnes qui
ont acquis des lumières, soit par la lecture, soit par le commerce du monde. »
330
331
169
l’aura » n’a pas eu pour conséquence, comme l’a très bien vu Giorgio
Agamben333, une libération de l’œuvre d’art de sa « gaine cultuelle », mais plutôt
la reconstitution d’une aura nouvelle, par laquelle l’objet (d’art) se charge d’une
nouvelle valeur : la valeur marchande.
L’ouverture des salons et la parution des journaux périodiques ont joué un
rôle considérable dans les mutations de la notion de goût et la constitution de
celle de « public ». Jürgen Habermas, dans sa thèse d’habilitation intitulée
Strukturwandel der Öffentlichkeit (1962), défend l’idée que la parution de l’essai
périodique d’Addison et Steel, le Spectator, dont la publication débute en 1711,
constitue un moment charnière dans la création de l’« espace public » et,
j’ajoute, par voie de conséquence, de la sécularisation du goût.
Ces idées nouvelles ne sont pas l’apanage d’un seul auteur mais circulent.
Il est intéressant de noter que Hutcheson conclut la section six de son premier
Traité,334 consacrée à la question de la diversité des goûts, en citant très
précisément le numéro 412 du Spectator, numéro consacré aux « plaisirs de
l’imagination ».
En résumé, ce qui était un attribut consacré, propre à la monarchie de
droit divin en France, se démocratise graduellement au 18e siècle. Dans sa
préface à la traduction partielle de quelques numéros du Spectator, Alain Bony
souligne que l’extension au monde de l’art et des lettres de la « distinction
hiérarchique et [de] la structure d’autorité de la société aristocratique, ne saurait
satisfaire les aspirations d’un public en cours d’expansion […], public que l’essai
périodique est en train de constituer en lectorat ».335
Or cette démocratisation — toute relative — du goût s’accompagne d’une
marchandisation des produits culturels : « […] la question du goût, la place de la
culture dans une société commerciale, le rôle que jouent ou devraient jouer des
agents culturels comme les libraires-éditeurs ou les directeurs de théâtre,
deviennent des enjeux décisifs dans la définition nouvelle d’une culture qui n’est
pas celle des élites mais bien celle de la classe moyenne émergente. Des formes
littéraires qui avaient été ignorées ou décriées […] peuvent trouver leur place
G. AGAMBEN, Stanze, trad. Y. Hersant, Paris, Editions Payot et Rivages Poche, 1998
(rééd.), p. 83, scolie 2.
334
F. HUTCHESON, Enquête sur l’origine de nos idées […], p. 106.
335
Alain BONY, « Introduction à l’esthétique addisonienne » dans Josef ADDISON, Essais de
Critique et d’Esthétique, introduction, commentaire et notes par A. Bony, Pau, PUP,
2004, p. 25.
333
170
dans le canon national […]. L’exemple précoce de l’éloge de la ballade populaire
par Addison est symptomatique de ce changement. »336
Les mutations du goût s’opèrent toujours par exclusion et inclusion : ce
qui était reconnu comme le « grand goût » d’une époque déchoit souvent à une
époque ultérieure. Ainsi, le style gothique, particulièrement décrié, est un
exemple parmi d’autres de ce mouvement qui détermine, par la négative, ce qui
est digne d’être reconnu comme la manifestation du bon goût. Dans pareil
contexte, c’est moins l’Art et ses qualités intrinsèques que la capacité du sujet à
produire des jugements valables et reconnus comme tels. Reste à se demander
si cette alternative à la métaphysique de l’Art est en mesure d’échapper aux
apories de l’esthétique philosophique.
336
Ibid., p. 28.
171
172
PRÉSENTATION DE QUELQUES THÉORIES DU GOÛT AU 18E SIÈCLE
§ 2.1 INTRODUCTION
Au siècle des Lumières, les idées esthétiques circulent en Europe. Les
échanges culturels autour de la notion de goût entre l’Ecosse, l’Irlande, la France
ou encore l’Allemagne en constituent un aspect particulièrement significatif.
En guise d’introduction, je souhaite discuter la thèse défendue par
Fabienne Brugère dans son ouvrage intitulé L’expérience de la beauté. Essai sur
la banalisation du beau au 18e siècle :
Les philosophes du siècle des Lumières et, plus particulièrement, les
Écossais, ont inventé une expérience de la beauté qui détermine
encore très largement ce que nous appelons beauté aujourd’hui. Ils
ont libéré le beau d’idéaux et de règles qui le maintenaient dans une
recherche métaphysique largement héritée de Platon. 337
S’il est vrai que les catégories établies au cours d’un siècle particulièrement
fécond en discours esthétiques continuent, pour bonne part, à donner matière à
réflexion de nos jours — tel est assurément le postulat de départ qui justifie la
présente étude —, il me semble difficile de souscrire à l’idée défendue dans cette
citation. Comment est-ce que les philosophes du siècle des Lumières en général,
et les Écossais en particulier, pourraient avoir réussi, sur simple décret, à se
libérer de l’héritage platonicien ? Et donc, en d’autres termes, à dépasser la
métaphysique comme telle ?
On s’accorde généralement à considérer que le « moment cartésien »
marque le tournant subjectif de l’histoire de la pensée occidentale. Or, s’il est
exact que l’empirisme place le sujet sentant et ses perceptions comme base de
son épistémologie, et que cela n’est pas sans effet sur les notions esthétiques à
venir, il n’en demeure pas moins — telle est l’idée que je souhaite défendre —
que la catégorie du goût, aussi étrangère soit-elle à l’univers platonicien, rejoue
en quelque sorte la traditionnelle triade des valeurs (du beau, du bon et du
Fabienne BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e
siècle, Paris, Vrin, 2006, p. 7.
337
173
bien).
Certes,
les
rapports
entretenus
pas
ces
trois
déterminations
métaphysiques ne sont plus, comme c’est le cas chez Platon, des rapports de
stricte identité mais d’analogie. Ce nonobstant, c’est toujours à partir de ces trois
catégories que la question du jugement de goût et de sa validité, tout autant que
de celle de sa valeur, sont formulées. Ce que j’aimerais mettre en évidence, c’est
que la catégorie esthétique du goût convoque, à nouveaux frais, l’ancien kalòs
kagathós : ce qui est « bon » est forcément « beau » et donc aussi « bien ». Or,
qu’une telle métaphysique implicite ne soit pas étrangère à ce que j’ai choisi de
nommer par commodité les « esthétiques du goût », voilà ce qu’il s’agit à
présent de démontrer.
Malgré cette divergence d’interprétation majeure qui m’oppose à Fabienne
Brugère à propos de l’importance de la rupture opérée par les empiristes dans
l’histoire de la philosophie occidentale et de la possibilité effective de congédier la
métaphysique au profit d’une stricte anthropologie du beau, ce qui est encore
une manière de déterminer ontologiquement le beau et donc, par voie de
conséquence, une thèse sur l’être, l’acuité de ses analyses doit être saluée. En
effet, ses recherches sont d’une importance considérable pour la question des
transferts culturels et de l’échange des idées au siècle des Lumières. Et c’est très
précisément la question du goût qui constitue l’un des enjeux majeurs de ces
échanges. Un extrait du même ouvrage mérite d’être ici longuement cité :
Il serait alors possible d’esquisser une proximité entre Hutcheson et
Montesquieu, sur la question du goût comme faculté qui perçoit le
beau. En effet, lorsque Montesquieu, dans l’Essai sur le goût, définit la
délicatesse du goût, il prend la peine de la différencier d’une
perception ordinaire, celle des gens grossiers qui, contrairement aux
gens délicats, n’ajoutent ni ne soustraient rien à ce que la nature leur
propose […]. Le goût suppose une acquisition qui témoigne d’une
véritable recomposition de la sensibilité ; cette recomposition est aussi
raffinement car elle rend plus exquise et plus rapide tout agencement
de la sensibilité. En effet, la capacité de recevoir des idées agréable de
la beauté chez Hutcheson est bien autre chose que la simple réception
des sensations issues de la perception externe. C’est même une
puissance
de
déceler
des
compositions.
Il
existe
alors
une
recomposition de la sensibilité au sens d’un agencement de celle-ci qui
174
excède la simplicité ou la brutalité — le manque de raffinement — de
la perception ordinaire. Il n’est pas anodin de pouvoir construire ce
bref rapprochement entre Hutcheson et Montesquieu, au sujet de la
délicatesse et du raffinement. Les penseurs écossais se sont vivement
intéressés à l’Essai sur le goût, publié postérieurement à l’Inquiry en
1757, et de façon posthume au tome VII de l’Encyclopédie, mais
commencé sans doute dès 1728. Ainsi, en 1759, An Essay on Taste,
d’Alexander Gerard, texte qui s’est vu attribuer le prix de la société
d’Édimbourg pour le meilleur essai sur le goût, est publié avec trois
dissertations
sur
le
même
sujet
de
Voltaire,
d’Alembert
et
Montesquieu. On peut en conclure que les penseurs écossais, dans leur
réflexion sur le goût, mais aussi sur la beauté et les arts libéraux,
trouvaient chez les philosophes français des Lumières une proximité
avec leur propre manière de penser.338
Les auteurs exposés dans cette seconde partie proposent, chacun selon des
modalités propres, une théorie du goût. Cette dernière ne fait pas toujours
l’objet
d’un
traité
développements
en
entier
consacrés
à
mais
sous-tend,
d’autres
parfois
questions.
Il
implicitement,
ne
s’agit
pas
des
d’un
catalogue raisonné : la question du goût a été si abondamment traitée au 18e
siècle qu’en rendre compte de façon exhaustive relève de la gageure. De plus, tel
n’est assurément pas l’enjeu de ma recherche. Mais le choix ne s’est pas opéré
arbitrairement pour autant. En effet, j’ai retenu un certain nombre d’auteurs en
fonction de l’importance ontologique qu’ils ont accordé à la notion de goût. De
plus, quelques brèves indications biographiques en introduction ne me sont pas
apparues vaines, afin de pouvoir situer le contexte d’énonciation qui, dans cette
question du goût peut-être encore plus que dans toute autre question
philosophique, n’est pas indifférent.
338
F. BRUGÈRE, op. cit., p. 84-85.
175
§ 2.2 FRANCIS HUTCHESON
Le philosophe Francis Hutcheson naît en Irlande en 1694 puis sa famille
émigre en Ecosse. Il est le fils d’un pasteur presbytérien, tout comme Alexander
Gerard dont il a abondamment influencé l’Essai sur le goût (1759). Ordonné
novice en 1719 dans une petite paroisse irlandaise, il est nommé, dix ans après,
professeur de philosophie morale à l’université de Glasgow. Il meurt en 1746, à
l’âge de cinquante-quatre ans des suites d’une longue maladie.339
Dans la voie inaugurée par Shaftesbury,340 Hutcheson défend la possibilité
de formuler des jugements désintéressés en matière de beauté formelle ou de
perfection morale, dont on connaît toute la fortune critique chez Kant. Cette
affirmation du caractère possiblement désintéressé du jugement et de l’action
constitue une réponse adressée à son contemporain Mandeville, héritier de
Hobbes, lequel place le moteur de toute action humaine dans l’amour-propre et
l’intérêt égoïste.341 Pour Hutcheson et, plus généralement, pour toute la tradition
anglophone à la même époque (à l’exception notable de David Hume et
d’Edmund Burke), la question du « jugement esthétique », pour employer un
anachronisme, est intimement liée à celle du jugement pratique. Aussi, bien que
la question du goût ne soit pas posée thématiquement dans l’Inquiry into the
Original of our Ideas of Beauty and Virtue (1725), elle n’est cependant pas
étrangère aux préoccupations du philosophe écossais. En effet, bien que
Hutcheson soit principalement étudié à titre de moraliste, son apport aux
réflexions esthétiques est important et mérite d’être pris en compte, d’autant
plus que sa position sur la question du goût et les problèmes qu’elle pose est
commentée et discutée dans la seconde moitié du 18e siècle par de nombreux
penseurs. Diderot, par exemple, est en dialogue constant avec le « célèbre
A.-D. BALMÈS, « Notice biographique » à F. HUTCHESON, Enquête sur l’origine de nos
idées de la beauté et de la vertu, trad. A.-D. Balmès, Paris Vrin, 1991, p. 32-36.
340
La sphère éthique et celle que l’on n’appelle pas encore « esthétique » sont
indissociablement liées, au point de se confondre chez Shaftesbury, pour qui le lien entre
beauté formelle et beauté morale, entre le beau et le bien, est celui d’un rapport
d’identité. Je traiterai de cet auteur à la fin de la recherche pour des raisons précises qui
seront explicitées plus loin.
341
Mandeville soutient, dans la Fable des abeilles (1714), que toute action humaine est
guidée par l’intérêt égoïste.
339
176
professeur de l’université de Glasgow »342 dans ses Recherches philosophiques
sur l’origine et la nature du beau, mais aussi Gerard ou encore Kant. Aussi, la
Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu — probablement
rédigée entre la fin de 1723 et l’été 1724343 — doit être prise en considération à
titre de jalon important dans l’histoire du tournant subjectif de l’idée de beauté
et de l’autonomisation de la sphère du jugement portant sur le beau par rapport
à celle du jugement relatif au bien.
La position philosophique de Francis Hutcheson est ardue à démêler en ceci
qu’ellle tente de concilier des notions d’harmonie et d’ordre cosmique,
empruntées au « platonisme » de Shaftesbury, avec une théorie des idées
d’inspiration lockéenne. Or les présupposés ontologiques de sa réflexion sur le
goût sont d’autant plus difficiles à saisir que, si Locke est bien un empiriste sur le
plan épistémologique, sa théorie des notions esthétiques ne l’est pas. D’après
Locke, les idées esthétiques sont des réalisations complexes de l’esprit qui opère
à partir des données de l’expérience. Rappelons à ce propos un passage crucial
du second livre de l’Essai sur l’entendement humain dans lequel sont identifiées
les deux sources des idées : la sensation, et la réflexion ou « sens interne » :
Premièrement, nos sens, tournés vers les objets sensibles singuliers,
font entrer dans l’esprit maintes perceptions distinctes des choses, en
fonction des diverses voies par lesquelles ces objets les affectent. Ainsi
recevons-nous les idées de jaune, de blanc, de chaud, de froid, de
mou, de dur, d’amer, de sucré, et toutes celles que nous appelons
qualités sensibles. […] Deuxièmement, l’autre source d’où l’expérience
tire de quoi garnir l’entendement d’idées, c’est la perception interne
des opérations de l’esprit lui-même tandis qu’il s’applique aux idées
acquises. […] Cette source d’idées, chacun l’a entièrement en lui ; et
bien qu’elle ne soit pas un sens, puisqu’elle n’a pas affaire aux objets
extérieurs, elle s’en approche cependant beaucoup et le nom de “sens
interne” semble assez approprié. Mais comme j’appelle l’autre source
“sensation”, j’appellerai celle-ci “réflexion”, les idées qu’elle fournit
DIDEROT, Œuvres Esthétiques, éd. Paul Vernière, Classiques Garnier, Paris, 1994,
p. 396.
343
A.-D. BALMÈS, ibid., p. 33.
342
177
n’étant que celles que l’esprit obtient par réflexions sur ses propres
opérations internes.344
Pour Hutcheson, la beauté est une idée complexe que le sujet élabore à
partir des perceptions reçues de manière passive par les sens externes et agence
de manière active grâce à un sens interne spécifique, un « sixième sens » qui
permet de reconnaître la beauté d’ensemble d’un objet. Le beau pour Hutcheson
est une affaire de rapports : est beau ce qui peut être perçu à titre d’unité de
composition harmonieuse. Ce qui signifie qu’il ne présente aucun contenu objectif
mais qu’il se détermine formellement à partir de la perception du sujet. Cette
absence de contenu objectif n’est pas une forme de relativisme, car tout sujet
doté de ce sixième sens est nécessairement en mesure de reconnaître la beauté
lorsqu’elle se présente à lui, ou de la désirer ardemment lorsqu’elle lui fait
défaut. Ainsi, comme l’écrit le philosophe :
Les idées de beauté et d’harmonie, comme d’autres idées sensibles,
nous plaisent aussi nécessairement qu’immédiatement. Et aucune
résolution de notre part, ni aucune perspective d’un avantage ou d’un
inconvénient, ne peut changer la beauté ou la laideur d’un objet. Car,
de même que dans les sensations extérieures aucune considération
d’intérêt ne rendra un objet agréable, ni aucune considération de
dommage, distinct d’une peine immédiate dans la perception ne le
rendra désagréable aux sens, de même, que l’on nous propose le
monde entier en récompense, ou que l’on nous menace des plus
grands maux pour nous faire approuver un objet laid, ou désavouer un
autre qui est beau, par la récompense ou les menaces, on obtiendra
peut-être que nous dissimulions, ou que nous nous abstenions en
apparence de poursuivre le beau pour sembler chercher le laid, mais
les sentiments et les perceptions que nous avons des formes resteront
invariablement les mêmes.345
Cet extrait ne peut manquer de nous faire penser au premier argument de la
seconde caractéristique du jugement de goût selon Kant :
John LOCKE, Essai sur l’entendement humain, Livre II, traduit par J.-M. Vienne, Paris,
Vrin, 2001, § 3-4, p. 164-165.
345
F. HUTCHESON, op. cit., p. 58. Je souligne.
344
178
Lorsque quelqu’un ne trouve pas beau un édifice, un paysage ou un
poème, cent avis qui au contraire les apprécient ne lui imposeront pas
intérieurement un assentiment. Bien entendu, il peut faire comme si la
chose lui plaisait afin de ne pas passer pour manquer de goût ; il peut
même commencer à douter d’avoir assez formé son goût par la
connaissance d’un nombre suffisant d’objets d’un certain type […]. Il
lui apparaîtra néanmoins très clairement que l’assentiment d’autrui ne
fournit pas le moindre argument probant lorsqu’il s’agit de juger de la
beauté […].346
Le legs de Hutcheson est encore plus explicite avant le tournant
transcendantal de la philosophie kantienne. En effet, dans ce que celui-ci nomme
son « grand et pathétique tableau de la nature humaine »,347 c’est-à-dire les
Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), il est fait mention
d’une harmonie cachée dans laquelle « l’unité brille au sein de la variété et qui
manifeste la beauté et la dignité de la nature morale ».348 Or cette « unité au
sein de la variété » est une reprise terme à terme de la définition hutchesonienne
du beau :
Et quoique certains pays ne suivent pas les proportions grecques ou
romaines, il y a pourtant, même chez eux, une proportion, une
uniformité
et
une
ressemblance
à
respecter
entre
les
parties
correspondantes, et toute déviation, serait-ce dans une seule partie,
par rapport à cette proportion observée dans le reste de l’édifice,
choque l’œil et détruit, ou au moins diminue, la beauté du tout. On
peut donc observer la même chose dans tous les autres ouvrages de
l’art, même dans les ustensiles les plus humbles. Car on s’apercevra
que la beauté de chacun d’eux a toujours le même fondement, à savoir
l’uniformité au sein de la variété, sans laquelle ils paraissent mesquins,
irréguliers et difformes.349
Si Hume est invoqué par Kant comme le « Copernic » de la première
Critique, on pourrait considérer que Hutcheson est celui de la troisième, en ceci
E. KANT, Critique de la faculté de juger, « Analytique du sublime », § 33, p. 232. Je
souligne.
347
E. KANT, Observations, p. 36, section 2.
348
Ibid., p. 37. Je souligne.
349
F. HUTCHESON, op. cit., Premier Traité, section 3, VII, p. 76. Je souligne.
346
179
qu’il lègue à Kant non seulement l’idée d’un jugement désintéressé mais aussi
l’épineuse question d’une possible conciliation entre la diversité empirique des
goûts et la nécessaire portée universelle du jugement.
Après avoir défini, à la suite de Locke, les sensations comme des « idées
qui sont suscitées dans l’esprit par la présence des objets extérieurs, ainsi que
l’action exercée par ces derniers sur nos corps »,350 Hutcheson remarque :
Il ne nous sera peut-être pas aussi facile de rendre compte de la
diversité des goûts concernant les idées plus complexes d’objets (et il
y en a beaucoup), dans lesquelles nous découvrons un grand nombre
d’idées provenant simultanément de différents sens, comme c’est le
cas de certaines perceptions de ce que Mr. Locke appelle qualités
premières et qualités secondes, par exemple dans les différents goûts
[fancies] relatifs à l’architecture et au jardinage.351
Selon Hutcheson, la diversité des goûts s’explique par la diversité des sensations.
Tout le moteur de l’Enquête est la recherche d’un sens spécifique, c’est-à-dire
une faculté de sensation, qui soit à l’origine de nos idées de la beauté et de la
vertu. Dans pareille entreprise, le goût, au sens physiologique et métaphorique
du
terme,
est
souvent
convoqué
à
titre
d’exemple
dans
les
divers
développements proposés par le philosophe en vue d’établir la spécificité de nos
jugements portant sur la beauté des formes et sur celle des actions. Le
traitement original de cette question s’ancre donc dans une perspective plus
large qui entend questionner le jugement, en tant qu’il est, à chaque fois, un
jugement de valeur.
Hutcheson définit la beauté par l’effet qu’elle produit chez le sujet et non
comme une qualité objective, et sur ce point il prend radicalement ses distances
avec son grand maître Shaftesbury352 :
Le mot beauté est pris pour l’idée qu’elle suscite en nous, et le sens de
la beauté pour notre faculté de recevoir cette idée. De même, le terme
Ibid., Premier Traité, « De la beauté, de l’ordre, de l’harmonie et du dessein [design],
section I, p. 51.
351
Ibid., Premier Traité, section 1, VII, p. 54.
352
Rappelons que l’intitulé complet de la première édition de son ouvrage est :
« Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu en deux traités, dans
laquelle les principes du défunt Comte de Shaftesbury sont expliqués et défendus contre
l’auteur de la Fable des abeilles ». De plus, dans sa préface à sa Recherche, p. 45,
Hutcheson ajoute : « Il est très inutile de recommander au monde les écrits de Lord
Shaftesbury. Ceux-ci seront estimés tant qu’il restera du bon sens parmi les hommes. »
350
180
d’harmonie désigne les idées agréables que suscite en nous la
composition des sons, et celui d’oreille musicale (comme on l’entend
en général), la faculté de percevoir ce plaisir.353
Ce qui est en jeu est la détermination d’un sens esthétique spécifique, le sens
musical en l’occurrence dans cet extrait, qui me permette de goûter aux plaisirs
de la musique, et qui se distingue essentiellement de la simple faculté d’entendre
et de percevoir des sons :
L’expérience démontre que la plupart
des hommes ont, selon
l’acception courante, les sens de la vue et de l’ouïe assez parfaits. Ils
perçoivent séparément toutes leurs idées simples, et ressentent leurs
plaisirs ; ils les distinguent les unes des autres, tout comme ils
distinguent
une
couleur
d’une
autre,
que
ces
couleurs
soient
complètement différentes l’une de l’autre ou qu’elles soient des
nuances de la même couleur, l’une plus foncée et l’autre plus claire
[…]. Ils peuvent également, pour la plupart, dire en écoutant des notes
séparées, laquelle est la plus haute, et laquelle est la plus basse, la
plus aigüe ou la plus grave ; ils peuvent discerner la longueur, la
largeur et l’étendue d’une ligne, d’une surface et d’un angle et être
aussi capables que n’importe qui de voir et d’entendre de loin. Et
pourtant, peut-être n’éprouveront-ils aucun plaisir aux compositions
musicales, à la peinture, à l’architecture, aux paysages naturels, ou un
plaisir bien faible seulement, en comparaison de celui que d’autres
retirent des mêmes objets. Cette plus grande capacité de recevoir ces
idées agréables, est ce que nous appelons communément naturel ou
goût raffiné [fine genius or taste].354
Réfléchir philosophiquement à la question du goût implique de trouver une
solution au problème suivant : comment concilier la diversité apparente des
goûts et la nécessaire universalité du goût, en tant qu’il est un jugement, et non
pas l’expression d’une appréciation idiosyncrasique ? Cette difficulté reçoit une
solution originale chez Hutcheson via Locke355 : la diversité des goûts s’explique
par le jeu, parfois erroné, de l’association des idées. Si la perception d’une idée
353
354
355
F. HUTCHESON, op. cit., Premier Traité, section 1, IX, p. 55.
Premier Traité, section 1, X, p. 55-56. Je souligne.
C.f. J. LOCKE, Essai sur l’entendement humain, Livre III, chap. XXXIII, § 5-7.
181
simple n’est pas sujette à erreur, il n’en va pas de même pour les idées
complexes :
L’association des idées […] est l’une des grandes causes de la diversité
apparente des goûts quant au sens de la beauté, aussi bien qu’à
l’égard des sens externes ; elle fait souvent éprouver aux hommes de
l’aversion envers des objets qui ont de la beauté, et de l’attirance
envers des objets qui en sont dépourvus, mais sous d’autres
conceptions que celles de la beauté et de la laideur.356
Ce qui explique qu’en dépit du caractère universel du sens de la beauté, le
contenu ce qui est jugé beau puisse varier. En effet, l’idée que nous nous faisons
de tel ou tel objet n’est, par définition, jamais complètement neutre, car elle
s’accompagne toujours de souvenirs de sensations passées, c’est-à-dire d’idées
étrangères à la perception présente, qui associent à l’objet un sentiment de
plaisir ou de peine en fonction de la teneur de l’expérience passée :
On sait à quel point la campagne très sauvage peut être agréable à qui
y a passé les beaux jours de sa jeunesse, et combien le plus bel
endroit pourra paraître désagréable s’il a été le théâtre de ses
souffrances. Et ceci peut nous aider, en mainte occasion, à rendre
raison de la diversité des goûts sans contredire l’uniformité de notre
sens interne de la beauté.357
Ce que Hutcheson, à la suite de Locke, nomme « sens interne » est ce qui
permet de percevoir les rapports d’harmonie et de beauté à partir des données
procurées par les sens externes, c’est-à-dire les cinq sens dans leur acception
strictement physiologique.
La position de Hutcheson est très originale, car, contrairement à une idée
largement partagée par ses contemporains, ni l’habitude ni l’éducation ne sont à
même de pervertir ni de perfectionner le goût :
L’habitude ne peut jamais nous donner l’idée d’un sens différent de
ceux que nous avions auparavant : elle ne fera jamais qu’un aveugle
approuve les objets pour leurs couleurs, ou que ceux qui n’ont pas de
356
357
F. HUTCHESON, op. cit., Premier Traité, section six, XI, p. 104.
Ibid., p. 106.
182
goût approuvent les mets comme délicieux, même s’ils peuvent les
approuver pour leur vertu fortifiante ou émoustillante.358
On retrouve ici le point de départ empiriste de la théorie de Hutcheson : s’il y a
un défaut d’organe, le sens interne ne peut se substituer aux sens externes.
Mais, paradoxalement, le sens de la beauté est posé comme un a priori qui
précède à la fois l’habitude, l’éducation et l’exemple, c’est-à-dire l’expérience au
sens large du terme359 :
Aucune
éducation
ne
pourra
faire
qu’un
homme
naturellement
dépourvu de ce sens reçoive les idées du goût, ou soit favorablement
prévenu à l’égard d’un mets pour sa saveur. Et si nous n’avions aucun
sens naturel de la beauté et de l’harmonie, nous ne pourrions jamais
être favorablement prévenus à l’égard des objets ou de sons beaux et
harmonieux.360
Par contre, une constante est observable dans la réflexion sur le goût : elle
réside dans une forme de « moralisation » des plaisirs. Autrement dit, pour que
le goût soit admis au rang de catégorie esthétique, il faut que les « bons »
plaisirs qu’il procure soient compatibles avec le « bien » au sens moral du
terme :
Pourrions-nous
suffisamment
imaginer
heureux
une
si
créature
son
esprit
rationnelle
était,
dans
sans
un
état
interruption,
entièrement occupé par d’agréables sensations de l’odorat, du goût, du
toucher, etc. et qu’en même temps tout autre idée en fût exclue ? […]
Combien insipides et sans joie sont les réflexions sur les plaisirs
passés ! Et combien le retour de ces sensations passagères est une
pauvre récompense pour les écœurantes satiétés et les langueurs qui
remplissent les intervalles ! […] Joignons même aux plaisirs des sens
externes les perceptions de la beauté, de l’ordre et de l’harmonie. Ce
sont là sans doute des plaisirs plus nobles et qui paraissent élever
l’esprit, et pourtant, combien froids et sans joie sont-ils lorsqu’ils ne
358
359
360
Ibid., Premier Traité, section 7, I, p. 108.
Ibid., p. 107.
Ibid., p. 109-110.
183
sont pas accompagnés des plaisirs moraux de l’amitié, de l’amour, et
de la bienfaisance !361
Aussi, le vrai charme de la beauté est inséparable de sa valeur morale :
Il est encore une considération qu’il ne faut pas négliger et qui
concerne la beauté extérieure des personnes, dont tout le monde
convient qu’elle a un grand pouvoir sur l’esprit humain. Or ce qui
donne ce charme plus puissant que toutes les autres espèces de
beauté, c’est la moralité qu’on pense y être jointe, l’imagination
naturelle ou imaginée d’une vertu concomitante. Examinons les
caractères de la beauté que l’on admire communément dans les traits
du visage, et l’on verra que c’est la douceur, la clémence, la majesté,
la dignité, la vivacité, l’humilité, la tendresse, et le bon naturel ; c’està-dire que certains airs, certaines proportions et un certain je ne sais
quoi [en français dans le texte] sont les indications naturelles de ces
vertus, ou des capacités ou dispositions qu’on y a.362
On retrouve dans cet extrait le fameux « je ne sais quoi », ce charme indicible,
ce supplément d’âme indéfinissable qui anime toute vraie forme de beauté, voire
qui transfigure une laideur apparente. À ce propos, que l’on pense seulement à la
laideur proverbiale de Socrate et à son succès irrésistible auprès des jeunes
Athéniens, que semble ici rappeler Hutcheson :
L’amour lui-même, aux yeux de la personne aimée, donne une beauté
à l’amant dont aucun autre mortel n’est affecté. C’est peut-être là le
charme le plus fort qui soit, et celui qui aura le plus grand pouvoir, là
où l’intérêt mondain, le vice, ou quelque difformité grossière ne
constituent pas un contrepoids trop important.363
Avec Hutcheson, s’amorce une progressive autonomisation de la sphère du
jugement moral par rapport au jugement portant sur le beau. Ceci semble
indiquer la fin inéluctable de l’ancien kalòs kagathós. Cependant, quelque chose
subsiste néanmoins de cette antique conception. Ainsi, c’est encore le caractère
moral d’une chose qui en fait un objet possible de plaisir esthétique :
361
362
363
Ibid., Deuxième Traité, section six, I, p. 222.
Ibid., p. 226. Je souligne.
Ibid., p. 228.
184
Comme
on
le
constate,
cette
puissante
détermination
à
une
bienveillance, même limitée, et à d’autres sentiments moraux, donne à
nos esprits une grande inclination à la bonté, à la tendresse, à
l’humanité, à la générosité universelles, et au mépris du bien privé
dans toute notre conduite, sans compter l’amélioration évidente que
cela occasionne dans notre comportement extérieur et dans notre
penchant pour la beauté, l’ordre, et l’harmonie. Dès qu’un cœur, qui
était auparavant dur et inflexible, est adouci par cette flamme, on y
observe de l’amour pour la poésie, la musique et les beautés de la
nature dans les scènes de campagne, un mépris des autres plaisirs
égoïstes des sens externes, une façon de se vêtir simple et ordonnée,
un comportement plus humain, ainsi que joie et émulation dans tout
ce qui est galant, généreux et amical.364
Cela signifie aussi que l’invention de ce sens spécifique permet de ménager,
dans une perspective mâtinée d’empirisme, une dimension plus spirituelle que
celle proposée par les cinq sens par lesquels nous sommes matériellement en
rapport avec le monde environnant. L’être humain peut agir de façon
désintéressée lorsqu’il est orienté par ce sens qui n’est pas subordonné aux
affections corporelles, ou aliéné par des besoins physiologiques. Une fois de plus,
la perception de la beauté, qu’elle soit morale ou plastique, rend libre et permet
de goûter à un plaisir pur, non motivé par un désir de possession et donc
réitérable à l’envi en tant qu’il n’est pas borné par une quelconque effectivité
d’ordre matériel. Ce dont il est question est donc bien, en termes classiques,
d’une recherche proprement métaphysique de la différence spécifique entre l’être
humain et l’animal :
Nous imaginons généralement que les bêtes brutes, en ce qui concerne
les sens externes, sont douées des mêmes facultés perceptives que
nous, et que celles-ci ont même parfois, chez ces bêtes, une plus
grande acuité ; mais il en est peu, ou même point, dont nous pensions
qu’elles sont pourvues de l’une ou l’autre des facultés perceptives plus
sublimes que nous avons appelées sens internes, ou du moins, si
F. HUTCHESON, Enquête sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, Deuxième
Traité, section six, V, p. 229-230. Je souligne.
364
185
quelques-unes d’entre elles les possèdent, c’est à un degré bien
inférieur au nôtre.365
Le sens du goût est posé a priori et ne peut donc pas faire l’objet d’un
perfectionnement quel qu’il soit. Si bien que
« l’éducation, lorsqu’elle est bien
dirigée, n’a qu’un pouvoir d’intensification du plaisir ».366 Mais même s’il n’y a
pas de « pédagogie du goût » chez Hutcheson, les plaisirs du goût n’en sont pas
moins vecteurs de civilisation pour autant : ils procurent des joies non égoïstes,
désintéressées, contrairement aux plaisirs immédiats procurés par les sens
externes.
§ 2.3 DAVID HUME : LA QUESTION DE LA NORME
La carrière de David Hume (1711-1776), fils d’une famille désargentée de
la petite noblesse écossaise, est à l’exact opposé des succès académiques qui ont
jalonné celle du Pr. Hutcheson, avec lequel il entre en contact en 1739. Le Traité
de la nature humaine, rédigé lors du séjour de Hume à la Flèche entre 1735 et
1737 (publié en 1739 sans nom d’auteur) est un désastre éditorial. Ses
tentatives pour briguer un poste à l’université de Glasgow en 1744 et en 1751 se
soldent par deux échecs consécutifs. Pour subvenir à ses besoin, le philosophe
devient le secrétaire particulier du général Saint-Clair et l’accompagne dans
toute l’Europe : Cologne, Francfort, Vienne, Turin ou encore Mantoue entre 1746
et 1749. En 1759, Adam Smith obtient, du premier coup, la chaire de philosophie
morale que son infortuné ami a tenté, en vain, d’obtenir. Entre 1763 et 1766,
Hume devient secrétaire d’ambassade à Paris. Il fréquente les « Salons »
parisiens.
Ses
amis
s’appellent
Helvétius,
d’Holbach,
d’Alembert,
Buffon,
Marmontel ou encore Diderot.367 Cette grande liberté de mouvement et l’absence
de toute inscription dans un cadre académique constituent indubitablement
Ibid., Premier Traité, section 1, XI, p. 56.
F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle,
p. 86.
367
Toutes ces informations sont extraites de la chronologie proposée par Jean-Pierre
Cléro dans David HUME, Dissertation sur les passions. Traité de la nature humaine, Livre
2, introduction, traduction, bibliographie et chronologie par J.-P. Cléro, Paris, GF
Flammarion, 1991, p. 345-347.
365
366
186
autant d’éléments de compréhension de la formidable audace avec laquelle le
philosophe mène sa réflexion sur le goût.
De tous les représentants du « Scottish Enlightenment », pour autant
qu’on puisse reconnaître l’existence d’une véritable unité de pensée dans
l’« école écossaise »,368 Hume est sans conteste celui qui prend le plus
explicitement
ses
distances
avec
la
métaphysique
du
beau
d’inspiration
platonicienne. Cette première autonomisation de la sphère esthétique, qui
préfigure le geste critique de Kant, a pour conséquence de rompre avec la
dimension théologique du jugement esthétique. Renée Bouveresse remarque
qu’« au 18e siècle, il existe un courant sensualiste, essentiellement français, et
pour lequel la sensation ne renvoie à rien au-delà d’elle-même, mais est
susceptible d’une explication toute matérielle. Au contraire, l’esthétique anglaise,
peut-être sous l’influence de Shaftesbury, lie les sensations à une signification
spirituelle et religieuse. […] Il est piquant et paradoxal de constater à quel point
David Hume se rapproche ici des théoriciens français et non des anglais. »369 Et
cela particulièrement pour la question qui nous occupe, comme l’écrit encore la
traductrice des Essais esthétique : « Hume définit le goût mental par rapport au
goût physique, qui est premier. L’analogie et le rapport de ces deux sortes de
goûts lui semblent évidents, ainsi qu’à l’auteur de l’article « Goût » dans
l’Encyclopédie. »370 Et comme le souligne également Laurent Jaffro, « avec
Hume, la critique du théisme expérimental libère l’entreprise esthétique du
monopole de l’onto-théologie ».371
Hume pense le beau à titre d’émotion subjective, essentiellement
humaine, compréhensible dans le cadre d’une théorie des passions ne laissant
aucune place à un quelconque soubassement théologique. Cela dit, une fois de
plus, la structure qui accorde à l’art le pouvoir de faire signe vers une forme de
transcendance,
fût-elle
immanente,
demeure
inchangée.
Par
l’expression
« transcendance immanente », je désigne le fait d’avoir à l’intérieur de soi un
L’état de cette question est exposé par F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai
sur la banalisation du beau au 18e siècle, p. 26-27.
369
Renée BOUVERESSE, « Introduction » à David HUME, Essais esthétiques, présentation,
traduction, chronologie, bibliographie et notes par R. Bouveresse, Paris, GF Flammarion,
2000, p. 38.
370
Ibid., p. 16.
371
Laurent JAFFRO, « Transformation du concept d’imitation de Francis Hutcheson à Adam
Smith » dans L’esthétique naît-elle au 18e siècle ?, coord. S. Trottein, Paris, PUF, 2000,
p. 31. Cette affirmation renvoie au commentaire dans cet article des Dialogues sur la
religion naturelle de David HUME, trad. M. Malherbe, Paris, Vrin, 2e éd. revue, 1997.
368
187
principe moteur qui engendre un dépassement de ses limites ordinaires propres
mais qui ne provient pas d’une cause extérieure. Renée Bouveresse explique très
bien la persistance de cette transcendance sans Dieu : « L’esthétique est si
importante, pour Hume, que l’on songe au mot de Dostoïevski : “La beauté
sauvera le monde.” La philosophie de Hume, antithéologique, coupe l’art de tout
rapport possible avec la religion ; en même temps, cette vision de l’art retient
certains aspects de la théologie même qu’elle refuse. Même si la “rédemption”
apportée part l’art ne concerne que la vie “humaine”, cette rédemption nécessite
une sorte de détachement par rapport à cette vie, sous l’effet d’une véritable
conversion. C’est ce que montre le passage du rôle prépondérant joué par la
“délicatesse de passion” à celui de la “délicatesse de goût” chez certains
individus. »372 Plus loin encore, elle ajoute : « Érigeant la science de l’homme à
la place qui fut celle de la théologie, Hume ne voit plus dans les livres des
specula gloriae Dei, mais seulement “de la littérature”, au sens où les textes
renvoient seulement aux pensées de leurs auteurs. Pourtant, de la théologie
Hume garde l’idée du miroir. Les livres sont des specula naturae humanae ; les
sentiments et les passions s’y “reflètent”, et s’y peignent directement. »373
La question des passions est intimement liée celle du goût. En effet, dans
le Traité de la Nature humaine, Hume dit au sujet de deux passions majeures,
l’orgueil et l’humilité, qu’elles sont indéfinissables et étend son constat à toutes
les passions humaines :
Comme les passions de l’ORGUEIL et de l’HUMILITE sont des
impressions simples et uniformes, nous ne pourrons jamais en donner
une juste définition, même en recourant à une multitude de mots ; il
en est ainsi de toutes les passions.374
Or, si les passions, en tant que telles, sont indéfinissables, elles peuvent,
par contre, être discernées par le goût :
Si l’on considère que la beauté n’est pas plus définissable que l’esprit,
mais n’est discernée que par un goût ou une sensation, on peut en
conclure que la beauté n’est rien d’autre qu’une forme qui produit du
R. BOUVERESSE, « introduction » à D. HUME, op. cit., p. 40. Je souligne.
Ibid., p. 41.
374
HUME, « Traité de la nature humaine, Livre 2 » (1739) dans Dissertation sur les
passions. Traité de la nature humaine, Livre 2, introduction, traduction, bibliographie et
chronologie par Jean-Pierre Cléro, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 111.
372
373
188
plaisir, comme la difformité est une structure qui apporte de la
souffrance.375
Hume considère que la beauté, tout comme la laideur, appartiennent à
l’ordre des passions humaines et en constituent, avec le sentiment de plaisir et
de déplaisir, le moteur :
Pour ce qui est de toutes les autres perfections corporelles, on peut
noter, de façon générale, que tout ce qui, en nous-mêmes, est utile,
beau ou surprenant, est objet d’orgueil ; tout ce qui leur est contraire
est objet d’humilité. Or il est clair que toutes les choses utiles, belles,
ou surprenantes s’accordent en ce qu’elles produisent un plaisir séparé
et ne s’accordent sur rien d’autre. Le plaisir constitue donc, avec la
relation au moi, la cause de la passion (d’orgueil). On peut toujours se
demander si la beauté n’est pas quelque chose de réel, distinct du
pouvoir de produire du plaisir ; toutefois on ne saurait contester que la
surprise, qui ne diffère en rien d’un plaisir résultant de la nouveauté,
est non pas à proprement parler une qualité inhérente à un objet mais
une simple passion ou une impression de notre âme.376
Il en va, sur ce point, du beau comme du bien. C’est ce que confirme
explicitement, dix-huit ans plus tard, la Dissertation sur les passions dans
laquelle il est clairement affirmé que le bien n’est pas une qualité objective mais
le fruit de rapports, de relations :
Quelques objets, par la structure originale de nos organes, produisent
immédiatement une sensation agréable et sont, pour cette raison,
dénommés des « BIENS » ; tandis que d’autres, à cause de leur
sensation
immédiatement
désagréable,
reçoivent
l’appellation
de
« MAUX ». Ainsi la chaleur modérée est-elle agréable et bonne, la
chaleur excessive, pénible et mauvaise. […] Le châtiment d’un
adversaire, qui satisfait notre désir de revanche, est un bien ; la
maladie d’un ami, parce qu’elle porte atteinte à notre amitié, est un
mal.377
375
376
377
Ibid., p. 136. Je souligne.
Ibid., p. 138.
D. HUME, « Dissertation sur les passions » dans op. cit., p. 63.
189
Que ce soient des affections physiques qui nous touchent directement, comme la
chaleur, ou qui affectent autrui, comme un châtiment ou une maladie, la valeur
de toute expérience est tributaire de l’effet que celle-ci produit en nous. En 1739,
Hume définit déjà la beauté et la laideur en fonction de l’effet qu’elles produisent
en nous, c’est-à-dire un sentiment de plaisir ou de déplaisir, et non en tant que
qualités inhérentes aux objets :
Si nous considérons toutes les hypothèses qui ont été conçues par la
philosophie ou la raison commune pour expliquer la différence entre la
beauté et la laideur, nous découvrirons qu’elles se réduisent toutes à
poser que la beauté est un ordre ou une construction de parties
ajustées pour procurer du plaisir ou de la satisfaction à l’âme, soit par
constitution primitive de notre nature, soit par habitude, soit par
caprice. Voilà le caractère distinctif de la beauté ; il fait toute la
différence entre elle et la laideur, qui tend naturellement à produire un
malaise. Le plaisir et la douleur ne se bornent donc pas à accompagner
nécessairement la beauté et la laideur ; ils en constituent l’essence
même.378
Ainsi, si le plaisir et le déplaisir constituent l’essence même de la beauté et de la
laideur, c’est le sujet sentant, et lui seul, qui juge de ce qui est « beau » ou
« laid », sans recours à une forme de beauté transcendante ou absolue.
Le tour de force de Hume, représentant majeur de l’empirisme classique,
réside à trouver une solution qui puisse concilier à la fois la diversité des goûts —
observable non seulement par le sens commun, mais aussi par la philosophie —
et la nécessité de trouver un fondement qui confère au goût son statut de
jugement :
Il est évident qu’aucune des règles de la composition n’est fixée par
des raisonnements a priori, ni ne peut être considérée comme une
conclusion
abstraite
que
tirerait
l’entendement
à
partir
de
la
comparaison de ces habitudes et de ces relations d’idées qui sont
éternelles et immuables. Le fondement de ces règles est le même que
celui de toutes les sciences pratiques : l’expérience ; et elles ne sont
378
D. HUME, « Traité de la nature humaine », Livre 2, op. cit., p. 136. Je souligne.
190
pas autre chose que des observations générales concernant ce qui a
plu universellement dans tous les pays et à toutes les époques.379
Tout l’enjeu de ce premier essai de « méthodologie empiriste du goût »380
consiste à trouver une norme capable de dépasser non seulement les apories du
dogmatisme rationaliste en esthétique mais aussi celles du scepticisme. Et cela,
comme c’est le cas également chez Diderot, sans exclure pour autant la raison
de l’exercice du goût :
La raison, si elle ne constitue pas une partie essentielle du goût, est du
moins requise dans les opérations de cette dernière faculté.381
Fidèle à la méthode empirique, Hume observe que tout ne se vaut pas et qu’il est
aussi absurde de placer Ogilby ou Bunyan sur le même plan que Milton ou
Addison que de soutenir qu’une taupinière est aussi haute que la montagne de
Ténériffe.382 Et Hume de conclure ce propos en disant :
Le principe de l’égalité naturelle des goûts est alors totalement oublié
et, tandis que nous l’admettons dans certaines occasions, où les objets
semblent approcher de l’égalité, cela paraît être un extravagant
paradoxe, ou plutôt une absurdité tangible, là où les objets aussi
disproportionnés sont comparés ensemble.383
Il doit bien exister, dès lors, des principes universels du goût384 qui soient
déductibles de l’expérience. Mais la norme du goût n’est pas unique mais
multiple. Le philosophe écossais en distingue deux sources essentielles. Existent,
d’une part, les règles de l’art, que l’artiste ou l’écrivain établit soit par son génie
propre, soit par observation,385 sans que Hume ne précise toutefois la teneur de
ces règles ni comment le génie les établit. Dès lors, la norme du goût n’est pas
assimilable stricto sensu aux règles de l’art. Cependant, sur ce point Hume reste
fidèle, dans une certaine mesure, à une théorie classique du beau. En effet, le
génie n’est pas dispensé de suivre les règles de l’art. Si une œuvre plaît sans se
379
380
381
382
383
384
385
D. HUME, De la norme du goût, p. 128. Je souligne.
R. Bouveresse, note 1 à ibid., p. 190.
D. HUME, ibid., p. 139.
Ibid., p. 127-128.
Ibid., p. 128.
Ibid., p. 140.
Ibid., p. 128.
191
conformer à ces règles, elle plaît en dépit de cette transgression et non pas à
cause de celle-ci :
Si des écrivains négligents ou irréguliers ont plu, ils n’ont pas plu par
leurs transgressions de la règle ou de l’ordre mais en dépit de ces
transgressions — ils ont possédé d’autres beautés qui étaient
compatibles avec une juste critique, et la force de ces beautés a été
capable de dominer la critique, et de donner à l’esprit une satisfaction
supérieure au dégoût provenant des imperfections.386
D’autre part, à titre de source de la norme du goût, Hume reconnaît le jugement
des experts387 et cela même si, de fait, les juges compétents sont d’une extrême
rareté. Cette rareté avérée de juges véritablement compétents s’explique par les
exigences extrêmes requises pour bien juger en matière d’art. Ces exigences
requièrent des dispositions naturelles favorables (un sens fort uni à un sentiment
délicat), une pratique (sur ce point, il est difficile de savoir ce que Hume entend
exactement par ce terme, est-ce une pratique artistique, comme c’est le cas du
virtuoso shaftesburien ou la fréquentation assidue des œuvres ?), mais aussi une
activité intellective qui procède par comparaison pour affiner le jugement, et qui
possède également une dimension autoréflexive, en ceci qu’elle remet en cause
ses propres convictions afin de se délester de tout préjugé :
Le commun des hommes porte un jugement sous l’influence de
certaines imperfections ou d’autres encore. De là vient qu’on observe
qu’un juge véritable en matière de beaux arts est un caractère si rare,
même durant les époques les plus policées : un sens fort, uni à un
sentiment délicat, amélioré par la pratique, rendu parfait par la
comparaison, et clarifié de tout préjugé. Peut seul conférer à un
critique ce caractère estimable. Et les verdicts réunis de tels hommes,
où qu’on puisse les trouver, constituent la véritable norme du goût et
de la beauté.388
À l’objection qui refuse de légitimer cette seconde norme du goût en raison de sa
rareté
effective,
Hume
rétorque
qu’il
suffit
d’admettre
le
sentiment,
universellement partagé, que certains sont meilleurs juges que d’autres, mais
386
387
388
Ibid., p. 128-129. Je souligne.
Ibid., p. 140.
Ibid., p. 140-141. Je souligne.
192
aussi que toutes les œuvres ne se valent pas (contrairement à l’argument
sceptique qui place l’inclination naturelle comme seul critère du goût, niant ainsi
la possibilité même d’un consensus quel qu’il soit) :
Cependant, à considérer le problème avec justice, ce sont là des
questions [i.e. « Où trouver de tels critiques ? À quels signes les
reconnaître ? »] de fait et non de sentiment. Savoir si quelque
personne particulière est douée de bon sens, et d’une imagination
délicate,
libre
de
préjugé,
cela
peut
souvent
être
l’objet
de
controverses et être susceptible de grandes discussions et enquêtes ;
mais tous les hommes tomberont d’accord sur la valeur et le mérite
d’un tel caractère. […] Ils doivent reconnaître qu’il existe quelque part
une norme authentique et décisive pour ce qui est de l’existence réelle
et des questions de fait, et ils doivent avoir de l’indulgence pour les
hommes qui diffèrent d’eux dans leur manière d’en appeler à cette
norme. Il suffit pour notre propos, que nous ayons prouvé que le goût
de tous les individus n’est pas également valable, et qu’il existe
certains hommes en général, dont on reconnaîtra, selon un sentiment
universel, qu’ils doivent être préférés aux autres sur ce point, quelle
que puisse être la difficulté de les choisir en particulier.389
Jusqu’à présent, j’ai beaucoup insisté sur la rupture opérée par Hume par
rapport à ses contemporains en général et à Baumgarten en particulier. Mais il
convient aussi de mettre en évidence trois points fondamentaux sur lesquels ces
deux auteurs s’accordent.
Premièrement, si l’une des sources de la norme du goût réside dans les
règles de l’art que l’artiste ou l’écrivain infèrent de leur pratique ou formulent en
vertu d’un génie qui leur est propre, cela implique — comme c’est le cas chez
Baumgarten mais aussi chez Shaftesbury — que la théorie de l’art de Hume ne
se déploie pas uniquement à partir du sujet sentant comme il est coutume de le
dire. Il s’agit bien d’une théorie du goût, mais qui ne peut être considérée
unilatéralement comme une esthétique de la réception. S’il est vrai que Hume ne
développe pas ce point, il introduit toutefois cette notion au début de son essai,
et l’originalité de cette thèse mérite d’être soulignée.
389
Ibid., p. 141. Je souligne.
193
Deuxièmement, il s’agit de souligner la valeur que l’art revêt par rapport
aux sciences. Nous avons vu que Baumgarten considère que l’esthétique est
appelée à combler les lacunes de la logique classique, en tant que science, et
qu’elle est un analogue de la raison, en tant qu’art de penser bellement. Hume, à
sa façon, va encore plus loin que Baumgarten dans la réhabilitation ontologique
des arts. En effet, il considère que les mérites de la poésie et des arts, une fois
reconnus, ne s’étiolent pas avec le temps mais demeurent de toute éternité. Et
ceci contrairement à ce qui se passe dans les sciences, les systèmes
philosophiques ou encore les dogmes religieux :
Bien que, du point de vue spéculatif, nous puissions volontiers déclarer
qu’il existe un critère certain en science, tandis que nous en nions
l’existence pour ce qui est du sentiment, la pratique démontre
cependant que la chose est bien plus difficile à rendre certaine dans le
premier cas que dans le deuxième. Des théories de philosophie
abstraite, des systèmes de profonde théologie, ont pu prévaloir durant
une époque ; dans une période suivante, ils ont été universellement
discrédités : leur absurdité a été détectée, d’autres théories et d’autres
systèmes ont pris leur place, qui ont dû la céder à nouveau à leurs
successeurs. […] Le cas est tout différent en ce qui concerne les
beautés de l’éloquence et de la poésie. De justes expressions de la
passion et de la nature sont assurées de gagner l’assentiment public,
au bout d’un peu de temps, et de le conserver pour toujours. Aristote
et Platon, Épicure et Descartes peuvent céder leur prédominance
successivement les uns aux autres ; mais Térence et Virgile gardent un
empire universel et sans conteste sur l’esprit des hommes.390
Les œuvres géniales, dès lors qu’elles ont touché une fois le sentiment, sont
éternelles. L’admiration que nous en concevons à une époque donnée ne passe
pas, elle gagne, au contraire, en sincérité et en intensité :
Pour un vrai génie, plus ses œuvres durent, et plus largement sontelles répandues, plus sincère est l’admiration qu’il rencontre. L’envie et
la jalousie ont trop de place dans un cercle étroit, et même une
connaissance
intime
de
la
personne
peut
diminuer
les
applaudissements dus à ses exploits ; mais quand ces obstructions
390
Ibid., p. 142.
194
sont levées, les beautés, qui sont naturellement adaptées à exciter des
sentiments agréables, déploient immédiatement leur énergie, et tant
que le monde dure, elles maintiennent leur autorité sur l’esprit des
hommes.391
Le troisième point qui m’autorise à opérer ce périlleux parallèle entre
l’esthétique du goût de Hume et la métaphysique du beau de Baumgarten
concerne le caractère pédagogique de l’art, même si, force est de l’admettre, les
vertus éducatives des arts sont un lieu commun du 18e siècle, de Shaftesbury à
Schiller en passant par Baumgarten. Mais pour Hume, de même que pour
Shaftesbury, et c’est en cela que réside son originalité, l’art présente non
seulement des vertus éducatives ainsi que le pouvoir d’affiner, voire de réformer,
le goût, mais aussi une portée proprement thérapeutique. Nous avons vu que la
réflexion sur le goût est solidaire, chez Hume, d’une théorie des passions. C’est
dans un essai daté de 1742, intitulé De la délicatesse du goût et de la passion,
que
ce
lien
est
(l’autoportrait ?)
392
formulé
d’un
thématiquement.
être
mélancolique,
Hume
y
souffrant
brosse
d’une
le
portrait
sensibilité
exacerbée :
Certains êtres sont sujets à une certaine délicatesse de passion qui les
rend extrêmement sensibles à tous les accidents de la vie, et leur
donne une joie vive à chaque événement favorable, aussi bien qu’une
douleur pénétrante à la rencontre des infortunes et de l’adversité. Les
services et les bons offices engagent aisément leur amitié, tandis que
la plus petite atteinte provoque leur ressentiment. Tout honneur ou
toute marque de distinction les exalte au-delà de toute mesure, mais
ils sont touchés de manière aussi sensible par le mépris. Les personnes
de ce caractère ont, cela est certain, des plaisirs plus vifs, aussi bien
que des peines plus mordantes que les hommes de tempérament froid
et rassis. Mais, selon moi, quand toute chose est pesée, il n’est
personne qui ne préférerait être de ce dernier caractère, s’il pouvait
Ibid., p. 130.
R. BOUVERESSE, « Introduction » à ibid., p. 24 : « Au sortir de l’adolescence, Hume
traverse une crise grave : il sombre dans une sorte de dépression dont il eut bien du mal
à sortir. C’est qu’il est sensible et vulnérable à l’extrême, avec toutes les difficultés que
ce caractère comporte pour la “conduite ordinaire de la vie”. L’essai Sur la délicatesse du
goût et de la passion (1742) prend dès lors la forme d’un autoportrait, et nous donne la
clef non seulement du goût de Hume pour les questions esthétiques, mais, peut-être,
aussi, de l’inspiration de sa philosophie. »
391
392
195
être entièrement maître de ses propres aptitudes. La bonne ou la
mauvaise fortune sont très peu en notre pouvoir, et quand une
personne ayant cette sensibilité de tempérament est confrontée à un
malheur, son chagrin ou son ressentiment prend possession d’elle
entièrement, et l’empêche de trouver encore du goût aux événements
communs de la vie, dont l’appréciation juste forme la part principale de
notre bonheur.393
Un autre parallèle peut être fait sur ce point. Selon Shaftesbury, il existe une
forme d’enthousiasme valorisée, distincte de l’enthousiasme pathologique (le
fanatisme religieux), propice aux arts et à la création en général. De même, pour
Hume, il existe une forme de délicatesse extrême, désirable, qui se distingue de
la forme maladive décrite plus haut, bien que lui ressemblant à bien des égards :
On peut observer chez certains une délicatesse de goût qui ressemble
beaucoup à cette délicatesse de passion, et qui produit la même
sensibilité à toute beauté et à toute difformité que celle que procure la
délicatesse
des
passions
dans
la
prospérité
et
l’adversité,
les
obligeances et les dommages. Quand on présente un poème ou un
tableau à un homme qui possède ce talent, la délicatesse de son
sentiment fait qu’il est touché de façon sensible par toutes ses
parties ; et les traits dessinés d’une main de maître ne sont pas perçus
avec une satisfaction et un goût plus exquis que les négligences ou les
absurdités ne le sont avec dégoût et avec gêne. Une conversation
élégante et sensée lui procure le divertissement le plus élevé ; la
grossièreté ou le manque de pertinence sont pour lui une grande
punition. Bref, la délicatesse de goût a le même effet que la
délicatesse de passion : elle élargit la sphère à la fois de notre bonheur
et de notre misère, et nous rend sensibles à des peines aussi bien qu’à
des plaisirs qui échappent au reste de l’humanité. Toutefois, je crois,
et tout le monde en conviendra avec moi, qu’en dépit de cette
ressemblance, la délicatesse de goût doit être désirée et cultivée
autant qu’il faut déplorer la délicatesse de passion, et si possible y
remédier.394
393
394
D. HUME, ibid., p. 51.
Ibid., p. 52. Je souligne.
196
Aussi, la délicatesse du goût est, pourrait-on dire, une forme de mélancolie
sublimée au contact de la beauté et des arts. Il en va de même pour
l’enthousiasme de Shaftesbury : délicatesse et enthousiasme sont deux qualités
qui, lorsqu’elles cohabitent harmonieusement avec d’autres facultés, favorisent la
création artistique ou poétique. Tout comme la délicatesse des passions, la
délicatesse du goût nous rend plus vulnérables aux aléas de l’existence, plus
réceptifs à la laideur — ce pendant esthétique du malheur — mais elle est aussi
un surcroît d’ouverture à la beauté du monde et des êtres que la sensibilité
ordinaire ignore. Cette délicatesse est une intensification de notre être-aumonde, une ouverture qui nous expose autant qu’elle nous comble :
Rien n’améliore autant le caractère que l’étude des beautés, qu’il
s’agisse de la poésie, de l’éloquence, de la musique ou de la peinture.
Elles donnent une certaine élégance de sentiment à laquelle le reste de
l’humanité est étranger. Les émotions qu’elles suscitent sont douces et
tendres. Elles détournent l’esprit de la précipitation propre aux affaires
et à l’intérêt, entretiennent la réflexion, disposent à la tranquillité, et
produisent une mélancolie agréable qui, de toutes les dispositions de
l’esprit est la mieux appropriée à l’amour et à l’amitié.395
Ce qui est frappant dans cet extrait, c’est que Hume attribue à la contemplation
esthétique
toutes
les
vertus
que
Socrate
attribuait
à
la
contemplation
théorétique : grandeur d’âme, désintérêt positif pour l’affairement mondain et
apaisement de l’âme propice à érôs et philía. De plus, elle engendre cette douce
mélancolie qui est la marque distinctive de l’homme de génie et du philosophe,
selon Aristote. Ainsi, par un curieux renversement de perspective, une espèce de
« platonisme renversé » avant la lettre, l’art devient l’occupation la plus digne
d’estime et la plus aimable qui soit.
Cultiver le goût permet donc de pallier les inconvénients d’une extrême
« délicatesse des passions ». L’idée des vertus thérapeutiques de l’art dans les
affections mélancoliques est renouvelée et développée par l’impressionnante
somme
de
Robert
Burton,
Anatomy
of
Melancholy
(1621).
Cet
aspect
particulièrement prégnant dans l’œuvre de Shaftesbury sera traité dans le
dernier chapitre de la présente recherche.
395
Ibid., p. 54. Je souligne.
197
§ 2.4 ALEXANDER GERARD : UNE DOXOGRAPHIE DE LA NOTION
Le philosophe écossais Alexander Gerard (1728-1795) est — à l’instar de
bon nombre de philosophes contemporains — théologien de formation. Il est le
fils d’un pasteur presbytérien d’origine modeste. À vingt ans, il devient
prédicateur en titre puis professeur de théologie au King’s College d’Aberdeen,
ville de la côte est de l’Écosse. Il est rattaché à l’école dite du « sens
commun »,396 dont le chef de file est Thomas Reid (1710-1796). Gerard, Reid ou
encore le poète et philosophe James Beattie (1735-1803) sont membres de la
Société philosophique d’Aberdeen qui se réunit régulièrement dans une taverne
de la ville. C’est dans ce cadre que sont lus les premiers extraits de l’Essai sur le
goût qui se verra publié en 1759. Pour la petite histoire, et pour tisser un lien
avec le philosophe précédent, il faut encore ajouter que le manuscrit s’est vu
décerner le prix de l’Edinburgh Society for the Encouragement of Arts, Sciences,
manufactures, and Agriculture dont le jury était composé, entre autres, d’Adam
Smith et de son ami David Hume.397
Cet essai peut, par bien des aspects, être considéré comme une
doxographie de la question du goût plutôt que comme un traité véritablement
original. Gerard cite avec érudition non seulement des auteurs classiques —
Aristote, Horace, Cicéron ou Longin — mais aussi des théoriciens de l’art du 17e
tels que Boileau, Bouhours ou Ch.-A. Dufresnoy. Il mentionne également ses
contemporains directs tels que Du Bos, Hume, Hogarth, ou encore Burke dont la
Recherche est publiée deux ans auparavant.
Ce grand lecteur ne renonce cependant pas à répondre à la nécessité
proprement métaphysique de conférer au goût un fondement stable et assuré,
en dépit de la multiplicité empiriquement observable des goûts et des différentes
opinions.
Le
goût
est
conçu comme une
faculté
« naturelle »,
et
plus
particulièrement comme un « don divin », conçu pour notre bon plaisir :
Le goût est la source immédiate de plaisirs, non seulement innocents,
mais aussi élégants et nobles. Les facultés de l’imagination sont un
exemple frappant de la munificence de notre Créateur qui nous a dotés
P. MORÈRE, « Introduction » à Alexander GERARD, Essai sur le goût, Grenoble,
ELLUG/PUL, p. 14.
397
Ibid., p. 10.
396
198
de ces dispositions qui sont nécessaires pour la préservation de notre
espèce, mais aussi de facultés qui nous rendent aptes à accueillir une
richesse variée de plaisirs. Et grâce à l’amélioration de ces facultés,
nos plaisirs peuvent encore se multiplier à l’envi et gagner en
raffinement.398
Le corrélat de cette détermination onto-théologique est que l’exercice du goût
nous permet non seulement de connaître le monde mais aussi de nous connaître
nous-mêmes :
Les perceptions [engendrées par le goût] nous permettent de
connaître les formes du monde extérieur et ses qualités inhérentes
ainsi que la nature de nos propres facultés et de nos opérations
mentales […].399
Force est de constater que les solutions proposées par ce philosophe
écossais ne brillent pas toujours par leur originalité ni par leur rigueur théorique.
En effet, d’un point de vue systématique, la juxtaposition d’un présupposé
ontologique fort, hérité de Descartes (les idées innées de la raison), avec une
approche empiriste du goût et des œuvres d’arts, ne va pas sans poser quelques
problèmes. Dans l’introduction à l’essai, Pierre Morère indique excellemment ce
qui constitue l’aporie majeure de l’école du sens commun : « Gerard, à l’instar de
Reid et de Beattie dans le domaine de la philosophie morale, considère que le
jugement doit être affiné afin de parvenir à des appréciations du réel les plus
justes possibles. Il n’en demeure pas moins que Gerard, comme les autres
philosophes du sens commun, ne parvient jamais à résoudre la problématique du
subjectif par rapport à l’objectif et que c’est là sans doute que réside ce qu’il faut
bien appeler l’échec des penseurs du sens commun. L’aporie à laquelle ils sont
confrontés est l’impossibilité de concilier une conception réaliste du monde
extérieur et un point de départ foncièrement idéaliste puisque la connaissance,
selon eux, a son siège dans le monde intérieur dont la nature est nécessairement
subjective. Il est vrai que la même aporie se retrouve chez Locke, mais elle est
amplement émoussée par le rejet de la notion cartésienne des idées innées, alors
A. GERARD, ibid., section 3, p. 199. Un extrait de la section 2, p. 141, mentionne
également que « les mouvements vitaux […] se trouvent presque entièrement soumis à
la gouvernance plus sage de l’Auteur de notre nature […] ».
399
Ibid., 3e partie, p. 175-176.
398
199
qu’elle est conservée de façon explicite par Reid et Beattie, et implicitement par
Gerard à propos de la notion de sens interne. »400
Un extrait de l’essai illustre fort à propos cette tension entre le postulat
cartésien des idées innées et la démarche empiriste adoptée par ailleurs :
Toutes nos conclusions concernant la nature humaine doivent se
fonder sur l’expérience : mais il n’est pas nécessaire que toutes les
conclusions soient immédiatement déduites de l’expérience. Une
conclusion est souvent suffisamment établie s’il est montré qu’elle
résulte nécessairement de qualités générales de l’esprit humain qui ont
été confirmées par l’expérience et l’induction. Telle est la méthode
naturelle à laquelle on a recours pour parvenir à des conclusions de
synthèse, surtout lorsqu’un effet est la résultant de causes multiples.
C’est le cas du sujet que nous étudions ici [i.e. la question du goût].401
Cela dit, il convient de souligner le fait que Gerard a été l’un des premiers
philosophes à consacrer un traité théorique de cette envergure exclusivement à
cette notion. Et malgré les réserves formulées, l’acuité de certaines remarques et
les connaissances approfondies de la problématique du goût dont témoigne
l’Essay on taste justifient qu’il soit salué à titre de document important dans la
présente recherche.
Le traité se compose de quatre parties : 1) « Le goût ramené à ses
principes simples » ; 2) « La formation du goût par la conjugaison et par
l’amélioration de ses principes simples » ; 3) « Le domaine et l’importance du
goût » ; 4) « De la norme du goût ».
L’incipit de l’ouvrage situe la notion de goût dans l’opposition classique
entre nature et culture, sentiment et réflexion. La définition liminaire proposée
est la suivante :
L’excellence du goût ne relève ni tout à fait d’un don de la nature ni
tout à fait d’un effet de l’art. Elle trouve son origine dans certaines
facultés naturelles de l’esprit ; mais certaines de ces facultés ne
peuvent parvenir à leur pleine perfection sans s’appuyer sur la culture
qu’il convient. Le goût consiste essentiellement à améliorer ces
principes que l’on nomme habituellement les facultés de l’imagination
400
401
P. MORERE, Ibid., p. 51. Je souligne.
A. GERARD, ibid., 3e partie, p. 206. Je souligne.
200
et qui sont considérées par les philosophes d’aujourd’hui comme des
sens internes ou réfléchis qui sont des perceptions plus raffinées et
plus délicates que celles qui procèdent communément de nos sens
externes. Elles se réduisent aux principes suivants : les sens de la
nouveauté, du sublime, de la beauté, de l’imitation, de l’harmonie, du
ridicule et de la vertu.402
L’essence du goût consiste donc à améliorer la sensibilité, et plus
particulièrement son aspect délicat et raffiné, appelé « sens interne » ou
« imagination ». Gerard reconnaît très explicitement dans une note qu’il doit à
Hutcheson cette conception de l’imagination comme « ensemble de sens
internes ».403 Le goût, considéré comme un sens interne, se trouve à mi-chemin
entre la sensation et la raison :
On a fait observer plus haut que les sens internes qui sont la source du
goût sont habituellement évoqués dans le rapport qu’ils entretiennent
avec l’imagination que l’on estime située à mi-chemin entre le
sensoriel et nos facultés rationnelles et mentales. […] Il nous suffit de
nous rappeler et de comparer ces qualités de la nature humaine
auxquelles on a eu recours pour expliquer le goût, pour nous
convaincre que tous les phénomènes qui le concernent procèdent, soit
des lois générales de la sensation, soit de certaines opérations de
l’imagination. Par conséquent, le goût, bien qu’il soit lui-même une
espèce de sensation, se trouve, en regard des principes qui l’inspirent,
justement réduit à l’imagination. Que le goût soit proprement une
forme de sensation peut difficilement être mis en question par
quiconque possède des idées claires et distinctes. Il nous fournit des
perceptions simples, entièrement différentes de celles que nous
recevons des sens externes ou de la réflexion.404
Ce passage illustre bien toute l’ambiguïté de cette notion. À titre de sens interne,
il collabore avec les sens externes, bien qu’il s’en distingue essentiellement, mais
ce rapport n’est jamais clairement explicité. En effet, Gerard affirme que le goût
est soumis aux même lois générales qui régissent les autres sens mais que les
402
403
404
Ibid., 1e partie, p. 87. Je souligne.
Ibid., 1e partie, p. 87, note 1.
Ibid., 3e partie, p. 175. Je souligne.
201
décrire serait parfaitement étranger à son projet !405 Il est dès lors quelque peu
difficile de cerner précisément le statut ontologique de cette notion hybride :
Le goût n’est pas une faculté simple, mais un agrégat de plusieurs
qualités, lesquelles, en raison de leur ressemblance par l’énergie
qu’elles déploient, de l’analogie des sujets auxquels elles s’appliquent
ainsi
que
de
leurs
causes,
s’associent
et
se
combinent
spontanément.
406
Malgré les difficultés conceptuelles signalées, il faut souligner un élément
vraiment original dans le propos de Gerard : l’exercice du goût ne concerne pas
uniquement la sphère du beau, mais comprend également celle du sublime et
aussi, chose étonnante, celle du ridicule. Il faudra attendre Kant pour que
l’exercice du jugement de goût soit limité à la sphère du beau : Burke y inclut
encore le sublime. Par contre, l’idée d’un « sens du ridicule » à titre de « principe
simple »407 est propre à Gerard. Les facultés constitutives de l’imagination, ou
premiers principes du jugement de goût, sont énumérés comme suit : 1) le
sens408 de la nouveauté ; 2) le sens du sublime ; 3) le sens de la beauté ; 4) le
sens de l’imitation ; 5) le sens de l’harmonie ; 6) le sens du ridicule et enfin, 7)
le sens de la vertu. Qu’en est-il de ces différentes « facultés » ou « sens » ?
À l’instar de Hume, Gerard accorde aux passions un rôle prépondérant
dans la problématique du goût. Il va même jusqu’à les considérer comme le
premier facteur explicatif de la diversité des goûts. Parmi les différentes passions
humaines, l’ennui joue un rôle prépondérant, comme c’est également le cas chez
Du Bos409:
Ibid., p. 177.
Ibid., 2e partie, p. 169.
407
Ibid., 1e partie, p. 89.
408
Pierre Morère écrit à la page 16 de son texte introductif que Gerard « ne précise pas
clairement ce qu’il entend par idées, jugement et raison alors que c’est précisément sur
ces notions qu’il fonde sa théorie du goût », il faudrait ajouter qu’il ne définit pas non
plus ce qu’il entend pas « sens », ce qui rend la chose encore plus difficile à démêler.
409
DU BOS, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Section 1, « De la nécessité
d’être occupé pour fuir l’ennui et de l’attrait que les mouvements des passions ont pour
les hommes », p. 2 : « Il n’est personne qui n’ait éprouvé l’ennui de cet état, où l’on n’a
point la force de penser à rien, et la peine de cet autre état, où malgré soi, l’on pense à
trop de choses sans pouvoir se fixer à son choix sur aucune en particulier. Peu de
personnes même sont assez heureuses pour n’éprouver que rarement un de ces deux
états et pour être ordinairement à elles-mêmes en bonne compagnie. Un petit nombre
peut apprendre cet art, qui, pour me servir de l’expression d’Horace, fait vivre en amitié
avec soi-même. »
405
406
202
Lorsqu’une élégance authentique en meubles ou en architecture est
depuis longtemps à la mode, il arrive que les hommes s’en lassent et
imitent les Chinois ou remettent au goût du jour le style gothique,
simplement pour le plaisir que leur procurent des choses différentes de
celles qu’ils ont l’habitude de voir.410
Le goût de la nouveauté trouve sa justification par celui « naturel » de l’effort. Ce
qui plaît immédiatement, ou qui plaît parce qu’il est connu depuis longtemps, ne
stimule plus assez l’esprit pour générer du plaisir :
Une difficulté moyenne qui stimule l’esprit sans le fatiguer est agréable
et rend agréable l’objet qui en est la cause. Même la simplicité et la
clarté deviennent désagréables chez un auteur quand elles sont
poussées à l’extrême et qu’elles ne laissant aucun espace de liberté au
lecteur : et malgré notre aversion pour une grande obscurité, la
délicatesse des sentiments qui s’y trouve toujours à quelque degré
nous procure le plus grand plaisir, elle rend la pensée indécise et nous
laisse deviner et comprendre la plénitude du sens en forçant notre
attention.411
Ce désir de nouveauté qui lutte contre l’ennui concerne tout autant les
raisonnements philosophiques que les beaux-arts ou les belles-lettres :
Lorsque nous prenons connaissance d’une théorie philosophique
jusque-là inconnue de nous, notre esprit la parcourt avec avidité afin
d’en embrasser toutes les parties ; il est sans cesse absorbé par
l’enchaînement des arguments en en examinant l’impact, en imaginant
quelles objections peuvent être formulées à leur encontre ; et il se
trouve de ce fait affecté par une agitation agréable qui cesse après que
des lectures répétées nous en ont rendu la théorie familière. Un poème
ou un tableau sont examinés avec une ardeur similaire et par un effort
sans relâche de l’esprit par quiconque n’en a pas eu préalablement
connaissance.412
En d’autres termes, cela signifie que bien juger dans le champ artistique ou
poétique requiert, selon Gerard, un effort intellectuel comparable à celui de
410
411
412
A. GERARD, op. cit., 1e partie, p. 91.
Ibid., 1e partie, p. 89.
Ibid., 1e partie, p. 90. Je souligne.
203
l’activité philosophique. On ne saurait réhabiliter le goût de manière plus
radicale. Sur ce point, Burke est peut-être le seul à aller encore plus loin que
Gerard, comme nous le verrons.
Par contre, force est de constater que la partie consacrée au « sens ou
goût de la grandeur et du sublime » ne présente aucun élément original. Les
emprunts à Longin sont explicitement mentionnés par l’auteur, et l’emploi de
cette catégorie rhétorique au domaine des arts du beau n’est pas, comme telle,
problématisée. De plus, le sublime n’est pas encore une expérience originale,
comme pour Burke, mais reste une forme superlative du beau.
Le
« sens
ou
goût
de
la
beauté »
se
voit
défini
par
trois
qualités essentielles : uniformité, variété et proportion. Là encore, il s’agit d’un
emprunt à Hutcheson. Le caractère uniforme et proportionné d’un objet nous
plaît du premier coup d’œil et le plaisir est immédiat. Mais pour que ce plaisir soit
durable, il faut également qu’intervienne la variété pour rompre l’uniformité et
faire plaisamment diversion. À titre de contre-exemple dans lequel prédomine la
variété au détriment des deux autres qualités, le style gothique, qui heurte la
sensibilité « naturelle » et contrarie la raison, est une fois de plus incriminé :
Les
œuvres
qui
versent
dans
le
goût
gothique,
encombrées
d’ornements minuscules, échappent tout autant à la beauté parfaite
tant à cause de leurs défauts de proportions qu’en raison de leur écart
par rapport à la simplicité. Étant donné que rien ne nous procure plus
de plaisir que ce qui nous conduit à nourrir une haute idée de nos
facultés, il n’est donc rien de plus désagréable que ce qui nous rappelle
notre imperfection. C’est pour cette raison que le manque de ce genre
de proportion nous répugne. Il nous amène à avoir une piètre, et par
conséquent ingrate opinion de nos talents en faisant qu’il nous devient
impossible de parvenir à une conception complète et distincte de
l’objet soumis à notre attention.413
Gerard se rallie à la conception albertienne des beaux-arts comme cose mentali,
productions de l’esprit régie par un dessein préalable à leur réalisation.414 C’est
pour cela que le style gothique est pénible non seulement pour la sensibilité mais
413
414
Ibid., 1e partie, p. 107.
Ibid., 1e partie, p. 107.
204
aussi pour la raison, à cause de son exubérance et de son absence supposée de
plan cohérent.
La partie traitant du sens de l’imitation expose les principes de la Poétique
d’Aristote, et particulièrement le passage traitant des plaisirs de l’imitation et de
la transfiguration du laid dans la représentation415 :
Les roches et les montagnes les plus grossières, les objets qui dans la
nature sont les plus difformes, même la maladie et la douleur
acquièrent de la beauté quand la peinture les imite avec adresse.416
Mais dans l’appendice intitulé « Pour ce qui est de savoir si l’on peut
correctement définir la poésie comme un art imitatif, et si tel est le cas, en quoi
relève-t-elle de l’imitation ? », Gerard prend ses distances par rapport à Aristote
et convoque l’argument de Du Bos — déjà repris par Baumgarten — sur les
signes naturels et artificiels417 :
La poésie a recours au langage, à des signes artificiels qui n’ont
aucune ressemblance avec les objets signifiés ; et qui, par conséquent,
ne peuvent représenter aucune ressemblance particulière avec le sujet
décrit.418
Il faudra toutefois attendre la parution en 1766 du Laocoon de Lessing pour
qu’une critique conséquente de la mímêsis et du paradigme de l’ut pictura poesis
s’impose. Car, comme on l’a vu à propos du sublime, le propos de Gerard n’est
pas de remettre en question l’application des catégories rhétoriques aux arts
visuels.
La section V traite ce qui est le propre non seulement des arts musicaux
mais aussi des arts du langage : le « sens ou goût de l’harmonie », le plaisir qu’il
engendre et de ses effets bénéfiques sur les passions. Plus originale est la
section VI consacrée au « sens ou goût du ridicule », qui s’ouvre comme suit :
Dans notre énumération des facultés simples qui constituent le goût,
nous ne devons pas omettre le sens qui perçoit l’insolite, le ridicule,
ARISTOTE, Poétique, trad. J. Hardy, préface Ph. Beck, Paris, Gallimard, 1996, [1448b],
p. 82.
416
A. GERARD, op. cit., 1e partie, p. 115.
417
DU BOS, op. cit., p. 133. Cf. § 2.7 consacré à Baumgarten, « Image, monade et
spéculation ».
418
A. GERARD, op. cit., “Appendice”, p. 258.
415
205
l’humoristique, le spirituel et qui s’en délecte ; et cette délectation
produit souvent, et toujours induit, la gaieté, le rire et l’amusement.419
Gerard explique ce sens inné du ridicule par la loi de l’association des idées.
Aucun objet n’est amusant en soi mais le devient dès lors qu’il est placé dans
une situation imprévue ou associé à un autre de façon étonnante et incongrue.
La délectation engendrée par ce sens provient de ce que l’attente de telle ou telle
idée associée rationnellement à un objet ou à une situation est déçue et fait
place à une autre idée inattendue et dont l’association rend l’ensemble
plaisamment cocasse. Ce sens, par opposition au sens de l’harmonie, se délecte
de la dissonance et de l’illogisme.420 Pour illustrer cette thèse, le philosophe se
réfère au fameux roman satirique de Jonathan Swift, Gulliver’s Travels into
Several Remote Nations of the World (1726), et s’en inspire pour donner
quelques exemples :
Quand Swift ridiculise les faiblesses humaines, qu’il a recours dans ses
charges au trait d’esprit ou à l’humour, il dépeint leur incongruité et
leur absurdité. Les tentatives de faire produire des livres savants par
des machines, d’extraire d’un concombre des rayons de soleil, de
construire des maisons en commençant par le toit, d’améliorer des
toiles d’araignées pour qu’elles fassent de la soie, d’amollir le marbre
pour en faire des oreillers et des coussins, propager une espèce de
moutons nus sont des entreprises impossibles ou inutiles, ou les deux
à la fois.421
Le trait d’esprit et l’humour sont autant de manifestations de ce goût naturel
pour le ridicule qui permet au sujet qui l’exerce de cultiver une certaine
désinvolture et ne pas céder à l’ennui de l’esprit de sérieux. Même si Gerard ne
le dit pas explicitement, on peut considérer que le sens du ridicule, dont le plaisir
réside dans la dissonance, est le pendant du sens de l’harmonie qui goûte les
accords musicaux et poétiques qui exaltent et élèvent l’âme.422 Si tous ces
« sens » ou « goûts » se complètent pour atteindre l’excellence, Gerard, en bon
rationaliste qu’il est, ne peut toutefois pas s’empêcher d’établir une hiérarchie et
419
420
421
422
Ibid., 1e partie, p. 123.
Ibid.
Ibid., 1e partie, p. 126.
Ibid., 1e partie, p. 122.
206
donc, par voie de conséquence, de formuler un jugement axiologique sur ce sens
qui goûte l’illogisme et l’incongruité :
Bien qu’il soit en dignité inférieur aux autres sens, celui-ci est loin
d’être pour autant méprisable. Il a son domaine propre, certes moins
important que celui des autres, mais néanmoins utile et agréable.
Tandis que les autres traitent de sujets graves et d’importance
majeure, celui-ci étend sa juridiction sur ceux qui sont plus risibles.423
Pour conclure l’exposition des principes simples du goût, il faut encore
mentionner le « sens ou goût de la vertu ». Avec ce dernier principe, la vocation
édifiante des beaux-arts est, en quelque sorte, naturalisée par l’invention de ce
sens de la vertu. C’est ici que le philosophe cède le plus le pas au prédicateur en
titre : la représentation d’un méchant qui prospère nous indigne et nous plonge
naturellement dans un abîme de découragement mélancolique. À l’inverse,
lorsque celui-ci est puni, nous trouvons que cela est dans l’ordre des choses et
nous
prenons
conscience
« des
dangers
du
vice
et
des
affres
de
la
culpabilité ».424 Si le principe du goût exposé précédemment est considéré
comme inférieur, le goût de la vertu, à l’inverse, est valorisé puisqu’il intervient
de concert avec tous les autres principes énumérés :
Le sens moral n’est pas seulement lui-même un goût d’un ordre
supérieur
grâce
auquel,
dans
les
caractères
comme
dans
les
comportements, nous distinguons le bien du mal, l’excellent du
défectueux ; mais son influence s’étend également sur toutes les
œuvres les plus remarquables par l’art et le génie qu’elle affiche. On
ne le néglige jamais dans les représentations les plus sérieuses, et il
entre même dans le plus risible des jugements. Il revendique une
autorité conjuguée avec les autres principes du goût ; il requiert un
attachement à la moralité dans les œuvres épiques et dramatiques, et
il déclare folles et insensées les envolées spirituelles les plus vives qui
en sont dépourvues. Un je ne sais quoi de moral est venu s’insinuer
dans
les
tableaux
sérieux
de
Raphaël,
représentations humoristiques de Hogarth.425
423
424
425
Ibid., 1e partie, p. 123. Je souligne.
Ibid., 1e partie, p. 128.
Ibid., 1e partie, p. 127.
207
mais
aussi
dans
les
Le « je ne sais quoi », ce charme ineffable dont tente de rendre compte
l’esthétique, prend ici, sans équivoque, un sens moral. La puissance et l’emprise
du sens moral est telle que si l’impératif de moralité dans une œuvre n’est pas
respecté, nulle autre qualité ne peut racheter cette transgression.426 Si le sens de
la vertu présente ce caractère contraignant, c’est parce que le goût, considéré
comme un ensemble complexe de qualités guidées par des principes simples,
présente un caractère objectif. En effet, quiconque possède une idée distincte de
cet ensemble de qualités est censé être en mesure de formuler un jugement de
goût juste. Dans un passage de la seconde partie de l’essai consacrée à la
« formation du goût par la conjugaison et par l’amélioration de ses principes
simples », des notions tirées de la méthode cartésienne sont appliquées au
goût :
La JUSTESSE du goût s’étend encore plus loin que la distinction entre
le vrai et le faux. Nous pouvons comparer les sentiments produits et
découvrir aussitôt les différentes catégories dans lesquelles ils se
rangent. Nous ne ressentons pas seulement d’une manière générale
que nous éprouvons du plaisir, mais nous percevons aussi de quelle
manière
particulière
nous
l’éprouvons ;
nous
n’accordons
pas
seulement quelque mérite à tel objet, mais nous comprenons aussi en
quoi précisément ce mérite consiste. Bien que toutes les sensations du
goût soient, au plus haut degré, analogues et similaires, chacune
procure cependant un sentiment particulier, possède une forme
spécifique grâce à laquelle quiconque a une idée distincte et possède
un jugement juste peut noter ce qui distingue l’une par rapport aux
autre. C’est cela qui confère précision et ordre à nos sentiments. Faute
de quoi tout ne serait que chaos et confusion : nous ressemblerions à
des gens perdus dans le brouillard, qui perçoivent bien quelque chose,
mais qui sont incapables de dire ce qu’ils ont vu. Toute qualité, bonne
ou mauvaise, dans les œuvres d’art ou de génie, ne serait qu’un simple
je ne sais quoi.427
En d’autres termes, pour que le goût soit considéré digne d’être l’objet d’un
traité philosophique, c’est à la condition qu’il reçoive un sens à la fois objectif et
426
427
Ibid.
Ibid., 1e partie, p. 164
208
éminemment moral. Il est, à ce propos, fort significatif que la troisième partie de
l’ouvrage qui interroge les plaisirs du goût soit une reprise de l’argument
platonicien du Philèbe au sujet des « purs » plaisirs de l’âme. Comme on le sait,
ce dialogue s’enquiert de la question du bien pour une existence humaine
accomplie. Philèbe défend la thèse hédoniste qui considère que le plaisir est le
Bien absolu et le garant d’une vie heureuse.428 Mais Protarque, moins campé sur
ses positions que celui qui donne son nom au dialogue, est le véritable
interlocuteur de Socrate.
Tout l’argument socratique consiste non pas à bannir le plaisir comme tel,
mais à formuler des distinctions dans les différents genres de plaisirs, afin
d’envisager lesquels seront susceptibles d’entrer dans le « mélange » de sagesse
et de plaisir censé caractériser une manière d’être humain qui soit à la fois
désirable et excellente. Après avoir démontré que le plaisir ne peut être
considéré comme le souverain bien en tant qu’il est multiple et dépourvu
d’intelligence, changeant et susceptible de plus ou de moins, Socrate rejette
cependant la thèse cynique de son interlocuteur qui définit le plaisir de manière
strictement négative, c’est-à-dire comme absence de douleur. Socrate ne se
rallie donc pas à l’opinion de « ces philosophes chagrins »429 qui soutiennent
« que ce que Philèbe et son école appellent plaisir consiste uniquement à
échapper à la douleur ».430
Gerard ainsi que Platon défendent l’idée de l’existence de plaisirs qui, loin
d’être nuisibles, contribuent au contraire à l’harmonie du corps et de l’esprit en
tant qu’ils sont exempts de douleur, non violents et mesurés. Pour Platon, ces
plaisirs sont ceux qui manifestent la beauté des formes :
Socrate : — […] Quand je parle de la beauté des figures, je ne veux
pas dire ce que la plupart des gens entendent sous ces mots, des êtres
vivants par exemple, ou des peintures ; j’entends, dit l’argument, la
ligne droite, le cercle, les figures planes et solides formées sur la ligne
et le cercle au moyen des tours, des règles, des équerres, si tu me
comprends. Car je soutiens que ces figures ne sont pas, comme les
autres, belles sous quelque rapport, mais qu’elles sont toujours belles
PLATON, «Philèbe » dans Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, Paris, GF
Flammarion, 1969, [12a-12d], p. 273 : « Philèbe : - Moi, je suis et je serai toujours
convaincu que, de toute façon, la victoire appartient au plaisir. »
429
Ibid., [44b-44e], p. 334.
430
Ibid.
428
209
par elles-mêmes et de leur nature, qu’elles procurent certains plaisirs
qui leurs sont propres […] J’ajoute qu’il y a des couleurs qui offrent des
beautés et des plaisirs empreints du même caractère. […]431
Et Socrate d’ajouter encore à propos des sons cristallins :
Pour en venir aux sons, qu’ils y en a de coulants et de clairs, qui
rendent une simple note pure, et qu’ils sont beaux, non point
relativement, mais absolument, par eux-mêmes, ainsi que les plaisirs
qui en sont une suite naturelle.432
Mais aussi des odeurs :
Le plaisir que donnent les odeurs est d’un genre moins divin que les
précédents ;
mais,
dès
lors
que
la
douleur
ne
s’y
mêle
pas
nécessairement, par quelque voie et en quelque objet qu’il nous arrive,
je le tiens toujours pour un genre qui fait le pendant avec eux et je dis,
si tu me comprends bien, qu’il y a là deux espèces de plaisir.433
Et, enfin, les plaisirs engendrés par les sciences en leur gratuité, c’est-à-dire
sans finalité d’application technique :
Ajoutons-y encore les plaisirs de la science, s’il nous paraît qu’ils ne
sont pas joints à la soif de savoir, et si la source n’est pas une douleur
occasionnée par cette soif.434
Tous ces plaisirs ont ceci en commun qu’ils sont réitérables à souhait sans que
leur répétition ne produisent un quelconque désagrément. Ils sont donc capables
de procurer une jouissance égale et d’engendrer un bien-être constant. Or toutes
ces
déterminations
sont
celles
que
Gerard
attribue
aux
plaisirs
de
la
contemplation des œuvres d’art. Selon lui, le plaisir dont nous jouissons dans la
contemplation esthétique est une forme de jouissance qui laisse intact le désir et
que l’on peut donc répéter à l’envi :
Les plaisirs du goût ne sont pas, comme les satisfactions des sens
externes, suivis pas un mal-être ou par une impression de satiété, et
on
431
432
433
434
n’y
repense
pas
avec
un
Ibid., [51c-52b], p. 346-7.
Ibid., p. 347.
Ibid.
Ibid.
210
sentiment
d’insatisfaction.
Ils
appartiennent, de l’aveu général, à un ordre supérieur. La forte
attirance pour ce genre de plaisir confère un surcroît de dignité à une
personne et elle impose un degré d’estime de soi qui est loin d’être
insignifiant. Quelqu’un qui consacre une partie considérable de son
temps à la satisfaction des sens est un objet de mépris et
d’indignation : mais une personne capable de se divertir des heures
durant dans une galerie de peinture, ou de lire un recueil de poèmes
est placé en haute estime pour cela même. La justesse du goût
attribue à un auteur une réputation aussi grande que les dissertations
les plus insolites et les plus abstraites. […] Les sentiments du goût
répandent un lustre sur la plupart de nos divertissements. Tout
homme doué d’un solide entendement tiendrait les plaisirs des sens et
les ornements extérieurs de la vie pour insipides et méprisables si les
idées d’élégance et de magnificence qui trouvent leur origine dans le
goût ne leur étaient pas associées. Le goût marque les richesses de
son sceau dès lors que la recherche des plaisirs qu’il procure est la
grande finalité qui les fait désirer ainsi que l’usage le plus digne auquel
elles peuvent s’appliquer, l’exécution de desseins bienveillants et
vertueux faisant seuls exceptions.435
Une fois encore, la contemplation esthétique est intimement liée à une manière
d’être d’un ordre supérieur. Les plaisirs esthétiques valent non seulement pour
eux-mêmes, mais ils favorisent l’éclosion de sentiments bienveillants et
vertueux. Donc, grâce à ce don divin, l’excellence éthique et le plaisir, loin de
s’opposer, se rejoignent à la faveur de l’exercice du goût.
§ 2.5 L’ARTICLE « GOÛT » DE L’ENCYCLOPÉDIE
Après avoir connu trois éditions successives en Grande-Bretagne, l’Essai
de Gerard connaît une rapide diffusion en France. La traduction est l’œuvre de
Marc-Antoine Eidous. La version française, augmentée de trois autres textes, est
publiée en 1766 sous le titre : Essai sur le goût, augmenté de trois dissertations
435
A. GERARD, op. cit., 3e partie, p. 200. Je souligne.
211
sur le même sujet de MM. D’Alembert, Montesquieu et Voltaire.436 Or, ces trois
dissertations ne sont rien d’autre que des extraits de l’entrée « goût » de
l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers,437
tome VII, qui paraît la même année que l’essai de Hume sur le goût (1757). Ont
également participé à cette conséquente entrée le Chevalier de Jaucourt et Denis
Diderot. Suivent deux modestes contributions traitant du goût en architecture,
en musique et en peinture, respectivement de Blondel, Rousseau et Landois, un
graveur tombé dans l’oubli.438
§ 2.5.1 LE GOÛT EN SON ACCEPTION PHYSIOLOGIQUE : LOUIS DE JAUCOURT
L’article débute par une véritable physiologie du goût, qui tient compte des
nouvelles découvertes scientifiques, en particulier de l’invention de la chimie au
18e siècle, et qui s’attache à décrire le fonctionnement du goût au sens organique
du terme. La contribution est de Louis de Jaucourt (1704-1779), grand érudit et
prolixe auteur d’un bon quart des articles de l’Encyclopédie, et au sujet duquel
Diderot a pu dire : « Le chevalier de Jaucourt ? – Ne craignez pas qu’il s’ennuie
de moudre des articles de l’Encyclopédie ; Dieu le fit pour cela. Je voudrais que
vous vissiez comme sa physionomie s’allonge quand on lui annonce la fin de son
travail, ou plutôt la nécessité de le finir. Il a vraiment l’air désolé. »439 L’article du
Chevalier s’ouvre comme suit :
GOÛT (Physiolog.) […] : c’est ce sens admirable par lequel on discerne
les saveurs et dont la langue est le principal organe.
Du goût en général. Le goût examiné superficiellement paraît être une
sensation particulière à la bouche, et différente de la faim et de la
soif ; mais allez à la source, et vous verrez que cet organe qui dans la
bouche me fait goûter un mets, est le même qui dans cette même
P. MORÈRE, « Introduction » à ibid., p. 10.
J’ai consulté l’édition numérique ARTFL/ATILF de l’Encyclopédie ou Dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et des métiers, portail.atilf.fr/encyclopedie/index.htm.
L’orthographe a été modernisée par mes soins.
438
F. BRUGÈRE, Le goût. Art, passions et société, p. 64. Je souligne.
439
D. DIDEROT, « Lettre à S. Volland du 25 novembre 1760 » dans Correspondance, III,
éd. par G. Roth, Paris, p. 265.
436
437
212
bouche, dans l’œsophage et dans l’estomac, me sollicite pour les
aliments et me les fait désirer : si la bouche nous donne de l’aversion
pour un ragoût, le gosier ne se resserre-t-il pas à l’approche d’un mets
qui lui déplaît ?
Le choix du « ragoût » n’est pas anodin. En effet, avant que de désigner un mets
composé de viande et de légumes cuits ensembles, ce terme désigne une
préparation qui « remet en goût », de regustus, « facit ut regustemus ».440 Le
Dictionnaire historique de la langue française indique que ce terme apparaît en
1623 (ragoust) alors que l’un de ses synonymes, le terme « apéritif » est plus
tardif (1750). Le ragoût prend également le sens d’« assaisonnement » (1690).
Au figuré, ce terme rapporté à la peinture désigne une facture grasse et
expressive (1667). Cette dernière acception est entrée en désuétude au 19e
siècle.441 Mais ce terme renvoie aussi très explicitement à un célèbre passage des
Réflexions critiques sur la poésie et la peinture :
Raisonne-t-on pour savoir si le ragoût est bon ou mauvais, et s’avisa-ton jamais, après avoir posé des principes géométriques sur la saveur
et défini les qualités de chaque ingrédient qui entre dans la
composition de ce mets, de discuter la proportion gardée dans leur
mélange, pour décider si le ragoût est bon ? On n’en fait rien. Il est en
nous un sens fait pour connaître si le cuisinier a opéré suivant les
règles de son art. On goûte le ragoût, et même sans savoir ces règles,
on connaît s’il est bon. Il en est de même en quelque manière des
ouvrages d’esprit et des tableaux faits pour nous toucher.
442
Cette référence implicite à Du Bos — les gens de lettres de l’époque avaient les
Réflexions critiques à l’esprit et comprenaient donc immédiatement ce renvoi —
souligne l’origine non réflexive du goût.443 Le goût est une passion qui nous
J. F. FRÉRAUD, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Mossy, 17871788, 3 vol., édition numérique, GEHLF, Ecole normale supérieure de Paris, 2003, art.
« ragoût ».
441
Dictionnaire historique de la langue française, art. « goût ».
442
J.-B. DU BOS, op. cit., p. 276.
443
Le succès des Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture a été tel qu’il fait
dire à Voltaire, d’ordinaire plutôt avare en compliments : « Tous les artistes le lisent avec
fruit, c’est le livre le plus utile qu’on ait écrit sur ces matière chez aucune nation d’Europe
[…]. Ce n’est pas un livre méthodique, mais l’auteur pense et fait penser. »
C.f. Dominique DESIRAT, « Préface » aux Réflexions critiques sur la poésie et la peinture,
p. X.
440
213
affecte et génère en nous un sentiment, au sens d’une opinion tranchée au sujet
de laquelle il n’est nul besoin de raisonner. Un mets, tout comme un tableau ou
un poème, est jugé bon ou mauvais, sans que l’on doive le justifier
rationnellement. Comme l’explique fort à propos Fabienne Brugère, « […]
l’analogie entre goût physique et goût artistique renvoie à une origine non
réflexive du goût, de telle sorte qu’évaluer revient à organiser, démêler, éclaircir
la trace de cette présence sensible. L’article “goût” de l’Encyclopédie témoigne
alors de la genèse passive et matérielle de toute activité de goût selon l’idée que,
dans un tel domaine, il ne saurait y avoir d’analyse du goût sans une prise en
compte et une acception non seulement de la matérialité des sensations mais
plus encore de leur puissance qui transport l’homme et déclenche son activité
par une métamorphose des passions, de la simple sensation ou émotion à
l’affection ou disposition».444
Se glisse dans cet article, subrepticement, une apologie des plaisirs
sensuels. Ceux-ci ne font jamais en soi l’objet d’un dérèglement, à moins d’un
défaut d’organe. C’est l’imagination mais plus encore que celle-ci, une raison
déficiente, qui sont les seules responsables des désirs excessifs :
La faim, la soif et le goût sont donc trois effets du même organe ; la
faim et la soif sont des mouvements de l’organe désirant son objet ; le
goût est le mouvement de l’organe de cet objet : bien entendu que
l’âme unie à l’organe, est seule le vrai sujet de la sensation.
Cette unité d’organe pour la faim, la soif et le goût fait que ces trois
effets sont presque toujours au même degré dans les mêmes
hommes : plus ce désir de manger est violent, plus la jouissance de ce
plaisir est délicieuse ; plus le goût est flatté, et plus aussi les organes
font aisément les frais de cette jouissance, qui est la digestion, parce
que tous ces plus que je suppose dans les bornes de l’état de santé,
viennent d’un organe plus sain, plus parfait, plus robuste.
Cette règle est générale pour toutes les sensations, pour toutes les
passions : les vrais désirs font le meilleur du plaisir et de la puissance
[…]. Cependant combien n’arrive-t-il pas que le désir surcharge la
puissance, surtout chez les hommes ? C’est qu’ils suivent moins les
simples mouvements de leurs organes, de leurs puissances, que ne le
444
F. BRUGÈRE, op. cit., p. 66.
214
font les animaux ; c’est qu’ils s’en rapportent plus à leur vive
imagination augmentée encore par des artifices, et par là ils troublent
cet ordre établi dans la nature par son auteur : qu’ils cessent donc de
faire le procès à des sens, à des passions auxquelles ils ne doivent que
la reconnaissance : qu’ils s’en prennent de leurs défauts à une
imagination déréglée, et à une raison qui n’a pas la force d’y mettre un
frein.
Le goût, pour Jaucourt, est synonyme de désir : c’est ce qui met le corps en
mouvement et génère du plaisir. Le même processus se produit pour les plaisirs
de la bouche et ceux des arts :
Le goût en général est le mouvement d’un organe qui jouit de son
objet et qui en sent toute la bonté, c’est pourquoi le goût est de toutes
les sensations : on a du goût pour la Musique et pour la Peinture,
comme pour les ragoûts, quand l’organe de ces sensations savoure,
pour ainsi dire, ces objets.
445
Conséquemment, cela signifie que le plaisir est le critère d’évaluation des
beaux-arts. Ceux-ci n’ont pas à se conformer à des principes abstraits, formulés
a priori, il suffit qu’ils soient plaisants aux hommes de goût. Cela ne signifie
évidemment pas que tous les plaisirs se valent et qu’il soit inutile de discuter des
goûts. S’il est vrai que rien ne sert d’en disputer, au sens où un sentiment, pour
celui qui le conçoit, n’est jamais objet possible de discussion, il est, par contre,
loisible de discuter des différents mérites de telle ou telle œuvre. Si l’on prolonge
la référence à Du Bos plus loin que ne le fait, à proprement parler, Jaucourt, il
faut rappeler que le « public » qui goûte aux agréments artistiques et littéraires
est toujours un public d’amateurs éclairés :
Le mot de public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis les
lumières, soit par la lecture, soit par le commerce du monde.
446
On retrouve donc ici la seconde source de la norme du goût selon Hume :
le jugement des experts, de ceux qui s’y connaissent en vertu d’un goût
indiscutable, favorisé par des dispositions naturelles, mais acquis par la
Louis DE JAUCOURT, art. « Goût » (phys.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers sont extraites de l’édition numérique ARTFL/ATILF,
portail.atilf.fr/encyclopedie/index.htm.
446
J.-B. DU BOS, op. cit., p. 279.
445
215
fréquentation assidue des œuvres d’art et la discussion des mérites comparés de
telle ou telle œuvre avec d’autres experts en la matière.
§ 2.5.2 MONTESQUIEU : UN ESSAI POSTHUME
La contribution de Montesquieu, bien que placée en second dans l’économie
de l’article, est première d’un point de vue chronologique. Le baron de la Brède
meurt en 1755, laissant sa contribution inachevée. Celle-ci se voit cependant
intégrée, à titre d’hommage posthume, dans l’entrée « goût » de l’Encyclopédie,
avec cette notice :
Ce fragment a été trouvé imparfait dans ses papiers : l’auteur n’a pas
eu le temps d’y mettre la dernière main ; mais les premières pensées
des grands maîtres méritent d’être conservées à la postérité, comme
les esquisses des grands peintres.447
L’article n’est pas de commande mais émane d’une proposition personnelle
faite par son auteur à D’Alembert en 1753. Alors que ce dernier lui proposait de
prendre en charge la rédaction de deux articles portant sur des notions
politiques, il répond :
Quant à mon introduction dans l’Encyclopédie, c’est un beau palais où
je serais bien curieux de mettre les pieds, mais pour les deux articles
Démocratie et Despotisme, je ne voudrais pas prendre ceux-là […]. Si
vous voulez de moi ; laissez à mon esprit le choix de quelque article ;
et si vous voulez, ce choix se fera chez Mme Du Defand avec du
marasquin […]. Il me vient dans l’esprit que je pourrai prendre peutêtre Goût et que je prouverai bien que difficile est proprie communia
dicere [Horace, Art poétique, vers 128]. »448
Le ton est donné : comme il est « difficile de dire des choses communes en
des termes propres » ! Et la question du choix du sujet se tranche, pour le
Encyclopédie, tome VI, 1757, cité en exergue à MONTESQUIEU, Essai sur le goût, suivi
d’un texte de J. Starobinski, postface de L. Desgraves, Editions Payot et Rivages, Paris,
1995.
448
Ch.-J. BEYER, « Introduction » à MONTESQUIEU, Essai sur le goût, Genève, Droz, 1967,
p. 10.
447
216
gentilhomme, dans le salon d’une marquise, un verre de liqueur de cerises
dalmates à la main. Cet épisode, qui semble de prime abord anecdotique,
devient en fait très significatif lorsqu’on examine la notion de goût chez
Montesquieu. En effet, de tous les auteurs présentés dans cette étude,
Montesquieu est sans doute celui qui lie le plus explicitement — au point presque
de les confondre — la notion de goût et celle de plaisir :
Examinons notre âme, étudions-la dans ses actions et dans ses
passions, cherchons-la dans ses plaisirs ; c’est là où elle se manifeste
davantage. La poésie, la peinture, la sculpture, l’architecture, la
musique, la danse, les différentes sortes de jeux, enfin les ouvrages de
la nature et de l’art peuvent lui donner du plaisir : voyons pourquoi,
comment et quand ils le lui donnent ; rendons raison de nos
sentiments : cela pourra contribuer à nous former le goût, qui n’est
autre chose que l’avantage de découvrir avec finesse et avec
promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux
hommes.449
Si le goût mesure le plaisir procuré par les arts et les objets naturels, nous
comprenons qu’il ne puisse être une qualité objective des ces derniers mais bien
une disposition, un sentiment subjectif. Voici comment Montesquieu définit le
goût :
La définition la plus générale du goût, sans considérer s’il est bon ou
mauvais, juste ou non, est ce qui nous attache à une chose par le
sentiment ; ce qui n’empêche pas qu’il ne puisse s’appliquer aux
choses intellectuelles, dont la connaissance fait tant de plaisir à l’âme,
qu’elle
était
la
seule
félicité
que
certains
philosophes
pussent
comprendre. L’âme connaît par ses idées et par ses sentiments ; elle
reçoit des plaisirs par ces idées et par ces sentiments : car quoique
nous opposions l’idée au sentiment, cependant, lorsqu’on voit une
chose, elle la sent ; et il n’y a point de chose si intellectuelles, qu’elle
ne voie ou ne croie voir, et par conséquent qu’elle ne sente.450
Ce qui est remarquable, dans cette définition, c’est que Montesquieu insiste
sur la dimension hédoniste mais aussi corporelle de l’activité intellectuelle. Dans
449
450
Encyclopédie, tome VI, 1757, cité en exergue à MONTESQUIEU, ibid., p. 10. Je souligne.
MONTESQUIEU, ibid., p. 14. Je souligne.
217
l’exercice même de la philosophie, le goût intervient en ceci qu’il est la mesure
du plaisir que cette activité procure. Cela signifie également que, dans une
certaine mesure, le corps pense aussi, il ressent. Comme l’écrit Jean Starobinski,
« en sollicitant un peu les textes, on pourrait ainsi faire de Montesquieu un
empiriste et un sensualiste, selon la mode philosophique du siècle. »451
Le goût n’est donc pas une propriété de l’objet mais provient de l’inclination
ou de la prévention qui nous lie à une chose. Le début de l’essai est très clair sur
ce point et prend explicitement ses distances avec une conception réaliste des
qualités des choses :
Les anciens n’avaient pas bien démêlé ceci ; ils regardaient comme des
qualités positives toutes les qualités relatives de notre âme ; ce qui fait
que ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si
admirés des anciens, sont aujourd’hui insoutenables, parce qu’ils sont
fondés sur une philosophie fausse : car tous ces raisonnements tirés
sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec,
l’humide, traités comme des choses positives, ne signifient plus rien.
Les sources du beau, du bon, de l’agréable, etc. sont donc dans nousmêmes ; et en chercher les raison, c’est chercher les causes des
plaisirs de notre âme.452
Montesquieu distingue également, et de façon classique, le goût inné et le
goût acquis. Le second peut être éduqué tandis que le premier est spontané et
irréfléchi. Mais tous deux s’influencent réciproquement :
Le goût naturel n’est pas une connaissance de théorie ; c’est une
application prompte et exquise des règles même que l’on ne connaît
pas. […] Ainsi ce que nous pourrions dire ici, et tous les préceptes que
nous pourrions donner pour former le goût, ne peuvent regarder
directement que ce goût acquis, quoiqu’il regarde encore indirectement
le goût naturel : car le goût acquis affecte, change, augmente et
diminue le goût naturel, comme le goût naturel affecte, change,
augmente et diminue le goût acquis.453
451
452
453
J. STAROBINSKI, « À propos de Montesquieu » dans ibid., p. 89.
Ibid., p. 10
Ibid., p. 13-14.
218
Le goût naturel est donc un sens intuitif qui applique des règles spontanément,
sans que nous puissions dire en quoi elles consistent. Mais c’est le goût acquis
qui est en mesure de juger si ces règles, appliquées à l’art, sont adéquates ou si
l’art doit les contourner pour procurer du plaisir et engendrer de la beauté :
Tous les ouvrages de l’art ont des règles générales, qui sont des
guides qu’il ne faut jamais perdre de vue. Mais comme les lois sont
toujours justes dans leur être général, mais presque toujours injustes
dans l’application, de même les règles, toujours vraies dans la théorie,
peuvent devenir fausses dans l’hypothèse. […] Ainsi l’art donne les
règles, et le goût les exceptions ; le goût découvre en quelles
occasions l’art doit se soumettre, et en quelles occasions il doit être
soumis.454
Le goût est donc cette capacité subtile à juger des choses en fonction du plaisir
qu’elles procurent. Mais cela sans pour autant renoncer à l’usage de la raison :
J’ai dit souvent que ce qui nous fait plaisir doit être fondé sur la
raison ; et ce qui ne l’est pas à certains égards, mais parvient à nous
plaire par d’autres, doit s’en écarter le moins possible.455
Cela dit, le plaisir est toujours premier car s’il entre en contradiction avec la
raison, nous sommes naturellement enclins à le justifier. C’est le cas, par
exemple, de l’opéra, qui est parfois à la limite du mauvais goût — surtout
lorsqu’il est italien ! — mais qui présente néanmoins un caractère plaisant :
Lorsqu’une chose est, à certaines égards, contre la raison, et que,
nous plaisant par d’autres, l’usage ou l’intérêt même de nos plaisirs la
fait regarder comme raisonnable, comme nos opéras, il faut faire en
sorte qu’elle s’en écarte le moins possible. Je ne pouvais souffrir en
Italie de voir Caton et César chanter des ariettes sur le théâtre ; les
Italiens, qui ont tiré de l’histoire les sujets de leur opéra, ont montré
moins de goût que nous, qui les avons tirés de la fable ou des romans.
À force de merveilleux, l’inconvénient du chant diminue, parce ce qui
est si extraordinaire paraît mieux pouvoir s’exprimer par une manière
plus éloignée du naturel ; d’ailleurs, il semble qu’il est établi que le
454
455
Ibid., p. 47-48.
Ibid., p. 49.
219
chant peut avoir dans les enchantements et dans le commerce des
dieux une force que les paroles n’ont pas ; il est donc là plus
raisonnable, et nous avons bien fait de l’y employer.456
§ 2.5.3 VOLTAIRE : LE COMPLET RELATIVISME
Il convient de rappeler ici la contribution de Voltaire à la question du goût,
même si la définition qu’il en donne ne brille par forcément par son originalité :
Ce sens, ce don de discerner nos aliments, a produit dans toutes les
langues connues la métaphore qui exprime par le mot goût, le
sentiment des beautés et des défauts dans tous les arts ; c’est un
discernement prompt comme celui de la langue et du palais, et qui
prévient comme lui la réflexion ; il est comme lui sensible et
voluptueux à l’égard du bon ; il rejette comme lui le mauvais avec
soulèvement ; il est souvent incertain et égaré, ignorant même si ce
qu’on lui présente doit lui plaire, et ayant quelquefois besoin comme
lui d’habitude pour se former.457
Le goût est primesautier. Libertin par son inconstance, il est parfois même
égaré et ignorant. Mais, s’empresse d’ajouter Voltaire, de telles qualités ne
concernent, en fait, que les goûts de chacun. Il s’agit de ne point confondre « les
goûts » au pluriel et le « goût » comme tel. Le caractère relatif de ces goûts
explique la répugnance d’untel pour un plat dont tel autre est friand. À l’inverse,
le goût comme tel, sous-entendu le « bon goût », permet de reconnaître les
mérites objectifs des beaux-arts :
Comme [les arts] ont des beautés réelles, il y a un bon goût qui les
discerne et un mauvais goût qui les ignore ; et on corrige souvent le
défaut d’esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi des âmes
froides, des esprits faux, qu’on ne peut ni échauffer ni redresser ; c’est
avec eux qu’il ne faut point disputer des goûts parce qu’ils n’en ont
Ibid., p. 50.
VOLTAIRE, art. « Goût » (gramm., littérat. et philosophie, première partie) dans
l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers.
456
457
220
aucun. Le goût est arbitraire dans plusieurs choses, comme dans les
étoffes, dans les parures, dans les équipages, dans ce qui n’est pas au
rang des Beaux-arts.458
Le propos de Voltaire illustre bien ce qui a été dit au sujet de la dialectique
entre « bon » et « mauvais » goût : le goût qui s’égare, c’est toujours le goût
des autres ! Il est intéressant de noter que le jugement de goût n’est empreint
de relativisme que lorsqu’il concerne des arts dits mineurs et non les beaux-arts.
Cela dit, cette position n’en demeure pas moins fort problématique lorsqu’on la
met en relation avec l’article « beau » de son Dictionnaire philosophique (1764) :
Demandez à un crapaud ce que c’est la beauté, le grand beau, to
kalón. Il vous répondra que c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds
sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune,
un dos rond. Interrogez un nègre de Guinée ; le beau est pour lui une
peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le
diable ; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes,
et une queue. Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par
du galimatias.459
Tout se passe comme si Voltaire avait changé les termes de l’adage selon lequel
on ne dispute pas des goûts et des couleurs en remplaçant les goûts par l’idée du
beau. Cela n’en demeure pas moins extrêmement contradictoire. En effet,
comment comprendre qu’il puisse exister « un » goût en mesure de juger les
beautés « réelles » des beaux-arts si le « beau » en tant que tel est quelque
chose d’absolument arbitraire en tant qu’il exprime la simple opinion de celui qui
s’y rapporte, ou une disposition idiosyncrasique d’un « sujet » quelconque, diable
ou crapaud ? Le problème du rapport qui unit le beau et le goût reste
parfaitement irrésolu dans cette contribution. Et comme l’écrit à bon droit
Carcassone dans l’introduction au Temple du goût : « […] ce n’est pas en
téméraire que Voltaire vient visiter le Temple du goût. Ses opinions, en général,
paraissent modérées et même un peu banales ; elles procèdent d’un classicisme
intelligent, libéral, assoupli par le sentiment de la relativité des principes
esthétiques. Lorsqu’il remontre à un dilettante féru de musique italienne que
458
459
Ibid.
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, Paris, GF Flammarion, 1964, p. 63.
221
chaque peuple a son art, comme il a son langage, il le fait en d’excellents
termes, mais après Addison, Du Bos et l’abbé Bourdelot. »460
§ 2.5.4 CONCLUSION DE L’ARTICLE PAR D’ALEMBERT ET DIDEROT
Malgré les incohérences de la position de Voltaire et l’insistance de
Montesquieu sur la dimension hédoniste et non systématique de cette notion, la
philosophie n’est pas exclue de cette entrée. C’est ce dont témoigne le titre
donné à la dernière partie de l’entrée : « Réflexion sur l’usage et l’abus de la
philosophie dans les matières de goût ». Il s’agit, comme l’indiquent Diderot et
d’Alembert, d’un morceau qui a été lu au préalable à l’Académie française en
date du 14 mars 1757, et qu’on leur a demandé avec empressement de
publier.461 Le goût y est pleinement réhabilité et son jugement assuré de ne point
être relatif :
L’esprit philosophique si célébré par une partie de notre nation et si
décrié par l’autre, a produit dans les Sciences et dans les Belles Lettres
des effets contraires ; dans les Sciences, il a mis des bornes sévères à
la manie de tout expliquer, que l’amour des systèmes avait introduite ;
dans les Belles Lettres, il a entrepris d’analyser nos plaisirs et de
soumettre à l’examen tout ce qui est l’objet du goût. […] Un des
avantages de la Philosophie appliquées aux matières de goût, est de
nous guérir ou ne nous garantir de la superstition littéraire ; elle
justifie notre estime pour les anciens en la rendant raisonnable ; elle
nous empêche d’encenser leurs fautes ; elle nous fait voir leurs égaux
dans plusieurs de nos bons écrivains modernes […]. Mais l’analyse
métaphysique de ce qui est l’objet du sentiment ne peut-elle pas faire
chercher des raisons à ce qui n’en a point, émousser le plaisir en nous
accoutumant à discuter froidement ce que nous devrions sentir avec
chaleur, donner enfin des entraves au génie et le rendre esclave et
E. CARCASSONNE, « Introduction » à VOLTAIRE, Le Temple du goût, Paris, Droz, 1938,
p. 31.
461
DIDEROT et D’ALEMBERT, art. « Goût » dans l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers.
460
222
timide ? Essayons de répondre à ces questions. Le goût, quoique peu
commun, n’est point arbitraire ; cette vérité est également reconnue
de ceux qui réduisent le goût à sentir, et ceux qui veulent le
contraindre à raisonner. Mais il n’étend pas son ressort sur toutes les
beautés dont un ouvrage de l’art est susceptible. Il en est de
frappantes et de sublimes qui saisissent également tous les esprits,
que la nature produit sans effort dans tous les siècles et chez tous les
peuples, et dont par conséquent tous les esprits, tous les siècles, et
tous les peuples sont juges. Il en est qui ne touchent que les âmes
sensibles et qui glissent sur les autres. […] Ce genre de beauté faite
pour le petit nombre est proprement l’objet du goût, et qu’on peut
définir, le talent de démêler dans les ouvrages de l’art ce qui doit plaire
aux âmes sensibles et ce qui doit les blesser.462
Selon Diderot et D’Alembert, le goût, pris au sens large du terme, est
universellement répandu. Contre Voltaire, ils affirment que le goût est une
caractéristique anthropologique essentielle et non l’apanage de tel peuple ou de
telle époque. Mais le goût véritable, celui qui est recherché par la philosophie, est
aristocratique au sens étymologique du terme : il est le pouvoir-être des
meilleurs, des âmes à la fois sensibles et philosophiques. (Par « philosophie », il
faut
entendre
ici
« critique
littéraire »,
ainsi
que
la
conçoit
également
Shaftesbury.) Ce qui est tenu pour beau, les grands chefs-d’œuvre reconnus
universellement en dépit des vicissitudes du temps et des mutations dans la
conception du beau, n’a pas besoin du jugement de l’homme de goût. Mais le
charme inapparent et secret de certaines œuvres, ce « je ne sais quoi » souvent
passé inaperçu aux yeux du plus grand nombre, voilà ce qui, véritablement,
interpelle le goût des « âmes sensibles », des happy few pour reprendre un mot
de Stendhal. Et il faut s’empresser d’ajouter que la philosophie bien comprise est
solidaire du bon goût. Diderot et D’Alembert défendent fermement l’idée que
« c’est donc faire une double injure aux Belles Lettres et à la Philosophie, que de
croire qu’elles puissent réciproquement se nuire ou s’exclure ».463 Car la raison
est ce qui confère « au génie qui crée une liberté entière ».464 Et les deux auteurs
462
463
464
Ibid.
Ibid.
Ibid.
223
de conclure par une apologie du bon goût appliquée autant à l’esprit
philosophique qu’à la poésie :
On peut, ce me semble, d’après ces réflexions, répondre en deux mots
à la question souvent agitée, si le sentiment est préférable à la
discussion pour juger un ouvrage de goût. L’impression est le juge
naturel du premier moment, la discussion l’est du second. Dans les
personnes qui joignent à la finesse et à la promptitude du tact, la
netteté et la justesse de l’esprit, le second juge ne fera pour l’ordinaire
que confirmer les arrêts rendus par le premier. […] Ce petit nombre de
réflexions paraît devoir suffire pour justifier l’esprit philosophique des
reproches que l’ignorance ou l’envie ont coutume de faire. Observons
en finissant, que quand ces reproches seraient fondés, ils ne seraient
peut-être convenables et ne devraient avoir de poids que dans la
bouche
des
véritables
philosophes
[…].
Mais
le
contraire
est
malheureusement arrivé ; ceux qui possèdent et qui connaissent le
moins
l’esprit
philosophique
en
sont
parmi
les
plus
ardents
détracteurs, comme la Poésie est décriée par ceux qui n’en ont pas le
talent, les hautes sciences par ceux qui en ignorent les premiers
principes, et notre siècle par les écrivains qui lui font le moins
d’honneur.465
Cet article est un document important qui témoigne de la diversité des
positions sur ce problème, et ne s’efforce pas d’y apporter des solutions
définitives. Diderot et D’Alembert énoncent cependant des choses essentielles en
affirmant le caractère objectif et universel du goût au sens large du terme. De
plus, ils tentent une définition du goût, au sens philosophique du terme, à partir
de ce qu’il provoque chez le sujet sensible. Le goût véritable est ce « talent de
démêler dans les ouvrages de l’art ce qui doit plaire aux âmes sensibles et ce qui
doit les blesser ».466 La définition proposée ne dit donc pas quel serait, en
définitive, ce « je ne sais quoi » dont tout le monde parle, mais dit que seuls
quelques-uns possèdent le talent de le percevoir.
465
466
Ibid.
Ibid.
224
§ 2.6 DENIS DIDEROT : PLAISIR, GOÛT, BEAU
Les Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau (1751) est
un texte qui sera édité l’année suivante dans l’Encyclopédie à l’entrée « beau ».
Il s’agit d’un des plus longs articles signés de la main de Diderot. Son incipit
débute comme suit :
BEAU, adj. (Métaphysique). Avant que d’entrer dans la recherche
difficile de l’origine du beau, je remarquerai d’abord, avec tous les
auteurs qui ont écrit, que par une sorte de fatalité, les choses dont on
parle le plus parmi les hommes, sont assez ordinairement celles qu’on
connaît le moins ; et que telle est entre beaucoup d’autres, la nature
du beau : on l’admire dans les ouvrages de la nature ; on l’exige dans
les productions des arts ; on accorde ou l’on refuse cette qualité à tout
moment ; cependant si l’on demande aux hommes du goût le plus sûr
et le plus exquis, quelle est son origine, sa nature, sa notion précise,
sa véritable idée, son exacte définition ; si c’est quelque chose
d’absolu ou de relatif […] les uns avouent leur ignorance, les autres se
jettent dans le scepticisme.467
Ce qui a été énoncé au sujet du « goût » caractérise, dans cet article, le
« beau » : tout le monde parle et emploie ce terme, mais même les hommes de
goût sont bien en peine de le définir. Tout l’enjeu de cette entrée consiste donc à
trouver une formulation capable de définir le beau. L’article est composé de trois
parties. La première est un inventaire critique, une doxographie, répertoriant les
différentes conceptions du beau. Il est fait état de Platon, d’un traité perdu de
Saint-Augustin tel que le très cartésien Père André le présente dans son Essai sur
le beau468, de Christian Wolff, de Leibniz, du Traité sur le beau du Lausannois
Jean-Pierre de Crousaz469, mais aussi de Hutcheson, auquel Diderot consacre un
bon nombre de pages, ou encore de Shaftesbury. La seconde partie expose les
Denis DIDEROT, Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, éd.
R. LEWINTER, 1969-1973 (dorénavant : O. C.), tome 2, Paris, Le club français du livre,
1969, p. 469-470.
468
Je remercie Christian Michel de m’avoir indiqué et prêté cet ouvrage,
malheureusement si difficile à trouver : Yves Marie ANDRÉ, Essai sur le beau par le Père
André (1741) avec des réflexions sur le goût par M. Formey, Amsterdam, Schneider,
1767.
469
Jean-Pierre DE CROUSAZ, Traité du beau (1714), Paris, Librairie Arthème Fayard, 1985.
467
225
réflexions personnelles de l’auteur. La troisième enfin traite du fonctionnement
de l’entendement humain dans la perception du beau.
Dans la première partie, la référence à l’un des tous premiers dialogues
platoniciens est importante, car elle indique, en filigrane, la thèse que Diderot
souhaite défendre in fine, à savoir que le beau n’est pas quelque chose de relatif
et qu’il est possible d’en donner une définition. Diderot mentionne le Phèdre mais
aussi le Grand Hippias ou Hippias Majeur. Or c’est ce second dialogue qui traite
du caractère aporétique du beau. Que le sophiste Hippias y soit excessivement
tourné en dérision n’est peut-être pas sans rapport avec la difficulté abyssale que
pose à la philosophie l’irruption du beau. Comme le souligne avec acuité Diderot,
il se pourrait bien que Platon, dans ce dialogue, ait moins en vue l’enseignement
de la vérité que la volonté de désabuser ses concitoyens sur le compte des
Sophistes.470 Et Socrate d’interroger : « Réponds-moi donc, étranger, dira notre
homme, cette beauté qu’est-ce que c’est ? »471 Et Hippias de répondre, ne
comprenant pas qu’il est interrogé sur l’essence du beau comme tel : le beau,
c’est une belle fille. Socrate rétorque ironiquement que, dans ce cas, le beau est
donc une belle cavale, une belle lyre ou encore une belle marmite (288c) !
Bien que la question du goût soit éminemment moderne – en tant qu’elle
est tributaire d’une théorie du sujet qui se rapporte à un objet en se le
représentant –, l’exemple de la marmite de Socrate semble déjà annoncer cette
curieuse proximité entre le « beau » et le « bon ». Dans ce texte, on trouve
l’origine probable de la hiérarchie entre les différents sens, mentionnée en
introduction. Socrate, soucieux de distinguer le beau de l’agréable, n’accorde le
premier attribut qu’aux plaisirs qui nous viennent de l’ouïe et de la vue, à
l’exclusion de ceux de l’odorat, du goût, ainsi que du toucher :
Il n’y aurait personne qui ne se moquerait de nous, si nous prétendions
que manger est, non pas agréable mais beau ; ou si au lieu d’appeler
agréable une odeur agréable que nous respirons, nous l’appelions
belle ; pour ce qui a trait à l’amour, tout le monde nous opposerait, je
pense, que si c’est tout ce qu’il y a d’agréable, on doit cependant,
D. DIDEROT, ibid., p. 489.
PLATON, Le Grand Hippias ou du beau, Œuvres complètes, I, trad. et notes L. Robin,
Paris, Gallimard, 1950, (287 c-d), p. 30.
470
471
226
quand on le fait, le faire de telle sorte que personne ne nous voie,
comme si, de se laisser voir alors, était tout ce qu’il y a de plus laid.472
La voie qui consiste à définir le beau en fonction de la jouissance qu’il
procure est écartée. Les plaisirs ayant une valeur philosophique sont ceux
provenant de la vue et de l’ouïe : les plaisirs gustatifs en sont dépourvus. Les
plaisirs de la table ne sont pas jugés dignes d’être pris en considération car, plus
que tous les autres, ils sont sujets au changement. Ils ne sont ni stables ni
identiques à eux-mêmes et leur moteur est le désir conçu comme manque. À ce
titre, ils sont susceptibles de plus ou de moins et, par voie de conséquence, ils
courent constamment le risque de se changer en déplaisir lorsqu’ils versent dans
l’excès. Il est très significatif que Diderot fasse référence à ce texte platonicien
qui opère, selon l’excellente formule que j’emprunte à Jacques Rancière, un
« partage du sensible ».473
Diderot opère une remarquable substitution dans les définitions qu’il
propose. En un premier temps, le plaisir se voit défini en termes de « perceptions
de rapports ». Or cette même définition s’applique au goût et puis au beau. En
1748, dans ses Mémoires sur différents sujets de mathématiques, il écrit :
Le plaisir, en général, consiste dans la perception des rapports. Ce
principe a lieu en poésie, en peinture, en architecture, en morale, dans
tous les arts et dans toutes les sciences. Une belle machine, un beau
tableau, un beau portique ne nous plaisent que par les rapports que
nous y remarquons […]. La perception des rapports est l’unique
fondement de notre admiration et de nos plaisirs […]. Ce principe doit
servir de base à un essai philosophique sur le goût, s’il se trouve
jamais quelqu’un d’assez instruit pour en faire une application générale
à tout ce qu’il embrasse.474
Or, en mai 1751, dans une missive adressée à Mademoiselle de La Chaux,
éditée plus tard comme « Addition pour servir d’éclaircissement à quelques
endroits » de la Lettre sur les Sourds et Muets, Diderot définit le goût en ces
termes :
PLATON, ibid., p. 385.
Jacques RANCIÈRE, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 47.
474
D. DIDEROT, « Mémoires sur différents sujets de mathématiques », cité en introduction
aux « Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau » dans les Œuvres
esthétiques, p. 387-388. Je souligne.
472
473
227
Quelqu’un d’autre, Mademoiselle, vous fera l’histoire des opinions
différentes des hommes sur le goût, et vous expliquera, ou par des
raisons, ou par des conjectures, d’où naît la bizarre irrégularité que les
Chinois affectent partout. Je vais tâcher, pour moi, de vous développer
en peu de mots l’origine de ce que nous appelons le goût en général ;
vous laissant à vous-même le soin d’examiner à combien de
vicissitudes les principes en sont sujets. La perception des rapports est
un des premiers pas de notre raison […]. Le goût en général consiste
dans la perception des rapports. Un beau tableau, un poème, une belle
musique
ne
nous
plaisent
que
par
les
rapports
que
nous
y
remarquons.475
Ainsi, le goût se voit ramené par Diderot, en un premier temps, à un exercice
plus ou moins subreptice de l’entendement.476 Loin d’être ignorant et spontané, il
est une opération de la raison qui consiste à percevoir les agencements, les
rapports, entre les différentes parties d’une chose. Mais il convient ici de
convoquer la définition du « beau » dans les Recherches philosophiques sur
l’origine et la nature du beau :
Beau est un terme que nous appliquons à une infinité d’êtres ; mais
quelque différence qu’il y ait entre ces êtres, il faut ou que nous
fassions une fausse application du terme beau, ou qu’il y ait dans tous
ces êtres une qualité dont le terme beau soit le signe. […] Or il n’y a
que la notion de rapport, capable de ces effets. J’appelle donc beau
hors de moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon
entendement l’idée de rapports ; et beau par rapport à moi, tout ce qui
réveille cette idée.477
Comment comprendre cette curieuse substitution du terme « goût » par le
terme « beau » ? Si ce n’est que le goût est encore plus ardu à définir et à saisir
que le beau ? Le goût « inconstant et capricieux », comme le désigne Diderot
dans cette même lettre, n’est peut-être pas un point de départ fiable pour
théoriser l’expérience esthétique ? Faut-il voir dans cette substitution une
D. DIDEROT, Lettre à Mademoiselle ***, O. C., tome 2, Paris, 1969, p. 577-578. Je
souligne.
476
Nicolas GRIMALDI, « Quelques paradoxes de l’esthétique de Diderot » dans L’ardent
sanglot. Cinq études sur l’art, La Versanne, Encre Marine, p. 39.
477
D. DIDEROT, Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, O. C., tome
2, Paris, 1969, p. 492-493. Je souligne.
475
228
influence du « platonisme » de Shaftesbury ? Car, ainsi que le rappelle Gusdorf,
« Diderot est entré en littérature en traduisant l’Essai sur le mérite et la vertu, il
s’était identifié avec l’auteur au point de pouvoir écrire : “ J’ai lu et relu ; je me
suis rempli de son esprit ; et j’ai pour ainsi dire fermé son livre lorsque j’ai pris la
plume. ” »478 Nous en sommes vraisemblablement réduits à formuler des
hypothèses sur ce point, car Diderot écrit en 1765 :
Mais que signifient tous ces principes [énoncés dans l’Essai sur la
peinture], si le goût est une chose de caprice, et s’il n’y a aucune règle
éternelle, immuable, du beau ?479
Dans cet extrait, goût et beau sont liés par la nécessité d’obéir à des règles
communes qui les garantissent de l’arbitraire. Diderot, s’il renonce à sa première
définition du goût comme « perceptions de rapports », ne le considère pas pour
autant comme quelque chose de parfaitement arbitraire et irrationnel. En
définissant à titre expérimental le beau en termes de « perception de rapport »,
Diderot s’inscrit dans le grand héritage antique du Nombre d’Or, des théories de
Pythagore et de Vitruve ou, plus proche de nous, d’Alberti480 ou encore de
Vinci.481 Or il est difficile de considérer que le goût soit capable de saisir avec
acuité des rapports mathématiques idéaux. Mais, à l’inverse, cet esprit de finesse
qui s’appelle le goût est plus rare que l’esprit de géométrie. L’homme de goût est
un intuitif qui sait reconnaît du premier coup d’œil des qualités ignorées du plus
grand nombre. Dans Les Essais sur la peinture (1766), le goût est défini comme
suit :
Qu’est-ce donc que le goût ? Une facilité acquise, par des expériences
réitérées, à saisir le vrai ou le bon, avec la circonstance qui le rend
beau, et d’en être promptement et vivement touché.482
Comme le souligne Françoise Badelon, « […] l’esthétique de Diderot évolue
considérablement entre la Lettre sur les sourds et les muets et le Salon de 1767,
d’une théorie de l’imitation vers l’imitation d’un archétype idéal […] sous
Georges GUSDORF, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières,
Paris, Payot, 1976, p. 242.
479
D. DIDEROT, Essai sur la peinture, O. C., tome 6, Paris, 1970, p. 314.
480
Leon Battista ALBERTI, La peinture, texte latin, trad. française, version italienne, Paris,
Seuil, 2004, p. 81.
481
L. DE VINCI, La peinture, p. 116-119.
482
D. DIDEROT, Essai sur la peinture, O. C., tome 6, p. 316.
478
229
l’influence de Shaftesbury […] ».483 Il n’est donc pas interdit de penser que, loin
de renoncer à conférer une assise théorique stable à la notion de « goût »,
Diderot considère que ce terme est intimement lié, comme c’est le cas également
chez Shaftesbury, à celui de « beau ». À ce titre, le goût n’est donc pas quelque
chose de purement arbitraire, contrairement à ce que soutient Voltaire.
Ernst Cassirer propose une interprétation intéressante qui permet de
concilier l’abandon de la définition du goût comme « perception de rapports » au
profit de celle du beau avec, toutefois, la possibilité de ne pas renoncer à
conférer au goût une valeur forte. Il écrit :
Le goût, selon [Diderot], est à la fois subjectif et objectif : subjectif,
parce qu’il ne repose sur rien d’autre que le sentiment individuel,
objectif, parce que ce sentiment n’est justement que le résultat et
l’écho de centaines d’expériences individuelles. En tant que simple fait,
dans sa pure présence, le goût n’est sans doute pas autrement
susceptible d’une définition et d’un fondement, c’est un « je ne sais
quoi » ;
mais
nous
aurons
une
connaissance
indirecte
de
cet
inconnaissable en rapportant cette présence à son passé. En tout
jugement
de
goût,
se
condensent
d’innombrables
expériences
antérieures. Ces jugements ne sont pas plus réductibles à des
considérations spéculatives qu’à un simple « instinct » : l’« instinct »
du beau ne serait rien d’autre qu’une qualitas occulta, à laquelle il est
tout aussi stérile de recourir en psychologie qu’en physique et tout
aussi sévèrement interdit.484
Or, justement, cette « pure présence du goût », bien qu’indéfinissable,
n’en est pas moins une réalité incontestable pour Diderot : il y a bien un goût
« vrai » et « grand » qu’il s’agit de défendre et d’illustrer contre les « petits
goûts », les goûts « dépravés ». C’est ce dont témoignent une multitude d’écrits,
sans doute moins « métaphysiques » que l’article « beau » de l’Encyclopédie
mais très significatifs quant à l’importance conférée à cette notion.
F. BADELON, « Introduction » aux Œuvres de Mylord comte de Shaftesbury, contenant
différents ouvrages de philosophie et de morale, traduites de l’anglais, Genève 1769,
établissement du texte, introduction, bibliographie et notes par F. Badelon, Paris, Honoré
Champion, 2002, p. 96.
484
E. CASSIRER, La philosophie des lumières, p. 303-304.
483
230
Diderot, dans son Salon de 1767, défend, en matière de goût, la légitimité
du jugement des hommes de lettres contre ceux des « amateurs ». Comme le
souligne Charlotte Guichard dans son ouvrage consacré à cette catégorie sociale
spécifique aux Lumières française, Diderot « conteste en particulier leur
légitimité à prononcer des jugements de goût, fondée sur un modèle proposé par
l’Académie royale de peinture, qui affaiblit l’importance de la culture littéraire au
profit d’un goût formé dans les sociabilités nouvelles avec des artistes, les
pratiques artistiques en amateur et la possession des œuvres ».485 Une année
auparavant, dans son Essai sur la peinture (1766), il confie à son ami Grimm sa
consternation au sujet des modèles d’atelier, si éloignés de la nature et de ses
charmes, dont les positions sont « contraintes », « apprêtées » et toujours
« gauchement exprimées » par un même « pauvre diable, gagé pour venir trois
fois la semaine se déshabiller et se faire mannequiner par un professeur ».486
Plus avant dans le même essai, Diderot note avec humour ceci :
J’ai connu un jeune homme plein de goût, qui, avant de jeter le
moindre trait sur sa toile, se mettait à genoux et disait : “Mon Dieu,
délivrez-moi du modèle.” S’il est si rare aujourd’hui de voir un tableau
composé d’un certain nombre de figures, sans y retrouver, par-ci, parlà,
quelques-unes
de
ces
figures,
positions,
actions,
attitudes
académiques, qui déplaisent à la mort à un homme de goût, et qui ne
peuvent en imposer qu’à ceux à qui la vérité est étrangère, accusez-en
l’éternelle étude du modèle de l’école.487
Contre l’école et l’imitation servile des modèles académiques, Diderot défend une
conception vériste488 de l’imitation dans laquelle l’action conjuguée du génie et
des aptitudes techniques produit une œuvre sublime et pathétique.489 L’art est
classiquement conçu par le critique comme une « imitation du réel ». Or le
langage académique n’est pas « vrai », il imite « mal ». Ce qui ne veut pas dire,
à l’inverse, qu’il est souhaitable d’imiter, au nom de cette exigence de vérité,
Charlotte GUICHARD, Les amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Seyssel, Champ
Vallon, 2008, p. 10.
486
D. DIDEROT, Essai sur la peinture, O. C., tome 6, Paris, 1970, p. 256-257.
487
Ibid., p. 257.
488
N. GRIMALDI, op. cit., p. 47.
489
D. DIDEROT, « Article Génie » dans Œuvres esthétiques (1968), éd. P. Vernière, Paris,
Éditions Garnier Frères, 1994, 9-17.
485
231
tout ce qui se trouve dans la nature ! Diderot le formule explicitement dans ce
même Salon :
L’imitation rigoureuse de la nature rendra l’art pauvre, petit, mesquin
mais jamais faux ou maniéré. C’est de l’imitation de la nature soit
exagérée soit embellie que sortiront le beau et le vrai, le maniéré et le
faux ; parce qu’alors l’artiste est abandonné à sa propre imagination. Il
reste sans aucun modèle précis.490
Toute réalité n’est pas bonne à imiter. Lorsqu’il reproche à Boucher de ne
prendre le pinceau que pour nous montrer fesses et tétons, ce n’est point parce
que les poses des modèles sont académiques, tant s’en faut, ni même que les
modèles manquent de « naturel ». S’il est bien aise d’en voir, Diderot ne veut
point qu’on lui les montre ! Pour l’homme de goût, en effet, ce qui est charmant
en nature ne l’est pas en peinture. Boucher, véritable peintre de la « dépravation
des mœurs », manifeste et révèle la « décadence » à la fois de la peinture et du
bon goût :
Je ne sais que dire de cet homme-ci. La dégradation du goût, de la
couleur, de la composition, des caractères, de l’expression, du dessin,
a suivi pas à pas la dépravation des mœurs.491
En effet, même si le « sentiment de la chair », le sang, la vie « qui font le
désespoir du coloriste »492 sont les réalités les plus difficiles à rendre en peinture
— en tant qu’elles sont les plus changeantes, les plus perméables aux
mouvements de l’âme et donc aussi les plus insaisissables —, le virtuose ne doit
pas en faire étalage, faute de tomber dans le « mauvais goût ». Le goût dépravé
ne « pense pas » et semble être parfois une affaire de famille, à en croire ce que
dit Diderot, dans le même Salon, au sujet de Baudoin, le gendre de Boucher :
Toujours petits tableaux, petites idées, compositions frivoles, propres
au boudoir d’une petite maîtresse, à la maison d’un petit maître ;
faites pour petits abbés, de petits robins, de gros financiers ou autres
personnages sans mœurs et d’un petit goût.493
490
491
492
493
D.
D.
D.
D.
DIDEROT,
DIDEROT,
DIDEROT,
DIDEROT,
Salon de 1767, O. C., tome
Salon de 1765, O. C., tome
Essai sur la peinture, O. C.,
Salon de 1767, O. C., tome
7, Paris, 1970, p. 416.
6, p. 39.
tome 6, p. 264.
7, p. 225.
232
Mais il ne faut pas s’empresser trop vite de conclure que Diderot fait preuve
de « moralisme » en matière de goût. Il est vrai que Un père qui vient de payer
la dot de sa fille de Jean-Baptise Greuze, toile plus connue sous le nom
d’Accordée du village et présenté au Salon de 1761, devient l’occasion d’un
discours édifiant sur les devoirs du mariage, la modestie et les vertus du travail
honnête. Diderot écrit au sujet de cette toile :
C’est certainement ce que Greuze a fait de mieux. Ce morceau lui fera
honneur, et comme peintre savant dans son art, et comme homme
d’esprit et de goût. Sa composition est pleine d’esprit et de délicatesse.
Le choix de ses sujets marque de la sensibilité et des bonnes
mœurs.494
Il faut souligner le fait que la « délicatesse » du goût s’accompagne toujours de
l’« esprit » et qu’à l’inverse le mauvais goût en est dépourvu, comme on vient de
le voir chez Baudoin, ce qui va dans le sens d’une valorisation du goût « juste »
comme vecteur d’idées et donc d’une forme de « connaissance » au sens large
du terme : ne s’attachant pas exclusivement à l’agrément superficiel procuré par
les belles formes, le bon goût nous donne à penser en exposant un contenu de
sens qui transcende la simple représentation formelle.
Il faut aussi souligner le fait que goût, selon Diderot, n’est pas arrêté une
fois pour toutes : il évolue en fonction de l’âge, s’éduque et se bonifie avec le
temps :
Chaque âge a ses goûts. Des lèvres vermeilles bien bordées, une
bouche entrouverte et riante, de belles dents blanches, une démarche
libre, le regard assuré, une gorge découverte, de belles grandes joues
larges, un nez retroussé, me faisaient galoper à dix-huit ans.
Aujourd’hui, que le vice ne m’est plus bon, et que je ne suis plus bon
au vice, c’est une jeune fille qui a l’air décent et modeste, la démarche
composée, le regard timide, et qui marche en silence à côté de sa
mère, qui m’arrête et me charme. Qui est-ce qui a le bon goût ? Est-ce
moi à dix-huit ans ? Est-ce moi à cinquante ? […] Pour arracher de
l’homme la vérité, il faut à tout moment donner le change à la passion,
en empruntant des termes généraux et abstraits. C’est qu’à dix-huit
494
D. DIDEROT, Salon de 1761, O. C., tome 5, p. 102.
233
ans, ce n’était pas l’image de la beauté, mais la physionomie du plaisir
qui me faisait courir.495
Tout comme le plaisir, le goût est affaire de mesure : son excès peut s’avérer
aussi néfaste que son absence. L’excès de goût engendré par le luxe et le
raffinement peut avoir des conséquences délétères. Dans un plaisant petit texte
rédigé à titre de « fragment préalable » au Salon de 1769, intitulé Regrets sur
ma vieille robe de chambre ou avis à ceux qui ont plus de goût que de
fortune, Diderot écrit ceci :
Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi, j’étais fait à elle.
Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner. J’étais
pittoresque et beau. L’autre [que vient de lui offrir Mme Geoffrin],
roide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa
complaisance ne se prêtât, car l’indigence est presque toujours
officieuse. Un livre était-il couvert de poussière ? Un de ses pans
s’offrait pour l’essuyer. L’encre épaisse refusait-elle de couler de ma
plume ? Elle présentait le flanc. […] Ces longues raies annonçaient le
littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un
riche fainéant. On ne sait qui je suis. […] Maudit soit le précieux
vêtement que je révère ! Où est mon ancien, mon humble, mon
commode lambeau de calmande ? Mes amis, gardez vos vieux amis,
craignez l’atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La
pauvreté a ses franchises : l’opulence a sa gêne. […] Ces deux jolis
plâtres que je tenais de l’amitié de Falconet et qu’il avait réparés luimême, déménagés par une Vénus accroupie. L’argile moderne brisée
pas le bronze antique. […] Instinct funeste des convenances ! tact
délicat et ruineux ! goût, goût sublime qui changes, qui déplaces, qui
édifies, qui renverses, qui vides les coffres des pères, qui laisses les
filles sans dot, les fils sans éducation, qui fais tant de belles choses et
de si grands maux ; toi qui substituas chez moi le fatal et précieux
bureau à la table de bois, c’est toi qui perds les nations, c’est toi qui
peut-être un jour conduiras mes effets sur le pont Saint-Michel où l’on
495
D. DIDEROT, « Essai sur la peinture » dans Œuvres esthétiques, p. 697-698.
234
entendra la voix enrouée d’un crieur dire : « À vingt louis une Vénus
accroupie. »496
Au vu de ce qui précède, et en l’absence d’une définition précise du goût,
qu’est-ce qui confère au critique sa légitimité de censeur et de garant du bon
goût ? La position de Diderot sur ce point rejoint celle de David Hume : le
jugement des experts est une source indiscutable de la norme du goût.
Concrètement, il convient de s’astreindre à un véritable apprentissage du métier
de critique par l’étude des différentes techniques. Si nous savons maintenant que
son initiation artistique est non seulement antérieure à la composition du premier
Salon, mais aussi à la rédaction de l’article « Beau »,497 cette formation
s’intensifie entre 1759 et 1763. Durant cette période, Diderot se rend dans les
ateliers de ses amis Chardin, La Tour, Falconet. Il revendique des compétences
techniques au point de dire dans la préface au Salon de 1765 :
S’il m’arrive de blesser l’artiste, c’est souvent avec l’arme qu’il a luimême aiguisée. Je l’ai interrogé, et j’ai compris ce que c’était que
finesse de dessin et vérité de nature. J’ai conçu la magie de la lumière
et des ombres. J’ai connu la couleur. J’ai acquis le sentiment de la
chair. Seul, j’ai médité ce que j’ai vu et entendu ; et ces termes de
l’art, unité, variété, contraste, symétrie, ordonnance, composition,
caractères, expression, si familiers dans ma bouche, si vagues dans
mon esprit, se sont circonscrits et fixés.498
Il y a donc bien une expérience sensible ou, plus précisément, érotique,
dans le rapport que le critique entretient à l’œuvre : il s’agit de connaître la
couleur et d’acquérir le sentiment intime de la chair. Mais celle-ci ne suffit pas.
Elle se voit nécessairement doublée d’une dimension intelligible : il s’agit de
com-prendre, de prendre à soi la « finesse du dessin » et la « vérité de la
nature », de concevoir la lumière et les ombres.
La manière qu’a Diderot d’évoquer cette question du goût est fort différente
de ce que Baumgarten entreprend avec sa métaphysique de l’Art. Il est toutefois
possible
de
trouver
entre
ces
deux
approches
un
important
point
de
D. DIDEROT, Regrets sur ma vieille robe de chambre ou Avis à ceux qui ont plus de
goût que de fortune, O. C., tome 8, Paris, 1971, p. 8-10.
497
Gita MAY, « présentation » à D. DIDEROT, Essais sur la peinture, O. C., tome 14, éd.
Jean Varloot, Paris, 1984, p. 335.
498
D. DIDEROT, Salon de 1765, O. C., tome 6, p. 16.
496
235
convergence : la place accordée à la rhétorique. Il n’est pas rare, en effet, que
Diderot remplace la description des tableaux exposés dans les Salon successifs
par un éloge de la peinture, ou qu’il substitue un tableau imaginaire aux tableaux
exposés, souvent jugés décevants. La tension entre la nécessité de rendre
compte d’une expérience esthétique vécue et la vieille tentation rhétorique de
l’ékphrasis499 est extrême dans l’œuvre critique de Diderot. À l’instar de ce
qu’écrit Philostrate, la parole doit, selon Diderot, être en mesure de peindre et de
dépeindre la « vérité »500 des choses aussi bien, voire mieux, que ne le ferait un
pinceau.501 Le critique d’art, comme le sophiste, s’éloigne très souvent de la
description des tableaux présents pour se tourner vers des tableaux absents,
formés par son imagination et qui prennent corps dans le discours. Or, pour que
cet exercice ne devienne pas arbitraire, c’est, une fois encore, le goût qui est
nécessaire :
Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle, qu’avec un
peu d’imagination et de goût on les réalisera dans l’espace, et qu’on y
posera les objets à peu près comme nous les avons vus sur la toile.502
Pour conclure en rendant davantage justice à Diderot, il faut encore
rappeler que la dimension strictement descriptive des Salons, si l’on retranche
les longues digressions sans rapport direct avec le tableau, répond à la nécessité
factuelle de rendre compte des œuvres aux destinataires étrangers du texte qui
ne pouvaient pas voir les tableaux. À ce titre, les descriptions ne relèvent donc
pas seulement d’une reprise nostalgique de l’ancienne ékphrasis.
Stéphane LOJKINE, L’Œil révolté. Les Salons de Diderot, Paris/Arles, Éditions Jacqueline
Chambon, 2007, p. 99 sq.
500
PHILOSTRATE, La Galerie de tableaux, trad. A. Bougot (1881), révisée et annotée par F.
Lissarrgue, préface P. Hadot, Paris, Les Belles-Lettres, 1991. L’incipit de l’ouvrage
indique : « Ne pas aimer la peinture, c’est mépriser la vérité même. »
501
P. HADOT, « Préface » à ibid., p. XII.
502
D. DIDEROT, Salon de 1765, p. 19.
499
236
§ 2.4 EDMUND BURKE : LA QUESTION DU GOÛT, UN AJOUT DE 1759
L’ouvrage d’Edmund Burke (1729-1797) paraît la même année que la
Norme du goût de son ami David Hume.503 S’il partage avec Diderot une même
critique des canons trop figés, le titre choisi par l’homme politique et philosophe
irlandais, A philosophical Inquiry into our Ideas of Sublime and Beautiful, rappelle
celui donné par Hutcheson à son ouvrage de 1725 : An inquiry into the Originals
of our Ideas of Beauty and Virtue. Mais la comparaison avec Hutcheson s’arrête
là. L’originalité des réflexions de Burke réside en ceci que la question du goût est
posée indépendamment de la question morale, mais en étroite relation avec une
théorie des passions. Cette indépendance de la question du goût et de celle de la
morale est présente chez Hume, mais elle reste vraiment exceptionnelle avant le
tournant opéré par la Critique de la Faculté de Juger. De plus, ces deux
philosophes n’ont pas recours à l’expédient qui consiste à expliquer le goût par
l’invention d’un « sixième » sens spécifique, ainsi que le font Du Bos puis
Hutcheson.504 « Dans cette question du goût, écrit Baldine Saint-Girons, il
importe d’abord à Burke de prendre position par rapport à ses prédécesseurs
immédiats : non seulement Hume, à la différence duquel il ne met pas en
question la possibilité de trouver un “étalon du goût”, mais aussi Adam Smith et
Gerard, en France, Montesquieu, Voltaire et D’Alembert, dont les articles avaient
été réunis dans l’Encyclopédie en 1757. »505
Après avoir remarqué que l’auteur du traité Du sublime a souvent confondu
l’idée du beau avec celle du sublime, Burke écrit :
Cette confusion d’idées n’a pu manquer de rendre nos raisonnements
forts imprécis et peu concluants. Si on pouvait y remédier, ce serait
seulement […] par un examen diligent des passions et par une
B. ST-GIRONS, « Avant-propos » à E. BURKE, Recherche sur l’origine de nos idées de
sublime et du beau, p. 14.
504
La critique du « 6e sens » apparaît clairement dans cet extrait : « Avant de quitter ce
sujet, je ne puis m’empêcher de faire état d’une opinion assez répandue suivant laquelle
le goût constituerait une faculté séparée de l’esprit, distincte du jugement et de
l’imagination ; une sorte d’instinct par lequel nous serions naturellement frappés, au
premier coup d’œil et sans aucun raisonnement antérieur, des beautés et des défauts
d’une composition. » E. BURKE, ibid., p. 75. Je souligne.
505
B. ST-GIRONS, ibid., p. 21.
503
237
investigation sévère et attentive des lois de la nature par lesquelles ces
propriétés sont capables d’affecter le corps et ainsi d’éveiller nos
passions. Si cela pouvait être fait, il [i.e Burke] imaginait que les
règles qu’il serait alors possible de déduire d’une telle recherche
pourraient s’appliquer sans trop de difficulté aux arts imitatifs et à tout
ce qu’ils concernent.506
La partie consacrée explicitement à la question du goût a été ajoutée deux ans
après la première édition de la Recherche philosophique sur l’origine de nos idées
du sublime et du beau. La préface à la seconde édition de 1759 s’ouvre comme
suit :
Je me suis efforcé de rendre cette édition plus complète et plus
satisfaisante que la première. J’ai recherché avec le plus grand soin et
lu avec une égale attention tout ce qui a été publié contre mes
opinions […]. Bien que je n’aie pas trouvé de raison suffisante […] pour
modifier sensiblement ma théorie, j’ai jugé nécessaire de l’expliquer,
de l’illustrer et de la renforcer en maints endroits. J’ai placé en tête du
livre un discours d’introduction sur le goût, sujet curieux en soi, et qui
conduit assez naturellement à notre recherche principale.507
Selon moi, cette introduction peut parfaitement faire l’objet d’une étude à part
entière. En effet, les rapports qui conduisent « naturellement » de la question du
goût à celles de l’origine de nos idées du sublime et du beau sont loin d’avoir été
explicités par Burke. Certes, l’odorat et le goût contribuent également à former
l’idée de grandeur, l’une des causes remarquables de l’idée de sublime.508 Il n’en
demeure pas moins que cet ajout de 1759 se présente davantage comme un
essai autonome sur la question goût que comme une véritable introduction au
texte de 1757. C’est à ce titre qu’il sera étudié dans ce qui suit.
La réponse apportée par Burke à l’adage scolastique médiéval devenu
proverbial, avant d’être formulé comme une question philosophique (De gustibus
et coloribus non est disputandum), est, me semble-t-il, d’une extrême
ingéniosité. Le philosophe réussit le tour de force qui consiste à concilier l’idée
E. BURKE, ibid., p. 56. Je souligne.
Ibid., p. 57. Je souligne.
508
E. BURKE, ibid., Partie 2, “VII. Du vaste”, p. 119. « Quoi qu’il en soit, il ne serait pas
déplacé d’ajouter à ces remarques sur la grandeur [magnitude] que si l’infiniment grand
est sublime, l’infiniment petit ne l’est pas moins. »
506
507
238
d’une norme objective du goût, inscrite dans la nature humaine, universellement
reconnue comme telle, et la multiplicité des « goûts », observable sur le plan
empirique :
Tous les hommes s’accordent à dire que le vinaigre est acide, le miel
doux et l’aloès amer ; et, de même qu’ils s’accordent sur les qualités
qui se trouvent dans ces objets, ils ne diffèrent aucunement sur la
question du plaisir et de la douleur qu’ils produisent, et déclarent la
douceur plaisante, l’acidité et l’amertume déplaisante.509
La multiplicité des goûts ne doit pas être prise au sens d’une multiplicité des
contenus des objets de goût mais bien la qualité des sensations de plaisir et de
peine éprouvées au contact de ces objets, multiplicité dont le contenu varie en
fonction des personnes, de l’âge et de l’éducation :
Qu’on préfère le goût du tabac à celui du sucre, ou l’arôme du vinaigre
à celui du lait, cela ne jette aucune confusion dans les goûts, si l’on
sait que le tabac et le vinaigre ne sont pas doux et que l’habitude seule
a rendu le palais sensible à ces plaisirs étrangers.510
Par contre, si l’effet produit varie en fonction du sujet, les qualités sapides des
objets et le jugement que nous formulons à leur encontre sont maintenus dans
leur objectivité, même si l’habitude, le défaut d’organes, voire la folie peuvent
parfois rendre aimable un goût universellement reconnu comme déplaisant :
On peut discuter des goûts et même avec une certaine précision. Mais,
si quelqu’un déclarait que le tabac a le goût du sucre, qu’il ne peut
guère distinguer le lait du vinaigre, ou encore que le tabac et le
vinaigre sont doux, le lait amer et le sucre acide, nous conclurions
aussitôt que ses organes sont déréglés et que son palais est
complètement vicié. Discourir alors des goûts serait comme raisonner
sur les relations de quantité avec quelqu’un qui nierait que toutes les
parties ensemble fussent égales au tout ! Nous ne dirions pas de pareil
interlocuteur qu’il a de fausses notions, mais qu’il est absolument
fou.511
509
510
511
Ibid., p. 64.
Ibid.
Ibid.
239
Burke va très loin dans l’affirmation du caractère objectif du goût qu’il compare
au
raisonnement
arithmétique.
Il
distingue
clairement
la
dimension
idiosyncrasique impliquée dans le jugement de goût de l’existence indiscutable
des qualités sapides des objets :
Ces deux exceptions ne sauraient guère infirmer la règle générale et
nous obliger à conclure que les hommes ont des principes différents
concernant les relations de quantité ou le goût des choses. Aussi,
lorsqu’on dit qu’on ne peut disputer du goût, veut-on simplement dire
que personne ne peut répondre précisément du plaisir et de la douleur
qu’un
homme
particulière.
particulier
trouve
dans
le
goût
d’une
chose
512
Par une inversion peu courante, qu’il s’agit de souligner ici, c’est le sens figuré du
terme et l’accord qui règne à son sujet qui garantissent, en retour, le caractère
objectif du goût pris au sens physiologique du terme :
De cette concordance de leurs sentiments [à l’égard du fait que le
vinaigre est acide, le miel doux et l’aloès amer] témoigne l’assentiment
universel donné aux métaphores tirées du sens du goût. L’aigreur du
caractère, l’amertume des expressions, des imprécations du sort, voilà
ce que chacun entend fort bien ; et parler d’une douceur de
disposition, de personne, de condition, etc., ne crée aucune difficulté
de compréhension.513
Ainsi, après avoir établi le caractère indiscutablement objectif du goût, Burke
opère une comparaison entre les plaisirs qu’il procure et ceux engendrés par le
sens de la vue. Il remarque que les plaisirs engendrés par la vue sont reconnus
de façon moins équivoque que ceux du goût :
L’accord du genre humain ne se borne pas au goût. Le principe du
plaisir qu’on reçoit de la vue est le même chez tous. La lumière plaît
davantage que l’obscurité. L’été, cette saison où la terre se couvre de
verdure, où le ciel est serein et brillant, est plus agréable que l’hiver,
où tout diffère tant d’aspect. Je ne me rappelle pas de spectateurs qui,
en présence d’un bel objet — homme, quadrupède, oiseau, plante —
512
513
Ibid.
Ibid.
240
ne s’accordent pas aussitôt sur leur attente ou voient plus de beauté
ailleurs. […] Remarquons, d’ailleurs, que les plaisirs de la vue ne son
pas aussi compliqués, brouillés et altérés par des habitudes et des
associations non naturelles que les plaisirs du goût : ils tiennent plus
ordinairement à eux-mêmes et ne sont pas aussi souvent adultérés par
des considérations qui en sont indépendantes.514
Si Burke ne pose pas expressément de hiérarchie entre les plaisirs du goût et
ceux de la vue, nous retrouvons pourtant dans cet extrait l’un des facteurs
explicatifs du statut peu enviable du goût dans l’histoire de la métaphysique. Par
contraste avec le sens de la vue, celui du goût n’est pas stable et identique à soi,
il est complexe, s’altère facilement et change en fonction d’une multitude de
paramètres. Burke l’explique en définissant le goût comme une idée complexe
composée de trois éléments essentiels : la perception primaire des plaisirs des
sens, la perception secondaire issue de l’imagination et enfin la synthèse opérée
par l’entendement de ces deux premières perceptions :
En somme, il me paraît que ce qu’on appelle goût, dans son acception
la plus générale, n’est pas une idée simple, mais se compose d’une
perception des plaisirs primitifs des sens, des plaisirs secondaires de
l’imagination et des conclusions de la faculté de raisonner touchant les
différentes relations entre ces deux types de plaisir touchant les
passions, les mœurs et les actions des hommes. Tout cela est
indispensable pour former le goût, et les assises en sont identiques
dans l’esprit humain ; car, comme les sens constituent les grands
originaux de toutes nos idées, et donc de tous nos plaisirs, ils ne sont
pas incertains et arbitraires. Les assises du goût sont communes à
tous les hommes et constituent donc un fondement suffisant pour des
raisonnements décisifs. 515
La référence à la théorie lockienne de l’origine de nos idées, comme on la trouve
chez Hutcheson également, est ici parfaitement explicite. Le goût, à titre d’idée
complexe, présente des principes uniformes contenus dans l’essence de la nature
humaine. Or, la diversité des goûts s’explique en vertu de cette complexité. C’est
parce que le goût relève essentiellement de la sensibilité et du jugement qu’il
514
515
Ibid., p. 65. Je souligne.
Ibid., p. 73. Je souligne.
241
varie en fonction de la prédominance de l’une ou de l’autre de ces dispositions
chez le sujet :
Tant que nous considérons le goût uniquement selon sa nature et son
espèce, ses principes sont parfaitement uniformes ; mais ils diffèrent
chez les individus selon les éléments qui prédominent. Car la
sensibilité et le jugement, qualités qui composent ce que nous
appelons d’ordinaire le goût, diffèrent extrêmement d’une personne à
l’autre. Un défaut de la première qualité produit un manque de goût ;
une faiblesse de la seconde constitue un goût faux ou mauvais.516
Nonobstant le caractère éminemment variable des différents goûts, Burke, une
fois de plus, pousse très loin l’affirmation de l’objectivité du goût à titre de
faculté qui relève autant de la sensibilité que de l’entendement, allant jusqu’à
soutenir que les jugements portés sur les œuvres d’art sont moins susceptibles
d’être discutés que les systèmes philosophiques :
Et il faut dire que, dans l’ensemble, les hommes diffèrent plutôt moins
sur les matières de goût que sur la plupart des sujets qui relèvent de
la raison toute nue ; et que les hommes s’accordent mieux sur
l’excellence d’une description de Virgile que sur la vérité ou la fausseté
d’une théorie d’Aristote.517
En d’autres termes, avec Burke, l’expérience esthétique du goût, inscrite dans
une théorie empiriste de la connaissance, acquiert une valeur inédite. Aucun de
ses prédécesseurs n’avait osé affirmer que la vérité du jugement de goût excède
de beaucoup celle du raisonnement philosophique.
516
517
Ibid.
Ibid., p. 504.
242
Un
des
principes
j’applique
de
méthode
constamment
que
dans
mes
recherches consiste à identifier dans les
textes, comme dans les contextes sur
lesquels je travaille, ce que Feuerbach
appelait l’élément philosophique, c’est-àdire
le
point
Entwicklungsfähigkeit,
de
le
locus
leur
et
le
moment où ils sont susceptibles d’être
poussés.
Pourtant
quand
nous
interprétons et que nous déployons le
texte d’un auteur en ce sens, il arrive
toujours un moment où l’on se rend
compte
qu’il
n’est
pas
possible
de
poursuivre sans contrevenir aux règles
les
plus
élémentaires
de
l’herméneutique. Cela signifie que le
déploiement du texte étudié a atteint un
point
d’indécidabilité
impossible
de
où
distinguer
il
devient
l’auteur
de
l’interprète.
GIORGIO AGAMBEN
Qu’est-ce qu’un dispositif ?
243
244
TROISIÈME PARTIE
METAPHYSIQUE DE L’ART ET VERITE DU GOUT : ANTHONY EARL OF SHAFTESBURY
Après avoir envisagés différentes conceptions du goût dont la principale
caractéristique a été de prendre comme point de départ le sujet et ses affections,
il s’agit à présent de revenir quelque peu en deçà de l’opposition entre
« métaphysique de l’Art » et « esthétiques du goût ».
§ 1.1 NOTE MÉTHODOLOGIQUE
Avant d’entrer dans la problématique propre à Shaftesbury, je me dois de
formuler une brève remarque d’ordre méthodologique. En effet, achever une
étude par un auteur antérieur, d’un point de vue chronologique, à tous les autres
auteurs étudiés peut paraître fort discutable. Or il s’agit d’un choix délibéré de
ma part qu’il m’appartient ici d’expliciter. Dans le prologue, j’ai indiqué que mon
propos ne consistait pas à proposer une série de monographies orientées à partir
d’une question, ni à reconstruire une histoire des idées linéaire, guidée par une
causalité efficiente visant à retracer, à partir de sources bibliothécaires, les
influences réciproques des différents auteurs convoqués, mais bien à réfléchir en
termes de convergences, c’est-à-dire en proposant une lecture dialogique des
textes, afin de déployer ce que je conçois, dans la perspective ouverte par Michel
Foucault,518 comme l’épistémè propre au 18e siècle.
Shaftesbury, outre l’intérêt philosophique indiscutable de ses thèses et le
plaisir intense que suscite la lecture de ses écrits, possède l’immense vertu de
Michel FOUCAULT, « Réponse à une question » (1968), dans Dits et écrits I. 1954-1975,
Paris, Gallimard, 2001, p. 704 : « [Les critères de formation, de transformation et de
corrélation] permettent de décrire l’épistémè d’une époque, non pas la somme de ses
connaissances, ou le style général de ses recherches, mais l’écart, les distances, les
oppositions, les différences, les relations de ses multiples discours scientifiques :
l’épistémè n’est pas une sorte de grande théorie sous-jacente, c’est un espace de
dispersion, c’est un champ ouvert et sans doute indéfiniment descriptible de relations. »
518
245
me contraindre à réinterroger les catégories à partir desquelles la problématique
de la constitution de l’esthétique philosophique ou plutôt des esthétiques au 18e
siècle a été formulée. C’est pour cette raison que son étude clôt, plutôt qu’elle
n’ouvre, la recherche. L’hypothèse que je souhaite proposer est la suivante : en
Shaftesbury se tient, dans une irrésolution féconde, l’opposition qui a servi à
structurer l’entier de ma recherche. En effet, le goût, en tant qu’expression d’un
sentiment esthétique, et la vérité à l’œuvre dans l’Art, ne s’opposent pas et
forment une unité parfaitement originale chez Shaftesbury. Jusqu’à présent, et
pour les nécessités de la démonstration, j’ai posé comme antinomiques ces deux
conceptions. Celles-ci peuvent être reformulées de la manière suivante : à une
conception affirmative du caractère métaphysique de l’Art, au sein de laquelle
l’œuvre est conçue comme un kósmos réel, capable d’entrer en concurrence avec
la perfection de la Création divine, s’oppose une conception qui place le sujet du
jugement de goût comme seul maître et législateur de la valeur esthétique d’une
œuvre, sans égards pour ses qualités objectives. Cette conception exclut
d’emblée d’accorder aux œuvres un rapport à la vérité quel qu’il soit, puisqu’elles
ne sont, en dernière instance, que l’occasion offerte à un sujet d’exercer son
jugement critique.
Le schématisme de cette dichotomie, déjà quelque peu ébranlé par Burke,
requiert à présent d’être lui-même réinterrogé par la prise en compte d’un auteur
qui vient inquiéter l’opposition entre deux catégories herméneutiques proposées
comme fil conducteur de ma réflexion : métaphysique de l’Art vs esthétiques du
goût. Comme le dit encore fort à propos Burke : « Nous sommes limités dans
notre recherche par des lois sévères que nous nous sommes prescrites en
commençant. »519 Il s’agit dès lors de souligner d’emblée que l’opposition entre
goût et vérité n’est absolument pas pertinente pour comprendre Shaftesbury.
Pas plus, d’ailleurs, que l’opposition déjà invalidée au sujet de Baumgarten, entre
esthétique de la réception et esthétique de la création.
Shaftesbury et Baumgarten reconnaissent, chacun selon des modalités
spécifiques, la nécessité d’une nouvelle manière de philosopher qui soit attentive,
dans l’exigeante recherche de la vérité, à présenter les choses avec élégance et
beauté. Dès lors, l’opposition, tardive, entre esthétique de la réception et
esthétique de la création n’est pas pertinente pour décrire les origines de
519
E. BURKE, op. cit., p. 62.
246
l’esthétique philosophique. En effet, le programme esthétique développé par
Shaftesbury et Baumgarten est moins une réflexion philosophique portant sur les
beaux-arts comme tels, qu’une nouvelle manière de concevoir la forme en
laquelle la philosophie s’expose quand elle est confrontée à la manifestation de la
beauté. Dès lors, la pratique même de la philosophie, en tant que pratique
littéraire, devient une activité créatrice, engageant non seulement la ratio mais
exigeant, comme sa propre condition de réalisation, que le philosophe incarne
dans sa manière d’être, dans les modalités de son existence propre, cette
exigence de beauté. On peut affirmer que la philosophie de Shaftesbury est
« […] esthétique dans la mesure où elle prétend faire une réforme de la
philosophie orientée selon une théorie de l’art : il s’agit d’aller contre la
“philosophie barbare”, celle de Hobbes, de Locke ou de Descartes pour produire
une philosophie de la civilisation, du goût et des mœurs ».520
Dans la partie consacrée aux « problèmes fondamentaux de l’esthétique »
de son ouvrage déjà mentionné, Cassirer présente de manière simple et concise
la question du rapport entre philosophie et littérature. Cet extrait mérite d’être
longuement cité :
Le 18e siècle qui aime tant se proclamer lui-même “Siècle de la
Philosophie” ne tient pas moins au titre de “Siècle de la Critique”. En
vérité, ces deux formules ne sont-elles pas l’expression différente
d’une seule et même réalité ? […] Chez tous les grands esprits du
siècle se manifestent les liens intimes qui unissent à la philosophie, la
critique esthétique et littéraire, et non point par hasard mais toujours
sur la base d’une unité profonde et intrinsèque des problèmes […]. Il
ne s’agit pas seulement de croire que Philosophie et Critique se
rencontrent
et
s’accordent
dans
leurs
résultats
indirects
mais
d’affirmer et de rechercher une unité de nature entre les deux
disciplines.
De
cette
conviction
et
de
cette
exigence
est
née
l’esthétique théorique, science dans laquelle se compénètrent deux
mouvements d’origine fort différente […]. Le matériau offert en
abondance par la poétique, la rhétorique, la théorie des arts plastiques
doit en fin de compte être ordonné, distribué et considéré dans une
perspective synthétique. Mais ce besoin de clarté et de maîtrise
520
F. BRUGÈRE, Le goût. Art, passion et société, Paris, PUF, 2000, p. 34. Je souligne.
247
rationnelle ne constitue que le point de départ de l’entreprise. Partant
de cette problématique purement rationnelle, l’idée fait son chemin
jusqu’à mettre en question le contenu même de la pensée. Entre le
contenu de l’art et celui de la philosophie, on cherche maintenant une
correspondance, on affirme une parenté qui semble d’abord être sentie
trop obscurément pour être exprimée en concepts précis. Mais il
apparaît alors que la tâche véritable et essentielle de la critique est
précisément de franchir cette limite, de pénétrer de ses rayons le clairobscur de la “sensation” et du “goût” qu’elle doit, sans porter atteinte
à leur nature, porter à la lumière de la connaissance.521
Shaftesbury ne se restreint pas à rechercher une correspondance entre art,
littérature et philosophie. C’est la philosophie, telle qu’il l’envisage à nouveaux
frais, qui donne à la littérature, aux arts plastiques et à la musique leurs
règles.522 Ceci est particulièrement frappant dans le Soliloque ou avis à un
auteur, en regard du titre pour commencer : le soliloque est un exercice
philosophique que Shaftesbury conseille non seulement aux philosophes mais
aussi aux écrivains, aux auteurs au sens large du terme. Dans un extrait où il est
question, une fois de plus, des dispositions innées et acquises, ce rapport de
subordination entre littérature et philosophie est particulièrement explicite :
Il y a, il est vrai, certaines personnes si heureusement formées par la
nature
elle-même
qu’avec
une éducation
des
plus
simples
ou
grossières, elles ont cependant quelque chose de naturellement
gracieux et affable dans leur manière d’agir. Et il y en a d’autres, d’une
meilleure éducation, qui, en raison d’une aspiration fallacieuse et d’une
grâce affectée et déplacée, en sont de toutes les plus éloignées. Il est
pourtant indéniable que la perfection de la grâce et de l’affabilité dans
la manière d’agir et le comportement ne se trouve que chez les gens
qui ont reçu une éducation libérale. Et même parmi ceux-là, ceux à qui
l’on trouve encore le plus de grâce sont ceux qui se sont exercés de
bonne heure et ont formé leurs gestes sous la direction des meilleurs
maîtres. Eh bien, ce que sont ces maîtres et leurs leçons à un
gentilhomme accompli, les philosophes et la philosophie le sont à un
E. CASSIRER, La philosophie des lumières, p. 275-276. Je souligne.
SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 98 (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 92).
« […] Ces règles particulières de l’art, que la philosophie seule nous expose. »
521
522
248
auteur. Il en est de même dans le beau monde et dans le monde
littéraire.523
Contrairement à la tradition scolastique dans laquelle s’inscrit explicitement
l’œuvre de Baumgarten, Shaftesbury ne conçoit pas de séparation entre
métaphysique générale et métaphysique spéciale : tout est lié et converge vers
une éthique de la juste mesure et de l’excellence, qui concerne aussi bien les
rapports que l’homme entretient avec lui-même et ceux qu’il entretient avec
autrui, que le kósmos en entier. Pour étayer son propos, le philosophe se réfère
aux temps présocratiques, lorsque poésie et philosophie n’avaient pas encore été
placées dans ce rapport agonistique inventé par Platon. Aux antipodes de ce qui
est développé dans Ion, un hommage est rendu à Homère, the great
mimographer, père et prince des poètes, dont les écrits contiennent the most
exact poetical truth.524 C’est ici que le « platonisme » que Leibniz croit déceler
chez Shaftesbury trouve sa limite.525 Pour s’en convaincre, rappelons un passage
important du Livre III de la République de Platon :
Il faut donc apparemment que nous exercions un contrôle sur ceux qui
entreprennent de composer sur ces sujets mythiques et que nous les
priions de ne pas dénigrer de la sorte les choses de l’Hadès en les
décrivant sans nuance, mais plutôt d’en faire l’éloge, compte tenu du
fait qu’ils ne parlent pas de manière véridique et que leurs histoires ne
sont d’aucune utilité à ceux qui s’apprêtent à devenir des hommes de
guerre.526
Un peu plus loin, Homère est nommément visé par Platon :
Pour ces passages et tous les autres du même genre, nous prierons
Homère et les autres poètes de ne pas s’irriter que nous les raturions.
SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 95-96, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 88-90). Je souligne.
SHAFTESBURY, ibid., p. 100, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 92).
525
G. W. LEIBNIZ, Recueil de diverses pièces sur la Philosophie, la Religion naturelle,
l’Histoire, les Mathématiques, etc., par Messieurs Leibniz, Clarke, Newton et autres
célèbres auteurs par Des Maizeaux, Amsterdam, 1720, t. II, cité par J.-P. LARTHOMAS, De
Shaftesbury à Kant, tome 1, Paris, Didier Erudition, 1985, p. 176, de même que par L.
Jaffro dans SHAFTESBURY, Exercices, Paris, Aubier, 1993, p. 419, note 60.
Laurent Jaffro commente dans la note susmentionnée : « La métaphysique de
l’harmonie, pour Shaftesbury, n’est pas l’expression d’une règle produite pratiquement,
et ses seuls raffinements sont ceux du caractère : c’est la métaphysique d’un
moraliste. »
526
PLATON, République, trad. inédite, introduction et notes par Georges Leroux, GF
Flammarion, Paris, 2002, 386b-386d, p.163-164. Je souligne.
523
524
249
Non pas parce que ces passages ne seraient pas poétiques et
agréables aux oreilles du grand nombre, mais parce que plus ils sont
poétiques, moins ils conviennent aux oreilles des enfants et des
hommes qui doivent être libres et redouter l’esclavage plus que la
mort.527
Or, à l’inverse, pour Shaftesbury, la poésie et les arts sont porteurs de liberté et
favorisent également la connaissance de soi. Ils sont des auxiliaires de l’activité
contemplative. Plus avant dans le Soliloque, ce rapport entre l’art du dialogue et
l’activité spéculative se voit explicité ainsi :
On peut peut-être à partir de là se faire une idée de cette
ressemblance qu’on a jadis relevée en de si nombreuses occasions
entre le prince des poètes et le divin philosophe qu’on disait son rival
et qui, avec ses contemporains de la même école, écrivit entièrement
dans la manière du dialogue […]. À partir de là également on peut
peut-être comprendre pourquoi on pensait jadis l’étude du dialogue si
bénéfique aux écrivains, et pourquoi on estimait si difficile cette
manière d’écrire, qui à première vue, il faut l’avouer, paraît la plus
facile de toutes. Je me suis autrefois demandé pourquoi en fait une
manière qui était chez les Anciens couramment utilisée avec tant de
succès dans les traités sur bien des sujets, devait être si insipide et
tenue en si piètre estime chez nous Modernes. Mais je me suis ensuite
aperçu qu’outre la difficulté de la manière elle-même et cette faculté
d’agir comme un miroir [that Mirrour-Faculty] qu’elle comporte, nous
l’avons observé, vis-à-vis de nous-mêmes, elle s’avère nécessairement
aussi une sorte de miroir ou de glace pour l’époque [a kind of Mirrour
or Looking-Glass to the Age].528
Que l’œuvre littéraire soit un miroir et qu’elle offre l’occasion d’un dialogue avec
soi, dont la vertu est la connaissance de soi et la production du beau, voilà qu’il
s’agit à présent d’expliciter.
527
528
Ibid., 387b-387c, p. 165.
SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 101, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 98). Je souligne.
250
§ 1.2 BREVE NOTE EDITORIALE
Le philosophe auquel est consacrée la dernière partie de la présente étude
partage
avec
celui
qui
l’inaugure
plusieurs
points
communs.
Le
plus
immédiatement observable est l’absence quasi complète de traduction française
récente.529 Jean-Baptiste-René Robinet (1735-1820) édite en 1769 à Genève une
traduction française des Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times
(1711), accompagnée d’un septième Traité (1713), rédigé par Shaftesbury peu
avant sa mort, ainsi qu’un choix de lettres. Cette édition historique est éditée
sous le titre suivant : Œuvres de Mylord comte de Shaftesbury, contenant
différents ouvrages de philosophie et de morales, traduites de l’anglais.
En 2002, Françoise Badelon rétablit, révise et annote cette édition, en la
dotant d’un précieux appareil critique. Elle restaure également l’ordre initial des
traités, modifié dans l’édition Robinet. Exception faite des trois ouvrages de
traduction récente, signalés ci-dessous en note, c’est cette traduction d’époque
qui servira de référence, accompagnée de locutions anglaises ou d’extraits de
texte signalés entre crochets, lorsque cela s’avère nécessaire pour la bonne
compréhension des intentions initiales de l’auteur.530
Hormis les trois textes suivants (dont le premier n’est pas un ouvrage achevé mais un
ensemble de fragments posthumes) : Exercices, trad. L. Jaffro, Aubier, 1993 ; Soliloque
ou conseil à un auteur, introduction, traduction et notes par Danielle Lories, Paris,
l’Herne, 1994 ; Lettre sur l’enthousiasme, traduction et notes Claire Crignon-De Olivera,
Paris, Le Livre de Poche, 2002.
530
À cet effet, il convient de se rapporter à la Standard Edition, Complete Works,
Selected Letters and Posthumous Writings, in English with German Translation, edited,
translated and with a commentary by W. Benda, G. Hemmerich, W. Lottes, E. Wolff and
U. Schöldbauer, Stuttgard, Frommann-Holzboog, 1981 (vol. I, 1); 1984 (vol II, 2) ; 1987
(vol. II, 1) ; 1989 (vol. I, 2). Mais cette édition est malheureusement épuisée et je n’ai
eu accès qu’au premier volume, portant le titre allemand « Äshtetik » et contenant les
textes originaux et leurs traductions suivants : « Soliloquy : or, advice to an author » ;
« The painter to the reader » ; « A lettre concerning enthusiasm » ; « To the reader » ;
« The adept ladys &C. » ; « Epigrams & C. »
Pour les autres textes, je me suis donc, à défaut, référée à une réimpression largement
diffusée de l’édition du début du siècle dernier : Characteristics of men, manners,
opinions, time, etc, en deux volumes, éditées par M. Robertson en 1995 (réimpression de
l’édition de 1698 et 1900) ; Second characters of the language of forms, édités par
Benjamin Rand en 1995 (réimpression de 1914) ; et enfin The life, unpublished letters,
and philosophical regimen of Anthony, Earl of Shaftesbury édité par le même Benjamin
Rand la même année (réimpression de 1900).
Cela dit, il faut mentionner le fait que Laurent Jaffro ( « Présentation » à SHAFTESBURY,
Exercices, p. 35) et Danielle Lories (« Introduction » à SHAFTESBURY, Soliloque, note 17,
p. 22) s’accordent à dire que cette édition est grevée par une série de défauts majeurs :
1) elle est incomplète ; 2) un ordre factice a été introduit qui groupe thématiquement
529
251
§ 1.3 SHAFTESBURY ET BAUMGARTEN : UNE RÉFORME ESTHÉTIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE
Contrairement à Baumgarten, le legs de Shaftesbury (1671-1713) à la
réflexion sur le goût est considérable. Pour la première fois dans l’histoire de la
pensée anglaise, le goût est placé au cœur d’une recherche philosophique
d’envergure.531 Mais cet apport substantiel ne se limite pas à nourrir les
réflexions ultérieures des représentants des Lumières écossaises532 car, nous
l’avons vu, Diderot prend tôt en charge de traduire librement
l’Inquiry
concerning virtue, or merit (Principes de la Philosophie morale ou Essai de Mylord
S*** sur le mérite et la vertu. Avec Réflexions, Paris, 1745). À travers cette
« belle infidèle », les thèses de Shaftesbury en matière d’éthique et d’esthétique
— ces deux domaines d’investigation sont absolument indissociables pour le
philosophe — sont largement diffusées en France. Ainsi que l’écrit Fabienne
Brugère, la « problématique de la civilisation, nouant art, passion et société dans
une critique du goût naît avec Shaftesbury pour s’approfondir chez ceux qui, au
18e
siècle,
comme
Diderot
ou
Hume,
se
soucient
des
rapports
entre
anthropologie des passions, société et civilisation, contemplation esthétique ».533
Proposer un rapprochement entre le fondateur de la métaphysique de l’Art
et l’initiateur de ce que j’ai choisi de nommer les « esthétiques du goût »
constitue, de prime abord, un pari risqué. En effet, tout semble opposer
Alexander Gottlieb Baumgarten et Anton Ashley Cooper, Comte de Shaftesbury :
culture philosophique, langue, style d’écriture, contexte social et politique.
Pourtant, je voudrais défendre l’hypothèse de l’existence d’une forte parenté
philosophique dans leurs manières respectives d’envisager les rapports entre art
des ouvrages sans respecter la chronologie de leur parution ; 3) d’importantes erreurs de
lecture entachent le texte ; 4) les notes des Anciens et les citations sont souvent
ignorées ; 5) le système des renvois de lecture n’est pas reproduits ; et enfin, last but
not least, 6) Benjamin Rand a pris la déplorable initiative de censurer des passages qui
attesteraient la présumée orientation homosexuelle de son auteur.
531
Fabienne BRUGÈRE, Théorie de l’art et philosophie de la sociabilité selon Shaftesbury,
Paris, Honoré Champion 1999, p. 158-159. L’auteure parle, plus exactement, du
« système philosophique » de Shaftesbury, ce qui me semble difficile à soutenir. En effet,
sa proverbiale méfiance à son encontre est bien connue : « La façon la plus ingénieuse
de devenir sot, c’est le système. » SHAFTESBURY, Soliloque, III, 1, p. 175, (Stand. Ed., p.
210) : « The most ingenious way of becoming foolish, is by a System. »
532
Sur le statut d’école ou, à défaut, de tradition de pensée du « Scottish
Enlightenment » c.f. notamment F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la
banalisation du beau au 18e siècle, Paris, Vrin, 2006, p. 26 et sq.
533
F. BRUGÈRE, Le goût. Art, passion et société, Paris, PUF, 2000, p. 33-34.
252
et philosophie et, plus spécifiquement, sur la question du statut ontologique
privilégié de l’Art par rapport à d’autres domaines de l’activité humaine. Mon
hypothèse se trouve étayée par ce que Leibniz, dont on connait la parenté
philosophique avec Baumgarten, dit au sujet des Moralistes en 1712 :
Je croyais avoir pénétré bien avant dans les sentiments de notre
illustre auteur jusqu’à ce qu’étant arrivé au traité intitulé injustement
« Rapsodie », je me suis aperçu que je n’avais été que dans
l’antichambre, et j’ai été tout surpris de me trouver maintenant […]
dans le sacrarium de la plus sublime philosophie […]. Le ton du
discours, la lettre, le dialogue, le platonisme nouveau, la manière
d’argumenter par interrogations mais surtout la grandeur et la beauté
des idées, l’enthousiasme lumineux, la divinité apostrophée, me
ravissaient et me mettaient en extase […]. J’y ai trouvé d’abord toute
ma Théodicée avant qu’elle eût vu le jour. L’univers tout d’une pièce,
sa beauté, son harmonie universelle, l’évanouissement du mal réel,
principalement par rapport au Tout, l’unité des véritables substances,
la Grande Unité de la suprême substance, dont toutes les autres ne
sont que des émanations et des imitations, y sont mis dans le plus
beau jour du monde.534
Leibniz est frappé de trouver chez Shaftesbury, à l’état embryonnaire, les idées
directrices de sa Théodicée. En effet, les deux philosophes partagent une intime
communauté d’intuitions sur l’harmonie universelle qui régit l’étant en son entier.
Leibniz est le premier à saluer, chez Shaftesbury, l’invention d’un « platonisme
nouveau ». Raison pour laquelle il a longtemps été assimilé aux « Platoniciens de
l’École de Cambridge » dont les majeurs représentants sont Ralph Cudworth
(1617-1688) et Henry More (1614-1687).535 Or cette étiquette, ainsi que ce
rapprochement avec une école, s’accordent au demeurant fort mal avec les
travaux d’un auteur si atypique, élève de Locke, mais duquel il se distancie
prestement. S’il est pertinent de comparer certains aspects de la pensée de
G. W. LEIBNIZ, Recueil de diverses pièces sur la Philosophie, la Religion naturelle,
l’Histoire, les Mathématiques, etc., par Messieurs Leibniz, Clarke, Newton et autres
célèbres auteurs, cité par J.-P. LARTHOMAS, op. cit. et L. Jaffro, op. cit., note supra.
535
Sur la « métaphysique du beau » de Cudworth voir F. BRUGÈRE, L’expérience de la
beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle, p. 45-46. Sur la notion
d’enthousiasme et de mélancolie chez Henry More, voir R. DAVAL, Enthousiasme, ivresse
et mélancolie, Paris, Vrin, 2009, p. 55-68.
534
253
Shaftesbury avec celle de Platon — pour l’essentiel : la stricte identité entre le
beau
et
le
bien
ainsi
que
la
portée
philosophique
de
l’ironie
et
de
l’enthousiasme —, il n’en demeure pas moins qu’en ce qui concerne l’importance
accordée à l’activité littéraire et artistique dans la recherche de la vérité leurs
conceptions divergent substantiellement.
De plus, il faut saluer, dans le style propre à Shaftesbury, un « lyrisme de
la pensée »536 qui a pu faire dire à Montesquieu que « les quatre grands
poètes [sont] Platon, le Père Malebranche, Shaftesbury, Montaigne ».537 Mais en
raison d’une prétendue forme d’éclectisme, Shaftesbury a longtemps été
injustement relégué dans les marges de l’histoire de la philosophie. Injustement
car, hormis son style d’écriture inégalable et sa reprise originale du thème de
l’enthousiasme et de l’ironie socratique, dans une perspective éthico-esthétique
qu’il s’agira d’expliciter, l’un des apports considérable de Shaftesbury à l’histoire
de l’esthétique philosophique est sa réinterprétation dynamique du concept de
forme dans laquelle le beau n’est plus interprété comme une qualité ou une
forme stable mais comme un processus, comme une forme en formation. Cette
nouvelle entente de la beauté s’accompagne, au niveau cosmologique, d’une
vision téléologique proche de celle de Leibniz, pour lequel le monde est interprété
comme le reflet d’un plan divin, gouverné par des lois simples, et régi pas une
subtile harmonie des forces contraires. Il y a, chez Shaftesbury, un retour à la
quadruple causalité aristotélicienne (qui a été invalidée par Descartes, lequel n’a
retenu, à titre de cause véritable, que la cause efficiente) :
Autant que le fertile terroir est propre [fitted] à l’arbre, et que le tronc
du chêne et de l’orme est propre à soutenir les branches entrelacées
de la vigne et du lierre, autant les feuilles, la semence et les fruits de
ces arbres sont propres à diverses espèces d’animaux, qui conviennent
elles-mêmes ensuite à d’autres et aux éléments où elles vivent [….]. Il
en est de même de l’Univers entier : ont y aperçoit la dépendance
réciproque des êtres, leurs rapports, tels que celui du soleil à notre
terre, et celui de la terre et des autres planètes au soleil : l’ordre,
l’union, la cohérence se font remarquer partout […]. Si on ne
contemplait point cette scène immense, à peine croirait-on une union,
qui se démontre d’une manière si évidente par tant de traces d’une
536
537
G. GUSDORF, op. cit., p. 219.
MONTESQUIEU cité par G. GUSDORF, ibid.
254
correspondance mutuelle depuis les ordres d’êtres les plus chétifs
jusqu’aux sphères les plus éloignées.538
Leibniz et Shaftesbury s’opposent à l’interprétation mécaniciste de la
nature, inaugurée par la philosophie cartésienne, et renouent avec l’antique
cosmologie, et plus particulièrement avec l’idée d’un kósmos au sein duquel tout
être trouve sa place et se voit intégré de façon harmonieuse. Comme le dit fort à
propos Gusdorf, « l’angoisse, évoquée par Pascal, de l’homme jeté dans le
monde indéfini du mécanisme, fait place à la sérénité extatique d’une conscience
liée d’amitié avec la totalité. Descartes n’est pas assuré que le monde existe, ni
les autres hommes, avant d’en avoir reçu, de Dieu lui-même, la preuve
démonstrative. Pour Shaftesbury, l’évidence première n’est pas celle d’une
solitude ontologique, mais celle d’une communauté de destin entre l’homme, les
hommes, la nature créée et la Divinité même, créatrice de la nature et des
hommes ».539
§ 1.4 WIT, HUMOUR, SPÉCULATION ET HUMEUR MÉLANCOLIQUE
Pour Shaftesbury, le sérieux d’un discours philosophique doit — contre l’idée
communément reçue — s’accompagner du fameux « je ne sais quoi », de ce
charme ineffable que seul l’esprit de finesse soucieux de discernement est à
même de goûter :
Bien que son intention soit de plaire au monde, il doit néanmoins être
en quelque manière au-dessus de cela et fixer son regard sur cette
grâce accomplie, cette beauté de la nature et cette perfection des
nombres que les autres hommes, n’en éprouvant que l’effet sans en
connaître la cause, nomment le je-ne-sais-quoi [en français dans le
texte], l’inintelligible, et qu’ils croient être une sorte de charme ou
d’enchantement dont l’artiste lui-même ne peut rendre compte.540
538
539
540
SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 520, (Ch., tome 2, p. 64-65). Je souligne.
G. GUSDORF, op. cit., p. 231.
SHAFTESBURY, Soliloque, III, 3, p. 205, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 264). Je souligne.
255
Nous retrouvons dans cet extrait ce qui constitue, à mon sens, le véritable
moteur de l’esthétique, entendue au sens élargi du terme : comment exprimer
ce qui toujours excède les catégories logiques et se refuse à la pensée discursive.
L’auteur, selon Shaftesbury, qu’il soit écrivain, artiste ou philosophe, doit
renoncer à mettre en avant sa subjectivité et son souci de plaire. Sur ce point,
Shaftesbury anticipe admirablement cet effacement de l’auteur, au sujet duquel
Michel Foucault a pu écrire en 1969 qu’il est devenu pour la critique « un thème
désormais quotidien ».541 L’auteur doit paradoxalement s’effacer pour créer,
c’est-à-dire se mettre à l’écoute de ce qui est, en l’occurrence la nature,
entendue comme la création la plus parfaite qui soit, régie par la règle suprême
de l’harmonie universelle. S’il ne peut rendre raison de cette règle, il peut
néanmoins se mettre à son école, en l’imitant au sens plein et entier du terme,
c’est-à-dire sans se limiter à imiter la nature de façon empirique, mais en
saisissant ce qu’elle présente d’essentiellement beau dans son processus même
de création, c’est-à-dire en l’idéalisant dans son déploiement autonome. Ce sont
les poètes, avant les philosophes, qui ont donné la mesure de ce projet :
Les écrits philosophiques auxquels notre poète fait référence dans son
Art poétique étaient en eux-mêmes un genre de poésie, comme les
mimes ou pièces à personnages des temps anciens, avant que la
philosophie ne soit en vogue. […] Il s’agissait de pièces qui, outre la
force du style et les nombres cachés, menaient une sorte d’action et
d’imitation, les mêmes que dans les genres épique et dramatique.
C’était soit des dialogues véritables, soit des récits de ce genre de
discours à personnages, où ceux-ci avaient un caractère constant tout
au long ; où leurs mœurs, leurs humeurs, leurs types déterminés de
tempérament et leurs tournures d’esprit se maintenaient selon la plus
exacte vérité poétique. […] [Ces pièces] ne nous apprenaient pas
seulement à connaître les autres, mais — c’était là leur vertu principale
et la plus haute — elles nous apprenaient à nous connaître nousmêmes. […] Aussi pouvait-on ici se découvrir soi-même comme dans
un miroir [Looking-glass], et voir ses traits les plus ténus dépeints
avec précision, et de manière adaptée à sa propre perception et à sa
Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969) dans Dits et Ecrits, tome 1, éd.
établie sous la dir. de D. Defert et F. Ewald, coll. J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994,
p. 789.
541
256
propre connaissance. Quiconque en était jamais, fût-ce un bref instant,
spectateur ne pouvait manquer d’apprendre à connaître son propre
cœur. Et ce qui était une singularité notable de ces miroirs magiques
[magical Glasses], c’est qu’il arrivait que par une contemplation
assidue et prolongée, les personnes coutumières de cet exercice,
acquissent une disposition spéculative particulière [peculiar speculative
Habit], au point que c’était comme si elles emportaient partout avec
elles une sorte de miroir de poche [Pocket-Mirrour], toujours prêt, et
en usage. Dans celui-ci, deux visages pouvaient naturellement se
présenter à la vue : l’un d’eux, semblable au génie dominant [c’est-àdire le héros philosophique de ces poèmes] […] ; l’autre, semblable à
cette créature grossière, indisciplinée et forte tête, à laquelle nousmêmes dans notre propension naturelle ressemblons fort exactement.
Quoi qu’on fasse, quoi qu’on entreprenne, si on avait un jour pris
l’habitude de ce miroir, on devrait, grâce à la double réflexion,
distinguer en soi-même deux partis différents. Et avec cette méthode
dramatique, le travail d’inspection de soi se ferait avec un admirable
succès. Il n’est pas étonnant que les premiers poètes aient été
considérés en leur temps comme tellement sages, puisqu’il paraît qu’ils
étaient de tels dialoguistes fort expérimentés et accoutumés à cette
méthode de perfectionnement avant même que la philosophie l’ait
adoptée.542
Selon Shaftesbury, les écrits homériques mettent en scène admirablement cet
exercice du dialogue intérieur qui consiste à se scinder en deux personnages, où
le meilleur enseigne et l’autre apprend, en vue de manifester progressivement la
plus haute forme de beauté qui soit, c’est-à-dire l’excellence morale. Le héros
homérique est philosophe, il avance masqué et la perfection de son caractère
n’est pas perceptible immédiatement par le lecteur. À travers ses péripéties, tous
les genres sont représentés : l’héroïque, le simple, le tragique et le comique.
Mais loin de former une séries d’événements sans rapport les uns avec les
autres, l’ensemble concourt à former un tout ordonné qui fait miroir et dévoile
toutes les nuances et les traits de caractères humains. Celui qui s’y mire ne peut
manquer à la fois de s’identifier mais aussi de se comparer à ce sublime héros et,
542
SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 98-99, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 92-94). Je souligne.
257
par un retour honnête sur soi, reconnaître la part plus obscure de son être, la
part « grossière, opiniâtre et indisciplinée » qu’il s’agit de vaincre pour atteindre
la sagesse ou la beauté, qui est, au niveau existentiel, un processus de libération
de tout ce qui entrave les possibles et contribue à enlaidir l’être humain :
passions tristes et vices de toutes sortes.
Le thème du caractère à la fois spéculaire et spéculatif renvoie au « Livre »
par excellence : la Bible. Cette idée du livre-miroir de l’âme figure une seule et
unique fois543 dans l’Épître de Jacques:
Mettez la Parole en pratique. Ne soyez pas seulement des auditeurs qui
s’abusent eux-mêmes ! Qui écoute la Parole sans la mettre en pratique
[poiètai logou] ressemble à un homme qui observe sa physionomie
dans le miroir. Il s’observe, part et oublie comme il était.544
Dans cet extrait, la parole divine est spéculaire et appelle à une véritable
conversion
du
regard
qui
est
plus
qu’une
simple
injonction
à
agir
charitablement : elle est invitation à devenir, dans le monde terrestre, des
“poètes du Lógos”. Celui qui se mire activement dans ce miroir, c’est-à-dire qui
en prend la mesure proprement existentielle et ne s’empresse pas d’oublier
immédiatement ce qu’il a vu et compris, s’en trouve transformé, selon le texte.
Et ce jusqu’à devenir ce que Jean-Louis Chrétien, dans sa très belle étude sur
Kierkegaard, nomme un « facteur du Verbe » : « La plate traduction par “mettre
en
pratique”
dissimule
(mais
c’est
peut-être
difficilement
évitable)
la
remarquable expression de Saint Jacques : devenez des poiêtaî lógou, des
“poètes du Lógos” le latin traduit factores verbi, et Calvin, vivement approuvé en
cela par Karl Barth, traduisait littéralement : “Soyez faiseurs de la Parole, et non
point seulement écouteurs” [Dogmatique, I, 2, trad. Rysen, Genève, 1954, § 18,
p. 151]. Le poiêtês est opposé au simple akroatếs [auditeur, disciple, lecteur], [il
est] poète au sens grec de celui qui fait. Le « facteur » de la parole est poiêtês
érgou, il fait œuvre, il produit une œuvre. »545
Comme nous le verrons plus avant, il se pourrait bien que le « dieu » de
Shaftesbury ne soit pas celui évoqué par Jacques. Mais, en définitive, cela
Jean-Louis CHRÉTIEN, « Kirkegaard et le miroir de l’écriture » dans Sous le regard de la
Bible, Paris, Bayard, 2008, p. 38.
544
LA BIBLE DE JÉRUSALEM, « Épître de Saint Jacques » (1, 22-25), Paris, Cerf, 1998,
p. 2030.
545
J.-L. CHRÉTIEN, op. cit., p. 38.
543
258
importe peu puisque la question posée n’est pas celle de l’identification du Dieu
chrétien
mais
bien
celle
de
la
structure
de
transcendance
divine.
Le
questionnement porte sur les schèmes empruntés au champ théologique, au
sens très élargi du terme, et qui, transférés au champ artistique, attribuent à
l’Art une valeur suprême. Autrement dit, transposée au domaine de l’art, l’idée
du livre-miroir signifie que si l’œuvre présente un double caractère à la fois
spéculaire et spéculatif, méditer patiemment un texte ou contempler une œuvre
d’art, c’est toujours aussi, et dans le même élan, être éclairé en retour et
apprendre, par ce qui nous regarde, qui nous sommes au plus intime de notre
être. De cette connaissance de soi découle la possibilité de créer, d’entrer dans
un rapport poétique au monde. L’instauration de cette dimension qui est autant
poétique que philosophique requiert l’épreuve d’une mise à distance de ce qui,
ordinairement, est tenu pour « réel». Cette mise à distance ne vise pas
seulement, classiquement, l’« opinion commune », mais concerne tout aussi bien
les fausses représentations que l’on se fait de soi-même. Comment s’opère cette
mise à distance ?
Selon Shaftesbury, elle s’opère par cette raillerie délicate, nommée wit ou
humour, qui introduit dans le rapport à soi et à l’œuvre, une distance propice à la
réflexion, dans les deux sens du terme. Il s’agit d’une reprise originale du grand
thème de l’ironie socratique : le wit désigne cette prise de distance ironique par
rapport aux opinions et autres idées reçues. Il est un gage de liberté
intellectuelle. L’humour, quant à lui, désigne une prise de liberté affective par
rapport aux humeurs qui accompagnent les opinions. Comme l’explique très bien
Jean-Paul Larthomas, le wit est la pointe consciente de l’humour et ne va pas
sans lui : « […] la vraie méthode, au nom grec d’ironie, c’est l’art de sonder la
conscience de ce qui se prétend vérité. Test of truth. Si vérité il y a, elle
apparaîtra. Car la vérité, à la différence de l’imposture, “peut supporter toutes
les mises en lumière”, “truth, ‘tis supposed, may bear all lights”. Ce mot d’ordre,
à l’accent déjà typiquement Aufklärer, allait inspirer son véritable êthos au siècle
de la critique ».546 Renouveler l’écriture philosophique va de pair avec un
renoncement à l’esprit de sérieux (et de système), comble de l’esbroufe pour
Shaftesbury :
546
J.-P. LARTHOMAS, op. cit., tome 1, p. 60.
259
La gravité constitue l’essence même de l’imposture. Elle ne se
contente pas de nous induire en erreur sur d’autres sujets mais
parvient presque toujours à nous induire en erreur sur elle-même.547
L’on retrouve ici reformulée la nécessité d’une nouvelle forme de lógos : cette
logique sans épines, évoquée par Bouhours et thématisée par Baumgarten.
Même si, sans conteste, Shaftesbury réalise, en acte, ce projet de libération de la
parole philosophique tandis que Baumgarten peine à se déprendre effectivement
du mode d’exposition scolastique, bien qu’il ne cesse d’en théoriser la possibilité.
Ne nous méprenons pas, cette exigence stylistique renouvelée n’est pas la simple
reprise de l’ancienne exigence rhétorique. Le réel, au sens plein et entier du
terme, est ce qui, à chaque fois, excède et met en échec la volonté de le saisir
conceptuellement. D’où cette nécessité de ne pas se limiter à un mode
d’exposition sec et concis mais de multiplier les genres : dialogue, enquête,
essai,
lettre,
mélanges ;
Shaftesbury
expérimente
toutes
les
possibilités
d’écriture et multiplie les approches, sans jamais perdre de vue une même
finalité à laquelle il s’attache constamment : ne pas édifier le lecteur ou
l’assommer de principes, mais lui tendre un miroir pour qu’il soit en mesure de
mieux connaître ses passions, d’en faire bon usage afin de s’acheminer sur la
voie de l’excellence, à la fois éthique et esthétique, qui doit en passer par un
sérieux travail d’introspection.
Cette question du style dans lequel la philosophie s’expose est une vraie
question philosophique : le style, l’expression, le soin mis à penser d’une façon
qui soit belle, comme le dit aussi Baumgarten, ne sont pas des qualités qui
viendraient, de surcroît, s’adjoindre à un contenu. Ce qui est en jeu dans la
manière de faire de la philosophie et d’exprimer la vérité entretient un lien
essentiel avec notre manière d’être et de sentir le monde. « C’est une thèse à la
fois très pertinente et originale chez Shaftesbury, il y a une identité entre le
discours qu’on tient, dans un certain style, et l’humeur qui nous tient. »548 Ainsi,
l’humour devient le gage de sérieux de l’écriture philosophique en ceci qu’il
exprime également l’humeur de celui qui écrit, sa disposition affective et lui
garantit de ne pas céder à cette forme d’abattement inhibant, la mélancolie,
principal obstacle à la contemplation de ce qui est véritablement et qui donne
SHAFTESBURY, Lettre sur l’enthousiasme, section II, p. 124, (Stand. Ed., vol. I, 1, p.
318). Je souligne.
548
F. BADELON, « Introduction » dans SHAFTESBURY, op. cit., p. 11. Je souligne.
547
260
forme au monde, c’est-à-dire la beauté, comprise comme le principe formel
dynamique de la plus haute vertu à l’œuvre dans le monde. L’enthousiasme
philosophique rend possible le rapport entre des formes d’expérience sensible
particulières, les formes vivantes que nous incarnons tous autant que nous
sommes, et la forme la plus haute, la forme accomplie de l’unité cosmique,
source de toutes les autres. La forme vivante, dont nous sommes chacun une
forme d’expression singulière, est ce qui nous accorde d’avoir part au grand jeu
harmonieux du kósmos. La forme n’est pas quelque chose d’externe qui viendrait
s’adjoindre à un contenu. Elle est le miroir de l’âme elle-même. Elle régit
harmonieusement tout ce qui est, y compris l’éthique, la métaphysique et la
religion.549
Le philosophe, au sens accompli du terme, n’est plus essentiellement ce
sujet raisonnable qui, à partir de la certitude originaire de soi, advenue dans
l’exercice du cogitare, se rapporte à un objet extérieur à lui-même. Ce qui
advient dans l’activité spéculative, qu’elle soit philosophique ou artistique, est de
l’ordre d’une entre-appartenance entre la forme vivante, conçue comme une
puissance créatrice, et la forme créée de la chose. Or, l’action conjuguée du wit,
de l’ironie libératrice et de l’humour, c’est-à-dire la capacité à prendre de la
distance par rapport à ses propres affects, permet à la puissance créatrice de
l’enthousiasme
d’être
libérée
des
entraves
engendrées
par
l’humeur
mélancolique. Il s’agit d’une forme de cátharsis qui « sauve » l’enthousiasme de
son délire fanatique (qu’il soit religieux ou politique, le fanatisme est une forme
de mélancolie), pour le rendre à ce qu’il est véritablement : une puissance
d’inspiration divine et d’aspiration au divin. L’enthousiasme authentique, ou
amour cosmique, est une ouverture à autrui et au monde, dans l’expérience
fondamentale de la forme. Il est le moteur de la création intellectuelle et
artistique.
L’enthousiasme, pour engendrer de beaux discours et des œuvres réussies,
doit être libéré de toutes les passions tristes qui rendent l’être humain
littéralement idiot, c’est-à-dire qui l’enferment inexorablement dans son ídios
kósmos, dans cet horizon étriqué, en mal d’ampleur, caractérisé par le repli sur
soi. Depuis l’Antiquité, un lien consubstantiel unit enthousiasme et humeur
C.f. les analyses d’E. CASSIRER, « Ausgang und Fortwirkung der Schule von
Cambridge – Shaftesbury » dans Die platonische Renaissance in England und die Schule
von Cambridge, G. A., Band 14, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2002, p. 352 et sq.
549
261
mélancolique, comme le démontre René Daval dans un opuscule récent.550 Dans
la Lettre sur l’enthousiasme, ce thème, rapporté au politique, est expressément
thématisé.
Historiquement, la Lettre se réfère aux huguenots originaires des Cévennes
et réfugiés à Londres à la suite de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685). Ces
« prophètes »
cévenols
offraient
au
philosophe
un
spectacle
proprement
terrifiant : convulsions, transes, prédications enflammées et apocalyptiques.551
Toute la symptomatologie de l’ivresse sans substance se retrouve dans ce délire
engendré par un excès d’enthousiasme religieux.
Or, précisément, tout l’enjeu de la critique de Shaftesbury consiste à
dégager ce qui, dans l’enthousiasme, est générateur de formes harmonieuses.
Ainsi
que
l’exprime
avec
justesse
Fabienne
Brugère :
« L’enthousiasme
philosophique, qui ressemble à l’inspiration poétique, est seul capable de faire
l’expérience de la beauté en sentant la présence divine à l’origine de toute
expression de la beauté. »552
Il s’agit donc, dans un premier temps, de dégager l’enthousiasme de
l’interprétation pathologique qu’en donne Henry More553 afin d’être en mesure de
discerner la fureur mélancolique destructrice, aussi bien de soi que de l’ordre
social, de l’enthousiasme créateur, vecteur de civilisation et de perfectionnement
moral.
La puissance créatrice de l’enthousiasme, source de formes harmonieuses
est aussi, dans le même élan, une force d’expansion et d’ouverture au koinòs
kósmos, au monde des formes partagées dans une communauté régie par les
principes de mesure et d’harmonie. L’enthousiasme est l’aspiration essentielle,
constitutive, de l’être humain, qui élargit l’horizon de son être profond, non
égoïste, et l’ouvre à autrui.
Dans une heureuse polysémie de la langue anglaise, l’humour shaftesburien
est un remède à la « mauvaise humeur », « ill humour », c’est-à-dire à
l’engorgement de bile noire. On peut soutenir que Shaftesbury met véritablement
R. DAVAL, op. cit., p. 209.
Ibid., p. 81.
552
F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle,
p. 50.
553
R. DAVAL, op. cit., p. 55.
« Dès les premières lignes de son A Short Discourse of the Nature, Causes, Kinds, and
Cure of Enthousiasm, Henry More qualifie cet état de l’âme de maladie, « disease »,
inscrivant le traitement de celui-ci dans le champ de la médecine aussi bien que de la
philosophie et de la théologie. »
550
551
262
en pratique sa théorie de l’œuvre comme miroir aux humeurs. Car comme l’écrit
Laurent Jaffro dans sa présentation aux Exercices :
Shaftesbury eut l’habileté et la présence d’esprit de s’inventer une
philosophie pour fixer les moments, seasons, et raisonner, c’est-à-dire
mesurer les rythmes, discipliner la palpitation. Mais il ne pouvait en
être autrement : réponse exacte au problème que sa vie constamment
lui posa, la philosophie de Shaftesbury a pour ambition la “maîtrise
dans la vie et les manières”. Le lecteur des Caractéristiques, œuvre
écrite pour le beau monde, ne saurait mesurer toute l’intensité de
l’intérêt vital d’une telle pensée. Les Exercices sont le journal d’une
mélancolie qui ne peut se dévoiler sans “prostitution” ou “indécence”.
Jamais dans les Caractéristiques Shaftesbury n’avoue la difficulté qui le
pousse et l’empêche, ce distemper qui ruine l’existence profondément,
cruellement. C’est-à-dire la maladie, au sens propre, mais aussi le
dérèglement du tempérament, la décomposition des affections, la
perte de cette mesure qui donnait une vie “aisée” et des rythmes
amples.554
La philosophie comme médecine de l’âme et remède aux tendances
atrabilaires s’inscrit dans une longue tradition, de Platon aux stoïciens, des
épicuriens aux cyniques. Elle se voit renouvelée en Grande-Bretagne par
l’ouvrage — déjà mentionné dans la partie consacrée à David Hume — de Robert
Burton, Anatomy of Melancholy, qui accorde un souffle nouveau à la théorie
humorale d’inspiration hippocratique et galénique. Ce renouveau de la théorie
humorale rapportée à la sphère du jugement esthétique se trouve brièvement
esquissée par Baumgarten, nous l’avons vu, mais aussi par Kant.555
La radicalité de la thèse de Burton réside en ceci que la mélancolie n’est
plus le propre de l’homme de génie, comme le soutient Aristote dans le Problème
XXX, mais se généralise au point de devenir la condition originaire de tous les
êtres sensibles :
Cette mélancolie ne s’attache pas seulement aux humains, mais aussi
aux plantes et aux êtres sensibles. Je ne parle pas des créatures qui
L. JAFFRO, « Présentation » à SHAFTESBURY, Exercices, p. 8.
E. KANT, Observations, « Des qualités du beau et du sublime touchant l’homme en
général », section II, p. 28 et ss. Mais aussi dans l’Anthropologie d’un point de vue
pragmatique, section II, § 92.
554
555
263
sont saturniennes et mélancoliques par nature, telles que le plomb et
autres minéraux semblables, ou des plantes telles que la rue, le cyprès
[…] mais de la mélancolie artificielle qui est perceptible chez tous […].
De toutes les créatures, c’est le chien qui est le plus fréquemment
touché par cette maladie, à tel point que certains auteurs pensent qu’il
rêve à la façon des hommes et que, du fait de la violence de leur
mélancolie, certains chiens deviennent fous.556
Avec Burton, la mélancolie devient une conséquence directe du péché originel qui
a éloigné l’homme de Dieu, entraînant toute la Création dans sa chute. Si seul
l’exercice de la prière peut définitivement guérir le mélancolique, le secours du
médecin-philosophe, son auxiliaire terrestre, et la bonne volonté du malade sont
indispensables.557 Aux remèdes classiques (diététique, gymnastique et amitié)
s’ajoutent — et cela est particulièrement intéressant pour notre propos — la
lecture et la contemplation des œuvres d’art.558 En effet, « Anatomy of
melancholy […] va fixer les termes en lesquels se poseront les questions liées à
l’enthousiasme
Shaftesbury ».
et
559
à
la
mélancolie
pendant
tout
le
17e
siècle
jusqu’à
Et c’est plus particulièrement l’idée des bienfaits des beaux-arts
et de la littérature sur l’humeur noire que Shaftesbury va retenir de Burton.
La notion d’enthousiasme, thématisée à nouveaux frais, est la recherche,
sans cesse renouvelée, d’une stase et d’une juste mesure, autant humorale
qu’esthétique. Shaftesbury nous invite sans cesse à nous former, et nous
réformer nous-mêmes, pour tendre à une forme d’excellence qui puisse nous
relier à la perfection cosmique qu’il postule. L’artiste, l’écrivain et le philosophe
enthousiastes sont les héros – tout autant que les hérauts – d’une humanité
nouvelle : ils incarnent une exigence d’excellence à la fois éthique et esthétique.
La forme reflète l’âme de celui qui crée, tout comme l’œuvre réussie, reflète la
perfection et l’harmonie du kósmos, en un jeu de renvois réciproques.
Ce qui est patent dans le projet de Shaftesbury, c’est la reprise de l’antique
thème du « souci de soi », l’epiméleia heaoutoû des Grecs ou la cura sui des
Latins. Pour Shaftesbury, la recherche de la vie bonne présente des qualités
esthétiques : elle est la recherche de la plus belle forme d’existence possible.
R. BURTON, « Démocrite Junior au lecteur » dans Anatomie de la mélancolie, trad. B.
Hoepffner, préf. J. Starobinski, Paris, José Corti, 2000, t. 1, p. 122-123.
557
Ibid., p. 759.
558
Ibid., p. 882-883.
559
R. DAVAL, op. cit., p. 41.
556
264
Comme l’écrit encore avec justesse Fabienne Brugère, « le perfectionnement
moral suppose un travail sur soi qui astreint l’homme au souci de soi. L’œuvre
ultime ne réside pas dans la production d’œuvres d’art, mais dans un art de
l’existence, qui déploie une contemplation possible de ses propres attitudes
quand elles relèvent du beau et du bien ».560
Le modèle indépassable pour cette pratique du souci de soi est la figure
socratique. Socrate est l’incarnation même de ce « courage de la vérité »561 sur
lequel Michel Foucault a enseigné à la fin de sa vie. À la fin de ce dialogue
émouvant qu’est l’Apologie, après que le funeste verdict de mise à mort a été
prononcé, Socrate demande à ses amis de continuer sa quête de la vérité en leur
demandant de châtier ses propres fils, une fois devenus grands, comme il avait
lui-même châtié ses amis lorsqu’ils se souciaient davantage de richesses et
d’honneurs au détriment du souci de soi, c’est-à-dire du soin de l’âme. Comme
l’explique très bien Foucault dans un autre texte, « ce principe qu’on a à
“s’occuper de soi ” à “se soucier de soi-même”, est sans doute, à nos yeux,
obscurci par l’éclat du gnôthi seautón ».562 Or, c’est précisément sur ce point que
Shaftesbury renoue entièrement avec l’ancien êthos grec, se distinguant ainsi
radicalement des considérations morales de son disciple Hutcheson : se connaître
soi-même et prendre soin de soi sont une seule et même chose. La mesure de
l’excellence
éthique,
pour
employer
un
langage
aristotélicien,
n’est
pas
extérieure au sujet mais se trouve en lui-même, à titre de possibilité qu’il
convient de déployer. Comme l’écrit encore Foucault, « […] s’occuper de soi n’est
donc pas une simple préparation momentanée à la vie ; c’est une forme de
vie ».563 Pour Shaftesbury, ce souci de soi passe par la contemplation
« esthétique », s’il m’est permis d’employer cet anachronisme, qui concerne
directement l’être humain et son inscription dans le kósmos. Et ainsi que
l’explique également Gusdorf, « […] la connaissance de soi va de pair avec la
reconnaissance de l’ordre du monde, sous la forme de l’édification de soi.
L’individu doit faire prévaloir en lui-même une personnalité cosmique ; c’est en
F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essais sur la banalisation du beau au 18e siècle,
p. 59.
561
M. FOUCAULT, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II (19831984), Paris, Seuil/Gallimard, 2001.
562
M. FOUCAULT, « L’herméneutique du sujet » (1982) dans Dit et Ecrits, IV, éd. établie
sous la dir. de D. Defert et F. Ewald, coll. J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, p. 353.
563
M. FOUCAULT, op. cit., p. 356.
560
265
se réintégrant dans le Tout qu’il découvrira la plénitude de son identité
propre ».564
Non seulement Shaftesbury reprend l’injonction de l’oracle de Delphes et
son corrélat, le souci de soi, mais encore il s’inscrit dans la lignée, nous l’avons
vu, de ceux qui considèrent que la philosophie est une médecine de l’âme : « il
faut se rappeler ce principe familier aux épicuriens, aux cyniques et aux stoïciens
que le rôle de la philosophie, c’est de guérir les maladies de l’âme ».565
Foucault rappelle à juste titre qu’une notion comme celle de páthos, d’où
dérive la réflexion moderne sur les passions, désigne aussi bien une passion de
l’âme qu’une maladie du corps. Ce qui permet de comprendre encore
différemment la persistance du thème de la mélancolie, du génie et de l’áskêsis
comme exercice visant à expurger l’âme de ses passions tristes en vue de libérer
l’enthousiasme générateur de belles formes. Cet exercice de retour à soi et de
travail sur soi appelé le « soliloque » est donc bien de l’ordre d’une lutte, d’un
rapport agonistique à soi-même en vue de l’excellence : « […] la pratique de soi
est conçue comme un combat permanent ».566
Dans la Grèce antique, cette culture de soi se présente comme un
ensemble de pratiques désigné généralement par le terme askêsis. Or les notes
prises par Shaftesbury entre 1668 et 1707, intitulées « Askếmata », renouent
avec une forme de sagesse pratique. Si le Soliloque thématise la nécessité du
dialogue intérieur, les Exercices en sont la mise en œuvre. Comme le dit très
bien Laurent Jaffro,
« Shaftesbury est allé très loin dans l’idée que ce qu’il
appelle le soi, self, n’est pas donné, mais est le résultat de ce que Michel
Foucault, dans ses derniers travaux, appelait un procès de subjectivation.
Shaftesbury prend soin de distinguer ce soi de tout vécu personnel ; les
Exercices ne se confondent pas avec un journal, une confession, ou des
mémoires. »567 Et il faut ajouter que si les Exercices ne se confondent pas avec
les genres littéraires mentionnés dans cette citation, c’est en vertu du principe de
la disparition de l’auteur, qui sera thématisé dans un développement ultérieur.
Pour laisser être et se déployer le vrai soi, c’est-à-dire la forme la plus
authentique de la personnalité de chacun, il faut que le moi et ses inclinations
égoïstes s’effacent. Le vrai soi est une forme en formation, un principe
564
565
566
567
G. GUSDORF, op. cit., p. 234.
M. FOUCAULT, op. cit., p. 357.
Ibid., p. 357.
L. JAFFRO, « Présentation » à SHAFTESBURY, Exercices, p. 24-25.
266
dynamique et formateur, et ne se donne jamais sur le mode d’un ego figé mais
se livre à la faveur d’une patiente réforme intérieure.
§ 1.5 LE SOUBASSEMENT ETHICO-THEOLOGIQUE DE L’ART
Le projet de réforme de la philosophie ne concerne pas seulement son mode
d’exposition. Pour Shaftesbury, il s’agit d’instaurer le primat de la philosophie
morale et pratique qui non seulement concourt au perfectionnement du goût
mais se place en juge de la théologie :
La connaissance de la nature humaine et de MOI-MÊME. C’est là la
philosophie qui a la préséance sur toute autre science ou connaissance.
Et elle ne peut sûrement être du genre de celle qu’on appelle vaine ou
trompeuse, puisque c’est le seul moyen par lequel je puisse mettre à
découvert la vanité et la tromperie. Elle n’est pas de ce genre qui
repose sur des généalogies ou des traditions et qui pourvoit à des
questions disputées et de vaines querelles. Elle ne tient pas son nom,
comme d’autres philosophies, des seules subtilités et finesses de la
spéculation, elle le tient, par excellence, de ce qu’elle est supérieure à
toutes les autres spéculations, de ce qu’elle a préséance sur toutes les
autres sciences et occupations, enseignant la mesure de chacune et
assignant sa juste valeur à toutes les choses de la vie. Cette science
juge de la religion elle-même, elle scrute les esprits, met à l’épreuve
les prophéties, distingue les miracles, empruntant sa seule mesure et
la seule norme à la rectitude morale et au discernement de ce qui est
sain et juste dans les affections. Car si l’on ne connaît l’arbre qu’à ses
fruits, je dois d’abord m’efforcer de distinguer le vrai goût [true Taste]
des
fruits,
d’affiner
mon
palais,
et
d’acquérir
une
prédilection
appropriée en ce domaine [Relish in the kind].568
Si la valeur de vérité de la création artistique est tributaire de la Révélation
chrétienne pour Baumgarten, c’est sans conteste à l’éthique qu’elle est soumise
SHAFTESBURY, Soliloque, III, 1, p. 179-180, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 218-220). Je
souligne.
568
267
selon Shaftesbury. Il y a une stricte identité entre la beauté morale et la beauté
artistique ou, pour le dire en termes platoniciens, entre le beau et le bien. C’est
même la philosophie, en tant qu’elle est conçue principalement comme une
éthique, qui juge la théologie et ses prétentions morales. C’est à partir d’un
retour sur soi introspectif, qui permet de connaître la vraie forme de son âme, et
donc sa destination la plus haute, que prend forme une activité créatrice digne
de rivaliser avec la perfection de la Création divine. En effet, la vraie pratique
philosophique est à la fois une éthique et une esthétique pour Shaftesbury :
À parler exactement, philosopher c’est porter le savoir-vivre au plus
haut degré [To philosophise, in a just signification, is but to carry
good-breeding a step higher] ; car la perfection du savoir-vivre est
d’apprendre tout ce qui est décent en compagnie et tout ce qui est
beau dans les arts.569
Baumgarten et Shaftesbury partagent une même utopie esthétique — solidement
ancrée dans l’idée de perfectibilité chère au 18e — et en tirent les ultimes
conséquences philosophiques : placer l’étude des beaux-arts et de la littérature
au centre de la formation du philosophe. Schiller en est l’héritier direct : la
pédagogie bien comprise — contre Rousseau et son discours sur les méfaits de la
civilisation570 — passe nécessairement par une éducation esthétique, une
Bildung. Et cette éducation esthétique consiste en un vaste programme de
formation à la fois philosophique, politique et éthique. Il ne s’agit rien de moins
que d’une véritable révolution intérieure qui vise à affiner la sensibilité et à
rendre l’humanité plus spirituelle. Cassirer a raison de dire que « Shaftesbury ne
voit
pas
l’esthétique
exclusivement,
pas
même
premièrement,
dans
la
perspective de l’œuvre d’art, mais il a besoin d’une esthétique comme d’une
véritable règle de vie, comme d’une loi régissant l’organisation du kósmos
intérieur, de la personnalité spirituelle ».571
Le souci de l’écriture philosophique pour Shaftesbury pose, au-delà de la
théorie du reflet humoral, la question de la transmission et de la lisibilité de la
SHAFTESBURY, Mélanges ou réflexions diverses, p. 682, (Ch., tome 2, p. 255).
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes dans Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome 3, note 9,
p. 202-208.
On peut affirmer avec certitude que Rousseau a lu Shaftesbury. En 1745, lorsque que les
deux hommes n’étaient pas encore brouillés, il a reçu de la part de Diderot l’Essai sur le
mérite et la Vertu.
571
E. CASSIRER, La philosophie des lumières, p. 307. Je souligne.
569
570
268
philosophie. On se souvient des Lettres d’Aletheophilus de Baumgarten écrites
dans le même esprit. Laurent Jaffro572 et Fabienne Brugère placent la notion de
communication au centre de leurs études respectives. Cette notion situe
l’esthétique d’emblée dans l’horizon politique : « [La communication] appliquée
aux beaux-arts témoigne que le peuple, l’homme de goût et le philosophe
peuvent faire concorder leur jugement, produisant la figure possible d’une
communauté unie d’esprits en activité pour savoir ce qu’est une œuvre réussie et
poser les règles d’une bonne critique à partir d’une édification commune de la
société ».573
Le caractère « divin » de la production artistique ou littéraire aboutie est
récurrent dans les écrits de Shaftesbury, qu’ils soient ouvertement consacrés aux
beaux-arts ou non. Créer, c’est donc imiter l’activité divine et se dépasser pour
être à l’image de la divinité, essentiellement créatrice de formes. Shaftesbury
considère que toute chose dans l’univers est liée par une sympathie universelle574
et que des liens essentiels unissent les êtres les plus infimes aux astres les plus
immenses. En vertu de cette interdépendance cosmique s’opère un parallélisme
entre l’activité créatrice divine originaire, les productions naturelles, et la
création artistique. Sur ce point, il convient de le souligner, Shaftesbury opère un
renversement par rapport à l’analogie développée par Baumgarten : c’est, en
dernière analyse, moins l’artiste qui se divinise grâce à ses œuvres que la Nature
même qui est fondamentalement Artiste :
Nous ne pouvons pas juger moins favorablement de cet Art consommé
qui brille dans tous les ouvrages de la Nature [that consummate art
exhibited through all works of Nature], puisque nos faibles yeux
découvrent dans ces productions, à l’aide d’instruments physiques, un
monde de merveilles secrètes, des mondes dans des mondes, d’une
extrême petitesse quoiqu’ils renferment plus de merveilles que le sens
le plus exquis, et la plus subtile raison n’en peuvent saisir ou
développer.575
L. JAFFRO, Ethique de la communication et art d’écrire, Paris, PUF, 1998.
F. BRUGÈRE, Théorie de l’art et philosophie de la sociabilité selon Shaftesbury, p. 10. Je
souligne.
574
Shaftesbury fait dire à Théoclès qu’il y a une « union universelle », une « cohérence
ou sympathie des choses ». La cosmologie de Shaftesbury est traitée dans la première
section de la Troisième partie des Moralistes, p. 547-573, (Ch., tome 2, p. 95-124).
575
SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 561, (Ch., tome 2, p. 111).
572
573
269
Mon interprétation du concept de création chez Shaftesbury diffère de celle
proposée par Fabienne Brugère. Au sujet d’un passage du Soliloque, elle
constate, à raison, que « le terme anglais employé n’est pas celui de Creator
mais Maker – “Such a Poet is indeed a second Maker”– [et que] ceci confirme
que la création est plutôt fabrication, production ».576 Puis elle ajoute : « […] fait
remarquable, Shaftesbury ne comprend pas la nature comme un processus de
création. Elle est plutôt une production ordonnancée. L’artiste ne pourra donc
pas prendre modèle sur une création qui n’existe pas ».577
Or, cette dernière affirmation mérite d’être discutée. Car si, dans l’extrait en
question, il est effectivement question de l’artiste comme second Maker, moins
de dix lignes plus haut, Shaftesbury dit très explicitement ceci :
L’artiste moral [the Moral Artist], qui peut ainsi imiter le Créateur [who
can thus imitate the Creator] et connaît de la sorte les créatures, ses
semblables, dans leur forme et structure intérieures [and is thus
knowing in the inward Form and structure of his Fellow-Creature], se
trouvera difficilement, je pense, ignorant de lui-même, ou en peine
avec ces nombres qui font l’harmonie d’un esprit. Car être coquin, c’est
simple dissonance et disproportion.578
Cette citation condense toute la problématique du soubassement éthico-moral de
l’Art : l’artiste, pour être digne d’imiter le Créateur suprême, doit absolument
être moral. Or cette obligation ne doit pas être entendue au sens courant d’une
« morale », définie comme un ensemble de règles auxquelles il sied de se
conformer par crainte de quelque châtiment, qu’il soit divin ou humain. La
morale, ou plutôt l’éthique, est d’emblée, et c’est cela qui présente un intérêt
proprement philosophique, une forme de connaissance. À la fois connaissance de
soi, c’est-à-dire de sa propre forme intérieure, mais aussi d’autrui, et donc, en
vertu de la participation de chaque être au grand tout cohérent et proportionné
en lui-même,579 connaissance des règles de la beauté comme telle. En raison de
cette participation du Moral Artist à l’ordre cosmique universel, il me semble
également difficile de souscrire à l’idée qu’« il existe un principe spirituel du beau
576
577
578
579
F. BRUGÈRE, Théorie de l’art et philosophie de la sociabilité selon Shaftesbury, p. 352.
Ibid., p. 352.
SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 107, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 110).
Ibid.
270
mais ce principe est strictement humain ».580 Il est vrai que la quête du beau,
telle que la conçoit Shaftesbury (c’est-à-dire la quête d’une forme dynamique qui
informe harmonieusement l’ordre du monde), ne peut pas aboutir à une
métaphysique de l’identité à soi et de la stase. Cette quête mène nécessairement
à une philosophie des pratiques de soi, de la construction progressive du soi.
Mais, et j’aimerais insister sur ce point, cela ne signifie pas pour autant que le
beau relève strictement du domaine de l’anthropologie, selon Shaftesbury. La
conquête du vrai soi a une portée à la fois ontologique et cosmologique : être soi
de façon vraie et authentique, c’est être accordé harmonieusement à l’ordre
cosmique, c’est-à-dire à la beauté. Par la force de l’enthousiasme créateur, qui
nous rappelle à chaque instant la présence du divin en nous, nous pouvons avoir
part au jeu cosmique et le prendre pour modèle en vue de réformer notre
manière d’être au monde.
J’aimerais citer ici, un peu longuement, l’avant-propos à l’Inquiry de
Hutcheson car Anne-Dominique Balmès y formule des remarques décisives au
sujet de l’interprétation du fondement « éthico-théologique » de l’Art. Elle écrit
ceci :
Ce qui frappe le plus Shaftesbury, dans l’univers, c’est l’ordre,
l’harmonie et la proportion qui y règnent, et qu’il ne peut interpréter
que par analogie au dessein d’un artiste (le Créateur) relativement à
son œuvre. Ce Dieu-artiste ne peut être que parfaitement bon, et
n’avoir d’autre intérêt que le bien du Tout, de la nature, de la société,
et de l’homme tout ensemble (bien du Tout qui assure celui des
parties, et réciproquement : promouvoir le bien du système, c’est
aussi, tout uniment, agir pour son propre bien). »581 Ainsi que l’écrit
également Annie Becq, « les textes de Shaftesbury ont l’immense
intérêt […] d’inscrire la notion de création au centre de la réflexion
esthétique, en en faisant l’essence de la beauté. Faire résider la valeur
dans l’activité productrice de formes ne conduit pas Shaftesbury à
distinguer par là le beau artistique et à réserver la beauté aux seules
F. BRUGÈRE, L’expérience de la beauté. Essai sur la banalisation du beau au 18e siècle,
p. 55.
581
Anne-Dominique BALMÈS, « Avant-propos » à HUTCHESON, op. cit., p. 25.
580
271
œuvres de l’art humain. Cette notion d’activité est au contraire
étendue à la nature entière, œuvre du Souverain Artiste […].582
Un texte de 1709, intitulé Les moralistes, rhapsodie philosophique, contient
également de nombreuses occurrences de ce concept de création. Dans ce
dialogue philosophique, trois personnages, Théoclès, Palémon et Philoclès,
devisent intelligemment sur divers sujets. Le premier personnage est le type
même du philosophe enthousiaste, au sens laudatif du terme,583 le second
incarne la figure de l’atrabilaire misanthrope, le troisième, enfin, est un libertin
sceptique584 qui, sous l’influence de la force maïeutique585 du premier, finit par
prendre la mesure de ses égarements philosophiques et par se rallier pleinement
à la thèse de l’harmonie universelle. Dans ce dialogue, Théoclès est le double
littéraire de Shaftesbury. Il saisit l’occasion du dialogue avec son ami Philoclès
pour exposer cette philosophie de la forme, comprise comme une énergie
créatrice présente à la fois en l’homme et dans la nature.586
Voici une suite d’extraits choisis dans lesquels il est expressément question
de la nature et de l’espèce humaine, en termes de « création ». Le Sceptique
s’adresse au Mélancolique, à la suite de l’une de ses innombrables tirades sur la
misère de la condition humaine, pour tenter de lui faire admettre l’existence de
quelque beauté terrestre :
Mais ce n’était pas à toute la Création [whole Creation] que vous en
vouliez alors : vous n’étiez pas prévenu contre toutes sortes de
beautés. La verdure des campagnes, les perspectives, un bel horizon,
Annie BECQ, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à
l’imagination créatrice (1680-1814), Paris, Albin Michel, vol. 1, p. 169.
583
SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 484, (Ch., tome 2, p. 25) : « [Théoclès] semblait le
plus grand Enthousiaste du monde, excepté qu’il n’en avait pas la mauvaise humeur [ill
humour, c.à.d. la mélancolie] ».
584
SHAFTESBURY, ibid., p. 477, (Ch., tome 2, p. 17).
Philoclès à Palémon : « Je vous avais décelé clairement par là mon inclination pour le
Scepticisme ; et vous m’objectâtes non seulement la Religion ; mais vous fîtes encore
des reproches relativement à la Galanterie que j’avais défendue quelques temps
auparavant. »
585
SHAFTESBURY, ibid., p. 583, (Ch., tome 2, p. 134). Je souligne.
Philoclès : « C’est vous, Théoclès, qui devez soutenir et aider mon esprit, me servir en
quelque sorte de sage-femme dans cette espèce d’accouchement, qui sans cela,
n’aboutirait peut-être qu’à un triste avortement. »
586
F. BADELON, « Introduction » à SHAFTESBURY, op. cit., p. 104.
582
272
des nuages de pourpre embellis par le soleil couchant ; tout cela avait
des charmes bien capables de faire impression sur vous.587
Dans un autre extrait mettant en scène les mêmes protagonistes, Philoclès
ajoute :
Après que la première ardeur de votre imagination [imagination] se fut
un peu ralentie, je fis mes efforts pour vous engager à raisonner plus
tranquillement avec moi sur cette autre partie de la création, c’est-àdire votre espèce [that other part of the creation, your own kind], pour
laquelle vous marquiez tant d’aversion, qu’on vous eût pris pour un
misanthrope, un autre Timon.588
Théoclès, saisi par un transport enthousiaste, débute sa réponse aux objections
de son ami sceptique par une prière :
Père divin, centre des âmes [Heavenly Sire, center of souls], vers
lequel les nôtres sont attirées par la Nature, comme les corps
terrestres vers leur propre centre […]. Tu as fait sortir la beauté de la
Création [conspiring beauty of the ever-flourishing creation]. Dissipe
les mouvements contraires des êtres intelligents ; qu’ils trouvent le
repos dans le temps et selon la manière que tu as prescrits ; qu’ils
contribuent au bien et à la perfection de l’univers, cet ouvrage que tu
as créé tout bon et accompli !589
On ne saurait dire plus explicitement que, s’agissant de la nature et des êtres,
c’est bien de création qu’il s’agit et non de production. C’est également ainsi que
Danièle Lories interprète cet aspect de l’œuvre de Shaftesbury. Elle se réfère,
plus spécifiquement, à l’artiste génial et commente cette figure essentielle en ces
termes :
Le génie est cette figure éminente qui communie avec la puissance
créatrice universelle ; puisant en lui-même, il puise aux sources
mêmes de la Création. Il reproduit en lui, à mesure humaine, la
puissance créatrice de la Nature. Il est — un peu comme la pensée
renaissante voyait en l’homme un microcosme — une image singulière
587
588
589
SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 471, (Ch., tome 2, p. 10).
Ibid., p. 472, (Ch., tome 2, p. 12).
Ibid., p. 564, (Ch., tome 2, p. 114). Je souligne.
273
du pouvoir créateur de l’Univers, non pas une image d’un démiurge
mais plutôt celle de cette puissance créatrice immanente à la nature, à
chaque élément naturel. »590
Enfin, pour formuler un dernier argument en faveur d’une conception de la
« nature » en termes de « création », rappelons le début de l’hymne à la
nature de Théoclès :
« Ô sublime Nature, supérieurement belle et souverainement bonne ?
Toi, qui es tout aimable et toute divine ! Toi, dont les regards sont si
gracieux et si charmants, dont l’étude inspire la sagesse, et la
contemplation, tant de délices, dont le moindre ouvrage offre une plus
ample scène et un plus noble spectacle que tout ce que l’Art peut
produire ! O Puissante Nature ! Sage substitut de la Providence !
Créatrice déléguée [impowered creatress ] ! ou plutôt, Toi Suprême
Créateur [supreme creator], Divinité toute puissante ! Je t’invoque, je
n’adore que toi seul. C’est à toi que cette solitude, ce lieu, et ces
méditations champêtres sont consacrés. Animé de ton Esprit, je chante
sans art l’ordre de la Nature dans les Êtres créés [created beings] ; je
célèbre les beautés qui se terminent en toi, source et principe de
beauté et de toute perfection ! […] »591
À la lecture de ces extraits, il appert néanmoins qu’une distinction doit être
faite sur le type de fondement théologique qui garantit à la création artistique
son fondement ontologique. S’il s’agit, sans conteste, d’un Dieu personnel pour
Baumgarten, pour Shaftesbury l’affaire est loin d’être entendue. Les Exercices,
dans lesquels Shaftesbury se livre librement à des réflexions offrent des
indications précieuses sur son rapport à la transcendance divine :
Absolument convaincu qu’il existe une déité, et de la plus éminente
perfection ; qu’elle supervise toutes choses, voit et connaît toutes
choses, et partout présente ; et cependant être au même moment si
peu affecté par une telle présence, au point d’avoir plus d’intérêt
même pour le plus ordinaire œil humain.592
Danielle LORIES, « Le sentiment du beau Outre-Manche » dans Esthétique et
philosophie de l’art, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 2002, p. 103.
591
SHAFTESBURY, op. cit., p. 549, (Ch., tome 2, p. 98). Je souligne.
592
SHAFTESBURY, Exercices, p. 155.
590
274
Cet extrait des Exercices ― dont l’ensemble est placé sous le haut patronage de
Marc-Aurèle et d’Épictète ― a été écrit à Rotterdam en 1698, au moment de
l’exil hollandais faisant suite à la dissolution du Parlement au sein duquel
Shaftesbury siégeait dans le camp des Country Whigs.593 Puisque ces notes
n’étaient pas destinées à la publication, il n’y a pas lieu de penser que le
philosophe n’y livre son sentiment le plus intime sur ces questions. Dans ses
écrits « exotériques » ultérieurs, Shaftesbury passe sans transition de God à
Deity, Creator, heavenly Spirit mais aussi sovereign artist, sans forcément
distinguer clairement ces différentes dénominations.
Dans le Discours préliminaire à sa traduction, Diderot propose une note
intéressante à ce propos :
Après avoir déterminé en quoi consistait la vertu – entendez partout
vertu
morale
–
nous
prouverons
avec une
précision
vraiment
géométrique, que de tous les systèmes concernant la divinité, le
théisme est le seul qui lui soit favorable. « Le théisme, dira-t-on ! Quel
blasphème ! Quoi, ces ennemis de toute révélation seraient les seuls
qui pussent être bons et vertueux ? » À Dieu ne plaise que je me rende
jamais l’écho d’une pareille doctrine. Aussi n’est-ce point celle de M.
S[haftesbury], qui a soigneusement prévenu la confusion qu’on
pourrait faire des termes de déiste et de théiste [sic]. Le déiste, dit-il,
est celui qui croit en Dieu, mais qui nie toute révélation : le théiste, au
contraire, est celui qui est prêt d’admettre la révélation et qui admet
déjà l’existence d’un dieu. Mais en anglais, le mot théiste désigne
indistinctement déiste et théiste. Confusion odieuse contre laquelle se
récrie M. S[haftesbury] qui n’a pu supporter qu’on prostituât à une
troupe d’impies le nom de théistes, le plus auguste de tous les noms
[…]. En effet, quoiqu’il soit vrai de dire que tout théiste n’est pas
encore chrétien, il n’en est pas moins vrai d’assurer que pour devenir
Voir à ce propos l’excellente présentation de la vie intellectuelle et politique de
Shaftesbury par Laurent Jaffro, placée en introduction aux Exercices, p. 7-34. Les
Exercices ont été pour l’essentiel rédigés lors des deux exils de Shaftesbury en Hollande,
en 1698 et en 1704.
593
275
chrétien, il faut commencer par être théiste. Le fondement de toute
religion, c’est le théisme.594
Il faut encore ajouter que cet extrait est repris, textuellement, mais sans
indication
d’auteur,
dans
l’introduction
à
l’édition
française
rédigée
par
Robinet.595 Il convient toutefois de replacer cette distinction dans son contexte et
ne pas la prendre au pied de la lettre. Rappelons que, près de quatre ans après
la parution de sa traduction de Shaftesbury, Diderot est emprisonné à Vincennes
pour sa Lettre sur les aveugles à l’attention de ceux qui voient. Quant à Robinet,
il est aussi soupçonné de matérialisme athée. Donc, cette distinction est peutêtre moins philosophique que circonstancielle, et indique plutôt une stratégie
d’écriture prudente. Cela est corroboré par Hutcheson qui, bien que défendant
les idées de Shaftesbury, note dans sa préface à l’Inquiry :
Il est très inutile de recommander au monde les écrits de Lords
Shaftesbury. Ceux-ci seront estimés tant qu’il restera du bon sens
parmi les hommes. Il eût certes été souhaitable qu’il s’abstînt de mêler
à de si nobles conceptions quelques préjugés contre le christianisme
qui nous donne l’idée la plus vraie de la vertu.596
Ces préjugés que Hutcheson déplore sont très exactement ceux qui permettent à
Shaftesbury de placer l’éthique, telle qu’il l’a redéfinie, à la fois comme finalité et
comme fondement de sa philosophie, la libérant ainsi du joug non seulement du
christianisme comme religion révélée, mais également de la théologie rationnelle
comme fondement philosophique.
D. DIDEROT, « Discours préliminaire » à DIDEROT et SHAFTESBURY, Essai sur le mérite et
la vertu, Paris, Éditions Alive, 1998, p. 22.
595
J.-B. ROBINET, « préface », p. 139.
« Après avoir déterminé en quoi consiste la Vertu Morale, notre Philosophe prouve avec
une précision vraiment Géométrique que de tous les Systèmes concernant la Divinité, le
Théisme est le seul qui lui soit favorable. Je dis Théisme et non pas Déisme ; et Mylord
Shaftesbury a soin de prévenir la confusion qu’on pourrait faire des termes de Déiste et
de Théiste. Le Déiste, dit-il, est celui qui croit en Dieu et qui nie toute Révélation : le
Théiste, au contraire, est celui qui est prêt d’admettre la Révélation et qui admet déjà
l’existence d’un Dieu. Mais en Anglais le mot de théiste signifie indistinctement Déiste et
Théiste : confusion odieuse contre laquelle se récrie notre illustre Anglais, qui ne peut
supporter qu’on prostitue à une troupe d’impies le nom de Théistes, le plus auguste de
tous les noms [...]. En effet, quoi qu’il soit vrai de dire que tout Théiste n’est pas encore
Chrétien, il n’est pas moins vrai d’assurer que pour devenir Chrétien il faut commencer
par être Théiste. Le fondement de toute Religion, c’est le Théisme. »
596
F. HUTCHESON, op cit., p. 45. Je souligne.
594
276
De plus, si l’on se réfère à la lettre du texte traduit par Diderot, « déiste »
et « théiste » sont deux termes employés indistinctement par le philosophe :
For as averse as I am to the cause of theism, or name of Deist, when
taken in a sense exclusive of revelation, I consider still that in
strictness the root of all theism, and that to be settled Christian, it is
necessary to be a good theist ; for theism can only be opposed to
polytheism or atheism. Nor have I patience to hear the name of Deist
(the highest of all names) decried, and set opposition to Christianity.
“As if our religion was kind of magic, which depends not on the belief
of a single supreme Being. Or as if the firm and rational belief of such
a Being on philosofical grounds was an improper qualification for
believing anything further.” Excellent presumption for those who
naturally incline to the disbelief of revelation, or who through vanity
affect a freedom of this kind !597
Quelle que soit l’étiquette que l’on veuille accoler à Shaftesbury, un « théiste »
qui reconnaît la révélation chrétienne (comme le suggèrent Diderot et Robinet,
s’armant de mille précautions pour éviter la mise au pilon), ou plutôt un
« déiste », c’est-à-dire presque un athée (comme le soutient Laurent Jaffro598), il
n’en demeure pas moins que le point de départ de Shaftesbury n’est pas celui
d’une « religion » — instituée ou non —, mais celui d’une éthique des vertus qui
aboutit, de manière dérivée, à une forme de religiosité minimale.
Ainsi que le souligne Gusdorf, « il est impossible de déterminer si
Shaftesbury était en toute rigueur déiste, théiste, panthéiste ou panenthéiste, et
si son christianisme était ou non conforme aux normes codifiées de telle ou telle
église établie ».599 D’après moi, si la conception religieuse de Shaftesbury relève
davantage d’une forme non théiste, cela ne signifie pas pour autant qu’il soit
athée. Mais cela implique plutôt que ce dieu impersonnel soit de l’ordre d’un
principe spirituel à la fois transcendant, en tant que source d’harmonie et de
sympathie universelle entre les êtres, et immanent, en tant qu’il est présent en
chaque
créature.
Cette
idée
de
l’union
cosmique
de
tous
les
êtres,
particulièrement prégnante dans les Exercices, relève de la sensation ou du
sentiment :
597
598
599
SHAFTESBURY, The moralists, a philosophical rhapsody, p. 19.
L. JAFFRO, Ethique de la communication et art d’écrire, p. 302-309.
G. GUSDORF, op cit., p. 232.
277
Sympathiser, qu’est-ce ? – Ressentir ensemble, c’est-à-dire être uni
dans une seule sensation ou sentiment. – Les fibres des plantes
sympathisent, les parties de l’animal sympathisent, et les corps
célestes ne sympathisent-ils pas ?600
Il
importe
finalement
peu
de
trancher
la
question
religieuse
chez
Shaftesbury, puisqu’elle est seconde par rapport aux inquiétudes politiques et
éthiques de son auteur. C’est ce que nous apprend Théoclès, apôtre de la
tolérance, défenseur de la juste mesure en toutes choses, et donc ennemi
déclaré de toute forme de fanatisme religieux :
Il peut se faire que certains écrivains aient jugé nécessaire et
convenable à leur caractère, en différentes situations, de détester
hautement les principes des Incrédules et leur personne. L’auteur que
je défends [i.e. Shaftesbury lui-même], au contraire, qui n’est qu’un
laïque, tâche d’en agir honnêtement, et il prend toutes les précautions
possibles pour ne pas les révolter [Our author, on the contrary, whose
character exceeds not that of a layman, endeavours to show civility
and favour by keeping the fairest measure he possibly can with the
men of this sort] : il leur cède tout ce qu’il peut leur céder, et il
raisonne avec une indifférence absolue même sur le fait de la Divinité
[Deity]. Il propose de ne rien conclure de lui-même ; mais il laisse aux
autres tirer les conclusions de ses principes : car il n’a pour but
principal que de réconcilier ces rebelles avec les principes de la vertu,
pour leur ouvrir ensuite une route vers la religion, en écartant les
grands obstacles, pour ne pas dire les seuls, qui s’y opposent, et qui
prennent leur source dans les vices et les passions des hommes.601
Pour Shaftesbury, c’est l’éthique qui est la source de la religion et non l’inverse.
Il défend une conception qu’il appelle lui-même « réaliste » de l’éthique, à
laquelle le dieu lui-même [Suprem Will]602 est soumis. La vertu n’est donc ni
arbitraire ni dépendante de la coutume, des mœurs ou du temps, ni même
engendrée par l’imagination de quelque châtiment céleste :
600
601
602
SHAFTESBURY, Exercices, p. 66.
SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 509, (Ch., tome 2, p. 52). Je souligne.
SHAFTESBURY, The moralists, p. 53. Robinet traduit par « Etre suprême », p. 510.
278
Si un écrivain qui parle de musique devait, s’adressant à ceux qui
étudient et qui aiment cet art, leur déclarer que « la mesure ou la
règle de l’HARMONIE est le caprice ou le bon vouloir, l’humeur ou la
mode », il n’est pas très vraisemblable qu’on lui prêterait grande
attention ou le traiterait avec un réel sérieux. Car l’HARMONIE est
harmonie par nature, si ridicule que puisse être la manière dont les
hommes jugent de la musique. Ainsi en est-il de la symétrie et de la
proportion qui sont également fondées dans la nature, si barbare ou
gothique que puisse se montrer la fantaisie des hommes dans leur
architecture, leur sculpture, ou n’importe quel autre art plastique. C’est
la même chose en ce qui concerne la vie et les MŒURS. Les mêmes
nombres, la même harmonie et la même proportion ont leur place en
MORALE et se découvrent dans les caractères et les affections du
genre humain. C’est en ceux-ci que reposent les vrais fondements d’un
art et d’une science supérieurs à toute autre pratique et toute autre
compréhension
humaines
[the
same
Numbers,
Harmony,
and
Proportion have place in Morals ; and are discoverable in the
Characters and Affections of Mankind ; in which are lay’d the just
Fondations of an Art and Science, superior to every other of human
Practice and Comprehension].603
Shaftesbury va encore plus loin dans son affirmation du primat de l’éthique en
disant qu’il appartient à la philosophie de « prouver ce que la Révélation ne fait
que supposer ».604 Cela engendre des conséquences directes pour la question qui
nous occupe plus spécifiquement. Avant la Troisième Critique, la sphère
esthétique n’est jamais autotélique mais toujours guidée par des finalités
éthiques, théologiques au sens large, et politiques. Dans pareil contexte,
contrairement à ce que soutient Fabienne Brugère, je ne souscris pas à l’idée
qu’avec la parution du premier volume de l’Æsthetica, la problématique sociale
de l’art soit définitivement caduque.605 Ou du moins pas dans l’une des finalités
principales de la nouvelle discipline, celle de poser les fondements d’une
communauté esthétique à venir. Que l’on rappelle seulement l’affirmation de
Baumgarten : le philosophe est un être qui vit parmi ses semblables et ne peut
603
604
605
SHAFTESBURY, Soliloque, III, 3, p. 221, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 284-286). Je souligne.
SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 510, (Ch., tome 2, p. 54).
F. BRUGÈRE, Théorie de l’art et philosophie de la sociabilité selon Shaftesbury, p. 11.
279
donc, à ce titre, négliger la part sensible de son être. Cette affirmation justifie,
entre
autres,
le
caractère
nécessaire
de
la
constitution
de
l’esthétique philosophique. Aussi ces deux auteurs partagent-ils un même idéal
esthétique, qui place dans l’activité créatrice au sens large, qu’elle soit artistique
ou philosophique, la possibilité d’instaurer une nouvelle façon d’être ensemble,
dans une communauté régie par des principes éthiques. Pour Shaftesbury, il ne
fait aucun doute que l’esthétique est l’accomplissement de la plus haute vertu,
accomplissement qui passe par une connaissance de soi et d’autrui, c’est-à-dire
une connaissance des Characteristics of men, manners, opinions and time,
auxquelles sont consacrés deux volumes. Parlant de ces caractères en termes de
« justesse » et de « vraie proportion », true proportion, il ajoute :
Un dessinateur [designer] qui a si peu le sens des proportions, qui est
si peu conscient de cette excellence ou de ces perfections, ne sera
jamais capable de décrire un caractère parfait ou, ce qui est plus en
accord avec l’art, d’« exprimer l’effet et la force de cette perfection, à
partir du résultat du mélange de caractères divers tirés de la vie ».
C’est ainsi que le sens des nombres intérieurs, la connaissance et la
pratique des vertus sociales, et la familiarité et la faveur des GRÂCES
morales [moral graces] sont essentielles au caractère d’un artiste
digne de ce nom et à juste titre favorisé par les MUSES. Ainsi les arts
et les vertus sont-ils liés d’une amitié réciproque et la science du
virtuose et celle de la vertu elle-même n’en font, en un sens, plus
qu’une seule et même. [Thus are the Arts and Virtues mutually
Friends: and thus the Science of Virtuoso’s, and that of Virtue it-self,
become, in a manner, one and the same.]606
Cela dit, bien que la création artistique et littéraire soit guidée par l’éthique, elle
s’autonomise clairement par rapport à la religion instituée, au nom, précisément,
d’un idéal d’humanité. Cet extrait l’indique explicitement :
Dans la simple poésie et les œuvres d’esprit et de littérature, on nous
permet une liberté de pensée et une aisance d’humeur dans lesquelles
peut-être nous ne sommes pas capables de contempler les jugements
divins et de pénétrer clairement la justice de ces voies dont on dit
SHAFTESBURY, Soliloque, III, 3, p. 208-209, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 268-270). Je
souligne.
606
280
qu’elles sont si éloignées des nôtres et qu’elles dépassent notre pensée
et notre compréhension les plus élevées. Dans une telle disposition
d’esprit, nous ne pouvons guère supporter de voir le païen traité
comme un païen et les fidèles devenir les exécuteurs de la vengeance
divine.
Il
y
a
en
nous
une
certaine
humanité
perverse
qui
intérieurement résiste au mandat divin si clairement révélé qu’il soit.
[…]. Il est dès lors évident que les mœurs, les actions et les caractères
de l’Ecriture Sainte ne sont en aucune manière un sujet qui convient à
d’autres auteurs que les théologiens eux-mêmes. Ce sont des matières
incompréhensibles en philosophie : elles sont hors de porté de
l’historien, du politicien, ou du moraliste simplement humains et sont
trop sacrées pour être soumises à la fantaisie [fancy] du poète lorsqu’il
n’est inspiré par aucun autre esprit que celui de ses profanes
maîtresse, les MUSES.607
Shaftesbury en appelle prudemment à la faiblesse de notre entendement et à la
perfidie
de
notre
âme
pour
expliquer
l’horreur
que
nous
inspirent
les
persécutions religieuses. Mais une lecture plus attentive de cet extrait ne peut
manquer d’y voir une déclaration de souveraine indépendance de la pensée et
des arts, au nom précisément d’un idéal anthropologique que la religion instituée
ne propose pas, ou plus. Les persécutions religieuses sont inacceptables pour des
raisons à la fois éthiques et esthétiques : elles violent le principe de la suprême
harmonie entre les êtres, c’est-à-dire la beauté. On remarquera aussi le ton
ironique de la fin de l’extrait : laissons ces plus hautes matières aux savants
théologiens qui les comprennent, mais rendons aux poètes et aux philosophes la
liberté de pensée qui leur sied. Ce souci humaniste est constant chez
Shaftesbury, comme en témoigne cet extrait d’une Lettre à un jeune homme à
l’université, en date du 10 mai 1707 :
Le vrai zèle pour Dieu ou pour la Religion doit être fondé sur l’amour
réel du genre humain ; et l’on ne peut avoir cet amour réel des
hommes, si l’on ne connaît bien leurs véritables droits, dont le plus
grand est sans contredit la liberté, glorieux apanage que Dieu et la
SHAFTESBURY, Soliloque, III, 3, p. 224-225, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 290-292). Je
souligne.
607
281
nature ont donné à la créature raisonnable pour soutenir la dignité de
son être.608
La vertu dont parle Shaftesbury n’a rien d’un idéal abstrait auquel il s’agirait de
se conformer. Elle implique une pratique corporelle, autant que spirituelle. Dans
la superbe quatrième Lettre à un jeune homme, en date du 2 avril 1708, après
avoir recommandé la lecture du premier et du second Alcibiade et de Marc-Aurèle
– tout en le prévenant de lire les commentateurs – Shaftesbury conseille à son
jeune ami :
Ayez soin de votre santé : c’est la base de tout. Prenez un exercice
modéré : la promenade est nécessaire. L’esprit n’est point à l’aise
lorsque le corps souffre. Les gens de lettres ont plus besoin de
dissipation que les autres. La récréation est un devoir pour eux. S’ils le
négligent, ils ruinent leur santé et leur tempérament. Le tempérament
a une grande influence sur l’esprit. Un vase malpropre gâte tout ce
qu’on y met, quelque excellent qu’il soit. Jamais nous ne devons être
plus gais, plus vifs, plus enjoués, plus contents de nous-mêmes, que
lorsque nous sommes appliqués à la contemplation de dieu et de la
vertu. Si donc nous voyons les théologiens mornes, durs, austères,
c’est que leur caractère est aigri par les mauvaises humeurs qui
dominent en eux, fruit impur de leurs études dures et forcées, et que
leur esprit affecté par un tempérament bileux, leur représente la
divinité sous les traits hideux dont le modèle est dans eux.609
Le souci constant de Shaftesbury est celui de l’union de tout ce qui a été
traditionnellement opposé : l’âme et le corps, la forme et la matière, le sacré et
le profane mais aussi les arts et la philosophie ou encore la métaphysique et
l’éthique. Tous ces différents aspects sont réunis dans un projet de réforme de la
philosophie qui redevient une forme de sagesse pratique, sans pour autant
renoncer à être une métaphysique, puisque le moteur de cette recherche postule
un fondement ontologique : l’harmonie universelle, qui tient et assure tout ce qui
est, de façon stable et permanente. Cette forme ultime harmonieuse est ce vers
SHAFTESBURY, Lettre à un jeune homme à l’université, p. 812. L’édition Robinet se
réfère à l’édition de Londres, 1716 : Several Letters written by a noble Lord to a young
man at the university.
609
SHAFTESBURY, Lettre à un jeune homme à l’université, p. 820.
608
282
quoi tendent les formes vivantes et créatrices, dans un perpétuel effort pour
atteindre leur perfection et leur simplicité première.
§ 1.6 FORMES CRÉATRICES ET DISPARITION DE L’« AUTEUR »
Pour Shaftesbury, comme ce sera explicitement le cas chez Baumgarten,
l’amateur de beauté doit être également créateur de belles formes. Le virtuoso610
de Shaftesbury est, sans conteste, l’alter ego britannique du felix aestheticus. Et
c’est en vertu de cette faculté poïétique que l’être humain est à même de saisir
l’harmonie cosmique universelle, telle que le Créateur l’a voulue, comme ce qui
rythme et confère la mesure propre de la Création. Danielle Lories, en
introduction à sa traduction du Soliloque, relève que la question de l’éducation —
qu’elle soit artistique ou morale — est au cœur de l’ouvrage. Elle souligne très
justement le rapport étroit qui lie ce souci pédagogique à la plus haute possibilité
humaine, c’est-à-dire celle d’advenir à soi-même et d’être un authentique
créateur :
Que l’aiguisement de ces deux aptitudes soit quasi indissociable, c’est
ce qu’on peut comprendre aisément : quant au Tout, dans l’absolu,
Beau et Bien sont une même chose et si l’on peut, dans notre monde,
distinguer la beauté des formes externes de la beauté morale, il n’en
demeure pas moins que ce qu’il s’agit de repérer, dans les deux cas,
est harmonie. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’acquérir une
perspicacité et une sensibilité quant aux harmonies, sensibles ou
intelligibles,
externes
ou
internes.
Et
toutes
ces
harmonies,
ultimement, renvoient à l’Unique et suprême harmonie du Tout. À cela
se rattache la mise en évidence de la figure du génie créateur, virtuoso
s’il en est, puisqu’il n’est pas simple amateur de beauté mais capable
de produire de belles formes. C’est qu’en effet il faut être soi-même
créateur si l’on veut avoir une compréhension pénétrante de l’œuvre
Ce terme, concurrencé au 18e en Grande-Bretagne par « connoisseur », est
l’équivalent en France de l’ « amateur ». Pour une étude approfondie de cette question,
c.f. Charlotte GUICHARD, Les amateurs d’art à Paris au XVIIIe, Paris, Éditions Champ
Vallon, 2008, p. 15.
610
283
du Créateur et être authentiquement et en profondeur sensible à sa
Beauté. Et il faut comprendre l’œuvre du Créateur et se pénétrer tout
entier de son harmonie s’il s’agit de vivre en accord avec elle, d’y
prendre sa place et d’y jouer sa partie.611
Ainsi, c’est donc par un processus de co-création, et non par une simple
imitation de ce qui se présente à la sensibilité, que le poète ou l’artiste mais
aussi, et de manière plus générale, tout amateur véritable atteignent la vérité
ultime de la nature. Co-création puisque ce qui est imité n’est pas l’objet mais le
processus même de création, qui « revit », pour ainsi dire, dans le « faire œuvre
artistique ». Si l’Art est bien « mimétique » pour Shaftesbury, c’est en un sens
très précis : il mime la force créatrice naturelle à l’œuvre dans la nature et en
reflète essentiellement les formes. C’est là un lieu commun de la Renaissance :
que l’artiste, par son ingegno, son esprit extraordinairement talentueux, soit
capable d’entrer en concurrence avec la Nature et d’imiter sa force vitale.
À ce propos, il faut signaler un épisode, particulièrement significatif, de la
cinquième journée du Decameron de Bocaccio (1262-1337). Ce passage met en
scène deux illustres florentins, « il maestro Giotto dipintore » et « messer Forese
da Rabatta », son contemporain, juriste et professeur de droit à Pise.
L’association de ces deux professions n’est pas anodine puisque le métier de robe
requiert, par excellence, la parfaite maîtrise des arts de l’expression, orale et
écrite, c’est-à-dire du trivium. Et Édouard Pommier de commenter : « Faire de
l’avocat Rabatta et du peintre Giotto les protagonistes de la même anecdote, les
placer sur pied d’égalité, les mettre en dialogue très libre comme deux
complices, c’est implicitement abattre la barrière qui sépare les arts libéraux et
les arts mécaniques. »612 Or Giotto, à l’instar de Rabatta, possède une telle
connaissance des arts libéraux qu’il est capable, par son « ingegno di tanta
eccellenzia »,613 « d’imiter, avec son pinceau, toutes les opérations de la Nature,
qui est mère de toutes choses et qui fait fonctionner l’univers. Il ne s’agit pas
d’imiter des objets matériels seulement, mais la force vitale de la Nature, la
natura naturans comme disent les philosophes de la scolastique. »614
Et Cassirer d’abonder en ce sens :
D. LORIES, « Introduction » au Soliloque, p. 37-38. Je souligne.
E. POMMIER, « Florence et les origines de l’histoire de l’art » dans Penser l’art. Histoire
de l’art et esthétique, p. 111.
613
Giovanni BOCCACIO, Decameron, Milano, Mursia, 1960, p. 339.
614
E. POMMIER, op. cit., p. 112.
611
612
284
La nature elle-même, dans son sens le plus profond, n’est pas la
totalité des créatures mais la force créatrice d’où jaillit la forme et
l’ordre de l’univers. C’est dans ce seul domaine que la beauté doit
rivaliser avec la vérité, l’artiste avec la nature. Le véritable artiste ne
s’en va pas recueillir dans la nature les éléments de son œuvre, il imite
un exemple, un modèle purement intérieur qui se présente à lui
comme un tout original et indivisible. Et ce modèle lui-même n’est pas
simple apparence : il est sûr qu’il s’accorde, sinon avec la réalité
effective des choses, du moins avec leur vérité essentielle.615
Mais, paradoxalement, une œuvre, pour être porteuse de vérité, doit
nécessairement instaurer une certaine distance avec cette nature dont elle imite
le processus. Pour atteindre la perfection de son achèvement, elle doit être
inventive et ne pas se limiter à « copier » le réel. Elle doit, par analogie à la
nature plastique universelle, donner forme au réel en le réinventant, en
l’agençant avec beauté :
Un peintre qui a quelque génie, comprend ce que c’est que vérité et
unité de dessein ; et fait qu’il s’éloigne même du naturel, lorsqu’il fait
la nature de trop près, et qu’il copie trop exactement d’après la vie. [A
painter, if he has any genius, understands the thruth and unity of
design ; and knows he is even then unnatural when he follows Nature
too close, and strictly copies Life.] Car son art ne lui permet pas de
mettre dans sa pièce la nature entière, mais seulement une partie.
Cependant, il faut que sa pièce, pour être belle et vraie, fasse par ellemême, un tout complet [a whole by itself, complete], indépendant, et
en même temps aussi grand et aussi étendu qu’il peut le faire […].616
La « vérité en peinture » pour reprendre l’expression de Cézanne, ou la vérité
poétique, diffèrent de la narration objective des faits historiques. C’est l’un des
enjeux majeurs de l’Idée du tableau historique du jugement d’Hercule selon
Prodicus : comment représenter, sur un support plat, toute la tension narrative
du texte de Xénophon,617 comment rendre la tension interne du héros, écartelé
entre la possibilité de choisir entre la vertu ou la volupté ? Comment saisir
E. CASSIRER, La philosophie des lumières, p. 317-318. Je souligne.
SHAFTESBURY, Essai sur la raillerie et l’enjouement (Freedom of wit and humour),
p. 235, (Ch., vol. 1, p. 94).
617
XENOPHON, Mémorables, I, 2, chap. 1, Paris, Les Belles-Lettres, 2000.
615
616
285
plastiquement le moment propice qui condense toute l’intensité narrative du
texte de Xénophon ? Comment, même dans un tableau historique, faut-il
s’émanciper de la narration historique pour atteindre la perfection de l’instant
plastique ?
La théorie shaftesburienne de l’imitation est redevable à la Poétique
d’Aristote sur ce point : les œuvres des poètes, des écrivains ou des artistes sont
plus proches de la philosophie, et donc de la vérité, que ne le sont les écrits
historiques, car elles tendent toujours à représenter des éléments essentiels. La
nécessité de s’éloigner de la simple description est très claire dans ce passage
relatif au drapé des personnages :
On n’ignore pas la liberté que les peintres prennent ordinairement dans
les couleurs des vêtements et autres draperies de leurs tableaux
historiques. S’ils veulent peindre une troupe de Romains, ils leur
prêtent différents habillements, quoiqu’il soit certain que tout le
commun peuple était à peu près vêtu de la même manière et de la
même couleur […]. Mais cette uniformité ferait un bien étrange effet
en peinture, comme on le conçoit aisément. Voilà pourquoi les artistes
ne se font pas scrupule de donner à des philosophes et même aux
apôtres des couleurs différentes, employées d’une manière bien
extraordinaire. C’est ici que la vérité historique doit nécessairement
céder le pas à ce que nous appelons la vérité poétique, parce qu’elle
n’est pas tant réglée par la réalité que par la vraisemblance. [It is here
that the historical truth must of necessity indeed give way to that
which we call poetical, as being governed not so much by reality, as by
probability, or plausible appearance].618
L’artiste est aussi philosophe, selon Shaftesbury : il n’imite pas ce qui est mais
conçoit et exprime l’essence des choses. L’art n’est donc jamais la simple
imitation de ce qui s’offre à la vue spontanément, il ne se borne pas à refléter les
apparences sensibles, mais passe toujours par le travail formel. La plausible
appearance
plastiquement
doit
la
être
forme,
interprétée
se
littéralement :
montrer
comme
l’œuvre
vraie,
d’une
doit
refléter
ressemblance
vraisemblable qui n’est pas un faux-semblant mais l’expression sensible de la
SHAFTESBURY, Idée du tableau historique du jugement d’Hercule selon Prodicus, p. 786787, (Sec. Ch., p. 49). Je souligne.
618
286
forme idéale qui se donne à voir dans l’art, et qui est toujours, selon
Shaftesbury, la forme eidétique du réel. La forme extérieure, lorsqu’elle est
vraie, est en parfaite adéquation avec la forme première. Cette forme première
est l’activité créatrice de la nature dans ce qu’elle présente de plus essentiel :
Que l’écrivain soit poète, philosophe ou de quelque genre que ce soit, il
n’est en vérité rien d’autre qu’un copiste d’après NATURE [copyist after
nature]. Son style peut être diversement approprié aux diverses
époques où il vit ou aux humeurs diverses de son siècle ou de sa
nation : sa manière, sa teneur, son coloris peuvent varier. Mais si son
trait
[drawing]
n’est
pas
correct
ou
son
dessin
[« dessein »,
« design »] est contraire à la nature, on trouvera son œuvre ridicule
lorsqu’on viendra l’examiner à fond. Car on ne se moque pas de la
nature. […]. Tout philosophe, critique, ou auteur convaincu de cette
prérogative de la nature se persuadera aisément de s’atteler au grand
ouvrage de la réforme de son GOÛT [the great work of reforming his
taste], qu’il aura raison de suspecter, s’il n’est pas de ceux qui se sont
délibérément efforcés de le former selon la juste norme de la nature
[the just standard of nature].619
La beauté ne s’évalue pas en fonction de l’effet plaisant qu’elle engendre.
L’expérience de la beauté ouvre l’être humain au monde des formes ; elle est,
comme chez Platon, le point de départ de la philosophie. Mais la beauté plastique
n’est pas une simple étape : elle constitue déjà, pour elle-même, une forme
achevée de perfection idéale. Les conséquences sont très importantes pour la
question du statut de l’Art et de son rapport à la vérité. Comme l’écrit aussi
Françoise Badelon :
Shaftesbury crée une ouverture esthétique originale dans laquelle le
“dessein” [design] et le “dessin” [drawing] se rejoignent librement
pour informer le soi, la nature et l’œuvre d’art. La notion de forme
intérieure [inward form] nous amène à être créateurs, aussi bien dans
la contemplation que dans la création proprement dite, en redoublant
en permanence le projet esthétique du projet éthique : l’œil doit suivre
les
trois
ordres
de
formes,
les
“formes
formatrices” créent
et
contemplent les “formes mortes” qui leur permettent selon une
619
SHAFTESBURY, Soliloque, III, 3, p. 222, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 286-288).
287
grammaire commune d’accéder à l’archétype de toute beauté, “ la
forme qui forme les formes qui forment ”.620
Pour pouvoir saisir la forme de toute étant – donc pas uniquement les
formes artistiques –, l’artiste, autant que le philosophe, doit s’astreindre à un
long et solitaire travail d’introspection. C’est là toute la thématique déjà évoquée
du Soliloque ou avis à un auteur. Je restitue ici plus largement un passage
crucial, déjà brièvement mentionné, plus haut, à propos du concept de création :
Les artistes […] qui dessinent seulement d’après des corps et donnent
forme aux grâces de cette sorte ne sont jamais, malgré toute leur
exactitude ou la correction de leur dessin, capables de s’amender euxmêmes, ou d’accroître d’un iota la beauté de leur personne. Au
contraire, ces artistes qui copient une autre forme de vie, qui étudient
les grâces et les perfections des esprits, et qui sont de véritables
maîtres quant aux règles qui constituent cette autre science, il n’est
pas possible qu’ils manquent de s’améliorer eux-mêmes et de
s’amender dans ce qu’ils ont de meilleur. […] Pour ce qui est de
l’homme qui, véritablement et au sens juste du terme, mérite le nom
de poète et qui, en tant que véritable maître ou architecte du genre,
est capable de décrire tant les hommes que les mœurs et de donner du
corps et ses justes proportions à une action, celui-là, si je ne me
trompe, on découvrira qu’il est une créature toute différente. Un tel
poète est en fait un second créateur [Maker], un vrai PROMETHEE, en
dessous de JUPITER. Comme cet artiste souverain ou nature plastique
universelle, il façonne un tout cohérent et proportionné en lui-même
où les parties constituantes sont soumises et subordonnées de la
manière voulue. Il note les limites des passions et connaît leurs tons et
mesures exacts, grâce à quoi il les représente avec justesse, marque
le sublime des sentiments et de l’action, et distingue le beau du
difforme, l’aimable de l’odieux. L’artiste moral, qui peut ainsi imiter le
créateur [Creator] et connaît de la sorte les créatures, ses semblables,
leur forme et structure intérieures, se trouvera difficilement, je pense,
ignorant de lui-même, ou en peine avec ces nombres qui font
620
F. BADELON, « Introduction » aux Œuvres de Mylord comte de Shaftesbury […], p. 93.
288
l’harmonie d’un esprit. Car être un coquin, c’est simple dissonance et
disproportion.621
Le Soliloque traite expressément du mythe prométhéen, et fait de l’artiste
un être d’exception à l’image de dieu ou de la nature. En effet, ce que
Shaftesbury
nomme
« nature
plastique »
ou
« souverain
artiste »,
sans
forcément les distinguer, par ailleurs, sont des puissances créatrices de formes.
Pour Shaftesbury, la nature plastique désigne toute forme de pulsion formelle et
créatrice. Le poète, au sens large de celui qui crée, qui donne lieu à la forme,
manifeste parfaitement cette puissance. Mais, en tant que telle, celle-ci n’est pas
suffisante. C’est seulement par un retour sur soi et par la connaissance de soi
que le poète parvient à transcender, en quelque sorte, sa condition de mortel
pour se hisser au rang de nouveau Prométhée, héros d’une humanité nouvelle,
formée et réformée par les arts et la poésie. Ses œuvres sont exemplaires et
présentent des caractères idéaux, exempts de vices, pour des raisons à la fois
éthiques et esthétiques : tout ce qui est susceptible de troubler l’harmonie
universelle en introduisant de la dissonance, c’est-à-dire de la laideur, doit être
proscrit. On retrouve, formulée dans cet extrait, une idée très présente chez
Baumgarten : le monde de l’Art constitue un espace idéal, une espèce de nouvel
Eden, caractérisé par l’absence de mal ou même de toute forme de négativité.
L’Art, en tant que miroir idéal d’une humanité nouvelle, est en lien direct avec la
philosophie, réinterprétée comme une éthique des vertus et une sagesse
pratique.
La connaissance de soi indispensable au génie créateur est connaissance
de l’essence même de l’être humain, qui est conçue à partir de la perfection
divine. Il ne s’agit pas de connaître tel ou tel aspect de son caractère propre,
mais bien de viser l’universalité d’un ensemble de caractères anthropologiques
directement empruntés aux déterminations métaphysiques du Créateur. C’est à
la condition que l’artiste s’oublie dans son œuvre, sorte de lui-même, que la
vérité de son Art peut devenir manifeste. C’est en raison de cet oubli de soi au
profit du grand Art que Shaftesbury prône un retour au dialogue, genre peu
goûté par ses contemporains :
SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 106-107, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 108-110). Je
souligne.
621
289
Un auteur qui écrit en sa propre personne a l’avantage d’être qui ou ce
qu’il lui plaît. Il n’est pas un certain homme, et il n’a pas un certain
caractère, mais il s’adapte à la fantaisie de son lecteur, qu’il flatte et
cajole constamment, comme c’est à présent à la mode. Tout tourne
autour de leurs deux personnes. Et tout comme dans une relation
amoureuse ou un échange de lettres d’amour, de même ici l’auteur a
le privilège de parler éternellement de soi,
se parant et se faisant
beau tandis qu’il fait une cour assidue et joue sur l’humeur de la
personne à qui il s’adresse. C’est là la coquetterie de l’auteur moderne,
dont les épîtres dédicatoires, les préfaces et adresses au lecteur sont
autant de grâces affectées destinées à détourner l’attention du sujet
pour la diriger vers lui-même, et qui fait généralement remarquer non
pas tant ce qu’il dit que ce qu’il paraît, ou ce qu’il est, et quelle figure il
fait déjà ou espère faire dans le beau monde. […] Dans les véritables
mémoires des Anciens, même lorsqu’ils écrivaient quelquefois sur euxmêmes, il n’y avait ni moi ni TOI dans toute l’œuvre. Aussi cette belle
histoire d’amour et cet échange de caresses entre auteur et lecteur
étaient-ils de la sorte totalement évités. C’est bien davantage encore le
cas dans le DIALOGUE. Car ici l’auteur est annihilé ; et comme on ne
s’adresse nullement au lecteur, celui-ci compte pour rien. Les deux
partis intéressés à eux-mêmes s’évanouissent en même temps.622
Dans toute forme de création, qu’elle soit artistique, littéraire ou philosophique, il
y a quelque chose qui, toujours, excède le « moi » subjectif de l’auteur. Dans
l’incipit de ce très beau livre déjà cité, Profanations, Giorgio Agamben rappelle
que les Latins appelaient Genius le dieu auquel chaque être se trouve confié au
moment de sa naissance. Étymologiquement, la proximité entre le « génie » et
l’ « engendrement » est encore parfaitement visible.623 Et Agamben de formuler
la tension propre à tout exercice de création ainsi :
Quelle est alors pour Moi la meilleure manière de témoigner de
Genius ? Supposons que Moi veuille écrire. Non pas écrire telle ou telle
œuvre, mais écrire, un point c’est tout. Ce désir signifie ceci : le Moi
sent que quelque part Genius existe, qu’il est en Moi une force
SHAFTESBURY, Soliloque, I, 3, p. 102-103, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 100-102). Je
souligne.
623
G. AGAMBEN, Profanations, p. 7.
622
290
impersonnelle qui pousse à l’écriture. Mais la dernière chose dont
Genius ait besoin est une œuvre, lui qui n’a jamais pris un stylo en
main, ni, a fortiori, un ordinateur. On écrit pour devenir impersonnel,
pour devenir génial, et néanmoins, en écrivant, nous nous individuons
comme auteur de telle ou telle œuvre. Nous nous éloignons de Genius,
qui ne peut jamais avoir la forme d’un Moi, et encore moins celle d’un
auteur.624
Or c’est très exactement ce que Shaftesbury veut dire avec la notion
d’enthousiasme créateur. Il s’agit de laisser de l’espace à ce dieu si intime au
« soi », et partant si étranger au « petit moi », à cette subjectivité personnelle et
étriquée qui entrave, par ses humeurs, le jeu de l’entre-appartenance entre les
mortels et les divins. Shaftesbury fait d’ailleurs mention très explicitement de ce
dieu qui préside à notre naissance :
Chacun de nous a son démon, son génie, son ange ou son esprit
tutélaire, à qui nous sommes étroitement unis et confiés, dès notre
première aube de raison, ou dès le moment de notre naissance.625
Pour laisser l’enthousiasme créateur se manifester, il s’agit aussi, autant que
faire se peut, de se déprendre du rapport sujet-objet. Comme le souligne aussi
Cassirer, « la simple réceptivité reste insuffisante et impuissante puisqu’elle ne
nous conduit pas à la spontanéité qui est la source propre et originale du beau.
Mais une fois cette source découverte, s’accomplit la vraie, la seule synthèse
possible, non seulement entre sujet et objet, entre moi et le monde, mais aussi
entre l’homme et Dieu ».626 Et ceci à l’inverse des « beaux esprits » qui
cabotinent et se cachent sous une épaisse couche de vernis culturel, eux qui,
comme le dit Shaftesbury :
[Les beaux esprits], même s’ils se retirent souvent, ils ne sont jamais
seuls avec eux-mêmes. Le monde est toujours de la partie. Ils ont en
vue en permanence leur qualité d’auteur et sont toujours en train
d’examiner comment cette pensée-ci ou celle-là pourrait servir à
compléter un ensemble de Contemplations [to compleat some set of
Contemplations]
624
625
626
ou
achever
de
garnir
le
Livre-du-lieu-commun
Ibid., p. 13.
SHAFTESBURY, Soliloque, p. 80.
CASSIRER, La philosophie des lumières, p. 309. Je souligne.
291
[Common-Place-Book]
d’où
ces
richesses
thésaurisées
iront
se
répandre en flots abondants sur le monde nécessiteux.627
Pour accepter de laisser la parole à ce qui, à chaque fois, nous excède, il faut
opérer une sorte d’ascèse héroïque. Rares sont les hommes capables de
renoncer à leur statut d’« auteurs » pour que s’exprime, par l’entremise du soi,
ce lien cosmique à la fois harmonieux à grande échelle et terrible pour le « petit
moi », dont Pascal disait déjà à quel point il est haïssable. Et Agamben d’écrire
encore avec profondeur ceci :
C’est pourquoi la rencontre avec Genius est terrible. Si l’on peut définir
comme poétique la vie qui se tient dans la tension entre le personnel
et l’impersonnel, entre Moi et Genius, il faut appeler panique le
sentiment que Genius nous excède et nous dépasse de partout et que
quelque chose nous échoit d’infiniment plus grand que ce que nous
croyons pouvoir supporter. C’est pourquoi la plupart des hommes
fuient dans l’effroi face à la part impersonnelle qui les habite ou
essaient, dans l’hypocrisie, de la réduire à leur propre stature
minuscule.628
C’est dans cette perspective qu’il faut replacer la critique de l’imagination
(fancy) par Shaftesbury, plus proche de la « fantaisie personnelle », du
« fantasme », que de l’« imagination créatrice ». Contrairement au statut de
l’imagination créatrice de Baumgarten, qui, nous l’avons vu, occupe une place
important dans la faculté de l’analogon rationis, Shaftesbury conçoit l’imagination
comme une passion de l’âme productrice de chimères, et dont il faut se garder
pour ne pas basculer dans la folie. On peut établir un parallélisme entre la
nécessité d’expurger l’enthousiasme de toute inclination mélancolique et le rejet
de l’imagination dans la production formelle. Dans les deux cas, l’âme est dans
un rapport agonistique avec elle-même : il s’agit d’un combat entre deux
tendances de la psykhế, qui requiert une attention constante et se gagne de
haute lutte :
Tout homme qui n’est pas absolument hors de soi doit nécessairement
maintenir ses fantaisies [Fancys] sous une certaine forme de discipline
et de gestion. Plus stricte est cette discipline, plus l’homme est
627
628
SHAFTESBURY, Soliloque, I, 1, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 54).
G. AGAMBEN, Profanations, p. 14.
292
rationnel et a tous ses esprits [rational and in his Wits]. Plus lâche elle
est, plus fantasque il sera forcément et plus proche de l’état de folie
[nearer to the Madman’s State]. C’est une affaire qui ne peut jamais
s’arrêter. Je dois toujours être gagnant ou perdant à ce jeu. Soit j’agis
sur mes fantaisies, soit elles agissent sur moi. Si je fais quartier, elles
n’en feront rien. Il ne peut y avoir de trêve, de cessez-le-feu entre
nous.
L’un
ou
l’autre
doit
avoir
le
dessus
et
prendre
le
commandement. Car si les fantaisies sont laissées à elles-mêmes, il
faut bien sûr que le gouvernement soit le leur. Et alors, quelle
différence entre un état comme celui-là et la folie [Madness] ?629
C’est par l’exercice du soliloque que l’imagination peut être combattue afin de
libérer la forme vivante de notre âme de ses penchants funestes et garantir que
l’excellence de la forme créée de l’œuvre :
Il est aisé […] de voir dans les circonstances ordinaires de la vie,
comment prennent le dessus sur notre esprit l’amour, l’ambition et la
tribu plus gaie des fantaisies – aussi bien que les spectres sinistres et
sombres d’un autre genre [the gayer Tribe of Fancies (as well as the
gloomy and dark Spectres of another sort)]. Il est aisé d’observer
comment elles agissent sur nous, lorsque nous nous refusons à les
devancer et tolérons les leçons répétées de ces sorcières abusives.
C’est de quoi dépendent le CONSEIL que nous proposons et la
méthode du SOLILOQUE. Et que cela soit ou non de quelque utilité
pour nous rendre ou plus sages ou plus heureux, j’ai confiance que
cela doit contribuer à nous rendre plus spirituels et plus polis [wittier
and politer]. Cela doit, plus que toute autre science, nous apprendre
les tours et détours de l’humeur et de la passion, la variété des
mœurs, la justesse des caractères et la VERITE des choses [it must,
beyond any other Science, teach us the Turns of Humour and Passion,
the Variety of Manners, the Justness of Characters, and THRUTH of
Things]; et lorsque nous comprenons correctement tout cela, nous
pouvons le décrire de façon naturelle. Et c’est de cela principalement
que dépendent l’adresse et l’art du bon écrivain. C’est pourquoi, si
c’est à juste titre prétendre au mérite que de bien écrire, il est clair
629
SHAFTESBURY, Soliloque, III, 2, p. 197-198, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 252). Je souligne.
293
que les écrivains, qui sont capables de ne pas faire bon marché de leur
art, doivent reconnaître qu’il y a quelque chose de valable dans cette
pratique de l’auto-examen et cette méthode du colloque intérieur
[something valuable in this self-examinating Practice, and Method of
inward Colloquy].630
Shaftesbury, à la suite de Pascal, se méfie de l’imagination. Lorsqu’elle est livrée
à elle-même, débridée, elle met en péril le bon goût. Cette conception de
l’imagination
productrice
de
chimères
va
de
pair
avec
la
sempiternelle
condamnation du style gothique — synonyme de « barbare » selon les termes de
la querelle sur le gothique du début du 18e siècle — qui pèche par excès
d’ornementation fantaisiste et absence de plan unifié, et donc de rationalité, et
qui s’oppose ainsi en tous points à l’idéal classique de l’Antiquité. Michel Ribon
propose une définition du « gothique » qui condense parfaitement les points
incriminés par ses détracteurs : « Est “gothique” toute structure qui n’est pas
conçue sur le modèle du style antique, qui ne se fonde ni sur la nature, ni sur la
raison ou qui, faisant fi de toute simplicité naturelle et de toute clarté rationnelle
est sans utilité ni nécessité fonctionnelle. »631 Ce qui signifie donc que
Shaftesbury tout comme Baumgarten défendent une vision classique des beauxarts : le bon goût est tributaire d’un plan ordonnancé, guidé par la simplicité et
l’unité de la composition, comme en témoigne ce passage de Shaftesbury :
Il n’y a rien de plus fortement imprimé dans nos esprits, ou de plus
intimement lié à notre âme, que l’idée ou le sentiment de l’ordre et de
la proportion [Nothing is more strongly imprinted on our minds, or
more closely interwoven with our souls, than the idea or sense of order
and proportion]. De là la force des Nombres, et de ces Arts puissants
qui sont fondés sur des règles et leur usage. Quelle différence entre
l’harmonie et la dissonance, entre la cadence et la convulsion, entre le
mouvement régulier, et celui qui se fait au hasard, entre l’ouvrage
uniforme d’un excellent Architecte [some noble architect] et un
monceau de sable ou de pierres, entre un corps organisé, et un nuage
qui est le jouet du vent. Outre que le Sentiment intérieur [internal
sensation] saisit aussitôt cette différence, la Raison prononce encore
630
631
SHAFTESBURY, Soliloque, III, 2, p. 330-331, (Stand. Ed., vol. I, 1, p. 258-260).
M. RIBON, Archipel de la laideur, Paris, Kimé, 1995, p. 220.
294
que toutes les choses qui marquent de l’ordre ont une unité de dessein
[design], et concourent à un Tout dont elles sont les parties
constituantes ; ou sont en elles-mêmes des systèmes complets. Tel est
un arbre avec toutes ses branches, un animal avec tous ses membres,
un édifice avec tous ses ornements extérieurs et intérieurs. Qu’est-ce
qu’un air, une symphonie, ou un excellent morceau de musique, sinon
un certain système de sons proportionnés ?632
C’est un fait significatif que, parmi les sept arts libéraux, Shaftesbury choisisse
justement la musique, l’arithmétique et la géométrie, c’est-à-dire ces trois arts
du Quadrivium qui permettent, avec le secours du quatrième, l’astronomie, la
compréhension de l’ordre cosmologique, de la mesure et de la règle qui soustendent tout ce qui est. La nature est pensée comme un édifice parfait et
harmonieusement ordonné selon un dessein originaire. L’artiste et le poète,
lorsqu’ils créent en imitant sa force d’organisation formelle, procèdent de même :
d’après un plan et en prenant en vue la totalité de la composition. On retrouve
donc chez Shaftesbury l’argument majeur des théoriciens de l’art de la
Renaissance italienne en faveur de la peinture et de la sculpture comme
créations spirituelles, fondées sur le disegno, le dessein tout autant que le
dessin. L’alliance du primat du dessein et de l’éthique chez Shaftesbury aboutit,
classiquement, à une condamnation du coloris et donc de tout ce qui fait l’attrait
sensible d’une toile. En effet, l’Idée du tableau historique se clôt ainsi :
Quant à son coloris, il concevra combien il lui est à propos d’être
sévère et réservé [sever and chaste] dans cette partie de son art, où le
luxe et le libertinage du siècle se sont si universellement établis, par la
contagion du goût moderne. Cependant, la raison, l’histoire et
l’expérience prouvent clairement qu’il n’y a rien de plus fatal à la
peinture, comme à l’architecture et aux autres arts, que ce faux goût
[false relish] qui se règle plutôt par ce qui frappe immédiatement les
sens que par ce qui plaît à l’esprit et contente la raison. Si donc on
regarde la peinture du même œil que les riches étoffes de nos femmes,
que nos parures, nos équipages et nos ameublements, il faut de toute
nécessité que notre goût devienne efféminé, et incapable de porter un
jugement sain sur ce genre : car on veut dire que cet art d’imitation,
632
SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 518-519, (Ch., tome 2, p. 63).
295
que quoiqu’il s’aide à la vérité des couleurs, et qu’il les emploie pour
exécuter ses desseins, il n’y a rien cependant de plus éloigné de son
but qu’un étalage de couleurs, qui porte aux sens par leur mélange un
plaisir flatteur et étranger [a separate and flattering pleasure to the
senses].633
§ 1.7 VÉRITÉ DU GOÛT, SOCIÉTÉ ET COSMOPOLITISME
Les moralistes, rhapsodie philosophique s’élève explicitement contre l’adage
tant de fois convoqué dans la présente étude selon lequel on ne dispute point des
goûts et des couleurs :
Je sais qu’on dit en proverbe que les goûts sont différents et qu’il n’en
faut pas disputer. Je me rappelle à ce sujet, le mot d’une devise fort
conforme à cette belle théorie. Une mouche était sur un tas d’ordures ;
son régal quoique très vil, lui était naturel : il n’y avait pas
d’absurdités. Mais si vous me montriez dans notre espèce une brute de
ce genre, rassasiée de ses plaisirs ; si vous me faisiez voir un sot dans
ses débauches secrètes, ou un tyran dans l’exercice de sa cruauté, et
que avec ce mot pour devise, Qu’il ne faut pas disputer des goûts ;
cela ne me donnerait guère une meilleures idée de leurs plaisirs.634
Le ton est donné : il y a bien un goût vrai qu’il s’agit de défendre et cette
défense lie bon goût et vertu. Or pour cultiver ce bon goût, il faut à la fois se
connaître soi-même et connaître les usages du monde. À ce propos, Fabienne
Brugère souligne la cohérence du projet de Shaftesbury : « Le dialogue avec soimême ou intensification du rapport à soi, source d’autonomie du jugement de
goût, n’existe pas sans l’immersion préalable dans le monde : la découverte de
soi dépend de notre connaissance des usages de la société. »635
Cette cohérence est particulièrement explicite dans la troisième partie des
Mélanges, qui n’est rien d’autre qu’une extension des principes de l’exercice
SHAFTESBURY, Idée du tableau historique du jugement d’Hercule selon Prodicus,
p. 795, (Sec. Ch., p. 61.)
634
SHAFTESBURY, Les moralistes, p. 489-490, (Ch., II, p. 30).
635
F. BRUGÈRE, Le goût. Art, passion et société, Paris, PUF, 2000, p. 41.
633
296
d’introspection développés dans le Soliloque rapportés au domaine politique. Le
chapitre 2, troisième partie, titre explicitement : « Autres éclaircissement sur le
goût. Ceux qui le tournent en ridicule ; leur esprit, leur sincérité. Application du
goût aux manières de gouvernement et de Politique. Caractères visionnaires
dans l’État. La jeune Noblesse. Recherche de la Beauté. Préparation à la
Philosophie ».636 Dans cette nouvelle perspective, la culture du goût est conçue
comme une pratique à la fois individuelle et collective, qui régit les échanges et
travaille à la promotion du bien commun. Tout ne se vaut pas et il y a bien un
fondement objectif qui garantit la vérité du jugement de goût. Quel est ce
fondement ?
Le développement du goût est conçu comme l’union d’une disposition
naturelle favorable – un « sens du goût » – et d’une éducation appropriée. Aussi
importantes que soient les dispositions innées, l’exercice incessant et réitéré de
la contemplation des œuvres d’art ― qui ne manque pas de nous rappeler
l’áskêsis esthétique préconisée par Baumgarten ― est indispensable. Or le nom
que Shaftesbury donne à cet exercice est la « critique » :
Un juste et légitime goût ne peut être conçu ou produit sans un travail
préliminaire de la critique [labour and pains of criticism]. C’est
pourquoi, nous osons non seulement défendre la cause des critiques,
mais encore déclarer une guerre ouverte à ces indolents et rapides
auteurs, artistes, lecteurs, auditeurs, acteurs ou spectateurs, qui
établissent leur caprice seul pour règne du beau et de l’agréable
[beautiful and agreeable], sans qu’ils en puissent apporter de raison,
rejettent l’art de la critique ou de l’examen, qui est indispensablement
nécessaire pour découvrir la vraie beauté et la valeur de chaque objet
[true beauty and worth of every object].637
La critique comme exercice du jugement permet à la faculté du goût de
développer pleinement ses potentialités. En effet, le goût, pour actualiser les
dispositions naturelles, suppose un sérieux travail de perfectionnement. Le goût,
SHAFTESBURY, « Table des matières », p. 889, (Ch., tome 2, p. VII).
« Explanations of taste continued – Ridiculers of it – Their wit and sincerity – Application
of the taste to affairs of Government and politics – Imaginary characters in the State –
Young nobility and gentry – Pursuit of beauty – Preparation for philosophy ».
637
SHAFTESBURY, « Mélanges ou réflexions diverses », op. cit., p. 684, (Char., II, p. 257).
Je souligne.
636
297
qui permet de se rapporter à l’art de manière critique, n’est pas affaire de plaisir
immédiat ni de sentiment selon Shaftesbury.
Aristote est appelé le « Prince of Criticks », dans le même esprit que
Baumgarten salue en lui l’un des plus grands esthéticiens. Cette insistance sur la
juste mesure, qui n’est point seulement esthétique, pour Shaftesbury, mais aussi
éthique, rappelle, en effet, l’Ethique à Nicomaque. Donc, bien que la norme du
goût soit sociale, et c’est en cela que réside proprement l’originalité de l’auteur,
elle n’est pas arbitraire. Sociale, car le jugement adéquat sur le beau et les
œuvres
d’art
ne
peut
être
formulé
qu’au
sein
d’une
société
libre
et
démocratique — point de jugement de goût possible en régime despotique —,
mais elle n’est pas pour autant un simple effet de mode ou l’expression des
inclinations propres à telle ou telle société.
Shaftesbury donne parfois des exemples sur ce qui pèche, selon lui, par
manque de goût : le gothique, nous l’avons dit, ou encore la peinture flamande,
en ce qu’elle présente de plus exubérant au niveau du coloris, rejouant une fois
de plus l’ancienne opposition entre dessin et couleur. Mais hormis ces exemples
discutables et convenus, ce qui est plus intéressant, c’est que le goût n’est pas
défini comme un contenu objectif, déterminé une fois pour toutes (tel ou tel style
ou époque, ou encore type d’ornement), mais soit compris comme un rapport.
Par le terme « rapport », je veux dire une manière d’être en relation avec les
choses, de juger au cas par cas avec délicatesse et discernement. Mais non pas
formuler un jugement définitif en « fixant » un contenu déterminé, il s’agit
plutôt de s’attacher de manière libre à choisir le mesuré et l’harmonieux en
fonction de ce qui se présente, pas en fonction d’une opinion ou d’une idée
préconçue. Le goût « vrai » ne présente pas de contenu déterminé, il est une
affaire de rapports, de manière d’être au monde. C’est le rapport, entendu
comme juste mesure ou voie médiane entre deux pôles opposés, qui fonde le
jugement de goût dans son lien essentiel à la vérité. Cette juste mesure est
sociale, au sens non pas d’une expression de telle ou telle société à un moment
précis de son histoire, mais comme manière d’être idéale, donc atemporelle, des
citoyens qui la constituent. Le critère déterminant du bon goût est la politesse,
c’est-à-dire la culture à la fois intellectuelle et morale des sociétés.
Or c’est très précisément le caractère cosmopolite du goût qui le garantit
dans sa justesse et son universalité. Shaftesbury critique vivement ses
compatriotes aux vues trop étroites, qui ne s’intéressent guère aux cultures
298
étrangères et regardent hors de chez eux le moins possible.638 Il défend la
nécessité du cosmopolitisme dans la formation du goût vrai, et va même jusqu’à
placer la question du goût vrai comme le moteur d’une véritable réforme de la
philosophie :
Cette disposition de nos Anglais [sic : our countrymen], de quelque
cause qu’elle vienne, est une circonstance qui me paraît peu favorable
pour notre Auteur, qui voulait avancer quelque chose de neuf ou au
moins quelque chose de différent de ce que la philosophie ou la morale
[i.e. telles qu’elles sont enseignées dans les universités] discutent
ordinairement. Il se propose principalement de découvrir comment
nous pouvons former en nous-mêmes avec plus d’avantages ce que
l’on nomme dans le monde poli le bon goût [relish or good taste] […].
Il faut que nous prenions la peine de quitter ce que nous appelons
habituellement notre pays [for this, we must necessarily be at the
pains of going abroad than the province we call home]. L’Auteur
n’espère guère, d’être goûté ou compris par ceux de ses compatriotes
qui n’ont pas voyagé ; il ne compte que sur ceux qui se plaisent dans
le commerce libre et ouvert du monde entier [open and free commerce
of the world], et qui aiment à recueillir des vues et des lumières de
tous les pays, afin de mieux juger ce qui excelle, et qui est conforme à
la règle [standard] du vrai goût [true taste] dans chaque genre.639
Shaftesbury inaugure la tradition du « Grand Tour » qui devient une étape
obligée de la formation de l’amateur au 18e siècle. En 1687, il effectue son
premier voyage en Italie, le second en 1713,640 qui sera aussi son dernier,
puisqu’il mourra à Naples, à l’âge de 42 ans.
Le voyage est non seulement formateur mais il permet de comprendre
qu’au-delà de la norme sociale du goût, existe une autre dimension, plus
fondamentale, qui est l’existence d’une vérité du goût qui se maintient au-delà
des différences nationales et historiques. Toute comme la politesse est le juste
milieu entre la rusticité et la préciosité, le bon goût doit éviter le dépouillement
extrême tout comme la surabondance d’ornements.
SHAFTESBURY, « Mélanges ou réflexions diverses », 679, (Char, II, p. 251).
SHAFTESBURY, « Mélanges ou réflexions diverses », op. cit., p. 679, (Char., II, p. 251252). Je souligne.
640
F. BADELON, « Introduction » à op. cit., p. 87.
638
639
299
Le goût défini comme juste mesure permet de comprendre en quoi il
appartient, en dernière instance, à la philosophie de former et de réformer le
goût :
Les mœurs et la bonne conduite de la vie dépendent d’un petit nombre
de connaissances choisies : c’est à nous de travailler à nous former le
goût par des principes philosophiques. Nous pouvons y réussir, si nous
le voulons réellement. Nous pouvons estimer et évaluer, approuver et
désapprouver comme nous le souhaitons. Qui ne serait pas charmé
d’être toujours égal et conséquent avec lui-même, et d’avoir sur les
choses l’idée qui leur est naturelle et proportionnée ? Mais qui ose
examiner le fond de son opinion, ou douter du goût dont il a été
prévenu dans l’enfance ? […] Si cependant nous avions un tel courage,
nous établirions bientôt en nous-mêmes une notion du Bien, qui nous
assurerait un goût juste, agréable et invariable dans les circonstances
de la vie et des mœurs.641
Ce qui est donc recherché par Shaftesbury est bien de l’ordre d’un
fondement philosophique qui assure à cette notion son caractère invariable. Il
nous invite continuellement à penser contre nous-mêmes, à nous délester des
préjugés que nous affectionnons pour désobstruer notre capacité à reconnaître
les belles formes et à en juger avec goût. Il y a un lien essentiel entre beauté,
harmonie et goût. Ce passage des Mélanges condense l’essentiel de sa
conception du goût :
Ne trouvera-t-on pas que […] ce qui est beau est harmonique et
proportionné ; que ce qui est harmonique et proportionné est vrai ; et
que ce qui est en même temps beau et vrai, est conséquemment
agréable
et
bon ?
[That
what
is
beautiful
is
harmonious
and
proportionable ; what is harmonious and proportionable is true ; and
what is at once both beautiful and true is, of consequence, agreeable
and good ?] Où donc trouver cette beauté, cette harmonie ? Le moyen
de découvrir cette symétrie [symmetry], et d’en faire l’application ?
Est-ce un autre art que celui de la philosophie, ou l’étude des
proportions intérieures, qui peut la faire apercevoir dans la vie ? Et
SHAFTESBURY, Mélanges ou réflexions diverses, op. cit., p. 695, (Ch., II, p. 271-272).
Je souligne.
641
300
dans ce cas, qui pourrait avoir un goût [taste] de ce genre sans le
devoir à la philosophie ? Qui peut admirer les beautés extérieures
[outward beauties], et ne pas recourir aussitôt aux internes [inward],
qui sont les plus réelles et les plus essentielles, qui touchent le plus
naturellement, qui sont
les plus délicieuses et les plus utiles [the
highest pleasure, as well as profit and advantage] ?642
Le goût se voit donc doté d’un fondement philosophique, ce fondement
même qui régit l’étant en son entier : l’harmonie cosmique. Être capable de bien
goûter signifie donc être en mesure de saisir deux types de rapports : les
rapports
internes
de
l’âme
avec
elle-même
qui
constituent
le
soi
—
essentiellement différent de l’ego ou « petit moi » — et les rapports externes,
dans le monde.
Tout ceci concourt à pacifier les rapports sociaux : le bon goût adoucit les
mœurs et règles les conduites. Il guide les opinions et procure une forme
d’apaisement. Aussi, cette réforme du goût ne concerne pas seulement le
développement des arts, mais présente d’emblée un caractère politique. Il
importe de réformer le goût, car son empire gouverne les hommes et leurs
passions avec beaucoup plus de force et de puissance que ne peuvent le faire les
principes de la religion :
Ce n’est pas seulement ce que nous appelons principes, mais le goût,
qui gouverne les hommes. Ils peuvent se figurer comme certain que
ceci est bien et ceci mal ; que ceci est un crime ou un péché, que cela
est punissable par l’homme ou par dieu. Cependant si le goût contredit
l’honnêteté ; si l’imagination et les désirs se déclarent pour la beauté
subalterne, pour un ordre de proportions temporelles et passagères ;
l’action sera infailliblement analogue à cet appétit. La conscience
même, que la religion éclaire, ne sera presque rien, si le goût est
corrompu. [Even conscience, I fear, such as is owing to religious
discipline, will make but a slight figure where this taste is set
amiss.]643
Le goût est donc non seulement moralisé, il est aussi naturalisé. Le bon goût et
son corrélat, l’ordre, sont plus naturels que le désordre, d’après Shaftesbury :
642
643
SHAFTESBURY, ibid., p. 692-695, (Char., II, p. 268-272).
SHAFTESBURY, ibid., p. 689, (Ch., II, p. 265).
301
Il est impossible que nous puissions faire le moindre progrès dans le
goût [in any relish or taste] de l’ordre et de la proportion extérieure,
sans reconnaître qu’un état d’ordre et de régularité, est réellement le
plus
heureux
et
le
plus
naturel
pour
chaque
sujet
[without
acknowledging that the proportionate and regular state is truly
prosperous and natural in every subject].644
Ce que je viens d’exposer permet non seulement de nuancer la radicalité
de l’opposition entre métaphysique de l’Art et esthétiques du goût mais permet
également de trancher, me semble-t-il, la question de savoir si la paternité de
l’esthétique doit être décernée à Baumgarten ou au contraire, attribuée à Kant.
Les prémices de l’esthétique philosophique ainsi que celles de la critique du goût
trouvent chez Shaftesbury une origine commune, bien que par la suite, ces deux
manières de questionner l’art empruntent des voies différentes.
644
SHAFTESBURY, ibid., p. 691, (Ch., II, p. 267).
302
[…]
Toute
théorie
peinture
est
de
la
une
métaphysique.
MAURICE MERLEAU-PONTY
303
304
NOTE CONCLUSIVE
Pour conclure, il convient de rappeler brièvement les grandes lignes de la
présente recherche. Comme introduction aux problèmes soulevés par l’esthétique
comme discipline philosophique, j’ai commencé par esquisser à grands traits la
question du statut de l’image, au sens le plus général du terme. Le fil conducteur
a été celui de l’antique comparaison qui conçoit la poésie comme une « peinture
parlante » et la peinture comme une « poésie muette ». Dans le prolongement
de cette comparaison, le fameux adage ut pictura poesis erit a été conçu comme
le véritable nœud de toute conception esthétique à venir. Pour comprendre cet
assujettissement du visible au lisible, plusieurs horizons d’interprétation ont été
proposés.
Premièrement, il a été nécessaire d’insister sur la double origine de la
question de l’esthétique, c’est-à-dire la rencontre entre la pensée grecque et le
christianisme. En effet, l’un des concepts fondamentaux de l’esthétique, le
concept de création, et, plus spécifiquement, la possibilité d’une création ex
nihilo, a été en premier lieu un dogme théologique. Si j’ai beaucoup insisté sur ce
point, ce n’était pas pour établir une stricte identité entre ce dogme théologique
et le concept de création esthétique qui, force est de l’admettre, est somme
toute souvent assez flottant dans les écrits du 18e siècle, que ce soit chez
Shaftesbury ou chez Baumgarten. L’essor majeur de la notion de création, couplé
avec celle de génie, sera davantage l’une des caractéristiques essentielles du
romantisme au siècle suivant. La démonstration visait plutôt à mettre en
perspective l’idée selon laquelle, à la suite des théoriciens de l’art de la
Renaissance, les philosophes du siècle des Lumières ont accordé au faire
artistique ou littéraire une valeur parfaitement inédite. Si l’inventeur du terme
« esthétique » n’emploie pas explicitement le concept de création, il n’en
demeure pas moins qu’il attribue aux poètes et aux artistes le pouvoir de faire
surgir des mondes possibles, et que ceux-ci, au même titre que d’autres régions
de l’étant, font l’objet d’une saisie systématique qui vise à rendre apparente la
vérité qui leur est propre. Par l’extension de l’horizon de la logique classique,
Baumgarten inclut les beaux-arts, à titre de partie constituante des arts libéraux,
comme objets de la logique au sens élargi du terme, appelée « esthéticologique ». L’inclusion de ce domaine spécifique d’étant se voit justifié, selon les
305
dires de son auteur, par le manque de concrétude de la logique formelle. Or, et
cela n’est pas le moindre des paradoxes de l’esthétique, la subsomption des
beaux-arts sous un concept unitaire d’Art et la portée noétique qui leur est
conférée s’opèrent à la faveur du sacrifice de leur singularité et de leur
spécificité. Mais cette aporie constitutive de l’esthétique philosophique de
Baumgarten est indépassable à partir des prémices qu’il a lui-même établies,
faisant de la nouvelle discipline une science qui, à ce titre, ne peut que prétendre
à l’universalité.
Si ces idées, comme je l’ai démontré, ne sont pas à proprement parler des
inventions du siècle des Lumières, et encore moins le fait d’un penseur isolé, ce
qui est nouveau, par contre, c’est que la métaphysique s’en soit emparée pour
justifier la nécessité de la création d’une nouvelle discipline philosophique. Dans
un rapport d’analogie, ce type de production a reçu une dignité ontologique
proprement inédite qui élève l’être humain et le rapproche de son Créateur ou,
du moins, d’une instance de transcendance suprême, capable d’établir des
mondes
et
d’élargir
l’horizon
de
l’expérience.
C’est
cette
structure
de
transcendance que j’ai choisi d’appeler le soubassement théologique de l’Art.
Par un survol trop rapide, j’ai souhaité rappeler que dans les grands textes
fondateurs de notre civilisation occidentale, la parole, le Verbe, le lógos sont
premiers, et que le visible vient ensuite. Lorsque le Dieu des trois religions
monothéistes crée le monde, il n’est pas le démiurge qui façonne le kósmos à
partir du chaos matériel, comme dans les théogonies helléniques. C’est par une
prise de parole originaire que l’acte créateur instaure le monde : « Dieu dit :
“Que la lumière soit” et la lumière fut. » Ce n’est qu’en un second temps, une
fois le monde créé, que « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le
créa, homme et femme il les créa ». La préséance du Verbe sur l’image et sur
l’incarnation est ce dont témoigne également
le prologue de l’Évangile
johannique : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu
et le Verbe était Dieu. » Or que cette préséance n’ait pas été sans influencer,
bien des siècles plus tard, l’emploi de l’idée de création dans domaine des beauxarts, voilà la thèse que j’ai voulu défendre.
Deuxièmement, la querelle des arts libéraux constitue un autre aspect
permettant de mieux comprendre l’assujettissement du visible au lisible ou, du
moins, leur interaction réciproque. En effet, le sens de la formule ut pictura
poesis erit a été inversé à la Renaissance, lorsque les théoriciens de l’art
306
souhaitaient promouvoir les beaux-arts au rang d’art libéraux. Afin que peinture,
sculpture et architecture soient admis dans le cercle des productions spirituelles,
le sens premier de la comparaison a été inversé. Selon Horace, ce n’étaient pas
les arts visuels qui devaient se conformer à la narration propre aux arts discursifs
mais bien l’inverse : les arts de la parole devaient produire des images propres à
nous émouvoir, à nous convaincre et à nous instruire. Cet aller-retour entre
parole et image, narration et figuration, se trouve contenu dans le premier
paragraphe de l’Esthétique en 1750 : « esthétique ou théorie des arts libéraux »,
« schöne Wissenschaften » selon l’expression allemande du Kollegium über
Ästhetik. Si Baumgarten passe sans explication de l’expression « arts libéraux »
à celle de « belles-sciences » dans ses cours d’esthétique, c’est parce que le
contenu de ces dernières est identique à l’ancien trivium et quadrivium, soit à
l’ensemble des arts libéraux, auquel s’ajoutent les « beaux-arts » et l’histoire.
Dans cette optique, les différentes sciences énumérées deviennent « belles » dès
lors qu’elles sont présentées selon le mode d’exposition sensible et poétique
exposé dans les Méditations philosophiques. Dans ce contexte, l’esthétique
philosophique a donc pour tâche, en quelque sorte, de poétiser les sciences pour
les rendre plus esthétiques, c’est-à-dire plus accessibles au commun des mortels.
Reste que, dans un tel projet, ce qui constitue la spécificité de chaque domaine
particulier est effacé au profit d’une méthode d’exposition qui se veut universelle.
Et les prémices de cette méthode, contenues dans la dissertation de 1735, se
fondent sur l’ancienne rhétorique et poétique. Baumgarten rejoue ici la même
stratégie que les théoriciens de l’art de la Renaissance : pour que les beaux-arts
soient hissés au rang de créations spirituelles, le prix à payer réside dans le
sacrifice de leur matérialité, dans l’effacement des traces du processus manuel
au profit d’un modèle strictement linguistique. Au même titre que Dieu créa le
monde par la force créatrice du Verbe divin, l’artiste crée d’abord la chose en son
esprit, l’élabore par des signes, avant de l’incorporer dans la matière. À ce stade
du développement, les deux raisons qui permettent de mieux comprendre les
rapports entre visible et lisible (i.e. la double origine de la question de
l’esthétique et la querelle des arts libéraux) se rejoignent.
Comme je l’ai écrit dans l’introduction, mon propos ne vise pas à émettre
un quelconque jugement sur une discipline dont la légitimité est déjà fortement
remise en question, mais bien de monter que les conséquences des apories
307
inhérentes à l’esthétique philosophique dépassent largement la question de
savoir si celle-ci est adéquate ou non pour penser l’art aujourd’hui.
La
restitution
critique
de
plusieurs
concepts
fondamentaux
de
la
métaphysique de l’Art visait également à démontrer la spécificité du geste de
Baumgarten pour mieux en saisir la portée. Il s’agissait, en quelque sorte, de
donner
la
réplique
à
Kant
lorsqu’il
assimile
purement
et
simplement
« esthétique » et « critique du goût ». La distinction entre ces deux manières de
penser l’art a, me semble-t-il, été établie : la saisie systématique des arts du
beau en leur diversité et leur subsomption en un concept d’Art unitaire, qui leur
attribue des qualités objectives et une valeur de vérité indépendante de toute
saisie subjective, relègue, de facto, la question du jugement de goût à l’arrièreplan. La valeur de vérité de l’Art, définie comme la totalité des qualités
intrinsèques des œuvres est, par définition, non tributaire du jugement subjectif.
Autrement dit, si les œuvres d’art présentent des qualités intrinsèques, la
question directrice inhérente à la démarche de Baumgarten ne peut donc
nullement être celle d’une critique du goût, comme opération subjective (i.e.
relative au sujet, sans que cela soit forcément synonyme de « relativisme »),
mais bien la quête d’un fondement à même de conférer à l’esthétique
philosophique, en tant que métaphysique spéciale, sa légitimité.
Aucune explication convaincante n’a été établie pour permettre de
comprendre l’assimilation kantienne du projet de Baumgarten à celui des
« esthétiques du goût » françaises et anglophones. Mais, à défaut de pouvoir
établir avec certitude les raisons de cette paradoxale affirmation kantienne, force
est d’admettre qu’elle n’en demeure pas moins parfaitement recevable dès lors
qu’on la replace dans le contexte de l’histoire des idées, où elle devient même
parfaitement exacte.
C’est ce qu’attestent, entre autres,
les recherches
d’Elisabeth Décultot au sujet des transferts culturels franco-allemands :
Avant d’être envisagée comme l’histoire d’une discipline philosophique,
l’esthétique peut être envisagée comme l’histoire d’un mot. Inventé
par
Alexander
Gottlieb
Baumgarten
sous
la
forme
néolatine
d’æsthetica en 1735, rapidement traduit en allemand après la parution
d’Æshtetica en 1750, le terme « Ästhetik » ne tarde pas à faire florès
outre-Rhin. Dès 1769, Herder qualifie l’esthétique de « nouvelle
philosophie à la mode ». Cette mode se traduit en Allemagne par deux
308
phénomènes marquants : d’une part, l’institutionnalisation rapide de
l’esthétique comme discipline philosophique au sein de l’université,
d’autre
part,
l’apparition
sur
le
marché
éditorial
d’un
corpus
considérable de titres portant le mot « Ästhetik » […]. La situation est
loin d’être la même en France. Une brève enquête lexicographique le
prouve. Le terme « esthétique », utilisé, semble-t-il, pour la première
fois par Louis de Beausobre (1730-1783) — un membre de l’Académie
de Berlin peu connu en France —, reste longtemps sans écho. Il est
remarquablement absent de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,
qui accorde en revanche une place importante aux entrées « Beau » et
« Goût ». Il faut attendre les années 1770 pour le voir réapparaître
dans deux dictionnaires de plus grande ampleur, l’Encyclopédie
d’Yverdon (1775) puis le Supplément à l’Encyclopédie (1776), qui
donnent sous l’entrée « Esthétique » une traduction de l’article
«Ästhetik » de la Allgemeine Theorie der schönen Künste de Johann
Georg Sulzer, paru en 1771 en Allemagne. Mais le mot « esthétique »,
explicitement placé sous le patronage de Baumgarten, est sans doute
trop nouveau encore pour s’acclimater réellement dans la langue
française. Il disparaît en tout cas dès 1788-1791 de la partie de
l’Encyclopédie méthodique consacrée aux beaux-arts. Aubin-Louis
Millin, pourtant très attentif à l’actualité intellectuelle allemande, ne lui
accorde qu’une brève notice dans son Dictionnaire des beaux-arts de
1806 — alors qu’il consacre à la notice « Goût » quatre pages
agrémentées d’une copieuse bibliographie. Il faut attendre 1835 pour
que le Dictionnaire de l’Académie française intègre pour la première
fois le mot « esthétique » dans sa sixième édition. Quant à la première
apparition du terme dans un dictionnaire proprement philosophique,
elle
ne
date
que de
1845
dans
le
philosophiques édité par Adolphe Franck.
Dictionnaire
des
sciences
645
Élisabeth DÉCULTOT, « Ästhetik/esthétique. Étapes d’une naturalisation (1750-1840) »,
Revue de métaphysique et de Morale, 2, juin 2002, France, PUF, p. 157-159.
645
309
S’il est attesté que l’ « esthétique germanique » ne reçoit guère un accueil
favorable en France ou dans les pays anglophones,646 il n’en demeure pas moins
que cette résistance — si elle indique une différence de sensibilité voire des
préjugés à caractère nationaliste — s’explique aussi, sur le plan strictement
philosophique, par le fait qu’il n’y a pas d’équivalence entre ces deux manières
d’interroger l’art.
Ce qui distingue, sur le plan philosophique, le projet d’une métaphysique de
l’Art de celui d’une esthétique du goût réside en ceci que le premier est guidé, a
priori, par la nécessité de produire un discours valant universellement,
indépendant des œuvres d’art, tandis que le goût, pour se déployer, implique
toujours une œuvre singulière, concrète, sans laquelle celui-ci ne reste qu’à l’état
de potentialité. Le goût a trait au particulier et au contingent, sans être pour
autant quelque chose d’aléatoire. En effet, il n’est pas un véritable philosophe
s’interrogeant sur cette notion qui n’ait entrevu, d’une manière ou d’une autre, la
nécessité de porter le goût à la hauteur d’un jugement, c’est-à-dire lui conférer
au moins une règle ou une norme qui puisse le légitimer comme tel et le sauver
du relativisme, pris en son sens le plus péjoratif. La délicatesse du goût va même
jusqu’à être tenue pour une forme de « connaissance », par laquelle les choses
sont appréhendées dans toute leur subtilité. Les différents auteurs convoqués
soutiennent qu’il y a bien quelque chose comme des « normes » du goût, que
celles-ci soient inférées des œuvres de génie ou qu’elles soient postulées a priori,
garanties par une transcendance divine ou par la bonté de la Nature elle-même,
ce qui revient, en dernière instance au même puisque le geste est toujours le
même : rechercher dans le suprasensible, dans l’Idée, un fondement stable et
identique à soi en mesure de garantir la stabilité de l’expérience du monde
phénoménal.
La seconde partie de la recherche s’est articulée à partir de la question
suivante : est-ce que les esthétiques du goût qui mesurent la « valeur » de
l’œuvre d’art à l’aune d’un jugement subjectif et par l’intensité du sentiment
échappent aux apories constitutives de la métaphysique de l’Art ?
En un sens, une réponse partielle à cette question est déjà contenue dans
l’expression « esthétique du goût ». Cette expression ne doit pas être prise au
Il n’y a pas, à ma connaissance, d’étude comparable à celle-ci au sujet de la diffusion
de terme « esthétique » dans les pays anglophones. Cela dit, je constate que ce terme
brille par son absence dans le corpus que j’ai établi pour traiter de la question du goût.
646
310
sens d’une discipline ou d’un corpus unifié : la diversité des positions présentées
dans cette recherche, bien que non exhaustive, suffit à le démontrer. Mais ce qui
est suggéré par cette expression, c’est que ces manières de questionner l’art
sont plus proches du sens original du terme aísthêsis que ne l’est la première
esthétique philosophique de l’histoire de la philosophie. L’exercice du goût est
une activité propre du sentir qui, en même temps, est en rapport direct avec la
capacité intellectuelle à discerner les choses et à un juger avec finesse et
justesse.
En définitive, l’importance majeure de la question du goût pour la
philosophie réside en ceci qu’elle tente d’apporter une nouvelle réponse au
problème du dualisme des substances et se risque, parfois maladroitement, à y
remédier. Par l’invention d’un « sens » dont la teneur ontologique est hybride,
mais dont le nom est identique à celui des cinq sens qui procurent la jouissance
sensible la plus immédiate et la moins raisonnable qui soit, une solution de
continuité est recherchée dans l’abîme qui sépare traditionnellement intellect et
sensibilité, raisonnement et passions. Par la reconnaissance de l’existence d’un
goût « juste » et « vrai », ou, à défaut, de l’existence, au moins, d’une
« norme » indiscutable de celui-ci, c’est-à-dire de la possibilité de formuler un
jugement de goût — reconnaissance largement attestée par tous les auteurs
cités indépendamment de leur appartenance au courant empiriste de la
philosophie, comme nous venons de le voir avec Shaftesbury — une tentative
véritablement inédite de spiritualisation de la sensibilité a lieu. Dans pareille
tentative, le caractère à la fois rédempteur et pacificateur de l’Art, entendu
comme concept métaphysique, joue un rôle prépondérant.
Il est loin d’être évident que ce que j’ai appelé les esthétiques du goût
échappe à un autre aspect aporétique de la métaphysique de l’Art, à savoir :
passer à côté du caractère singulier de telle ou telle œuvre afin d’en dégager les
traits universels qui permettent au discours de s’étayer. Dans une moindre
mesure, cela est même le cas dans les Salons de Diderot, où bien souvent le
tableau sert de prétexte à l’élaboration d’un discours brillant.
Par contre, ce qui constitue véritablement tout l’intérêt de la question du
goût, c’est qu’elle présente de façon particulièrement
aigüe
les
limites
proprement métaphysiques dont l’esthétique, à titre de discipline philosophique,
se fait la légataire et tente à sa manière d’y remédier, comme nous l’avons vu,
par l’extension du concept de vérité et la détermination de son caractère
311
« esthéticologique » au paragraphe 427 de l’Esthétique. Cela dit, le fait même
que dans l’empirisme la sensibilité s’oppose une fois de plus à l’intellect, comme
source de la naissance des idées — même si c’est dans la perspective d’une
réhabilitation de la sensibilité —, indique que l’horizon même de questionnement
demeure inchangé. Si le goût a enfin pu acquérir ses lettres de noblesse
philosophiques, c’est parce qu’il a été ramené, plus ou moins explicitement, du
côté de la raison. Le jugement portant sur les arts et, de manière plus générale,
sur tout ce qui est affaire de goût ne saurait se limiter au sentiment de plaisir
immédiat. Le vécu personnel doit se transcender en vertu de critères qui non
seulement permettent de dépasser le relativisme solipsiste, mais aussi de donner
forme à l’expérience vécue afin qu’elle manifeste à chaque fois, et de façon
singulière, une portée universelle.
Le goût, tel qu’il devient un tópos des discours sur l’art au 18e siècle, peut
à mon sens être interprété comme l’équivalent de la glande pinéale dans la
physiologie cartésienne : l’invention d’un « je ne sais quoi » situé on ne sait où,
sorte d’Hermès qui assure la communication entre l’âme et le corps et sert
l’intermédiaire entre l’intellect et la sensibilité. L’expérience décrite dans
l’exercice du goût implique de fait une dimension occultée par la métaphysique
de l’Art : le désir. Certes, ce terme n’est thématisé explicitement par aucun des
théoriciens présentés dans la seconde partie de la présente étude mais il est
néanmoins toujours présent, implicitement, dans la question du goût. En effet,
pour goûter, il faut désirer et accepter d’être rempli par l’objet de goût. Dans
l’exercice du goût, le corps est en jeu autant que l’intellect, il s’agit d’une
expérience globale dans laquelle aucune mise à distance théorétique n’est, dans
un premier temps, à même de nous prémunir de la violence des passions qui
nous affectent. L’ambiguïté de cette notion réside précisément dans son statut
ontologiquement hybride. Mais cette incertitude est féconde, puisqu’elle met très
exactement en exergue le caractère hautement problématique de la distinction
entre corps et esprit. Dans la notion de goût est contenue l’idée que le corps
pense aussi et que, par voie de conséquence, la sensibilité n’est pas dépourvue
de dimension spirituelle. Reste que formuler les choses de la sorte revient à
rejouer, en quelque sorte, l’antique diaphorá platonicienne.
La troisième partie a été entièrement consacrée à Shaftesbury qui anticipe
le statut ontologiquement fort de l’œuvre d’art et le conjugue avec une critique
du goût. Cet auteur peut être considéré comme une forme d’exception qui
312
confirme
la
règle
puisque
sa
métaphysique
de
l’Art
laisse
une
place
prépondérante à une esthétique du goût. Mais le cumul de ces deux
caractéristiques, opposées quelque peu schématiquement pour les besoins de la
démonstration, n’invalide pas l’hypothèse de départ qui consiste à dire que la
saisie philosophique de la question du goût et l’invention conjointe de
l’esthétique au 18e siècle sont deux tentatives de trouver une issue au problème
du dualisme des substances.
Dans le prologue, j’ai écrit que je concevais la présente recherche comme
une sorte de propédeutique. Un tel travail m’est apparu à la fois comme
absolument nécessaire et parfaitement insuffisant. Après Baumgarten et le siècle
du goût philosophique, les propositions de dépassement des apories constitutives
d’une tradition qui pense l’art à partir de couples d’oppositions métaphysiques
tels que âme et corps, forme et matière, ainsi que leur traduction dans les arts
visuels (dessin et couleur ou encore figuration et abstraction), n’ont pas manqué.
Il aurait fallu à présent s’effacer pour laisser la place aux plasticiens eux-mêmes,
mais aussi aux poètes, non plus dans l’horizon de l’ut pictura, mais lorsqu’ils
expriment, sans verser dans l’analyse conceptuelle, leur rencontre avec telle ou
telle œuvre (je pense à Baudelaire lorsqu’il évoque Constantin Guys, à Charles
Ferdinand Ramuz lorsqu’il rend hommage à Cézanne ou encore à Pascal
Quignard lorsqu’il raconte les fresques de la maison des Dioscures à Pompéi,
pour ne citer que trois noms qui affleurent immédiatement à ma mémoire, tant
leur souvenir est vivace, et leur exemple un modèle). Et puis, il s’agirait aussi de
ne pas renoncer pour autant au discours esthétique, c’est-à-dire à la philosophie,
mais de réinterroger les catégories dont nous sommes les légataires et de penser
avec et au-delà des limites qui nous sont assignées. Mais cela ferait l’objet d’un
autre ouvrage.
313
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Résumé
Le présent ouvrage souhaite montrer que la création de l’esthétique philosophique par
Alexander Gottlieb Baumgarten, ainsi que la multiplication des écrits théoriques sur l’art
orientés à partir de la problématique du goût, sont deux tentatives différentes de répondre à la
question métaphysique du dualisme des substances ainsi qu’aux problèmes posés par leurs
interactions réciproques. L’enjeu de cette recherche est double. Il s’agit, d’une part, de donner
la réplique à Kant qui, dans un note devenue célèbre de la CRP, affirme qu’« esthétique » et
« critique du goût » sont des termes synonymes. Il sera démontré que ces deux termes ne sont
pas synonymes, qu’esthétique philosophique et critique du goût ne sont pas deux manières
équivalentes de questionner l’art, bien qu’elles partagent, sur le plan ontologique, un certain
nombre de présupposés. D’autre part, et c’est là que l’enjeu historiographique croise l’enjeu
philosophique, nous verrons que ces présupposés ne sont pas propres au 18e siècle mais
proviennent d’une longue tradition des rapports texte-image, du statut théologique et
ontologique de l’image, de la représentation sculptée, de la mímêsis. Aussi, l’intérêt des
questions formulées à partir du constat de l’échec patent de la métaphysique de l’Art et du
caractère très largement insuffisant des esthétiques du goût dépasse largement le cadre du
siècle des Lumières.
Metaphysic of Art and aesthetics of taste. A dialogical reading of Alexander Gottlieb
Baumgarten
Résumé en anglais
This book intends to demonstrate that the creation of philosophical aesthetics by A. G.
Baumgarten, as well as the multiplication of theoretical writings about art guided by the
problematics of taste, are two different ways to propose a solution to solve the metaphysical
question of the dualism of substances and the problem of theirs mutual interactions. The stake
is double. First, it is a response to Kant, who says in a CPR’s note which became famous that
« aesthetics » and « critics of taste » are the same thing. It will be shown that it is not the case,
although those two approaches share similar presuppositions. We will also see, and on that
point the historiographic stake meets the philosophical one, that those presuppositions are not
specific to the 18th century but came from the long tradition of text-image relations, of
theological and ontological status of image, of carved representation, of mímêsis. So, the
interest of the questions which are formulated because of the evident failure of metaphysics of
Art and the failings of aesthetics of taste exceeds widely the framework of Enlightenment.
Mots-clé:
esthétique/métaphysique/goût/Baumgarten/Shaftesbury/art/théologie/philosophie
Discipline : philosophie
Ecole Doctorale V – Concepts et langages ED 0433 – Pr. Jean-Pierre Desclés
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