UN MOMENT DE L'HISTOIRE DE LA
PHILOSOPHIE :
LES SOPHISTES SELON HEGEL
Robert SASSO
« Pourquoi a-t-on tué les Sophistes ? » S'il fallait faire
bref,
voilà une question “provocante qui pourrait inciter à
réagir, de manière tout aussi provocatrice, par une double
riposte: «Pourquoi pas?» et «Parce que ! ».
Maintenant, si l'explication et la justification d'une telle
réaction verbale étaient réclamées, les considérations
suivantes s'efforceraient d'en tenir lieu.
Retournant une autre interrogation en guise de réponse à
la question initiale (question apparemment naïve, mais
impossible à formuler sans le double présupposé d'un
“crime manifeste et bien connu, mais pas encore élucidé),
la première forme de la riposte a le sens suivant : pourquoi
les Sophistes n'auraient-ils pas été “tués dans l'histoire de
la philosophie quand tant d'autres penseurs l'ont été et
continuent de l'être ? Pour certains d'entre eux d'ailleurs,
de Socrate à Bruno, il y a eu effectivement mise à mort
physique, alors qu'elle ne peut être envisagée qu'à titre
symbolique dans le cas des Sophistes : aucun d'eux n'a
jamais payé de sa vie la forme ou la teneur de ses propos. Il
est vrai, deux des trois chefs d'accusation qui ont entraîné
la condamnation de Socrate seraient également applicables à
tout sophiste : corrompre la jeunesse, puisqu'ils incitaient
les jeunes gens à quitter leur famille pour suivre leur
enseignement ; ne pas croire aux dieux de la cité,
puisqu'ils prônaient une critique généralisée de toutes les
croyances et de toutes les valeurs. Mais on voit mal
comment on pourrait les accuser, à l'instar de Socrate, de
vouloir en outre introduire dans la cité de nouvelles
divinités ; entendons, des instances inédites de
détermination du bien, du vrai, du juste : leur scepticisme
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Robert Sasso
radical les préserve de ce troisième
motif,
sans doute le
plus “mortel”, du procès idéologique intenté contre
l'athénien chez qui la vérité s'était donnée à entendre
comme voix du dieu intérieur.
D'autre part, répondre « Parce que !» à la question de
savoir pourquoi on aurait « tué les Sophistes » signifie
deux choses : parce qu'il l'a fallu pour qu'il y ait une
avancée de la pensée ; parce qu'il devait y avoir une telle
avancée, immédiatement au-delà des limites de pensée
auxquelles ils étaient parvenus et qui appelaient
inéluctablement leur propre dépassement. C'est pourquoi,
en effet, « on » a « tué » les Sophistes ; on, et non pas
un individu en particulier, en fonction seulement de
mobiles subjectifs. Socrate ainsi, qui accomplit
effectivement le sophisticide (pour dire les choses en un
mot) que Platon célébrera et entérinera, est moins celui “par
qui le crime philosophique est subjectivement perpétré,
que l'agent, humainement contingent, d'un processus
immanent à l'ordre philosophique du penser ; processus
consistant à dépasser toute position “arrêtée de la pensée.
Étroitement interdépendantes, les deux “réponses qui
viennent d'être proposées ne sont au fond que les deux
volets d'une même réponse globale : les Sophistes ont été
“tués parce qu'il existe une histoire de la philosophie,
c'est-à-dire une histoire de la pensée conceptuelle dans ses
diverses tentatives pour définir ce qu'il importe avant tout
de penser et, dans tous les sens de l'expression, pour
savoir à quoi s'en tenir. Entendue simplement comme une
succession dans le temps de prises de position différentes,
une telle histoire est difficilement contestable. Mais on sait
que Hegel a par ailleurs soutenu la thèse du caractère
« logique » de cette succession, de telle sorte que si
l'apparition et le règne d'une doctrine étaient à un moment
nécessaires, à terme, son déclin et sa mort théoriques ne
l'étaient pas moins. S'il en est vraiment ainsi, on ne voit
pas pourquoi les Sophistes auraient pu faire exception à la
règle commune et, en raison d'on ne sait quel privilège,
échapper, dans le temps, à une fin programmée.
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Un moment de l'histoire de la philosophie : les sophistes selon Hegel
Précisément, en rappelant pourquoi il y a, selon Hegel,
une progression irrépressible de la pensée, et en examinant
la place qu'il dévolue aux Sophistes dans ses leçons sur
l'histoire de la philosophie, il devient possible de
comprendre qu'ils étaient inéluctablement condamnés à
“disparaître”.
Position et négation de la pensée.
Selon Hegel, il y a une histoire de la philosophie,
pourrait-on dire, aussi longtemps que toutes les possibilités
de penser le « vrai » n'ont pas été effectuées et, en
quelque sorte, épuisées. Mais cette exhaustion n'est pas
livrée au hasard. Il
s'agit
d'un processus provoqué par la
contradiction inévitable qu'implique toute détermination
particulière de l'« absolu », l'objet véritable de la
philosophie1. Sitôt, en effet, que le Vrai, l'Essence, le
Concret, sont dits être ceci ou cela, il est évident qu'ils ne
sont que ceci ou cela. L'absolu ainsi affecté de
« négation », se révèle contradictoirement limité,
rapportable à ce qu'il « n'est pas », et, sauf à laisser la
pensée camper sur un limes à jamais infranchissable, seule
une suppression de cette négation, autrement dit une
« négation de la négation », pourra restituer à l'absolu son
absoluité. De fait, l'histoire de la philosophie fournirait une
abondante illustration du refus général des penseurs
originaux de s'en tenir aux déterminations du Vrai, de
l'Essence, du Concret établies avant eux, et de la critique
par laquelle ils essaient de les « annuler » au bénéfice de
déterminations estimées plus vraies, plus essentielles, plus
1. Afin de suivre Hegel, il faut comprendre que ce “terme est en droit,
selon lui, l'objet véritable de toute philosophie, dans la mesure où
chacune énonce à sa manière ce qui est et n'est pas, ce qui fait sens et non
sens,
ce qui vaut et ne vaut pas, quoi que ce soit. Même s'il est affirmé que
rien n'est, ou qu'il n'existe aucun principe suprême, ou bien que seule la
particularité est réelle, ou encore que l'individu est l'ultime valeur, et
autres énonciations semblables, dans tous les cas, et fût-ce à l'encontre
des intentions ou des proclamations de leurs auteurs, les formulations
philosophiques visent et disent toujours le Vrai, l'Essence, l'Universel ;
en un mot, devenu courant, à l'époque de Hegel, dans la philosophie
allemande : l'absolu.
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Robert Sasso
concrètes. Mais là où l'on ne voit souvent que désaccords
subjectifs et juxtaposition contingente de points de vue
divers, Hegel soutient qu'il y a un enchaînement réglé et
progressif des déterminations philosophiques de l'absolu,
selon une logique « dialectique » : celle, précisément, de
toute « négation ». Cette dernière, en effet, revient
toujours à nier quelque chose de déterminé (en l'occurrence
une détermination de pensée), fût-ce une négation
antérieure puisque celle-ci est toujours elle-même déjà
négation déterminée de quelque chose de déterminé (en
l'occurrence, une autre détermination de pensée). Pour
simple qu'il soit, l'argument est d'importance et ne paraît
pas réfutable : toute négation étant négation de quelque
chose, ce qui en résulte ne saurait ni être absolument rien ni
avoir une « déterminité » ex nihilo, totalement
indépendante de celle du nié.
Dans l'histoire de la philosophie, les « réfutations »
successives des doctrines les unes par les autres reviennent
ainsi à un mouvement général de pensée qui dépasse de
manière orientée toute position inévitablement limitée de la
pensée. Comment les Sophistes auraient-ils pu ou dû
échapper à cette caducité programmée ? Pour Hegel, ils ont
dépassé une position de pensée qui leur était antérieure non
seulement du point de vue chronologique, mais aussi du
point de vue logique, donc « historiquement » ; mais,
pour la même raison, ils ne pouvaient pas ne pas être
dépassés à leur tour en devenant, à partir de leur propre
limite, l'objet d'une « négation », ou, si l'on veut, en
étant symboliquement « tués » dans la pratique théorique.
Il était nécessaire, à un moment de l'histoire de la
philosophie, que les Sophistes apparussent ; à terme, et
par la même nécessité, ils devaient ensuite se voir éliminés.
Nécessité de l'apparition des Sophistes.
Pour comprendre quelle est la « place » précise des
Sophistes dans une telle histoire de la philosophie, il
convient de présenter brièvement les principales étapes que
celle-ci avait pu franchir avant eux. Au départ, d'abord,
Hegel voit les choses ainsi : dans le projet de déterminer
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Un moment de l'histoire de la philosophie : les sophistes selon Hegel
par un acte de pensée le principe universel de toute réalité,
c'est-à-dire d'expliciter ce à partir de quoi toutes choses
deviennent complètement intelligibles, les premiers
philosophes ont bien tenté de rendre compte du réel qui se
donne à penser, mais en « oubliant » de penser la pensée
elle-même. A partir de, toute l'histoire de la philosophie
n'est plus que le très long et difficile « progrès » de la
pensée pour parvenir à se connaître et à se savoir non
seulement « dans » la réalité, dans l'Être, mais comme
l'Universel qui se fait et se sait par soi-même et pour soi-
même, selon un processus d'auto-réalisation et d'auto-
connaissance impliquant le moment « logique » de sa
particularisation.s lors, toutes les doctrines connues
s'ordonnent sous cette perspective. Voyons-en
schématiquement les premiers enchaînements, sans
reprendre toutes les élucidations « logiques » que Hegel
peut en donner.
Il y a d'abord les « physiologues » d'Ionie qui pensent
l'Universel « sous la forme d'une détermination
naturelle » (I, 40)2
:
Eau chez Thales, Infini de la matière
chez Anaximandre, Air chez Anaximène. La dialectique de
cette succession est transparente : la contradiction qui
existe dans l'Eau, entre l'idée d'une essence universelle et
la singularité de sa représentation, se voit immédiatement
résolue par la négation de toute singularité de la matière en
général : celle-ci n'est que l'in-déterminé, au-delà même de
toute grandeur ; proprement
:
l'illimité (άπειρον). Mais
cette indétermination, qui ne laisse plus rien de réel à
penser, doit être à son tour immédiatement niée, de telle
sorte que l'essence de toutes choses soit à la fois
« l'absolu sous une forme réelle » (I, 59), comme l'Eau,
et, sauf à régresser, une réalité infinie : l'Air. A ce stade,
un premier cycle se clôt et révèle aussitôt sa contradiction
globale : l'absolu y est seulement appréhendé comme
2. Cette forme abrégée de référence, constamment utilisée par la suite,
correspond à la mention du volume et de la page des
Leçons
sur l'histoire
de
la
philosophie de Hegel, dans la traduction de Pierre Garniron (Paris,
Vrin, 7 volumes, 1re édition, 1971-1988).
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