Le logos d`Héraclite

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Le logos d’Héraclite :
un essai de traduction*
Le grand débat, qui, de nos jours, oppose les
partisans de la rationalité et ses adversaires, peut être
considéré, comme une polémique organisée autour de
la notion de raison (λόγος). Faut-il oui ou non
s’attaquer au « logocentrisme de l’Occident », à ce
monstre de la rationalité qui domine notre vie et qui
est symbolisé par le terme de logos ? Cette question
qui est cruciale pour un moderne ne sera pas envisagée dans la présente étude. Notre propos est plutôt
historique, sémantique et philosophique puisqu’il
projette de penser, avec les Grecs en général et
* Conférence prononcée à l’Université de Grenoble dans
le cadre de mon séminaire de DEA portant sur les théories
philosophiques du logos dans l’Antiquité. Publiée dans la
Revue des Études Grecques, XCIX/470-471, 1986, pp. 142152.
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LE LOGOS D’HÉRACLITE
Héraclite en particulier, l’origine d’un mot si controversé.
C’est bien avec Héraclite d’Éphèse que, pour la
première fois dans l’histoire de la philosophie,
l’Occident se met à réfléchir sur la notion centrale de
logos. Avant de signifier la raison (ratio) le logos des
origines devait revêtir une multiplicité de significations : l’intelligence, la parole, le discours, le
mot, la renommée, le feu, la guerre, l’harmonie, le
rapport, la loi, la sagesse et dieu sont pour l’Éphésien
autant de manières différentes de dire une seule et
1
même chose .
C’est à l’ambiguité et à la polysémie d’un concept
2
qui n’est pas encore tout à fait un concept que les
1. La traduction de logos par raison semble anachronique
chez Héraclite, car une telle notion s’adapte plutôt à la
philosophie représentée par Platon, Aristote et les Stoïciens et
se trouve développée du XVIIe siècle à nos jours.
2. Comprendre l’antinomie revient à localiser Héraclite
dans le temps, à situer son entreprise à cheval entre la mythologie et la philosophie du concept inaugurée par Socrate. Il est
possible de réduire l’apparente contradiction en se ralliant à
l’avis de O. Hamelin qui affirme que le « conceptualisme des
Présocratiques est un conceptualisme qui s’ignore, alors que le
conceptualisme socratique est un conceptualisme conscient de
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LE LOGOS D’HÉRACLITE
philosophes, les historiens de la philosophie et les
commentateurs du XIXe siècle à nos jours se sont
heurtés. Certains se sont vus dans l’impossibilité de
le définir, d’autres ont tenté d’en donner un sens
précis et une traduction adéquate.
Mais comment expliquer la difficulté qu’il y a à
traduire logos d’une manière univoque ? Est-il
possible de dépasser l’équivocité du terme pour
retrouver un sens originel et premier ? L’analyse
structurale des fragments d’Héraclite où le logos est
cité permettra d’avancer une traduction qui ne se veut
3
pas systématique .
Traduction du logos
C’est en interrogeant Héraclite et en répertoriant
tous les fragments où il est directement question du
logos, que l’on arrivera à circonscrire l’objet du
travail, et à dégager la ou les directions à suivre pour
poser ses concepts ». O. Hamelin, Les philosophes présocratiques, Strasbourg, 1978, p. 4.
3. Cf. infra, n. 26.
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LE LOGOS D’HÉRACLITE
une traduction du mot. Sur l’ensemble de l’œuvre
d’Héraclite qui nous reste il existe dix fragments où
4
le logos est cité .
4. F. Heidsieck qui a consacré une étude au logos
héraclitéen (« Observations concernant legein et logos chez
Héraclite », in Philosophie du Langage et Grammaire dans
l’Antiquité, Cahiers de Philosophie Ancienne, 5/Cahiers du
Groupe de Recherches sur la Philosophie et le Langage, 5 et
7, Bruxelles-Grenoble, pp. 47-56) ne retient que neuf
fragments au lieu des dix que je propose. À l’instar de
J. Bollack (Héraclite ou la séparation, Paris, 1972, p. 229) et
M. Conche (Héraclite, Fragments, texte établi, traduit, commenté, Paris, 1986, p. 65), il écarte le fragment 72. J. Bollack
et M. Conche proposent une explication que F. Heidsieck
reprend à son compte : les mots suivant du fragment λόγω τω̃
τὰ ‛ό λα διοικου̃ντι (le logos qui gouverne l’ensemble des
choses) n’appartiendraient pas à Héraclite mais seraient une
glose du citateur stoïcien Marc-Aurèle. En fait, Héraclite
n’aurait pas pu parler, avant la lettre, à la manière stoïcienne.
Ces mots ne doivent donc pas être retenus. D’autres commentateurs, comme par exemple Diels, Reinhardt et Nestle considèrent, en revanche, que cette phrase appartient bel et bien à
Héraclite. C. Ramnoux (Héraclite ou l’homme entre les
choses et les mots, Paris, 1968, p. 213) émet, à ce sujet, une
suggestion qui semble légitime et que je retiendrai. Héraclite
aurait fait un rapprochement entre le logos dont il est question
au fragment 72 et la gnômê dont il est question au fragment 41 : l’un et l’autre gouvernent. Le rapprochement serait
à mettre sous sa responsabilité, mais n’est pas forcément sans
valeur ». J’irai personnellement jusqu’à établir un rapprochement entre les fragments 72, 41 et le fragment 64 où il est dit
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LE LOGOS D’HÉRACLITE
À toutes les fois celui-ci se trouvera directement
5
ou indirectement associé soit au cosmos (fr. 31) ,
soit à l’intelligence (frs. 39, 45, 87, 115), ou aux
deux en même temps, ce qui est le cas des fragments
1, 2, 50, 72, 108. Nous commencerons par l’analyse
des fragments 1, 2, 50, 72 et 108 pour finir par la
série 31, 39, 45, 87, 115.
Les fragments 1, 2, 50, 72 et 108 présentent tous
une même structure constituée par deux niveaux
différents : le λόγος-cosmos et le λόγος-intelligence.
La recherche devra donc être menée à partir de ces
deux lignes directrices.
que le feu gouverne toutes choses (cf. infra, n. 7). Enfin,
S. Mouraviev (Héraclite d’Éphèse, « Les Muses » ou « De la
nature », Moscou-Paris, 1991, p. 3) en traduisant ces mots du
fragment de la façon suivante : « La Parole qui habite tout
l’univers » (c’est moi qui souligne) occuperait, dans cette
brève histoire du commentarisme, une position intermédiaire
puisqu’il attribue ces mots à Héraclite tout en atténuant leur
portée « cybernétique » (de κυβερνάω : gouverner) et par
conséquent leur valeur stoïcienne.
5. Pour des raisons de commodité, nous intégrerons tout
au long de cette partie les fragments d’Héraclite à la logique
de notre texte. La numérotation des fragments est celle de
H. Diels-W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, 12e éd.,
Berlin, 1966.
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LE LOGOS D’HÉRACLITE
Études des dix fragments d’Héraclite
où est cité le logos
A. Un premier niveau : Logos-Cosmos
Le fragment 1 atteste que « toutes (πάντων) les
choses arrivent (γινοµένων) selon le logos ». Il est le
principe du devenir, dans la mesure où il joue un rôle
primordial dans le processus d’arrangement des
choses dans le cosmos. Le fragment 2 propose une
deuxième caractérisation du logos : « le logos est ce
qui est commun à tous ». Cette chose commune
(ξυνός) est supposée également pour le cosmos.
Il est aussi ce qui gouverne l’ensemble des choses
dans le monde (τω̃ τὰ ‛ό λα διοικου̃ντι) (fr. 72) et ce
que l’on rencontre tous les jours. C’est également
l’unité de toutes choses qui est révélée par lui : « En
écoutant, non pas moi, mais le logos, il est sage de
tomber d’accord pour dire : tout est Un » (fr. 50).
Nous retrouvons, ici, le rapport λόγος/πάντα,
λόγος/κόσµος. C’est le logos qui décide non seulement de l’arrangement et de l’ordre des choses dans
le monde, il affirme aussi leur unité car il est la
sagesse, or « la sagesse est séparée de tout » (fr.108).
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LE LOGOS D’HÉRACLITE
Comment se fait-il que ce qui est commun et
universel soit séparé (κεχωρισµένον) de tout
(πάντων) ? Le logos n’appartiendrait plus au monde
et ne participerait plus à son ordonnancement. Cette
difficulté est résolue une fois que l’on a compris le
6
lien du physique et du métaphysique chez Héraclite .
7
En effet, le logos-feu est quelque chose de subtil,
approchant l’incorporel et le spirituel tout en étant
surtout quelque chose de matériel. De même qu’il y a
un plan horizontal des choses, le plan de la rivière, le
feu introduit un plan vertical, ascendant : le chemin
6. On pourrait dire, selon la formule de F. Heidsieck (art.
cit., p. 51), que « L’Un est transcendant, transversal à la
multiplicité ». Il transcende notre expérience tout en lui étant
immanente (cf. Georges J.D. Moyal, « Le rationalisme
inexprimé d’Héraclite », in La naissance de la raison en
Grèce, Actes du Congrès de Nice, Mai 1957, sous la direction
de J.F. Mattéi, Paris, 1990, pp. 190-191).
7. C’est par le renvoi des fragments les uns aux autres
qu’on peut reconstituer, bien que très partiellement, la pensée
de l’Éphésien. En vertu de ce principe du renvoi, je pense
qu’Héraclite a effectivement soutenu la théorie du logos-feu
puisqu’il est possible d’établir un rapprochement entre trois
fragments, et par conséquent, entre trois notions connexes que
sont le logos (fr. 72), la gnômê (fr. 41) et le feu (fr. 64) : tous
les trois gouvernent les choses (διοικου̃ντι, ’ε κυβέρνησε,
ο’ι ακίζει, cf. supra, n. 4).
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LE LOGOS D’HÉRACLITE
vers le haut et vers le bas ne sont-ils pas dits un et le
même (fr. 60) ?
En résumé, nous pouvons dire que le logos joue
un rôle très important pour les panta : il est le
principe du devenir, toujours présent et commun aux
choses tout en étant une sagesse séparée. Que cela
soit dans la phusis ou à proximité d’elle, physiquement ou métaphysiquement, le logos se définit en
faisant partie de l’ordre cosmique en agissant sur lui,
c’est-à-dire en le gouvernant. Logos et cosmos sont
indissociables. Or, pour déterminer le logos et ses
attributs, il faut l’avoir saisi et compris, ce qui
conduit à traiter du deuxième niveau du rapport.
Logos et Intelligence entretiennent également
certains rapports privilégiés. À la différence du
premier niveau, ces rapports sont parfois moins
évidents. Il est d’ailleurs dit au fragment 72 que les
hommes s’« écartent » de la chose « qu’ils rencontrent chaque jour ». Cet écart n’est-il pas dû en
grande partie à une mauvaise utilisation de l’intelligence ? Si nous avançons cette idée d’intelligence,
c’est bien parce qu’on la retrouve à travers les quatre
autres fragments 1, 2, 50 et 108. Tous ces fragments
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LE LOGOS D’HÉRACLITE
présentent une même structure. La plupart du temps,
il y a quelqu’un qui parle et quelqu’un qui écoute
(fr. 1) :
1. Ce rapport parlant/écoutant introduit un rapport
d’instruction entre un maître qui enseigne et des
élèves qui écoutent une leçon.
2. La relation maître/disciple, logos/homme se
trouve souvent « court-circuitée ».
3. Les hommes n’arrivent pas à entendre, à écouter le logos ; cette impuissance à comprendre la vérité est toujours attribuée à l’intelligence des hommes.
C’est en portant l’attention sur les cinq fragments
mentionnés : 1, 2, 50, 72, 108 que l’on tentera de
mettre au jour la structure en question.
B. Un deuxième niveau : Logos-Intelligence
Le fragment 1 atteste effectivement :
l. L’importance d’une parole qui est dite et d’une
écoute de cette parole. Un maître parlant : « De ce
logos qui est toujours (α’εὶ) » ; et des élèves qui
écoutent : « avant de l’écouter, et après qu’il l’ont
écouté une première fois ».
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