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DOSSIER THÉMATIQUE
Interactions médicamenteuses :
quoi de neuf ?
Les interactions impliquant
les protéines plasmatiques
ne sont plus ce qu’elles étaient
Plasma protein binding displacement interactions are no
longer what they used to be
A. Bousquet-Mélou*, P.L. Toutain*
A. Bousquet-Mélou
* Laboratoire de physiologie, pharma­
cologie, thérapeutique, École natio­
nale vétérinaire, Toulouse.
“A
u niveau du plasma, une compétition pour la
liaison aux protéines plasmatiques provoque
une augmentation de la fraction libre et par
conséquent une augmentation de l’effet” : on entend et
on lit encore régulièrement cette phrase lorsqu'il s'agit
de donner une explication logique à des interactions
médicamenteuses (IAM) avérées, comme lors d’associations entre anticoagulants et anti-inflammatoires.
Dans tous les cas, cette explication est fondée sur
l’observation de 2 faits concomitants, que l’on peut
illustrer par l’exemple de l’interaction entre la warfarine et la phénylbutazone (1, 2) :
➤➤ d’un côté, l’existence in vivo d’une IAM responsable
d’une augmentation des effets – anticoagulants en
l’occurrence – et imposant des précautions d’emploi ;
➤➤ de l’autre, la démonstration in vitro et in vivo de
l’existence d’un déplacement de la warfarine hors de
ses sites de liaison en présence de phénylbutazone –
à l’origine d’une augmentation de sa fraction libre.
S’il est vrai que l’augmentation des effets est la conséquence d’une augmentation de la concentration libre
(active) du médicament considéré, il est erroné de
déduire des 2 faits précédents que cette augmentation est la conséquence de l’élévation de la fraction
libre faisant suite au déplacement par compétition.
En réalité, dans la quasi-totalité des IAM d’origine
pharmacocinétique, un autre mécanisme – concomitant du phénomène de déplacement par compétition – est responsable de l’augmentation des effets :
il s’agit pratiquement toujours d’une inhibition du
métabolisme ou d’une inhibition de l’excrétion
(biliaire ou rénale) du médicament, qui provoque
une diminution de sa clairance plasmatique à l’origine de l’augmentation des concentrations libres.
Nous allons voir dans la suite de cet article les
44 | La Lettre du Pharmacologue • Vol. 26 - n° 2 - avril-mai-juin 2012
raisons pour lesquelles l’altération de la liaison aux
protéines plasmatiques n’est pratiquement jamais
la cause d’IAM d’origine pharmacocinétique, et dans
le même temps, pourquoi la modification du métabolisme ou de l’excrétion rénale en est le principal
mécanisme.
Définitions préliminaires
Par définition, la fraction libre d’un médicament (fu)
est donnée par la relation suivante :
fu =
Clibre
Ctotale
Eq. 1
où Ctotale est la concentration plasmatique totale et
Clibre la concentration plasmatique libre du médicament.
Ctotale est donnée par la relation :
Ctotale = Clibre + Cliée
Eq. 2
où Cliée est la concentration liée aux protéines plasmatiques. Pour un médicament se fixant sur un seul
type de sites, Cliée est donnée par l’équation suivante :
Cliée =
Bmax × Clibre
KD + Clibre
Eq. 3
où Bmax est la capacité de liaison maximale (proportionnelle à la concentration molaire de protéines
de liaison) et KD est la constante de dissociation à
l’équilibre (l’inverse de la constante d’affinité, KA).
Lorsque l’on incorpore l’équation 3 dans l’équation 2,
et après factorisation, on obtient :
Résumé
Les interactions médicamenteuses n’ont que très rarement pour origine un déplacement au niveau des
protéines plasmatiques. L’augmentation des concentrations libres qui conduit à des effets exacerbés est
pratiquement toujours la conséquence d’une diminution des capacités d’élimination du médicament.
Lorsqu’une compétition sur les protéines plasmatiques se produit entre 2 médicaments, l’augmentation de
la fraction libre du médicament déplacé est associée à des concentrations totales à l’équilibre diminuées
et à des concentrations libres à l’équilibre inchangées. Ce phénomène doit être pris en compte dans le
cadre d’un suivi thérapeutique par dosage sanguin des concentrations totales.
(
Ctotale = 1 +
Bmax
KD + Clibre
)
× Clibre
Eq. 4
Et, à partir des équations 1 et 4, fu est donnée par :
fu =
KD + Clibre
Bmax + KD + Clibre
Eq. 5
L’équation 5 montre que fu est une fonction de la
concentration libre, Clibre, et des 2 paramètres caractérisant la liaison, Bmax et KD.
In vivo, pour beaucoup de médicaments, la gamme
des concentrations libres associées aux effets thérapeutiques est inférieure à KD (KD >> Clibre), et l’équation 5 peut être simplifiée de la manière suivante :
fu =
KD
Bmax + KD
Eq. 6
Dans cette situation, qui correspond à une liaison
aux protéines plasmatiques dite linéaire, fu est
indépendante de Clibre, au moins dans la gamme
des concentrations utiles.
Cette relation illustre le fait que tout phénomène
responsable d’une altération de fu intervient via
la modification de Bmax et/ou de KD ; il s’agit des
facteurs modifiant les concentrations plasmatiques
des protéines de liaison (albumine, α1-glycoprotéine
acide) pour le paramètre Bmax ou des facteurs modifiant l’affinité du médicament envers ses protéines de
liaison pour KD. La situation de compétition entre un
médicament et un agent “déplaceur” correspond à une
diminution de l’affinité “apparente” du médicament
pour ses sites de liaison, qui se traduit par une augmentation de KD et, par conséquent, de fu (équation 6).
L’ajout d’un déplaceur augmente toujours la fraction libre du “déplacé”, mais les conséquences de la
modification de fu sur les concentrations totales ou
libres ne sont pas univoques ; elles seront différentes
selon les situations considérées : in vitro ou in vivo,
et, dans ce dernier cas, selon les capacités d’élimination du médicament, faibles ou fortes.
Relations entre fu, Ctotale et Clibre
Situation in vitro
L’influence d’un déplacement par compétition au
niveau de la liaison aux protéines plasmatiques sur
les concentrations libres et totales de la molécule
déplacée est décrite dans la figure 1, p. 46. Les relations entre fu, Ctotale et Clibre sont évidentes et intuitives dans le cas in vitro, et la surestimation du rôle
du déplacement dans les IAM est directement liée à
la transposition de la situation in vitro vers la situation in vivo, qui consiste à faire l’hypothèse implicite
que Ctotale reste constante au cours du déplacement.
Situation in vivo
La liaison d’un médicament aux protéines plasmatiques est une des composantes de sa cinétique qui
peut moduler, à des degrés différents, les processus
de biodisponibilité, de distribution et d’élimination.
Les données présentées dans ce chapitre s’appuient
sur les revues de référence publiées par M. Rowland
et T.N. Tozer (3) et par J.P. Tillement et al. (4).
◆◆ Quels facteurs contrôlent les concentrations
in vivo ?
Les 2 déterminants des concentrations plasmatiques
à l’équilibre d’un analyte – composé endogène ou
xénobiotique – sont ses vitesses d’entrée et de sortie
(élimination) du compartiment vasculaire (3-5).
Par définition, la vitesse d’élimination d’un médicament (exprimée en quantité par unité de temps)
est donnée par l’équation suivante :
Vitesse
= Cltotale × Ctotale = Cllibre × Clibre
d’élimination
Mots-clés
Fraction libre
Concentration libre
Interactions
médicamenteuses
Albumine
Clairance
Summary
»» Drug-drug interactions
caused by plasma protein
displacements are very
seldom. The increase in free
drug concentrations responsible for increased effects
is almost always due to the
decrease of drug clearing
capacities. When a competition at the plasma protein
level occurs between 2 drugs,
the increase in unbound fraction of the displaced drug is
associated at equilibrium with
decreased total concentrations
and unchanged free concentrations. This phenomenon should
be taken into account when
interpreting changes in total
concentrations during therapeutic drug monitoring.
Keywords
Unbound fraction
Free concentration
Drug-drug interactions
Albumin
Clearance
Eq. 7
où Cltotale et Cllibre sont les clairances associées aux
concentrations totales et libres dans le plasma.
Lors d’une administration répétée du médicament
(ou d’une perfusion), un état d’équilibre est atteint
lorsque la vitesse d’élimination du médicament
devient égale à la vitesse d’entrée (ER) dans la
circulation :
Vitesse d’élimination = ER
Eq. 8
Cette vitesse d’entrée dans l’organisme correspond
au taux de perfusion d’une administration i.v. en
continu, ou à la dose journalière d’une administration répétée.
La Lettre du Pharmacologue • Vol. 26 - n° 2 - avril-mai-juin 2012 | 45
DOSSIER THÉMATIQUE
Interactions médicamenteuses :
quoi de neuf ?
Déplacement in vitro
Les interactions impliquant les protéines plasmatiques
ne sont plus ce qu’elles étaient
CSS, libre =
CSS, totale = constante
CSS, libre = fu × CSS, totale
ER
= constante
Clint
CSS, totale =
si fu  alors Clibre 
1
×C
fu SS, libre
si fu  alors Ctotale 
?
Effet
Ctotale
1,0
0,5
Les relations entre fu et les clairances seront différentes selon que le médicament est éliminé avec
une clairance faible ou forte.
Déplacement in vivo
Clairance faible
fu = 0,75
!
Clibre
Ctotale
fu = 0,2
fu = 0,5
fu = 0,4
0,2
Temps
Clibre
Temps
Ajout déplaceur
Ajout déplaceur
Figure 1. Influence d’un déplacement de la liaison par compétition au niveau des protéines
plasmatiques sur les concentrations libres et totales de la molécule déplacée (1).
Déplacement in vitro. L’ajout d’un déplaceur augmente la fraction libre du déplacé.
Le système in vitro est fermé, et, par conséquent, la concentration totale est constante.
Le déplacement produit une augmentation de la concentration libre.
Déplacement in vivo (perfusion). L’ajout d’un déplaceur augmente la fraction libre du
déplacé. Le système in vivo est ouvert ; les concentrations à l’équilibre sont contrôlées
par la clairance. La clairance du médicament est faible ; par conséquent, la clairance de
la fraction libre est indépendante de fu. Il en résulte une concentration libre à l’équilibre
inchangée et une concentration totale à l’équilibre diminuée.
La combinaison des équations 7 et 8 indique que
l’état d’équilibre s’installe lorsque le niveau de
concentration atteint (CSS) produit une vitesse d’élimination (CSS × Cl) égale à la vitesse d’entrée (ER).
À l’équilibre, les concentrations totale (CSS, totale) et
libre (CSS, libre) sont déterminées par les relations
suivantes :
CSS, totale =
CSS, libre =
ER
Cltotale
ER
Cllibre
◆◆ Rôle de la fraction libre dans les processus de
clairance
La clairance d’un médicament par un organe dépend :
➤➤ des capacités intrinsèques du système épurateur (système enzymatique, filtration glomérulaire,
sécrétion tubulaire, etc.) ;
➤➤ des facteurs qui déterminent l’approvisionnement des systèmes épurateurs en substrat − le débit
sanguin qui irrigue l’organe, la liaison aux protéines
plasmatiques.
La dépendance de la clairance vis-à-vis de ces
facteurs est illustrée par le modèle classique de la
clairance métabolique du foie :
ClH =
QH × fu × Clint
QH + fu × Clint
où QH est le débit sanguin du foie et Clint la clairance intrinsèque, reflet des capacités enzymatiques de l’organe. Ce modèle décrivant la manière
dont les capacités intrinsèques et les facteurs
d’approvisionnement déterminent une clairance
est applicable à n’importe quel organe épurateur
(foie, reins, etc.).
Médicaments caractérisés par une faible capacité
d’élimination
Lorsque la capacité des systèmes épurateurs est faible
par rapport à leur approvisionnement par le débit
sanguin (fu × Clint < QH), la clairance peut être décrite
comme il est indiqué dans les relations suivantes :
ClH, totale =
QH
× fu × Clint ≈ fu × Clint
QH + (fu × Clint)
Eq. 9
ClH, libre =
Eq. 10
Ces relations indiquent que, in vivo, dans un système
“ouvert”, les concentrations circulantes sont déterminées directement par la clairance. Il en résulte que
des modifications de fu n’auront de conséquences
sur les concentrations à l’équilibre qu’à travers l’influence de fu sur la clairance “totale” (Cltotale) ou sur
la clairance “libre” (Cllibre).
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Eq. 11
ClH, totale
≈ Clint
fu
Eq. 12
Eq. 13
L’équation 12 indique que les systèmes épurateurs
ne sont pas suffisamment puissants pour arracher
les molécules de leur liaison aux protéines plasmatiques lors du passage dans l’organe épurateur (foie,
reins) ; les concentrations de médicament qui sont
liées sont protégées temporairement des systèmes
épurateurs.
Pour les médicaments à coefficient d’extraction
faible, Cllibre est donc indépendante de fu, et Cltotale
DOSSIER THÉMATIQUE
est proportionnelle à fu, quels que soient les mécanismes d’élimination (3-5).
La combinaison des équations 12 et 13 avec les équations 9 et 10 donne :
CSS, libre =
ER
fu × Clint
ER
Clint
Eq. 14
Css, totale =
Eq. 15
Ces relations indiquent que, pour un médicament à
faible capacité d’élimination, CSS,libre est gouvernée
uniquement par ER et Clint, alors que CSS,totale est
gouvernée par ER, Clint et fu.
Ainsi, des modifications de fu seront associées à des
modifications en sens opposé des concentrations
totales, alors que les concentrations libres à l’équilibre resteront inchangées (figure 1).
De plus, l’équation 15 explique pourquoi la plupart
des IAM ayant des répercussions cliniques sont celles
qui touchent directement les capacités intrinsèques
des systèmes épurateurs (transformations métaboliques ou sécrétions via des transporteurs), c’est-àdire qui modifient Clint.
La figure 1 met en lumière un fait important en
clinique : le déplacement du médicament consécutif
à l’ajout d’un second médicament “déplaceur” a
pour seule conséquence visible, lors d’un suivi thérapeutique avec dosage sanguin, la diminution des
concentrations totales mesurées. Il est nécessaire
d’attirer l’attention sur ce phénomène, qui pourrait
conduire, s’il n’est pas compris − les concentrations
libres sont dans le même temps inchangées −, à
augmenter de façon injustifiée la posologie et à
risquer un surdosage.
Médicaments caractérisés par une forte capacité
d’élimination
Lorsque les capacités des systèmes épurateurs sont
supérieures à l’approvisionnement de l’organe par le
débit sanguin (fu × Clint > QH), la clairance peut être
décrite comme indiqué dans les relations suivantes :
fu × Clint
ClH, totale = QH × ≈ QH
(QH) + fu × Clint
CH, libre =
ClH, totale
fu
≈
QH
fu
Css, libre =
ER
QH
Eq. 18
fu × ER
QH
Eq. 19
Ces relations indiquent que, pour un médicament
à forte capacité d’élimination, CSS,totale est indépendante de fu, alors que CSS,libre est gouvernée par fu.
Dans cette situation, des modifications de fu seront
associées à des concentrations libres modifiées à
l’équilibre et à des concentrations totales à l’équilibre inchangées.
Ce cas de figure concerne une très faible minorité
de médicaments. Cela est d’autant plus vrai que
l’influence de fu sur la concentration libre via la
clairance hépatique est annulée lorsque le médicament déplacé est administré par voie orale, car
fu influence la biodisponibilité systémique d’une
manière qui compense l’effet sur la clairance hépatique (figure 2) [2].
Faible coefficient
d’extraction
Fort coefficient
d’extraction
Voie intraveineuse
Fort coefficient
d’extraction
Voie orale
Concentration relative
CSS, totale =
plasmatiques lors du passage dans l’organe épurateur (foie, reins).
Pour les médicaments à fort coefficient d’extraction,
Cltotale est indépendante de fu, et Cllibre est inversement proportionnelle à fu.
La combinaison des équations 16 et 17 avec les équations 10 et 11 donne :
Eq. 16
Eq. 17
L’équation 16 indique que les systèmes épurateurs
sont suffisamment puissants pour arracher les
molécules de leurs sites de liaison aux protéines
C
D
C
D
C
D
Figure 2. Variations des concentrations totales (grand rectangle) et des concentrations
libres (rectangle plein) à l’équilibre après déplacement, en fonction de la clairance (faible
ou forte) et de la voie d’administration (parentérale ou orale) du médicament déplacé.
C : contrôle avant déplacement ; D : après déplacement (3).
La Lettre du Pharmacologue • Vol. 26 - n° 2 - avril-mai-juin 2012 | 47
DOSSIER THÉMATIQUE
Interactions médicamenteuses :
quoi de neuf ?
Les interactions impliquant les protéines plasmatiques
ne sont plus ce qu’elles étaient
Données expérimentales
pour illustrer
les développements théoriques
Interactions impliquant
les anticoagulants
◆◆ Warfarine et phénylbutazone (2, 6)
Il s’agit de l’exemple historique qui a fait se propager
l’idée que le déplacement d’une substance (ici la warfarine) par un anti-inflammatoire (la phénylbutazone) au
niveau des protéines plasmatiques était responsable
des effets accrus de cette substance. Si le déplacement
de la warfarine par la phénylbutazone est bien réel,
on sait depuis près de 30 ans que la phénylbutazone
inhibe le métabolisme de l’énantiomère le plus actif
de la warfarine (la S-warfarine) et que l’interaction est
due à cet effet inhibiteur de la phénylbutazone et non
à sa capacité à déplacer d’autres substances.
◆◆ Warfarine et fibrates (7)
L’influence du clofibrate sur la pharmacocinétique
de la warfarine a été étudiée expérimentalement (7).
Parallèlement à la démonstration de la potentialisation de l’effet anticoagulant de la warfarine
− attesté par une diminution du taux de prothrombine
(augmentation de l’INR) −, les évaluations expérimentales de la fraction libre et de la concentration
totale de warfarine ont montré la concomitance d’une
augmentation de la première et d’une diminution de la
seconde, correspondant à l’association [fu, Ctotale, Clibre]
prédite par la théorie dans le cas d’un médicament à
élimination restreinte (tableau, p. XX).
Ainsi, les concentrations libres étant inchangées, il
apparaît que l’interaction clinique a probablement
une origine pharmacodynamique.
Interactions impliquant
des antiépileptiques
➤➤ Valproate et aspirine (8)
Il a été montré que l’acide valproïque était capable
d’augmenter la fraction libre de la phénytoïne, mais
aussi de diminuer sa clairance intrinsèque, ce qui est
à l’origine de l’interaction entre les 2 substances.
L’acide salicylique pourrait avoir des effets similaires
à ceux de l’acide valproïque. De façon plus générale,
une revue récente sur les associations impliquant des
antiépileptiques montre clairement que, lorsqu’une
interaction clinique survient et que l’on constate un
déplacement de la liaison aux protéines plasmatiques, il y a toujours simultanément un phénomène
48 | La Lettre du Pharmacologue • Vol. 26 - n° 2 - avril-mai-juin 2012
d’inhibition de la clairance qui se révèle être la seule
cause de l’interaction observée (8).
Et cependant, l’auteur écrit : “The aspirin-valproate
interaction illustrates the situation when a combination of plasma binding displacement and metabolic
inhibition produces increases in the free concentration
of a drug (valproate)”, ou encore : “This combination
[plasma binding displacement and metabolic inhibition] produces elevations in the free concentration of
phenytoin.”
De telles phrases contribuent à maintenir une
certaine ambiguïté en laissant croire qu’une combinaison du déplacement des protéines plasmatiques
et d’une inhibition du métabolisme est responsable
de l’IAM. S’il est vrai que les 2 phénomènes sont
concomitants, l’inhibition du métabolisme est la
seule responsable de l’élévation des concentrations
libres à l’origine des répercussions cliniques (voir
équation 16), et ce phénomène aurait lieu même
en l'absence de déplacement.
Interactions impliquant
des transporteurs
Il existe de nombreuses IAM impliquant une compétition entre transporteurs. Cette compétition aboutit
à des modifications des concentrations libres
(augmentation ou diminution) lorsque les transporteurs sont directement impliqués dans les processus
de biodisponibilité et/ou de clairance.
L’interaction entre le méthotrexate et les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) illustre ce phénomène,
avec des transporteurs responsables d’un des mécanismes d’élimination rénale, la sécrétion tubulaire.
La clairance du méthotrexate est faible (2 ml/mn/kg),
ce qui signifie que les relations 13 et 14 s’appliquent
à son élimination rénale : la clairance de sa forme
libre dépend uniquement des capacités intrinsèques
de l’organe (Clint), alors que la clairance de sa forme
totale est gouvernée par la Clint et par la fraction
libre dans le plasma (fu).
Dans l’hypothèse où seules la filtration glomérulaire et la sécrétion tubulaire interviennent dans
l’élimination rénale du méthotrexate (c’est-à-dire
lorsqu’on néglige la réabsorption), sa clairance peut
être exprimée de la façon suivante :
CLR, totale =
=
Vitesse d’excrétion rénale
Ctotale
Vitesse de filtration + Vitesse de sécrétion
Ctotale
Eq. 20
DOSSIER THÉMATIQUE
ClR, totale =
(
Clibre × DFG Tmax × Clibre
+
K50 + Clibre
Ctotale
)
Ctotale Eq. 21
où la vitesse de filtration est le produit de la
concentration plasmatique libre par le débit de
filtration glomérulaire (DFG) ; la vitesse de sécrétion est décrite par une relation classiquement
utilisée lorsque le processus implique un transporteur, Tmax étant la vitesse de sécrétion maximale (liée au nombre de transporteurs disponibles)
et K 50, la concentration produisant la moitié du
transport maximal (reflet de l’affinité pour le site
de liaison).
On peut ainsi exprimer la clairance rénale de la
concentration totale de la manière suivante :
(
ClR, totale = fu × DFG +
(
≈ fu × DFG +
Tmax
K50
)
Tmax
K50 + Clibre
)
Tmax
K50
➤➤ Un cas de médicament à élimination forte : le
propofol (10, 11)
L’association [fu, Ctotale, Clibre] prédite par la théorie
dans le cas d’un médicament à élimination forte
(clairance élevée) est illustrée par le cas du propofol
utilisé en perfusion au cours de procédures de bypass
cardiopulmonaire (tableau).
Dans cette situation particulière, l’augmentation
de la fraction libre du propofol n’est pas due à un
déplacement, mais à la diminution de la concentration en protéines plasmatiques qui accompagne la
circulation extracorporelle. Il a été démontré expérimentalement que ce phénomène était associé à
une concentration totale à l’équilibre inchangée et à
une augmentation de la concentration libre (10, 11).
Eq. 22
Conclusion
L’équation 22 montre également que la clairance
intrinsèque est indépendante de la concentration libre dans la zone de linéarité de la cinétique
(Clibre << K50). La clairance rénale de la forme libre
est par ailleurs donnée par la relation suivante :
ClR, libre = DFG +
Cas d’un médicament à forte capacité
d’élimination
Eq. 23
Dans cette situation, la clairance de la forme libre
est indépendante de fu, ce qui indique que le déplacement du méthotrexate au niveau des protéines
plasmatiques ne peut pas être la cause de l’interaction. Dans le même temps, la compétition avec
un déplaceur au niveau des transporteurs impliqués dans la sécrétion produit un déplacement du
méthotrexate, qui se traduit par une augmentation
du paramètre K50 (voir, dans le chapitre “Définitions
préliminaires”, la diminution de l’affinité “apparente” en présence d’un compétiteur). L’équation 23
montre que la présence du compétiteur provoque
une diminution de la clairance de la forme libre du
méthotrexate, à l’origine de l’augmentation des
concentrations libres et des effets. De nombreux
travaux expérimentaux permettent aujourd’hui de
dire que l’interaction entre méthotrexate et AINS
repose sur une compétition au niveau du transporteur OAT3 au pôle basal de la cellule tubulaire
rénale (9).
En définitive, le clinicien doit retenir que les IAM explicables par un phénomène de déplacement compétitif au niveau des protéines plasmatiques restent
l’exception. Ces interactions impliquent que soient
réunies au moins 4 conditions − fixation aux protéines
plasmatiques supérieure à 90 %, administration par
voie i.v., marge thérapeutique étroite et élimination
par des mécanismes de clairance très efficaces −, et,
en pratique, la lidocaïne est le seul exemple de ce
type de substances. En revanche, il n’y a pas de risque
pour la voie orale. Un algorithme de décision publié
par P.E. Rolan (figure 3, p. 50) met en perspective
l’ensemble des conditions requises pour qu’un déplacement à partir des protéines plasmatiques provoque
une interaction cliniquement significative (12).
On remarquera également que les exemples précités
de médicaments capables de déplacer une autre
substance (les déplaceurs) concernent des vieux
Tableau. Effets d’une altération de la liaison aux protéines plasmatiques sur les concentrations
totale et libre.
Situation
Concentration
indépendante
de fu
Concentration
dépendante
de fu
Variations
In vitro
Ctotale
Clibre
fu 
fu 
Clibre 
Clibre 
In vivo
• Clairance faible
(très majoritaires)
Clibre
Ctotale
fu 
fu 
Ctotale 
Ctotale 
In vivo
• Clairance forte
(très minoritaires)
Ctotale
Clibre
fu 
fu 
Clibre 
Clibre 
La Lettre du Pharmacologue • Vol. 26 - n° 2 - avril-mai-juin 2012 | 49
DOSSIER THÉMATIQUE
Interactions médicamenteuses :
quoi de neuf ?
La molécule a-t-elle un taux
de liaison supérieur à 90 % ?
Les interactions impliquant les protéines plasmatiques
ne sont plus ce qu’elles étaient
Non
Interaction cliniquement
significative peu probable
Oui
La molécule a-t-elle un index
thérapeutique étroit ?
Oui
Non
Faible
La clairance de la molécule est-elle
faible ou forte ?
Forte
Non
Une augmentation transitoire
de la concentration libre est-elle
pertinente cliniquement ?
Oui
Non
Administration par voie i.v. ?
Oui
Interactions cliniquement significatives à envisager.
À documenter
Figure 3. Arbre décisionnel pour l’estimation de la probabilité de survenue d’interactions
médicamenteuses causées par un déplacement à partir des protéines plasmatiques (12).
médicaments, peu puissants, qui ne sont actifs qu’à
des concentrations molaires circulantes élevées
(comme la phénylbutazone), ce qui explique leur
capacité à saturer partiellement les protéines de
liaison circulantes (presque toujours l’albumine).
De tels médicaments ne seraient probablement plus
développés aujourd’hui, car ils seraient éliminés dans
un criblage primaire qui recherche des substances
puissantes, c’est-à-dire ayant une activité pour des
concentrations de l’ordre du nanomolaire (incapables
de saturer l’albumine). Il y a donc peu de chances
de retrouver, avec des substances récemment mises
sur le marché, la concomitance d’un déplacement
par compétition sur une protéine plasmatique (sans
signification thérapeutique) et de l’inhibition d’un
mécanisme de clairance (significatif sur le plan
thérapeutique).
La principale implication d’un déplacement pour
un clinicien sera l’interprétation correcte d’une
concentration plasmatique totale qui serait diminuée à la suite d'un déplacement − par un autre
médicament, mais aussi par des analytes endogènes
comme les acides gras ou l’urée qui se fixent sur
l’albumine −, alors que les concentrations libres
sont toujours dans la marge thérapeutique. Avec
une telle situation, un réajustement de la posologie pour retrouver les concentrations totales
initiales conduirait à un surdosage du médicament
par augmentation des concentrations libres ; cela
explique tout l’intérêt de réaliser le suivi plasmatique sur les concentrations libres et non sur les
concentrations totales pour des médicaments
comme la phénytoïne.
■
Références bibliographiques
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50 | La Lettre du Pharmacologue • Vol. 26 - n° 2 - avril-mai-juin 2012
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