LA VISIO N PH ILOSOPH IQU E d’hÉ R AC L IT E 191
que leur expérience de l’existence personnelle n’est pas la nôtre et
qu’elle est même plus riche que la nôtre puisqu’elle est ouverte sur
l’ensemble de la réalité. Cette richesse même leur interdit de la
nommer d’un seul nom : tout ce qui est constitutivement en relation
en exige au moins deux. La subtile métaphysique platonicienne du
Même et de l’Autre est la fleur de cette conception vécue dont le reten
tissement social est indubitable. A cet égard, on ne dira jamais
jusqu’à quel point l’être humain individuel est pour les Grecs un
animal politique. Le sociologique est pour eux ontologique : c’est
l’être de l’homme qui explique la société, alors que la proposition
inverse est pour les modernes à peu près incontestable.
Or Héraclite fut précisément impliqué dans un drame qui mit à
nu cette racine de son être. Né à Éphèse vers 530, il appartient à une
lignée royale qui descend directement de Codrus, le fondateur de la
ville. Il est bien probable qu’il remplit en sa cité natale des fonctions
politiques. En tout cas, il se heurta, dans son désir de réformer la
constitution d’Éphèse qu’il jugeait néfaste, à une coalition de démo
crates. Diogène-Laërce rapporte que son ami Hermodore fut banni
à cette occasion. « Les Éphésiens feraient bien de se pendre tous
ensemble et d ’abandonner leur ville aux marmots, eux qui ont exilé
Hermodore, l’homme le plus précieux d ’entre eux, en disant : que nul
d’entre nous soit le plus précieux, ou sinon qu’il le soit ailleurs et avec
d’autres s.1 Après avoir ainsi tancé ses concitoyens, Héraclite monta
au temple d ’Artémis et se mit à jouer aux osselets avec les enfants :
« Mieux vaut s’amuser à ce jeu en leur compagnie que de gouverner
la Cité avec vous » , leur dit-il.2 Puis, il se retira dans la montagne
où il vécut en solitaire et en ascète. Et le biographe de mettre aussitôt
en relief son caractère méprisant et hautain : « Un seul en vaut dix
mille pour moi s’il est le meilleur )),3 dit un fragment.
Que reste-t-il à un homme de cette trempe, qui a perdu sa cité,
sinon lui-même et l’univers? C ’est là qu’Héraclite va désormais
puiser ses raisons de vivre et de penser. Peut-être tenait-il cette dispo
sition méditative de naissance même. On n’a pas assez remarqué
qu’Héraclite est le seul philosophe grec à l’enfance duquel les bio
graphes anciens fassent allusion : « lorsqu’il était encore tout jeune,
il prétendait ne rien savoir ; parvenu à la maturité, il estimait savoir
tout )>.4 En plusieurs endroits de ses biographies et de son oeuvre,
l’enfant tient une place importante et son comportement est même
présenté comme exemple de la véritable compréhension du monde :
« Les hommes se trompent sur la connaissance du monde visible, un
1. Fr. 121.
2. Diog.-L., IX, 3 ; Fr. d. Vors., A, 1, p.140, 1.8.
3. Fr. 87.
4. Diog .-L., IX , 5 ; Fr. d. Vors, A, 1, p. 140, 1.22. Abel Jeannière est le premier à
l’avoir souligné (La Pensée d’Héraclite d’Éphèse, Paris, Aubier, 1959, p.67).