sociologie critique et critique de la sociologie

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Sociologie critique et critique de la sociologie
Les deux textes qui suivent sont extraits du livre de R. Lourau, « le gai savoir
des sociologues. » 1977.
LA RÉVOLTE DES CHERCHEURS AMÉRICAINS « RADICAL CAUCUSES »
A Boston, en 1968, au congrès de l'association américaine de sociologie (A.S.A.)
un membre du « caucus » de sociologie, Martin Nicolaus, obtient la parole après
le discours inaugural du ministre de la Santé, de l'Éducation et des Affaires
sociales.
Les « caucuses» sont des sortes de comités d'action nés dans la plupart des
disciplines universitaires dans la période de contestation des années 60, en
pleine guerre du Viêt-nam.
Ces remarques ne s'adressent pas au Secrétaire d'Etat à la Santé, à l'Education
et aux Affaires Sociales. Cet homme a volontairement accepté de servir comme
membre d'un gouvernement au pouvoir qui mène, pour survivre, une guerre sur deux
fronts. Les guerres impérialistes comme celle du Viêt-nam sont généralement des
guerres menées sur deux fronts, d'une part, contre un peuple étranger, d'autre
part contre la population même du pays. Le Secrétaire d'Etat est un militaire
qui lutte sur le front intérieur, contre le peuple. L'expérience acquise lors
des débats sur le Viêt-nam nous a appris que le dialogue entre la population
gouvernée et ceux qui la gouvernent est un exercice de tolérance répressive.
C'est, selon un mot de Robert S. Lynd, un dialogue entre des poulets et des
éléphants. « Il me tient en quelque sorte en son pouvoir. Donc, même si ses
arguments sont faux, il a raison; si mon raisonnement est juste, j'ai tout de
même tort. »
Je m'adresse aux auditeurs du Secrétaire d'Etat. On peut espérer —bien qu'il
soit déjà très tard— que parmi les membres et les sympathisants de la profession
de sociologue réunis ici, se trouveront certaines personnes qui ne soient pas
corrompues et compromises au point d'être incapables de changer ou d'améliorer
leur existence.
Alors que les organisateurs de ce congrès et l'orateur dont nous venons de
parler se retrouvaient autour d'un grand dîner à l'hôtel, je me trouvais de
l'autre côté de la rue dans une cafeteria, en train d'avaler un hot-dog et deux
tasses de café; ce qui peut expliquer la différence entre mon point de vue et le
leur.
L'élite dirigeante, y compris les membres de votre profession ont la
responsabilité de ce qu'on appelle Santé, Education et Affaires Sociales. Ceux
d'entre vous qui ont écouté passivement ce qu'avait à dire l'orateur admettront
probablement l'exactitude de la définition et de la description qu'il a
proposées. Mais nombreux parmi vous, y compris aussi ceux qui se consacrent à la
recherche pure, sont plus avisés ou devraient l'être. Il serait exact de décrire
le département ministériel dirigé par cet homme comme une agence qui veille à la
distribution inéquitable de maux inévitables, qui contrôle l'aide à la
propagande intérieure et à l'endoctrinement, et le maintien d'une réserve de
main-d'œuvre docile et bon marché permettant de fixer à un bas niveau l'ensemble
des salaires. Il est le ministre de la maladie, de la propagande et de
l'infection.
Cela peut vous paraître un peu trop agressif, mais tout dépend de l'angle sous
lequel vous considérez les choses, de l'endroit où vous êtes. Si vous êtes à
l'intérieur de l'hôtel Sheraton, ces propos paraissent agressifs, mais si vous
preniez la peine, Mesdames et Messieurs, de traverser la rue pour entrer dans
Roxbury, vous auriez une optique et un vocabulaire différents. Lorsque vous
regarderez la société avec les yeux de cette population qui est votre sujet
d'étude, et lorsque vous regarderez la société avec ce degré de clairvoyance que
vous faites profession d'encourager entre vous, vous aurez alors une conception
bien différente des sciences sociales auxquelles vous vous êtes dévoués. Tout
cela pour dire que l'assemblée réunie ici ce soir est une sorte de mensonge: ce
n'est pas la réunion de ceux qui étudient et connaissent la réalité sociale, ou
de ceux qui en favorisent l'étude et la connaissance; c'est un conclave de
pontifes et de lévites, de scribes, d'intellectuels asservis et de leurs victime,
innocentes pris dans l'engrenage De l'affirmation commune d'une duperie, d'une
consécration collective d'un mythe.
La sociologie n'est pas et n'a jamais été une sorte de recherche objective de la
vérité sociale. D'un point de vue historique, cette profession est le bâtard
issue de l'union du traditionalisme et du conservatisme européen du XIXème
siècle avec le libéralisme corporatif du XXème siècle américain.
Cela pour dire que les sociologues, à part quelque rares mais honorables (ou
honorables mais rares) exceptions, ont dirigé leurs regards vers le bas, et
leurs mains vers le haut.
Ils ont baissé les yeux pour étudier les activités des classes les plus
défavorisées de la population, activités qui risquent de troubler l'hégémonie
gouvernementale. Etant donné que la classe dirigeante de la société s’identifie
à la société elle-même —dans le sens où Davis et Moore, dans leur ignoble
article de propagande de 1945, identifiaient la société à ceux qui la
gouvernent— les problèmes de la classe dirigeante peuvent être définis comme
étant des problèmes sociaux. Aujourd'hui, la profession s'est placée au-delà du
sentimentalisme larmoyant : «problèmes sociaux» n'est plus le terme à la mode,
mais la perspective fondamentale est restée la même. Ce qui est sociologiquement
« intéressant », c'est ce qui intéresse ceux qui se trouvent sur les sommets et
perçoivent les ondes de choc d'un tremblement de terre.
Les sociologues montent la garde à leur poste et rendent compte à leurs maîtres
des mouvements de la populace laborieuse. Les sociologues les plus aventureux se
déguisent en hommes du peuple, vont se mêler aux paysans « sur le terrain», et
en reviennent avec des livres et des articles qui brisent la défense secrète
dans laquelle s'enveloppe une population asservie, la rendant ainsi plus
vulnérable à la manipulation et à l'encadrement.
La mission du sociologue, en tant que chercheur au service d'un employeur, est
tout à fait celle d'une sorte d'espion. L'exercice même de la profession ne
diffère trop souvent de celui de l'espionnage que par l'emploi relativement plus
important de techniques électroniques sophistiquées.
Est-ce un hasard (pour ne citer que quelques exemples) si la sociologie
industrielle a fait son apparition dans une conjoncture d'accroissement des
«troubles dans le monde du travail », si l'économie politique s'est développée
au moment où les résultats électoraux sont devenus moins prévisibles, et si la
sociologie qui étudie les rapports entre les races devient florissante?
Votre travail de sociologue, vous le devez aux syndicalistes attaqués, aux
électeurs découragés, au peuple Noir qui se fait massacrer. La sociologie a
atteint sa prospérité actuelle et sa prééminence au prix de la sueur et du sang
des pauvres et des opprimés; elle doit son prestige dans cette société à sa
capacité présumée de donner à la classe dirigeante des renseignements et des
conseils sur les méthodes et les moyens lui permettant de maintenir le peuple
asservi.
Le regard professionnel du sociologue est braqué sur le petit peuple et sa main
est tendue vers la haute société. Ce n'est ni un secret, ni une découverte
originale de dire que les principaux secteurs, ceux qui dominent la sociologie,
sont aujourd'hui vendus (calculateurs, codes et questionnaires) à ceux qui ont
suffisamment d'argent pour s'offrir ce luxe et qui trouvent utile d'employer des
centaines d'hommes et de femmes intelligents à des activités sans importance —
loin des rues.
Je ne dis pas que tout chercheur, au niveau individuel, vende son cerveau pour
un pot-de-vin, bien que nous soyons nombreux à connaître des projets de
recherche pour lesquels il en a été littéralement ainsi; mais je dis simplement
que la structure dominante de la profession dans laquelle tous les membres sont,
dans une certaine mesure, socialisés, est une structure où le service de la
classe dirigeante représente la forme la plus haute d’honneur et de réussite (le
banquet donné aujourd’hui par le conférencier en est une illustration). Le
sociologue honoré, arrivé, le sociologue lancé, le sociologue à gros contrats,
le sociologue à un livre par an, le sociologue qui porte toujours la livrée —
costume et cravate— de ses maîtres, tel est le type du sociologue qui donne le
ton et l'éthique de la profession, et c'est ce type même de sociologue qui n'est
ni plus ni moins qu'un domestique dans le système établi; un oncle Tom,
intellectuel blanc, non seulement au service du gouvernement et de cette classe
dirigeante, mais de n'importe quel gouvernent et de n'importe quelle classe
dirigeante —ce qui explique à mon avis, la raison pour laquelle les sociologues
soviétiques et américains sont en train de découvrir, après tant d'années de
silence, qu'après tout ils ont quelque chose de commun.
Pour former, instruire et exercer, génération après génération, les esprits les
plus brillants, ce que l’on appelle le système d'enseignement a laissé survivre
dans ce pays une éthique sociologique de servilité —afin de les socialiser dans
cette sociocratie. C'est une entreprise criminelle, une des nombreuses félonies
commises contre la jeunesse par ceux qui se sont placés eux-mêmes dans un rôle
de « père», généralement beaucoup plus oppressif que n'importe quel lien de
parenté
réelle.
Le
crime
perpétré
par
les
écoles
secondaires
contre
l'intelligence et la moralité des jeunes gens est d'autant plus inexcusable que
d'énormes potentiels de connaissance sont consacrés à l'étude de la vie sociale.
Contrairement à ce qui se passe pour l'étude des végétaux et des minéraux, la
connaissance des êtres affecte directement ce que nous sommes, ce que nous
faisons, ce que nous espérons. Les instances dirigeantes de cette société ne
dépenseraient pas tant d'argent pour la connaissance, si cette connaissance ne
leur conférait pas de pouvoir. Jusqu'à présent, les sociologues ont colporté
cette connaissance qui confère le pouvoir tout au long d'une chaîne à sens
unique, prenant la connaissance dans le peuple et la donnant aux dirigeants.
Qu'arriverait-il si ce mécanisme se renversait? Qu'adviendrait-il si les
habitudes, les problèmes, les secrets et les motivations inconscientes des
riches et des puissants étaient quotidiennement et systématiquement examinés par
un millier de chercheurs, s'ils étaient à tout moment observés, analysés et
soumis à des grilles de référence, mis en statistiques et publiés dans une
centaine de journaux, à grande diffusion, décrits de telle sorte que même un
jeune garçon de quinze ans, tout juste sorti de l’école secondaire, pourrait les
comprendre et prévoir les actions de son maître? La guerre du Viêt-nam auraitelle été possible si la structure, la fonction et les initiatives du système
impérialiste U.S. avaient été connues en détail du public, dix ans auparavant?
La sociologie s'est efforcée d'établir et de développer une distribution
inéquitable du savoir; elle a contribué à rendre la structure du pouvoir
relativement plus puissante et compréhensible, aggravant ainsi l'impuissance et
l’ignorance relatives de la population assujettie.
A la fin de l'été 1968, alors que le parti politique au pouvoir se réunit,
entouré de barbelés et de véhicule blindés, la profession de sociologue doit se
considérer comme spécialement favorisée et bénie dans la mesure où ses
délibérations peuvent avoir lieu avec une proportion de policiers inférieure à
un pour chaque participant. C'est peut-être parce que le peuple américain ignore
combien les troubles dont il souffre proviennent —pour reprendre l'expression de
Lord Keynes— des gribouillis quasi oubliés d'un obscur professeur de sociologie.
Ou bien, peut-être la sociologie est-elle encore si peu développée qu'elle ne
représente pas un danger évident actuel.
En 1968, il est tard, très tard, trop tard pour dire de nouveau ce que Robert S.
Lynd, C. Wright-Mills et des centaines d'autres ont longtemps répété, c'est-àdire que la profession doit se réformer d'elle-même. Etant donné les forces et
l'argent qui se trouvent derrière la sociologie en tant qu'exercice de servilité
intellectuelle, il n'est pas réaliste d'attendre que le corps de la profession
fasse une volte-face.
Si les barbelés entourent, l'année prochaine, le Congrès de l'Association de
Sociologie Américaine, la plupart de ses membres n'auront pas encore compris
pourquoi.
Martin NICHOLAUS (L'homme et la société, n° 16, annexe à l'étude de
Chesnaux, «Les radical caucuses américains dans les sciences humaines »).
Jean
1968 MANIFESTE DE QUATRE ETUDIANTS DE NANTERRE
Pourquoi des sociologues?
La question des débouchés en sociologie (et en psychologie)
souvent pour que l'on considère avec précision le problème.
revient
assez
Deux faits s'imposent tout de suite: les départements de sciences humaines sont
surpeuplés relativement aux débouchés disponibles à l'heure actuelle et cela
même en tenant compte des taux d'échec élevés qui seront appliqués lors des
examens. Cette incertitude des étudiants par rapport aux métiers futurs a pour
symétrie l'incertitude théorique au niveau professoral où les invocations à la
science ne font qu'éclairer, d'avantage par contraste, la confusion des
doctrines diverses qui nous sont enseignées.
D'autre part, l'agitation universitaire s'est développée depuis 1960 à
l'étranger comme en France, chez les sociologues plus encore que chez les
psychologues ou les philosophes (comme c'était le cas depuis 1945), tandis que
les autres sections de lettres, sans parler des facultés scientifiques, se
signalaient souvent par une passivité remarquable. Ainsi les problèmes de
l'université, et même de la société globale, se trouvaient soulevés dans un
département aux effectifs peu nombreux et de création très récents, tandis que
non moins paradoxalement l'initiative de la réforme Fouchet provenait des
scientifiques, beaucoup moins remuants.
Cela s’est observé aux Etats-Unis, en France, en Allemagne, mais aussi en
Pologne et en Tchécoslovaquie. Pourquoi dans tous ces pays le malaise s’exprime
t’il de préférence dans les sections de sciences sociales?
Pourquoi s'agitent-elles ainsi tandis que les autres sections ne font au mieux
que de suivre?
Pourquoi cette incertitude théorique et pourquoi un tel problème quant aux
débouchés?
Petite histoire de la sociologie ...
Nous considérons ici que des tendances dominante qu'une étude plus détaillée
devra compléter: TOUS LES BOYCOTTAGES DE COURS A CE SUJET SERONT LES BIENVENUS.
Il faut reprendre le problème sous un angle historique. A cet égard, la date
capitale est 1930 avec 1 'expérience de Mayo à Hawthorne aux U.S.A.
En montrant l'importance des phénomènes affectifs dans les groupes restreints et
en suggérant de réguler les relations humaines pour améliorer la productivité
des travailleurs, Mayo faisait bien plus que d'ouvrir un terrain neuf à la
sociologie. Il fermait l'époque de la philosophie sociale et des systèmes
spéculatifs sur la société globale en ouvrant l'ère glorieuse de l'empirisme et
de la collecte « scientifique » des données.
De même en louant ses services à la direction d’une entreprise, il initiait le
temps de la collaboration à grande échelle des sociologues avec tous les
pouvoirs du monde bourgeois, en mal de rationaliser un système capitaliste
fortement ébranlé par la crise de 1929.
LE PASSAGE D'UNE SOCIOLOGUE ACADÉMIQUE, VASSALE DE LA PHILOSOPHIE, A UNE
SOCIOLOGIE INDEPENDANTE, A PRETENTION SCIENTIFIQUES, CORRESPOND AU PASSAGE
DU
CAPITALISME CONCURRENTIEL AU CAPITALISME ORGANISE.
Désormais, l'essor de la sociologie sera toujours plus lié à la demande sociale
d'une pratique rationaliste au service des fins bourgeoises: argent, profit,
maintien de l’ordre.
Les preuves abondent: la sociologie industrielle recherche avant tout
l'adaptation du travailleur à son travail : la perspective inverse est très
limitée puisque le sociologue salarié de la direction doit respecter le but du
système économique : produire le plus possible pour faire le plus d’argent
possible. La sociologie politique préconise de vastes enquêtes, le plus souvent
mystificatrices, qui présupposent que le choix électoral est aujourd'hui le lieu
de la politique, sans jamais se demander si elle ne se situerait pas ailleurs
que sur ce terrain. Stouffer étudie les meilleures conditions de «moral» du
soldat américain sans poser les problèmes structurels du rôle de l'armée dans la
société où il vit. On retrouve les sociologues dans la publicité, les mille
formes de conditionnement du consommateur, dans l'étude expérimentale des média,
là aussi sans chercher à critiquer la fonction sociale de ces médias, etc.
D’autre part, quelle est la conception des sociologues U.S. sur le problème
central des classes sociales? Le concept de classe et celui de discontinuité
(lutte de classe) sont éliminés et remplacés par les notions de classe et de
strates dotées de statut, de pouvoir et de prestige. Il y aurait une échelle
continue où à chaque échelon correspondrait une quantité définie de pouvoir et
de prestige suivant des degrés croissants à mesure qu'on s’approche du sommet.
Bien entendu, chaque individu aurait au départ les mêmes chances de grimper la
pyramide puisque nous sommes (comme partout) en démocratie.
A côté des réfutations théoriques de Mills et de L. Riesmann, les réfutations
pratiques du sous-prolétariat américain (minorités ethniques) et celles de
certains groupes ouvriers contre leurs appareils syndicaux ont balayé le rêve
d'une intégration achevée.
Tout récemment, les émeutes des Noirs américains ont créé une telle frayeur que
des crédits supplémentaires ont été votés aux sociologues pour qu'ils étudient
les mouvements des foules et fournissent des recettes à 1a répression (cité dans
le Monde).
Enfin, amère ironie, quand le ministère de la Défense lançait un projet antisubversif en Amérique latine (le fameux projet Camelot) en cherchant à le cacher,
il n'imaginait rien de mieux que de le déguiser comme projet d'étude «
sociologique» ...
Et en France?
La rationalisation du capitalisme débuta certes après la guerre (création du
plan), mais ne devint effective qu'avec le gaullisme et ses structures
autoritaires. Or ce n'est pas un hasard si la licence de sociologie est
instituée en 1958. L'inégale développement du capitalisme français par rapport
au capitalisme U.S. se retrouve sur le plan, des idées: toute notre sociologie
actuelle est importée d'outre-Atlantique, avec quelques années de retard, chacun
sait que les sociologues les plus cotés sont ceux qui suivent les publications
américaines le plus attentivement.
La « Théorie » sociologique
On a vu son lien étroit avec la demande sociale. La pratique d'organisation du
capitalisme suscite une foule de contradictions et, pour chaque cas particulier,
un sociologue est mis à la tâche. L'un étudiera la délinquance juvénile, l'autre
le racisme, le troisième les « slums ». Chacun cherchera une explication à son
problème partiel et élaborera une doctrine proposant des solutions au conflit
limité qu'il étudie. Tout en faisant l'office de chien de garde, notre
sociologue contribuera du même coup à la « mosaïque » des « théories »
sociologiques.
La confusion des sciences sociales qui a sa source ici se manifeste dans
l'interdisciplarité si à la mode aujourd’hui (cf. Althusser). L'incertitude de
chaque spécialiste, en se confrontant aux incertitudes d'autres spécialistes, ne
peut donner que de grandes platitudes.
Derrière cette confusion il y a une absence, jamais soulignée, de statut
théorique pour la sociologie et les sciences humaines. Leur seul point commun
est finalement qu'elles constituent «en majorité des techniques méthodiques
d'adaptation et de réadaptation sociale», sans compter la réintégration de
toutes les contestations: la majorité de tous nos sociologues sont «marxistes».
Mentionnons à l'appui de cette thèse le caractère conservateur des concepts
utilisés actuellement: hiérarchie, rituel, intégration, fonction sociale,
contrôle social, équilibre, etc.
Les «théoriciens» doivent expliquer des conflits : localisés sans référence à la
totalité sociale qui les avait provoqués.
Cette démarche prétendue objective implique des perspectives partielles et
partiales où les phénomènes ne sont pas reliés entre eux (or le racisme, le
chômage, la délinquance, les slums constituent une unité) et où la rationalité
du système économique est une donnée. Le mot profit étant devenu choquant, on
parle de croissance, l’adaptation à un changement hypostasié. Mais où va ce
changement, de quoi procède-t-il, qui l'organise, à qui profite-t-il? Ces
questions sont-elles trop spéculatives pour intéresser la science?
Ces considérations nous amènent à conclure simplement que le malaise des
étudiants en sociologie ne peut se comprendre qu'en interrogeant la sociologie
sur sa fonction sociale. Il est apparu que, dans les conflits actuels, les
sociologues ont choisi leur camp, celui des directions d'entreprise et de l'Etat
qui les assiste. Que signifie dans ces conditions la défense de la sociologie
préconisée par certains?
Le cas de Nanterre
L'analyse générale qui précède éclaire le cas particulier de Nanterre. Là aussi:
Crise en sociologie, inquiétude sur les débouchés, confusion dans l'enseignement
dispensé et importation des doctrines made in U.S.A. Ceux qui restent hors du
courant positiviste-empiriste sont amenés, à se replier dans une critique
verbale, qui a le mérite d'éviter une totale «uni-dimensionnalisation», mais qui
entérine l'isolement et l'inefficacité.
Chez les « espoirs» de la sociologie française le jargon parsonien et le culte
des statistiques (enfin un terrain scientifique !) sont la clé de tous les
problèmes. L'étude de la société a réussi ce tour de force de dépolitiser tout
l'enseignement... c'est-à-dire de légaliser la politique existante. Et tout cela
joint à une collaboration fructueuse avec les ministères et technocrates
cherchant à forme, leurs cadres, etc. Nos professeurs passent volontiers, pour
des «gauchistes» comparés aux nostalgiques des temps anciens qui fleurissent
dans les autres départements. C'est que ceux-ci quittent avec regret le
mandarinat de l'université mis en place par le capitalisme libéral, tandis que
les sociologues ont vu où va le « changement »: organisation, rationalisation,
production de marchandises humaines sur mesure pour les besoins économiques du
capitalisme organisé.
Il est nécessaire ici de réfuter des conceptions défendues par M. Crozier
(Esprit, janv. 67) et A. Touraine (articles du Monde) sur les débats qui nous
occupent.
Pour Crozier le malaise américain ne réside pas, comme quelques naïfs le
croyaient, dans la violence des Noirs poussés à bout par leurs conditions de vie,
ou dans l'horreur de la guerre impérialiste du Viêt nam (cet « accident», cette
« folie », comme l'écrit Crozier qu'on croyait plus attaché à l'explication
scientifique qu'aux mots magiques). Il ne réside pas non plus dans
l'effondrement de toutes les valeurs cédant la place à la valeur d'échange, à
l’argent. Non, cela existe mais c'est une apparence. La violence a toujours
existé aux U.S.A. Ce qui est neuf, nous dit Crozier, c'est l'envahissement du
rationalisme. C’est le changement des mentalités nécessaire pour se familiariser
avec le «monde du raisonnement abstrait ». L’histoire actuelle n'est pas une
lutte réelle entre groupes sociaux combattant pour des intérêts matériels et des
propriétés socio-économiques différentes. Elle est le lieu où deux entités
fantasmagoriques s'affrontent: le rationalisme au service de la croissance
contre l'anarchie irresponsable de ceux que le changement effraie. Cette vision
« sociologique» ne vaut la peine d'une réfutation que par l'éventuelle portée
idéologique qu'elle pourrait revêtir, puisque aussi bien Crozier conseille aux
Noirs non pas les revendications de pouvoir mais « une mutation intellectuelle»
(sic!) et que tout cela aboutit à la Grande Célébration du Mode de Vie Américain,
lequel produit aujourd'hui de nouvelles individualités novatrices et dynamiques.
Dans ses récents articles, Touraine a présenté la conception suivante: il y a un
système universitaire dont la fonction est de produire le savoir au service de
la croissance (encore !) et ce système contient une contradiction féconde pour
son changement entre étudiants et professeurs. L'université est analogue par ses
conflits et par sa fonction sociale essentielle à l'entreprise du XIXe siècle.
Cette opposition XIXe·XXe est fallacieuse. Il n'est pas vrai « que la
connaissance et le progrès technique sont les moteurs de la société nouvelle».
Connaissance et progrès technique y sont subordonnés aux luttes entre les firmes
pour le profit (ou ce qui revient au même pour l'hégémonie) et à l'affrontement
militaire et économique entre pays de l'Est et l'Ouest. Les savants ne sont pas
les innocent entrepreneurs que l'on veut nous présenter, ni la science cette
glorieuse activité autonome qui ne viserait que son développement propre.
L’unité de référence: l'université, n'est pas viable. Les contradictions ont
lieu au niveau de la société globale et l’université y prend part presque en
bloc. La majorité des professeurs et des étudiants sont liés à la conservation
de l’ordre et seule une minorité peut prendre part à la contestation qui se
déroule dans les métropoles et dans les pays exploités. La récente motion de
groupes d'étudiants ici à Nanterre se solidarisant, sans dégoût devant sa
servilité, avec l'administration et la majorité du corps enseignant, en a été la
preuve la plus récente.
Possibilités et limites de la contestation étudiante
Il faut dissiper l'illusion des mots d'ordre stalino-tourainiens sur un
mouvement étudiant de masse aux intérêts convergents. Par leur origine sociale
comme par leur acceptation de devenir des salariés de différents appareils
autoritaires (État, entreprise, firme publicitaire, etc.), la majorité des
étudiants sont déjà conservateurs.
Seule une minorité d'étudiants et professeurs (surtout assistants) peut choisir,
et choisit de fait, une autre orientation. Quelles sont alors les possibilités
d'action de cette minorité?
En milieu universitaire les perspectives sont limitées il s'agit essentiellement
d'éclairer les étudiants sur la fonction sociale de l'université. En particulier
en sociologie, il faut démasquer les fausses contestations, éclairer la
signification généralement répressive du métier de sociologue, et dissiper à ce
sujet les illusions.
L'hypocrisie de l'objectivité (voir Bourricaud, la conscience culturelle du
ministère de l'E.N.), de l'apolitisme, de l'étude innocente est beaucoup plus
criante dans les sciences humaines qu'ailleurs et doit être exploitée.
Une minorité intellectuelle demeure totalement inefficace si elle subit ou même
se complaît dans le ghetto qu’on lui a ménagé.
En attendant d'autres actions, nous porterons ce débat à la conférence de
«défense» des sociologues qui doit avoir lieu avant Pâques.
A suivre...
Dany Cohn-Bendit
Jean -Pierre Duteuil
Bertand Gérard
Bernard Granautier
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