L`évolution des êtres vivants

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Laval théologique et philosophique
Laval théologique et philosophique
L'évolution des êtres vivants
W. R. Thompson
Volume 4, numéro 1, 1948
21
92
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Éditeur(s)
Faculté de philosophie, Université Laval et Faculté de théologie
et de sciences religieuses, Université Laval
ISSN 0023-9054 (imprimé)
1703-8804 (numérique)
21
92
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Citer cet article
W. R. Thompson "L'évolution des êtres vivants." Laval
théologique et philosophique 41 (1948): 37–48.
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Université Laval, 1948
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L’évolution des êtres vivants*
L’idée que le monde des êtres vivants, tel qu’il existe actuellement,
a été produit par un processus évolutif quelconque, est à peu près univer­
sellement acceptée par les biologistes et les philosophes. Mais ils sont
loin d’être d’accord sur les causes et l’histoire précise de l’évolution. On
peut même affirmer que ces problèmes nous paraissent à présent beaucoup
plus obscurs qu’aux naturalistes contemporains de Darwin. Vouloir unir
la mathématique, qui est une science certaine, à la doctrine évolutionniste,
qui est incertaine au plus haut degré, paraît être une tentative extravagante.
Nous n’allons pas essayer de justifier tout ce qui a été entrepris dans cette
voie. Nous nous limiterons à exposer deux ou trois tentatives importantes
de traiter les problèmes de l ’évolution par les méthodes mathématiques,
en réservant au prochain article la question de leur validité et de leur
portée philosophique.
Chez les théoriciens scientifiques de l’évolution, la doctrine préférée
reste toujours celle de la sélection naturelle. Cette doctrine a subi des
modifications considérables depuis le temps de Darwin. Pourtant, elle a
gardé son caractère fondamental, qui est d’être une doctrine atéléologique
ou anti-finaliste. Selon cette doctrine, les adaptations résultent de varia­
tions ou de facteurs dont le rôle, par rapport à la physiologie de l’organisme,
est quelconque. Ces variations ou facteurs se combinent sous l’effet du
hasard; de sorte qu’en fin de compte, les adaptations et la vie elle-même
sont, dans le sens le plus strict, un effet du hasard.
Les sélectionnistes prétendent pouvoir donner une preuve mathémati­
que de cette doctrine. Cette preuve a été élaborée par le biologiste anglais
R. A. Fisher1. Il l’appelle le théorème fondamental de la sélection naturelle.
D ’après ce théorème, la chance pour qu’une modification quelconque de
l ’organisme lui soit avantageuse, est égale à la chance qu’elle lui soit nui­
sible, à la seule condition que cette modification soit très petite, comme les
modifications doivent l’être, vu la lenteur du processus évolutif.
Considérons, dit Fisher, la signification du mot adaptation. «Un
organisme peut être dit adapté à une situation particulière ou à l’ensemble
des situations qui constituent son milieu, seulement pour autant que nous
pouvons imaginer un ensemble d’autres situations ou d’autres milieux par
rapport auxquels l’animal serait moins bien adapté; et aussi seulement pour
autant que nous pouvons imaginer un ensemble d’autres formes organiques,
légèrement différentes, qui seraient moins bien adaptées au milieu dont il
s’agit. Généralement parlant, continue Fisher, plus l’adaptation est com­
plexe, plus sont nombreux les exemples de conformité qu’elle présente et
plus essentiellement adaptive la situation nous paraît».
♦Les deux premiers articles de cette série, Mathématiques et biologie, ont été pu­
bliés dans le Vol.III, nn.l et 2 du Laval théologique et philosophique.
1 R. A. F i s h e r , The Genetical Theory of Natural Selection, Oxford 1930.
.
\
V
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Considérant que le degré de conformité entre deux choses—comme
l’organisme et le milieu— peut être représenté mathématiquement par le
rapprochement entre un point A et un point 0 , supposons que le point A
se trouve sur la surface d’une sphère ayant le point 0 pour centre; et que
les positions possibles qui représentent des adaptations supérieures à A
sont contenues dans cette sphère. Si le point A est déplacé en parcourant
une distance fixe r, dans un sens quelconque, ce mouvement va améliorer
l’adaptation s’il porte A à l’intérieur de la sphère, mais la rendra moins
parfaite s’il le porte à l’extérieur. Toutefois, dit Fisher, si r est très petit,
les chances de ces deux événements sont à peu près égales, de sorte que la
chance d’une amélioration tend vers la limite 3^2 comme r tend vers zéro.
On voit qu’il en est ainsi parce que, par rapport à un mouvement excessi­
vement petit de A, la courbature de la surface de la sphère tend à zéro.
A la limite, la surface courbe est une surface plane. Mais si r est aussi
grand que le diamètre de la sphère, la chance d’une amélioration est évidem­
ment nulle, puisque n’importe quel mouvement de A va le porter à l’exté­
rieur de la sphère.
De cela on peut conclure, d’après Fisher, que les petites variations,
soit de l’organisme, soit du milieu, ont autant de chance d’améliorer l’adap­
tation que de la gâter. D ’autre part, la lenteur du processus évolutif
indique clairement, selon Fisher, que les variations qui le rendent possible,
sont en effet très petites. Car, si les variations étaient en même temps
grandes et adaptives, les organismes se transformeraient sous nos yeux
avec la rapidité d’un train express. Mais la transformation des espèces est
si difficile à saisir, que certains zoologistes distingués admettent que l’évo­
lution n’existe plus, et que les organismes sont actuellement dans un état
stable. Ainsi, pourvu que les variations se produisent assez souvent, la
genèse des adaptations n’offre pas de difficulté et peut être regardée comme
un effet du hasard. Les généticiens acceptent encore aujourd’hui la dé­
monstration mathématique de cette thèse donnée par Fisher.
Si la thèse de Fisher correspond aux faits, il semble que la transfor­
mation des organismes peut avoir lieu dans n ’importe quel sens. C’était,
du reste, une des idées fondamentales de Darwin. Mais certains savants
distingués se sont servis des principes mathématiques pour démontrer la
thèse opposée: à savoir, que les transformations des êtres vivants sont stric­
tement limitées.
Le passage d’une forme organique à une autre est une affaire extrême­
ment compüquée, qui intéresse une foule presque innombrable de détails:
morphologiques et physiologiques. Il est presque impossible de dégager
le sens fondamental de la transformation en comparant les descriptions
compliquées établies par les systématiciens. Toutefois, si on se limite à
la forme externe des organismes ou même de leurs organes individuels,
en la regardant comme une simple surface géométrique—la forme étant
projetée sur une surface plane— on peut aborder le problème par l’analyse
géométrique1.
1 D ’A b cy W . T h o m p s o n , Growth and Form, 1942, chap.17.
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des
êtres
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v iv a n t s
Prenons, pour commencer, le cas d’un cercle. Inscrivons ce cercle
dans un système de coordonnées cartésiennes rectangulaires. Construi­
sons maintenant un système de coordonnées où la distance entre les ordon­
nées est réduite de moitié. Marquons sur les ordonnées et les abscisses
les points qui correspondent à ceux où le cercle coupe les ordonnées et les
abscisses du premier système.* Relions ces points par une courbe continue.
Nous obtenons alors une ellipse (Fig. 1, p. 39). Le système de coordonnées
cartésiennes permet, sans que nous approfondissions cette question, de
traduire la quantité continue de la géométrie en quantité discontinue de
l’arithmétique. En étudiant les propriétés du cercle inscrit, comme nous
l’avons fait, nous voyons qu’elles correspondent à l’équation x2+ y 2 = a2
où a représente une valeur constante. La déformation nécessaire pour
x2
obtenir l’ellipse nous donne l’équation — + y2 = a2, ce qui est une forme
2
x2
y2
particulière de l’équation générale ~ + — = 1
(/
\
\
L
\V y /
F i g . 1— P a s s a g e d ’ u n c e r c le (a ) à u n e e llip s e ( b ) p a r t r a n s fo r m a ­
t io n d ’ u n s y s t è m e d e c o o r d o n n é e s c a r té s ie n n e s .
Au cercle employé dans le premier exemple, substituons l ’os canon du
boeuf, en le dessinant dans un système de coordonnées rectangulaires com­
posé d’éléments carrés. Faisons maintenant un système de coordonnées
semblables, mais où les intervalles sur l’axe des x sont diminués dans le
2x
et relions les points où le dessin de l’os canon du bœuf
rapport x î _
traverse les coordonnées dans le premier système. Nous obtenons alors
le dessin de l’os canon du mouton. Par le même procédé, et une réduction don­
née par l’équation x2 = — , nous obtenons l’os canon de la girafe (Fig. 2, p. 41).
3
Ces cas sont très simples. Prenons à présent quelques organismes
complets. Voici (Fig. 3, p. 43) une représentation du petit poisson Argyropelecus olfersi, dessiné dans un système de coordonnées rectangulaires. A
côté, (Fig. 4, p. 45) nous voyons un poisson de la même famille : Stem optyx
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diaphana, dessiné dans un système de coordonnées passant par les points
homologues. Comme on le voit, la différence dans la forme de ces deux
espèces, qu’il serait très difficile de tirer des descriptions taxonomiques
ordinaires, peut être définie en disant que les ordonnées du système d ’Argyropelecus ont été inclinées à un angle de 70° par rapport à l’axe des x. Une
déformation très simple du point de vue mathématique nous permet de
passer d’une forme à l’autre.
Un exemple encore plus remarquable est celui des deux poissons Diodon
(Fig. 5, p. 47) et Orthagoriscus (Fig. 6, p. 47). Replaçons les lignes verticales
du système où nous avons dessiné Diodon, par un système de cercles concen­
triques; et les lignes horizontales par des courbes du genre hyperbolique,
qui se divergent par rapport à la ligne latérale de l’animal. Relions les
points homologues du système de coordonnées ainsi déformé et nous avons
dessiné le poisson Orthagoriscus. Du point de vue mathématique, la défor­
mation est plus compliquée que dans le cas précédent; mais la comparaison
des systèmes de coordonnées montre clairement que la diversité anatomique
des deux poissons, qui intéresse une foule de détails, est l’expression de dif­
férences de croissance graduées suivant une loi quantitative très simple.
Mettons-nous maintenant au point de vue évolutionniste. La trans­
formation d’une espèce organique en une autre, implique un mouvement
physique continu, donc, le passage d’une forme à l’autre par une série
d’étapes intermédiaires, celles, du moins, que l’on peut distinguer dans ce
mouvement. Le caractère précis de ces étapes dans des cas particuliers,
a suscité des controverses interminables. La généalogie de l ’homme, par
exemple, a été construite et défaite un grand nombre de fois en citant com­
me série d’ancêtres de l’homme actuel, des restes fossiles et un singe réel
ou hypothétique; mais les naturalistes ne sont pas encore près d’un accord.
Par la méthode des coordonnées cartésiennes, on peut trouver une solu­
tion mathématique de ces problèmes. Pour cela, prenons les deux systèmes
de coordonnées qui correspondent à deux formes organiques différentes,
mettons-les l’un sur l’autre, et relions par des lignes droites les points
périphériques homologues. Ces lignes coupent les bords externes d ’une
série de systèmes de coordonnées intermédiaires, dont nous pouvons faci­
lement construire un aussi grand nombre que nous voudrons. Dans chacun
de ces systèmes, nous pouvons dessiner la forme organique qui lui corres­
pond. Nous aurons ainsi une série de formes mathématiquement inter­
médiaires entre les deux formes que nous avons prises comme points de
départ. D e cette façon, on a construit une série de dessins de crânes
intermédiaires entre celui du cheval et celui de son lointain prédécesseur
Echippus. Ces dessins ressemblent à s’y méprendre aux formes des crânes
fossiles considérés par les paléontologistes comme ceux des ancêtres du che­
val. Par contre, malgré le fait qu’une modification assez simple des coor­
données nous permet de passer du crâne de l’homme à celui du chimpanzé
ou à celui du gorille, ces deux derniers ne peuvent pas être rangés dans une
même série géométrique reliée au crâne de l ’homme. E t il en est de même
pour les crânes des prétendus prédécesseurs fossiles de l’homme en général.
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des
êtres
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On n ’a pas réussi à en construire une série mathématiquement continue.
Les biologistes qui se sont servis de cette méthode ne croient donc pas que
ces fossiles font partie de la lignée ancestrale réelle de l’homme.
Si la forme, la croissance, la reproduction et l’évolution des organismes
sont déterminées par des lois physiques, et que ces lois peuvent être formulées
mathématiquement, il s’ensuit que les faits que nous venons de citer ont
une signification plus large. Il faut dire alors que la transformation des
êtres organiques est dans une grande mesure comparable à celle dés formes
géométriques pures et que les mêmes principes fondamentaux opèrent dans
les deux cas. C’est le point de vue exprimé par le célèbre astrqnome italien
Giovanni Schiaparelli dans un petit livre peu connu mais plein d ’intérêt,
intitulé Studio comparativo ira le forme organiche naturali et le forme geometriche pure. Une forme géométrique pure est, comme on l’a rappelé, celle
dont tous les points dérivent d’une même loi. Une propriété essentielle
des formes pures est celle-ci: une partie de la forme, si petite soit-elle, étant
donnée, le reste en est entièrement déterminé. Puisque la forme suit
toujours la même loi, on peut déduire cette loi de chaque partie de la forme.
Sachant la loi de la forme, on peut la construire en entier.
r
©
F ig . 2— Os canon du bœ uf (a), m outon (b) et girafe (c)
( d ’a p r è s AD ’ A R C Y T h o m p s o n , Growth and Form).
Schiaparelli fait remarquer que les formes géométriques pures se prêtent,
tout comme les formes organiques, à un arrangement systématique. En
d’autres termes, elles se laissent classifier en catégories superposées que
l’on peut appeler des familles, des genres et des espèces. Dans chaque
famille de courbes, chaque forme individuelle se distingue des autres par
la valeur que certains éléments fondamentaux, dits paramètres, prennent
chez elle. Par exemple, dans un cercle, la longueur a du rayon distingue
chaque espèce de cette figure des autres; cette quantité a est le paramètre
du cercle; dans une ellipse, la distance a entre les deux foyers constitue un
des paramètres; la somme b de la distance des foyers au même point sur la
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circonférence constitue l’autre. On voit facilement que la forme précise
d’une ellipse donnée dépend des valeurs précises de a et b; l’équation géné­
rale de l’ellipse étant:
Nous pouvons aussi construire une figure avec trois foyers, et telle que
la somme des distances de ces trois foyers à un point donné est constante.
Les trois côtés du triangle formé par les trois foyers constituent trois para­
mètres; la somme de leur distance au point A constitue un quatrième
paramètre. La figure dont il s’agit dans ce cas est une espèce d’ovale,
généralement non symétrique.
Sans aller plus loin, on voit que l’on peut construire un système de
courbes analogues, dont chaque point A représente la somme de quatre,
cinq, six, e t c .. . paramètres. Le nombre de paramètres s’accroît par deux
unités pour chaque centre que l’on ajoute, et les formes se multiplient très
rapidement. Pour le système de courbes à un seul paramètre, d’après les
mathématiciens, le nombre possible de types est infini; pour le système à
deux paramètres, c’est une infinité du deuxième ordre, et pour le système
à trois paramètres, une infinité du troisième ordre.
Après avoir étudié soigneusement les lois des transformations des formes
géométriques pures— en se limitant, pour ne pas compliquer inutilement la
question, aux courbes dans l’espace à deux dimensions, dites «courbes algébri­
ques»—Schiaparelli énonce son hypothèse fondamentale: à savoir, qu’il
doit exister, pour les formes vivantes aussi bien que pour les formes géomé­
triques, des lois ou formules générales et des éléments déterminants ou
paramètres. L’identité de la formule établit, comme pour les courbes,
les caractères communs de la catégorie. Comme dans les courbes, les
caractères propres à chaque subdivision dépendent de la variété des éléments
fondamentaux. D e cela, il résulte que les transformations des êtres vivants
suivent les mêmes lois fondamentales que les formes géométriques.
S ’il en est ainsi, chaque être vivant appartient à une espèce distincte,
définie par la formule fondamentale et des paramètres particuliers. Tout
changement dans la valeur des paramètres ou de la formule implique un
changement d’espèce. Néanmoins, chez les formes géométriques, les inter­
médiaires peuvent être aussi nombreux que l ’on voudra, parce que la quan­
tité peut être divisée sans limite. Mais comme le fait remarquer Schiapa­
relli, les formes de transition entre les espèces vivantes sont rares, et il
faut admettre dans le monde matériel tel qu’il existe réellement, une dis­
continuité marquée. C’est ce que l’on obtiendrait dans les formes pures
en posant que les paramètres ne peuvent prendre que certaines valeurs:
par exemple, celles données par les membres successifs de telle ou telle série
algébrique. L’évolution, dans le système de Schiaparelli, existe bien, mais
c’est une évolution par types fixes et non pas l’écoulement indéfinissable
posé par le système de Darwin.
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êtres
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Puisque la constitution de l’être vivant doit être toujours conforme
à sa formule fondamentale, les variations qui mènent d’une espèce à une
autre ne sont jamais arbitraires, mais sont liées par des lois données par la
formule fondamentale. Il y a donc une corrélation étroite entre les divers
caractères de l’organisme de sorte que certaines modifications sont possi­
bles, mais d’autres impossibles. Que cette corrélation existe et intéresse
tous les aspects de la vie, c’est démontré, croit Schiaparelli, par le processus
de la régénération où l’on voit le moignon d’une patte amputée reconstituer
le membre tout entier. Pour Schiaparelli, ce fait est comparable à la pro­
priété présentée par les formes géométriques pures et déjà signalée: à savoir
que d’une partie de la forme, on peut tirer la forme tout entière.
Pour Darwin, l ’adaptation de la forme vivante au milieu résulte tout
simplement de la sélection naturelle de variations qui se produisent et qui
se combinent aussi au hasard. A certains endroits dans son travail,
Darwin parle, il est vrai, de la corrélation comme de quelque chose qui pré­
existe à la sélection naturelle, mais les exemples qu’il cite— comme le cas
F ig. 3 — Argyropelecus olfersi ( d ’a p r è s D ’A r c y T h o m p s o n ) .
des chats blancs aux yeux bleus qui sont sourds—ne sont pas précisément
des adaptations. Pour le vrai darwiniste, l’adaptation est l’œuvre de la
sélection naturelle qui peut assembler les caractères dans n’importe quelle
combinaison, pourvu qu’elle permette à l’organisme de faire concurrence
à ses voisins. Pour Schiaparelli, les corrélations adaptives préexistent,
a priori, dans les formules fondamentales et elles se réalisent dans la nature
dès que les conditions ambiantes le permettent. L’adaptation n’est donc
pas autre chose que la coïncidence à un certain moment de l’histoire d’un
plan déterminé a priori avec les conditions terrestres qui lui conviennent.
Le hasard ne crée pas l’espèce, mais il la détermine à exister.
Dans le système de Darwin, l’évolution produit toujours du neuf, de
l’imprévu. Cela est vrai aussi, en un certain sens, dans le système de
Schiaparelli. Mais ici c’est seulement l’être matériel réel qui est neuf et
imprévu. Le plan anatomique de cet être existe déjà a priori dans la for­
mule fondamentale, et l’évolution consiste seulement dans le passage de la
matière vivante à travers les diverses catégories comprises dans cette for­
mule.
La doctrine de l’évolution, généralement acceptée par les biologistes,
envisage un développement progressif de la substance vivante à partir
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d’organismes extrêmement simples. Pour Schiaparelli, l’évolution n’est
pas nécessairement progressive. Il n’acceptait pas, comme un fait certain,
l’idée que les premiers organismes étaient aussi les plus simples. Pour lui,
à vrai dire, l’histoire des êtres vivants aurait pu commencer aussi bien avec
les formes les plus élevées qu’avec les formes inférieures et simples, et si
réellement les formes simples se sont montrées les premières, c’est unique­
ment parce que dans les premiers temps elles seules trouvaient des condi­
tions nécessaires pour l’existence. Du reste, les notions d’inférieure et de
supérieure ne trouvent pas de place dans un système mathématique. Il
faut remarquer, en outre, que d’après cette hypothèse, la totalité des formes
comprises dans les diverses modalités de la formule fondamentale n ’exis­
tent pas nécessairement ensemble à un moment donné. Certaines ont pu
disparaître, d’autres sont réservées pour l’avenir.
L’étude des formes géométriques démontre qu’elles constituent ce que
l’on peut appeler des séries analogiques, où les mêmes modifications se
répètent dans plusieurs séries distinctes. Si les formes organiques suivent
les mêmes lois, des séries analogiques existeront aussi chez elles. Comme
exemple, Schiaparelli cite les diverses espèces de bétail, sans lien génétique,
qui présentent toutes une large zone blanche autour du corps. On trouve
d ’autres exemples chez les insectes où le même arrangement des couleurs
se trouve chez des espèces appartenant à des groupes très éloignés les uns
des autres. Ce n’est pas la même chose que l’homologie, telle qu’elle est
définie par la biologie moderne.
Si l’on pose que le type organique comprend n paramètres, il s’ensuit
que chaque espèce appartient simultanément à n séries analogiques, et sera
liée aux espèces voisines dans 2n directions, correspondant à n genres d ’ana­
logie. Ainsi s’explique, selon Schiaparelli, les connections multiples qui
existent entre les espèces organiques et, bien souvent, rendent leur classi­
fication si difficile. Si cette explication est exacte, il serait évidemment
tout à fait erroné de regarder la relation entre les divers membres d’une
même série analogique comme d’ordre génétique. En réalité, toutes les
n séries analogiques auxquelles une forme donnée appartient, ont la même
signification taxonomique, c’est-à-dire pour le système de classification;
mais une seule a une signification génétique et représente la voie de l’évo­
lution réelle.
D ’autre part, si deux espèces appartiennent à la même série analogi­
que, elles auront toujours quelque chose de commun, même si elles sont très
éloignées l’une de l’autre dans la série. C’est ce qui explique, d’après
Schiaparelli, l’incongruité frappante que l ’on remarque de temps en temps
dans la nature, lorsque les caractères sont combinés d’une façon inattendue
et bizarre. Schiaparelli cite, comme exemples, les oiseaux à dents de la
période crétacée— Ichthyomis et Hesperomis; ceux avec une longue queue
à vertèbres multiples, semblable à celle des serpents— comme Archaeopteryx
d ’un étage jurassique; et les serpents de nos jours, tels Cheirotes canoliculalus, ayant deux minuscules pattes près de la tête. Il est clair que l’expli­
cation donnée par Schiaparelli diffère radicalement de celle des évolutionnis­
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des
êtres
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tes orthodoxes, qui voient dans ces cas des exemples d’une transformation
évolutive saisie en chemin. Pour la plupart d’entre eux, l’existence dMrchaeopteryx démontre que les oiseaux descendent des reptiles.
D ’après Darwin et la plupart des évolutionnistes, les homologies des
organes constituent des preuves de descendance généalogique. Dans la
pensée de Schiaparelli, elles sont essentiellement des signes de connexion
systématique et servent à nous renseigner sur le plan général du système
où elles se manifestent. Il s’agit tout simplement de pures variations, mille
fois produites sur un même thème. D e ce point de vue, les organes dits
vestigiaux, comme les dents de la baleine ou les fentes branchiales chez les
embryons des mammifères, ne sont pas des restes de dents ou de branchies
pleinement développées, qui existaient chez les ancêtres; ce sont tout sim­
plement quelques-unes des modalités présentées par ces parties de l’organis­
me dans les diverses séries analogiques où on les trouve. La longueur du
rayon d’un cercle donné est constante; la longueur du rayon d’une spirale
F i g . 4 — Sternoptyx diaphana ( d ’a p r è s D ’ A r c y T h o m p s o n ) .
s’accroît progressivement. Si nous trouvons une spirale où l’accroissement
du rayon est très lent, nous ne sommes pas autorisés à dire qu’elle descend
d’un cercle et que la lenteur d ’accroissement du rayon est le vestige de l’éga­
lité du rayon chez le cercle; ni davantage qu’elle descend d ’une spirale où
l’accroissement du rayon était très marqué. L’existence des arcs bran­
chiaux chez les embryons des mammifères n’est donc nullement une preuve
qu’ils descendent d’animaux aquatiques.
Le développement des organes comme l’œil, qui présentent une corré­
lation anatomique et histologique très compliquée et sans laquelle ils ne
pourraient pas fonctionner, est très difficile à expliquer dans la théorie de
la sélection naturelle où il apparaît comme un effet tout à fait improbable
d’une série de hasards. Mais dans la théorie de Schiaparelli, il y a là tout
simplement un exemple des corrélations posées par les formules fondamen­
tales.
L’existence, chez des espèces éloignées, d’organes spéciaux très compli­
qués, constitue pour les sélectionnistes une autre grave difficulté. Les
organes électriques des poissons, par exemple, se montrent d’une façon
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indépendante chez des espèces qui n’ont guère pu les hériter d un ancetre
commun; mais il est difficile de croire qu’ils étaient produits plusieurs fois
chez des espèces sans lien génétique, par l’effet du hasard. Pour Schiapa­
relli, il y a là un autre exemple de séries analogiques du genre de celles que
l’on trouve dans le monde des formes géométriques. L’existence d ’orga­
nismes de la même espèce ou d’espèces voisines, dans des régions de la terre
très éloignées les unes des autres, est, aussi, difficile à expliquer comme un
effet de la sélection naturelle, sans présupposer des révolutions considéra­
bles et assez improbables, dans la distribution des masses continentales et
des océans. Ces problèmes sont faciles à résoudre dans la théorie de Schia­
parelli, car les mêmes formes viennent naturellement à l ’existence avec tou­
tes les particularités qui découlent de la formule fondamentale, chaque fois
que les conditions convenables se présentent.
Pour la grande majorité des évolutionnistes, l’évolution ne fait jamais
marche arrière. Le paléontologiste belge Dollo en a fait une loi: la loi
de Dollo: l’évolution est irréversible. Pour Schiaparelli, comme nous
l’avons indiqué plusieurs fois, l’évolution est parfaitement réversible, et
aucune des directions possibles à travers les n séries analogiques n’est pri­
vilégiée. Il faut admettre que la théorie de Schiaparelli n’est pas absolu­
ment dépourvue de bases factuelles. La fixité ou, du moins, la résistance
au changement, des types spécifiques, la rareté indéniable des formes de
transition, non seulement dans le monde actuel mais aussi dans les dépôts
des fossiles, la limitation dans le nombre des types morphologiques dans
le monde organique, s’accordent mieux avec sa doctrine qu’avec celle de
Darwin.
A l’heure actuelle, la plupart des biologistes sont évolutionnistes, mais
ils se rangent en deux camps: les uns sont monophylétistes et croient que
tous les êtres vivants descendent d’un même ancêtre. Les autres sont
polyphylétistes. Ils croient que chacun des grands groupes a eu une ori­
gine indépendante. C’est là, pour Schiaparelli, une question sans intérêt.
Mais, puisque, d’après sa théorie, la formule fondamentale est, dans un
certain sens, la source des propriétés de l’être vivant, on peut se demander
si cette source est unique ou multiple; en d’autres termes, si toutes les es­
pèces organiques peuvent être finalement ramenées à une seule formule
ou s’il y a plusieurs formules distinctes et irréductibles. Schiaparelli luimême acceptait les quatre types morphologiques de Cuvier comme exemples
de formules fondamentales, mais il croyait qu’il doit exister une formule
fondamentale encore plus générale, valable pour tous les etres vivants.
Mais, quelle est donc la source des formules fondamentales? C’est
assurément une question légitime! Eh bien, répond Schiaparelli, ce n ’est
ni un concept métaphysique ni un «deus ex machina» : c’est tout simplement
l ’expression de la nécessité physique, de laquelle dépendent aussi les types
du système chimique et les lois de l ’attraction universelle. Les formules
fondamentales, qui sont l’expression de la nécessité physique, sont le fon­
dement des corrélations que nous constatons dans la nature. Ces corré­
lations nous suggèrent l’idée de finalité mais, d’après Schiaparelli, elles sont
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êtres
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déjà déterminées a priori, tout à fait comme les propriétés infiniment diver­
sifiées et harmonieuses des formes géométriques sont déterminées a priori
dans leurs formules algébriques. Il suffit de réfléchir un peu sur ces mots
pour voir que malgré la distinction faite par Schiaparelli entre les formes
géométriques et les formes organiques, les transformations de ces dernières
suivent exactement les mêmes lois que les premières et que sa théorie est,
au fond, essentiellement mathématique. C’est lui qui fut le premier à
formuler une théorie mathématique générale de l’évolution. C’est à cette
théorie que se rattache l’analyse morphologique par la méthode des coor­
données cartésiennes que nous avons exposée au commencement de cet
exposé.
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' Il
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F ig . 5 — Diodon ( d ’a p r è s D ’A rcy T h o m p s o n ) .
F io . 6— Orthagoriscus (d’après D ’A b c y T h o m p s o n ) .
Les lecteurs qui connaissent l’histoire de la morphologie, auront déjà
remarqué la similitude entre les vues de Schiaparelli et celles de l’école
dite d ’anatomie transcendantale, représentée en Allemagne par Oken, en
Angleterre par Owen et en France par Etienne Geoffroy Saint-Hilaire et
ses disciples. Pour ces morphologistes, la structure des organismes est
l’expression d’un plan idéal, diversifié à l’infini dans les divers groupes,
et il doit être possible, moyennant des études suffisamment détaillées, de
ramener tous les plans particuliers au plan idéal. Les efforts de Geoffroy
Saint-Hilaire dans ce sens ont été poussés très loin et ils ont fini par le mettre
en opposition avec Cuvier, qui croyait aussi à l’existence de plans fondamen­
taux, mais qui voyait la clef des problèmes morphologiques dans le principe
de finalité. Avec le triomphe de l ’idée évolutionniste, l’anatomie transcen­
dantale est disparue de la biologie. L’efficience, en somme, a remplacé la
formalité.
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L A V A L T H É O L O G IQ U E E T P H IL O S O P H IQ U E
Mais il me semble que l’état d’esprit qui est à la base de l’anatomie
transcendantale et de la théorie de Schiaparelli en particulier, est en train
de renaître et va peut-être finir par dominer la biologie. Ce qui caractérise
la biologie moderne, par rapport aux travaux biologiques du moyen âge,
comme les traités de saint Albert, par exemple, c’est la description exacte,
quantitative, des espèces. En somme, le système de classification est basé
sur la morphologie, sur la forme géométrique des organismes. Il est bien
vrai que les descriptions spécifiques comprennent un grand nombre de
notes qualitatives, comme la couleur, l’odeur, etc. M ais, pour avoir une
classification exacte, dans le sens moderne, il faut pouvoir mettre les qualités
qui affectent un même organe en série, c’est-à-dire dans un ordre numérique.
La description exacte de l ’espèce comporte donc la réduction des qualités
à leur mode quantitatif. D e cette façon, on purifie, pour ainsi dire, la
description spécifique, en la poussant vers la limite où elle sera une descrip­
tion purement quantitative. A ce point, la morphologie des êtres orga­
niques s’identifie avec celle des formes géométriques. Il sera très curieux
de voir si, par suite des travaux entrepris pour démontrer la théorie de
Darwin, où l’efficience domine, la morphologie sera finalement ramenée à
l’explication par les causes formelles, conçues comme des lois purement
mathématiques de façon à laisser le darwinisme comme une sorte d’îlot
abandonné dans le mouvement historique de la biologie.
W. R.
T
hom pso n.
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