Subjectivité et morale dans la philosophie de T.W. Adorno Mémoire Julien Bilodeau Potvin Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Julien Bilodeau Potvin, 2015 Résumé Ce mémoire a pour objectif de présenter la conception de la subjectivité telle qu’elle est définie dans la philosophie de Theodor W. Adorno. Il s’agira de montrer que cette conception cherche à la fois à maintenir et dépasser la tradition idéaliste qui est à son origine. Cette tradition pense la subjectivité comme raison, autonomie et spontanéité, fondées sur la pure relation à soi de la conscience. Sans abandonner l’horizon d’une philosophie de la conscience, la conception adornienne du sujet insiste sur le rôle constitutif de la figure d’autrui, comprise à la fois comme nature, non-identité et différence. La subjectivité chez Adorno ne doit donc plus être exclusivement comprise comme raison et comme capacité d’autodétermination, mais également comme potentialité d’être librement affectée par ce qui lui est autre. Adorno nomme cette potentialité la réconciliation et la thématise sous le signe de la « communication du différent » : un rapport libéré de la peur et de la souffrance entre les individus. Dans un tel rapport, la nature n’est ni aveugle ni opprimée, laissant place à une harmonie entre la raison et ce qui lui est autre. C’est ainsi que la philosophie d’Adorno formule l’exigence morale d’une résistance critique de la pensée ouverte à la différence. iii Abstract The purpose of this study is to present the conception of the subject found in the philosophy of T.W. Adorno. We will show that Adorno thinks subjectivity both with and against the German idealist tradition that gave it birth. This tradition poses that the essence of the subject is reason, spontaneity and autonomy, founded in the relationship of self to its consciousness. Adorno maintains the importance of a philosophy of consciousness, but also insists on the constitutive role of the other in the formation of the subject. As such, subjectivity for Adorno is no longer exclusively understood as reason or the power of self-determination, but must also as the potentiality of being freely affected by what is different. He thus insists on reconciliation, a non-dominating and nonsubmitting relationship to nature, to build his moral philosophy. Reconciliation must be understood as the “communication of differences”: a relationship between individuals in which they no longer need to fear or suffer needlessly. Moral thought must for Adorno attempt to think a state where a harmony would be possible between reason and nature, the critical resistance of thought and the openness to what is different. v Table des matières Résumé ......................................................................................................................................... iii Abstract .......................................................................................................................................... v Table des matières .................................................................................................................... vii Remerciements ........................................................................................................................... ix Introduction ...................................................................................................................................1 1. Ulysse et la genèse de la subjectivité................................................................................7 Homère, l’origine de la raison et le sujet bourgeois .......................................................... 10 Le rapport à l’origine dans La dialectique de la Raison .................................................... 12 Unification et dualisme ........................................................................................................... 14 Le sacrifice intériorisé ............................................................................................................ 17 Peur et adaptation .................................................................................................................. 21 L’épisode des sirènes : le travail et le renoncement au désir .......................................... 24 Les Lotophages : le bonheur comme retour à l’origine ..................................................... 27 Circée : pouvoir et érotisme .................................................................................................. 29 Pénélope : amour et résistance ............................................................................................ 32 2. Juliette et la subjectivité moderne .................................................................................. 35 L’échec de la modernité ......................................................................................................... 37 Le Moi comme activité vide ................................................................................................... 41 Le devoir d’apathie ................................................................................................................. 45 L’instrumentalisation de la jouissance ................................................................................. 49 Sadisme et haine des minorités ........................................................................................... 54 L’utopie révélée négativement .............................................................................................. 58 3. La subjectivité au-delà du principe d’identité .............................................................. 62 La vie bonne comme réconciliation du différent................................................................. 63 Perte d’unité et critique de l’éthique d’adaptation .............................................................. 66 Le savoir mélancolique .......................................................................................................... 70 Le gouffre entre liberté et nature chez Kant ....................................................................... 73 Motivation, supplément et affinité ......................................................................................... 77 L’importance du corps et de la compassion ....................................................................... 81 Le nouvel impératif catégorique ........................................................................................... 84 Matérialisme et métaphysique .............................................................................................. 88 vii Espoir et ouverture : l’expérience métaphysique ............................................................... 91 Conclusion ................................................................................................................................. 97 Bibliographie ........................................................................................................................... 103 viii Remerciements Je voudrais offrir ma gratitude à ceux qui ont rendu ce travail possible: À ma directrice, Marie-Andrée Ricard, pour la pertinence, la rigueur et la profondeur de ses commentaires. À mon père, Nelson Potvin, pour son support inconditionnel. À Florence Turcotte-Plamondon – merci pour ta présence. À Benjamin Lavoie, Sébastien Carrier et Cédric Gingras, pour leur précieuse amitié et les nombreuses conversations stimulantes que nous avons partagées ensemble. ix Introduction "La sempiternelle souffrance a autant de droit à l'expression que le torturé celui de hurler ; c'est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d'affirmer qu'après Auschwitz il n'est plus possible d'écrire de poèmes." T.W. Adorno, Dialectique négative La philosophie d’Adorno se fonde sur le constat de l’échec de la civilisation occidentale. La culture produite par cette civilisation, qu’elle soit poésie, science ou philosophie, ne peut plus pour lui poursuivre aveuglément le projet qui était le sien, celui de former une humanité libérée et souveraine, car cette aspiration même s’est montrée porteuse d’une barbarie sans limites. Le fait que la civilisation fut impuissante à résister à la catastrophe qui culmina dans Auschwitz fait d’elle la collaboratrice de la domination. C’est en ce sens qu’Adorno écrit qu’ « écrire un poème après Auschwitz est barbare »1 ; et pourtant, il se ravisera lui-même sur ce point. C’est parce qu’il considère que la civilisation peut malgré tout être porteuse de l’émancipation, dans la mesure où elle devient radicalement critique d’elle-même. À travers l’effort philosophique, elle peut prendre conscience de ce qui la pousse à contribuer à la domination, à illusionner les hommes sur l’irrationalité sociale. Adorno exige ainsi de la philosophie qu’elle sorte de ses palais de cristal et de la pureté du concept, qu’elle s’affronte à ce qui tend à la rendre aveugle à la souffrance des hommes. Ce n’est plus pour lui l’aspiration à la compréhension de la totalité qui doit animer la philosophie, mais bien la lutte contre la souffrance. La pensée pour Adorno doit se confronter à l’horreur sans tenter de résoudre ou justifier la souffrance, mais en cherchant à l’écouter et lui donner une voix. Les poèmes écrits après Auschwitz ne devraient peut-être contenir rien d’autre que la révolte face à la souffrance qui ne doit pas être. La souffrance, comme phénomène affectif et intime, reste le plus souvent insondable pour la connaissance discursive. Les catégories de la philosophie tendent à désamorcer la souffrance en la ramenant à un sens universel qui la neutralise. Cette neutralisation, pour Adorno, n’a rien pour remédier effectivement à la souffrance. Bien au contraire, c’est parce que la philosophie fait de la souffrance un phénomène indigne 1 T.W. Adorno, trad. fr. G. et R. Rochlitz, « Critique de la culture et société », Prismes : critiques de la culture et société, Payot, Paris, 2003, p.30. 1 de la considération intellectuelle qu’elle perpétue l’irrationalité. C’est avec Nietzsche2 que la souffrance prend une place centrale dans la pensée, lorsqu’il la dévoile comme la marque profonde de l’individualité. Pour Adorno, cette dignité attribuée à la souffrance de l’individu par Nietzsche est bafouée par Auschwitz, qui fait de la souffrance un phénomène impersonnel et universel. Face au gai savoir nietzschéen, Adorno offre un savoir mélancolique, motivé par l’espoir d’un monde dans lequel la souffrance universelle laisserait sa place à un bonheur universel. Derrière le ton noir et étouffant qui caractérise sa pensée se retrouve l’espoir que l’existence de l’homme soit caractérisée par le bonheur et la réconciliation avec autrui. Si on reconnait parfois la pensée d’Adorno comme étant un abandon du projet humaniste au profit d’une pensée purement esthétique, c’est ignorer le rôle prépondérant de la morale dans sa philosophie. En fait, Adorno veut lutter contre toute forme de pessimisme en se raccrochant avec acharnement à l’utopie. Il pense l’utopie comme communication du différent. Celle-ci doit permettre aux sujets de se rejoindre au-delà « des impératifs de leur raison subjective »3. La communication du différent fait signe vers un rapport entre les sujets qui ne serait plus dominé par l’intérêt, la peur et la violence, mais plutôt par l’ouverture et l’espoir. La possibilité de l’utopie nécessite pour Adorno une transformation de la subjectivité dont la critique sera radicale. Si celle-ci était pour les Lumières le propre de la liberté et de l’émancipation, elle a dégénéré dans la modernité en une instance de domination aveugle. Il s’agira pour Adorno de distinguer ce qui dans le sujet tend vers la domination et ce qui peut en permettre le dépassement. Le point de départ de la critique adornienne de la subjectivité est la constatation, inspirée par la psychanalyse, que celleci est fondée sur un dualisme qui oppose raison et nature. La raison représente le Moi du sujet, sa volonté et sa capacité de décision. La nature est comprise comme extérieure, comme le monde primitif non maîtrisé par le sujet et aussi comme nature intérieure, comme mimésis. La mimésis est une pulsion diffuse, la tendance naturelle et 2 Sur la souffrance et la lucidité comme marque de l’individualité chez Nietzsche, voir l’aphorisme 114, De la connaissance propre à l’être souffrant, dans Aurore. Nous ferons référence à la pensée de Nietzsche à quelques points clefs de notre étude. Les accords et divergences entre Nietzsche et Adorno nous permettront de mieux cibler la conception de la subjectivité de ce dernier, bien qu’ils ne soient pas un thème explicite dans sa pensée. 3 T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, « Sujet et objet », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.263. 2 esthétique du sujet à imiter son autre et à être affecté par lui4. Elle est rapprochée par Adorno au comportement d’amour ou de compassion dans lesquels l’imitation procède du fait d’être affecté par autrui. La subjectivité s’est identifiée au cours de son histoire à un pôle de cette dualité, celui de la raison, jusqu’à réprimer entièrement les comportements mimétiques. Cette répression, imposée à la nature par la civilisation, se répercute sur toutes les facettes de l’expérience du sujet. Elle explique autant la froideur et l’indifférence derrière le mal absolu d’Auschwitz que la réification de la relation amoureuse au sexe. Être sujet ne signifie plus être automne, mais plutôt de réprimer la nature extérieure et intérieure, ce qui a pour résultat la fermeture à la souffrance et l’adaptation à l’irrationalité sociale. Cette fermeture est oubli de la pulsion mimétique qui pousserait plutôt le sujet à la compassion, à vouloir que la souffrance ne soit pas. C’est l’ouverture à la souffrance qui est la condition de possibilité de l’agir moral pour Adorno, une condition que sa philosophie cherche à réanimer. La cibler sera pour lui le premier pas vers l’utopie, entendue comme réconciliation entre soi-même et l’autre en général – la nature et le différent – et autrui en particulier. L’utopie serait un monde dans lequel le sujet n’aurait plus à se défendre de ce qui lui est différent, mais pourrait plutôt désormais communiquer librement avec lui. Notre étude se fera donc en deux temps : d’abord, nous exposerons la critique adornienne de la subjectivité (dans les chapitres un et deux), pour ensuite arriver au projet positif de sa pensée morale (chapitre trois). Dans notre premier chapitre, nous analyserons le processus de la formation de la subjectivité telle qu’il est décrit dans La dialectique de la Raison, en nous intéressant d’abord au commentaire qu’Adorno et Horkheimer font de L’Odyssée. Ulysse est pour eux le prototype du sujet dominateur qui paie sa maîtrise par la répression de la nature. L’horreur d’Auschwitz trouve son fondement dans la logique qui anime déjà Ulysse. Adorno et Horkheimer voudront d’abord rendre compte de la genèse de la subjectivité, comprise dans un premier temps comme moment d’émancipation face à la nature indifférenciée. Le sujet se réalise par une différenciation progressive qui lui permet d’abandonner le comportement mimétique 4 La mimésis est un concept central chez Adorno qui n’est pas défini systématiquement. Il en parle comme une forme d’imitation, d’ouverture et de proximité avec ce qui est autre, qui a une origine naturelle tout en étant socialement médiatisée. La mimésis est définie négativement comme l’opposé d’un mécanisme de défense, la projection paranoïaque, dans les Éléments de l’antisémitisme : « L’antisémitisme se fonde sur une fausse projection, qui est l’opposée de la vraie mimésis, très proche de celle qui fut réprimée ; en fait elle est peut-être l’expression morbide de la mimésis réprimée. » M. Horkheimer et T.W. Adorno, trad. E. Kaufholz, La dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1983, p.195. Pour références suivantes : « DR ». 3 au profit de l’agir rationnel. C’est dans la mesure où le sujet est plus que nature, qu’il est plus que réactif et qu’il agit rationnellement en instrumentalisant ses pulsions qu’il gagne son indépendance face au contexte naturel et se forme une identité stable. Ulysse représente symboliquement la genèse historique du Moi, de la raison, lorsqu’il s’affronte aux forces mythiques. Mais Adorno et Horkheimer ne veulent pas simplement produire une description métaphorique des premiers moments de la subjectivité. Ils veulent surtout montrer que la subjectivité, lors de sa formation, entre dans un rapport de domination avec la nature intérieure et extérieure. Pour eux, ce rapport finit par renverser l’avancée de la civilisation en une nouvelle force à laquelle le sujet est absolument soumis, celle du totalitarisme. En effet, l’émancipation chez Ulysse est ambigüe : le même processus qui lui permet d’être plus que nature le réduit finalement à la nature aveugle. Le refoulement de sa tendance à imiter son autre s’accompagne chez lui paradoxalement de l’imitation de ce qui est mort. La ruse d’Ulysse le pousse à imiter l’insensibilité de la nature aveugle pour mieux la dominer. Ulysse ne se réalise comme sujet que lorsqu’il a lui-même sacrifié sa capacité à être affecté pour incarner un principe de pouvoir dominateur. La possibilité même d’être affecté par autrui devient pour lui un danger contre lequel il doit constamment se garder sous peine de perdre son identité rationnelle chèrement gagnée. Pourtant la mimésis, réprimée, mais non oubliée, se manifeste dans le sujet « émancipé » à travers la peur de ce qui est différent et la résignation face au bonheur. Pour Adorno et Horkheimer, la domination a pour corrélat la peur de la nature. La peur sera ainsi inscrite au cœur des expériences constitutives du sujet, notamment celles du travail, du plaisir et de l’amour. Nous analyserons chacune de ces expériences pour tirer les conséquences du rapport de domination qu’entretient le sujet avec la nature intérieure et extérieure. Notre deuxième chapitre abordera la figure moderne de la subjectivité qui montre l’exacerbation de la logique de la domination qui est à son origine. La mutilation intérieure de cette subjectivité sera le contraire exact de la possibilité de la communication du différent. C’est ici le personnage de Juliette du Marquis de Sade qui nous intéressera, qui comme Ulysse représente une étape dans le développement de la subjectivité. Nous verrons d’abord qu’Adorno et Horkheimer s’interrogent sur l’échec des promesses de la modernité. Ils abordent la philosophie de Kant qui, comme la voix la plus forte de la pensée des Lumières, contient un élément de répression inconscient de 4 lui-même. Pour Kant, la libération du sujet équivaut au déploiement de sa raison, qu’il pense comme autonomie. Ce déploiement, pour nos auteurs, n’est rien d’autre que l’affirmation du Moi, du principe de domination de la nature. Il ne contient en lui-même aucun critère moral particulier. Au contraire, la raison, prise en elle-même, tend à réduire le sujet au statut d’instrument et ne plus considérer la nature qui le constitue. Le Marquis de Sade formulera une conception entièrement amorale du sujet, qu’il concevra justement lui aussi comme raison « émancipée ». Juliette, la détentrice de cette raison, se déclare elle-même émancipée parce qu’elle domine pleinement la nature. C’est même dans la mesure où elle est libérée des exigences de la morale qu’elle se considère raisonnable : dans la mesure où elle n’est plus affectée par autrui. Pour Kant, la pitié et la compassion sont irrationnelles. Ils le seront également pour Juliette, pour qui la compassion n’est qu’une faiblesse et une entrave au libre exercice de sa raison. En insistant sur cet élément répressif, Sade expose en quoi la raison chez Kant n’est pas garante de la morale : elle ne traduit qu’une volonté aveugle de dominer la nature. L’identification du sujet à la raison chez Kant est l’extension du principe de répression des affects déjà à l’œuvre chez Ulysse. La raison moderne en est le déploiement complet, l’identification entière de la subjectivité avec la domination. Encore une fois, nous examinerons les conséquences d’une telle identification pour l’expérience du sujet, expérience représentée dans la mentalité de Juliette, qui réprime tellement la pulsion mimétique qu’elle ne peut s’investir que dans une irrationalité destructrice. C’est notamment dans l’amour et le plaisir, ou plutôt dans leur impossibilité, que cette expérience démontrera son caractère mutilé. Dans notre troisième et dernier chapitre, nous tâcherons de qualifier davantage l’idée adornienne de la communication du différent. Ici nous commenterons la Dialectique négative, notamment les chapitres consacrés à la morale kantienne et l’expérience métaphysique. Nous verrons d’abord en quoi la philosophie adornienne avance une conception de la vie bonne, et ce, malgré l’état de la philosophie qui à son époque se faisait une vertu de considérer une telle idée comme une forme d’immaturité théorique. Pour Adorno, la pensée de son époque ignore le rapport entre l’individu et l’universel et condamne la réflexion morale à une éthique de l’adaptation à ce qui est. Elle se fait ainsi le reflet du Moi comme principe d’adaptation à l’irrationalité sociale. Cette tendance à réduire la morale au principe d’identité se trouve aussi dans le motif stoïcien de Nietzsche, celui de l’amor fati. Contre Nietzsche, Adorno pose plutôt avec 5 Kant l’importance de l’espoir et de la liberté pour la morale. Mais la conception kantienne de la liberté est critiquée par Adorno, car elle ne laisse aucune place à la nature, se faisant ainsi l’extension du principe de la domination. Adorno cherchera plutôt à penser la liberté par rapport à la pulsion mimétique oubliée dès l’aube de la formation de la subjectivité. C’est cet oubli qui poussait Kant à reléguer la compassion pour autrui à l’irrationnel. La compassion occupe un rôle central dans la morale adornienne, qui ne la pense plus en opposition à la raison, mais bien comme la condition de possibilité de l’exercice de la raison même. L’exigence morale de la compassion se formulera sous la forme d’un nouvel impératif catégorique : faire en sorte qu’Auschwitz et tout ce qui lui ressemble ne se reproduisent plus jamais. Cet impératif doit pour Adorno faire résistance à tout état de froideur et d’indifférence face à la souffrance d’autrui. Il lui permet de souligner l’importance des conditions matérielles qui sont à l’origine de la souffrance des hommes, même les souffrances les plus spirituelles. Nous terminerons notre étude avec une réflexion sur le lien entre matérialisme et métaphysique chez Adorno, réflexion qui contient son idée de déceler dans l’expérience de la réconciliation la conviction que la vie pourrait être digne d’être vécue. 6 1. Ulysse et la genèse de la subjectivité Dans cette première section de notre étude, nous nous proposons de retracer la genèse de la subjectivité et d’en démontrer la dualité constitutive qui oppose raison et nature. Le pôle de la raison rend compte de la maîtrise de soi et de l’autonomie du sujet. Il est associé au processus d’individuation qui permet à l’individu, comme entité biologique, d’atteindre une identité propre et une conscience de lui-même. Plus largement, la raison fait également référence au mouvement historique de la civilisation : le terme allemand Aufklärung ou celui anglais Enlightenment, rendu dans la traduction française de E. Kaufholz par Raison, exprime cette signification de façon plus claire. Nous utiliserons donc les termes de raison et de civilisation de façon quasi interchangeable dans cette recherche. De l’autre côté, la nature doit être comprise en un double sens, celui de la nature extérieure et intérieure. Elle est la contrepartie de la civilisation, ce contre quoi cette dernière doit se définir. La nature extérieure est le monde non encore maîtrisé par la civilisation, obscur et incompréhensible, celui de la préhistoire et plus tard de la mythologie. Son sens change historiquement : d’un état indifférencié connu sous le nom de mana5, elle devient le matériel de la production dans le capitalisme avancé. La nature intérieure désigne tout ce qui est du domaine de l’incontrôlé, soit des impulsions et affects. Adorno la pensera sous le terme de mimésis. La mimésis est une pulsion naturelle diffuse, elle représente la tendance de l’individu à imiter ce qui est différent ainsi que le désir à la fois naturel et esthétique de s’y fondre. Il en parle comme le laisser-aller aux « rythmes alternatifs de la nature ambiante » 6, comme la tendance à la diversion et l’abandon. La mimésis est particulièrement forte chez l’enfant, dont l’identité reste floue. Il ne faut pas y voir uniquement une tendance immature, mais plutôt la source de la capacité de l’individu à s’ouvrir et à s’identifier à autrui, à s’abandonner au plaisir ou à éprouver de l’amour. Généralement, la mimésis dans la pensée d’Adorno représente l’autre de la raison, l’aspect naturel du sujet qui déborde le processus civilisationnel qui le constitue historiquement. Lors de notre étude, nous utiliserons les termes suivants pour qualifier cet aspect mimétique qu’Adorno perçoit au cœur de la subjectivité : corps, impulsion, affect ou encore origine naturelle. 5 Le mot mana représente dans la préhistoire « tout ce qui est inconnu, étranger : tout ce qui transcende les limites de l’expérience, tout ce qui dans les objets représente plus que leur réalité connue. » DR, p.32. 6 DR, p.189. 7 Adorno, qui soutient une philosophie matérialiste, ne pense pas la subjectivité comme une substance atemporelle (âme) ou une réalité transcendantale (comme c’est le cas chez Kant), mais plutôt comme un complexe historique dont la vérité est dévoilée par l’histoire de la civilisation. Le sujet doit être compris comme une conscience de soi rendue possible – ou impossible – par le développement de la civilisation. Le rapport entre raison et nature ne doit donc pas être abordé comme une structure fondamentale, mais dialectiquement, comme une réalité historique sujette au changement et médiatisée par l’autre. Nous verrons que ce qui caractérise l’histoire de la subjectivité est la répression progressive et de plus en plus grande de la pulsion mimétique. Libérer cette potentialité perdue sera l’objectif de la philosophie morale d’Adorno. Notons ici que la mimésis ne doit pas être comprise comme une entité qui est en soi moralement positive, pas plus que la raison. L’apport des deux ne peut être compris qu’une face à l’autre. Lorsque la raison pousse le sujet à se libérer de la nature aveugle, elle détient un caractère émancipateur ; mais lorsqu’elle devient une instance de répression aveugle, elle est plutôt porteuse de la domination. De même, la mimésis peut évoquer un aspect régressif lorsqu’elle pousse le sujet à perdre toute capacité critique, mais elle peut aussi permettre l’ouverture et la compassion envers autrui. Adorno avance donc une conception génétique du rapport entre la subjectivité dans son lien à la nature. Il s’agira pour lui d’en expliquer l’origine, non d’un point de vue ontologique, mais plutôt par un effort généalogique. Il soutiendra que, au commencement, l’individu est plongé dans la nature et est complètement investi par la mimésis7, au point où il ne peut poser la distinction entre lui-même et l’autre. La nature doit être comprise comme un état en deçà de l’individuation, dans lequel tout est indifférencié. Dans cet état, l’homme est guidé uniquement par ses pulsions primaires ; il est ainsi dépendant de l’extérieur et ne peut que s’adapter aveuglément à son environnement. Pour s’émanciper de la nature, le sujet doit maîtriser son environnement et s’en distinguer. Cela le pousse à développer son côté rationnel, c’est-à-dire à 7 Schultz explique que la mimésis, comme comportement inconscient et pulsionnel, est pour Adorno ce qui caractérise l’individu avant l’avènement de la subjectivité, qui correspond à celui de la civilisation. Dans celle-ci, l’homme n’est plus uniquement réactif face à son environnement puisqu’il peut avoir un pouvoir sur celui-ci : “Mimetic behaviour pre-dates the subject. Patterned after biological mimicry, it begins in pre-history with the formation of a self (a conscious singularity that purposefully responds to its environment through imitation), whereas rational, non-derivative behaviour begins with history, with the formation of a subject (someone who already has power, who no longer needs to “borrow” it).” K. L. Schultz, Mimesis on the Move, New York, P. Lang, 1990, p.32. 8 instrumentaliser sa propre nature. La raison, facteur unificateur de la subjectivité, se développe par le contrôle de la pulsion et permet de fixer l’identité de l’individu qui, lorsqu’il est soumis à la nature, ne peut qu’être réactif. Le processus d’individuation débute donc avec le moment où l’individu doit se différencier de la nature jusqu’à ce qu’il puisse se penser dans la modernité comme sujet autonome et libre. C’est ce sujet que les philosophies idéalistes annoncent de façon triomphale. Adorno considère pourtant que la modernité a fondamentalement échoué, qu’elle n’a pas véritablement réalisé la liberté du sujet. Avec Auschwitz, la domination s’est révélée comme étant le moteur du processus civilisationnel. Dans Ulysse, mythe ou raison, Adorno et Horkheimer montrent que l’identité du sujet fondée sur la raison prend sa source non dans la libre autoaffirmation du soi, mais plutôt, paradoxalement, dans le sacrifice de soi. La subjectivité se réalise comme un Moi stable ayant des limites rationnelles qui lui permettent de se distinguer de la nature aveugle seulement lorsqu’elle a intériorisé le sacrifice, c’est-à-dire qu’elle a nié sa propre nature intérieure. Ce n’est que par l’introjection du sacrifice, la répression des pulsions, que la subjectivité peut s’affirmer comme libre, c’est-à-dire comme libre des contraintes de la nature. Ces contraintes continuent d’œuvrer dans le sujet, même lorsqu’il se croit pleinement autonome face à la nature. Suivant la thèse psychanalytique qui veut que toute répression amène un refoulement et l’expression souffrante de la pulsion réprimée, Adorno et Horkheimer montrent que le triomphe de la subjectivité est payé d’un lourd prix. En oubliant son propre désir à vouloir se fondre dans l’autre, le sujet ferme les yeux sur sa propre nature et la mutile pour mieux s’affirmer. Pour oublier sa tendance à la mimésis, il en vient à imiter ce qui est rigide et inflexible – nous parlerons de mimésis de la mort – ce qui est incapable de s’adapter ou d’être affecté. Le sujet égal à lui-même, animé par un comportement dit raisonnable, n’est en fait jamais complètement débarrassé de la pulsion mimétique : celle-ci, réprimée, continue d’œuvrer en lui sous la forme de la peur de ce qui est autre. Adorno et Horkheimer perçoivent dans l’Odyssée une figure du processus d’individuation historique. Nous verrons que les voyages d’Ulysse abondent dans le même sens : celui-ci devra s’endurcir et intérioriser le sacrifice afin de faire face aux périls de l’altérité, représentés par les diverses forces mythiques – Poséidon, les 9 sirènes, les Lotophages et la sorcière Circé – puisque ce n’est qu’ainsi qu’il pourra former sa raison et gagner son identité. Nous explorerons chacun de ces cas afin de montrer en quoi dans chacun de ceux-ci, Ulysse doit nier une part de lui-même pour mieux s’affirmer. Cette affirmation se transformera au terme de la dialectique en pathologie de la raison, comprise maintenant comme sacrifice totalement intériorisé et perpétué dans la domination totale de la nature qui sera le propre de la modernité – ce que nous étudierons dans notre deuxième chapitre. Homère, l’origine de la raison et le sujet bourgeois Pour Adorno et Horkheimer, l’Odyssée apporte un premier témoignage de la dialectique de la raison, c’est-à-dire de la négation du mythe qui tend vers la formation de la raison désenchantée. En effet, il y a déjà chez Homère une première rationalisation du mythe qui permet de rendre compte du processus d’individuation dont la subjectivité moderne est le résultat. Ils affirment en ce sens : « Dans la mesure où il ne présuppose pas un langage universel, le discours homérique le crée ; en utilisant une forme exotérique de représentation, il dissout l’ordre hiérarchique de la société là même où il le glorifie ; le chant à la gloire de la colère d’Achille et des aventures d’Ulysse est déjà une stylisation nostalgique de ce qui ne peut plus être chanté, et le héros des aventures apparait comme le prototype de l’individu bourgeois dont la notion prend son origine dans cette affirmation de soi cohérente à laquelle le héros vagabond fournit son modèle préhistorique. »8 Il nous faut ici déterminer pourquoi ils trouvent une négation du mythe dans l’Odyssée et en quoi cela représente un prototype du sujet bourgeois. C’est qu’il y a dans l’épopée homérique une première rationalisation des mythes, puisque l’universel se crée à travers l’écriture d’Homère qui dépasse ainsi l’ancienne tradition orale. Le mythe à la base est une ritualisation changeante et non systématique de la nature, constamment renouvelée et dépendante des particularités d’une culture. En n’ayant pas de forme propre, individuée, il ne peut accéder à l’universalité. Lorsque l’épopée dit le mythe, elle fixe sa forme et son contenu et par cet acte pose le premier pas qui y met fin. Elle permet à la conscience d’appréhender le mythe comme un objet de connaissance, ce qui rompt son rapport irréfléchi, toujours changeant, à la nature. Dans le même sens, 8 DR, p.58. 10 l’individu qui n’a pas accédé à la conscience de soi et qui n’a pas d’identité propre en vient à prendre dans ce récit la forme du sujet. Ulysse, le héros homérique qui se démarque par sa ruse représente pour Adorno et Horkheimer une première figure de la subjectivité : « […] le héros des aventures apparaît comme le prototype de l’individu bourgeois dont la notion prend son origine dans cette affirmation de soi cohérente à laquelle le héros vagabond fournit son modèle préhistorique. »9 Ils qualifient cette figure de bourgeoise, dans la mesure où ils tissent un lien entre l’homme qui lutte contre les puissances mythiques, Ulysse, et l’homme moderne, le bourgeois, qui représentent respectivement le départ et la fin du processus d’individuation. Le bourgeois, ici, signifie moins l’individu qui appartient à une classe sociale déterminée que l’individu moderne occidental. Si le Moi chez Ulysse s’affirme en s’opposant aux mythes, c’est pour finalement expulser entièrement le lien mythique à la nature afin de laisser place à un rapport rationalisé, c’est-à-dire moderne et bourgeois, à celle-ci. Mais l’œuvre d’Homère n’est pas uniquement un premier pas vers le monde bourgeois accompli à travers la rationalisation qu’elle impose au mythe ; elle contient encore un élément de mythologie. Si le roman est l’œuvre littéraire bourgeoise par excellence, dans laquelle la subjectivité est représentée dans toute sa complexité au sein d’un monde désenchanté, la subjectivité dépeinte dans le récit homérique est encore à ses premiers stades. Il représente l’état de l’individu qui n’est pas encore pleinement en possession de son Moi. C’est parce que les forces mythiques originelles voudraient le réintégrer en leur sein que l’épopée est pour Adorno et Horkheimer le point de départ du processus d’individuation. Ulysse à travers ses aventures fait face à des puissances démesurées, divines et magiques, représentantes d’une nature brutale et primitive. Ce n’est qu’en s’affrontant à celles-ci qu’il pourra s’en émanciper. Cette émancipation est celle de la conscience qui affirme son Moi, qui peut dire « je » malgré toutes les forces extérieures terribles qu’elle affronte : « L’opposition entre la Raison et le mythe s’exprime dans l’opposition entre le Je individuel – qui survit – et les multiples aspects de la fatalité. La course errante de Troie à Ithaque représente l’itinéraire suivi à travers les mythes par un soi 9 Ibid. 11 physiquement très faible face aux forces de la nature et qui ne se réalise lui-même que dans la prise de conscience. »10 Comme témoignage de la dialectique de la raison, l’Odyssée représente donc le passage de la préhistoire à l’histoire, du mythe à la raison, à travers le long périple d’Ulysse qui doit fuir la nature aveugle et hostile pour retrouver la civilisation. Les démons et autres figures mythiques, marques de cette nature aveugle, seront bientôt perçus par la raison comme des mensonges face au monde des Olympiens, celui de l’ordre, de la distinction et de la hiérarchie. Dans l’épopée homérique, la raison déclare déjà le mythe, représentant d’un monde moins évolué, comme faux. C’est dans le même sens que l’individu se démarque de la nature indifférenciée dans le processus civilisationnel qui permet la formation de sa subjectivité. Le dépassement du mythe par la raison perçu chez Homère va main dans la main avec le dépassement du comportement mimétique qui sera le propre de l’héroïsme « bourgeois » d’Ulysse. Le rapport à l’origine dans La dialectique de la Raison En affirmant que la relation rationnelle et bourgeoise à la nature est déjà celle qui anime Ulysse, Adorno et Horkheimer situent les racines de cette relation dans un passé lointain, celui-là même des origines de la civilisation. Tout l’effort de La dialectique de la Raison consiste à critiquer le développement de la raison en posant que, si elle est la source du progrès, de l’émancipation de l’homme face à la nature, elle se renverse ultimement en domination et en barbarie. Pourtant, cela ne pousse nullement Adorno et Horkheimer à préconiser un retour romantique à la nature. Il faut ici préciser que le rapport qu’entretient leur pensée à l’origine n’en est pas un de nostalgie ; ils qualifient plutôt de fasciste la pensée qui accuse la raison de nous éloigner de l’origine. En fait, c’est parce que la raison se renverse en mythe, en nature aveugle, qu’elle doit être critiquée. Adorno et Horkheimer notent que le romantisme repris par l’idéologie fasciste avance que l’Odyssée est trop rationnelle et bourgeoise et c’est pour cela qu’il faut condamner cette œuvre comme décadente, déjà trop éloignée du rapport pur et originel à la nature. Bien que, pour nos auteurs, associer Homère à la raison et la bourgeoisie 10 DR, p. 61. 12 est légitime11, ils sont loin de proscrire son œuvre. Il leur importe de distinguer leur effort théorique de celui de Heidegger12, qu’ils accusent indirectement d’être une « idéologie à la mode qui fait de la liquidation de la Raison la première de ses tâches »13. Les « esprits archaïques »14 critiquent la raison parce qu’elle produit des médiations qui corrompent un rapport « authentique » au monde. Pour Adorno et Horkheimer, le rapport non médiatisé et originel à la nature n’est que celui de la violence brute ; il finit par se réaliser dans le monde totalitaire. Ils considèrent que la critique radicale de la raison dépossède le sujet de son potentiel critique. Si, comme la pensée de Nietzsche le souligne, la raison tend à être hostile à la vie du sujet, elle permet aussi sa formation et son émancipation. C’est sur l’imbrication de ces deux éléments – raison et nature – que nos auteurs veulent insister et non seulement sur l’un d’entre eux : « Mais tandis que le rapport de Nietzsche avec la Raison, et donc avec Homère, restait lui-même ambivalent, tandis qu’il discernait en elle à la fois le mouvement universel de l’esprit souverain – qu’il se sentait lui-même appelé à parfaire – et une force « nihiliste » à la vie, ses continuateurs préfascistes n’en ont conservé que le second aspect, qu’ils pervertirent en idéologie. Cette idéologie devient l’exaltation aveugle de la vie aveugle, à laquelle se voue la même pratique qui assujettit tout ce qui est vivant. »15 La vie sans la raison régresse au mythe et à la domination aveugle. Inversement, la raison qui prend un caractère totalitaire est aussi porteuse d’une telle régression. En se démarquant du monde mythique, Ulysse deviendra dominateur, maître de lui-même 11 « Le jugement défavorable de ceux qui se sentent en accord avec tout pouvoir apparemment direct et proscrivent toute médiation, tout « libéralisme » à quelque degré que ce soit, n’est pas entièrement erroné. Les origines de la raison du libéralisme, de l’esprit bourgeois sont en réalité beaucoup plus lointaines que ne l’admettent les historiens selon lesquels la notion de bourgeois n’apparaît qu’à la fin de la féodalité médiévale. Lorsque la réaction néo-romantique identifie le bourgeois même là où le premier humanisme bourgeois imagine l’origine sacrée de sa légitimation, elle identifie l’histoire universelle à la Raison. » DR, p.59-60. 12 Adorno, dès la conférence inaugurale de 1931, L'actualité de la philosophie, critique dans une optique dialectique la pensée de Heidegger car elle fait appel à un originel, à un fondement premier : « C'est bien justement l'illusion du commencement qui, dans la philosophie de Heidegger, fait d'abord l'objet de la critique. Ce n'est que dans la communication dialectique la plus rigoureuse avec les plus récentes tentatives de résolution de la philosophie et de la terminologie philosophique que pourra s'imposer un véritable changement de la conscience philosophique. » Adorno, « L’actualité de la philosophie », Tumultes, 2001/2-2002-1 no 17-18, p.168. Cette critique philosophique se transpose chez Adorno dans des enjeux pratiques : l'appel à l'originel, pour le sujet, est un appel à la libération aveugle de pulsions réprimées, libération qui dégénère dans la barbarie propre au fascisme. 13 DR, p.60. 14 Ibid. 15 DR, p.59. 13 et des autres. Ulysse représente la raison, mais paradoxalement, la violence inhérente à son comportement – l’épopée se termine sur la condamnation à mort des servantes – sera le reflet des puissances primitives. C’est la violence toute nue qui est le propre du mythe, une violence qui ne s’embarrasse pas de médiations, de « mensonges ». La violence prend un caractère total dans le fascisme, qui fait ainsi figure de nouveau mythe : « le mythe primitif recèle déjà l’élément mensonger qui triomphe dans les charlataneries du fascisme et que celui-ci attribue à la Raison »16. Un monde sans raison est un monde qui chute dans le mythe, et la raison arrivée à son terme se renverse en mythe, en fatalité, en ce même monde trop rationalisé que le romantisme voudrait dépasser. Nous verrons plus loin que la nostalgie de l’origine, d’une nature pure et perdue, fait figure pour Adorno et Horkheimer de désir utopique. En somme, la raison moderne n’est pas trop rationnelle, mais insuffisamment rationnelle : régressive, elle se renverse en son contraire, le mythe aveugle. Adorno et Horkheimer dévoilent ce mouvement au cœur de la subjectivité, puisque la formation de celle-ci tend ultimement à sa régression : un état où la raison se renverse en domination. Il s’agira pour eux d’expliquer ce renversement à partir du processus de formation de la subjectivité, qui comme nous le verrons se fonde sur un dualisme qui prolonge l’antagonisme avec la nature. Unification et dualisme C’est en s’émancipant du rapport mythique qu’il entretient avec la nature que le sujet pourra s’affirmer comme sujet. Si, comme nous l’avons affirmé, ce qui caractérise l’individu dans la préhistoire est qu’il est complètement investi par la mimésis, alors c’est la résistance à celle-ci qui lui permettra de se distinguer de la nature. Il devra trouver sa voie propre, celle qu’il a décidé de lui-même et qui n’est pas dictée par son environnement : c’est dans ce sens que Kant parlera de l’autonomie. Pour le héros Ulysse, ce qui compte est avant tout la conservation de soi et ensuite, l’atteinte d’un objectif qui mérite toutes les peines et tous les sacrifices – le retour à Ithaque : « [L]es fantasmagories transmises par la religion populaire traditionnelle deviennent, sous le regard du héros mûri, une « erreur » par rapport à ce qu’il recherche sans 16 Ibid. 14 ambiguïté : la conservation de soi, le retour dans sa patrie et sa vie d’homme établi. Les aventures d’Ulysse représentent toutes de dangereuses tentations qui tendent à détourner le soi de la trajectoire de sa logique. »17 La raison dans le sujet doit être comprise alors dans cette perspective comme la capacité à se donner un objectif et s’y tenir. Nous verrons qu’au fil de l’aventure d’Ulysse, le principe de conservation de soi – que nous nommons le Moi – deviendra plus important que l’atteinte de son objectif initial. L’enjeu pour lui ne sera plus de retrouver sa patrie, de regagner sa femme ou d’atteindre le bonheur, mais plutôt de développer la capacité de survivre et de surmonter les obstacles. Le Moi se développe comme instance d’adaptation à la réalité et comme aptitude du sujet à ne pas se laisser divertir par les diverses pulsions qui l’animent 18. L’individu qui fait l’épreuve de la réalité et en est sorti victorieux est plus fort et plus libre : « [L]e savoir qui constitue son identité et qui lui permet de survivre, tire sa substance de l’expérience qu’il acquiert dans les innombrables tours et détours de sa route où il voit bien des choses se désagréger ; celui qui, ayant la connaissance, réussit à survivre, affronte avec d’autant plus de témérité les dangers mortels qui l’endurciront et le fortifieront pour la vie. »19 C’est en ce sens qu’Ulysse annonce l’individu bourgeois fort de son autonomie. En effet, Ulysse développe son identité en surmontant les dangers qui l’empêchent d’atteindre son objectif. Les dangers seront pour lui physiques, des menaces de morts, mais aussi des tentations qui le pousseraient à dévier de son but. Pour développer sa volonté, il ne doit donc pas seulement s’assurer de sa propre survie face aux forces mythiques, mais également se garder des expériences – au premier rang, comme nous 17 DR, p.61. Freud définit la fonction du Moi de la façon suivante : « il a pour tâche l’autoaffirmation, et il l’accomplit en direction de l’extérieur, en apprenant à connaître les stimuli, en emmagasinant (dans la mémoire) les expériences faites à leur sujet, en évitant (par la fuite) les stimuli excessivement forts, en faisant face (par l’adaptation) aux stimuli modérés et, finalement, en apprenant à modifier à son avantage le monde extérieur de façon appropriée (activité) ; en direction de l’intérieur, vis-à-vis du ça, en acquérant la domination sur les revendications pulsionnelles, en décidant si celles-ci doivent être admises à la satisfaction, en différent cette satisfaction jusqu’à des moments et circonstances favorables dans le monde extérieur, ou en réprimant totalement les excitations provenant d’elles. ». S. Freud, trad. fr. J. Altounian, P. Cotet, F. Kahn, J. Laplanche et F. Robert, Abrégé de psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 2012, p.10. 19 DR, p.61-62. 18 15 le verrons plus loin20, celle du plaisir – qui le pousseraient à s’abandonner à la mimésis. En ce sens, la capacité de se mesurer à la réalité et de triompher sur celle-ci va de pair chez Ulysse avec l’endurcissement face aux tendances mimétiques. La nécessité de survivre s’accompagne de la formation d’un Moi rationnel dont les limites doivent protéger le sujet de sa nature intérieure. L’identité d’Ulysse en vient bientôt à être synonyme de ce Moi et de l’endurcissement nécessaire à sa formation. Ce que cet endurcissement implique pour le sujet, c’est la formation d’un écart, d’un dualisme entre raison et mimésis, cette dernière devant être réprimée au point où le sujet refusera de s’y identifier. Le dualisme est symbolisé par Ulysse qui se frappe virilement la poitrine en condamnant ses forces affectives qui, se mouvant contre sa volonté, le pousseraient à une hâte qui ferait échouer son entreprise – une entreprise dans laquelle ses adversaires sont punis violemment. Ulysse s’identifie à la répression qui détermine ce qui est rationnel en lui : « Le sujet, encore divisé, contraint à user de violence à l’égard de la nature en lui et de la nature extérieure, « punit » son cœur en l’incitant à être patient et, regardant l’avenir, lui interdit le présent immédiat. Se frapper la poitrine est devenu plus tard un geste de triomphe : le vainqueur laisse entendre que sa victoire est toujours une victoire sur sa propre nature. L’exploit est accompli par la raison qui est le principe de conservation de soi. »21 C’est dans la mesure où le sujet réprime ses impulsions au nom de sa survie qu’il construit son Moi. Cette répression, qui est toujours motivée par un danger extérieur – celui de se perdre soi-même physiquement ou d’oublier sa volonté – en vient paradoxalement à être associée à un principe unitaire d’affirmation de soi. Puisque le fait de s’affirmer pour le sujet signifie toujours de se conserver soi-même, son identité se forme sur la sublimation de la conservation en affirmation : la réactivité du sujet est posée comme libre, comme le propre de sa volonté. Ce n’est qu’arrivé à Ithaque, endurci par ses expériences, qu’Ulysse reprendra sa position de maître et pourra librement réprimer l’extériorité comme il avait dû réprimer sa propre intériorité. Il se dominera lui-même, ainsi que les autres hommes, comme les forces mythiques s’étaient jadis imposées à lui. Ultimement, il imposera aussi sa 20 Dans les sections du présent chapitre : L’épisode des sirènes : le travail comme renoncement au désir ; Les lotophages : le bonheur comme retour à l’origine ; Circée : pouvoir et érotisme. 21 DR, p.62, note en bas de page. 16 violence à ses adversaires : « cette nature impitoyable – à laquelle il commande – triomphera lorsque ce héros impitoyable rentrera au pays, devenu, en tant que juge et vengeur, l’héritier des puissances auxquelles il a échappé »22. De la victime passive – celui qui est investi par le comportement mimétique à l’intérieur et soumis aux forces mythiques à l’extérieur – il deviendra le maître rationnel, celui dont la volonté est la loi. L’endurcissement est une violence que le sujet s’impose à lui-même afin de mieux contrôler ce qui lui est autre. C’est cette violence qui sacrifie la nature au nom du principe d’identité23 qui est à l’origine de la raison pour Adorno et Horkheimer. Le sacrifice intériorisé Nous voyons donc que la formation du sujet implique la conservation de soi qui se dédouble en principe d’identité, en conservation de soi comme un Moi. Le Moi, pour Freud, est l’outil d’adaptation du sujet à la réalité ; Adorno et Horkheimer montent en quoi il se forme sur le dualisme et l’endurcissement. Nous verrons ici que cet endurcissement est la prolongation du sacrifice qui est pour eux le propre de l’irrationalité, du rapport mythique au monde. Pour démontrer ce point, nous devrons penser plus loin le lien que perçoivent nos auteurs entre le sacrifice et l’identité rationnelle du sujet. Chez Ulysse, la conservation de soi et l’émancipation face à la nature se manifestent dans la ruse, puisque ce n’est qu’en dupant les forces mythiques qu’il pourra s’en sortir. C’est en se conservant lui-même de cette manière qu’il pourra plus tard affirmer sa supériorité face à la nature. L’aventure d’Ulysse est d’abord l’aventure de la ruse, qui consiste en la substitution : celui qui ruse se fait passer pour ce qu’il n’est pas. Parce qu’il ment, l’homme rusé n’est plus dans un rapport immédiat avec son action, il insère donc une dualité entre son intention et son acte. Cette duperie, produite comme comportement conscient, est à l’origine du dualisme qui est le propre de la 22 DR, p.62. La notion de principe d’identité n’est pas encore présente dans La dialectique de la raison – Adorno et Horkheimer parlent plutôt du principe de conservation de soi. Les termes principe d’identité apparaissent dans l’essai d’Adorno intitulé « Sujet et Objet ». Il y insiste en quoi, lorsque le sujet identifie l’objet (la nature) à ses critères, ce dernier perd la particularité qui lui est propre. Dans les termes de notre étude, ce mouvement est associé à celui de la domination et de la formation du Moi du sujet. 23 17 subjectivité. Elle trouve pour nos auteurs son modèle dans le mensonge inhérent aux sacrifices perpétués par les rituels magiques : « La part de duperie dans le sacrifice fournit le modèle des ruses pratiquées par Ulysse […]. Tous les sacrifices des hommes, s’ils sont exécutés systématiquement, trompent le dieu auquel ils sont destinés : ils le subordonnent à la primauté des buts poursuivis par les hommes, et réduisent son pouvoir à néant ; et la duperie dont est victime la divinité est transférée insensiblement dans celle que les prêtres incrédules pratiquent auprès de la communauté des croyants. »24 Dans les rituels magiques propres aux religions primitives, on sacrifie aux dieux en leur offrant un substitut de ce que l’on voudrait voir être épargné. On influence leur volonté qui, dans la nature, est subie par l’homme comme une fatalité incompréhensible. En ce sens, le sacrifice rituel est déjà une forme de rationalisation, une tentative de contrôle des forces mythiques qui surplombent l’individu qui ne s’est pas émancipé de la nature. Le sacrifice qu’Ulysse fait à Poséidon25, cette offrande qui semble être un signe de soumission, est en fait un moyen de détourner son attention et de mieux le manipuler. Avec l’avancée de la civilisation, les prêtres qui pratiquent le sacrifice en viennent à détenir une partie du pouvoir de ces forces puisqu’ils sont les seuls qui peuvent les influencer, les prédire et ultimement les comprendre. Mais les prêtres savent bien que le pouvoir réel qu’ils exercent ne s’applique pas aux divinités, mais plutôt à la population naïve qui n’a pas encore atteint le stade de raison qui lui permettrait de discerner la fausseté du sacrifice. Dans les sociétés les plus archaïques, c’est l’individu naïf lui-même qui est transformé en substitut dans un sacrifice sanglant perpétué au nom de la collectivité. Ce sacrifice pouvait à ce stade être perçu comme la plus haute forme de rationalité, puisque l’on croyait qu’il octroyait la survie de la communauté et que l’individu sacrifié était lui-même en lien avec la divinité. Lorsque le sujet prend conscience de ce qu’il en est véritablement du sacrifice, celui-ci se révèle comme une forme de duperie. La raison dénonce l’illusion du sacrifice : ce qui est sacrifié n’est pas un substitut, il n’est pas l’équivalent de ce qui est préservé. L’individu est justement ce qui ne peut pas être substitué : 24 DR, p.64. « Le sacrifice que Poséidon accepte avec plaisir recèle déjà une duperie : en se limitant à un lieu déterminé, le territoire sacré, l’amorphe dieu des mers restreint en même temps son pouvoir, et pour se rassasier avec les bœufs éthiopiens, il est obligé de renoncer à passer sa colère sur Ulysse. » Ibid. 25 18 « Si la foi en la valeur de substitution du sacrifice signifie le souvenir de quelque chose qui, à l’origine, n’était pas une composante du soi, mais l’est devenu à travers l’histoire de la domination, elle devient une non-vérité pour le soi évolué : car le soi – l’individu – est justement l’homme qui ne s’attribue plus le pouvoir magique de substitution. »26 La négation du mythe, qui est le propre de la raison, permet au sujet de réaliser que le sacrifice est inutile : « toute démythologisation se présente comme l’inéluctable expérience de la vanité et de l’inutilité des sacrifices »27. Pourtant, Adorno et Horkheimer montrent que, paradoxalement, la raison est elle-même fondée sur le sacrifice de soi, de la nature. La raison qui déclare le sacrifice mythique comme absurde et irrationnel ne voit pas qu’elle est elle-même une forme de sacrifice intériorisé : « Le soi se sauve lui-même de sa dissolution en nature aveugle, dont le sacrifice proclame sans cesse les prétentions. Mais ce faisant, il reste justement prisonnier du contexte naturel, comme un organisme vivant qui cherche à s’affirmer contre ce qui vit. Le rachat de soi par la rationalité – qui est autoconservation – est un troc, autant que l’était le sacrifice. Le soi persistant dans son identité qui surgit après la suppression du sacrifice, redevient immédiatement un sacrifice rituel que l’homme célèbre pour lui-même en opposant sa conscience au contexte naturel. »28 La ruse qui permet à Ulysse de survivre et de progresser, de développer sa raison et de gagner un pouvoir sur son environnement, est une forme de sacrifice : elle sacrifie le moment présent, la spontanéité de l’affect, au nom de la survie du Moi. Le sacrifice des affects et de la spontanéité, de la mimésis, doit être perpétué pour maintenir les limites rationnelles du Moi : « La domination de l’homme sur lui-même, sur laquelle se fonde son soi, signifie chaque fois la destruction virtuelle du sujet au service duquel elle s’accomplit ; car la substance dominée, opprimée et dissoute par l’instinct de conservation, n’est rien d’autre que cette part de vie – en fonction de soi – ce qui doit justement être conservé. »29 Pour nos auteurs, la rationalité véritable du Moi serait de conserver la part de nature dans le sujet. Ainsi, si Adorno et Horkheimer soulignent que le sujet n’a pu être 26 DR, p.65. DR, p.67. 28 Ibid. 29 DR, p.68. 27 19 sans le sacrifice, ils en viennent au constat que ce sacrifice a quelque chose de pathologique. Chez Ulysse, la ruse qui à la base était une duperie faite au nom de la survie devient une duperie de soi-même, puisqu’elle opère une dissociation entre le Moi et son affect : l’affect est en fait aussi une part de l’individu. Ce qui est sacrifié n’équivaut pas alors à ce qui est sauvé. Le sacrifice chez Ulysse est nécessaire à la formation de sa raison, de son Moi, puisqu’il lui permet de survivre face aux dangers de la nature. Mais lorsque le sujet n’a plus à répondre à cette nécessité de survie, la raison à laquelle il en vient à s’identifier préserve artificiellement le sacrifice comme répression de la pulsion mimétique. Pour Adorno et Horkheimer, le sacrifice devient une fonction constituante et dépassée de la subjectivité. Elle se reproduit même dans le soi évolué qui n’a plus à se démarquer du contexte naturel. Le sacrifice maintient le sujet dans un état de survie même au cœur de la civilisation : « L’histoire de la civilisation est l’histoire de l’introversion du sacrifice. En d’autres termes : l’histoire du renoncement. Quiconque pratique le renoncement, donne de sa vie une part plus grande que celle qui lui est restituée, et plus que la vie dont il assume la défense. Cela devient évident dans le contexte de la fausse société, dans laquelle chacun est de trop et chacun est dupé. »30 Contrairement à l’idée qu’on peut se faire du progrès et de la civilisation, Adorno et Horkheimer montrent que la subjectivité moderne n’a pas évolué au-delà des premiers stades de sa formation. Rappelons qu’Ulysse représente le départ du processus d’individuation et le bourgeois, son terme. Pour maintenir le contrôle sur leur environnement, ces deux figures perpétuent l’acte du sacrifice. L’environnement d’Ulysse est celui de la nature aveugle : il doit sacrifier sa tendance à la mimésis pour pouvoir s’affirmer comme différent face à celle-ci. Le bourgeois, pour son compte, prétend vivre dans une société qui s’est émancipée de la nature. Pourtant, lorsqu’il prolonge le dualisme en continuant de réprimer ses affects, il répète en fait le même rapport que l’homme primitif entretient envers la nature. Ce qui le motive n’est pas le développement de la société en tant que telle – tout ce vers quoi le projet de la modernité pointe – mais la survie. Comme nous l’avions mentionné, pour Ulysse, ce n’est pas tant le retour à Ithaque qui comptera, le fait de regagner son chez-soi, mais plutôt le fait de pouvoir exercer la domination. 30 DR, p.68-69. 20 Pour Adorno et Horkheimer, le sacrifice est une fonction archaïque sur laquelle la subjectivité bourgeoise se fonde et ne peut s’émanciper. Cette incapacité découle de la peur d’un monde hostile, celui à la fois de la nature aveugle et du monde totalitaire, qui le force à s’endurcir. Le refus de l’affect, chez le sujet raisonnable, est en fait motivé par un autre affect : la peur. L’intériorisation du sacrifice perpétuée dans la subjectivité moderne est le reflet de la peur de la nature à laquelle l’homme primitif est livré. Peur et adaptation Nous avons donc posé avec Adorno et Horkheimer que le sacrifice intériorisé réprime de façon aveugle la nature dans le sujet. Cette répression se traduira par l’interdit imposé par la raison à une suite de comportements mimétiques tels l’amour, le plaisir et la pitié. Cet interdit est irrationnel parce qu’il vient du dualisme auquel le sujet s’identifie, qui l’empêche d’avoir conscience que ce qu’il sacrifie au nom de sa raison, la mimésis, fait aussi partie de sa constitution. Nous avions aussi vu qu’il faisait ce sacrifice au nom de sa survie : la ruse comme forme de substitution permettait au sujet de s’adapter à son environnement. Nous verrons ici que cette adaptation est pour Adorno et Horkheimer motivée par la peur de la nature. Le concept d’adaptation chez Adorno fait implicitement référence au principe de réalité chez Freud. Adorno critique cette idée freudienne puisqu’elle implique un concept de réalité qui est autoritaire. Elle réduit la formation de l’individu aux limites de son Moi, à sa capacité à réprimer ses pulsions et à se soumettre à l’irrationalité sociale. S’adapter pour le sujet ne devrait pas signifier de mutiler sa capacité à s’ouvrir à ce qui est autre. K. L. Schulz explique ce point de la façon suivante : « The fictively mediated adaptation proceeds in the spirit of the Freudian realityprinciple. But the self’s adaptation to the social order is shot through with regressive elements, elements that negatively express man’s conciliation (Versöhnung) with nature. Just as the general conception of Dialectic of Enlightenment is guided by a negatively formulated hope (Adorno and Horkheimer ask why history has led to catastrophe, why it has not led to a “truly human condition”), so its concept of 21 mimesis is shaped by a promise : a subject/self that is capable of identification is not quite identical with itself, not fully closed off from what is other.»31 La difficulté soulignée par Adorno et Horkheimer est donc que le Moi, comme outil d’adaptation à la réalité, tend à fermer le sujet à ce qui lui est autre. Cette fermeture, qui est le propre du principe d’identité, est assimilée à la supériorité du sujet face à la nature, ce qui prolonge l’impossibilité de la réconciliation avec cette dernière. La capacité d’adaptation d’Ulysse se manifeste comme capacité de commander, de se maîtriser lui-même et les autres hommes. La ruse d’Ulysse lui permet d’acquérir son statut de maître lorsqu’il instrumentalise sa propre tendance à la mimésis. Adorno et Horkheimer poursuivent : « La transformation du sacrifice en subjectivité s’effectue sous le signe de cette ruse qui a toujours eu sa part dans le sacrifice. Dans le mensonge qu’est la ruse, la duperie qu’implique le sacrifice devient un élément du caractère, une mutilation de l’ingénieux héros lui-même, dont la physionomie porte les traces des coups qu’il a dû s’infliger pour survivre. Ceci exprime la relation entre l’esprit et la force physique. Le représentant de l’esprit, celui qui commande (c’est ainsi que l’ingénieux Ulysse est presque toujours représenté) est, en dépit de tous les récits narrant ses exploits, toujours plus faible physiquement que les puissances préhistoriques contre lesquelles il doit lutter pour sa vie. »32 Ulysse doit apprendre à se commander, à imposer sa volonté à ses affects et éventuellement aux autres hommes. Il développe l’intelligence à travers son aventure, dans sa confrontation avec les forces mythiques, faces auxquelles il se sait faible et vulnérable. La force physique lui faisant comparativement défaut, il doit s’adapter à un monde au sein duquel il est inférieur, dans lequel l’intervention des forces mythiques est toujours à craindre. C’est bien la peur qui est à l’origine de son éventuelle supériorité, puisque celui qui veut maîtriser une force qui inspire la peur doit se faire plus terrible qu’elle. La raison doit se faire aussi terrible que la nature pour se réaliser dans le sujet : mais cette force est toujours tributaire de la peur qui est à son origine et n’arrive pas à s’en émanciper33. 31 K. L. Schultz, Mimesis on the Move, New York, P. Lang, 1990, p.62. DR, p.69. 33 « Lorsque l’humain veut devenir semblable à la nature, il s’endurcit en même temps contre elle. L’attitude défensive due à la frayeur est une forme de mimétisme. Ces réflexes de raidissement 32 22 L’émancipation d’Ulysse reste sous le signe de la peur et de la violence. Dans le monde civilisé, Ulysse est un seigneur qui peut bien gouverner avec aise les hommes qui dépendent de lui. Or, comme nous l’avions noté plus haut, lorsqu’Ulysse est arrivé à Ithaque, son comportement imite celui des forces mythiques : il est intransigeant, violent, supérieur, il décharge sa colère aveuglément. Il faut insister sur le terme imiter ici puisque ce n’est qu’en imitant ce qui est autre, la nature aveugle, qu’Ulysse peut s’élever au-dessus de cette nature : « C’est justement l’esprit dominant la nature qui revendique sans cesse la supériorité de la nature dans la compétition. […] Seule une adaptation consciente à la nature soumet celle-ci au contrôle de l’individu plus faible physiquement. La raison qui supplante la mimésis n’est pas simplement sa contrepartie. Elle est elle-même mimésis : mimésis de la mort. L’esprit subjectif qui fait perdre son âme à la nature ne domine cette nature privée d’âme qu’en imitant sa rigidité, lui aussi devenu âme qui perd son âme. »34 C’est en imitant ce qui est mort35, ce qui ne se laisse pas affecter et transmet aussi la mort, que le sujet maîtrise « rationnellement » la nature en lui et à l’extérieur de lui. À travers la répression de ses affects, le sujet tente d’imiter la nature aveugle qui est caractérisée par son manque d’intériorité, son action cyclique, aveugle et répétitive, sans finalité propre. Adorno et Horkheimer perçoivent dans cet élément de répétition et de prévisibilité le principe même de la légalité universelle qui est au fondement de la raison. Ils ne condamnent pas en soi ce principe, mais ils en soulignent le caractère répressif. La subjectivité contient une part de mimésis – mais lorsqu’elle atteint la certitude de soi propre au maître impassible qui n’a plus à ruser, elle se nie comme mimésis, puisque l’adaptation à ce qui est autre ferait éclater cette certitude. Elle devient une peur constante de l’autre et cherche à poursuivre l’œuvre de son propre endurcissement afin de résister à cette peur. et d’engourdissement de l’homme sont les schémas archaïques de l’instinct de conservation : en s’assimilant à ce qui est mort, la vie paie le tribut de sa pérennité. » DR, p.189. 34 DR, p.70. 35 L’idée qu’il faut survivre en imitant ce qui est mort fait écho au concept de réification, un état où l’homme n’est plus une fin en soi, mais un moyen pour les fins de la production : « The paradox of feigning death in order to stay alive parallels that of the unchecked instrumental reason which turns agaisnt man by transforming itself into an autonomous end instead of being a controllable means. » M. Cahn, « Subversive mimesis », Mimesis in contemporary theory, p.33. Notons que nous choisissons de ne pas insister sur le concept de réification dans notre étude, car Adorno cherche lui-même à s’en éloigner, considérant qu’il est repris par l’idéologie de l’authenticité. 23 Ulysse cherche à faire preuve d’une parfaite insensibilité et pourtant le désir de ce qui est autre continue d’œuvrer en lui. Le désir du sujet, celui qui pourrait le pousser à l’amour ou au plaisir, sera pour lui une source constante de peur. Cette peur fait signe vers l’origine naturelle niée au sujet. L’exigence d’insensibilité reflète, pour Adorno et Horkheimer, l’état de la subjectivité moderne et sa relation antagoniste avec son propre désir. Ils soulignent que le sens commun tend à percevoir la réalité sociale comme une fatalité naturelle, hostile et aveugle, et que la lucidité bourgeoise exige la répression du désir, condamné comme un caprice de l’individu qui pour s’accomplir doit se renier et s’adapter : « La Raison bourgeoise s’accorde toujours pour exiger la lucidité, le sens des réalités et évaluer avec précision les rapports de force. Le désir ne doit pas être le père de la pensée. »36 Le désir, pour le sujet divisé par le sacrifice, va toujours de pair avec la souffrance et le renoncement. L’épisode des sirènes : le travail et le renoncement au désir Un épisode de l’Odyssée qui illustre cette dynamique de l’adaptation comme renoncement au désir dans l’Odyssée est celui où Ulysse et ses hommes font face au chant des sirènes. Pour les déjouer, Ulysse se ligote au mât de son bateau et bouche lui-même les oreilles de ses hommes avec de la cire. Il veut à la fois écouter tout en évitant de sombrer à leur charme. Il ne tente pas de se poser en philosophe stoïque et insensible face à leur chant : il sait très bien que l’attrait de cette beauté lui serait fatal. « Celui qui veut survivre ne doit pas prêter l’oreille à la tentation de l’irrévocable, et ne peut survivre que s’il ne parvient pas à l’entendre. La société a toujours veillé pour qu’il en soit ainsi. Alertes et concentrés, ceux qui travaillent doivent regarder devant eux et ignorer ce qui se trouve à leur côté. Ils doivent sublimer en efforts supplémentaires l’instinct qui les entraine vers la diversion. C’est ainsi qu’ils deviennent pratiques. Ulysse, le propriétaire foncier qui fait travailler les autres pour lui, choisit la seconde voie. Il écoute, mais, ligoté au mât, il ne peut rien ; plus la tentation grandit, plus il fait resserrer ses liens, tout comme les bourgeois, par la suite, refusèrent le bonheur d’autant plus obstinément qu’il leur devenait plus aisément accessible à mesure que leur pouvoir augmentait. »37 36 37 DR, p.70. DR, p.49-50. 24 Et effectivement, lorsqu’il est exposé à cette beauté, toute la contenance d’Ulysse se perd et il ne veut que se fondre dans les noirceurs de la mer. La souffrance qu’Ulysse ressent face au chant des sirènes est double : c’est d’abord le désir interdit de se fondre dans l’autre qu’il veut satisfaire, mais nous pouvons aussi penser à l’idée freudienne d’une pulsion de mort, un désir de s’effacer dans l’environnement et d’abandonner les limites de son Moi38. La prudence et le calcul d’Ulysse le sauvent de son propre désir qu’il sait être une menace pour son intégrité. Il triomphe de la nature par sa ruse, mais la blessure de la beauté l’a marqué intérieurement et la souffrance du désir inassouvi reste en lui. La distance nécessaire à garder par rapport à la beauté, qui devient objet de contemplation, est l’origine de la blessure – c’est ainsi pour Adorno et Horkheimer que la société bourgeoise a conçu le bonheur à travers l’art : « La crainte de perdre le moi et d’abolir en même temps la frontière entre le soi et une autre vie, la crainte de la mort et de la destruction est intimement associée à une promesse de bonheur qui était, à tout moment, une menace pour la civilisation. La voie de la civilisation était celle de l’obéissance et du travail, sur laquelle l’accomplissement ne luit jamais que sous forme d’apparence, de beauté impuissante. »39 En tant que dominant, Ulysse jouit de la nature et pourtant, la mimésis représente pour lui une menace mortelle, celle de ne plus avoir la capacité de se distinguer d’une nature indifférenciée. De l’autre côté, les hommes d’Ulysse, eux, ne connaissent rien de ce danger. Comme dominés, ils rament frénétiquement, leur travail leur permettant d’oublier le bonheur inaccessible. Adorno et Horkheimer perçoivent dans le travail, qui est renoncement et sacrifice, le fondement à la fois de la civilisation et de la formation du Moi. Le travail comme réalité sociale est négation du moment présent au nom d’un objectif futur – Hegel parle du travail comme désir réfréné. Il reflète extérieurement la nécessité du Moi à renoncer à ses pulsions pour maintenir sa cohésion rationnelle : 38 Adorno et Horkheimer parlent de la mimésis comme une telle pulsion de mort : « [l’acte criminel] représenterait une tendance profondément ancrée dans les êtres vivants et dont l’élimination est un signe d’évolution : la tendance à se perdre dans l’environnement au lieu d’y jouer un rôle actif, la propension à se laisser aller, à régresser à l’état naturel. Freud l’a qualifiée d’instinct de mort, Caillois de mimétisme. » DR, p.245. 39 DR, p.49. 25 « L’éducation sociale et individuelle renforce chez les hommes le comportement objectivant le travail et leur évite de se laisser aller pour se fondre dans les rythmes alternatifs de la nature ambiante. Toute diversion voire tout abandon, recèle du mimétisme. Le moi par contre s’est formé en résistant à ce mimétisme. Durant sa formation, le réflexe mimétique s’est transformé en réflexion contrôlée. »40 À travers le travail, l’individu se sacrifie lui-même pour le bien du corps social – plus tard, dans le libéralisme, pour l’intérêt privé – mais pour Adorno et Horkheimer, le travail ne signifie pour l’individu que le prolongement du sacrifice pour tous. Exactement comme le sacrifice devient une fonction intériorisée du Moi, le travail tend aussi à ne pas réaliser la promesse de gagner plus que ce à quoi on a renoncé. Le travail, source de la rationalité et de l’émancipation des contraintes de la nature, devient irrationnel puisque, pour Adorno et Horkheimer, travail et survie sont synonymes en société. La société, dès la sédentarité, exige de ses membres une activité répétitive et constante. Celui qui ne sait s’insérer dans la hiérarchie sociale et accomplir son rôle risque la perte de soi dans la misère et l’isolement : « la société exige que celui qui se soustrairait à l’échange universel, inégal et injuste et ne renoncerait pas, se saisisse aussitôt de la totalité entière non amputée, et perde ainsi tout, y compris le misérable reste que lui garantit l’instinct de conservation »41. Le renoncement signifie la survie du sujet en société, sa capacité à être bien adapté à celle-ci. L’individu primitif doit se soumettre à la fatalité du mythe comme l’homme moderne doit se plier devant la fatalité du travail. Celui qui est incapable de renoncer à l’attrait de la nature en société, donc celui qui ne sait se contrôler, est non seulement inapte à prendre part à la société, mais aussi inapte à survivre dans celle-ci. Le renoncement propre au travail signifie également pour nos auteurs l’impossibilité du bonheur. Le travail, qui doit viser la satisfaction du désir, ne fait que multiplier la souffrance par le fait qu’il exige une abnégation de soi de plus en plus grande. Au lieu d’être le moyen de l’émancipation, le travail devient une fin en soi : il faut travailler pour travailler davantage, c’est-à-dire se sacrifier aux fins du sacrifice. Dans la société capitaliste avancée, le travail est voué à une productivité illimitée et la création de nouveaux désirs de plus en plus complexes, absurdes et impossibles à satisfaire. La dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, dans laquelle le travail de l’esclave rend 40 41 DR, p.189. DR, p.69. 26 sa liberté et son autonomie possibles, ne trouve pas une telle résolution dans cette société : « l’esclave reste asservi corps et âme, le maître régresse »42. Pas plus chez Ulysse et ses hommes : Ulysse est impuissant face à un bonheur qui le déchire et les travailleurs ne savent rien du bonheur outre le fait qu’il est une menace à leur mode de vie qu’ils perçoivent comme la seule forme d’existence possible. Les Lotophages : le bonheur comme retour à l’origine Comme nous l’avons vu avec l’épisode des sirènes, le désir chez le sujet tend à sa propre négation, il doit être constamment maîtrisé. Nous avons posé que ce que cette maîtrise exige pour le sujet, c’est le renoncement au bonheur, puisqu’elle décuple les désirs insatisfaits proportionnellement à la limite qu’elle leur impose. Pour Adorno, le bonheur nécessiterait un abandon du sacrifice, il serait de ne pas avoir à sentir comme danger l’attrait de la nature, notamment de reconnaître l’apport de celle-ci et de ne pas entretenir une relation antagoniste face à son propre désir43. Mais ce désir, pour le sujet qui refuse de s’identifier à ses affects, implique la dissolution du Moi ; il ne peut ainsi qu’être perçu comme un danger. La nature, signe de bonheur, rappelle au sujet dominant la faiblesse, la régression de son identité. L’homme civilisé perçoit le bonheur comme l’abandon des contraintes qu’il s’impose légitimement pour s’émanciper de la nature. Pour Adorno, lorsque la civilisation conçoit le bonheur de cette façon, elle admet sa propre fausseté puisqu’elle place son horizon dans sa propre dissolution, c’est-à-dire comme un retour à l’origine, à un paradis perdu, celui où le comportement mimétique peut avoir libre cours. Le bonheur n’est plus la visée de la civilisation en tant que telle, mais ce qui permet de s’en libérer. L’Odyssée représente une vision d’un bonheur comme le retour à l’origine à travers l’épisode des mangeurs de lotus. Ceux qui mangent du lotus perdent leur volonté et s’oublient eux-mêmes, ils abandonnent leur raison et redeviennent passifs, n’ayant plus à travailler pour maintenir leur subsistance. Le bonheur qu’ils trouvent est opposé à leur volonté et à la civilisation : 42 DR, p.51. Nous reviendrons sur l’importance du bonheur dans la philosophie adornienne dans notre 3e chapitre. 43 27 « Une telle idylle, qui nous fait penser au bonheur que procurent les stupéfiants dont usent dans les systèmes sociaux figés les membres des couches opprimées afin d’être en mesure de supporter l’intolérable, est inadmissible pour les partisans d’une raison autoconservatrice. Ce bonheur n’est en effet qu’une illusion, un état apathique et végétatif, misérable comme la vie des animaux et, dans le meilleur des cas, l’absence de conscience du malheur. Mais le bonheur est essentiellement un résultat. Il se développe dans le dépassement de la misère. […] [Ulysse] leur oppose ce qui est leur propre cause, la réalisation de l’utopie à travers le travail historique, tandis que le fait de s’attarder à l’ombre de l’image de béatitude prive de toute vigueur pour entreprendre cette réalisation. » 44 Ne plus travailler, s’échapper de la réalité qui exige de l’individu le renoncement, voilà le rêve qui anime la subjectivité malgré elle. Les mangeurs de lotus évoquent à la fois dégoût et attirance chez Ulysse et ses hommes. Dégoût parce qu’en tant qu’hommes civilisés, leur existence ne peut que paraître animale et dégénérée. La chute dans l’animalité, la perte de soi, est toujours le premier danger contre lequel la civilisation doit se garder. Ce danger est intériorisé comme impératif moral qui étiquette l’abandon à l’instinct comme indigne et irrationnel ; inversement, le travail et le sacrifice de soi sont perçus comme moraux et acceptables. De l’autre côté, le mode de vie des mangers de lotus, nous disent Adorno et Horkheimer, ne leur permet plus d’agir pour construire un monde meilleur. Le paradis dans lequel ils se plaisent est faux, il rappelle surtout l’état des toxicomanes et miséreux des sociétés modernes qui s’évadent dans des plaisirs éphémères et sans lendemains. Pourtant, pour le sujet qui a totalement intériorisé le sacrifice, les Lotophages provoquent un certain malaise, puisque la tentation demeure de tout oublier. C’est contre cette tentation que l’homme civilisé doit lutter afin d’affirmer le principe rationnel qui motive son existence. Cette lutte peut toujours échouer – et elle peut sembler être sans issue. Ce monde meilleur qui devrait être possible par le travail – le bonheur étant « essentiellement un résultat » – semble inaccessible lorsque le sacrifice est perpétué comme une fin en elle-même. La tentation est donc d’accepter cette chute dans une existence prérationnelle, libérée artificiellement des soucis qui ne trouvent aucune solution acceptable. Le bonheur est un horizon mélancolique, malgré le triomphe de la civilisation qui devait rendre ce bonheur possible. 44 DR, p.75-76. 28 Pour Adorno et Horkheimer, le fait que la civilisation conçoit le bonheur comme son propre contraire est donc le signe de son irrationalité. Celle-ci se manifestera au grand jour dans la barbarie. Cette vision d’un paradis perdu, lorsqu’il signifie la libération des énergies réprimées par la société, est non synonyme d’humanité, mais bien d’un véritable enfer, celui où la raison s’efface devant la violence du ressentiment. Nous étudierons plus en profondeur dans notre 2e chapitre cette figure du sujet « éclairé », maître de lui-même et insensible, qui est complètement investi par le renoncement et le sadisme. Comme « l’impitoyable interdiction de régresser devient elle-même simple fatalité », comme « la privation est devenue si totale qu’elle n’est même plus consciente »45, la nostalgie du bonheur se transforme en une frustration aveugle du désir. C’est ainsi qu’elle a été, pour la Théorie critique, canalisée en haine autodestructive dans le fascisme. Celui qui a subi les violences de la civilisation voudra les faire subir à autrui : le renoncement qui devait permettre la formation d’un sujet libre devient synonyme de régression et de barbarie. Circée : pouvoir et érotisme La question pour Adorno sera de tenter de dépasser cette conception du bonheur comme un retour à l’origine qui témoigne de la blessure de la civilisation. Il tentera de concevoir un bonheur véritable, c’est-à-dire une réconciliation46 entre la volonté du sujet et son désir. Cette réconciliation peut être représentée chez lui sous le signe de l’amour et de la sexualité : « le bonheur [actuellement] est chose dépassée : il est antiéconomique. Car son idée, l’union sexuelle, est le contraire de la relaxation, elle est tension bienheureuse, comme tout travail assujetti est tension malheureuse »47. L’amour fait référence dans l’Odyssée aux figures de Circée et de Pénélope qui démontrent la relation problématique qu’a la subjectivité avec son désir, ici compris comme érotisme et thématisé comme tension entre les sexes. La tentation que représentent les charmes de l’ensorceleuse Circée est en ce sens une autre fausse promesse de bonheur pour le sujet. Celle-ci offre aux voyageurs de son île de s’y reposer et d’oublier leur destination, leur faisant boire une potion qui les 45 DR, p.190. Le thème de la réconciliation motive toute la pensée d’Adorno : il s’agit pour lui de penser une subjectivité qui irait au-delà du principe de l’identité, sans tomber en deçà de celui-ci. 47 MM, 139, p.291. 46 29 transformera en animaux dociles. Sa magie symbolise la chute du Moi dans un mode de vie plus primitif, un abandon à l’instinct érotique et la spontanéité : « [E]n revanche, le puissant sortilège qui leur rappelle la préhistoire idéalisée ne les transforme pas seulement en animaux, mais produit, comme dans l’interlude des Lotophages, l’illusion néanmoins trompeuse d’une réconciliation. Mais comme ils ont déjà été des hommes, l’épopée civilisée ne sait représenter ce qui leur est arrivé que comme une chute funeste, et il est difficile de déceler la moindre trace de plaisir dans la narration homérique. Elle est extirpée d’autant plus radicalement que les victimes elles-mêmes sont plus civilisées. »48 Le sujet dominant est ici nécessairement masculin, la civilisation patriarcale exigeant de l’homme qu’il résiste aux charmes de la femme pour mieux la dominer. Celui qui se plonge dans l’érotisme est condamné à la perte de son autonomie, à être manipulé par la figure féminine, représentante du désir et de la nature. Le bonheur qu’elle offre, comme chez les mangeurs de lotus, est synonyme d’une perte de soi. Circé, comme prototype de la femme séductrice et de la courtisane, est donc une menace qu’il faut maîtriser. Lorsque les hommes d’Ulysse cèdent à son charme, ils ne se transforment pas en n’importe quel animal, mais en porcs : ils sont condamnés par Homère et la raison qui qualifie de porcs ceux qui suivent leurs appétits charnels. La libération de leurs instincts fait éclater leur subjectivité. Plus l’homme est civilisé – plus il est sujet – et plus sa propre nature interne, son désir, lui paraîtra un grand danger. La subjectivité féminine, pour son compte, intériorise la domination qu’elle subit par l’ordre patriarcal en se comprenant elle-même comme nature coupable et interdite. Plus le sujet masculin regarde de haut ses propres affects, plus il sera condescendant envers la femme qu’il réduit à l’objet de ses désirs. Celle-ci est pour nos auteurs le porte-parole de la nature réprimée et oubliée, une nature désirée proportionnellement à l’interdit qu’on lui impose. Adorno et Horkheimer soulignent que l’histoire de la civilisation voile une autre histoire, l’histoire du corps et des affects, c’est-à-dire tout ce que la civilisation a exigé comme sacrifice à la subjectivité pour qu’elle se réalise. Cette histoire démontre que la domination s’impose au corps et à tous ceux qui sont réduits par la civilisation à n’être que des corps : 48 DR, p.83. 30 « Seule la civilisation connaît le corps comme objet de possession, ce n’est qu’avec la civilisation qu’il a été séparé de l’esprit – quintessence du pouvoir et du commandement, comme chose, chose morte, un « corpus ». Dans ce dénigrement pratiqué par l’homme à l’égard de son propre corps, la nature se venge de ce que l’homme l’a réduite à l’état d’objet de la domination, de matière brute. »49 La nature vengeresse, dans le rapport entre les sexes, représente ici la féminité en tant que telle. Circée utilise le désir qu’ont les hommes pour elle, et ce, contre leur volonté. En tant que femme qui s’est adaptée à la domination et à son rôle de séductrice, elle sait manipuler ce désir : le bonheur qu’elle offre à l’homme est un pouvoir qu’elle détient sur lui et qui doit la dédommager de son statut inférieur. Le rapport de séduction entre les sexes devient une lutte de pouvoir, dans lequel la femme ne cède qu’à celui qui résiste à ses charmes et qui prouve sa virilité par cette résistance, c’est-à-dire à celui qui sait dominer la nature. La femme est conditionnée pour être le plus attirée par celui qui est maître de lui-même et qui a un haut statut dans la hiérarchie sociale. Ainsi Circé ne se donne qu’au sujet, Ulysse, qui refuse le bonheur qu’elle promet par son impassibilité stoïque et ne partage son lit qu’à contrecœur. En un mot, ce n’est que par le mépris du plaisir que l’homme peut accéder à celui-ci. La femme objectivée peut être utilisée en bonne conscience, suivant les préceptes rationnels qui gardent l’homme d’y prendre trop goût. Le rapport de domination entre les sexes voudrait se ranger sous l’idéal de l’amour qui pour Adorno et Horkheimer tend à échouer autant que celui du progrès par négation de soi par le travail. L’amour, même spirituel et désintéressé, reste teinté de la marque de la domination : « C’est l’amour même qui donne tort à l’amant et le punit. Son incapacité à se dominer lui-même et à dominer autrui, témoignage de son amour, est un motif suffisant pour lui dénier tout accomplissement. La société reproduit la solitude en l’accroissant. Ce mécanisme pénètre même dans les ramifications les plus fines du sentiment, si bien que l’amour lui-même, pour trouver encore une voie quelconque vers l’autre, est contraint à une telle froideur qu’il se brise au moment de sa réalisation. »50 Comme don inconditionnel de soi, l’amour force le sujet fort à l’impuissance, puisque celui qui se donne dans l’élan de l’émotion est incapable de se maîtriser. Le fort doit toujours voir l’amour comme un danger potentiel, une révélation de sa propre 49 50 DR, p.251. DR, p.85. 31 vulnérabilité, de sa propre tendance à la mimésis. Il ne peut l’accepter sous peine d’oublier la rationalité à laquelle il doit rester soumis pour fonctionner en société. Pénélope : amour et résistance L’amour se range sous l’ordre patriarcal de la société à travers l’institution du mariage et du principe de propriété. La femme qui veut s’émanciper d’être un objet de plaisir pour l’homme devient son égal lorsqu’elle s’est insérée dans l’économie rationnelle de la famille. Le bonheur est expulsé du mariage pour laisser place à la froideur d’une union entièrement instrumentalisée : « être heureux soi-même suppose que l’on se prodigue sans compter, ce dont les femmes avec leur crainte archaïque sont aussi peu capables que les hommes avec leur suffisance »51. La relation d’Ulysse à sa femme Pénélope est celle d’un jeu de pouvoir crispé et formel. Pénélope doit résister aux prétendants sous peine de subir la colère de son propre mari. Lorsqu’Ulysse arrive à Ithaque, elle se méfie de lui et ne montre pas qu’elle le reconnait, se refusant à toute forme d’émotion spontanée. Lorsqu’elle est finalement convaincue de son identité, sa première préoccupation est de rétablir l’ordre des choses. La promiscuité représentée par Circé, qui ne lui donnait qu’un pouvoir éphémère par la manipulation du principe de plaisir, est refusée au nom des bonnes mœurs et de la peur de perdre le pouvoir réel que Pénélope, en tant que femme d’un homme puissant, peut elle-même avoir en société. Mais le mariage et l’amour, bien qu’ils représentent un aspect de la domination, sont aussi un gage de la réconciliation, dans la mesure où ils présentent une enclave de résistance52 face à la société et permettent à l’homme et la femme une solidarité dans leur impuissance : 51 MM, 56, p.123. Dans les Minima Moralia, Adorno parle de l’amour comme une forme de résistance : il est à la fois spontanéité du sentiment, mais aussi conscience que le sentiment est médiatisé par les contraintes de la société. Il avance en ce sens : « Aimer, c’est être capable de ne pas laisser dépérir l’immédiateté sous la pression omniprésente de la médiation, de l’économie et, dans cette fidélité, l’amour se médiatise lui-même, il devient contre-pression opiniâtre. Seul celui qui a la force de s’attacher fermement à l’amour aime vraiment. […] Mais l’amour qui, sous l’apparence de la spontanéité irréfléchie et fière de sa prétendue sincérité, s’abandonne entièrement à ce qu’il 52 32 « Le mariage n’est pas seulement un ordre de la réciprocité pour le temps de la vie, il signifie aussi solidarité face à la mort. Il fait croître la réconciliation autour de la soumission, tout comme l’histoire de l’humain n’a fleuri précisément qu’autour de la barbarie enveloppée d’humanité. »53 Dans ce terme d’humanité, Adorno et Horkheimer rangent toute l’ambiguïté de l’histoire de la subjectivité qui est certes un reflet de la dialectique de la raison, de l’histoire de la domination, mais aussi de la fin rationnelle à laquelle cette histoire doit tendre, au-delà des limites que lui imposent les débuts de cette histoire. Dans l’amour accompli, le sujet n’a pas à se défendre de son autre, il n’a pas à le dominer, il peut laisser libre cours à la nature en lui sans avoir à renier son désir dans un sacrifice aveugle. La tendresse humaine, l’amour de l’homme qui est pris comme fin en soi, n’est possible que dans les bornes de la civilisation qui est fondée sur la domination. La subjectivité conçoit son bonheur comme une nostalgie de la nature, mais pour nos auteurs cette nostalgie pointe en réalité vers l’utopie, vers une société émancipée des contraintes que le sujet s’est imposé pour maîtriser la nature. Adorno et Horkheimer avancent : « Si l’ordre stable de la propriété qu’assure la vie sédentaire fonde l’aliénation des hommes (d’où nait toute nostalgie et tout regret de la perte de l’état originel), c’est pourtant la sédentarité et la stabilité de la propriété – à l’origine du concept de patrie – qui fonde toute nostalgie, tout mal du pays. La définition de Novalis, selon laquelle toute philosophie est une nostalgie, ne reste juste que si cette nostalgie ne se perd pas dans les phantasmes d’une antiquité perdue, mais représente la patrie, la nature elle-même comme quelque chose qui a été arraché au mythe. » 54 Le passé idéalisé, « naturel », est le reflet d’une espérance pour le futur. Une société émancipée permettrait à l’homme d’établir ce qu’il considérerait légitimement être son chez-soi, un monde dans lequel il n’aurait plus à se défendre de son autre. L’aventure d’Ulysse était un retour à la patrie, même si elle finit par dégénérer en meurtre des prétendants et des servantes. La patrie véritable pour Adorno prend place dans l’utopie, c’est-à-dire dans un monde libéré de la domination, un monde où raison et nature ne sont pas en opposition. Ce n’est que par la formation de la subjectivité, dont prend pour la voix du cœur, s’enfuyant dès qu’il croit ne plus entendre cette voix, est précisément – dans sa souveraine indépendance – l’instrument de la société. » MM, 110, p.230. 53 DR, p.87. 54 DR, p.89-90. 33 nous avons dévoilé le caractère dialectique entre raison et mimésis, que l’individu peut en venir à désirer un état où les contraintes de la civilisation ne pèsent plus sur lui. Que cet état soit pensé comme naturel suggère à la conscience que le sacrifice qu’elle a intériorisé pour maîtriser la nature est maintenant une fonction superflue de sa subjectivité. Une telle conscience permettra à Adorno de penser l’autonomie du sujet en rapport à sa nature. La nature ne gagne une voix que si elle est appuyée par la conscience comme produit de la civilisation. Lorsque la conscience s’allie à la nature, la souffrance du sujet et sa nostalgie du bonheur motivent son action. C’est une telle nature, à la fois non aveugle et non opprimée, qui sera au fondement de la morale adornienne. La « nature » n’est donc pas un donné originel, préculturel, prérationnel, mais bien quelque chose qui n’est possible que par la formation de la conscience du sujet. La conscience de la nature, comme l’amour, est un des éléments les plus vulnérables et improbables qui se trouve dans l’humanité. Mais la civilisation qui rend possible la tendresse fragile peut rapidement étouffer cette tendresse, la rendre aussi impossible qu’elle l’est dans la nature où il faut se défendre de son autre pour survivre. La subjectivité triomphante fermera ses yeux sur cette vulnérabilité, et sur la possibilité de l’amour, lorsqu’elle réalisera dans la modernité sa maîtrise totale sur la nature intérieure et extérieure. 34 2. Juliette et la subjectivité moderne L’objectif de ce chapitre sera d’exposer la figure de la subjectivité moderne ou bourgeoise qui se réalise au terme du processus historique d’individuation. Nous avons vu dans le chapitre précédent que ce processus était le reflet de la dialectique de la raison : l’émancipation face au monde mythique est rendue possible par l’affirmation du principe d’identité, le Moi du sujet. Nous avons constaté également que cette émancipation est problématique, puisqu’elle implique pour le sujet un sacrifice de soi. Nous allons voir ici qu’avec la modernité, ce sacrifice s’exacerbe au point où la subjectivité ne se reconnait que dans la domination. Par domination, nous entendons le contrôle que le sujet exerce sur la nature extérieure et intérieure. Ce contrôle devient absolu dans le monde totalitaire – Adorno parlera du monde administré – un monde caractérisé par l’horreur totale d’Auschwitz. L’irrationalité du système totalitaire se dévoile au grand jour lorsque l’individu se soumet au principe aveugle et arbitraire du pouvoir. La nature opprimée est en ce sens le reflet de la nature aveugle, dans laquelle l’individu primitif ne pouvait que se plier devant la fatalité naturelle. Par contre, ce qui caractérisera le sujet du monde organisé ne sera plus la peur de la nature et le besoin de s’en garder, mais la volonté de puissance brute. Nous verrons qu’Adorno et Horkheimer perçoivent une tendance dans la subjectivité moderne, qui a pleinement dominé la nature, à être animée par un désir de faire souffrir et d’opprimer. Cette tendance sera révélée à travers le personnage du Marquis de Sade, Juliette, qui comme Ulysse servira de prisme pour révéler une tendance profonde dans le développement de la subjectivité. Dans Juliette, raison ou morale, Adorno et Horkheimer dégagent d’abord la dynamique de la domination à travers un commentaire de la philosophie kantienne, philosophie qui témoigne pour eux à la fois des promesses de la modernité et, ultimement, de son échec. Kant avance que la raison, comme faculté d’autodétermination, permettra à l’homme d’atteindre l’utopie. Celle-ci doit être réalisée à travers le projet de la science moderne, qui rend l’homme maître et possesseur de la nature. Pour Adorno et Horkheimer, ce projet n’est que l’extension du principe d’identité qui se manifeste objectivement dans le monde administré. La raison chez Kant qui s’associe au projet scientifique est porteuse d’un rapport antagoniste envers la nature qui se renverse dans le contraire même de la possibilité de l’utopie. Adorno et Horkheimer veulent donc montrer que la raison comme l’entend Kant oublie ce qui 35 motive sa réalisation : la réconciliation, entendue comme une relation non dominatrice ni soumise à la nature. Dans le monde administré, la raison est l’expression d’une violence que le sujet s’impose à lui-même et autrui. Elle n’est pas le propre de l’émancipation du sujet, mais fait bien plutôt signe vers un affect contre les affects, contre le corps et la nature. C’est ainsi que, malgré l’exhortation de Kant au respect et à l’amour du prochain, sa philosophie morale finit malgré tout par reléguer la compassion à l’irrationnel. L’aspect problématique de l’autonomie kantienne est révélé par ceux qu’Adorno et Horkheimer nomment les sombres écrivains de la bourgeoisie : Nietzsche et le Marquis de Sade. Après avoir décelé les germes de la domination dans le système kantien, ils montreront en quoi c’est le personnage de Sade, Juliette, qui représente véritablement une raison « autodéterminée ». Pour Juliette, la maîtrise de soi, le culte de la force et le mépris de la pitié sont en fait ce qui anime le sujet possesseur d’une raison émancipée. Adorno et Horkheimer montrent ainsi que la réalité de la subjectivité moderne est essentiellement amorale, sinon carrément immorale. La froideur stoïque qui caractérise l’individu animé par la raison, cette froideur qui est nécessaire pour se maîtriser et maîtriser autrui, est dévoilée par le comportement de Juliette comme étant à la fois la marque de la domination et la vertu bourgeoise par excellence. Cette froideur pousse le sujet à instrumentaliser autrui au point où la compassion en vient à être perçue comme une lacune et une faiblesse, faisant ainsi écho à la condescendance philosophique de Kant pour la compassion. Le caractère problématique de la raison moderne est démontré davantage dans le rapport que Juliette entretient au plaisir. Si chez Ulysse le plaisir qu’invoquait la nature était ressenti comme un danger, la nature chez Juliette n’est qu’un distant écho qui n’a plus rien de menaçant. Dans la modernité, le plaisir en vient à être instrumentalisé, notamment dans la sexualité « libérée », dissociée de toute forme de sentiment. Le comportement de Juliette montre l’extrême de cette logique lorsqu’elle réalise son plaisir ultime dans le sadisme. Dans le sadisme, la froideur laisse place au plaisir que le sujet prend à faire violence à la nature. C’est cette froideur même qui appelle le sadisme. La violence intérieure que le sujet impose à ses affects pour être autonome explose dans une violence extérieure contre autrui – particulièrement contre ceux en qui on perçoit une faiblesse, une vulnérabilité, au premier rang la femme. La faiblesse elle-même représente la nature pleinement dominée dans la modernité, écrasée dans cet élan de sadisme qui retrouve un plaisir à faire souffrir impunément ce qui souffre déjà. 36 Dans la discussion sur le plaisir sadique, le plaisir et le bonheur sont abordés négativement. Nous explorerons dans le prochain chapitre la conception adornienne du bonheur, qui sera l’antithèse de la domination, un état dans lequel le sujet peut s’appréhender lui-même et autrui sous un autre mode que celui du pouvoir. C’est un tel bonheur qu’Adorno aperçoit dans le moment de la réconciliation, de l’utopie, qui était contenu dans le projet des Lumières et qui a été abandonné. Ce chapitre aura pour objectif de témoigner de cette exigence utopique en montrant en quoi les conséquences morales sont destructrices lorsqu’elle est laissée de côté. L’échec de la modernité L’analyse de la subjectivité moderne d’Adorno et Horkheimer se fonde sur l’écart entre ce qu’elle prétend ou voudrait être et ce qu’elle est effectivement. En tant que terme de la dialectique de la raison, la modernité se définit comme la culmination du processus qui devait émanciper l’homme de la nature, des dogmes et des autorités traditionnelles. Elle annonce une subjectivité libre, apte à guider son action et à lui donner un sens par l’unique pouvoir de la raison. En un mot, la modernité est le moment où raison et liberté sont synonymes ; elle s’exprime dans le projet philosophique des Lumières, ou Aufklärung. Comme le montre en particulier la philosophie de Kant, c’est l’autonomie qui est la clef de voute de la subjectivité. L’autonomie est le pouvoir d’autodétermination, le fait de se donner sa propre loi et ainsi se libérer des contraintes de ce qui est autre – nous verrons plus loin que c’est de cette autonomie que se revendiquera Juliette. L’hétéronomie contre laquelle la subjectivité doit se définir est à la fois celle de la nature, de la religion ou d’un pouvoir autoritaire. Seule la raison permet l’autodétermination du sujet ; tout ce qui en déborde n’est pas du domaine de sa liberté. Chez Kant, la tâche de la raison est de fonder le système de la science, entendu comme subsomption du particulier à une hiérarchie de concepts. Pour Adorno et Horkheimer, ce projet théorique se fonde sur le principe de non-contradiction, son essence étant la cohérence et la rigueur logique. Kant avance que la vérité est garantie par le schématisme transcendantal, qui permet « l’unité du penser » qui est la « tâche consciente de la science »55. Cette unité garantie par la subjectivité n’est pas une affaire 55 DR, p.93. 37 purement théorique pour nos auteurs. En effet, en associant la vérité au système de la science, les Lumières affirment en écho à Bacon et Descartes que l’objectif de la raison est de devenir maître et possesseurs de la nature, associant ainsi pouvoir et connaissance. Cela signifie que ce qui importe au fond pour le projet de la science moderne, c’est le degré de contrôle que le sujet détient sur la nature. La science qui calcule, prévoit, anticipe, ne produit pas seulement des vérités expérimentales, elle régit l’expérience organisée rationnellement. Une expérience qui est « toujours action et souffrance réelle »56. Ainsi, « l’étincelle qui signale le plus sûrement le manque de penser systématique, la violation de la logique, n’est pas une perception éphémère, mais la mort soudaine. »57 C’est parce que Kant associe la vérité au système de la science que nos auteurs perçoivent la domination de la nature à l’œuvre dans sa philosophie. Le sujet autonome de Kant, le sujet de la majorité, celui qui a le « courage de se servir de son propre entendement »58, est dans le monde administré le sujet bourgeois qui domine pleinement la nature grâce à l’effort scientifique : « Le système vers lequel tend la Raison est la forme de connaissance qui vient le mieux à bout des faits, qui soutient le plus efficacement le sujet entreprenant de dominer la nature. Ses principes sont ceux de la conservation de soi. La minorité se révèle être l’incapacité de survivre. Le bourgeois dans ses aspects successifs de propriétaire d’esclaves, de libre entrepreneur, d’administrateur, est le sujet logique de l’Aufklärung. »59 Le « sapere aude! » de Kant, ose savoir, crié contre celui qui est mineur « par sa propre faute », révèle quelque chose de brutal et de vindicatif parce que savoir signifie détenir un pouvoir dominateur. En ce sens, Adorno et Horkheimer opèrent une exagération intentionnelle qui restreint la visée émancipatrice de l’Aufklärung aux limites d’une raison instrumentale soumise aux impératifs de la « société industrielle »60. La 56 DR, p.93. DR, p.94. 58 E. Kant, Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières?, trad. J-M. Muglioni, Paris, Hatier, 1999, p.74. 59 DR, p.94. 60 Idem. Le concept de raison instrumentale dans La Dialectique de la Raison est tiré de l’analyse wébérienne du processus de rationalisation du monde. La raison instrumentale est celle qui subordonne la recherche de moyens à celle de l’élaboration de fins ; elle se réalise dans les impératifs propres au capitalisme industriel. Cette raison finit par traverser toutes les facettes de 57 38 pensée de Kant est incapable de rendre compte de la contradiction entre ceux qui ont les ressources de s’élever à la « raison » et ceux pour qui la liberté de penser n’est qu’une condamnation à l’impuissance. Et ce, même si sa philosophie contient un élément qui tend vers l’utopie, c’est-à-dire l’idée morale du règne des fins. Cette idée s’efface devant le projet techno-scientifique propre à la modernité : « Les difficultés dans le concept de raison résultant du fait que ses sujets, possesseurs de cette raison même, se trouvent en contradiction les uns avec les autres, sont dissimulées par l’apparente clarté des jugements du rationalisme occidental. […] La raison en tant que moi transcendantal supra-individuel implique l’idée d’une vie sociale libre pour les hommes, dans laquelle ils s’organisent en sujet universel et dépassent le conflit entre la raison pure et la raison empirique, dans la solidarité consciente qui les lie tous. Cela représente l’idée de la véritable universalité : l’utopie. Mais la raison constitue en même temps l’instance d’un penser calculateur qui organise le monde en vue de la conservation de soi et ne reconnaît d’autres fonctions que celles de la préparation de l’objet à partir du simple matériel sensoriel, pour en faire le matériel de l’asservissement. »61 Parce que la raison se limite à n’être qu’une instance de calcul et de prévision, elle se réalise à travers la production systématique et la recherche de profits aveugle propre au capitalisme industriel. Le particulier qui est subsumé sous le concept dans l’effort de la science est en fait le « matériel de l’asservissement » utilisé aux fins de l’industrie. Pour Adorno et Horkheimer, ce processus vide la substance propre des choses et les réduit à l’anonymat, jusqu’à ce que « tout, même l’individu humain, sans parler de l’animal, devient processus réitérable, remplaçable, simple exemple pour les modèles conceptuels du système »62. Cela fait de l’humain lui-même, qui était une fin en soi chez Kant, une fonction dans un système qui le dépasse et qui roule selon une logique indépendante de son action. La science se restreint à ce projet technique parce qu’en elle-même elle n’a « aucune conscience de ce qu’elle est »63. Rien pour Adorno et Horkheimer dans la raison scientifique ne pointe vers une conscience de la domination de la nature, puisque la science n’est possible qu’à travers cette domination. C’est ainsi que la visée morale et métaphysique de la philosophie de Kant, parce qu’elle l’expérience, jusqu’à se manifester ultimement dans le sadisme de Juliette. Mentionnons par contre que le concept de raison chez Adorno et Horkheimer ne se réduit pas à cette analyse. 61 DR, p.94. 62 Ibid. 63 DR, p.95. 39 « transcende l’expérience en tant que simple opération »64, doit être répudiée par la science qu’il prenait lui-même comme base à la construction de la subjectivité transcendantale. La philosophie morale de Kant cherche à donner un motif rationnel pour remplacer la tradition chrétienne déclinante. Pour Adorno et Horkheimer, cet effort est nécessairement désespéré : « Les doctrines morales de l’Aufklärung témoignent de l’effort désespéré pour mettre à la place de la religion affaiblie un motif intellectuel de durer dans la société, lorsque l’intérêt vient à faire défaut. […] [La tentative kantienne] de déduire le devoir du respect réciproque d’une loi de la raison – même s’il est plus prudent que toute la philosophie occidentale – ne trouve aucun appui dans la Critique. C’est la tentative habituelle de la pensée bourgeoise de donner du respect, sans lequel la civilisation ne saurait exister, des fondements autres que l’intérêt matériel et la violence : tentative plus sublime et paradoxale qu’aucune autre, et aussi éphémère qu’elles le furent toutes. Le citoyen qui laisserait échapper un gain uniquement en se fondant sur le motif kantien du respect pour la forme de la loi, ne serait pas « éclairé », mais superstitieux – un fou. »65 Comme Marx l’affirmait dans L’idéologie allemande, la morale kantienne reste l’expression de la conscience de la petite bourgeoisie allemande écrasée par la recherche de profits sans limites qui caractérise le capitalisme industriel66. Ce qui motive les individus est au fond l’intérêt personnel et celui qui ne suivrait que la loi morale ne serait qu’irrationnel, « un fou ». La philosophie de Kant s’accroche à l’utopie, à un rapport entre les hommes qui irait au-delà du simple conflit d’intérêts, de la lutte de tous contre tous. C’est ainsi que « l’amour réciproque et le respect »67 doivent guider la raison afin de garder les hommes de la barbarie. Mais Adorno et Horkheimer montrent qu’il n’y a rien dans la raison, dans le Moi du sujet, qui tend vers l’amour ou le respect. 64 DR, p.95-96. DR, p.96. 66 « Kant se satisfait de la « bonne volonté », même si elle n’a aucun résultat, et rejetait dans l’audelà la réalisation de cette bonne volonté, l’harmonie entre elle et les besoins, les instincts des individus. Cette bonne volonté de Kant est le reflet exact de l’impuissance, de l’accablement et de la misère des bourgeois allemands, dont les intérêts mesquins ne réussirent jamais à se développer pour incarner les intérêts nationaux communs à une classe, ce qui leur valut d’être exploités continuellement par les bourgeois de toutes les autres nations. » K. Marx, F. Engels, trad. fr. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, L’Idéologie Allemande, Paris, Éditions Sociales, 1972, p.221. 67 DR, p.96. 65 40 Bien au contraire, la raison doit considérer ces sentiments de façon neutre et détachée, comme des forces naturelles hétéronomes à son déploiement. Kant ne perçoit pas cela, considérant que la seule raison peut être garante des sentiments moraux. C’est en ce sens que sa philosophie devient irrationnelle : non parce qu’elle s’accroche à l’utopie, mais parce qu’elle perçoit sa possibilité uniquement dans la raison, qui prise en ellemême n’est que le principe de domination de la nature. La modernité annoncée par les Lumières, qui associaient la raison et l’utopie, ne peut donc qu’échouer. Pour Adorno et Horkheimer, c’est l’œuvre du Marquis de Sade qui permet de prendre conscience que la raison prise en elle-même, réduite au projet scientifique, tend à rendre tout sentiment moral impossible. Le Moi comme activité vide Nous verrons ce qu’implique exactement l’identification du sujet aux limites de sa raison, de son Moi, une identification qu’Adorno et Horkheimer perçoivent dans la philosophie kantienne. Celle-ci, loin d’être le garant de l’utopie, réduit la subjectivité à n’être qu’un outil du pouvoir – c’est ce que la clairvoyance de Sade, qui n’a plus d’illusions sur le lien entre raison et domination, permettra de révéler. Au final, ce sera le sentiment qui sera évacué entièrement de l’activité du Moi du sujet, y compris toute forme de sentiment moral. L’autonomie chez Kant est le reflet idéaliste de la formation du Moi du sujet. Pour nos auteurs, c’est la conservation de soi68 qui est à l’origine des catégories kantiennes ; le sujet transcendantal doit être compris à partir des conditions matérielles des individus : « La conservation de soi est le principe constitutif de la science, l’âme de la table des catégories, même si elle doit être déduite comme chez Kant sous une forme idéaliste. Même le moi, l’unité synthétique de l’aperception, l’instance que Kant 68 Chez Kant la raison tend à la fois à la conservation de soi et au dépassement de celle-ci. C’est une ambiguïté qui traverse toute sa philosophie et qui, pour Adorno, rend compte du rapport antagoniste entre raison et nature : “[Kant] finds himself confronted by the ambiguity of the concept of reason – as something that is based on the model of self-preservation, on the one hand, and on the need to restrict the particular manifestations of that self-preservation, on the other, because of the calamitous consequences and contradictions it leads to.” T.W. Adorno, trad. R. Livingstone, Problems of moral philosophy, Stanford, Stanford University Press, 2001, p.94. Références futures : PMP. 41 définit comme le point suprême auquel il faudrait rattacher toute la logique, est en réalité à la fois le produit et la condition de l’existence matérielle. »69 Si nous avons vu dans le chapitre précédent que le sujet se réduit aux limites du Moi en intériorisant le principe du sacrifice, dans la modernité le Moi devient une extension de l’irrationalité sociale. La doctrine kantienne de l’autonomie associe la liberté du sujet à sa raison supposée pure, sans percevoir les racines matérielles de cette association. Pour Adorno et Horkheimer, la raison chez Kant ne fait que forcer le sujet à s’adapter aux exigences de la société70, sans que celle-ci soit porteuse d’émancipation. Ainsi le Moi est une « instance de la prévision, de la synthèse panoramique, du calcul » qui se déploie en parallèle aux forces économiques destructrices des « trusts totalitaires » 71. Rien dans le Moi ne permet de faire résistance à cet état des choses – pour nos auteurs, la raison finit par se déployer comme outil du pouvoir, n’ayant « pas plus d’affinité avec la violence qu’avec la médiation »72. Le Marquis de Sade, en écho à Machiavel et Hobbes, dévoile cette limite en mettant en scène le despote « éclairé » qui voit le peuple comme un ennemi qui doit être gardé dans la crainte. La raison, le propre de la subjectivité chez Kant, est dévoilée par Sade comme étant vide de contenu, devenant ainsi une finalité en elle-même. Cette finalité, c’est le pouvoir pour le pouvoir : « La raison est l’organe du calcul, de la planification ; elle est neutre à l’égard des buts, son élément est la coordination. L’affinité entre la connaissance et la planification, à laquelle Kant a donné un fondement transcendantal et qui confère à tous les aspects de l’existence bourgeoise, pleinement rationalisée même dans les 69 DR, p.97. Notons à nouveau qu’il s’agit d’une exagération de la part d’Adorno et Horkheimer. Dans la mesure où ils font une distinction entre l’aspect utopique de la pensée de Kant et l’aspect retenu par la modernité, et puisqu’ils insistent sur ce deuxième aspect, la lecture d’Adorno et Horkheimer peut sembler réductrice. C. I. Accetti soutient qu’Adorno et Horkheimer manquent le potentiel émancipateur de la philosophie kantienne. Leur interprétation serait faussée puisqu’elle ignorerait l’élément de sa pensée qui ne se réduit pas à la domination. En fait, Adorno donnera une place centrale à l’autonomie dans sa propre philosophie morale, comme nous le verrons dans notre 3e chapitre. En ce sens, il reconnait bel et bien le potentiel émancipateur du projet des Lumières, malgré son échec historique souligné dans La dialectique de la raison. Référence : Invernizzi Accetti Carlo, « Kant et Sade : Les Lumières sont-elles totalitaires ? », Raisons politiques 1/ 2009 (n° 33), p. 149-169. 71 DR, p.97. 72 DR, p.98. 70 42 temps de pause, un caractère inéluctable, a déjà été exposée empiriquement par Sade un siècle avant l’avènement du sport. »73 Pour nos auteurs, l’expérience organisée de la modernité ne se réalise que comme activité aveugle et frénétique. Ils en voient une image à la fois dans le sport74 et les orgies sadiennes, dans lesquels tout est fonctionnel et « aucun membre n’a le moindre doute sur le rôle qu’il doit jouer », « aucun orifice corporel n’est négligé »75. La raison impose des règles établies de façon arbitraire auxquelles le sujet doit se soumettre pour prendre part à une vie sociale vidée de son contenu propre. Elle devient une « finalité sans fin qui, de ce fait, peut s’attacher à toutes les fins »76 : c’est ainsi que les totalitarismes pourront bien se revendiquer de la raison sans aucune contradiction. Le Marquis de Sade démontre que l’expression accomplie de la raison est l’impérialisme, contrairement à Kant qui choisissait encore d’y voir la possibilité de l’utopie. L’irrationalité d’une raison qui limite le sujet à son Moi est dévoilée davantage dans le rapport que celui-ci entretient à ses propres affects. Chez Ulysse, ceux-ci étaient des dangers pour sa volonté ; dans la modernité, ils ne deviennent plus qu’une résistance indifférenciée sur laquelle la raison exerce son emprise. Le processus de dissociation propre au dualisme entre raison et mimésis devient total, le sujet devient entièrement étranger à son propre univers pulsionnel. Ainsi la raison réduit le sujet à être « en théorie – une autorité unique, sans restriction, vide »77. En théorie, parce que la raison n’élève pas tant le sujet à une liberté sans entrave qu’elle le soumet au principe d’identité. Dans la mesure où le sujet s’identifie entièrement à son Moi, c’est l’égoïsme et 73 Ibid. Les références au sport chez Adorno sont parfois très péjoratives : « L’ancien argument selon lequel on fait du sport pour rester en forme n’est faux que parce qu’on prétend que la forme est la fin en soi ; c’est pourtant la forme pour le travail qui est le but inavoué du sport. Souvent on s’impose à soi-même dans le sport pour en jouir comme du triomphe de sa propre liberté, ce que sous la pression sociale on est obligé de s’imposer comme attrayant. » T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, « Temps libre », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.186. Adorno admet par contre que le sport est de caractère ambigu : « Le sport est ambigu. Il peut d’une part être anti-barbare, anti-sadique grâce au fair play, à l’esprit chevaleresque, aux égards pour le plus faible. Il peut d’autre part, par certains de ses aspects et de ses comportements, favoriser l’agressivité, la brutalité, le sadisme, surtout chez des personnes qui ne s’imposent pas elles-mêmes l’effort de la discipline sportive et se contente de regarder. » T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, «Éduquer après Auschwitz », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.211. 75 DR, p.98. 76 DR, p.99. 77 DR, p.100. 74 43 l’intérêt personnel qui deviennent les seuls motifs « rationnels » à son action : « si tous les affects sont équivalents, la conservation de soi – qui domine de toute façon le système – semble constituer encore la source la plus probable de maximes régissant la conduite humaine »78. Cet égoïsme se déploie contre l’utopie qui est elle-même reléguée à l’irrationalité par la mentalité dominante, trouvant un maigre refuge dans l’art et la philosophie. Par mentalité dominante, il faut entendre la raison instrumentale élevée au rang du raisonnable ; cette raison « « éclairée » est aussi peu apte à trouver un critère pour mesurer une pulsion en elle-même et pour la distinguer des autres, qu’elle est capable d’organiser l’univers en sphères »79. Au final, c’est toute forme de sentiment qui finit par être expulsée dans l’exercice de la raison. Le sujet identifié entièrement à son Moi devient entièrement incapable de différencier ses propres sentiments. Pour Adorno et Horkheimer, c’est le formalisme de la raison, présent chez Kant80, qui est ici à l’œuvre. Avec le formalisme, le sentiment devient superflu, une marque étrangère au Moi du sujet qui pour agir ne doit plus y trouver de motivation 81. Ainsi c’est le système en lui-même, entendu comme visée autosuffisante et pleinement efficace, qui devient la fin de l’action « rationnelle » du sujet. L’élimination du sentiment dans le comportement du Moi conscient s’explique par l’interdit de la dévotion religieuse qui est le propre de la raison. Celle-ci taxe d’irrationalité toute forme d’appel à une objectivité en-soi, existant en dehors de son fonctionnement propre. La foi religieuse, le fait de considérer quelque chose comme plus grand et plus important que soi, doit être condamnée comme irrationnelle, mythique. C’est également le fait de se donner à autre chose que soi-même qui devient inacceptable. Le fonctionnement de la raison dans le totalitarisme devient force de destruction et ne « s’arrête même pas devant le minimum de foi sans lequel le monde bourgeois ne peut exister »82. En tant qu’activité vide et aveugle, le monde moderne détruit l’exigence utopique qui était le propre de la raison – la liberté d’autodétermination 78 Ibid. DR, p.101. 80 Le formalisme de Kant fait de tout sentiment quelque chose d’hétérogène à la morale. “In particular, every action performed out of inclination is regarded as heteronomous and, if not simply condemned out of hand, it is at least treated as something outside the realm of ethical decision. And this is the feature of Kantian ethics that gave rise to the earliest objections.” PMP, p.107. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point dans notre troisième chapitre, dans la section Motivation, supplément et affinité. 81 Pour la question de la motivation, reconduite chez Kant au sentiment du respect, voir la section Motivation, supplément et affinité. 82 DR, p.103. 79 44 pour tous. Cette exigence, foncièrement antiautoritaire, se renverse en autorité pervertie qui résiste à « toute norme engageant directement »83, laissant place aux fins arbitraires imposés par la domination. En d’autres termes, c’est le sentiment moral lui-même qui devient incompréhensible pour le sujet guidé exclusivement par la force de son Moi. C’est en ce sens que la froideur qui anime Juliette est le propre du sujet contrôlant entièrement la nature intérieure et extérieure. Le devoir d’apathie L’œuvre du Marquis de Sade ne s’embarrasse plus de la distinction entre la raison transcendantale et empirique, évacuant d’emblée l’idée que la raison pourrait en elle-même être porteuse de l’utopie. Il pousse ainsi à leurs extrêmes conséquences l’idéal de l’autonomie kantienne, transformant le « principe scientifique en force de destruction »84. Juliette, le sujet au Moi fort, se fait représentante éclairée de la raison. Son comportement embrasse la domination et l’associe à la plus haute forme de lucidité. Elle se comprend elle-même comme un sujet majeur, autonome, qui sait ce qui en est. « Ce qui en est », c’est que tout peut être compris à partir du principe du pouvoir, mêmes les idées les plus sublimes et métaphysiques85. Cela la poussera à cultiver une insensibilité justifiée par une forme de naturalisme qui remplace la légitimité morale par la force physique brute. En parallèle à l’explication du comportement de Juliette, cette partie de notre chapitre entrera également en dialogue avec la philosophie de Nietzsche, qui a un caractère ambigu pour Adorno et Horkheimer, contenant à la fois un élément régressif et émancipateur. Juliette est en harmonie avec le système ; sa barbarie n’est pas l’affaire d’une nature dangereuse et incontrôlée, mais de la civilisation elle-même. Son attitude est traversée d’une contradiction permanente qui la pousse à diriger sa pensée contre la civilisation qui rend la pensée possible. Cet antagonisme, cette « jouissance intellectuelle de la régression »86, se manifeste dans l’impératif de contrôle de soi qui pour Kant était le propre de la raison. Pour Kant comme pour Juliette, « le calme et la 83 Ibid. DR, p.104. 85 Sur le rapport entre métaphysique et matérialisme chez Adorno, voir notre section, Matérialisme et métaphysique, p.90. 86 DR, p.104. 84 45 détermination sont la force de la vertu »87, mais chez cette dernière, c’est le devoir d’apathie qui devient une fin en elle-même. La distinction entre celui qui fait son devoir moral avec assiduité et le criminel qui agit avec méthode et calme devient floue – Eichmann88 dira qu’il agissait selon la loi morale kantienne. Pour Juliette, il s’agit surtout de s’endurcir et de devenir insensible aux « excitations physiques »89 et de condamner l’enthousiasme, quel qu’il soit. Pour Adorno et Horkheimer, cette froideur90 est le propre du stoïcisme, la « philosophie des bourgeois »91 : le repli sur soi-même, le besoin de se garder du sentiment et de la spontanéité, procède d’un monde qui plonge l’individu dans l’impuissance et la souffrance. Dans l’apathie, le monde doit être accepté avec impassibilité, même s’il paraît totalement inacceptable. Il faut y voir un mécanisme de défense qui garde le sujet de la souffrance pour qu’il puisse encore fonctionner, si ce n’est que dans une existence mutilée, élevée « au niveau d’un principe »92. Juliette ellemême n’arrive pas à cette conclusion : bien au contraire, se détacher de la souffrance et surtout la causer chez autrui seront pour elle le propre de sa raison, de sa puissance souveraine. À l’image de la généalogie de la morale de Nietzsche, Juliette opère un renversement des valeurs : « The conversion of what is condemned without scientific proof into something to be striven for, and of what is respected without proof into an 87 DR, p.106. Adorno associe Eichmann au type de caractère manipulateur, qui se traite lui-même et les autres comme des outils : « Les hommes qui s’insèrent aveuglément dans la collectivité se transforment eux-mêmes en quelque chose d’analogue à la matière inerte, et se suppriment en tant qu’individus autodéterminés. Cela va de pair avec la tendance à traiter les autres comme une masse amorphe. […] Le caractère manipulateur – chacun peut le contrôler dans les sources dont nous disposons à propos des chefs nazis – se distingue par la manie de l’organisation, l’inaptitude à faire directement l’expérience de la relation à autrui, une certaine forme d’insensibilité, un réalisme disproportionné. » T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, «Éduquer après Auschwitz », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.212-213. 89 DR, p.106. 90 La froideur pour Adorno ne doit pas être prise « au sens sentimental ou moralisateur », mais elle « caractérise la relation, défectueuse au plan libininal, à d’autres personnes ». Cette froideur, comme type de caractère propre au monde administré, est l’extension de l’irrationalité sociale : « Parlons un peu de cette froideur. Ne serait-elle pas un trait anthropologique fondamental, donc de la constitution des hommes tels qu’ils sont dans notre société? S’ils n’étaient pas profondément indifférents à l’égard de ce qui arrive à tous les autres, exceptés les quelques-uns auxquels ils sont étroitement liés, et si possible par des intérêts tangibles, Auschwitz n’aurait pas été possible, les hommes ne l’auraient pas accepté. » T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, «Éduquer après Auschwitz », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.215-216. 91 Ibid. 92 Ibid. Cette critique du stoïcisme rejoint essentiellement les reproches qu’Adorno fera à la philosophie de Nietzsche. Voir notre section, Le savoir mélancolique. 88 46 object of revulsion, the transvaluation of values, the « courage to do the forbidden », […] is her specific passion. »93. L’athéisme militant de Juliette, son refus de toute forme de sacré, est pour elle la marque de son courage, qui est le courage de la pensée. Elle critique le christianisme qui, parce qu’il exige du sujet la dévotion à quelque chose d’autre que lui-même, ne peut qu’être opaque à l’effort de la raison et de la science. Dans la même mentalité, Nietzsche dira que le faible protégé par la civilisation, celui qui souffre, doit s’effacer devant la force des dominants. La cruauté et l’efficacité deviennent le propre de la liberté du sujet, qui ne s’embarrasse plus de sentiments moraux. Le christianisme qui donnait la supériorité morale à celui qui souffre, à la victime, se renverse comme le voulait Nietzsche, pour qui la supériorité revient à celui qui jouit. Juliette perpétue cette ligne d’argumentation en voyant dans la force la source de toute morale et de toute valeur. Elle soutient ainsi un naturalisme qui dicte que les « lois de la nature », découvertes « scientifiquement », font en sorte que le fort ne peut rien faire d’autre que d’assumer sa supériorité en écrasant les plus faibles. La raison dicte à Juliette que la société, pour être cohérente avec son principe, doit se renverser en pure lutte de tous contre tous, en nature aveugle dans laquelle toute forme de morale n’est que fantasmagorie d’un âge plus primitif, comme celui du christianisme. C’est ainsi que « dans la mesure où l’entendement, produit par le principe de conservation de soi [par le Moi], reconnaît une loi de la vie, c’est la loi du plus fort »94. L’efficacité est moins mensongère que la morale, qui est contradictoire avec le principe du Moi, la domination de la nature. Parce qu’elle est cohérente avec ce principe, Juliette justifie rationnellement la violence. Cette justification est le propre du totalitarisme, qui au nom d’un idéal abstrait sacrifie les hommes comme s’ils étaient du matériel. Nous voulons ici faire une parenthèse sur la pensée de Nietzsche, pour qui le fait de sacrifier la nature et les hommes est le propre de l’ascétisme religieux. Nietzsche perçoit cette tendance dans la civilisation chrétienne, qu’il condamne comme l’expression de la répression illégitime des instincts des plus forts imposée par le ressentiment des plus faibles95. Sa critique représente « indirectement les opprimés : la 93 M. Horkheimer et T.W. Adorno, The Dialectic of Enlightenment, trad. ang. Jephcott, Stanford University Press, Stanford, 2002, p.76. Nous avons choisi cette traduction, qui nous semblait ici plus intelligible pour ce passage particulier. 94 DR, p.108. 95 « Ce sont tous des hommes du ressentiment, ces hommes physiologiquement disgraciés et tarés, il y a là tout un monde frémissant de vengeance souterraine, insatiable, inépuisable dans des explosions contre les heureux et aussi dans les travestissements de la vengeance, dans les 47 haine à l’égard des instincts atrophiés dénonce objectivement la véritable nature des tyrans, qui ne se manifestent que dans leurs victimes »96. Nietzsche, autant qu’Adorno et Horkheimer, dénonce la civilisation comme principe de sacrifice aveugle. Si les instincts sont atrophiés, c’est que la civilisation les réprime ; la libération des instincts que Nietzsche recherche pointe vers une certaine conception de la vie bonne97. Pourtant, Adorno et Horkheimer notent que la critique nietzschéenne finit par être intégrée par le fascisme : « les assertions de Nietzsche se réfutent en se réalisant et révèlent en même temps ce qu’elles contiennent de vérité qui, en dépit de tous ses hymnes à la vie, était tout de même hostile à l’esprit de la réalité »98. La libération des instincts ne signifiera au fond que le déploiement des forces destructrices, reflétées dans la froideur et le sadisme de Juliette. Cette froideur se déploie contre la pitié qui, dans la modernité, est « conscience sensible de l’identité du général et du particulier, [médiation] devenue naturelle »99. La pitié, chez Rousseau et Schopenhauer, était la marque de la nature humaine ; pour Adorno et Horkheimer, elle est surtout la marque d’une humanité mutilée qui croule sous le poids de la domination. Elle est « médiation devenue naturelle », c’est-à-dire qu’elle fait signe vers l’état d’impuissance qui est le propre des affects du sujet moderne. Et pourtant « la pitié ne tient pas devant la philosophie »100 : Kant, qui s’inspire de la philosophie de Rousseau, finit par en faire un donné hétéronome à la loi morale. La pitié n’est au fond qu’une faiblesse de caractère autant pour Kant que pour les personnages de Sade. Pour ceux-ci en effet, elle n’est que le résultat d’une faute faite au devoir d’apathie. Ainsi, « la Raison ne se laisse pas abuser, elle ne privilégie pas le fait général par rapport au fait particulier, ni l’amour qui embrasse tout par rapport à l’amour limité »101. prétextes à exercer la vengeance : quand arriveraient-ils vraiment au suprême, au plus subtil, au plus sublime triomphe de la vengeance? De toute évidence, s’ils réussissaient à mettre leur propre misère et toute la misère du monde dans la connaissance des heureux, si bien qu'un jour ceux-ci en vinssent à avoir honte de leur bonheur et peut-être à se dire entre eux : « c’est une honte d’être heureux! Il y a trop de misère! » ». F. Nietzsche, trad. I. Hildenbrand, J. Gratien, La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 2007, p.147. 96 DR, p.110. 97 Sur la question de la vie bonne dans la philosophie adornienne, voir notre section La vie bonne comme réconciliation du différent. 98 DR, p.110. 99 Ibid. 100 DR, p.111. 101 Ibid. 48 Pour Nietzsche, la situation est plus ambiguë – Adorno et Horkheimer soulignent en quoi la condamnation de la pitié chez lui fait signe vers une critique du pessimisme et de l’injustice. En effet, « en réservant aux hasards de l’amour du prochain la charge de supprimer l’injustice, la pitié accepte comme immuable la loi de l’aliénation universelle qu’elle aimerait atténuer »102. La faute de la pitié réside dans son insuffisance, dans le fait qu’aider un seul individu ne change rien à l’aliénation qui est le propre de la civilisation. Dans la modernité, on a pitié de l’homme qui souffre du poids que la société lui impose : l’ignorant, le chômeur, le mendiant, l’exploité, etc. Sans l’injustice de ce poids, la pitié prendrait une autre forme. Avoir pitié de celui qui subit l’injustice, au lieu de s’en révolter, revient à la tolérer. La pitié est non seulement un remède insuffisant à l’injustice, mais elle tend à la perpétuer. Pour Nietzsche, l’existence de la pitié dévoile en effet l’infamie du malheur, la répression illégitime des affects. Mais encore une fois, le fascisme reprend le mot d’ordre nietzschéen contre la pitié comme une justification rationnelle de la domination. Il ne faut pas avoir pitié et ce non parce que le malheur est inacceptable, mais parce que ce serait une faiblesse de se laisser être affecté par autrui. Pour Adorno et Horkheimer, ce n’est en fait que dans le désespoir que Nietzsche et Sade font l’éloge de la domination, « dont ils se désolidarisent cependant dans la pratique, chaque fois qu’elle s’offrait à eux »103. Nous voyons donc que l’endurcissement chez Juliette est d’une tout autre nature qu’elle l’était chez Ulysse. S’endurcir, affirmer son identité et sa volonté, signifie pour elle la plus parfaite insensibilité dans le crime. L’irrationalité destructrice se révèle dans la coupure entre sa raison qui est maintenant entièrement étrangère à la pulsion mimétique. Cette irrationalité se dévoilera plus en profondeur dans le rapport que Juliette entretient à la jouissance. L’instrumentalisation de la jouissance Nous avons déjà abordé dans notre chapitre précédent la question du plaisir. Nous avions dépeint le plaisir comme un principe antagoniste à celui du travail et de la volonté, qui tendait chez Ulysse vers une pulsion de mort, un besoin de se libérer de son Moi. C’est dans le plaisir qu’Adorno et Horkheimer perçoivent la culpabilité de la 102 103 DR, p.112. Ibid. 49 civilisation. C’est en ce sens que la beauté est la marque d’une nature fantasmée, sublimée, objet de contemplation d’un bonheur rendu impossible par cette même civilisation. La jouissance est la vengeance de la nature au cœur de la subjectivité : « c’est dans le plaisir que les hommes se libèrent de toute pensée et s’évadent de la civilisation »104. C’est ainsi que le cycle entre débordements et travail, jouissance et effort, transgression de l’interdit et morale, est pour Adorno et Horkheimer le propre de la civilisation bourgeoise105. Dans l’expérience organisée propre à la modernité, le plaisir prend une autre forme. Si la jouissance dans les sociétés primitives pouvait se faire dans la violence d’orgies où tout interdit était transgressé, elle en vient à être rationalisée dans le monde administré : « Les maîtres introduisent la notion de jouissance rationnelle, comme un tribut payé à la nature qui n’est pas entièrement maîtrisée ; ils tentent en même temps de neutraliser la jouissance pour leur usage et de la conserver dans la forme supérieure de la culture ; pour ceux qui sont assujettis, ils tentent de doser cette jouissance lorsqu’ils ne peuvent pas les en priver complètement. Le plaisir devient objet de manipulation jusqu’à ce qu’il disparaisse entièrement dans les divertissements organisés. »106 Il convient d’octroyer aux dominés une dose de plaisir pour que ceux-ci puissent toujours fonctionner, la question étant simplement d’en délimiter les bornes. Pourtant si le plaisir est transgression des principes de la civilisation, son organisation rationnelle va contre la notion même de plaisir – c’est ainsi qu’il disparaît dans les divertissements107. 104 DR, p.114. Il est sublimé en métaphysique chez Schopenhauer. Lorsque Nietzsche lutte contre le pessimisme schopenhauerien, Adorno y voit une lutte contre la domination qui produit le cycle absurde de travail-jouissance (ennui-plaisir chez Schopenhauer). « Mais ce concept d’ennui élevé à une dignité aussi inattendue est fondamentalement bourgeois, ce que l’esprit antihistorique de Schopenhauer ne serait guère disposé à reconnaitre. Il fait partie du travail aliéné dont il est le complément, il est du « temps libre » antithétique soit parce que celui-ci doit simplement reconstituer l’énergie dépensée, soit parce que pèse sur lui l’appropriation du travail d’autrui. » MM, 113, p.234. 106 DR, p.115. 107 Un tel plaisir calculé n’est plus un plaisir, il n’est plus une libération, mais une autre forme de discipline. Adorno voit dans l’opposition entre travail et temps libre une marque de l’aliénation. Le travail est aliénant et nécessite le divertissement pour oublier ; mais le divertissement pris en luimême n’a aucune valeur, il ne peut être pris au sérieux. C’est pourtant dans le temps « libre » que la liberté, l’imagination, les forces créatrices du sujet, pourraient se déployer : « Une liberté organisée est contraignante : gare à celui qui n’a pas de hobby, qui n’occupe pas ses loisirs : c’est soit un ambitieux, soit un homme démodé, un original, objet des sarcasmes de la société 105 50 En fait, le fantasme des maîtres serait d’éradiquer entièrement la nature, jusqu’à ce que la jouissance elle-même soit entièrement évacuée de l’expérience. L’objectif serait simplement de travailler, de s’enrichir, d’accumuler de la puissance comme fin en ellemême, sans jamais devoir payer ce tribut à la nature qu’est la jouissance. Jouir relève d’une forme d’idolâtrie, du mythe, d’une « nature pas entièrement maîtrisée ». Juliette pourtant est incapable d’abandonner la jouissance. Elle prend toujours plaisir à transgresser les interdits imposés par la religion chrétienne. Il sera important pour elle de sauver le plaisir sexuel en condamnant l’amour désintéressé. Dans ce dernier, « le plaisir était associé à la vénération de l’être qui le procurait ; l’amour était la passion proprement humaine. Mais il finit par être révoqué comme jugement de valeur conditionné par le sexe »108. La raison, avec la psychanalyse naissante, a créé à la suite de Sade la sphère autonome de la sexualité109. Juliette émancipe la jouissance en critiquant l’idéal de l’amour et du mariage. D’abord l’amour chrétien ne se dirige pour elle que vers la fausse idole qu’est Dieu ; plus encore, l’amour romantique de la femme dans le mariage n’est qu’un moyen indirect de la soumettre. On se souvient du rapport dénué de toute spontanéité entre Ulysse et Pénélope. Le mariage réduit au fond la femme au statut de propriété et d’objet de désir, lui retirant la possibilité d’être elle-même agente de son propre désir. Ce n’est pas par hasard si Sade fait de son personnage une femme : en s’appropriant le principe masculin de raison, Juliette s’émancipe à la fois de la nature et de sa condition féminine. Ici, la pensée de Sade annonce quelque chose d’émancipateur qui sera plus tard repris par les philosophies féministes. Par contre, ce qu’il est important de souligner pour Adorno et Horkheimer est l’élément sadique dans le désir masculin, qui justement réduit l’autre à n’être qu’un objet de jouissance. Le fait que la femme s’approprie ce désir ne l’émancipe pas tant qu’elle l’enchaîne au principe de domination masculin. qui lui impose ce que doit être son temps libre. Une telle contrainte n’est pas seulement une contrainte extérieure. Elle se rattache aux besoins des hommes à l’intérieur d’un système fonctionnel. » T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, « Temps libre », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.182. 108 DR, p.115. 109 Ce faisant, pour Adorno, elle déconstruit l’amour autant que le plaisir dans le sexe lui-même : « La neutralisation du sexe, qu’on a cru voir dans la disparition du grand amour, l’annihile là même où il croit se satisfaire sans gêne. » T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, «Tabous sexuels et droits, aujourd’hui », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.80. 51 Pour nos auteurs, c’est la société industrielle qui réduit l’amour « à néant »110. Celle-ci défait nécessairement les liens d’attachement entre les individus, d’abord dans la famille, dans laquelle l’autorité du père n’a plus de poids face à celle du système. Dans cette perspective, il n’y a pas de sens pour la femme de désirer la libération de l’autorité paternelle qu’apportait le mariage traditionnel. La famille devient une extension de l’expérience organisée et l’individu, qu’il soit homme ou femme, ne se réalise que comme « un petit expert, une créature qui doit se débrouiller toute seule »111. L’amour est évacué des relations humaines pour laisser place à une « relation rationnelle, calculatrice, considérée depuis longtemps comme une antique sagesse dans le cercle « éclairé » de Juliette »112. Pour Juliette et ses pairs en effet, autrui peut bien être utilisé au nom de sa propre jouissance personnelle. La sexualité brute, « libérée », devient le seul rapport raisonnable entre les individus en ce qui concerne l’amour : « La conséquence inévitable, déjà implicite dans la séparation cartésienne de l’homme en substance extensive et en substance cognitive est formulée en toute clarté comme destruction de l’amour romantique. Celui-ci est considéré comme un déguisement, une rationalisation de la pulsion physique, « une fausse et dangereuse métaphysique » […] »113 Autant que le naturalisme de Juliette la poussait à réduire les rapports moraux à des simples jeux de force, l’amour romantique est aussi réduit à quelque chose de purement physique. Et pourtant, Adorno et Horkheimer notent que Juliette ignore l’élément d’attachement sentimental retrouvé dans l’acte sexuel : « La beauté d’une gorge, la jolie tournure d’une hanche n’agissent pas seulement sur la sexualité comme de simples faits ahistoriques, purement naturels, mais comme des images contenant toute l’expérience sociale ; dans cette expérience vit l’intention tendue vers quelque chose de différent de la nature, vers l’amour qui ne se limite pas à la sexualité. Mais la tendresse, même la moins physique, est de la sexualité transformée, la caresse d’une main sur les cheveux, le baiser sur le front qui expriment la folie d’un amour spirituel, sont les coups et les morsures pacifiés 110 DR, p.116. Ibid. 112 Ibid. 113 DR, p.117. 111 52 des sauvages australiens accomplissant l’acte sexuel. La séparation entre l’une et les autres est purement abstraite. »114 Pour Adorno et Horkheimer la jouissance ne tend pas seulement vers sa satisfaction bornée, elle fait signe vers la libération de la domination, perpétuée dans sa rationalisation115. Et ce, que cette rationalisation se retrouve dans le mariage ou encore dans les rapports sexuels dénués de tous sentiments. La dissociation entre amour et jouissance, produite par la raison, détruit l’amour et rend le plaisir impossible116. La jouissance contient un élément mimétique qui se réalise dans l’amour, dans l’abandon de soi à ce qui est autre. Il sera important pour Juliette et ses pairs de réprimer cet élément : l’objet de désir doit être abordé sans aucune forme de sentiment ou d’attachement. Après tout, pour eux, il serait irrationnel de s’attacher à un simple corps117. Et pourtant, l’autre n’est jamais qu’un corps – c’est la répression des affects qui est le propre de l’irrationalité sociale qui permet à Juliette d’arriver à cette conclusion. Ce faisant, le rapport de Juliette à la sexualité n’a rien de naturel, même si elle prétend qu’il l’est plus que l’amour romantique. Au contraire, il pointe vers la répression de la nature : « Ce qui est vrai dans tout cela, c’est l’intuition que la dissociation de l’amour est l’œuvre du progrès. Une telle dissociation, qui mécanise le plaisir et déforme la passion en leurre attaque l’amour à son centre vital. En faisant de l’éloge de la 114 Ibid. C’est uniquement en ce sens que l’idée de « libération sexuelle », comme on la connaît à partir de la deuxième moitié du 20e siècle, pourrait avoir un sens. Pour Adorno, celle-ci est un échec : « […] la libération sexuelle n’est qu’apparente dans la société actuelle. Il lui est arrivé ce à quoi la sociologie applique son expression préférée : l’intégration ; tout comme la société bourgeoise maîtrisa la menace du prolétariat en l’intégrant. La société rationalisée, qui repose sur la domination intérieure et extérieure, et réprime le principe de plaisir latent, nuisible à l’éthique du travail et au principe de domination même, n’a plus besoin des règles patriarcales de continence, de virginité, de chasteté. Au contraire, le sexe, suscité et réprimé, orienté et exploité sous les formes innombrables de l’industrie matérielle et culturelle, est absorbé, institutionnalisé, administré par la société – pour mieux le manipuler. » T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, «Tabous sexuels et droits, aujourd’hui », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.79. 116 « Depuis que l’organisation de la vie ne laisse plus de temps au plaisir conscient de lui-même et l’a remplacé par des fonctions physiologiques, le sexe libéré de ses inhibitions s’est lui-même désexualisé. Ce qu’on veut en réalité ce n’est même plus l’ivresse, mais une simple compensation pour la prestation considérée comme superflue et qu’on s’épargnait volontiers. » MM, 107, p.225-226. 117 “Adorno makes a distinction between sexual pleasure that evolves from love, spontaneity and community on one hand, and sexual pleasure that is simply a commodity and available for « conspicuous consumption » by isolated individuals on the other. The only kind of pleasure that one finds in Sade are forms of self-absorbed pleasure.” L. Y. Lee, Dialectics of the body : corporeality in the Philosophy of T.W. Adorno, New York, Routledge, 2009, p.35. 115 53 sexualité génitale et perverse une critique de la sexualité non-naturelle, immatérielle, illusoire, Juliette, la libertine, s’est rangée elle-même du côté de cette normalité qui réduit non seulement le bonheur du septième ciel, mais aussi celui de la présence immédiate. Le débauché dépourvu d’illusion en faveur duquel Juliette se prononce, se transforme grâce à la pédagogie sexuelle, à la psychanalyse et à la thérapeutique hormonale, en homme pratique et communicatif, qui étend jusqu’à la vie sexuelle sa profession de foi en faveur de l’hygiène et du sport.»118 Le bonheur offert par la modernité, celui du plaisir physique, « naturel » et rendu accessible à tous, n’est qu’une parodie de l’utopie pour Adorno et Horkheimer. La jouissance instrumentalisée se paie de l’impossibilité de l’amour. En effet, lorsque le sujet doit se défendre de l’amour pour instrumentaliser adéquatement son plaisir, comme le fait Valmont dans Les Liaisons Dangereuses, il réprime la part en lui-même qui tend vers l’abandon de soi et l’attachement. Valmont, en grand libertin invétéré, perçoit l’amour comme un jeu de force dans lequel celui qui s’attache perd ; dans ce jeu, la sentimentalité est toujours un danger potentiel, une menace à l’intégrité du Moi. La pulsion brute qui s’exprime dans la sexualité supposément naturelle reste celle de l’autoconservation, même lorsque les individus sont en contact – un contact physique, sportif, qui veut l’efficacité maximale – et cherchent à dépasser leur égoïsme mutuel. Nous verrons dans les prochains passages en quoi cette tendance à utiliser autrui dans la jouissance contient une haine latente qui se dévoile dans le sadisme de Juliette. C’est la froideur et la répression de la pulsion mimétique qui explique ce sadisme. Le sadisme signale l’impossibilité du Moi fort de se libérer des contraintes de sa propre identité, à s’abandonner à ce qui est autre. La souffrance infligée à autrui devient la jouissance ultime pour le Moi fort, car elle est déchaînement, abandon qui ne risque plus la perte de soi. Le sadisme est triomphe sur la nature, un triomphe qui démontre la domination que le sujet s’impose à lui-même pour s’adapter à l’irrationalité sociale. Sadisme et haine des minorités Dans la perspective de la raison « émancipée » des personnages de Sade, nous le savons, la morale et l’amour ne sont que des préjugés. Le respect d’autrui, la vertu, la compassion, l’amour de la femme, ne se trouvent pas dans la nature. C’est l’idéologie 118 54 DR, p.118. chrétienne qui pour eux masque la vérité que c’est « sur la violence, quelle que soit la légalité dont elle se marque, que repose en définitive la hiérarchie sociale »119. La raison chez Juliette n’est rien d’autre que l’intériorisation absolue de la domination et se manifeste dans la volonté de détruire systématiquement la nature. Cette volonté dans la modernité finit par se transformer en haine des minorités : pauvres, juifs, intellectuels ou femmes. Glissons d’abord un mot sur la condition minoritaire des femmes « même là où, numériquement, elle est supérieure à l’homme »120. Dans cette conception, la femme est mineure d’abord parce qu’elle est physiquement plus faible que l’homme. Le naturalisme de Sade fait d’elle le membre d’une autre espèce par la différence même de son corps et celui de l’homme, une espèce qui doit être dominée comme le serait du bétail. Le « sujet universel », celui qui détient la « raison », est nécessairement masculin. Adorno et Horkheimer notent que c’est la femme qui est le sexe faible, parce qu’elle subit la réalité du pouvoir : « L’homme en tant que dominateur refuse à la femme l’honneur d’exister comme individu. La femme prise individuellement est un exemple social de l’espèce, représentante de son sexe et c’est pourquoi, entièrement conquise par la logique masculine, elle représente la nature, le substrat d’une subordination sans fin au plan conceptuel, d’une soumission sans fin dans la réalité. La femme en tant qu’être prétendument naturel est un produit de l’histoire qui la dénature. »121 Ils soulignent que l’essence – construite historiquement – de la femme est d’être la porte-parole de l’altruisme et du sentiment : en d’autres termes, elle est irrationnelle, contrairement à l’homme qui est guidé par la raison. Soumise à l’homme, la femme n’est pourtant pas soumise au contrôle que l’homme s’impose à lui-même. En cela, elle est le « négatif de la domination »122 : comme toutes les minorités, elle est plus proche de la nature que l’homme qui s’y refuse. Historiquement, l’homme devait – suivant les préceptes du christianisme déconstruits par l’œuvre de Sade – aimer, protéger et vénérer la femme justement à cause de sa faiblesse et de sa vulnérabilité. Mais l’homme en vient à la mépriser et lui refuser le statut d’individu à part entière. Puisqu’elle ne 119 Ibid. DR, p.119. 121 DR, p.120. 122 MM, 59, p.129. 120 55 réprime pas ses affects, elle ne peut accéder à la raison : elle n’est pas véritablement un sujet. Nous pouvons nous demander ici si ces considérations reflètent toujours la condition féminine au 21e siècle, depuis les avancées du féminisme123. Comme nous en avions discuté plus haut, le personnage de Juliette annonce une féminité qui s’approprie le principe actif du désir masculin, refusant ainsi d’être limitée à n’être qu’un objet passif de désir et d’être reléguée aux limites de la vie privée. Pour Adorno et Horkheimer du moins, quelque chose dans la psyché féminine tend à être de façon inhérente fascinée par l’homme dominant, viril et impassible : « De même que les femmes adorent le paranoïaque impassible, de même les peuples tombent à genoux devant le fascisme totalitaire. […] Ils suivent un homme qui ne les regarde même pas, qui ne les considère pas comme des sujets, mais comme du matériel utilisable à des fins multiples. Comme tous les autres, ces femmes se sont fait une religion des grandes ou des petites positions de forces conquises et se sont réduites elles-mêmes à l’état d’objets malfaisants que la société les condamne à être. […] Le regard non paranoïaque, confiant, leur rappelle l’esprit mort en elles, parce qu’elles ne voient au-dehors que les instruments impassibles de leur propre conservation. »124 Il y aurait donc une sorte de pathologie, un masochisme, chez les femmes qui se donnent aveuglément à l’homme fort. La femme ne donne pas uniquement son corps, mais sa liberté propre, comme l’adepte du fascisme abandonne sa liberté et son esprit critique au système qui le prend en charge. La femme plus émancipée qui garde sa volonté refusera de se donner, ou si elle le fait, ce ne sera que par feinte et calcul. Adorno note que se donner, pour une femme, signifie toujours une forme de perte : « la société continue d’expliquer le don qu’une femme fait d’elle-même par la situation de victime dont elle a libéré les femmes »125. La féminité, qui serait le signe de la passivité et de l’abandon de soi, n’est pas comprise par la civilisation comme autre chose qu’une marque honteuse. Le caractère féminin finit au fond par adopter le rôle que la civilisation 123 Sur la réception féministe de La dialectique de la raison, voir le chapitre Avoiding the Sirens : Women in the Dialectic of Enlightenment dans L. Y. Lee, Dialectics of the body : corporeality in the Philosophy of T.W. Adorno, New York, Routledge, 2009 ainsi que le receuil dirigié par R. Heberle, Feminist interpretations of Theodor Adorno, University Park, Pennsylvania State Universit y Press, 2006. 124 DR, p.199. 125 MM, 55, p.123. 56 patriarcale lui donne, celui d’être un être malfaisant et corrupteur qui doit être dominé et puni afin de garder les hommes de la nature. Ce n’est pas par hasard si la pensée de Nietzsche tend à réduire la femme au substrat de la domination. En cela, sa pensée perpétuait l’oppression historique de la femme126. Les minorités présentent donc l’image de la faiblesse, une image qui rappelle la nature réprimée. Cette image évoque au sujet fort la haine et le dégoût : « les signes d’impuissance, les mouvements brusques et mal coordonnés, l’angoisse de la créature, la confusion, suscitent l’envie de tuer »127. Le faible, qu’il soit une femme ou un juif, subit la répression extérieure autant que le fort subit la répression intérieure. Le sujet fort, en se dominant lui-même, reproduit cette domination sur autrui, sur celui qui ne sait se maîtriser : « Tout ce qui est en état d’infériorité attire l’agression : on éprouve la plus grande des joies à humilier ceux que le malheur a frappés. Moins il y a de risque pour celui qui se trouve en état de supériorité, plus il prendra plaisir à la torture qu’il est sur le point d’infliger : ce n’est que devant le désespoir total de la victime, que la domination devient jouissance ; elle triomphe quand son principe, la discipline, est réfuté. »128 La force du sujet se manifestant dans l’apathie, toute forme de sensibilité suggère une nature non dominée. C’est la nature qu’on cherche à éradiquer en opprimant le plus faible. La souffrance du plus faible rappelle au sujet fort sa propre origine naturelle et passive, quelque chose qu’il ne peut justement pas accepter. Adorno et Horkheimer voient dans le sadisme, dans l’action qui fait souffrir autrui avec plaisir, une façon pour le Moi de réaffirmer sa supériorité sur la nature129. Mais pourtant, la nature s’exprime 126 « Que Nietzsche par ailleurs si persévérant se soit tu devant [les femmes] pour adopter sans la vérifier et sans la mettre lui-même à l’épreuve l’image féminine produite par la civilisation chrétienne – dont il se méfiait par ailleurs si totalement – finit par soumettre malgré tout sa pensée à l’empire de la société bourgeoise. » MM, 59, p.129. 127 DR, p.120. 128 DR, p.121. 129 Le sadisme est l’envers de l’idéal fasciste de virilité et de dureté, produit par la tradition autoritaire : « Cette idée, selon laquelle la virilité consiste en un maximum d’aptitudes à supporter, servait depuis longtemps de masque à un masochisme qui – la psychologie l’a montré – ne s’associe que trop facilement au sadisme. La dureté tant valorisée à laquelle on doit être entraîné signifie purement et simplement l’indifférence envers la souffrance. Et elle ne fait pas tellement la différence entre sa propre souffrance et celle des autres. Celui qui est dur envers soimême acquiert le droit d’être dur envers les autres et se venge de la souffrance dont il ne pouvait pas montrer les manifestations, qu’il devait refouler. » T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. 57 malgré tout dans le sujet fort à travers la jouissance de faire souffrir, ce qui lui permet de se libérer de la discipline rationnelle dans la haine et la rage. Ainsi plus le sujet cultive l’insensibilité et la froideur, plus les débordements de sa colère seront incontrôlés et destructeurs. La force de Juliette est donc purement réactive, bestiale et barbare, n’ayant rien d’une raison émancipée comme elle continue de le prétendre. Au final, c’est « comme si la civilisation aboutit de nouveau aux terreurs de la nature »130. C’est toujours le naturalisme, produit de la raison « éclairée », qui justifie la violence de Juliette. C’est aussi la raison entendue en ce sens qui est à l’origine de l’antisémitisme pour Adorno et Horkheimer : « le comportement antisémite se produit dans les situations où les hommes aveuglés et privés de leur subjectivité sont lâchés en tant que sujets »131. Privés de leur subjectivité, mais ayant intériorisé la domination comme le propre de leur raison. Dans l’antisémitisme fasciste la destruction se décharge sur les victimes et les innocents, simplement parce qu’ils sont tels, parce qu’ils ne sont pas intégrés à la masse dominante qui reste elle-même dominée par l’État totalitaire. La haine rationalisée ne trouve jamais satisfaction, elle devient sa propre fin. Pour le fasciste, la nature est une provocation, le refus d’un bonheur qui est maintenant totalement inaccessible à sa raison entièrement détachée de la pulsion mimétique. L’intellectuel aussi présente cette image du bonheur, parce qu’il ne travaille pas physiquement. Puis, dans cette furie de l’activité et du ressentiment propre au fascisme, « tout ce qui contente de végéter doit être exterminé. Les réactions de fuite désordonnées et régulières des animaux inférieurs, les circonvolutions de la cohue, les gestes convulsifs des victimes torturées représentent ce qui, dans la vie toute nue, ne peut jamais être complètement dominé : le réflexe mimétique »132. L’utopie révélée négativement Le développement du présent chapitre nous amène à la conclusion suivante : que le monde moderne pour Adorno est fondamentalement mauvais 133. Celui-ci est Kaufholz, «Éduquer après Auschwitz », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.212. 130 DR, p.122. 131 DR, p.180. 132 DR, p.192. 133 C’est sur cette constatation que débute l’ouvrage de F. Freyenhagen : “This world is fundamentally wrong, bad, even ill and pathological. This is a substantive claim about the (moral) nature of this world. It can be connected to epistemic negativism. In fact, in Adorno’s case it is 58 entièrement dominé par l’impératif aveugle de la raison instrumentale, qui mutile le potentiel des sujets en les plongeant dans une attitude paranoïaque et dans le sadisme. La question que nous devrons nous poser alors sera la suivante : est-il possible de construire une morale sur une telle négativité? Quel critère Adorno peut-il avancer pour déterminer ce qu’il en serait du bien si la totalité n’est productrice que de la catastrophe134? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord avancer la constatation centrale de la philosophie morale adornienne : que nous ne détenons pas une connaissance claire du bien, mais uniquement du mal : "We may not know what absolute good is or the absolute norm, we may not even know what man is or the human or humanity – but what the inhuman is we know very well indeed. I would say that the place of moral philosophy today lies more in the concrete denunciation of the inhuman, than in vague and abstract attempts to situate man in his existence."135 C’est l’expérience du mal radical retrouvée dans le fascisme et représentée dans l’œuvre de Sade qui permettra, par contraste, de déterminer un horizon moral positif pour la philosophie. C’est la pulsion mimétique réprimée qui sera à la source de cet horizon, sans qu’elle soit en elle-même porteuse d’une norme absolue. La raison, comme expression du principe d’identité qui réprime entièrement la nature, contient aussi en elle-même la possibilité de la conscience de ce qui a été réprimé. La civilisation contient le potentiel d’une telle conscience : « If the image of an advancing humanity reminds of us a giant who, after sleeping from time immemorial, slowly bestirs himself and then storms forth, trampling down thus connected : according to him, we cannot know what human potential and good is because this world realises the bad and supresses this potential.” F. Freyenhagen, Adorno’s practical philosophy : living less wrongly, New York, Cambridge University Press, 2013, p.4. 134 La critique d’Habermas envers la philosophie adornienne se fonde essentiellement sur le constat qu’elle réduit la modernité au simple principe de conservation de soi, ce qui la rend incapable d’en dévoiler le potentiel émancipateur. Effectivement, la conception de l’histoire chez Adorno est toute entière renvoyée à une lutte irrationnelle pour la survie et le pouvoir : « aucune histoire universelle ne conduit du sauvage à l’humanité civilisée, mais il y en a très probablement une qui conduit de la fronde à la bombe atomique » T.W Adorno, trad. fr. G. Coffin, J. Masson, O. Masson, A. Renaut et D. Trousson, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p.250. Références futures : « DN ». Bien que la critique d’Habermas nous semble fondée, nous verrons dans le chapitre suivant que la morale d’Adorno ne se limite pas à un pessimisme face à la modernité. 135 .W. Adorno, trad. R. Livingstone, Problems of moral philosophy, Stanford, Stanford University Press, 2001, p.175. Références futures : PMP. 59 everything that gets in his way, his rude awakening is the only potential for maturity. »136 Pour Adorno et Horkheimer, c’est donc uniquement en dévoilant le potentiel destructeur d’une raison dominatrice, par l’effort de la raison elle-même, que la philosophie morale peut encore subsister. Adorno dira que c’est uniquement lorsque le sujet prend conscience de son origine naturelle qu’il peut agir de façon morale : “Any being that stands outside nature and might be described as a human subject can be said to possess consciousness of self, the capacity for self-reflection in which the self observes : I myself am part of nature. By virtue of that fact the human subject is liberated from the blind pursuit of natural ends and becomes capable of alternative action.”137 Cet argument est paradoxal : Adorno affirme que c’est en assumant sa nature que l’on peut s’élever au-dessus d’elle. Ce n’est donc pas la seule raison qui démarque le sujet de la nature – son essence en tant qu’être rationnel, selon la tradition philosophique présente chez Kant – mais le type du rapport qu’il entretient à elle. La dialectique de la Raison démontre en quoi ce rapport, dans la modernité, est destructeur – tout en impliquant qu’il pourrait être autre, par la conscience du sacrifice et de la répression. C’est en ce sens que l’œuvre du Marquis de Sade permet à la raison de prendre conscience de sa propre force de destruction : « effrayée à la vue de son image dans son propre miroir, cette pensée ouvre une perspective sur ce qui est situé bien audelà d’elle-même. »138 Elle est plus constructive pour la pensée morale que l’optimisme des philosophes des Lumières, qui posent que le propre de l’émancipation est dans la domination : « Le fait de ne pas avoir masqué, mais d’avoir proclamé à haute voix l’impossibilité de produire contre le meurtre un argument de principe qui soit fondé sur la raison, a alimenté la haine avec laquelle précisément les progressistes d’aujourd’hui poursuivent encore Sade et Nietzsche. L’un et l’autre ont pris la science au mot, tout autrement que le fit le positivisme logique. Le fait qu’ils insistent tous deux sur la ratio, de façon plus décisive encore que le positivisme, signifie implicitement qu’ils veulent libérer de son cocon l’utopie contenue dans toute grande philosophie, 136 “T.W. Adorno, trad. R. Livingstone, History and freedom, Cambridge, Polity Press, 2006, p.151. 137 PMP, p.104. 138 DR, p.126. 60 comme elle l’est dans le concept kantien de raison : l’utopie d’une humanité qui, n’étant plus dénaturée à ses propres yeux, n’a plus besoin de dénaturer quoi que ce soit. »139 C’est l’image négative d’une vie gouvernée uniquement par la domination qui permet de saisir ce que serait l’utopie. Celle-ci ne se retrouve pas dans le principe bourgeois de raison, qui en lui-même est porteur de l’immoralité privée de Juliette qui se reproduit publiquement dans le monde totalitaire. Nous avons vu dans ce chapitre ce qu’il en était du caractère pathologique140 de la subjectivité moderne, réduite au principe d’identité. Nous verrons dans le prochain chapitre comment Adorno thématise l’utopie comme étant l’au-delà de ce principe. Ulysse devait faire face à une nature aveugle ; Juliette pour son compte réduit la nature au substrat de la domination. C’est un rapport à la nature qui ne serait ni aveugle ni dominateur que la morale adornienne voudra élaborer. 139 DR, p.127. Adorno fait un lien direct entre cet aspect pathologique de la raison et le concept de névrose dans la psychanalyse. La névrose est l’expression négative de la liberté du sujet, la liberté étant pour Adorno le propre de l’utopie : « Le contenu véritable des névroses, c’est toujours d’administrer au moi, à l’intérieur de lui-même, la preuve de sa non-liberté – preuve qui réside dans l’élément étranger au moi, dans le sentiment du « ça-n’est-quand-même-pas-cela-que-jesuis », à l’endroit où s’arrête sa maîtrise sur la nature interne. » DN, p.268-269. 140 61 3. La subjectivité au-delà du principe d’identité Dans ce dernier chapitre, nous aborderons la morale adornienne. La question de la morale doit ici être comprise au sens classique, au sens d’une doctrine de la vie juste. Dans un mouvement que nous pourrions qualifier d’aristotélicien141, Adorno comprend la vie bonne comme une unité entre la raison et la nature. C’est dans une telle unité qu’Adorno perçoit la possibilité du bonheur pour le sujet, le bonheur ici compris comme fin en soi universelle pour tous les hommes. Il s’agira pour le sujet d’être réconcilié d’abord avec sa propre nature intérieure, avec ce qu’Adorno nomme le corps ou la pulsion mimétique, et également avec la nature extérieure, le non-moi. C’est la figure d’autrui, en tant qu’élément irréductible à la subjectivité, qui surgit de cette réconciliation lorsque le sujet ne réduit plus ce qui lui est différent (la nature comme environnement ou les individus particuliers) aux limites de son Moi. En cela, Adorno pense la vie bonne comme un ordre dans lequel l’homme serait une fin pour l’homme, comme une paix pour tous les sujets rendue possible par la communication du différent. Cette idée du règne des fins nous rappelle la morale kantienne, avec laquelle Adorno entrera en étroit dialogue afin de déployer sa propre philosophie morale. Comme nous l’avons vu précédemment, la composante d’autonomie chez Kant tend à dégénérer lorsqu’elle est fondée exclusivement sur la raison. Adorno tentera quand même de la sauvegarder, dans la mesure où pour lui le bonheur n’est possible que par l’autonomie du sujet. Il voudra toutefois montrer que cette autonomie, bien comprise, est impossible sans un élément qui serait considéré hétéronome chez Kant. Sa philosophie cherche en ce sens à surmonter la subjectivité tout en la préservant, c’est-à-dire démontrer que la subjectivité ne se limite pas au principe d’identité, au Moi comme l’instance aveugle de domination de la nature. L’autonomie réelle du sujet exige justement cette considération pour le non-moi, une considération pour la nature qui rendra possible le bonheur. Si chez Kant c’est la raison qui devait permettre l’accord de l’humanité, chez Adorno ce sera plutôt le bonheur lui-même qui permettra cet accord. L’autonomie du sujet sera donc liée à sa capacité au bonheur, une capacité rendue possible par la communication entre le corps et la raison, entre soi et autrui. Elle se déploiera dans un nouvel impératif catégorique : « faire en sorte qu’Auschwitz et tout 141 Sur le rapport entre Adorno et Aristote, voir le chapitre « Adorno’s negative aristotelianism » dans F. Freyenhagen, Adorno’s practical philosophy : living less wrongly, New York, Cambridge University Press, 2013. 62 ce qui lui ressemble ne se reproduisent plus jamais »142. Cet impératif, tout en devant préserver tous les sujets d’une souffrance corporelle insoutenable, devra également leur permettre de penser l’utopie, entendue comme un monde dans lequel la souffrance absurde n’aurait plus cours, dans lequel tous les besoins matériels seraient comblés. L’utopie est également pour Adorno dans la possibilité de s’ouvrir aux nouvelles expériences, au-delà du principe de conservation de soi qui qualifie historiquement la constitution de la subjectivité. L’ouverture à l’expérience ira de la capacité du sujet à penser l’utopie elle-même jusqu’à l’espoir de l’immortalité, jusqu’à la conviction que la perte du Moi ne signifie pas le néant. La vie bonne comme réconciliation du différent Adorno pense une doctrine de la vie juste, une vie qui vaudrait la peine d’être vécue, une vie dite véritablement humaine, heureuse et émancipée. La vie bonne chez Adorno doit être comprise comme réconciliation du dualisme qui oppose raison et nature. Il est question d’une vie qui est en harmonie à la fois avec elle-même et avec son environnement. Plus précisément, une vie bonne implique la réconciliation entre bonheur et devoir moral. Dans une telle vie, le bonheur devient le sens même de la vie humaine ; au sens aristotélicien, le bonheur est ce qui vaut en soi, ce qui doit être recherché pour lui-même143. La pensée morale d’Adorno détermine ainsi, à l’instar d’Aristote, le bonheur comme la fin de la vie elle-même et l’accomplissement ultime de l’humain. Cette figure du bonheur peut sembler surprenante pour une pensée radicalement critique comme la sienne, mais elle y est pourtant omniprésente. Le bonheur pour lui fait annonce l’utopie, qui est en quelque sorte l’idéal régulateur de sa pensée, au sens 142 DN, p.442. « En ce qui concerne le fait de se suffire à soi-même, voici quelle est notre position : c’est ce qui, pris à part de tout le reste, rend la vie désirable et n’ayant besoin de rien d’autre. Or tel est, à notre sentiment, le caractère du bonheur. » Aristote, trad. J. Tricot, Éthique à Nicomaque, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1997, p.56. Nous verrons plus loin que pour Adorno, c’est le plaisir somatique qui détient le caractère de ce qui n’a « besoin de rien d’autre » ; voir la sous-section Espoir et ouverture : l’expérience métaphysique. 143 63 kantien du terme. L’utopie ne procède pas d’un sens absolu et certain que l’humanité peut se donner à elle-même, mais plutôt d’une possibilité fragile et vulnérable144. Adorno n’en traite que de façon furtive, avec ce que nous pourrions appeler une certaine pudeur. Contre l’absurde existentiel145, le bonheur est plénitude de sens, mais il ne peut être nommé : « Il arrive au bonheur exactement ce qui arrive à la vérité : on ne le possède pas, on est dedans. Le bonheur, en effet, c’est se sentir enveloppé, réminiscence de la sécurité éprouvée dans le ventre maternel. C’est aussi la raison pour laquelle ceux qui sont heureux ne le savent pas. Pour voir le bonheur il faudrait en sortir : ce serait comme une naissance. Celui qui dit qu’il est heureux ment et, en invoquant le bonheur, il pèche contre lui. Seul celui qui dit : j’étais heureux, lui est fidèle. La seule relation de la conscience au bonheur est la gratitude : c’est là que réside son incomparable dignité. »146 Toute la critique adornienne de la subjectivité que nous avons vue jusqu’à maintenant implique cette possibilité du bonheur pour le sujet, laquelle doit être un dépassement de sa propre constitution historique. Pour Adorno, l’histoire dicte que l’essence du sujet, jusqu’à l’état actuel, est dans le principe d’identité. Sa philosophie qui dévoile cette essence construite historiquement veut également la surpasser et c’est dans le bonheur qu’il en verra la possibilité. Celui-ci était toujours refusé au sujet dans la mesure où dans sa constitution même, il devait s’en garder pour rester égal à lui-même. Nous faisons référence ici à l’épisode d’Ulysse face aux sirènes et à la problématisation de l’idéal de l’amour, un bonheur toujours impossible pour le sujet fort, c’est-à-dire qui ne peut se laisser aller à la pulsion mimétique. Logiquement donc, pour que le bonheur soit possible, le sujet devra dépasser sa propre tendance identitaire, cette tendance qui l’oppose au monde et à autrui. Cette figure du ventre maternel évoquée plus haut implique un rapport au monde où le conflit n’est plus présent, où il y a une unité entre le 144 Le lien entre la vulnérabilité et l’utopie s’explique par le rôle central qu’Adorno octroie au corps et à la souffrance ; nous aborderons ce point dans la section L’importance du corps et de la compassion. Sur la fragilité du sens chez Adorno, qui se trouve dans la petitesse : « L’indigence du lever du soleil dans la Symphonie alpine de Richard Strauss ne résulte pas seulement de la banalité des séquences, mais de sa splendeur même. Car aucun lever de soleil, même en montagne, n’est pompeux, triomphant, impérial ; il se manifeste au contraire imperceptiblement et timidement comme l’espoir que tout pourrait encore s’arranger, et c’est justement l’insignifiance de la plus puissante des lumières qui nous émeut et nous bouleverse. » MM, 72, p.150-151. 145 Pour la question de l’absurde existentiel, voir notre section Matérialisme et métaphysique. 146 MM, 72, p.151. 64 sujet et le monde. Cette unité serait rendue possible par la libre expression de la pulsion mimétique qui ne serait plus restreinte par l’exigence de la civilisation. Ici il faut faire attention, puisque l’image du ventre maternel pourrait évoquer un monde primitif, en deçà du principe d’individuation – le monde des Lotophages –, mais ce n’est pas du tout cela qu’Adorno a en tête. Le bonheur pour lui signifie plutôt la paix entre les sujets et il en parlera sous les termes de la réconciliation du différent147 : ”Were speculation concerning the state of reconciliation allowed, then it would be impossible to conceive that state as either the undifferentiated unity of subject and object [(la nature – Jbp.)] or their hostile antithesis : rather it would be the communication of what is differentiated. Only then would the concept of communication, as an objective concept, come into its own. The present concept is so shameful because it betrays what is best – the potential for agreement between human being and things – to the idea of imparting information between subjects according to the exigencies of subjective reason. In its proper place, even epistemologically, the relationship of subject and object would lie in a peace achieved between human beings as well as between them and their Other. Peace is the state of differentiation without domination, with the differentiated participating in each other.”148 Cela signifie pour Adorno que le dépassement de la subjectivité nécessite ultimement son maintien149. Le concept de communication implique la différenciation entre les individus, il implique que ceux-ci n’agissent pas purement sous l’impulsion de la mimésis150. La conception adornienne du bonheur n’implique donc pas l’effacement 147 La citation qui suit concerne le rapport du sujet à l’objet dans l’effort de connaissance. Nous ne voyons pas de démarcation claire entre une telle considération épistémologique et le rapport à la nature qu’Adorno met au centre de la moralité. Le rapport du sujet connaissant, celui d’être ouvert à l’objet sans le réduire à ses propres critères, est pensé en parallèle à celui de l’ouverture morale à la différence. 148 T.W. Adorno, trad. H.W. Pickford, “Subject and Object”, Critical models : Interventions and Catchwords, Columbia University Press, New York, 1998, p.257. Nous citons la traduction anglaise qui nous semble plus exacte que la version française, qui au lieu de parler du « state of reconciliation » évoque un « état au-delà de la réconciliation ». Un tel état ne fait pas sens dans la philosophie d’Adorno, c’est la réconciliation elle-même qui est communication du différent. 149 Adorno veut défaire « l’illusion d’une subjectivité constitutive », en utilisant les moyens de l’identité, de la « logique », c’est-à-dire dans un effort d’autocritique. « Avec les moyens de la logique, [la dialectique négative] tente d’avancer au lieu du principe de l’unité et de la toutepuissance du concept souverain [(de la subjectivité)], l’idée de ce qui échapperait à l’emprise d’une telle unité. » DN, p.8. 150 Comme nous le disions dans notre premier chapitre, la mimésis chez Adorno n’est pas une force morale en soi positive. En effet, dans le fascisme, la mimesis instrumentalisée prend une tournure clairement problématique : « La signification des emblèmes fascistes, de la discipline 65 de l’individu dans une totalité, qu’elle soit naturelle, divine ou politique ; elle exige le maintien de la raison pour la formation de l’humanité, ce qui est tout à fait dans l’esprit des philosophes des Lumières. La raison ici entendue comme raison supra-individuelle et non uniquement subjective, comme le mentionne Adorno dans la citation précédente. Une raison, en d’autres termes, émancipée des impératifs de survie et de pouvoir. Nous avons analysé dans le chapitre précédent en quoi la raison chez le plus grand représentant des Lumières, Kant, tendait pour la Théorie critique à escamoter cette émancipation. La raison pour Adorno devra plutôt tendre vers la communication du différent, vers la recherche d’une réconciliation entre elle-même et ce qui lui est autre. Une telle réconciliation est conçue par Adorno dans l’établissement du lien entre l’individu et l’universel. Perte d’unité et critique de l’éthique d’adaptation Comme Kant, Adorno affirme le primat de la morale pour la philosophie. Il dit que la question « que dois-je faire? » est la question véritablement cruciale de la philosophie en général151. Mais rien n’est plus problématique, et donc plus profondément philosophique, que la morale pour Adorno. Malgré sa profonde conviction que l’humanité, pour se réaliser, doit aspirer à la vie bonne, il est le premier à affirmer que celle-ci n’a plus rien d’évident pour nous. Le problème est d’abord que la moralité n’a plus de fondement indubitable sur laquelle elle pourrait se fonder, que ce soit le dogme religieux ou la loi naturelle. La moralité devient la source d’un malaise puisqu’on la dévoile comme l’expression de mœurs particulières qui ne sont pas en elles-mêmes garantes de la vie bonne152. Cette constatation poussait Kant à reconduire la possibilité de la morale dans l’autonomie du sujet. Nous savons qu’Adorno se refuse à cette tentative, car la raison chez Kant est pour lui l’équivalent de la domination historique. Et pourtant, comme nous l’avons affirmé plus haut, Adorno insiste comme Kant sur la centralité de la raison pour la moralité. Il accepte donc le point de départ de la philosophie kantienne, celui que la morale ne peut se fonder sur une unité métaphysique rituelle, des uniformes et de tout l’appareil qui semble irrationnel à première vue est de favoriser un comportement mimétique. » DR, p.193. 151 « ”What shall we do?” […] is the crucial problem of philosophy. » PMP, p.3 152 “[…] the concept of morality is problematic because it postulates a harmony between the customs in a country and the moral, ethically correct behaviour, the moral life of the individual.” PMP, p.12. 66 qui est en dehors du domaine de la raison. En effet, la perte de cette unité n’est pas problématique pour Adorno, au contraire, elle est la source de l’émancipation 153. La recherche d’un fondement indubitable à la morale n’est pour lui que le corrélat d’une mentalité autoritaire154. Pour comprendre pourquoi la morale est problématique pour Adorno, il faut surtout faire référence à son affirmation qu’il « ne peut pas y avoir de vraie vie [de vie bonne] dans un monde qui ne l’est pas»155. C’est-à-dire : comment espérer vivre une vie morale dans un monde structuré par la domination, en d’autres termes, par le primat de la raison subjective, l’exploitation, la guerre et l’inégalité? Il semblerait que dans un tel monde, personne n’a véritablement les mains propres. Face à cette situation, la tentation de se couper du monde semble peut-être la plus attirante. Cela équivaudrait à considérer que la recherche de la vie bonne ici-bas est vaine. Adorno souligne dans l’introduction à Minima Moralia que tout l’appareil de l’intelligentsia de son époque tend à alimenter le pessimisme face à la vie juste : « Le triste savoir dont j’offre ici quelques fragments à celui qui est mon ami concerne un domaine qui, il y a maintenant bien longtemps, était reconnu comme le domaine propre de la philosophie ; mais depuis que cette dernière s’est vue transformée en pure et simple méthodologie, il est voué au mépris intellectuel, à l’arbitraire sentencieux et, pour finir, à l’oubli : il s’agit de la doctrine de la vie juste. »156 153 La philosophie d’Adorno, dès ses premiers moments, refuse à la fois que la raison ait accès à l’absolu et l’identification de la raison avec l’absolu. On le note dans sa conférence inaugurale de 1931 : « celui qui choisit aujourd’hui de faire de la philosophie son métier doit renoncer dès l’abord à l’illusion qui accompagnait autrefois les projets philosophiques : à savoir qu’il est possible de saisir la totalité du réel par la force de la pensée». Adorno, « L’actualité de la philosophie », Tumultes, 2001/2-2002-1 no 17-18, p.152. Il s’agit pour nous de comprendre qu’il n’y a aucune nostalgie de la tradition et de l’unité métaphysique perdue chez Adorno. Dans son dialogue avec A. Gehlen, Adorno s’oppose à l’idée que c’est une trop grande liberté, un manque de repères, qui serait à la source d’un quelconque malaise de la modernité. Au contraire, ce besoin de repères représente pour lui la faiblesse d’un sujet qui a un besoin désespéré d’une tutelle. « Il serait temps de dénoncer l’image du monde vidé de sens, laquelle, d’emblème de la nostalgie qu’elle était, a dégénéré en slogan des enragés de l’ordre. » DN, p.343. 154 Adorno refuse le problème du relativisme moral, qu’il considère être la face cachée de l’absolutisme : « [I] truly believe that [relativism] is in great measure a pseudo-problem – to use another much-abused term. For the positive nature of beliefs, of ideologies, that prevail here and now is not relative at all. They confront us every moment as binding and absolute. And the criticism of these false absolutes – or what Hegel, the young Hegel, called ‘the positive nature of prevailing moral beliefs’ – is much more urgent than the quest for some absolute values or other, fixed in eternity and hanging from the ceiling like herrings, which would enable us to transcend this relativism with which, as real living people who are attempting to live decent lives, we have absolutely nothing to do.” PMP, p.175. 155 MM, 18, p.48. 156 MM, p.9. 67 Pour la pensée philosophique, de l’ontologie jusqu’au positivisme157, la morale perd l’importance centrale qu’elle détenait jadis dans la tradition philosophique. La question de la liberté ou la non-liberté du sujet, qui est pour Adorno au centre de la moralité, est considérée par ces philosophies comme étant un faux problème : « un tabou sémantique étouffe les questions de fait comme si elles n’étaient que des questions de signification ; la réflexion préliminaire dégénère en interdit de la réflexion »158. Pour expliquer le lien entre la liberté et la vie juste, nous devons comprendre que la morale pour Adorno concerne le rapport entre l’individu et l’universel : « the central problem of moral philosophy […] is the relationship of the particular interests, the behaviour of the individual, particular human being and the universal that stands opposed to it. »159. Cela signifie que la morale n’est rien d’autre que le rapport de médiation entre la liberté individuelle et la société. Si la philosophie de son époque daigne encore se préoccuper de morale, Adorno note qu’elle choisit plutôt de parler d’éthique : « This conception of ethics contrives to undercut the question that should form the basis of every deeper reflection on moral or ethical questions, namely, the question whether culture, and whatever culture has become, permits something like the good life, or whether culture is a network of institutions that actually tends more and more to thwart the emergence of such a righteous living. »160 La tâche de la philosophie morale est pour Adorno d’éclairer la tension insoluble entre individu et universel, sans chercher à la désarmer abstraitement. Ce qu’il nomme éthique ignore la difficulté à concilier l’individu et l’universel, puisqu’on suppose d’emblée une harmonie entre les deux. Elle ne se pose plus la question de savoir si la vie bonne est possible, elle ne se pose pas non plus la question à savoir si la société elle-même pourrait être irrationnelle. Adorno reprochait donc à cette éthique 157 Pour la critique parallèle du positivisme et de l’ontologie, voir T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, « À quoi sert encore la philosophie», Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984. 158 DN, p.255. 159 PMP, p.18. 160 PMP, p.14. 68 d’abandonner la réflexion critique sur la société161. Cela réduit la moralité à n’être qu’une éthique de l’adaptation à ce qui est. Cette réduction se produit en deux temps, dans la liquidation à la fois de l’individu et de l’universel. D’abord c’est l’individu qui s’efface devant la totalité dans le fascisme et le capitalisme industriel. L’éthique entendue comme l’adéquation aux mœurs contient un élément répressif qui empêche l’individu d’atteindre la vie bonne. C’est en ce sens qu’Adorno dira que ce qui est individuel est uniquement ce qui est mutilé par la totalité : « celui qui veut savoir la vérité concernant la vie dans son immédiateté, il lui faut enquêter sur la forme aliénée qu’elle a prise, c’est-à-dire sur les puissances objectives qui déterminent l’existence individuelle au plus intime d’elle-même. »162 Cet élément répressif se reproduit également du côté de l’individu, dans le discours même sur la liberté individuelle : “And I must tell you from the outset – to forestall any misunderstandings – that it would be quite wrong and a crude mistake if in this conflict between universal and the particular we were to place all the blame on the side of the universal from the outset, and attribute all the good to the individual. […] the very same mechanisms of repression and force are at work in the claims of the individual, in the self-assertion of the individual, that the individual is wont to encounter in his relation to society.”163 C’est donc aussi l’universel qui est liquidé, notamment dans l’idéologie de l’authenticité, qui tend à nier l’aspect social de la moralité. Dans l’authenticité, l’enjeu moral en vient à être la simple cohérence interne de l’action du sujet. L’essentiel est avant tout pour l’individu d’être « lui-même », responsable, d’assumer son choix et il pourra de la sorte être considéré comme éthique. La critique du concept d’authenticité chez Adorno vise la philosophie de Heidegger et son déploiement dans la psychologie existentielle, qu’il comprend comme le fait d’être égal à soi-même : “hence by acting in accordance with one’s ethos, one’s nature, mere existence, the fact that one is ‘constituted’ one way rather than another, becomes the yardstick of behavior”164. Dans la 161 “Ethical conduct or moral and immoral conduct is always a social phenomenon – in other words, it makes absolutely no sense to talk about ethical or moral conduct separately from relations of human beings to each other, and an individual who exists purely for himself is an empty abstraction.” PMP, p.19. 162 MM, p.9. 163 PMP, p.18. 164 PMP, p.14. 69 mesure où la vie bonne pour Adorno implique un dépassement du principe d’identité, on peut comprendre en quoi il doit s’opposer à une telle conception, car elle élève pour lui le Moi au niveau d’un principe philosophique : « Le principium individuationis, en tant que principe opposé à l’individuel singulier et qui est, en revanche, l’essence propre de celui-ci, l’unité dialectique jadis hégélienne du général et du particulier, devient une relation de propriété. Ce principe reçoit rang et droit d’a priori philosophique »165. L’individu mutilé par l’irrationalité de l’universel finit par reproduire cette irrationalité en rejetant toute forme d’universalité. Nous pourrions affirmer que c’est dans ce sens que la culture libérale tend à penser le bonheur comme étant une affaire privée, essentiellement opaque à la réflexion philosophique, dépendante des goûts relatifs de chaque individu166. C’est justement cette opacité qu’Adorno tente de percer en avançant une doctrine de la vie bonne. Le savoir mélancolique La vie bonne pour Adorno doit donc faire résistance à la tendance répressive retrouvée à la fois dans l’universel et dans l’individu, qui s’exprime dans le principe d’identité. Elle doit tendre vers l’harmonie entre ces deux principes et non dans l’élévation d’un absolu auquel l’individu devrait se soumettre ou encore l’intérioriser en s’élevant lui-même comme absolu. Cette harmonie, Adorno la pense comme espoir et utopie. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’espoir à la fin de ce chapitre, que nous associerons à la figure de Beethoven. Nous voulons ici faire une référence à Nietzsche – qu’Adorno considérait être le philosophe qui l’avait le plus influencé167 – qui voit l’espoir d’un œil critique. Pour lui, il fallait que l’homme abandonne l’espoir d’une autre vie, de l’immortalité, pour réaliser l’importance de sa condition présente. Cela le poussait à prôner l’amor fati, l’amour de ce qui est. Celui qui serait véritablement heureux ne 165 T.W. Adorno, trad. fr. É. Escoubas, Jargon de l’authenticité, Paris, Payot, 2009, p.150. Axel Honneth thématise l’opposition entre les philosophies normatives de la justice, issues de la culture anglo-saxonne, et une théorie critique de la société. Voir par exemple A. Honneth, trad. fr. O. Voriol, « Les pathologies du social », La société du mépris, Paris, Éditions La Découverte, 2008, p.39-100. Les premières ne seraient pas concernées par ce qu’il nomme les pathologies sociales, l’élément souterrain que la philosophie morale adornienne cherche justement à faire ressortir en insistant sur l’antagonisme entre individu et universel. 167 “It is not at all my intention to score points off Nietzsche since, to tell the truth, of all the socalled great philosophers I owe him by far the greatest debt – more even than to Hegel.” Idem, p.172. 166 70 lutterait pas contre l’état des choses, il voudrait même qu’elles se reproduisent éternellement. Nous choisissons d’y voir une figure de l’éthique de l’adaptation contre laquelle la morale adornienne veut résister168. Pour Adorno, l’important n’est pas d’aimer ce qui est, mais plutôt d’aimer ce qui pourrait être : « En érigeant en valeur suprême les faits inéluctables simplement parce qu’ils sont, ne commettons-nous pas la même erreur que ceux à qui [Nietzsche] reproche de conclure de l’espoir à la vérité? S’il condamne à l’asile le « bonheur procuré par une idée fixe », nous pourrions bien, quant à nous, chercher l’origine de l’amor fati dans les prisons. Quiconque ne voit ni n’a plus rien à aimer finit par se réfugier dans l’amour pour les murs de pierre et les fenêtres grillagées. Dans les deux cas agit la même adaptation ignominieuse où, pour endurer l’horreur de monde, on finit par attribuer de la réalité aux désirs et un sens à une coercition qui n’en a pourtant pas. Le renoncement s’humilie devant la domination – et ce dans le credo quia absurdum autant que dans l’amor fati, qui exalte ce qu’il a de plus absurde. Pour finir l’espoir, tel qu’il émerge de la réalité en luttant contre elle pour la nier, est la seule manifestation de la vérité. Sans l’espoir, l’idée de la vérité serait à peine pensable et c’est un énorme mensonge de faire passer pour la vérité une existence dont on a reconnu les manques, simplement parce qu’on l’a reconnu un jour. »169 La morale d’Adorno contient une part importante de négativité : la vie bonne pour lui n’est pas nécessairement entièrement accessible aujourd’hui et maintenant, mais elle devient l’idéal qui motive sa philosophie. Contrairement à Nietzsche qui cherchait à penser un gai savoir, Adorno concevrait plutôt un savoir mélancolique : il fallait pour lui résister à la réalité pour œuvrer vers un monde meilleur, plus humain. Adorno note en ce sens que le bonheur ne serait pas tant dans la réalisation d’un individu « sans inhibition, éclatant d’énergie, créateur », comme le voulait Nietzsche, mais dans la réalisation d’une société où « nul n’ait plus jamais faim »170. Cette société pour Adorno n’est plus tant celle qui viendrait après une révolution : prônant la prudence face à l’urgence de changer par l’action la société et ayant une conscience accrue des échecs des tentatives révolutionnaires, il se refusait à s’engager 168 En effet l’amor fati est un thème stoïcien ; on se souvient que le stoïcisme était pour Adorno et Horkheimer la « philosophie des bourgeois », une mentalité qui permettait à une vie mutilée de s’adapter à l’irrationalité sociale. Voir notre section du 2e chapitre, Le devoir d’apathie. 169 MM, 61, p.133. 170 MM, 100, p.210. 71 dans une pratique de changement trop hâtive171. Adorno prônera à de nombreuses reprises la valeur morale de la délibération comme résistance à l’hétéronomie sociale, qui vient corrompre la spontanéité172 du sujet. La délibération devient en elle-même une forme d’action, de refus de prendre part au mal de la société : « Le passage à la praxis sans théorie est justifié par l’impuissance objective de la théorie, et il multiplie cette impuissance par l’isolement et la fétichisation du moment subjectif du mouvement historique, de la spontanéité. On peut dire que la perversion de celle-ci est une réaction au monde administré. Cependant, en fermant obstinément les yeux devant la totalité de ce monde, en se comportant comme si tout cela tenait aux hommes eux-mêmes, elle s’insère dans la tendance objective d’une déshumanisation progressive ; y compris dans ses pratiques. »173 Une telle exhortation servait de résistance au mot d’ordre de l’idéologie marxiste qui considérait que la pensée était opaque au véritable changement social. Adorno essuiera de nombreuses critiques qui considéraient que sa pensée n’était pas suffisamment radicale, parce que justement elle se préoccupera de morale et non d’une politique révolutionnaire. Les termes Minima Moralia impliquent une morale humble, limitée, peut-être insuffisante pour répondre aux exigences urgentes de l’époque. Adorno limite les prétentions de son discours moral afin de s’écarter de la brutalité qu’exigerait un changement radical, une brutalité causée par le désespoir : “People locked in desperately want to get out. In such situations one doesn’t think anymore, or does so only under fictive premises. Within absolutized praxis only reaction is possible and therefore false.”174 Changer le monde d’un bloc serait nécessaire, mais c’est d’abord la connaissance de l’écart avec la vie bonne qui permettra l’impulsion vers une morale 171 Adorno aura de nombreuses difficultés avec cet enjeu vers la fin de sa vie. Il insistera toujours sur l’importance d’une théorie émancipée des impératifs de la pratique afin d’imposer une résistance à cette pratique qui tendait selon lui à éliminer la réflexion et à être condescendante envers la figure de l’intellectuel. Cette condescendance cachait pour lui une violence qu’il s’agissait justement de combattre si l’on voulait espérer un monde plus humain. Cela aura pour effet malencontreux qu’Adorno sera perçu comme trop peu radical, trop bourgeois et trop appuyé sur la vie close de l’université. Sur ce problème, voir T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, « Notes sur la théorie et la pratique », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984. 172 Sur la question de la spontanéité, voir la prochaine section, Le gouffre entre liberté et nature chez Kant. 173 T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, « Notes sur la théorie et la pratique », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.283. 174 T.W. Adorno, trad. H.W. Pickford, “Resignation”, Critical models : Interventions and Catchwords, Columbia University Press, New York, 1998, p.291. 72 véritable. Adorno reprend négativement l’idée socratique de la connaissance de soi175 : c’est la prise de conscience de la domination intériorisée qui permet au sujet d’atteindre la vérité sur lui-même. Une telle vérité n’a rien de triomphal, elle est conscience d’une vie mutilée, qui pourrait être bien plus. Pour Adorno, la philosophie morale doit se réaliser comme réflexion sur la liberté – sur la relation entre individu et universel – un élément qui est répudié dans l’amor fati nietzschéen. Ici c’est avec Kant qu’Adorno entrera en dialogue, la philosophie morale kantienne étant pour lui la plus avancée de la modernité, car elle met cette question de la liberté au centre de ses considérations. Le gouffre entre liberté et nature chez Kant La liberté est le véritable socle de la subjectivité dans la philosophie de Kant. Il pense l’autonomie du sujet comme condition de possibilité de l’agir moral. Chez lui, la subjectivité n’est plus opposée à la moralité, contrairement à la tradition qui la soumettait d’une manière ou d’une autre à une forme d’hétéronomie – que ce soit Dieu, la nature ou le sentiment. Ce que Kant tente de faire ressortir, c’est l’idée que la liberté individuelle du sujet ne s’oppose plus au bien moral, mais est elle-même la source de la moralité. Dans sa tentative de mettre la liberté au centre de la morale, Kant élève la subjectivité elle-même au rang d’absolu : « […] Kant’s philosophy represents the attempt to salvage the objective validity of the highest and most important propositions [(l’objectivité de la loi morale)] by a reduction ad subjectum, by reduction to the subject. […] This makes it possible to say that the supreme principle of morality, namely the categorical imperative, is in fact nothing other than subjective reason as an absolutely objectively valid thing.”176 Il le fait en insistant sur le moment où intervient la raison dans la subjectivité, tout en mettant de côté son aspect naturel. Cela aura de nombreuses conséquences pour sa philosophie morale, notamment de perpétuer le dualisme qui oppose raison et affect, devoir moral et bonheur. Adorno pour son compte veut préserver l’autonomie qu’il considère essentielle pour l’émancipation de la subjectivité tout en la pensant autrement que Kant. Si pour Kant la raison est considérée comme l’essence de la subjectivité, cette 175 176 “[…] the task of moral philosophy is above all else the production of consciousness”. PMP, p.9. PMP, p.31. 73 conception ne tient plus chez Adorno qui la conçoit comme rapport avec la nature : « l’existence ou la non-existence de l’autonomie dépend du terme adverse, de son opposé, l’objet, qui accorde ou refuse l’autonomie au sujet ; détachée de ce contexte, l’autonomie est fictive. »177 En ce sens, la conception adornienne de l’autonomie est tout à fait différente de celle de Kant, qui la fondait sur une opposition entre ces deux termes. En insistant sur le caractère naturel de la subjectivité, Adorno se confronte à la 3e antinomie de la Critique de la raison pure. Les antinomies chez Kant servent de preuves négatives de la construction du sujet transcendantal. Elles présentent deux positions qui, étant toutes les deux possiblement vraies, mais contradictoires, sont résolues par la démarcation critique entre phénomène et chose en soi. Le principe de non-contradiction sert de pierre de touche à la réflexion dialectique chez Kant, pour qui la dialectique est assimilée à un mauvais usage de la raison : “For Kant dialectic is always, necessarily, something false. This is why elsewhere he refers to dialectics as the ‘logic of illusion’ [Schein], and he embarks on the elimination of the antinomies.”178 La 3e antinomie, qui est de nature cosmologique, est au fondement de la pensée morale kantienne. Elle se présente comme suit. D’abord, il est avancé dans la thèse que la loi de la causalité n’est pas suffisante pour expliquer l’origine de la nature, car elle suppose une régression à l’infini. Il faut donc poser une première cause qui, comme liberté, rend compte de la causalité. Pour son compte, l’antithèse indique que les lois de la nature sont le seul principe d’explication, car une cause première briserait la chaîne causale qui rend le monde intelligible. Pour résoudre l’antinomie, Kant considère la liberté, qui était un problème cosmologique, comme une faculté transcendantale. Il sera possible pour le sujet de commencer une chaîne causale dans le temps, même si la raison théorique indique que cette cause s’inscrit dans une nécessité naturelle. C’est cette potentialité qui servira de moteur à la pensée morale de Kant, qui affirme au fond qu’il n’est « pas exactement nécessaire »179 de répondre à la question à savoir si la liberté existe ou non. La liberté existe pour Kant de façon immédiate dans le sujet, elle ne peut pas être prouvée. Elle détermine de façon absolue le sujet comme réalité intelligible, au-delà du règne empirique de la causalité. Kant fait de la liberté une forme de spontanéité, un donné 177 DN, p.270. PMP, p.30. 179 E. Kant, trad. fr. A. Renaut, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 2006, p.444. 178 74 phénoménologique dernier qu’il ne remet pas en question pas plus que son concept de raison : « [Kant] treats [freedom] as something that in a sense cannot be inferred from anything else, simply because it is identical with the very same principle of reason which alone would be capable of drawing such an inference. »180 L’idée de spontanéité se radicalisera chez les penseurs post-kantiens, notamment chez Fichte, qui associait la liberté à une forme d’activité pure, en-soi, qui détient son fondement en elle-même. Pour Adorno, contrairement à Kant, la subjectivité réduite à la spontanéité est tout sauf libre. Il affirme ainsi que « lorsqu’on les réduit à la spontanéité pure, les sujets empiriques sont soumis à la même loi qui, en tant que catégorie de la causalité, s’étend jusqu’au déterminisme. »181 Voyons ce que cela signifie. D’abord, en postulant la liberté comme un donné qu’on ne peut remettre en question, Kant affirme que la liberté se réalise dans un rapport au-delà de la nature. Et pourtant, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant lui-même dévoile le rapport négatif à la nature que contient sa conception de la liberté. Il y identifie la spontanéité, comme liberté transcendantale, et la capacité de la liberté pratique à résister aux motifs sensibles. C’est dans la mesure où le sujet est indépendant des lois de la nature qu’il agit en fonction de l’autonomie que lui procure sa volonté. Nous avons vu dans notre chapitre précédent qu’une telle conception de l’autonomie avait pour Adorno des conséquences désastreuses lorsqu’elle dégénère en affirmation aveugle de la primauté de la raison sur la nature. La suite des dualismes kantiens prolonge la répression de la nature en pensant la liberté – associée à la raison – comme indépendante de celle-ci. Cette répression se retrouve selon Adorno dans le gouffre kantien entre une liberté purement intelligible et une action empirique qui s’inscrit dans la causalité naturelle182. La solution de Kant à ce problème sera ultimement de ramener la liberté elle-même à une forme de loi qui s’impose à tous dans son caractère intelligible en tant que tel. Ici Adorno critique Kant183 parce qu’il réduit la liberté à son contraire. D’une exigence de 180 PMP, p.50. DN, p.319. 182 Kant parle de « l’abîme incommensurable » entre la liberté humaine et la nature dans la Critique de la faculté de juger (introduction II, AK V, 175). 183 La critique de la liberté comme causalité commençait déjà chez Jacobi, qui avait été le premier à remarquer qu’appliquer la catégorie de la causalité à une réalité intelligible était contraire au système kantien. Adorno note : « [Le concept d’une causalité par la liberté], which stands on one side of the antinomy, really contradicts the principle of criticism, the general principle of rational critique, according to which causality is a category, that is to say, it is not an attribute of things in themselves the sphere of the intelligible. » PMP, p.35. 181 75 transcendance face aux lois de la nature, elle en vient à être justifiée comme simple immanence, comme un autre type de loi : “This concept of law had only referred to the phenomenal world in the Critique of Pure Reason and had specifically excluded the thing in itself. By extending its reach to include the totality, Kantian ethics ensures that the coercive character of nature from which this idea of law has been borrowed is given the last word. That is to say, by declaring itself to have absolute dominion over nature, by proclaiming that its fundamental principle is to suppress nature and ensure control over it, Kantian ethics itself remains subservient to nature.” 184 Pour Adorno, les concepts de causalité et de liberté de Kant sont deux facettes de la même réalité qu’est le sujet. La causalité est « objectivement et subjectivement, [l’emprise] de la nature dominée »185 ; c’est le principe de répression de la nature qui est derrière elle. La liberté telle que la conçoit Kant en est l’écho : elle fait signe vers la capacité du sujet à dominer sa nature. Kant ne peut admettre une liberté qui serait entièrement émancipée du concept de causalité puisque cela ferait de la liberté un pur chaos, un retour à la nature indifférenciée, ce qui était au fond le sens de l’antithèse. Adorno perçoit ici ce qu’il considère être le véritable enjeu de la 3 e antinomie : le besoin de gagner une liberté qui serait d’une part émancipée de la nature et d’autre part libre de la peur de rechuter dans la nature aveugle. C’est ultimement cette peur qui prédomine chez Kant lorsqu’il pose que l’autonomie est soumission à la loi, ce qui revient à la renverser en son contraire, justement en une forme de soumission à ce qui est : « Que la liberté doive exister, voilà la plus grande injure que doit subir le sujet autonome fondateur du droit. Le contenu de sa propre liberté – de l’identité qui a annexé tout ce qui n’est pas identique – ne fait qu’un avec le « il faut », la loi, et la domination absolue. C’est là que s’embrase le pathos kantien. Kant va jusqu’à construire la liberté comme un cas particulier de causalité. Ce qui lui importe, ce sont les « lois immuables ». Sa craintive répugnance bourgeoise à l’égard de l’anarchie ne le cède en rien à son orgueilleuse aversion bourgeoise pour toute tutelle. »186 Ce qui est circonscrit dans la philosophie morale de Kant, c’est finalement le moment d’autoaliénation qui est au coeur de la subjectivité, sa tendance à se couper de 184 Idem, p.134. DN, p.326. 186 DN, p.302-303. 185 76 la nature. Si Kant démontre que le sujet doit être plus que réactif pour être autonome 187 – en d’autres termes, qu’il doit être émancipé du règne de la causalité aveugle ainsi que des traditions autoritaires pour se réaliser comme sujet – il réduit la liberté aux limites du Moi. Pour Adorno, c’est au contraire toujours la nature du sujet qui rend possible sa liberté : ce que Kant considérait comme hétéronome et purement animal, pathologique188. Adorno considère que la conception kantienne de la liberté exacerbe l’écart entre la raison et la nature. Nous le savons, c’est dans une harmonie entre ces deux termes que la philosophie adornienne place la possibilité de la vie bonne. Adorno accédera à un point de convergence dans ce qu’il nomme le supplément et l’affinité : la libre expression de la nature dans le sujet. Motivation, supplément et affinité Dans la perspective d’Adorno, c’est parce que la conception kantienne de la liberté ne dit rien sur la motivation du sujet qu’elle est incapable de combler le gouffre entre liberté et nature. On conçoit mal une motivation qui serait émancipée de toute nature ; le concept psychologique de motivation lui-même ne s’accorde pas avec celui d’un caractère intelligible : « C’est en montrant que [le caractère intelligible] ne s’épuise pas dans la nature et qu’il n’est pas non plus absolument transcendant – comme l’implique d’ailleurs dialectiquement son concept de caractère intelligible –, que doit être apportée une précaire médiation. Mais les motivations, sans lesquelles une telle médiation ne serait pas possible, ont une composante psychologique, alors que les motivations de la volonté humaine ne peuvent, selon Kant, « jamais être que la loi morale ». »189 Pour Kant, le passage de la liberté transcendantale à la liberté pratique ne se fait que dans la résistance aux motifs sensibles, qui ne peuvent être des motifs proprement 187 « Ce n’est que dans la mesure où quelqu’un, un moi, n’agit pas seulement de façon réactive, que son agir peut se dire, en quelque sens que ce soit, libre. » DN, p.269. 188 « Un arbitre, en effet, est simplement animal (arbitrium brutum) s’il ne peut être déterminé autrement que par des impulsions sensibles, c’est-à-dire pathologiquement. En revanche, celui qui peut être déterminé indépendamment des impulsions sensibles, par conséquent par des mobiles que seule la raison peut se représenter, s’appelle libre arbitre (arbitrium liberum), et tout ce qui s’y relie, que ce soit comme principe ou comme conséquence, est appelé pratique [ou moral]. » E. Kant, trad. fr. A. Renaut, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 2006, p.656, A 802/B830. 189 DN, p.348. 77 moraux. La loi morale est identique à la volonté humaine, qui n’est pas seulement une réalité psychologique. Le refus systématique de Kant de faire appel au sentiment et à la psychologie, donc à la nature, pour expliquer la motivation est ultimement contredit lorsque lui-même évoque le sentiment du respect. Ce sentiment, qui pour Kant est le sentiment moral par excellence, doit être généré par la contemplation intérieure de la loi : “[R]everence is indeed a feeling, and as a feeling in the sense of the usual psychological doctrine of the faculties, it would fall outside the purview of the primacy of reason. […] Kant defines it as a rational feeling – if you will permit me this paradox – that is, a feeling that is only aroused when I am confronted by reason, by rationality. We may think of it as being an emotional reflection, a mirroring of the principle of reason itself.”190 C’est lorsque le sujet prend conscience de son propre caractère intelligible, de sa capacité à résister aux attraits de la sensibilité, qu’il agit librement. Le respect doit à la fois abaisser le sujet, lui faire honte de la part animale et sensible en lui, tout en l’élevant à la conscience qu’il peut être plus grand par le refus d’agir selon ses passions. Le respect contient donc une composante psychologique qui est inscrite dans les sentiments de honte et de fierté qu’il stimule chez le sujet. En fait, la psychologie révèle que la loi morale chez Kant n’est rien d’autre que le surmoi freudien, l’intériorisation des contraintes sociales qui dictent quelle pulsion doit être réprimée ou non. Cette intériorisation démontre la fausseté de l’autonomie telle que l’entend Kant : « L’irrésistibilité empirique de la conscience morale en sa réalité psychologique, du surmoi, garantit à cette conscience, malgré son principe transcendantal, la facticité de la loi morale, qui pourtant devrait, aux yeux de Kant, la disqualifier, en tant que fondation de la morale autonome, tout autant que l’impulsion hétéronome. En ne tolérant aucune critique de la conscience morale, Kant se met en conflit avec sa propre thèse selon laquelle, dans le monde phénoménal, toutes les motivations sont celles du moi empirique, psychologique. »191 Le seul respect ne peut rendre compte de la pluralité des motivations réelles des sujets, qui ne sont jamais égales à la loi morale et qui, pour Adorno, ne doivent pas l’être. Pour expliquer cette difficulté, Adorno fait à quelques reprises référence à Hamlet, 190 191 78 PMP, p.132. DN, p.327. qui fait état du clivage entre la raison et la motivation, entre la tentative d’être égal à la loi et la psychologie du sujet : « […] au début de l’autoréflexion du sujet moderne en voie d’émancipation, dans Hamlet, la divergence entre savoir et agir est décrite de façon paradigmatique. Plus le sujet se fait être-pour-soi et s’écarte d’un accord sans faille avec la prétendue règle, moins action et conscience forment une unité. »192 Hamlet se refuse à l’action tant qu’il n’aura pas trouvé la bonne raison d’agir, une raison qui lui viendrait comme vérité indiscutable. Son besoin d’être identique et conforme à la loi le pousse à la paralysie. La décision morale est dérobée à Hamlet, qui au final ne fait qu’agir de façon purement réactive, dans un élan de violence irrationnelle. Selon Adorno, le propre de la décision morale n’est pas tant dans le fait de résister aux motivations sensibles, mais d’être en accord avec elles193. Un tel accord implique l’unité des deux pôles que sont la conscience et l’action. Plus précisément, il suppose l’unité d’abord de la raison et de la délibération, puis aussi de l’impulsion. Par impulsion, Adorno fait référence à la tendance du sujet à la mimésis, à imiter « malgré lui » ce qui lui est autre. L’impulsion mimétique est supplément à la conscience, elle est ce moment naturel dans le sujet qui n’est pas identique à la décision rationnelle et qui rend compte de sa motivation : « Les décisions du sujet ne s’enclenchent pas à la chaîne des causes, il se produit un saut. Ce supplément, cet élément facticiel où la conscience s’aliène, à nouveau la tradition philosophique l’interprète comme conscience. […] le sujet ne serait libre que dans la mesure où son action lui apparaît comme faisant un avec lui-même, et c’est le cas uniquement pour les actions conscientes. […] La conscience, le discernement rationnel, n’est pas simplement identique à l’action libre, ne doit pas être purement assimilée à la volonté. C’est justement ce qui se produit chez Kant. » 194 Si la liberté n’est pas identique à la conscience, cela signifie qu’elle comporte toujours un élément d’hétéronomie. L’impulsion est réduite à l’irrationalité, comme dans le cas d’Hamlet, lorsqu’elle est réprimée, c’est-à-dire lorsqu’elle est considérée comme un élément étranger au Moi. De même, la distinction kantienne qui réduit l’hétéronomie à 192 DN, p.276. D. Cook écrit sur la nécessité chez Adorno de l’autoréflexion sur la nature pour rendre l’instinct raisonnable : « Rather that vainly attempting to overcome survival instincts, reflection on the self as part of nature may enable us to reconcile ourselves with, and accommodate ourselves to, our underground instinctual life. » D. Cook, Adorno on Nature, Durham, Acumen, 2011, p.108. 194 DN, p.274-275. 193 79 l’irrationnel procède de la peur de la nature, du besoin du sujet de s’en garder. L’impulsion en est venue à paraître étrangère dans le processus de formation du sujet, et pourtant, c’est elle qui est à l’origine de l’idée de la liberté : « la conscience naissante de la liberté se nourrit du souvenir de l’impulsion archaïque, non encore guidée par un moi solide. Plus le moi maîtrise cette impulsion, plus la liberté primitive lui paraît suspecte parce que chaotique. »195 La liberté provient du supplément, même lorsque cette dernière paraît au sujet être un pur chaos, l’opposé même de la liberté. Le supplément n’est pas en soi de nature irrationnelle et n’est pas non plus « ontologiquement ultime »196, car il se manifeste toujours par rapport au Moi : « L’impulsion, à la fois intramentale et somatique, pousse au-delà de la sphère de la conscience, à laquelle pourtant elle appartient aussi. Avec l’impulsion, la liberté pénètre jusque dans l’expérience ; cela vivifie son concept de liberté, entendu comme celui d’un état qui ne serait ni nature aveugle ni nature opprimée. »197 En supposant la nécessité de l’impulsion pour la possibilité de la conscience, Adorno va à contrecourant de la tradition philosophique qui refuse d’associer moralité et univers pulsionnel. L’état qui ne serait « ni nature aveugle ni nature opprimée » caractérise celui de la vie bonne. L’enjeu de la liberté en vient chez Adorno à être reconduit à la possibilité d’un accord entre le sujet et ce qui lui est autre. Agir librement signifie donc d’accepter d’être influencé par ce qui n’est pas identique au Moi conscient. La liberté devient synonyme d’une réconciliation avec la nature au-delà de la domination. Adorno nommera affinité cette réconciliation avec la nature : «Si le sujet connaît un jour le moment de son identité avec la nature, il cessera de se borner à identifier la nature à lui. […] L’affinité est le sommet d’une dialectique de la raison (Dialektik der Aufklärung). […] La conscience connaît son Autre pour autant qu’il y a en celui-ci de la ressemblance avec elle, et il ne lui faut pas se supprimer, et avec elle toute ressemblance.»198 L’affinité n’est pas conscience, elle est un sentiment d’unité entre le Moi et l’autre – à la fois autrui comme particulier et la nature – qui n’élimine pas les différences 195 DN, p.268. DN, p.277. 197 Ibid. 198 DN, p.326. 196 80 individuelles. Elle fait écho à ce qu’Adorno dit de l’amour : « l’aptitude à déceler le semblable dans le dissemblable »199. Ce sentiment de se sentir lié avec ce qui est autre suppose la capacité du sujet à trouver en autrui ce qui lui est similaire, tout en ne cherchant pas à le réduire à lui-même. Dans l’amour, le sujet s’identifie à l’autre tout en étant différent de lui ; l’amour suppose à la fois l’accomplissement du processus d’individuation et la capacité du sujet à s’ouvrir à autrui. Pour Adorno, c’est parce que je me suis démarqué de la nature comme sujet autonome et que je laisse celle-ci m’influencer sans chercher à l’instrumentaliser que je suis dans un lien moral avec elle. La liberté ici ne signifiant non plus l’autonomie comme autosuffisance, mais plutôt l’interdépendance et la cohabitation. Dans le sentiment d’affinité, le sujet prend conscience de ce qu’il a fait subir à la nature dans son effort de domination historique. Pour Adorno, cela signifiera que le contexte moral, le « que dois-je faire? », a sa réponse dans la lutte contre la souffrance, entendue comme répression de la nature. L’affinité, comme rapport libre du sujet à la nature, devient ainsi le « sommet d’une dialectique de la raison » : elle suppose un rapport positif de la raison comme négation de la souffrance. Nous tenterons d’expliquer ce qu’un tel rapport signifie pour la morale adornienne. L’importance du corps et de la compassion Afin de cerner l’importance de la souffrance dans la pensée d’Adorno, il nous faut en premier lieu nous pencher sur son concept de corps (nous verrons que les termes « concept de corps » ont quelque chose d’inapproprié, puisque le corps chez Adorno n’est pas un concept). Dans sa discussion avec les propositions de Kant, Adorno cherchait à préciser la formulation du supplément en vue de la liberté afin de faire ressortir l’aspect corporel de la subjectivité. Le supplément conduit la réflexion vers l’hypothèse que la subjectivité n’est pas une conscience identique à elle-même, qu’elle n’est pas uniquement un Moi. Adorno souligne que c’est parce qu’il a un corps que le sujet est en rapport à la nature, qu’il peut avoir une expérience. L’expérience ici ne signifie plus la sensibilité abstraite trouvée dans la théorie de la connaissance kantienne, 199 MM, 122, p.255. 81 mais bien l’expérience200 que les sujets ont de la nature intérieure et extérieure. Un tel concept d’expérience n’est pas épistémologiquement neutre ; il suppose la capacité du sujet à laisser une place à ce qui est autre sans le réduire à lui-même. Pour être plus précis, l’expérience chez Adorno n’est pas un concept. Elle a quelque chose de fondamentalement imprévisible, qui ne peut être appréhendé par l’effort conceptuel. Contrairement au concept d’expérience de la philosophie kantienne, qui est élevé en invariant et posé en donné qui doit rendre compte du système, l’expérience selon Adorno pourrait tout simplement ne pas être. C’est parce qu’elle est chez lui intimement liée au corps qu’elle est découverte comme ayant une nature contingente et vulnérable. La civilisation tend à opposer la conscience au corps, la première étant pensée comme active et le deuxième comme uniquement passif. Adorno, qui remet en question cette dichotomie dans sa discussion sur le supplément et l’affinité, cherche à montrer le caractère répressif de cette opposition. Lorsque le sujet est réduit à la conscience, il perd la capacité de prendre en considération la souffrance d’autrui et la sienne propre : « La plus petite trace de souffrance absurde dans le monde de l’expérience inflige un démenti à la philosophie de l’identité tout entière qui voudrait détourner la conscience de l’expérience : « tant qu’il y aura encore un mendiant, il restera du mythe » [Adorno cite ici Benjamin] ; c’est pourquoi la philosophie de l’identité est mythologie comme pensée. Le moment corporel annonce la connaissance que la souffrance ne doit pas être, que cela doit changer. « La douleur dit : passe ». C’est pourquoi ce qui est spécifiquement matérialiste converge avec ce qui est critique, avec une praxis socialement transformatrice. »201 C’est parce que la conscience est élevée comme étant un principe supérieur au corps qu’elle réprime effectivement les corps des sujets dans l’expérience. L’importance 200 Le concept d’expérience chez Adorno fait signe vers la possibilité du sujet de se démarquer des contraintes de l’identité. Il ne s’agit pas simplement de l’expérience empirique ou de l’expérience immédiate cernée par la phénoménologie, mais bien le rapport libre que le sujet pourrait avoir avec l’objet, la nature. B. O’Connor parle du concept adornien de l’expérience sous le terme de médiation, d’une expérience non réifiée : ”Adono’s contrasting claim [par rapport au concept réaliste d’expérience] is that the subject in full experience is essentially critical […]. A theory that characterizes the subject as essentially passive, however, will fail to recognize the contribution the subject actually does make – that it must make if experience is to be possible – and this contribution will be confused for a purely neutral and objective receptivity. The end result here is that the object is “unreflectively” manipulated by a subject that is unaware of its activity”. B. O’Connor, Adorno's negative dialectic : philosophy and the possibility of critical rationality, Cambridge, MIT Press, 2004, p.51. 201 DN, p.247. 82 de la souffrance surgit ici dans la conscience de la répression des corps, réduits à n’être que des entités passives, qui subissent. Pour Adorno, la souffrance fait toujours partie du moment corporel de la subjectivité. Même dans le cas des souffrances les plus spirituelles, comme celle de l’absurde (nous aurons l’occasion d’explorer la question de l’absurde existentiel à la fin de notre chapitre), c’est toujours le corps qui souffre, ce corps qui est dans un rapport à un monde qui génère cette souffrance. Adorno ne fait pas de distinction entre douleur et souffrance, la première étant plutôt associée au corps, l’autre à la psyché. Nous pouvons y voir un manque dans son concept de souffrance, mais il semble plutôt qu’il cherche dans ce manque de distinction à souligner que même la souffrance psychique origine dans le rapport au corps. La souffrance est toujours d’origine matérielle et sociale pour lui, elle doit être comprise comme le négatif de la liberté. Adorno ne fait aucune apologie de la souffrance comme on peut la retrouver chez Nietzsche. Une souffrance, au sens d’un sacrifice du moment présent, que le sujet se fait subir au nom d’un objectif qu’il a choisi de façon autonome et éclairée n’en serait pas véritablement une pour Adorno, elle serait plutôt une forme de travail sur soi à potentiel émancipateur. Un tel sacrifice peut être considéré comme une forme de liberté s’il n’est pas imposé par des forces extérieures : « ce qu’il y a d’hostile à la vie dans l’esprit ne serait rien d’autre qu’infamie si cela ne culminait pas dans l’autoréflexion de l’esprit. Fausse est l’ascèse qu’il exige de l’autre, bonne est la sienne propre : dans son autonégation il se dépasse […] »202. La souffrance ne peut être justifiée, surtout dans le cas où elle est imposée par sacrifice au nom d’un universel. C’est bien parce que la civilisation a systématiquement imposé un tel sacrifice à ses membres qu’elle a perpétué la souffrance aveugle pour Adorno. Ce sacrifice s’est redoublé dans la condescendance envers le corps lui-même, dans l’idéologie philosophique qui oppose esprit et matière, qui perçoit l’existence matérielle comme étant sans dignité propre. C’est aussi en ce sens que l’action compatissante chez Kant, bien qu’elle soit louable, reste inférieure à celle qui est faite strictement selon la loi morale. Adorno cherche à redonner une importance morale à la compassion. La compassion doit ici être entendue non pas comme l’élan spontané et « irrationnel » de considération pour la souffrance de l’autre, mais bien un sentiment qui est en accord avec la raison elle-même : 202 DN, p.474. 83 “Only through imitative behaviour, which for Adorno originally goes back to an affect of loving care, do we achieve a capacity for reason because we learn by gradually envisioning others’ intentions to relate to their perspectives on the world. For us reality no longer merely represents a field of challenges to which we must adapt ; rather, it becomes charged with a growing multiplicity of intentions, wishes, and attributes that we learn to regard as reasons in our action.” 203 La raison ne se développe que dans la mesure où le rapport à l’autre implique la compassion ; c’est pourquoi la raison chez Adorno n’a d’autre fin que la négation de la souffrance. La compassion pour la philosophie adornienne prend un sens universel, celui de l’élimination de la souffrance pour toute l’humanité. Un tel sens n’est possible que dans un horizon matérialiste qui prend pour fondement le besoin de libérer les sujets de l’aliénation, du poids de la souffrance réelle ici et maintenant. En effet, Adorno soutient en ce sens que c’est « dans un matérialisme sans fard que survit la morale »204. Nous voyons que le matérialisme chez Adorno prend un sens tout à fait particulier. Traditionnellement, le matérialisme tend à récuser la pertinence de la réflexion morale, simplement parce qu’il subordonne l’esprit à la matière ou l’histoire. Bien que nous ayons vu qu’il est important pour Adorno de ne pas subordonner le corps à l’esprit, le premier reste médiatisé par ce dernier dans sa pensée et vice versa. Nous aurons l’occasion d’explorer plus loin d’autres implications de sa philosophie matérialiste ; ce que nous voulons en retenir pour l’instant est la priorité qu’il accorde au corps pour la morale. Le fait que chez lui la considération pour le corps n’est plus opposée à la possibilité de la vie bonne, qui en est même la condition de possibilité, remet en question la priorité de la décision strictement rationnelle dans la morale. Nous verrons en quoi la compassion permet à Adorno de formuler un nouvel impératif catégorique qui n’est pas fondé sur une conformité à la loi, mais plutôt sur la conscience de la souffrance décelée dans l’affinité. Cet effort, qui semble paradoxal d’un point de vue kantien – on voit mal en quoi un impératif peut être catégorique s’il ne se fonde pas dans la loi – doit être précisé davantage. Le nouvel impératif catégorique 203 A. Honneth, trad.J. Ingram, “A physiognomy of the capitalist form of life : A Sketch of Adorno’s Social Theory”, Pathologies of reason : on the legacy of critical theory, New York, Columbia University Press, 2009, p. 61. 204 DN, p.442. 84 Nous chercherons à expliquer le nouvel impératif catégorique selon Adorno qui, comme nous le mentionnions plus haut, ne se fonde pas dans l’universalité de la loi. Nous devrons d’abord comprendre pourquoi il est important pour la morale adornienne de se démarquer de l’exigence législatrice avancée par la philosophie de Kant. Si la négation de la souffrance chez Adorno est le principe universel qui doit guider la raison, un tel principe n’est pas de nature abstraite. Au contraire, il se doit même de résister à l’effort de la logique de l’élever en axiome systématique : « Ces affirmations sont vraies [les affirmations contre la torture] en tant qu’elles sont des impulsions, lorsqu’on apprend que quelque part il a été fait usage de la torture. Elles ne doivent pas se rationaliser ; principes abstraits, elles tomberaient immédiatement dans la mauvaise infinité de leur déduction et de leur validité. La critique de la morale est dirigée contre l’application de la logique de la cohérence au comportement humain ; ici la logique contraignante de la conséquence devient un instrument de non-liberté. L’impulsion inhérente au comportement moral, la peur physique pure et le sentiment de solidarité avec, suivant l’expression de Brecht, les « corps torturables », seraient niés par le zèle d’une rationalisation sans ménagement, le plus urgent échoirait de nouveau à la contemplation, dérision de sa propre urgence. »205 La morale a pour origine chez Adorno une impulsion qui doit être reconnue comme telle, qui ne doit pas être rationalisée. Elle ne doit pas être ramenée à un sens ou une loi sous peine de la réduire à l’identité, au Moi206. Ce qui est à l’origine du comportement moral est « la peur physique », ancrée dans le corps, origine d’une solidarité entre les sujets. C’est que dans la rationalisation, dans l’appréhension logico-formelle du monde, le corps est oublié et la souffrance est renvoyée à l’irrationalité. L’affinité avec la nature implique de reconnaître la part de l’impulsion dans l’agir rationnel, sans réduire celle-ci à la raison. 205 DN, p.345. Refuser un fondement discursif à la morale est d’une importance capitale pour Adorno, ce qui le démarque du projet habermassien. Le discours tend à rendre aveugle par rapport à la composante corporelle essentielle à la moralité. ”Reason’s entrance could be practically selfdefeating in the sense that the time taken for contemplation undermines the possibility of enacting what you might well have been required to enact upon contemplation. Moreover, the selfdefeating character of contemplation is not merely an issue of time. Rather, reflection might also undermine the reactive, impulse-based component, so that contemplation could lead to having the right insight at the expense of being able to act on it.” F. Freyenhagen, Adorno’s practical philosophy : living less wrongly, New York, Cambridge University Press, 2013, p.190. 206 85 L’impulsion en question pour Adorno se traduit en révolte, en dégoût face à la torture. Elle est ce moment du « non », l’horreur ancrée dans le corps, qui se présente comme nécessité au sujet face à un état des choses qui est entièrement inacceptable. Ce « non » doit être pris comme un donné que l’on ne remet pas en question, tout comme la liberté et la raison dans la philosophie kantienne. Chez Kant, puisque la liberté est fondée sur la raison, elle doit être cohérente avec le principe logique de noncontradiction, qui devient le principe de légalité de la volonté. Pour Adorno, le principe de non-contradiction, érigé en totalité, démontre sa nature répressive face à la vulnérabilité de l’expérience des sujets. L’impulsion n’est jamais égale à elle-même : voilà pourquoi elle doit être réprimée et soumise à la loi. Le principe de légalité traduit la peur des affects et la volonté de les contrôler, comme c’était le cas chez Ulysse et Juliette. Contre cette primauté de la loi, il s’agit pour Adorno non de faire appel à une autorité irrationnelle, mais de réaliser que ne pas remettre en question l’impulsion face à la souffrance est nécessaire pour réaliser l’autonomie du sujet. Le « non » face à la torture doit être catégorique. Le fait même de l’envisager à tête froide, sans révolte, est déjà le signe d’une répression de l’univers pulsionnel. La torture peut toujours être justifiée pour quelque fin – La dialectique de la Raison montrait en quoi la raison est impuissante à élever un argument contre le meurtre –, mais une telle justification s’élève sur une fermeture radicale face à autrui. C’est cette fermeture qui est l’essence même du mal pour Adorno ; la révolte s’oppose à l’indifférence et la froideur qui agissent comme caution au mal207. Adorno perçoit dans la souffrance physique l’impulsion à l’agir moral, car dans la compassion, le sujet prend conscience de la souffrance et tente d’y remédier. Nous voyons que la réflexion morale adornienne n’est pas de nature transcendantale, elle a sa pertinence uniquement dans l’expérience des sujets. Cette expérience résiste à la tentative de la raison de l’universaliser, de la subsumer dans la totalité d’un système, d’où le motif matérialiste de sa réflexion. Adorno considère que c’est l’impératif d’humanité et non la soumission à la loi qui donne sa pertinence à la 207 Adorno renverse l’affirmation de H. Arendt, comme quoi le mal serait trivial, en affirmant que la trivialité est l’essence même du mal : “For no matter how one may view the works of Hannah Arendt, and I take an extremely critical view of them, she is undoubtedly right in the identification of evil with triviality. But I would put it the other way round ; I would not say that evil is trivial, but that triviality is evil – triviality, that is, as the form of consciousness and mind which adapts itself to the world as it is, which obeys the principle of inertia. And this principle of inertia truly is what is radically evil.” T.W. Adorno, trad. ang. E. Jephcott, Metaphysics : concept and problems, Stanford, Stanford University Press, 2000, p.115. 86 morale de Kant208. L’impératif catégorique kantien, comme règle absolue, devient pour lui une forme de fétiche209, un universel auquel l’individu sacrifie ses souffrances individuelles. Le nouvel impératif catégorique selon Adorno est plutôt ancré dans un devenir transindividuel et matériel. Comme nous le savons, il se formule comme suit : « penser et agir en sorte que Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive »210. Par Auschwitz, Adorno entend bien sûr l’évènement historique en tant que tel, mais aussi toute forme de torture et de réduction des individus à n’être que des corps morts, anonymes et manipulables aux fins du pouvoir. Adorno tâche de résister aux conditions où la vie du sujet serait objectivement sans importance, comme il la conçoit dans le monde administré. Si comme nous l’avons vu c’est le corps qui permet une réelle solidarité morale entre les sujets, cela signifie pour Adorno que le corps tend vers autre chose que sa simple singularité. Le moment corporel dans la morale refuse que l’individu soit atomisé, qu’il soit réduit à n’être qu’un simple corps. L’impulsion face à la torture dépasse cet isolement, parce que c’est elle qui ouvre le sujet à ce qui lui est autre et le force à agir. Encore une fois, le matérialisme d’Adorno offre une autre perspective de ce que l’on pourrait typiquement attendre d’une philosophie matérialiste. Le corps chez lui n’est pas réduit à la simple matière, à n’être justement qu’un corps condamné à disparaître ; bien au contraire, le corps semble porteur d’une certaine transcendance des limites du Moi. Ici, il nous semble important d’introduire le thème de la métaphysique chez Adorno, pour qui matérialisme et métaphysique ne sont pas opposés. 208 Il faut faire ici la distinction entre les différentes versions de l’impératif catégorique chez Kant. La forme trouvée dans la Critique de la raison pratique associe la volonté du sujet à la loi : « agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation» E. Kant, trad. J-P. Fussler, Critique de la raison pratique, Paris, Flammarion, 2003, p.126. La troisième version de l’impératif catégorique énoncée dans les Fondements de la métaphysique des mœurs est moins formelle, elle insiste moins sur la cohérence interne de l’action : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Deblos, Paris, éditions Livre de poche, 1993, p.105. Cette version prend en quelque sorte en compte le moment d’hétéronomie dans l’autonomie, celui de l’humanité, quoiqu’à strictement parler pour Kant il ne s’agit que d’une conséquence de la loi morale. 209 “That is to say, the doctrine of the categorical imperative makes a fetish of renunciation. This means that this doctrine makes renunciation independent of its reward, its terminus ad quem, and turns it into something that exists in itself and is a good in itself. ” PMP, p.139. 210 DN, p.442. 87 Matérialisme et métaphysique Nous essaierons de nous confronter à l’affirmation suivante d’Adorno : que « le cours de l’histoire conduit nécessairement au matérialisme ce qui traditionnellement était son opposé non médiatisé, la métaphysique »211. Nous verrons que pour lui, quoiqu’il soit impossible après Auschwitz de donner un sens positif à l’être, le besoin métaphysique garde sa pertinence pour l’humanité. Il fait signe vers le besoin matériel des sujets de s’émanciper de la souffrance, de réaliser l’utopie. Par besoin métaphysique, nous entendons le besoin de répondre aux questions ultimes, un besoin que Kant avait identifié comme étant le propre de l’humain tout en interdisant à la philosophie d’y répondre212. Adorno pour son compte reconduit ce besoin de transcendance au moment corporel de la subjectivité. En cherchant à penser le matérialisme et la métaphysique dialectiquement, son objectif sera de démontrer que l’opposition entre les deux n’a pas lieu d’être. Dans la mesure où le sujet a conscience de l’affinité avec la nature, qui se déploie aussi dans la réalisation que corps et esprit ne sont pas radicalement séparés, le dépassement de la souffrance physique signifiera aussi le dépassement de la souffrance dite « spirituelle » – l’expérience de l’absurde, du nihilisme. Si la métaphysique se présente comme la réponse à une telle souffrance, celle-ci sera ramenée par Adorno à l’existence matérielle des sujets. Il est d’abord important pour Adorno de ne pas intégrer l’histoire à la métaphysique, comme dans la dialectique hégélienne213. À l’opposé de Hegel, Adorno ne considère pas que la réconciliation soit le fait inévitable et impérieux de l’histoire. Aussi fragile et vulnérable que le corps lui-même, la possibilité de la réconciliation n’est pas située à l’intérieur d’un mouvement téléologique universel et souverain, mais bien dans les minces parcelles d’un monde émancipé de la souffrance. Le sujet hégélien ferme les yeux face à cette vulnérabilité corporelle : 211 Ibid. « Le bloc kantien projette sur la vérité l’automutilation de la raison, qu’elle s’infligea comme rite d’initiation à sa scientificité. C’est pourquoi ce qui chez Kant est donné pour connaissance est si pauvre, comparé à l’expérience des vivants à laquelle les systèmes idéalistes, même s’ils s’y sont mal pris, voulaient rendre justice. » DN, p.469-470. 213 Sur la critique d’Adorno de la dialectique hégélienne : « une critique immanente de la dialectique fait éclater l’idéalisme hégélien. La connaissance vise le particulier, non l’universel. Son véritable objet, elle le cherche dans la détermination possible de la différence de ce particulier, et même de sa différence par rapport à l’universel qu’elle critique pour son caractère néanmoins intangible. » DN, p.398. 212 88 « Plus la conscience s’arrache à l’animalité et devient à soi-même solide et perdurable dans ses formes, plus elle bute contre tout ce qui lui rend sa propre éternité suspecte. Avec l’intronisation historique du sujet comme esprit, s’ajouta l’illusion de ne pouvoir se perdre lui-même. »214 Adorno démontre que lorsque la métaphysique fait de la négation de l’individuel dans l’universel le propre de la réconciliation, elle oublie le sens même de l’individuel, qui pour lui se retrouve non dans le principe d’identité, dans le Moi, mais bien plutôt dans le corps, au sein de « l’animalité » qui au fond est le propre de l’humanité. L’aspect négatif inhérent de la métaphysique, en tant que discours non médiatisé par le corps et la matière, fait en sorte qu’elle devient tacitement solidaire de l’aveuglement et du renoncement215. La souffrance corporelle est masquée par le mirage d’un monde transcendant, chargé de sens uniquement parce qu’il se ferme les yeux devant la souffrance réelle. Pour Adorno, l’idée que l’histoire aurait eu un sens supra-individuel n’a abouti qu’à la négation totale de l’individu qui s’est concrétisée dans Auschwitz. Il considère que toute la civilisation a tendu vers ce moment, par le fait qu’elle n’a plus été capable de contenir le moment de la domination qui lui était immanent. Le sujet qui s’identifie entièrement à son Moi le fait car il craint sa propre mort. Adorno avance que tout ce qui est proprement métaphysique s’éloigne de la sphère du corps, qui est aussi celle de la pourriture et de la mort : « it is almost as if philosophy – and most of all the great, deep, constructive philosophy – obeyed a single impulse : to get away from the place of carrion, stench and putrefaction »216. Le poème de Baudelaire, Une charogne, représente cette réalité de la mort que la conscience philosophique refoule constamment. Ce qui importe pour Adorno, ce n’est pas de souligner l’aspect périssable et mortel de la subjectivité qui la condamnerait à l’angoisse existentielle217, mais plutôt de démontrer le rapport d’interdépendance entre le corps et 214 DN, p.447. “Those who continue to engage in old-style metaphysics, without concerning themselves with what has happened, keeping it at arm’s length and regarding it as beneath metaphysics, like everything merely earthly and human, thereby prove themselves inhuman.” T.W. Adorno, trad. ang. E. Jephcott, Metaphysics : concept and problems, Stanford, Stanford University Press, 2000, p.101. 216 T.W. Adorno, trad. ang. E. Jephcott, Metaphysics : concept and problems, Stanford, Stanford University Press, 2000, p.117. 217 Sur l’angoisse existentielle: « Ce qu’on appelle avec prédilection : angoisse, et qu’on élève à la dignité existentielle, c’est une claustrophobie dans le monde : dans le système clos. Elle perpétue l’emprise, sous la forme de la froideur qui règne entre les hommes, un froid sans lequel le malheur ne pourrait se répéter. » DN, 420. 215 89 la possibilité du bonheur, d’une existence qui aurait un sens. L’angoisse n’est pas un donné fondamental de l’existence et l’homme n’est pas voué à l’absurde : c’est face à l’horreur d’Auschwitz que l’homme peut bel et bien en venir à se demander en son for intérieur pourquoi il vivrait encore. Auschwitz change radicalement le rapport du sujet à la métaphysique, car il témoigne de la fragilité fondamentale du sujet et de sa nullité possible218. Effectivement cette fragilité conduit à l’angoisse, mais dans un sens historique particulier : la conscience que nous pourrions tous être anéantis dans des camps de concentration. L’idée que l’âme est éternelle ne résiste pas face à l’énormité de cette horreur. Le sujet prend conscience de sa mort brutalement, comme quelque chose d’insensé et de terrifiant et non comme la porte d’une transcendance possible. Pour Adorno donc, l’absurde existentiel est lui-même absurde219 : il n’a rien d’inévitable. Le sentiment de perte de sens métaphysique découle d’une situation où tous les sujets sont maintenant effectivement socialement remplaçables, ce qui tient d’un développement historique et non d’une nécessité ontologique : « A situation has been reached today, in the present form of the organization of work in conjunction with the maintenance of the existing relations of production, in which every person is absolutely fungible or replaceable, even under the conditions of formal freedom. This situation gives rise to a feeling of superfluity and, if you like, the insignificance of each of us in relation to the whole. »220 Ce sentiment d’insignifiance témoigne négativement de notre rapport à la métaphysique. C’est dans l’affinité avec la nature qu’Adorno perçoit l’espoir d’une métaphysique qui serait autre. Dans l’affinité, le besoin que l’âme soit éternelle se retraduira dans le besoin que la vie du sujet ne soit plus interchangeable, qu’elle ait une 218 “The change that we are experiencing in metaphysics is on the most fundamental level a change in the self and its so-called substance. It is the liquidation of what the old metaphysics sought to encompass by a rational doctrine of the soul as something existing in itself.” T.W. Adorno, trad. ang. E. Jephcott, Metaphysics : concept and problems, Stanford, Stanford University Press, 2000, p.107. 219 Adorno cherche à expliquer, et déconstruire, les questions existentielles à partir de leurs conditions de possibilité historiques : “If Adorno could prove that the existential riddle was historically specific, he could destroy the ahistorical, ontological, idealist claims of that riddle, which had led Kierkegaard, incorrectly, into seeking a solution in pure spirituality rather than social reality : the “answer” was not the negation of the self, but the negation of the social conditions which gave rise to the problem in the first place.” S. Buck-Morss, The origin of negative dialectics : Theodor W. Adorno, Walter Benjamin and the Frankfurt Institute, New York, Free Press, 1977, p.116. 220 T.W. Adorno, trad. ang. E. Jephcott, Metaphysics : concept and problems, Stanford, Stanford University Press, 2000, p.109. 90 valeur face à la marche de la domination. De même, le besoin que la vie ait un sens sera reconduit au besoin matériel de libérer les sujets de la peur et de l’aliénation. C’est dans ce qu’Adorno nomme l’expérience métaphysique que le besoin métaphysique reprendra un sens, justement comme une expérience, fondée dans la vie matérielle et historique des sujets. Nous tenterons pour conclure ce chapitre de caractériser positivement cette expérience, ce qui nous ramènera à un thème que nous avons déjà exploré sous plusieurs formes : celui de l’espoir. Espoir et ouverture : l’expérience métaphysique L’expérience métaphysique implique une réinterprétation de la métaphysique, de son contenu le plus élevé et le plus pur, en fonction du moment corporel que la tradition métaphysique considérait comme uniquement négatif. Adorno affirme : « Celui qui serait en mesure de déterminer la dimension utopique que recèle le plaisir somatique, qui est aveugle et ne porte en lui aucune intention, mais contente jusqu’aux ultimes intentions de l’homme – celui-là serait à la source d’une idée de la vérité vraiment solide. »221 Associer corps et vérité signifie ici donner tout un autre sens au plaisir corporel, qui n’est plus renvoyé à une satisfaction éphémère, mais à ce qui peut potentiellement contenter les besoins de l’homme les plus élevés. Le plaisir modeste du corps prend un sens qui le dépasse, il s’associe à la dignité humaine et n’est plus cette simple satisfaction des porcs que Mill regardait de haut en l’opposant au plaisir plus sérieux d’un Socrate222. Adorno ne cherche pas ici à élaborer une morale hédoniste ou épicurienne, mais plutôt à défaire l’opposition entre un plaisir purement sensible et un bonheur qui serait relégué aux sphères les plus élevées de l’expérience humaine. Une telle dualité comporte un contenu idéologique, qui se manifeste dans l’opposition entre les dominants, qui ont accès à la culture et à une forme de bonheur plus complexe, et les dominés, qui ne connaissent que des plaisirs vils. 221 MM, 37, p.81. « Les êtres humains ont des facultés plus élevées que les appétits animaux et, lorsqu’ils ont pris conscience de ces facultés, ils n’envisagent plus comme étant le bonheur un état où elles ne trouveraient pas satisfaction. […] Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. » J.S. Mill, trad. fr. G. Tanesse, L’utilitarisme, Paris, Flammarion, 1988, p.50-54. 222 91 Cette opposition est au cœur de toute métaphysique non médiatisée dans son rapport à la nature. Elle se retrouve de façon éminente chez Aristote, qui fait de la contemplation – l’émancipation face à tous besoins matériels – le propre de la vie bonne. S’il reste encore quelque chose de l’idéal de la contemplation aristotélicien chez Adorno, ce n’est pas l’idée d’avoir accès à une réalité métaphysique supérieure, mais bien que dans cet idéal le sujet est libéré de la souffrance223. Une telle libération ne procède pas de l’acte de contemplation en tant quel tel, puisque ce qui frappe le sujet qui contemple le monde est surtout la violence et l’injustice qui le traverse. L’expérience métaphysique associe plutôt l’espoir que le monde tel qu’il est maintenant n’est pas tout ce qui est. Nous avons déjà abordé l’espoir dans son opposition à l’amor fati nietzschéen ; nous pouvons ici affirmer qu’il est le motif central de la morale adornienne. Pour Adorno, il se situe dans l’idée de la nature intelligible de l’homme trouvée chez Kant, qui pointe vers une transcendance possible, ainsi que dans la musique de Beethoven : « […] Kant responds in this in a manner of Beethoven : this hell, which we must acknowledge our life on earth to be, cannot be the last word. Man’s nature itself contains something like a promise that this is not all, and that there must be something further.224 » Si l’espoir prend un poids aussi important chez Adorno, c’est qu’il l’oppose foncièrement à l’expérience de peur qui a motivé le sujet à travers sa formation à se fermer radicalement à autrui. L’espoir devient la marque de la vie bonne comme possibilité d’ouverture libre envers ce qui est autre. Elle vient aussi nourrir l’objectif moral de la lutte contre la souffrance, la recherche d’un monde dans lequel celle-ci n’aurait plus lieu d’être. Comme l’humanité qui prend conscience de son origine naturelle et fragile, l’expérience métaphysique est aussi fragile et faillible, ouverte vers le nouveau et aussi à la possibilité de l’échec : “All metaphysical experiences – I should like to state as a proposition here – are fallible. I would say, in general, that experiences have to be lived, which are not mere copies or reconstructions of what which is in any case, contain the possibility of 223 « La contemplation serait possible sans être inhumaine dès que les forces productives seront suffisamment libérées pour que les hommes ne soient désormais plus absorbés par une pratique à laquelle les contraint l’indigence et qui s’automatise ensuite en eux. Ce qu’il y a eu jusqu’à aujourd’hui de mauvais dans la contemplation, celle qui – telle qu’Aristote en avait pour la première fois développé la notion comme summum bonum – se contente d’être en deçà de la pratique, c’était que, justement par son indifférence à la transformation du monde, elle est devenue une partie de la pratique bornée, à la fois méthode et instrument. » DN, p.295. 224 PMP, p.150-151. 92 error, the possibility that they can completely miss the mark. […] It is in the concept of openness, as that which is not already subsumed under the identity of the concept, that the possibility of disappointment lies.”225 C’est parce qu’elle peut échouer, parce qu’elle n’est pas entièrement prévisible et maîtrisée, qu’une telle expérience peut être porteuse d’une certaine transcendance. Ce qu’il faut noter ici est justement que dans de telles expériences, le sujet ne maîtrise pas la situation. Le résultat n’est pas décidé à l’avance, d’où la possibilité d’une ouverture réelle et aussi celle de la déception. Et pourtant, dans la mesure où l’espoir reste, le sujet sera capable de s’ouvrir à de telles expériences. C’est cette ouverture face à l’espoir qu’Adorno associe de façon éminente à la subjectivité. Avec Ulysse, c’était la capacité naissante de la maîtrise, entendue comme distinction avec la nature, qui caractérisait le sujet. Avec Juliette, cette maîtrise était rendue totale et se renversait en nature aveugle et en barbarie. Le sujet caractérisé par la capacité à accéder à l’espoir sera plutôt symbolisé par la figure de Beethoven. Si Beethoven représente typiquement l’homme qui lutte contre son destin, qui s’oppose à la fatalité du mythe, c’est qu’il s’accroche à l’espoir avec acharnement : « L’autonomie de Beethoven est plus métaphysique que l’ordre de Bach ; plus vraie pour cette raison. L’expérience d’un sujet émancipé et l’expérience métaphysique convergent en humanité. Toute expression de l’espoir qui, même à l’époque du silence de l’art, émane plus puissamment des œuvres d’art que des textes théologiques traditionnels, a la même configuration que l’expression de l’humain ; et cela nulle part avec moins d’ambiguïté que dans les moments beethovéniens. Ce qui signifie que tout n’est pas en vain, de par la sympathie avec l’humain, autoréflexion de la nature dans les sujets ; ce n’est que dans l’expérience de sa propre naturalité que surgit le génie de la nature. »226 L’autonomie de Beethoven ne procède de rien d’autre que la volonté de voir la vie bonne réalisée en ce monde. Que la musique de Beethoven soit plus métaphysique de celle de Bach, que l’on associe traditionnellement à l’expression d’un ordre divin et parfait227, signifie qu’elle exprime l’espoir de cette perfection pour les hommes ici et 225 T.W. Adorno, trad. ang. E. Jephcott, Metaphysics : concept and problems, Stanford, Stanford University Press, 2000, p.141. 226 DN, p.479-480. 227 Dans son essai Bach défendu contre ses amateurs, Adorno supporte une interprétation moderne de la musique de Bach. « Seule la barbarie montante, qui réduit les œuvres d’art à des choses présentes sans y percevoir la différence entre l’essence et l’apparence, confond de 93 maintenant. Un tel espoir est nécessairement fragile et s’accorde avec l’humanité qui est consciente de sa propre origine naturelle. Dans cette conscience autoréflexive se retrouve l’interdépendance entre les besoins métaphysiques et matériels : « Les intérêts métaphysiques des hommes nécessiteraient une perception non réduite de leurs intérêts matériels. Tant que ceux-ci leur restent voilés, ils vivent sous le voile de Maïa. Ce n’est que si ce qui est peut être transformé que ce qui est n’est pas tout. »228 Tant que le monde reste fermé, pour Adorno, l’humanité ne peut aspirer à l’espoir. Kant disait que sans l'espoir d’une vie future, toute vie humaine serait insensée. L’espoir est aussi annonciateur de l’idée métaphysique de la vie éternelle, comprise comme réconciliation avec la vie malgré la mort. La mort ici entendue comme fermeture radicale, comme fatalité mythique face à laquelle on ne peut que se résigner. La mort, ou du moins le fait de mourir, n’est pas un invariant : « For it is a lie to say that death is an invariant at all times ; death, too, is a quite abstract entity ; death itself can be a different thing in very different times. » 229 Mourir peut autant être ressenti comme une source de peur qu’une digne conclusion à la vie. Une perception non réduite des intérêts matériels implique cette idée que la vie est plus qu’une réalité vouée à la mort, au néant, comme l’est « de toute façon » toute vie. Cette vision, foncièrement abstraite et résignée, élimine d’emblée les possibles du contenu de l’expérience. Derrière le voile de Maïa se dévoile une vérité qui va au-delà du principe d’identité, auquel l’individu s’accroche d’autant plus qu’il craint la perte de son Moi. Cette vérité est exprimée dans l’expérience métaphysique. Adorno en perçoit un exemple à l’intérieur de la conception proustienne de la réminiscence, dans laquelle le sujet est plongé au sein d’un souvenir qui n’est pas recherché consciemment. Cette conception de la réminiscence est l’envers de celle de Platon, car elle est ancrée dans l’expérience individuelle du sujet et non dans l’universalité du monde des idées. Le narrateur de À la recherche du temps perdu voit son enfance évoquée par le goût d’une madeleine trempée de thé. C’est là une expérience de décentrement du sujet qui évoque pour lui manière prudhommesque l’être de sa musique et son intention, éliminant par là même la métaphysique que l’on prétend protéger. » T.W. Adorno, trad. fr. G. et R. Rochlitz, Prismes : critiques de la culture et société, « Bach défendu contre ses amateurs », Payot, Paris, 2003, p.170. 228 DN, p.481. 229 T.W. Adorno, trad. ang. E. Jephcott, Metaphysics : concept and problems, Stanford, Stanford University Press, 2000, p.106. 94 un passé révolu, mort, mais qui dans l’expérience reprend forme et vie230. Cette résurrection n’a rien d’une révélation divine et impérieuse, mais elle fait signe vers ce qui en l’humanité dépasse sa propre finitude. Selon Adorno, l’Expérience métaphysique ressemble aussi à celle de l’enfant qui ne connait pas la peur, qui a un rapport au monde qui est empreint du merveilleux : « Pour l’enfant, il est évident que ce qui dans sa petite ville préférée l’enchante, ne peut se trouver que là uniquement et nulle part ailleurs ; il fait erreur, mais son erreur fonde le modèle de l’expérience, d’un concept qui finalement serait celui de la chose même et non pas le pitoyable extrait des choses. »231 Du point de vue de l’adulte, rien dans l’expérience de l’enfant n’est véritablement unique. La maison dans laquelle l’enfant a vécu ne reste après tout qu’une maison comme une autre et c’est parce que l’enfant ne sait pas penser à un niveau d’abstraction suffisant qu’il n’en est pas conscient. Pour Platon, c’était même dans cette capacité d’abstraction que se retrouvait la vérité. Avec Proust, ce rapport est inversé ; ainsi pour l’enfant, cette maison est en elle-même un monde, elle prend un caractère entièrement singulier et donc d’autant plus réel : « mais si l’on veut que ce qu’il y a d’universel, d’authentique dans la présentation de Proust se constitue, il faut qu’on soit ravi par ce même lieu sans loucher sur l’universel »232. Dans cette expérience de l’enchantement, la réalité est hautement individuée, elle est prise comme surprenante, elle invite le sujet à s’y investir. Le monde lui-même devient merveilleux, ouvert aux possibles, il n’est pas posé sous le signe de la mort et de la fatalité. Cette expérience du merveilleux ou de l’individuel prise comme telle sous-tend la doctrine de la primauté de l’objet trouvée chez Adorno, qui implique un renversement de la révolution copernicienne annoncée par Kant, sans retomber dans une attitude réaliste, précritique. Nous l’avons abordé sous les termes de l’affinité avec la nature – la conscience que le sujet est aussi objet : 230 Soulignons ici le célèbre passage de Proust, dans Du côté de chez Swann : « Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. » 231 DN, p.452. 232 Ibid. 95 « Le contenu objectif de l’expérience individuelle ne s’établit pas à l’aide de la méthode de généralisation comparative, mais en dissolvant ce qui empêche cette expérience – elle-même inhibée – de s’abandonner à l’objet sans réserve, avec cette liberté, comme dit Hegel, que déploya le sujet de la connaissance jusqu’à ce qu’il se fonde véritablement dans l’objet auquel il est apparenté en vertu de son statut d’objet. »233 L’ouverture à l’objet, cet « abandon sans réserve » et cette liberté, est similaire à l’expérience du merveilleux de l’enfant. Que l’adulte se réapproprie ce rapport au monde signifierait pour lui de ne plus être motivé par la peur dans le rapport à ce qui lui est autre, mais bien par l’espoir. Dans un tel rapport, la finitude n’est plus abordée uniquement comme négativité, comme quelque chose d’absurde, de souffrant et de condamné à disparaître. Au contraire, dans la réconciliation entre ce qui est et ce qui doit être, l’ouverture devient le signe d’une vie qui serait digne d’être vécue et qui inspirerait la gratitude. 233 T.W. Adorno, trad. fr. M. Jimenez et E. Kaufholz, « Sujet et Objet », Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 1984, p.270. 96 Conclusion L’intention première d’Adorno est d’expliquer la barbarie, d’élucider le pourquoi de l’irrationalité sociale. Nous avons mis l’accent dans la présente étude sur la conception adornienne de la subjectivité qui lui permet à la fois de dégager un point de vue critique sur la société tout en y libérant certaines potentialités morales cachées. Nous avons constaté qu’Adorno adopte un point de vue généalogique inspirée de la psychanalyse sur le sujet pour rendre compte de sa version transcendantale retrouvée dans l’idéalisme. Cette conception idéaliste place l’autonomie au centre de ses considérations. La généalogie ne pousse pas Adorno à discréditer entièrement l’affirmation idéaliste de l’autonomie du sujet, mais à la reconduire dans un rapport dialectique entre raison et nature. Ce rapport est d’abord conçu à travers le personnage d’Ulysse comme un processus d’individuation, d’émancipation face au contexte naturel. Ce processus est celui de la marche de la civilisation, de la libération de l’homme face au mythe et à la terreur d’une nature obscure et incompréhensible. Cette libération est pourtant révélée comme étant de nature ambiguë, l’Auflkärung contenant toujours en elle-même une part de domination. Ainsi la civilisation tend à se permuter elle aussi en horreur en s’imposant au sujet comme nouvelle fatalité naturelle. Ce renversement est expliqué par Adorno à travers l’idée de l’intronisation du sacrifice, de la répression de la pulsion mimétique. Pour gagner son identité, le sujet doit nier sa propre origine naturelle. Ce sacrifice de soi en vient à être valorisé pour lui-même, jusqu’à ce qu’on oublie ce qui a été sacrifié. C’est la mimésis qui, comme potentialité réprimée, préfigure chez Adorno la possibilité de l’utopie. Pour lui, la mimésis alliée à la raison dans le sujet lui permet de dépasser la subjectivité entendue comme principe aveugle de domination. La possibilité de ce dépassement est démontrée négativement dans les diverses expériences d’Ulysse, notamment dans son rapport à l’amour et au plaisir. L’interdiction imposée au bonheur et à l’abandon de soi par la civilisation est ce qui permet à Adorno de critiquer l’irrationalité sociale. La civilisation est révélée comme étant fondée sur un principe antagoniste pleinement intériorisé qui doit être mis en lumière par la philosophie. C’est cette mise en lumière qui doit permettre au sujet de se distinguer du processus de domination qui est à l’origine de sa formation historique. En cela, Adorno reprend le thème de la philosophie des Lumières, l’idée que la pensée peut être source d’émancipation. Mais cette émancipation ne se fait que dans un horizon radicalement critique. Il faut se demander pourquoi l’émancipation promise par 97 la modernité n’a pas eu lieu. La réponse pour Adorno est dans l’ignorance des Lumières face au processus de domination qui était inhérent à la formation de la subjectivité. Lorsque Kant affirme que le socle de la subjectivité est l’autonomie, il prolonge le rapport antagoniste avec la nature qui se réalise dans le capitalisme industriel. Sa philosophie cherche en vain à contenir cet antagonisme qui est révélé au grand jour par l’œuvre de Sade. Le personnage de Juliette démontre l’intériorisation absolue du principe de pouvoir. La raison « éclairée » chez Sade se manifeste dans le refus de toute morale substantielle, comme un pouvoir de négation aveugle qui devient destruction. Cette destruction se retrouve dans le caractère de Juliette, dans le devoir d’insensibilité qu’elle s’impose systématiquement ainsi que dans sa tendance à instrumentaliser le plaisir. Au final, c’est toute possibilité de compassion qui en vient à être éradiquer par le sadisme, qui est l’envers de la répression de la pulsion mimétique. Adorno démontre que lorsque la pulsion mimétique est entièrement réprimée, les expériences même du plaisir et de l’amour prennent un caractère de violence et de répression. Le sadisme devient le plaisir ultime de Juliette, qui croit exercer sa liberté, mais ne fait que subir le principe de domination qu’elle a intériorisée inconsciemment. C’est cependant parce que Sade montre les conséquences d’une subjectivité qui a complètement dominé la nature qu’il est, négativement, le porte-parole de l’utopie. Nous avons opposé à toute la noirceur qu’Adorno voit dans la modernité l’optimisme acharné de Beethoven. Les motifs beethovéniens de l’espoir et de lutte contre le destin s’attachent chez Adorno à une conception de la vie bonne. Dans celleci, l’aspiration au bonheur reprend sa légitimité. L’abandon de soi, l’ouverture du sujet à ce qui est autre, redeviennent possibles. Le bonheur doit être entendu comme dépassement de l’antagonisme entre raison et nature. Un tel dépassement ne se fait selon Adorno qu’à travers la lutte contre la souffrance ainsi que le refus de toute forme de résignation face à l’état des choses. C’est cette lutte qui est d’après lui à l’origine de la possibilité de l’autonomie du sujet. L’autonomie dans sa philosophie n’est donc plus pensée comme conformité à la loi, mais bien au contraire comme harmonie avec la nature. C’est l’autoréflexion de la nature dans le sujet, entendue comme nature non réprimée et non aveugle, qui est à l’origine de la liberté chez Adorno. Dans la liberté, le sujet prend conscience de son origine naturelle qui est non-identique à la seule conscience. Cela signifie que le corps en vient à prendre une place centrale dans la philosophie morale adornienne. L’expérience de la liberté dans la perspective 98 adornienne est toujours ancrée dans le corps et elle prend forme grâce à la libération de la souffrance matérielle. C’est une telle liberté qui motive la musique de Beethoven, dans l’aspiration d’un monde où tous n’auraient pas à souffrir inutilement. Les moments de réconciliation retrouvés dans sa musique, telles les finales de la 5e et la 9e symphonie, sont annonciateurs d’un tel espoir. Cet espoir motive ce qu’Adorno nomme l’expérience métaphysique, qui serait l’ouverture pleine et confiante à ce qui est différent. La possibilité même de penser la métaphysique, de s’attarder aux questions ultimes et ne plus s’en tenir à la fatalité de ce qui est, constitue selon lui le propre de cette ouverture. Sa philosophie veut en quelque sorte inspirer une telle expérience, par l’effort spéculatif de s’ouvrir aux possibles. Pour conclure, nous voudrions nous pencher brièvement sur la réception de la philosophie adornienne. Le défaut majeur de celle-ci semble être son langage opaque, ses lacunes sociologiques, son considération pour une philosophie de l’histoire unilatérale. Son insistance constante sur la dialectique, sur l’interdépendance entre la forme et le contenu, le sujet et l’objet, est quelque chose qui nous semble dépassé. Nous savons qu’Habermas rejette du revers de la main toute la pensée d’Adorno en l’accusant d’être soumise aux limites du paradigme de la philosophie du sujet234. La critique d’Adorno n’aurait aucune assise normative et aurait manqué le potentiel émancipateur de la modernité. Ce serait à partir de la raison communicationnelle que la théorie pourrait dépasser les apories d’une philosophie du sujet et devenir véritablement constructive. Habermas relègue la première Théorie critique à tout ce qu’il récuse comme étant la postmodernité. Adorno est rangé tranquillement sous l’étiquette des philosophes poststructuralistes. À notre sens, c’est faire une violence considérable à la philosophie adornienne, car elle contient bel et bien, comme nous avons tenté de le montrer dans ce mémoire, une assise normative. Celle-ci nous semble même bien plus conséquente que le paradigme de la communication habermassien qui dans sa nature formelle peine à donner une importance à la souffrance des individus. La philosophie d’Adorno, à travers la formulation du nouvel impératif catégorique, veut montrer que la tentative de fonder une morale dans le seul discours rationnel est condamnée à l’échec, car elle ignore la composante corporelle qui est au cœur de la moralité. 234 J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité : douze conférences, Paris, Gallimard, 2011. 99 C’est là une critique qui a un écho chez Axel Honneth : la tentative de penser l’émancipation chez Habermas ne se répercute plus dans l’expérience morale des sujets235. Bien que la pensée d’Honneth adopte le paradigme habermassien de la communication, elle s’éloigne sensiblement du tournant linguistique pour donner une place centrale à l’affectivité. L’idée de la vie bonne reprend une pertinence chez Honneth, qui la pense comme processus de reconnaissance réussie en trois temps : dans l’expérience de l’amour, du droit et de la contribution sociale236. Nous nous intéressons ici à cette première expérience, qui est manifestement d’une importance centrale pour Adorno. Honneth remet au centre de ses considérations les thèses de la psychanalyse, exactement comme Adorno et d’autres penseurs de la première Théorie critique tel Fromm et Marcuse. La considération pour l’expérience de l’enfant en vient à prendre une importance capitale chez Honneth. Le rapport au monde de l’enfant est réussi dans la mesure où il obtient l’amour suffisant de la mère. L’enfant, lorsqu’il a en quelque sorte intériorisé la certitude de l’amour maternel, obtient la confiance en soi nécessaire pour agir de façon indépendante et s’ouvrir à autrui sans peur. Ici nous retrouvons les idées de l’ouverture et de l’espoir qui caractérise pour Adorno l’utopie. Il les imagine non seulement par rapport au développement affectif de l’enfant, mais également vis-à-vis tout rapport à la nature, à l’objet, jusque dans l’effort scientifique même. La pulsion mimétique en ce sens serait intacte dans la mesure où l’enfant reçoit l’amour nécessaire pour un développement réussi. Chez Adorno, c’est la répression de cette potentialité inhérente à l’humain qui explique la souffrance et son possible dépassement. Pour Habermas, ce dépassement est ultimement renvoyé aux limites d’un projet esthétique stérile. C’est pourtant bel et bien lorsque la souffrance ne peut être dite, qu’elle ne peut être communiquée, que la communication ne peut être le seul paradigme d’émancipation. Chercher à dire cette souffrance, tout en réalisant que ce qui est dit ne rend jamais compte de l’étendue de ce qui est réprimé, motive le savoir mélancolique adornien. Honneth retourne en quelque sorte à Adorno lorsqu’il cherche à montrer que ce sont les expériences du mépris, de la violence et de l’injustice qui rendent compte des luttes sociales. C’est au fond la souffrance des dominés qui n’a pas de voix. Ceux-ci ne savent pas ou ne peuvent pas s’inscrire dans le jeu de la communication actuelle ; l’exigence de se justifier 235 Pour une discussion de cet enjeu, voir A. Honneth, trad. fr. O. Voriol, « Conscience morale et domination de classe », La société du mépris, Paris, Éditions La Découverte, 2008, p.203-223. 236 A. Honneth, trad. fr. P. Rusch, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2013 100 rationnellement ne leur est simplement pas accessible. De plus, le dialogue d’Honneth avec la psychologie lui permet de mettre en lumière les éléments affectifs qui sont occultés dans la pragmatique habermasienne. Cela le pousse à définir une conception de l’autonomie décentrée, sensible aux éléments de vulnérabilité et de fragilité propres à la formation du sujet. Par exemple, dans un essai sur Freud237, Honneth conçoit une possibilité de l’émancipation au sein du processus psychique de réappropriation. Une tendance fondamentale pour favoriser l’émergence de la vie bonne serait que le sujet accepte la part d’anxiété qui fait toujours partie de sa personnalité. L’anxiété serait l’écho nécessaire de la finitude, expérimentée par la dépendance intrinsèque de tout être humain durant la petite enfance. La domination chez Adorno se manifeste lorsque le sujet réprime cette anxiété constitutive. L’ouverture à autrui, dans sa composante d’espoir, est appropriation de l’anxiété, c’est-à-dire acceptation d’une situation où le sujet accepte de s’abandonner à ce qui lui est autre. Ce passage, qui est celui de la confiance donnée à autrui, est pour Adorno central à la possibilité d’un rapport moral au monde. La particularité de la philosophie d’Adorno, à notre sens, est qu’il perçoit dans la philosophie elle-même, dans l’exercice de l’intelligence, quelque chose qui rend le sujet incapable de considération pour la souffrance d’autrui. Comme Pierre Bourdieu dira qu’il n’aime pas l’intellectuel en lui-même238, Adorno lutte contre un exercice de l’intelligence hermétique et autosuffisant. La vertu morale de l’intellectuel doit être pour lui l’humilité239. La vérité pour Adorno est essentiellement fragile et faillible. Selon lui, l’attitude morale elle-même ne doit plus caractériser le fait de savoir, de détenir le Bien en ses mains, mais plutôt dans le doute et la retenue. Pour être véritablement humain, il 237 A. Honneth, trad. ang. J. Ingram, ”Appropriating Freedom : Freud’s Conception of Individual Self-Relation”, Pathologies of reason : on the legacy of critical theory, New York, Columbia University Press, 2009, p.126-145.. 238 « Je ne me suis jamais vraiment senti justifié d’exister en tant qu’intellectuel. Et j’ai toujours essayé – et ici encore – d’exorciser tout ce qui, dans ma pensée, peut être lié à ce statut, comme l’intellectualisme philosophique. Je n’aime pas en moi l’intellectuel, et ce qui peut sonner, dans ce que j’écris, comme de l’anti-intellectualisme est surtout dirigé contre ce qu’il reste en moi, en dépit de tous mes efforts, d’intellectualisme ou d’intellectualité, comme la difficulté, si typique des intellectuels, que j’ai d’accepter vraiment que ma liberté a des limites. » P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p.17-18. 239 “[To] abstain from self-assertiveness […] seems to me to be the crucial thing to ask of individuals today. In other words, if you were to press me to follow the example of the Ancients and make a list of the cardinal virtues, I would probably respond cryptically by saying that I could think of nothing except for modesty.” PMP, p.169. 101 faut laisser tomber les prétentions à ce que notre conscience soit souveraine. Cet enseignement, qui semble purement négatif, contient en réalité de fortes conséquences pour la pensée philosophique. Dans cette perspective, la philosophie s’éloigne de tout effort qui la réduirait à une structure transcendantale, la recherche d’un invariant qui n’aurait plus rien à voir avec l’expérience singulière. La dialectique matérialiste pour Adorno n’est pas qu’un présupposé épistémologique, elle est la considération pour l’histoire qui est faite de souffrances réprimées et oubliées par la conscience. Cette importance attribuée à la souffrance rejoint la tradition des philosophes de la pitié. Pourtant, le dialogue avec Nietzsche rappelle aussi le danger du pessimisme. C’est d’ailleurs en référence à Nietzsche qu’Adorno formule sa critique de la philosophie, entendue chez lui non plus comme productrice d’une vérité détachée du sujet, mais qui s’enracine toujours dans son expérience. C’est cette expérience qui est au fond l’objet de la philosophie adornienne. C’est un objet qui toujours échappe à la pensée. Ce mouvement d’un débordement de l’expérience par rapport à la pensée est chez lui thématisé consciemment. L’expérience est essentiellement fragile et faillible, tout comme la conscience de l’intellectuel doit rester modeste. C’est dans la communication du différent qu’Adorno place la possibilité d’une véritable expérience. Le vrai ici ne signifie plus uniquement l’adéquation entre le concept et le réel, mais la capacité du concept à rendre compte de ses propres limitations. Le sujet qui prend conscience de ces limitations fait un pas vers l’émancipation, dans l’acceptation de la pulsion mimétique qui l’oriente vers son rapport à autrui. On ne devient humain qu’en imitant son autre : en s’ouvrant et en apprenant de lui. La morale dans la philosophie d‘Adorno nous suggère que la pensée doit se nourrir de ce qui dépasse ses propres limites. 102 Bibliographie Sources primaires HORKHEIMER, M. et ADORNO, T.W., trad. fr. E. Kaufholz, La dialectique de la Raison : fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1983, 281p. ________, trad. ang. E. Jephcott, The Dialectic of Enlightenment : philosophical fragments, Stanford University Press, Stanford, 2002, 282p. ________, trad. fr. J. Christ et K. Genel, Le laboratoire de la Dialectique de la raison : discussions, notes et fragments inédits, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2014, 303p. ADORNO, T.W, trad. fr. E. Kauufholz et J-R. Ladmiral, Minima moralia : réflexions sur la vie mutilée, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2003, 356p. ________, trad. fr. É. Escoubas, Jargon de l’authenticité, de l’idéologie allemande, Paris, Payot, 1989, 269p. ________, trad. fr. G. 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