Laval théologique et philosophique
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Laval théologique et philosophique
La vision philosophique d'Héraclite
Marcel De Corte
Volume 16, numéro 2, 1960
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Éditeur(s)
Faculté de philosophie, Université Laval et Faculté de théologie
et de sciences religieuses, Université Laval
ISSN 0023-9054 (imprimé)
1703-8804 (numérique)
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Citer cet article
Marcel De Corte "La vision philosophique d'Héraclite." Laval
théologique et philosophique 162 (1960): 189–236.
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Université Laval, 1960
La vision philosophique d’Héraclite
Que penser dHéraclite ? « Cest, pour Schuster, un sensualiste
et un empiriste ; pour Lassalle, un rationaliste et un idéaliste. Le
fondement de sa doctrine, Teichmüller le trouve dans sa physique,
Zeller dans sa métaphysique, Pfleiderer dans sa religion. Pour Teich-
müller et Tannery, sa théologie est venue dÉgypte ; pour Gladish,
de Zoroastre ; pour Lassalle de lInde ; pour Pfleiderer, des mythes
grecs. Pour le même Pfleiderer, la doctrine héraclienne du flux
dérive des théories rales ; pour Teichmüller, les théories nérales
dérivent de lobservation du flux. Pfleiderer fait d Héraclite un
optimiste, Mayer en fait un pessimiste ; il est, pour Schuster, bylo-
zoïste ; pour Zeller, panthéiste ; pour Pfleiderer, panzoïste, pour La-
salle, panlogiste ! » Depuis que M Kr Ds effectuait ce sarcastique
recensement, la liste sest allone : pour Macchioro, Héraclite est
un prophète, un initié, un bacchant ; pour Gigon, il est un Aufkrer ;
pour Kirk, une sorte de Victorien éga dans la Gce archaïque . . .
Jen passe une foule dautres.
On éprouve quelque pugnance à mêler sa voix à ce concert
discordant. Il est de mode den rejeter la cause sur lobscurité dHéra
clite lui-même. C est là un des nombreux spectres dont lhistoire de
la philosophie est encombrée et sur lequel les exorcismes les plus
vigoureux nont aucune prise. Nous nous inscrivons en faux contre
cette tradition morte. La pene de lÉphésien est limpide ; les
documents dont nous disposons, abondants et incontestables. Parmi
les Psocratiques, il nest sans doute pas de philosophe dont les inten
tions soient plus manifestes : il suffit de lire lœuvre avec les mêmes
yeux innus quHéraclite se flattait davoir et de retrouver la vision
originale du monde dont il senorgueillit à maintes reprises. Que
cette conception fut en effet beaucoup plus intuitive que discursive,
cest ce quétablissent sans conteste les textes dont nous disposons.
À lencontre de Parménide qui presse sa conception au point d en faire
jaillir une intrépide série de raisonnements sysmatiques, Héraclite
est un « voyant » pur : aucune argumentation naffleure dans son
œuvre. Ce nest pas que lÉphésien dédaigne la synthèse. Loin de
! Mais sa pene, pour être fortement synthétique, ne donne
jamais dans le sysme.
Cette distinction entre syntse et sysme est d une extme
importance pour linterprétation de la philosophie héraclienne. On
pourrait exprimer leur difrence en disant que la synthèse ramène au
tronc et à la racine, tandis que le système ramifie. Leur déroulement
fait appel à des logiques différentes. La synthèse est régressive et re
cherche le principe, le centre de perspective, le point de vue panora
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mique ; le sysme est progressif et dégage dun principe ses consé
quences en les suivant une à une et en les articulant. Parce quelle
est contemplative et quelle saisit dun seul coup dœil un ensemble,
la synthèse dit et redit la même chose, sans jamais sen lasser, y dé
couvrant perpétuellement de nouvelles richesses. Le système, au
contraire, se déploie en éventail et sannexe les domaines nouveaux
il s’engage. La synthèse est centripète et le système centrifuge. Le
premier approfondit le centre, le second parcourt les rayons et dilate
la circonrence. La pensée synthétique est immobile, la pensée
systématique se meut.
Si théorique que soit à première vue cette distinction, elle sappli
que aux philosophes de tous les temps. Elle correspond en gros à
lesprit de finesse et à lesprit de géométrie de Pascal. Un philosophe
comme Héraclite est quasiment lesprit de finesse à létat pur, sans
mélange d esprit de géométrie.
Aussi, ne s’étonnera-t-on pas de voir en Héraclite, pourtant
consiré comme le philosophe par excellence du flux universel, un
penseur immobile. Enraciné en son centre, cest de quil contemple
l’univers mobile et bario qui lentoure, saisissant les rythmes ép
res des êtres et des choses en proie au changement, les ramenant à
un rythme étemel et unique dont il fixe symboliquement le sens, tant
la substance lui en paraît inépuisable. Aucun philosophe na sans
doute plus pensé par images quHéraclite : on les ramasse par brassées
dans les cent vingt-six fragments qui nous sont parvenus de lui. Rien
ne lui est plus étranger que la conceptualisation et le discours. Il nest
même pas exclu que ces fragments que nous croyons être les débris
dune œuvre continue ne soient que des apophtegmes, des points de
vue, des images dont lapparente diversi ne fait que refléter une
image centrale, comme tous les tableaux d un peintre de génie se
duisent pour un regard attentif à un seul tableau invisible que le
peintre na jamais peint, quil a toujours vu, qui est sans doute sa
marque propre, lunique objet de sa vision. Il est donc vain de fixer
la pensée dHéraclite en un « isme )> quelconque. Héraclite nabstrait
pas : il voit et il sait que ce quil voit il le voit seul, et que les autres
ne le peuvent voir, sils ne sinstallent avec lui en son centre.
L homme même en témoigne. Les Anciens ont é vivement
frappés par son caractère. Alors que les biographies des philosophes
que nous possédons se bornent le plus souvent à un récit, celles dHéra
clite vont plus loin : elles sont fores de pénétrer dans la psychologie
personnelle de leur ros.
Le fait est si rare quil mérite d ’être soulig. Les Grecs ne
parent jamais lindividuel du général. La personne ce vocable
dont les modernes font une si grande consommation oratoire na
pour eux de sens que reliée à la famille, à la Cité, et pour les meilleurs
à l’univers. Ils nont pas même de mot pour lexprimer. Cela ne
signifie en aucune manière quils lignorent. Cela signifie simplement
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que leur expérience de lexistence personnelle nest pas la nôtre et
quelle est même plus riche que la nôtre puisquelle est ouverte sur
lensemble de la réalité. Cette richesse même leur interdit de la
nommer dun seul nom : tout ce qui est constitutivement en relation
en exige au moins deux. La subtile métaphysique platonicienne du
Même et de lAutre est la fleur de cette conception vécue dont le reten
tissement social est indubitable. A cet égard, on ne dira jamais
jusquà quel point lêtre humain individuel est pour les Grecs un
animal politique. Le sociologique est pour eux ontologique : cest
l’être de lhomme qui explique la socié, alors que la proposition
inverse est pour les modernes à peu ps incontestable.
Or Héraclite fut préciment impliqué dans un drame qui mit à
nu cette racine de son être. Né à Éphèse vers 530, il appartient à une
lignée royale qui descend directement de Codrus, le fondateur de la
ville. Il est bien probable quil remplit en sa cité natale des fonctions
politiques. En tout cas, il se heurta, dans son sir de réformer la
constitution dÉphèse quil jugeait néfaste, à une coalition de démo
crates. Diogène-Laërce rapporte que son ami Hermodore fut banni
à cette occasion. « Les Éphésiens feraient bien de se pendre tous
ensemble et d abandonner leur ville aux marmots, eux qui ont exilé
Hermodore, lhomme le plus pcieux d entre eux, en disant : que nul
dentre nous soit le plus précieux, ou sinon quil le soit ailleurs et avec
dautres s.1 Après avoir ainsi tancé ses concitoyens, Héraclite monta
au temple d Armis et se mit à jouer aux osselets avec les enfants :
« Mieux vaut samuser à ce jeu en leur compagnie que de gouverner
la Cité avec vous » , leur dit-il.2 Puis, il se retira dans la montagne
où il vécut en solitaire et en aste. Et le biographe de mettre aussitôt
en relief son caractère méprisant et hautain : « Un seul en vaut dix
mille pour moi sil est le meilleur )),3 dit un fragment.
Que reste-t-il à un homme de cette trempe, qui a perdu sa cité,
sinon lui-même et lunivers? C est là quHéraclite va sormais
puiser ses raisons de vivre et de penser. Peuttre tenait-il cette dispo
sition méditative de naissance même. On na pas assez remarqué
quHéraclite est le seul philosophe grec à lenfance duquel les bio
graphes anciens fassent allusion : « lorsquil était encore tout jeune,
il prétendait ne rien savoir ; parvenu à la maturi, il estimait savoir
tout )>.4 En plusieurs endroits de ses biographies et de son oeuvre,
lenfant tient une place importante et son comportement est même
psenté comme exemple de la véritable comphension du monde :
« Les hommes se trompent sur la connaissance du monde visible, un
1. Fr. 121.
2. Diog.-L., IX, 3 ; Fr. d. Vors., A, 1, p.140, 1.8.
3. Fr. 87.
4. Diog .-L., IX , 5 ; Fr. d. Vors, A, 1, p. 140, 1.22. Abel Jeannière est le premier à
lavoir souligné (La Pensée d’Héraclite d’Éphèse, Paris, Aubier, 1959, p.67).
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peu comme Homère qui fut pourtant plus sage que tous les grecs
ensemble. Des enfants, occupés à tuer des poux, le trompèrent en lui
disant : ce que nous voyons et prenons, nous le laissons, ce que nous
ne voyons ni ne prenons, nous lemportons )).L La comparaison est
peuttre triviale à notre goût « bourgeois )>. Il suffit au grec quelle
soit juste et quelle porte. Son sens est clair : lenfant se frotte au
monde visible qui lentoure ; ce quil en voit et en comprend na
guère plus dimportance que le pou quil fait craquer sous ses ongles ;
il le laisse : lessentiel est ce quil ne voit ni ne saisit, qui se fond
mysrieusement dans tout son être et quil emporte avec lui dans
toutes ses démarches. À deux millénaires et demi de distance,
Rimbaud orchestrera la même image dans un poème célèbre où court
en filigrane le thème de la participation de lenfant aux secrets de
l’univers.
On ne comprendra rien de lœuvre dHéraclite sans recourir à
lexégèse psychologique, à lâme denfant quil a toujours gardée, à
cette ignorance puérile qui est sienne et qui dissimule une autre
connaissance, à son non-savoir qui vise au plus haut savoir. Là
encore, le génie anecdotique du Grec qui nous conte cette mince histoire
recueillie par Diogène-Laërce et que tous les historiens graves et
gourmés ont systématiquement dédaignée,2 va jusquau fond : cest
Yattitude essentielle dHéraclite en face du monde quil exprime symbo
liquement. Lenfant est l’être seul devant le monde quil pénètre et
qui le pétre. Sa devise pourrait être : « L Univers et moi », Totum
et Ego :
Pour lenfant amoureux de cartes et destampes,
L’univers est égal à son vaste appétit. . .
Lenfant connaît le monde par connaturalité. Il le juge, non par
le concept quil sen forme, mais par la tendance qui le porte vers lui.
Il sidentifie au monde et cette identification est son moyen objectif
de connaissance : sic transit in conditionem objecti, de telle sorte que
ce nest pas seulement sa tendance à sidentifier au monde quil
expérimente, mais le monde lui-même quil expérimente par sa ten
dance. Il ne sagit pas là d un jeu pur et simple, dune activité
ludique, mais d’un jeu rieux, fondé sur sa relation ontologique d être
limité à lÊtre illimi. Le jeu de lenfant se superpose à un rapport
profond et constitutif dont il est en quelque sorte la fleur, mais la
fleur vivante, la fleur qui jaillit de la sève et du sol où les racines
transmuent en nourriture organique leur contact avec le monde
exrieur. Rien nest moyen, rien nest utilitaire pour lenfant. Tout
ce qu’il sent, imagine et pense, tout ce quil fait, tout son être même
est absorbé par son appétit de communion avec lÊtre. Il s’établit
1. Fr. 56.
2. Comme le probe et minutieux Zeller par exemple.
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