http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. CHAPITRE 13 Stratégie des entreprises et données personnelles Philippe de Woot Les stratégies concurrentielles dans une économie qui se mondialise favoriseront-elles une auto-régulation de l’utilisation des données personnelles ? La thèse défendue dans cet article est la suivante : compte tenu des pressions que la concurrence impose à l’entreprise, il est peu probable qu’un auto-contrôle de l’usage de ces données soit suffisant pour protéger la vie privée des citoyens. Une régulation par la loi devrait être mise en œuvre, sans toutefois que celle-ci ne détende les ressorts des stratégies gagnantes de l’entreprise, notamment sa capacité d’innovation et d’adaptation rapide. 1. Processus créateur de compétitivité 1 La stratégie peut être définie comme l’ensemble des manœuvres qui permettent à l’entreprise de mener victorieusement la conquête concurrentielle de ses marchés. Il s’agit d’un processus de décision et d’action, délibéré et anticipatif. C’est par lui que l’entreprise définit ses priorités, oriente ses forces, alloue – et réalloue – ses ressources rares. C’est par lui aussi qu’elle fixe les buts à atteindre et les normes du succès ou de la victoire. Dans un monde concurrentiel, la stratégie vise essentiellement à conduire l’évolution de l’entreprise en vue de développer sa performance et d’éviter son déclin par vieillissement, manque d’initiative, perte de la maîtrise commerciale, technologique ou économique. L’entreprise augmente sa performance et sa compétitivité lorsqu’elle peut s’insérer dans un processus cumulatif de développement dont elle est à la fois le moteur et le résultat. Ce processus dépasse l’entreprise puisqu’il inclut l’environnement commercial, technologique, légal etc., et celui-ci exerce une influence décisive sur les chances de celle-ci. Mais il est aussi influencé très fortement par elle et l’entreprise y joue un rôle moteur – et souvent innovateur – en changeant les équilibres et en relançant constamment le jeu concurrentiel par ses initiatives stratégiques. Un tel processus est créateur de compétitivité. Pour les entreprises d’une certaine taille, il repose sur les éléments suivants : 1 Cette section s’appuie sur les schémas présentés in Ph. de Woot, Stratégie des entreprises in Dictionnaire de stratégie, P.U.F., Paris, 2000 (Thierry de Montbrial, éd.), pp. 542-550. 211 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. Perspectives à long terme et opportunités de grande dimension Rentabilité suffisante pour soutenir ce développement et pour saisir les opportunités Développement par l’entreprise d’une capacité stratégique élargie Conquête et développement d’avantages concurrentiels à l’échelle internationale 1.1. Des perspectives à long terme et des opportunités suffisamment larges pour prendre le risque du développement et de la croissance : ces perspectives peuvent être données par l’ouverture des marchés, par une demande en croissance rapide, par de nouvelles technologies, par certains projets publics etc. Dans le cas qui nous occupe les perspectives nouvelles et les opportunités sont de nature stratégique. Internet représente une rupture technologique majeure qui oblige les entreprises à s’adapter rapidement de manière innovatrice. Cette mutation technologique touche toute la chaîne de valeurs de la firme et l’on peut donc s’attendre à des réponses stratégiques fondamentales. Celles-ci commencent à être visibles dans certaines activités de l’entreprise et dans le développement des firmes qui rassemblent et traitent des informations pour en faire commerce. D’autres articles dans cette collection décrivent ces phénomènes 2. 1.2. La création par l’entreprise d’une capacité stratégique suffisante pour entreprendre à l’échelle internationale : * choix stratégiques plus lointains et plus audacieux et donc amélioration des méthodes stratégiques et du processus d'anticipation ; ces choix sont souvent explicités dans une vision partagée ou un projet commun ; * élargissement des fonctions opérationnelles à l’échelle internationale, soit par ellemême, soit par alliances et coopérations ; la création d’un réseau de distribution plus étendu est souvent importante à cet égard ; * développement des ressources-clés du progrès : hommes (compétences, management, informations, internationalisation, etc.), organisation, connaissances technologiques, relations, réseaux, financement ; * renforcement de la capacité d’innovation par une meilleure intégration de la RD dans les stratégies commerciales et par une maîtrise grandissante des structures complexes. C’est surtout par ces deux derniers points que l’entreprise va répondre au défi de l’Internet. Elle va développer de manière prioritaire les nouvelles ressources nécessaires à ses stratégies 2 Voir notamment, Cadoux, L. et Tabatoni, P., Les Défis d’Internet à la protection de la vie privée ; Tabatoni, P., Stratégies sur les marchés d’information, in La protection de la vie privée dans la société d’information, Cahier des Sciences Sociales et Politiques, Tome 1, Paris, P.U.F., 2000. 212 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. gagnantes dans un monde digital en réseau. C’est devenu un lieu commun de dire que nous sommes entrés dans une économie de la connaissance. L’information est un élément-clé de cette nouvelle économie et les entreprises vont faire tout ce qui est en leur pouvoir pour développer cette ressource. Tout ce qui leur permettra de rassembler, d’acheter, de traiter les informations disponibles sera bon à prendre au meilleur prix, notamment, bien entendu, les données concernant leurs clients 3. Une autre ressource-clé est celle des personnes spécialisées dans ce domaine et la demande s’avère déjà très supérieure à l’offre. Il est donc vraisemblable qu’il y aura des alliances, des fusions ou des rachats de sociétés de traitement d’information par les grandes firmes engagées dans ces nouvelles stratégies. Les gagnants seront sans doute les sociétés hybrides qui combineront deux types de compétences : les actifs essentiels (core business) et le commerce électronique. Les entreprises d’ancienne culture tenteront d’intégrer la nouvelle culture digitale en rachetant ou en s’alliant aux sociétés de services qui traitent l’information. La capacité d’innover sera renforcée pour faire face au foisonnement créatif que produit l’apparition d’Internet. Ici, nous touchons au point le plus délicat du contrôle de l’utilisation des données privées. Si celui-ci risque de diminuer l’esprit d’initiative, il touche alors au cœur même de la compétitivité de l’entreprise. Entreprendre consiste à changer un ordre existant. L’entreprise, c’est le changement et l’entrepreneur en est l’agent principal. C’est l’innovation qui est la vraie source de la performance. En période longue, ne survivent que les entreprises qui se renouvellent en créant sans cesse de nouveaux produits, de nouveaux marchés, de nouvelles formes d’organisation, … Ce type de progrès économique et technique s’accomplit par le jeu de la concurrence qui accélère le mécanisme de cette destruction créatrice incessante. Mais l’innovation est un état d’esprit. Elle est élan, vie, mouvement. Elle est un entrelacs de vision, d’énergie, de raison, de passion. Elle fluctue, hésite, se reprend, entraîne. On ne peut la codifier entièrement. Elle se nourrit de son propre dynamisme. Elle s’éclaire, s’inspire, s’enrichit de ses réussites et de ses échecs. Elle se renouvelle sans cesse. Elle échappe à l’analyse, à la théorie, aux modèles. Si l’on veut limiter sa liberté inventive, elle disparaît. L’entrepreneur a été bien décrit par Schumpeter. C’est l’individu qui possède trois caractéristiques très marquées : - la vision d’un progrès possible - un goût du risque suffisant pour « briser le gâteau de l’habitude » - l’énergie et l’autorité pour rassembler les ressources nécessaires et mettre en œuvre ce progrès. L’entrepreneur est souvent individuel, mais beaucoup d’entreprises tentent de développer en elles cette créativité et ce dynamisme et de devenir ainsi des entrepreneurs collectifs. C’est de cela que l’Europe a besoin aujourd’hui. Si nous n’y prenons garde, une régulation trop rigide du traitement des données privées, pourrait réduire la capacité stratégique des entreprises européennes. L’entrepreneur peut être inhibé par un excès de réglementation. Dans un monde ouvert et concurrentiel, la créativité, l’inventivité permanente, l’innovation sont les éléments-clés du développement économique. Mais ils sont 3 Nous ne parlerons pas ici des données concernant leur personnel. 213 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. fragiles et demandent un « climat », un environnement favorable et porteur. Faute de quoi, ils s’éteignent. C’est ce que les Etats-Unis ont bien compris, parfois jusqu’à l’excès. En Europe, nous ne pouvons pas nous permettre de « manquer » cette nouvelle vague technologique, comme nous avons « manqué » la révolution informatique il y a trente ans. Cela est d’autant plus vrai que les stratégies qu’appelle Internet sont celles de la concurrence par innovation. C’est elle qui est à la base de la performance économique. Si l’on observe les entreprises performantes sur une période de cinq ou dix années, il n’en est pas une qui ne se soit adaptée, transformée, renouvelée. Toutes ont évolué, toutes ont innové soit dans leurs produits, soit dans leurs marchés, soit dans leurs procédés. Cette évolution marque toute leur action d’une note dynamique et créatrice. L’entreprise performante ne se contente pas seulement de produire et de distribuer des biens et des services : elle les renouvelle constamment, elle les fait évoluer, elle crée du neuf. L’initiative et la capacité créatrice constituent le pivot de l’acte d’entreprendre. La concurrence par innovation (la « destruction créatrice ») décrite par Schumpeter tend à se généraliser. « La concurrence qui compte réellement est celle des biens nouveaux, des techniques nouvelles, des nouvelles sources d’approvisionnement, des nouveaux types d’organisation (le contrôle de plus grandes unités par exemple) ; la concurrence qui commande un avantage décisif en coût ou en qualité et qui frappe, non pas à la marge des profits et des quantités produites par les firmes existantes, mais leur fondation et leur existence même. Cette forme de concurrence est beaucoup plus effective que l’autre, tout comme un bombardement l’est plus que le forcement d’une porte. Elle est tellement plus importante qu’il devient relativement indifférent que la concurrence, au sens ordinaire du terme, fonctionne plus ou moins promptement. Le levier puissant qui, en longue période, accroît la production et abaisse les prix est de toute façon, fait d’une autre matière » 4. Si l’innovation est la vraie source de la performance, il est important que l’entreprise puisse développer sa créativité et son esprit d’initiative. C’est bien à cette sorte de « bombardement » que les entreprises européennes vont devoir faire face. Il faudra donc veiller à minimiser les contraintes de l’environnement légal. 1.3. La conquête d’avantages compétitifs à l’échelle internationale, grâce à cette capacité stratégique accrue : * une supériorité en terme de produits ou de prix ou de service à la clientèle ; * la possibilité de jouer sur les différences entre pays et de bénéficier de leurs avantages comparatifs, tout en s’adaptant plus vite à leur évolution ; * une taille qui apporte à l’entreprise des économies d’échelle et un avantage en coût qui peut être décisif pour beaucoup d’activités ; l’effet d’expérience devient ici une arme concurrentielle décisive ; * des synergies suffisantes entre les activités et entre les ressources de manière à optimiser les investissements stratégiques tels que la recherche, le marketing, l’organisation, la gestion etc. Les avantages concurrentiels ont concentré l’attention des chercheurs pendant de nombreuses années. Ces avantages peuvent avoir plusieurs sources : l’innovation, une 4 Schumpeter, J.A., The Theory of Economic Development, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1949. 214 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. productivité supérieure, une différenciation réelle aux yeux du client, la spécialisation dans une niche ; ils peuvent provenir de l’effet d’expérience causé à la fois par la taille, l’apprentissage et le renouvellement ; ils peuvent être causés par une meilleure maîtrise des maillons de la chaîne de valeurs (les étapes qui vont de la conception du produit au service après vente, en passant par la recherche, la production, le marketing etc.) ; ils peuvent aussi naître d’une avance technologique qui confère à l’entreprise une supériorité temporaire sur ses concurrents. Ces avantages sont contingents et dépendent du secteur d’activité, ou même du segment, dont il s’agit. Ils peuvent varier selon les phases de vie des produits. L’avantage comparatif permet à l’entreprise de conquérir des parts et marché et d’influencer les prix : elle se hausse ainsi dans une situation de leadership. L’apparition d’Internet jouera un rôle moteur dans tous ces domaines. Nous développerons ici le service à la clientèle, l’effet de taille et la vitesse de réaction. - Le marketing personnalisé devient de plus en plus précis dans un monde digital et interconnecté. Les possibilités d’Internet conduisent « les entreprises à redéfinir leur marché de référence en termes de besoins génériques et non plus, ou de moins en moins, en termes de technologies ou de produits. De ce fait, beaucoup d’entreprises évoluent vers la forme d’une société de service où le produit matériel devient secondaire, et où l’objectif est d’apporter au client une solution à son problème et non plus simplement de lui vendre un produit » 5. Plus les données personnelles seront affinées, plus l’entreprise sera en mesure d’établir des relations one-to-one avec ses clients et de fidéliser ceux-ci. Cet aspect a déjà été traité dans ces Cahiers 6 . Dans cette perspective, la maîtrise du maximum de données sur les consommateurs devient une priorité stratégique pour l’entreprise. - La course à la part de marché et l’effet de taille jouent un rôle important dans cette stratégie. Comme l’a montré P. Tabatoni, « l’on se trouve dans une industrie à rendement croissant … La stratégie évidente est d’occuper le marché des services aussi rapidement que possible, to get big first … Pour s’assurer une position privilégiée sur le marché des données, et disposer d’un stock constamment accru et renouvelé d’informations, les grandes entreprises d’information tendent à se transformer en portails … » 7. A l’effet de taille s’ajoute l’effet de réseau qui veut que le nombre de participants soit cumulatif par nature même lorsque le réseau s’étend en nombre de participants et en offre de service. Il semble donc que les stratégies de taille vont donner un avantage comparatif à ceux qui auront su grandir vite et intégrer cette nouvelle activité dans leur activité de base (core business). Tout se passe comme si le vainqueur de la course allait dominer le marché (the winner takes all) même si la concurrence par innovation l’oblige à rester constamment créatif. C’est dire que, si l’Europe prend trop de retard dans ce domaine, elle risque de se trouver dominée par les entreprises américaines qui auront créé plus rapidement leurs avantages concurrentiels. Dans le commerce électronique, l’Europe n’a pas encore créé d’entreprises-leader comme Amazon, eBay, eTrade, Yahoo. Il est intéressant de noter que sur les dix sites les plus visités, deux seulement sont britanniques : Free serve et BBC Webb site. - Dans la course à la part de marché, la vitesse de réaction et d’adaptation de l’entreprise devient un élément important de sa stratégie. Cela pose la question de l’aptitude au 5 Lambin, J-J., Le marché dans la nouvelle économie globalisée in Les Défis de la Globalisation, Presses Universitaires de Louvain, 2001, pp. 73-90. 6 Voir notamment Tabatoni, P., op. cit. 7 Op. cit. 215 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. changement, de la remise en question et de la transformation culturelle de l’entreprise. A cet égard, les entreprises européennes se sont progressivement adaptées à la concurrence internationale. Elles ont dû passer d’une structure hiérarchique centralisée et souvent féodale à une organisation plus ouverte et plus participative. Elles ont découvert que le succès stratégique dépendait aussi des attitudes et de la culture. Celles-ci sont difficile à changer. Elles évoluent lentement et c’est souvent dans ce domaine que les entreprises traditionnelles ont éprouvé le plus de difficultés. Mais la plupart d’entre elles ont réussi cette transformation et elles ont compris que l’atmosphère de jungle et le climat de cour décourageaient l’initiative et la créativité. Dans les jeux féodaux, les énergies étaient détournées des stratégies externes vers les luttes de pouvoir internes. Les relations y étaient souvent détestables. C’est ainsi que les entreprises les plus performantes ont progressivement affiné leur conception et leur pratique du leadership. Les définitions du leadership varient beaucoup, ce qui montre la richesse de cette réalité et son caractère insaisissable. Un point leur est commun : elles insistent toutes sur la responsabilisation des acteurs. Le rôle du leader est d’amener chaque personne à prendre une part active et responsable dans le jeu collectif de l’entreprise. Par leur capacité à informer, expliquer, convaincre, par leur volonté d’aider et de former leurs collaborateurs, les leaders, à tous les niveaux de l’entreprise, animent un processus collectif dynamique et créateur. Cette évolution a conduit nos entreprises à plus de flexibilité, de dynamisme et d’ouverture à l’innovation. Mais elle les a ainsi insérées dans un jeu concurrentiel mondial qui les met sous tension permanente d’efficacité et de rentabilité. Dans cette situation, une réglementation trop contraignante en matière de protection des données personnelles de leurs clients risquerait de ralentir leur vitesse de réaction et d’adaptation. Cela les priverait d’un avantage concurrentiel important. 1.4. Une rentabilité suffisante pour couvrir les coûts du développement et de l’internationalisation, ainsi que les risques que fait courir une telle stratégie ; il va de soi que la rentabilité des opérations courantes (une base saine) est constamment surveillée et maintenue au niveau requis par les exigences stratégiques ; les remises en cause se font de manière permanente plutôt que par crise. A son tour, la rentabilité permet de saisir les opportunités que présente l’environnement et de se hausser au niveau des perspectives d’un avenir plus lointain. Le cercle vertueux est ainsi bouclé et le processus devient, en dynamique, un processus créateur de compétitivité. Si l’un ou l’autre élément de ce processus se trouvait affaibli, freiné ou paralysé par un environnement administratif ou légal trop contraignant, la rentabilité de l’entreprise diminuerait ou, à la limite, deviendrait négative. Le processus créateur s’inverserait et deviendrait alors un processus destructeur de compétitivité à l’instar de ce qui est arrivé en Europe lors de la première « révolution » électronique. 2. Données privées et pouvoir de marché 2.1. Un équilibre à trouver Si la protection de la vie privée est une valeur fondamentale de la démocratie, elle doit s’imposer, d’une manière ou d’une autre, à l’économie de marché et à ses jeux concurrentiels. La question porte sur la manière d’assurer cette protection sans abîmer les ressorts de la créativité et de la compétitivité de l’entreprise. Nous avons vu que ceux-ci sont fragiles et nécessitent une liberté suffisante pour entreprendre dans des domaines nouveaux et s’adapter 216 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. rapidement aux évolutions incessantes des technologies et des marchés. Il faut donc trouver un équilibre entre ces deux pôles. Les solutions sont d’autant moins évidentes que les conceptions des grands acteurs en présence (Etats-Unis et Europe) sont très différentes et tendent à créer des environnements légaux à ce point différenciés que les conditions de la concurrence internationale pourraient en être faussées. Les Etats-Unis sont guidés davantage par les mécanismes du marché et la croyance que l’auto-régulation peut résoudre ce genre de problèmes, alors que l’Europe continentale compte davantage sur la puissance publique pour définir et assurer le bien commun. Plusieurs articles des Cahiers traitent de ces problèmes 8. Nous ne les développerons donc pas ici. Sur le plan stratégique, une trop grande divergence de vue peut être dangereuse pour les entreprises européennes car le jeu concurrentiel est mondial et la firme qui subit le moins de contraintes dans son environnement légal bénéficie d’un avantage comparatif indiscutable. 2.1. Autorégulation ou préférence à la loi Peut-on penser que l’auto-régulation par l’entreprise pourrait assurer une protection des données personnelles ? Je ne le crois pas, car la logique concurrentielle est une logique de pouvoir et le pouvoir ne peut être limité et contrôlé que par un autre pouvoir, généralement celui de la loi. Nous avons vu que la course à la part de marché visait à assurer une situation de leadership à l’entreprise. Cela veut dire que celle-ci a pris suffisamment d’avance sur ses concurrents pour dominer le jeu pendant un certain temps (monopole temporaire). C’est la concurrence par innovation décrite plus haut. Cette domination peut s’exercer dans le domaine des prix, des barrières à l’entrée, de la technologie, de la fidélisation des clients etc. Les avancées technologiques rapides de Microsoft sont une illustration de ce phénomène. La victoire concurrentielle assure donc, pour une période plus ou moins longue, la domination du plus fort. Et c’est à ce moment que l’abus de pouvoir devient possible. Cela s’applique évidemment aux données de la vie privée qui sont devenues une ressource stratégique, comme nous l’avons vu. Par rapport au bien commun, le pouvoir économique et technologique est ambigu. Et il l’est d’autant plus qu’il s’exerce dans un certain vide politique. Tant que le pouvoir privé sera libre d’agir sans contraintes, il imposera sa logique de rentabilité qui deviendra la finalité du système. Dans cette perspective, les données de la vie privée seront traitées selon des critères exclusivement économiques et commerciaux. L’acteur le plus global aujourd’hui c’est l’entreprise (industrie, service, finance). C’est elle qui s’est le mieux adaptée à cette évolution. C’est elle qui a développé le plus rapidement un savoir-faire international efficace et performant. En réalité, les entreprises sont les seules organisations qui ont réussi à franchir simultanément tous les seuils de la globalisation : * le seuil de la dimension : beaucoup d’entre elles sont « multinationales » et transcendent les frontières des Etats-nations ; * le seuil de l’horizon temporel : elles poursuivent des stratégies de long terme sans commune mesure avec celles du monde politique, administratif ou éducatif ; 8 Voir notamment Cadoux, L., et Tabatoni, P., op. cit. ; Lemoine, Ph., Commerce électronique, marketing et liberté, Tome 2 ; Rigaux, F., Libre circulation des données et protection de la vie privée. 217 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. * le seuil de complexité : elles deviennent capables de gérer efficacement les diversités, les rationalités multiples, le risque, le développement des ressources ; elles deviennent ainsi capables de changement et d’adaptation rapide ; * le seuil des informations et des communications qui leur permettent d’être « branchées » sur le monde et d’y agir avec efficacité et promptitude. Par leur dynamisme concurrentiel et leur esprit d’entreprise, les firmes se sont adaptées plus vite à la globalisation que la plupart de nos institutions, politiques, sociales, éducatives. Ce qui est nouveau dans le phénomène de la globalisation, c’est qu’il échappe progressivement au contrôle et aux législations des Etats-nations. L’espace économique mondial est occupé par les entreprises et les financiers sans que les nouvelles règles du jeu économique élargi aient été complètement fixées. Dans cette situation, les acteurs privés y utilisent les critères de décision qui sont les leurs : critères économiques, commerciaux et financiers. Ceux-ci sont importants pour l’efficacité économique, mais ils ne couvrent pas tout le champ du bien commun. C’est ainsi que les pouvoirs privés nous imposent, sans débat politique, le rythme du changement, les orientations du progrès économique et technique et leur invasion dans les domaines non marchands. Le rythme du changement économique et technique s’accélère sous l’effet de la concurrence globale. On est entré dans une course dont le rythme est imposé par le dynamisme des entreprises et les jeux concurrentiels. Ce rythme est souvent plus rapide que celui de la société politique, civile, institutionnelle. Nos systèmes administratifs, éducatifs, sociaux s’adaptent de plus en plus difficilement. Ce décalage crée un danger croissant d’inégalités, d’exclusions, de chômage et de rupture sociale. Nous commençons à courir le risque de voir le système broyer les personnes. Si la logique de l’innovation économique et technique est celle de la destruction créatrice (Schumpeter), on peut se demander si, aujourd’hui, pour certaines catégories de personnes, les effets destructeurs ne l’emportent pas sur les effets bénéfiques de la création. En d’autres termes, le coût humain d’un changement aussi rapide n’est-il pas trop élevé ? Les orientations du progrès technique sont fixées de plus en plus par les acteurs privés et par la « main invisible ». Les entreprises concentrent en elles une part croissante des ressources en connaissances grâce à leur énorme effort de recherche et de développement. C’est elles qui décident du type de recherches qu’elles vont faire et, par là, du type de produits et de services qu’elles vont vendre. Elles le font, bien sûr, sur les indications du marché et l’on pourrait penser que c’est la meilleure façon d’orienter les ressources. Ce n’est que partiellement vrai : la main invisible ne sert que les besoins solvables. On l’a vu, ses critères sont exclusivement commerciaux et financiers. Que l’on songe aux recherches pharmaceutiques : faute d’un marché solvable, celles-ci ne privilégient pas la découverte de médicaments destinés à soigner les maladies des pays pauvres (orphan drugs) ; elles investissent beaucoup plus d’argent pour étudier les problèmes d’obésité et d’impuissance dans les pays riches. Que l’on pense aussi à la mise en place des équipements de la révolution digitale. La société de l’information se crée presque exclusivement à partir des besoins du marché ou de l’audimat. En caricaturant, on peut constater que ce progrès technique majeur, loin de répondre à des besoins éducatifs, par exemple, nous précipite dans une culture de consommation, de zapping et de court terme, très fortement marquée par les Etats-Unis. Il est vrai que l’Internet va permettre aux citoyens de choisir davantage. Ils pourront gérer l’interactivité en utilisant d’autres critères que ceux des chaînes commerciales et ceci montre 218 http://asmp.fr - Groupe d’études Société d’information et vie privée. une fois de plus que le progrès technique est neutre et qu’on peut en faire le meilleur ou le pire des usages. L’envahissement du non-marchand par les pouvoirs privés pose un problème politique plus grave encore. Citons notamment les développements récents des groupes multimédias et leur influence sur la culture et l’éducation. Ils occupent déjà le domaine des loisirs et des variétés (entertainment). Ils le font glisser progressivement vers ce qu’ils croient être l’éducation (edutainment). Si on laisse les groupes de médias américains dominer la scène, nos petits enfants risquent d’être initiés à l’Iliade et l’Odyssée par Mickey Mouse et Donald Duck. On objectera que la Toile (web) permettra d’éviter cela. Ne sous-estime-t-on pas le pouvoir d’action de ces groupes de médias qui seront évidemment très actifs sur tous les réseaux ? Le problème se pose de la même manière pour le cinéma. Malgré l’Internet, il y a un danger réel de réduction de la diversité culturelle par l’influence et le simple poids des cultures dominantes. Un autre exemple inquiétant est la saisie des sciences de la vie par les pouvoirs privés. Le fait que certaines séquences du génome humain puissent être brevetées et cesser d’être un bien collectif, pose une vraie question politique. On peut y ajouter la décision de l’Institut des Brevets qui, en Grande-Bretagne, vient d’accepter de breveter non seulement le procédé de clonage humain, mis au point par l’inventeur de Dolly, mais encore pour les embryons humains clonés par cette méthode. Cela veut dire qu’un humain en gestation peut devenir la propriété d’un individu ou d’une entreprise. Cette décision a été prise sans débat politique ni éthique. Elle est, aujourd’hui, remise en cause par les autorités politiques. Dans un monde où les pouvoirs publics sont amoindris ou inadaptés aux innovations technologiques, la montée des pouvoirs privés pose un vrai problème politique. Un pouvoir laissé à lui-même se développe selon sa logique propre et s’il n’est pas encadré, contrôlé, limité, il risquera d’imposer cette logique à l’ensemble de la société 9. Le Président d’AOL déclarait récemment : « les médias globaux deviennent plus importants que les gouvernements, les O.N.G., les institutions d’éducation ». Ne peut-on pas compter sur l’entreprise citoyenne pour ajuster elle-même ses comportements aux nouvelles exigences du bien commun, notamment la protection des données de la vie privée ? Il faut reconnaître que, dans un monde très concurrentiel, la pression est telle que les comportements ne changeront pas si l’encadrement légal fait défaut. C’est le rôle des pouvoirs publics. S’ils n’arrivent pas à imposer une logique de bien commun, c’est la logique instrumentale de la concurrence à outrance qui risque de se généraliser. Il est donc urgent de combler ce vide politique et de le faire sur une base internationale. « L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour ; dans cet interrègne surgissent des monstres » (Gramsci). 9 The Group of Lisbon, Petrella, R., de Woot, Ph., et alii, Limits to Competition, MIT Press, Cambridge, Mass., 1995. 219