PRISKA RAUBER
vant la généralisa-
tion des antibiotiques, après la Se-
conde Guerre mondiale, on mourrait
d'une coupure au doigt, d'une mau-
vaise toux, d'avoir mis un enfant au
monde. Demain (pas après-demain),
une pneumonie ou une simple infec-
tion urinaire pourra à nouveau nous
envoyer droit dans la tombe. «La si-
tuation est sérieuse, je vous l'assure»,
confie Patrice Nordmann, chef de la
chaire de microbiologie de l'Université
de Fribourg. D'ailleurs, aujourd'hui
déjà, des grands brûlés décèdent
parce que plus aucun antibiotique
ne parvient à guérir leurs infections.
Car à force d'être confrontées aux
antibiotiques, les bactéries ont trouvé
la parade pour y résister. C'est un
phénomène naturel, mais qui est ac-
céléré par l'usage excessif et abusif
des antibiotiques (voir ci-dessous).
Le professeur Nordmann n'est pas le
seul à s'alarmer. L'Organisation mon-
diale de la santé (OMS) relève que «la
résistance aux antibiotiques constitue
aujourd'hui l'une des plus graves me-
naces pesant sur la santé mondiale.
Si nous ne réagissons pas immédia-
tement, nous entrerons bientôt dans
une ère postantibiotique dans laquelle
les infections courantes et les trau-
matismes mineurs pourront de nou-
veau être mortels.»
Les scientifiques donnent l'alerte
depuis une dizaine d'années. «Mais
comme il ne s'agit pas d'un problème
très rapidement épidémique, comme
le virus Zika, et que les morts ne s'ac-
cumulent pas encore, les avertisse-
ments ne sont pas relayés dans les
médias, ou alors de manière erra-
tique», indique le médecin. L'OMS
estime pourtant à 25000 le nombre
de personnes qui décèdent à cause
de bactéries résistantes en Europe.
Patrice Nordmann n'ose pas être
aussi précis. «Des personnes âgées
hospitalisées peuvent mourir d'une
pneumonie sans que nous sachions
que la cause est l'antibiorésistance
de la bactérie responsable. Difficile,
donc, de donner un chiffre.»
Evolution irréversible
Reste que, chaque jour, de nou-
velles souches de bactéries résis-
tantes apparaissent et se propagent.
Des bactéries que même les antibio-
tiques dits de la dernière chance,
comme la colistine, ne parviennent
plus à détruire. «Si l'évolution de l'an-
tibiorésistance est lente, elle n'en est
pas moins irréversible et inexorable.
En 2009, trente patients suisses étaient
porteurs de certaines bactéries ré-
sistantes - productrices d'enzymes
détruisant toutes les pénicillines. En
2015, ils étaient au moins 400.»
Le professeur Nordmann et son
adjoint le Dr Laurent Poirel ont mis
au point des tests de diagnostic rapide
de multirésistance aux antibiotiques,
dont la diffusion est désormais inter-
nationale et de référence, notamment
aux Etats-Unis. Ils reçoivent pour
analyse de nombreuses souches bac-
tériennes du monde entier comme
de Suisse. «Je peux donc vous dire
qu'il y a là un vrai problème! Toute la
médecine moderne depuis 1945 dé-
pend d'antibiotiques efficaces. Que
ce soit à titre de prévention de l'in-
fection, lors de chirurgies abdomi-
nales par exemple, ou pour traiter
des patients infectés. Donc sans an-
tibiotique, pas de greffe, pas de chi-
rurgie lourde.»
Les césariennes ou les implanta-
tions de prothèses deviendront trop
risquées, comme les chimiothérapies
et les opérations cardiaques. Souvent,
la dernière chance de survie de nom-
breux patients sera remise en cause.
Même des soins hospitaliers courants
comme l'introduction de cathéters
deviendront dangereux.
Pas de plan B
Hélas, de plan B à actionner immé-
diatement - soit sortir de sa trousse
un nouvel antibiotique capable de
détruire ces bactéries mutantes - il
n'y en a pas. Et il faut compter quinze
ans et un milliard de dollars pour
produire une nouvelle molécule. «Les
industries pharmaceutiques ont pour
l'instant d'autres priorités, souligne
Patrice Nordmann. Développer des
médicaments pour le diabète ou l'hy-
pertension est beaucoup plus renta-
ble, car il s'agit de maladies chro-
niques avec une prise de médicaments
au quotidien pendant parfois trente
ans.»
La bataille est toutefois engagée.
L'OMS a lancé son plan d'action mon-
dial. En novembre, le Conseil fédéral
a approuvé la stratégie Antibiorésis-
tance StAR, qui compte 35 mesures
réparties en différents domaines d'ac-
tion. Le Fonds national suisse a de
son côté lancé un nouveau Pro-
gramme national de recherche sur le
sujet. Et puis, le 21 septembre, les di-
rigeants du monde se réuniront à
New York, lors de l'Assemblée géné-
rale des Nations Unies, pour s'engager
à combattre ensemble «cette grave
menace mondiale pour la santé pu-
blique».
En attendant, certains scientifiques
explorent des pistes pour trouver
des alternatives aux antibiotiques.
L'une d'elles est issue de la méde-
cine... d'avant la découverte de la
pénicilline. Ironie du sort. Il s'agit de
la phagothérapie, qui consiste à uti-
liser certains virus, les phages, pour