Sociologie critique et critique de la sociologie Les deux textes qui suivent sont extraits du livre de R. Lourau, « le gai savoir des sociologues. » 1977. LA RÉVOLTE DES CHERCHEURS AMÉRICAINS « RADICAL CAUCUSES » A Boston, en 1968, au congrès de l'association américaine de sociologie (A.S.A.) un membre du « caucus » de sociologie, Martin Nicolaus, obtient la parole après le discours inaugural du ministre de la Santé, de l'Éducation et des Affaires sociales. Les « caucuses» sont des sortes de comités d'action nés dans la plupart des disciplines universitaires dans la période de contestation des années 60, en pleine guerre du Viêt-nam. Ces remarques ne s'adressent pas au Secrétaire d'Etat à la Santé, à l'Education et aux Affaires Sociales. Cet homme a volontairement accepté de servir comme membre d'un gouvernement au pouvoir qui mène, pour survivre, une guerre sur deux fronts. Les guerres impérialistes comme celle du Viêt-nam sont généralement des guerres menées sur deux fronts, d'une part, contre un peuple étranger, d'autre part contre la population même du pays. Le Secrétaire d'Etat est un militaire qui lutte sur le front intérieur, contre le peuple. L'expérience acquise lors des débats sur le Viêt-nam nous a appris que le dialogue entre la population gouvernée et ceux qui la gouvernent est un exercice de tolérance répressive. C'est, selon un mot de Robert S. Lynd, un dialogue entre des poulets et des éléphants. « Il me tient en quelque sorte en son pouvoir. Donc, même si ses arguments sont faux, il a raison; si mon raisonnement est juste, j'ai tout de même tort. » Je m'adresse aux auditeurs du Secrétaire d'Etat. On peut espérer —bien qu'il soit déjà très tard— que parmi les membres et les sympathisants de la profession de sociologue réunis ici, se trouveront certaines personnes qui ne soient pas corrompues et compromises au point d'être incapables de changer ou d'améliorer leur existence. Alors que les organisateurs de ce congrès et l'orateur dont nous venons de parler se retrouvaient autour d'un grand dîner à l'hôtel, je me trouvais de l'autre côté de la rue dans une cafeteria, en train d'avaler un hot-dog et deux tasses de café; ce qui peut expliquer la différence entre mon point de vue et le leur. L'élite dirigeante, y compris les membres de votre profession ont la responsabilité de ce qu'on appelle Santé, Education et Affaires Sociales. Ceux d'entre vous qui ont écouté passivement ce qu'avait à dire l'orateur admettront probablement l'exactitude de la définition et de la description qu'il a proposées. Mais nombreux parmi vous, y compris aussi ceux qui se consacrent à la recherche pure, sont plus avisés ou devraient l'être. Il serait exact de décrire le département ministériel dirigé par cet homme comme une agence qui veille à la distribution inéquitable de maux inévitables, qui contrôle l'aide à la propagande intérieure et à l'endoctrinement, et le maintien d'une réserve de main-d'œuvre docile et bon marché permettant de fixer à un bas niveau l'ensemble des salaires. Il est le ministre de la maladie, de la propagande et de l'infection. Cela peut vous paraître un peu trop agressif, mais tout dépend de l'angle sous lequel vous considérez les choses, de l'endroit où vous êtes. Si vous êtes à l'intérieur de l'hôtel Sheraton, ces propos paraissent agressifs, mais si vous preniez la peine, Mesdames et Messieurs, de traverser la rue pour entrer dans Roxbury, vous auriez une optique et un vocabulaire différents. Lorsque vous regarderez la société avec les yeux de cette population qui est votre sujet d'étude, et lorsque vous regarderez la société avec ce degré de clairvoyance que vous faites profession d'encourager entre vous, vous aurez alors une conception bien différente des sciences sociales auxquelles vous vous êtes dévoués. Tout cela pour dire que l'assemblée réunie ici ce soir est une sorte de mensonge: ce n'est pas la réunion de ceux qui étudient et connaissent la réalité sociale, ou de ceux qui en favorisent l'étude et la connaissance; c'est un conclave de pontifes et de lévites, de scribes, d'intellectuels asservis et de leurs victime, innocentes pris dans l'engrenage De l'affirmation commune d'une duperie, d'une consécration collective d'un mythe. La sociologie n'est pas et n'a jamais été une sorte de recherche objective de la vérité sociale. D'un point de vue historique, cette profession est le bâtard issue de l'union du traditionalisme et du conservatisme européen du XIXème siècle avec le libéralisme corporatif du XXème siècle américain. Cela pour dire que les sociologues, à part quelque rares mais honorables (ou honorables mais rares) exceptions, ont dirigé leurs regards vers le bas, et leurs mains vers le haut. Ils ont baissé les yeux pour étudier les activités des classes les plus défavorisées de la population, activités qui risquent de troubler l'hégémonie gouvernementale. Etant donné que la classe dirigeante de la société s’identifie à la société elle-même —dans le sens où Davis et Moore, dans leur ignoble article de propagande de 1945, identifiaient la société à ceux qui la gouvernent— les problèmes de la classe dirigeante peuvent être définis comme étant des problèmes sociaux. Aujourd'hui, la profession s'est placée au-delà du sentimentalisme larmoyant : «problèmes sociaux» n'est plus le terme à la mode, mais la perspective fondamentale est restée la même. Ce qui est sociologiquement « intéressant », c'est ce qui intéresse ceux qui se trouvent sur les sommets et perçoivent les ondes de choc d'un tremblement de terre. Les sociologues montent la garde à leur poste et rendent compte à leurs maîtres des mouvements de la populace laborieuse. Les sociologues les plus aventureux se déguisent en hommes du peuple, vont se mêler aux paysans « sur le terrain», et en reviennent avec des livres et des articles qui brisent la défense secrète dans laquelle s'enveloppe une population asservie, la rendant ainsi plus vulnérable à la manipulation et à l'encadrement. La mission du sociologue, en tant que chercheur au service d'un employeur, est tout à fait celle d'une sorte d'espion. L'exercice même de la profession ne diffère trop souvent de celui de l'espionnage que par l'emploi relativement plus important de techniques électroniques sophistiquées. Est-ce un hasard (pour ne citer que quelques exemples) si la sociologie industrielle a fait son apparition dans une conjoncture d'accroissement des «troubles dans le monde du travail », si l'économie politique s'est développée au moment où les résultats électoraux sont devenus moins prévisibles, et si la sociologie qui étudie les rapports entre les races devient florissante? Votre travail de sociologue, vous le devez aux syndicalistes attaqués, aux électeurs découragés, au peuple Noir qui se fait massacrer. La sociologie a atteint sa prospérité actuelle et sa prééminence au prix de la sueur et du sang des pauvres et des opprimés; elle doit son prestige dans cette société à sa capacité présumée de donner à la classe dirigeante des renseignements et des conseils sur les méthodes et les moyens lui permettant de maintenir le peuple asservi. Le regard professionnel du sociologue est braqué sur le petit peuple et sa main est tendue vers la haute société. Ce n'est ni un secret, ni une découverte originale de dire que les principaux secteurs, ceux qui dominent la sociologie, sont aujourd'hui vendus (calculateurs, codes et questionnaires) à ceux qui ont suffisamment d'argent pour s'offrir ce luxe et qui trouvent utile d'employer des centaines d'hommes et de femmes intelligents à des activités sans importance — loin des rues. Je ne dis pas que tout chercheur, au niveau individuel, vende son cerveau pour un pot-de-vin, bien que nous soyons nombreux à connaître des projets de recherche pour lesquels il en a été littéralement ainsi; mais je dis simplement que la structure dominante de la profession dans laquelle tous les membres sont, dans une certaine mesure, socialisés, est une structure où le service de la classe dirigeante représente la forme la plus haute d’honneur et de réussite (le banquet donné aujourd’hui par le conférencier en est une illustration). Le sociologue honoré, arrivé, le sociologue lancé, le sociologue à gros contrats, le sociologue à un livre par an, le sociologue qui porte toujours la livrée — costume et cravate— de ses maîtres, tel est le type du sociologue qui donne le ton et l'éthique de la profession, et c'est ce type même de sociologue qui n'est ni plus ni moins qu'un domestique dans le système établi; un oncle Tom, intellectuel blanc, non seulement au service du gouvernement et de cette classe dirigeante, mais de n'importe quel gouvernent et de n'importe quelle classe dirigeante —ce qui explique à mon avis, la raison pour laquelle les sociologues soviétiques et américains sont en train de découvrir, après tant d'années de silence, qu'après tout ils ont quelque chose de commun. Pour former, instruire et exercer, génération après génération, les esprits les plus brillants, ce que l’on appelle le système d'enseignement a laissé survivre dans ce pays une éthique sociologique de servilité —afin de les socialiser dans cette sociocratie. C'est une entreprise criminelle, une des nombreuses félonies commises contre la jeunesse par ceux qui se sont placés eux-mêmes dans un rôle de « père», généralement beaucoup plus oppressif que n'importe quel lien de parenté réelle. Le crime perpétré par les écoles secondaires contre l'intelligence et la moralité des jeunes gens est d'autant plus inexcusable que d'énormes potentiels de connaissance sont consacrés à l'étude de la vie sociale. Contrairement à ce qui se passe pour l'étude des végétaux et des minéraux, la connaissance des êtres affecte directement ce que nous sommes, ce que nous faisons, ce que nous espérons. Les instances dirigeantes de cette société ne dépenseraient pas tant d'argent pour la connaissance, si cette connaissance ne leur conférait pas de pouvoir. Jusqu'à présent, les sociologues ont colporté cette connaissance qui confère le pouvoir tout au long d'une chaîne à sens unique, prenant la connaissance dans le peuple et la donnant aux dirigeants. Qu'arriverait-il si ce mécanisme se renversait? Qu'adviendrait-il si les habitudes, les problèmes, les secrets et les motivations inconscientes des riches et des puissants étaient quotidiennement et systématiquement examinés par un millier de chercheurs, s'ils étaient à tout moment observés, analysés et soumis à des grilles de référence, mis en statistiques et publiés dans une centaine de journaux, à grande diffusion, décrits de telle sorte que même un jeune garçon de quinze ans, tout juste sorti de l’école secondaire, pourrait les comprendre et prévoir les actions de son maître? La guerre du Viêt-nam auraitelle été possible si la structure, la fonction et les initiatives du système impérialiste U.S. avaient été connues en détail du public, dix ans auparavant? La sociologie s'est efforcée d'établir et de développer une distribution inéquitable du savoir; elle a contribué à rendre la structure du pouvoir relativement plus puissante et compréhensible, aggravant ainsi l'impuissance et l’ignorance relatives de la population assujettie. A la fin de l'été 1968, alors que le parti politique au pouvoir se réunit, entouré de barbelés et de véhicule blindés, la profession de sociologue doit se considérer comme spécialement favorisée et bénie dans la mesure où ses délibérations peuvent avoir lieu avec une proportion de policiers inférieure à un pour chaque participant. C'est peut-être parce que le peuple américain ignore combien les troubles dont il souffre proviennent —pour reprendre l'expression de Lord Keynes— des gribouillis quasi oubliés d'un obscur professeur de sociologie. Ou bien, peut-être la sociologie est-elle encore si peu développée qu'elle ne représente pas un danger évident actuel. En 1968, il est tard, très tard, trop tard pour dire de nouveau ce que Robert S. Lynd, C. Wright-Mills et des centaines d'autres ont longtemps répété, c'est-àdire que la profession doit se réformer d'elle-même. Etant donné les forces et l'argent qui se trouvent derrière la sociologie en tant qu'exercice de servilité intellectuelle, il n'est pas réaliste d'attendre que le corps de la profession fasse une volte-face. Si les barbelés entourent, l'année prochaine, le Congrès de l'Association de Sociologie Américaine, la plupart de ses membres n'auront pas encore compris pourquoi. Martin NICHOLAUS (L'homme et la société, n° 16, annexe à l'étude de Chesnaux, «Les radical caucuses américains dans les sciences humaines »). Jean 1968 MANIFESTE DE QUATRE ETUDIANTS DE NANTERRE Pourquoi des sociologues? La question des débouchés en sociologie (et en psychologie) souvent pour que l'on considère avec précision le problème. revient assez Deux faits s'imposent tout de suite: les départements de sciences humaines sont surpeuplés relativement aux débouchés disponibles à l'heure actuelle et cela même en tenant compte des taux d'échec élevés qui seront appliqués lors des examens. Cette incertitude des étudiants par rapport aux métiers futurs a pour symétrie l'incertitude théorique au niveau professoral où les invocations à la science ne font qu'éclairer, d'avantage par contraste, la confusion des doctrines diverses qui nous sont enseignées. D'autre part, l'agitation universitaire s'est développée depuis 1960 à l'étranger comme en France, chez les sociologues plus encore que chez les psychologues ou les philosophes (comme c'était le cas depuis 1945), tandis que les autres sections de lettres, sans parler des facultés scientifiques, se signalaient souvent par une passivité remarquable. Ainsi les problèmes de l'université, et même de la société globale, se trouvaient soulevés dans un département aux effectifs peu nombreux et de création très récents, tandis que non moins paradoxalement l'initiative de la réforme Fouchet provenait des scientifiques, beaucoup moins remuants. Cela s’est observé aux Etats-Unis, en France, en Allemagne, mais aussi en Pologne et en Tchécoslovaquie. Pourquoi dans tous ces pays le malaise s’exprime t’il de préférence dans les sections de sciences sociales? Pourquoi s'agitent-elles ainsi tandis que les autres sections ne font au mieux que de suivre? Pourquoi cette incertitude théorique et pourquoi un tel problème quant aux débouchés? Petite histoire de la sociologie ... Nous considérons ici que des tendances dominante qu'une étude plus détaillée devra compléter: TOUS LES BOYCOTTAGES DE COURS A CE SUJET SERONT LES BIENVENUS. Il faut reprendre le problème sous un angle historique. A cet égard, la date capitale est 1930 avec 1 'expérience de Mayo à Hawthorne aux U.S.A. En montrant l'importance des phénomènes affectifs dans les groupes restreints et en suggérant de réguler les relations humaines pour améliorer la productivité des travailleurs, Mayo faisait bien plus que d'ouvrir un terrain neuf à la sociologie. Il fermait l'époque de la philosophie sociale et des systèmes spéculatifs sur la société globale en ouvrant l'ère glorieuse de l'empirisme et de la collecte « scientifique » des données. De même en louant ses services à la direction d’une entreprise, il initiait le temps de la collaboration à grande échelle des sociologues avec tous les pouvoirs du monde bourgeois, en mal de rationaliser un système capitaliste fortement ébranlé par la crise de 1929. LE PASSAGE D'UNE SOCIOLOGUE ACADÉMIQUE, VASSALE DE LA PHILOSOPHIE, A UNE SOCIOLOGIE INDEPENDANTE, A PRETENTION SCIENTIFIQUES, CORRESPOND AU PASSAGE DU CAPITALISME CONCURRENTIEL AU CAPITALISME ORGANISE. Désormais, l'essor de la sociologie sera toujours plus lié à la demande sociale d'une pratique rationaliste au service des fins bourgeoises: argent, profit, maintien de l’ordre. Les preuves abondent: la sociologie industrielle recherche avant tout l'adaptation du travailleur à son travail : la perspective inverse est très limitée puisque le sociologue salarié de la direction doit respecter le but du système économique : produire le plus possible pour faire le plus d’argent possible. La sociologie politique préconise de vastes enquêtes, le plus souvent mystificatrices, qui présupposent que le choix électoral est aujourd'hui le lieu de la politique, sans jamais se demander si elle ne se situerait pas ailleurs que sur ce terrain. Stouffer étudie les meilleures conditions de «moral» du soldat américain sans poser les problèmes structurels du rôle de l'armée dans la société où il vit. On retrouve les sociologues dans la publicité, les mille formes de conditionnement du consommateur, dans l'étude expérimentale des média, là aussi sans chercher à critiquer la fonction sociale de ces médias, etc. D’autre part, quelle est la conception des sociologues U.S. sur le problème central des classes sociales? Le concept de classe et celui de discontinuité (lutte de classe) sont éliminés et remplacés par les notions de classe et de strates dotées de statut, de pouvoir et de prestige. Il y aurait une échelle continue où à chaque échelon correspondrait une quantité définie de pouvoir et de prestige suivant des degrés croissants à mesure qu'on s’approche du sommet. Bien entendu, chaque individu aurait au départ les mêmes chances de grimper la pyramide puisque nous sommes (comme partout) en démocratie. A côté des réfutations théoriques de Mills et de L. Riesmann, les réfutations pratiques du sous-prolétariat américain (minorités ethniques) et celles de certains groupes ouvriers contre leurs appareils syndicaux ont balayé le rêve d'une intégration achevée. Tout récemment, les émeutes des Noirs américains ont créé une telle frayeur que des crédits supplémentaires ont été votés aux sociologues pour qu'ils étudient les mouvements des foules et fournissent des recettes à 1a répression (cité dans le Monde). Enfin, amère ironie, quand le ministère de la Défense lançait un projet antisubversif en Amérique latine (le fameux projet Camelot) en cherchant à le cacher, il n'imaginait rien de mieux que de le déguiser comme projet d'étude « sociologique» ... Et en France? La rationalisation du capitalisme débuta certes après la guerre (création du plan), mais ne devint effective qu'avec le gaullisme et ses structures autoritaires. Or ce n'est pas un hasard si la licence de sociologie est instituée en 1958. L'inégale développement du capitalisme français par rapport au capitalisme U.S. se retrouve sur le plan, des idées: toute notre sociologie actuelle est importée d'outre-Atlantique, avec quelques années de retard, chacun sait que les sociologues les plus cotés sont ceux qui suivent les publications américaines le plus attentivement. La « Théorie » sociologique On a vu son lien étroit avec la demande sociale. La pratique d'organisation du capitalisme suscite une foule de contradictions et, pour chaque cas particulier, un sociologue est mis à la tâche. L'un étudiera la délinquance juvénile, l'autre le racisme, le troisième les « slums ». Chacun cherchera une explication à son problème partiel et élaborera une doctrine proposant des solutions au conflit limité qu'il étudie. Tout en faisant l'office de chien de garde, notre sociologue contribuera du même coup à la « mosaïque » des « théories » sociologiques. La confusion des sciences sociales qui a sa source ici se manifeste dans l'interdisciplarité si à la mode aujourd’hui (cf. Althusser). L'incertitude de chaque spécialiste, en se confrontant aux incertitudes d'autres spécialistes, ne peut donner que de grandes platitudes. Derrière cette confusion il y a une absence, jamais soulignée, de statut théorique pour la sociologie et les sciences humaines. Leur seul point commun est finalement qu'elles constituent «en majorité des techniques méthodiques d'adaptation et de réadaptation sociale», sans compter la réintégration de toutes les contestations: la majorité de tous nos sociologues sont «marxistes». Mentionnons à l'appui de cette thèse le caractère conservateur des concepts utilisés actuellement: hiérarchie, rituel, intégration, fonction sociale, contrôle social, équilibre, etc. Les «théoriciens» doivent expliquer des conflits : localisés sans référence à la totalité sociale qui les avait provoqués. Cette démarche prétendue objective implique des perspectives partielles et partiales où les phénomènes ne sont pas reliés entre eux (or le racisme, le chômage, la délinquance, les slums constituent une unité) et où la rationalité du système économique est une donnée. Le mot profit étant devenu choquant, on parle de croissance, l’adaptation à un changement hypostasié. Mais où va ce changement, de quoi procède-t-il, qui l'organise, à qui profite-t-il? Ces questions sont-elles trop spéculatives pour intéresser la science? Ces considérations nous amènent à conclure simplement que le malaise des étudiants en sociologie ne peut se comprendre qu'en interrogeant la sociologie sur sa fonction sociale. Il est apparu que, dans les conflits actuels, les sociologues ont choisi leur camp, celui des directions d'entreprise et de l'Etat qui les assiste. Que signifie dans ces conditions la défense de la sociologie préconisée par certains? Le cas de Nanterre L'analyse générale qui précède éclaire le cas particulier de Nanterre. Là aussi: Crise en sociologie, inquiétude sur les débouchés, confusion dans l'enseignement dispensé et importation des doctrines made in U.S.A. Ceux qui restent hors du courant positiviste-empiriste sont amenés, à se replier dans une critique verbale, qui a le mérite d'éviter une totale «uni-dimensionnalisation», mais qui entérine l'isolement et l'inefficacité. Chez les « espoirs» de la sociologie française le jargon parsonien et le culte des statistiques (enfin un terrain scientifique !) sont la clé de tous les problèmes. L'étude de la société a réussi ce tour de force de dépolitiser tout l'enseignement... c'est-à-dire de légaliser la politique existante. Et tout cela joint à une collaboration fructueuse avec les ministères et technocrates cherchant à forme, leurs cadres, etc. Nos professeurs passent volontiers, pour des «gauchistes» comparés aux nostalgiques des temps anciens qui fleurissent dans les autres départements. C'est que ceux-ci quittent avec regret le mandarinat de l'université mis en place par le capitalisme libéral, tandis que les sociologues ont vu où va le « changement »: organisation, rationalisation, production de marchandises humaines sur mesure pour les besoins économiques du capitalisme organisé. Il est nécessaire ici de réfuter des conceptions défendues par M. Crozier (Esprit, janv. 67) et A. Touraine (articles du Monde) sur les débats qui nous occupent. Pour Crozier le malaise américain ne réside pas, comme quelques naïfs le croyaient, dans la violence des Noirs poussés à bout par leurs conditions de vie, ou dans l'horreur de la guerre impérialiste du Viêt nam (cet « accident», cette « folie », comme l'écrit Crozier qu'on croyait plus attaché à l'explication scientifique qu'aux mots magiques). Il ne réside pas non plus dans l'effondrement de toutes les valeurs cédant la place à la valeur d'échange, à l’argent. Non, cela existe mais c'est une apparence. La violence a toujours existé aux U.S.A. Ce qui est neuf, nous dit Crozier, c'est l'envahissement du rationalisme. C’est le changement des mentalités nécessaire pour se familiariser avec le «monde du raisonnement abstrait ». L’histoire actuelle n'est pas une lutte réelle entre groupes sociaux combattant pour des intérêts matériels et des propriétés socio-économiques différentes. Elle est le lieu où deux entités fantasmagoriques s'affrontent: le rationalisme au service de la croissance contre l'anarchie irresponsable de ceux que le changement effraie. Cette vision « sociologique» ne vaut la peine d'une réfutation que par l'éventuelle portée idéologique qu'elle pourrait revêtir, puisque aussi bien Crozier conseille aux Noirs non pas les revendications de pouvoir mais « une mutation intellectuelle» (sic!) et que tout cela aboutit à la Grande Célébration du Mode de Vie Américain, lequel produit aujourd'hui de nouvelles individualités novatrices et dynamiques. Dans ses récents articles, Touraine a présenté la conception suivante: il y a un système universitaire dont la fonction est de produire le savoir au service de la croissance (encore !) et ce système contient une contradiction féconde pour son changement entre étudiants et professeurs. L'université est analogue par ses conflits et par sa fonction sociale essentielle à l'entreprise du XIXe siècle. Cette opposition XIXe·XXe est fallacieuse. Il n'est pas vrai « que la connaissance et le progrès technique sont les moteurs de la société nouvelle». Connaissance et progrès technique y sont subordonnés aux luttes entre les firmes pour le profit (ou ce qui revient au même pour l'hégémonie) et à l'affrontement militaire et économique entre pays de l'Est et l'Ouest. Les savants ne sont pas les innocent entrepreneurs que l'on veut nous présenter, ni la science cette glorieuse activité autonome qui ne viserait que son développement propre. L’unité de référence: l'université, n'est pas viable. Les contradictions ont lieu au niveau de la société globale et l’université y prend part presque en bloc. La majorité des professeurs et des étudiants sont liés à la conservation de l’ordre et seule une minorité peut prendre part à la contestation qui se déroule dans les métropoles et dans les pays exploités. La récente motion de groupes d'étudiants ici à Nanterre se solidarisant, sans dégoût devant sa servilité, avec l'administration et la majorité du corps enseignant, en a été la preuve la plus récente. Possibilités et limites de la contestation étudiante Il faut dissiper l'illusion des mots d'ordre stalino-tourainiens sur un mouvement étudiant de masse aux intérêts convergents. Par leur origine sociale comme par leur acceptation de devenir des salariés de différents appareils autoritaires (État, entreprise, firme publicitaire, etc.), la majorité des étudiants sont déjà conservateurs. Seule une minorité d'étudiants et professeurs (surtout assistants) peut choisir, et choisit de fait, une autre orientation. Quelles sont alors les possibilités d'action de cette minorité? En milieu universitaire les perspectives sont limitées il s'agit essentiellement d'éclairer les étudiants sur la fonction sociale de l'université. En particulier en sociologie, il faut démasquer les fausses contestations, éclairer la signification généralement répressive du métier de sociologue, et dissiper à ce sujet les illusions. L'hypocrisie de l'objectivité (voir Bourricaud, la conscience culturelle du ministère de l'E.N.), de l'apolitisme, de l'étude innocente est beaucoup plus criante dans les sciences humaines qu'ailleurs et doit être exploitée. Une minorité intellectuelle demeure totalement inefficace si elle subit ou même se complaît dans le ghetto qu’on lui a ménagé. En attendant d'autres actions, nous porterons ce débat à la conférence de «défense» des sociologues qui doit avoir lieu avant Pâques. A suivre... Dany Cohn-Bendit Jean -Pierre Duteuil Bertand Gérard Bernard Granautier