Camenae n° 2 – juin 2008
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lettre qu’ils leur recommandent d’envoyer12 : il est à cet égard significatif que le texte des
lettres envoyées par le roi de France et par l’empereur Laïs à l’issue de ces scènes de conseil
ne soient connus du lecteur qu’à travers le discours du conseiller (respectivement le comte
de Clermont et Eracle) qui leur en a dicté le contenu. Le roman de Partonopeus présente des
configurations un peu différentes, qui montrent que cette co-écriture des lettres était
suffisamment avérée pour faire l’objet de jeux signifiants dans la mise en fiction de
l’échange épistolaire. Dans l’épisode de la guerre contre les païens, Sornegur contourne son
conseil au lieu de s’appuyer sur lui pour déterminer l’attitude à adopter face au roi de
France : la transgression du rôle politique normal du conseil est mise en valeur par le
contraste avec les autres scènes de rédaction. Mais un autre roi païen du roman, le sultan
Margaris, montre aussi comment le conseil du roi peut, au lieu de participer à l’élaboration
d’une missive, faire obstacle à son envoi : le conseil que le sultan avait réuni d’abord dans le
but de savoir s’il allait oui ou non envoyer à Mélior le salut qu’il venait de rédiger aboutit
finalement au remplacement de cette lettre par une ambassade, là encore confiée au vassal
qui a emporté la décision lors de la scène de conseil, Lucion l’amoureux. La lettre écrite seul
dans sa chambre est ainsi remplacée par un message dont l’élaboration a été collective et a
fait l’objet de débats : ce déplacement est peut-être révélateur d’une certaine prédominance
de la rédaction collective et réfléchie sur l’inspiration solitaire13.
Si la lettre fait l’objet d’une rédaction collective dans les exemples précédents, c’est
cependant toujours un mandataire unique qui en assume l’envoi : la lettre envoyée au comte
du Senefort dans Jehan et Blonde14 montre au contraire que la missive peut devenir
polyphonique au sens fort du terme, dans la mesure où pas moins de deux voix, si ce n’est
plus, se font entendre dans le discours de Guillaume en plus de la sienne propre. Dès les
salutations en effet, deux mandataires se succèdent, dans l’ordre hiérarchique, le roi et les
deux amants, d’abord désignés collectivement puis détaillés : chaque nouvel élément du
message est alors envisagé par Guillaume successivement du point de vue du roi puis de
Jehan et Blonde ou de Jehan seul. Trois locuteurs sont donc convoqués à chaque fois, en
plus du messager, qui s’assigne le rôle de témoin aux vers 5334-5335, et de la rumeur
publique, qui vient attester l’accueil reçu par Blonde au vers 5316. Cette multiplicité
potentielle des mandataires ou des participants à un même message, qui est due au recours
à un intermédiaire pour donner plus de poids à la démarche effectuée, est essentielle car elle
est montre à l’œuvre au sein d’une seule lettre le biais par lequel une correspondance qui à
l’origine n’engage que deux interlocuteurs donnés peut se muer en une véritable
polyphonie15. Contrairement aux idées reçues, qui font de la correspondance une relation
privilégiée entre deux interlocuteurs seulement, les correspondants impliqués dans un
échange peuvent donc être multiples et la rédaction comme la lecture de la lettre,
12 Gautier d’Arras, Eracle, v. 1937 sqq. ; Heldris de Cornouailles, Le Roman de Silence, éd. A. Airò, Roma,
Carocci editore, 2005, v. 4848 sqq. ; Philippe de Remi, sire de Beaumanoir, La Manekine, éd. H. Suchier,
Paris, SATF, 1884-1885 (vol. 1), v. 3267 sqq.
13 Partonopeus de Blois, éd. O. Collet et P.-M. Joris, Paris, Livre de poche [Lettres Gothiques], 2005, v. 2703 sqq.
et v. 13849 sqq. Contrairement à ce que suggère la traduction des éditeurs, il me semble en effet que le vers
14381, « O lermes li mande salus » signifie bien que le sultan confie à Lucion le soin de saluer Mélior de sa
part, et non qu’il lui remet le salut d’amour écrit de sa main : d’une part l’expression « mander salut » est une
expression lexicalisée en ancien français, et l’allusion à une lettre précise aurait sans doute impliqué l’emploi
d’une autre expression, d’autre part dans la scène de l’ambassade proprement dite, il n’est à aucun moment
fait allusion au fait que Lucion aurait remis le salut en question à Mélior et que celle-ci l’aurait lu. Il y a donc
bien remplacement, et non envoi conjoint d’un messager et d’une épître.
14 Philippe de Remi, sire de Beaumanoir, Jehan et Blonde, v. 4896-5044 et v. 5308-5352
15 Que l’on pense par exemple au caractère décisif de l’intervention d’Antoine de Montferrand comme
intermédiaire dans la correspondance entre Jean Meschinot et Georges Chastellain, protagonistes des Douze
dames de Rhétorique.