LES FRONTIÈRES EN AFRIQUE : ABSURDITÉ OU ENRACINEMENT ? Liens avec le programme : • HISTOIRE - GEOGRAPHIE 3ème II - Élaboration et organisation du monde d'aujourd'hui 2. Géographie politique du monde « Pour l'étude de la géographie politique du monde actuel, la notion de frontière (politique ou culturelle) sert de fil conducteur : multiplication des frontières d'une part (résurgence des nationalismes et des conflits locaux), tendance à l'effacement des frontières d'autre part dans le cadre des organisations régionales et mondiales. » • GEOGRAPHIE 2nde générale et technologique Thème introductif obligatoire : Plus de six milliards d’hommes - Une division en Etat mais des enjeux transnationaux - Frontières, aménagements et environnement « L'espace mondial se divise en États toujours plus nombreux. Les frontières qui les délimitent sont des discontinuités majeures de l'espace : elles donnent lieu à des formes spécifiques d'aménagement, de gestion de l'environnement et d'organisation de l'espace ; elles induisent des enjeux géopolitiques, voire des conflits concernant des ressources internationales (fleuves, ressources minières et énergétiques...). Les enjeux environnementaux ignorent les frontières et impliquent une gestion internationale à laquelle les États, d'inégale puissance, adhérent plus ou moins. » • Histoire Tle L et ES Le monde, l’Europe, la France de 1945 à nos jours I - Le monde de 1945 à nos jours 3 - Le Tiers-Monde : indépendances, contestation de l’ordre mondial, diversification. « On analyse l’émancipation des peuples dominés, les difficultés économiques et sociales auxquelles les États nouvellement indépendants sont confrontés et leurs tentatives d’organisation pour obtenir un poids accru dans les relations internationales. » • Histoire Tle S Le monde contemporain I - Les relations internationales depuis 1945 (12h) 2 - La décolonisation et ses conséquences « On présente les grands traits des conquêtes coloniales, l’organisation des empires, les modalités de la présence et de l’influence européennes, les modes d’exploitation économique. On analyse l’émancipation des peuples dominés, les difficultés économiques et sociales auxquelles les États nouvellement indépendants sont confrontés et leurs tentatives d’organisation pour obtenir un poids accru dans les relations internationales.» Débat : Animateur : Pierre BOILLEY, université de Paris I Intervenants : Pierre Clavier HIEN, université de Ouagadougou Adovi N’Bueke GOEH-AKUE, Université de Lomé Yacouba ZERBO, Université de Ouagadougou Daniel Norman, EHESS Introduction au débat par Pierre Boilley : Que pense-t-on en général des frontières africaines et des frontières en général ? Il n’y a pas de « frontières naturelles », elles résultent toujours de choix humains. Pour cette raison, elles sont à la fois absurdes et logiques, légitimes ou illégales, selon les accords qui ont présidé à leur création. Il y a en conséquence des frontières « qui fonctionnent » et des frontières « qui ne fonctionnent pas. » Peu de frontières ont été tracées avec la concertation des peuples concernés ( environ 2% seulement ). Les frontières sont des objets historiques et elles évoluent, même dans les mentalités. Il existe un bon nombre de stéréotypes en ce qui concerne les frontières africaines. On a souvent tendance à considérer qu’elles ont balkanisé l’Afrique et qu’ « elles sont la seule source de conflits ». On place souvent leur origine au Congrès de Berlin ( 1885 ), alors que cette conférence ne portait que sur des accords commerciaux. 1 On insiste souvent sur le fait qu’elles ont été tracées sans l’accord des populations concernées. Mais c’est le cas pour la plupart des frontières. On en conclue souvent un peu hâtivement que les frontières africaines sont la source de conflits et de sous développement. Il faut tout de même noter un certain nombre de spécificités des frontières africaines : • Elles ont été tracées dans une espace de temps réduit ( environ 75% des frontières ont été tracées entre 1885 et 1910 ) • Ce sont des frontières tracées par des puissances exogènes • Ce sont des frontières-ligne Pierre-Clavier Hien : On pense souvent qu’il n’y avait pas de frontières avant la colonisation. C’est une idée reçue. En effet, de nombreux explorateurs ont dû rebrousser chemin devant une frontière. En 1898, une frontière de 300 km existait entre les Mossi et les Peuls, elle a été reconnue par la France et reprise par les colonisateurs pour tracer la limite entre le Dahomey et le Soudan français Il est bien évident que si l’on considère les frontières comme uniquement politiques, c’est à dire comme un mode de délimitation de fonctions politiques, on retrouve souvent la vulgate européenne de l’absence de frontière sous la plume d’auteurs africains et tout un travail reste à faire sur ce sujet. Mais il faut savoir qu’il existait des confins, des marches, des collines-frontières, des fleuves-frontières… Les frontières n’étaient pas si rigides qu’on veut bien le penser. Et elles ne constituaient pas un élément incontournable. Le critère de parenté est très fort lui aussi : un fleuve peut éventuellement séparer deux royaumes mais unir une parenté… Daniel Nordman : En ce qui concerne l’Afrique du Nord au XIXè siècle, on se demande souvent dans quelle mesure les frontières existaient avant 1834. Pour répondre à cette question, on peut s’appuyer sur deux éléments : la continuité des Etats ou des royaumes ( le Maroc est un Etat très anciennement constitué et il a construit une identité territoriale à partir des différentes capitales ) et les accords préexistants. Ainsi, à l’époque turque, il existait une convention de limites entre la régence d’Alger et la régence de Tunis au XVIIè siècle. Mais ce ne sont pas les Turcs qui ont tracé les frontières, ni même les Français qui ont pourtant cru innover en la matière. Après la victoire de Bugeaud, un acte diplomatique trace les frontières mais repose sur une interprétation du milieu géographique et historique de l’Afrique du Nord. La France y lit trois espaces : • Au nord, la limite est topographique : elle suit les collines, les cours d’eau. • Au sud, les frontières délimitent les aires des tribus. • A l’extrême sud, qui s’ouvre sur les profondeurs du Sahara, les délimitations sont superflues… Pierre Boilley : Certaines zones du Sahara sont en effet supposées vides, mais elles sont en réalité peuplées par des gens qui fonctionnent par zones de nomadisme, en fonction de la présence de puits. S’il n’y a pas de puits, c’est un confins. Entre l’Algérie et le Niger, il existait une frontière-zone depuis toujours, là où on a tracé une frontière-ligne. Peut-on faire une typologie des frontières ? Pierre-Clavier Hien : 2 En s’appuyant sur les travaux de Michel Foucher on peut distinguer : • Les frontières intra-impériales qui délimitent les colonies dominées par une même puissance. Ce sont des limites administratives et des frontières qui jouent un rôle de trait d’union. Elles sont parfois tracées sur d’anciennes limites. • Les frontières inter-impériales : elles marquent la limite de la colonisation de deux colonies rivales. Elles sont issues de conventions et sont immuables sauf guerre ou négociation. Selon les cas, l’impact sur le vécu des populations est très variable. Soient elles fuient, soient elles se lancent dans la contrebande… Les incidents sont souvent réglés à l’amiable. Pierre Boilley : Le jeu des populations a pu faire bouger les frontières. Dans le cas des nomades qui pouvaient poser problème, il a existé des accords entre chefs de subdivisions. Paradoxalement, il existait des nomades « assignés à résidence » ! Yacouba Zerbo : Que s’est-il passé après les indépendances ? En Afrique, avant la colonisation, les frontières, même les frontières-zone entre les empires ou les royaumes, étaient des frontières mouvantes en fonction du rayonnement de l’autorité centrale. C’était en réalité des zones-tampon qui se rebellaient parfois si l’administration centrale était plus faible. Cette notion est balayée par les colonisateurs. Mais l’indépendance, a supprimé les frontières internes et les a transformées en frontières internationales, c’est à dire en frontières-lignes, en frontières-limites rigides. Quelle est la fonction de ces frontières ? • Elles délimitent un espace territorial, un marché national et une appartenance nationale. • Elles ont une fonction de délimitation d’un Etat et une fonction fiscale. Il faut intégrer ces frontières car les Etats ont pris conscience de leur souveraineté. Ils ont cherché à former une nationalité à l’intérieur de ces frontières. La territorialité crée une nationalité. • Elles ont une fonction de contrôle des relations avec l’extérieur, des personnes et des marchandises. Il faut des hommes pour les surveiller. On comprend pourquoi les Etats s’arc-boutent sur ces frontières. Cependant les ex-frontières intérieures des empires coloniaux, qui n’étaient pas délimitées précisément, doivent être précisées. Elles sont porteuses de beaucoup de contradictions et on interprète souvent les cartes en fonction d’arguments ethnolinguistiques. C’est ainsi que les frontières sont devenues des bombes à retardement. Par exemple entre le Mali et le Burkina-Faso, il y a 1275 km de frontière mais les territoires qu’elle traverse sont très variés. La frontière Nord-Ouest du Burkina est le sujet d’une contestation car elle partage une zone vitale pour les populations de la région. Elle était pour ces agriculteurs et ces éleveurs une zone de convergence autour d’oasis et reste une région très convoitée. La frontière avait été tracée de façon arbitraire et a été la source de conflits en 1975 et en 1985. Adovi N’Bueke Goeh-Akue : Une frontière est primordiale pour la gestion d’un pays et la richesse du sous-sol est déterminante. Une frontière est aussi une porte. A l’époque coloniale, l’AOF rencontrait déjà des conflits en interne. Certains des territoires étaient de véritables passoires : pour échapper au fisc, pour faire de la contrebande… Le Togo a longtemps critiqué le Ghana qui ne protégeait pas les frontières. Mais aucun pays n’a les moyens de protéger réellement les frontières. Il y a également, une contradiction entre le désir de création de communauté et la nécessité qui en découlerait de partager les ressources…. 3 On rencontre les mêmes problèmes entre le Nigeria et le Bénin : personne n’est prêt à renoncer aux frontières et chacun s’accuse de laisser passer les opposants politiques….. Daniel Nordman : On le voit bien en ce qui concerne le conflit au Sahara Occidental. Une frontière est l’acceptation d’une convention. Pour qu’il y ait convention, il faut accepter l’autre. Ce n’est pas non plus un problème de frontière, car il n’y a pas d’Etat. C’est plutôt un problème d’existence identitaire. Ce territoire existe-t-il en tant que souveraineté ? Pierre Boilley : L’acceptation de frontières est une intégration mentale. Daniel Nordman : En 1963, le Groupe de Casablanca voulait une refonte des frontières, le groupe de Monrovia ne le souhaitait pas. Finalement, en 1964 au Caire, l’OUA a tranché en faveur de l’intangibilité des frontières. Mais il n’y a presque pas de pays qui n’ait pas de problèmes de frontières. Sur 1200km de frontières qui ont été la cause de conflits, environ 175 km l‘ont été en raison du pétrole… Mais ne dédouanons pas non plus les colonisateurs, l’Afrique fait partie du jeu diplomatique mondial… Yacouba Zerbo : En ce qui concerne les nationalismes, les frontières sont des sujets sensibles. La nationalité s’exprime vers l’extérieur pour faire passer les problèmes intérieurs. C’est ainsi que le football permet l’émergence d’une identité nationale. Les chefs d’Etat africains ont tout de suite eu conscience de l’importance de l’intangibilité des frontières et souhaitent leur maintien. Cependant cette notion d’intangibilité est vite dépassée : quels sont les documents fiables ? Ce sont les cartes, les textes qui donnent aux frontières une existence légale. Sinon, on leur demande de tenir compte des réalités sur le terrain ( ce sont alors des frontières « de facto » ) Aujourd’hui, les frontières sont intégrées dans la plupart des cas, et les gouvernements agissent en connaissance de cause. Toute violation de frontière est réprimée. C’est quand on veut créer des espaces régionaux que se repose le problème des frontières. En effet, la disparition de certaines frontières induit des baisses de revenus fiscaux et douaniers. Mais les problèmes que rencontrent les pays enclavés les poussent à rechercher des regroupements et la création de la CEDEAO a permis une très nette progression des échanges. Adovi N’Bueke GOEH-AKUE : La guerre civile du Biafra correspondait à une demande de frontière fondée sur des problèmes économiques. Les conflits entre le Togo et le Ghana sont à rapprocher des conséquences du partage que firent la France et la Grande Bretagne à la suite de la Première Guerre Mondiale. Le Togo sous colonisation britannique fut intégré au Ghana. Mais la frontière correspond à une identité ethnique, une identité fondée sur des aspects culturels. Il y a un clivage sur les relations avec les colons… 4 Conclusion. Ce ne sont pas les frontières qui sont un problème. Le problème est celui de l’Etat et de sa souveraineté ou de sa capacité à intégrer les populations. Les Touaregs du Mali sont en conflit d’intégration. On assiste à une marginalité interne. L’Etat doit accepter qu’ils en fassent partie ( armée, administration ) Difficulté à créer des ensembles plus vastes. On se crispe sur les frontières. Il faudra pourtant en arriver à des frontières pacifiées pour conclure des alliances supranationales. Question : L’Afrique se dirige-t-elle vers l’union ou vers le morcellement ? Quels sont les critères de jugements en Europe ? Réponse : L’existence de micro Etats pose problème : certains pays ne vont pas pouvoir survivre dans cette situation. Pour gérer les conflits, les ont plutôt recours à la Cour Internationale de La Haye plutôt qu’à l’OUA qui a souvent échoué ( par exemple en 1986, le Mali et le Burkina y ont déposé un mémoire pour une reconnaissance des frontières au moment de l’indépendance ) Daniel Nordman : L’histoire donne quelques leçons : il faut un moment de consolidation des frontières, et cette consolidation doit se faire le plus vite possible pour avoir des frontières pacifiées et sereines. Il faut impérativement éviter les morcellements qui mènent au désastre. Ce n’est qu’une fois que les frontières sont acceptées que l’on peut envisager la création d’autres ensembles, comme cela s’est produit en Europe. Les deux doivent coexister. L’intégration a de plus vastes ensemble pose problème au niveau des Etats, pas au niveau des peuples. Il existe des chefs coutumiers dont l’autorité s’étend sans difficultés sur deux pays. -+-+-+-+-+-+-+-+-+-+-+-+Quelques liens : - La participation de Yacouba ZERBO à une conférence sur le problème des Chefferies au Burkina : http://perso.club-internet.fr/kibare/bproj5_a.htm - La bibliographie en ligne de Sciences Po. sur le sujet des frontières http://coursenligne.sciences-po.fr/2003_2004/badie/bibliographie/frontieres.htm - Le portail de l’Afrique : http://www.africa-onweb.com/ Eléments succincts de bibliographie : • Boilley P., « Du royaume au territoire, des terroirs à la patrie, ou la lente construction formelle et mentale de l’espace malien », in C. Dubois, M. Michel, P. Soumille, Frontières plurielles, frontières conflictuelles en Afrique subsaharienne (actes du colloque IHCC - Institut d'Histoire Comparée des Civilisations, Université de Provence, 7- 9 mai 1998), Paris, L’Harmattan-IHCC, 2000 : 27-48 • Foucher M., Fronts et frontières, Fayard, 1991 Compte-rendu : Caroline Tambareau Professeur au collège Jean Texcier – Le Grand Quevilly 5