Communication colloque trajectoires professionnelles et

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Adrien PEGOURDIE Docteur en sociologie de l'Université de Limoges. Membre du GRESCO EA 3815. Coordonnées : 06 84 21 43 86 [email protected] 52 rue Edmond About 87000 Limoges Communication au colloque « Trajectoires professionnelles et dispositifs publics en action » Fabriquer des enseignants de musique classique ajustés. Les effets des transformations du statut d’enseignant de conservatoire sur les trajectoires professionnelles des professeurs d’instrument. Cette communication s’appuie sur une thèse consacrée aux trajectoires professionnelles et aux modalités d’exercice de la profession d’instrumentiste classique en province. Prenant pour cadre d’enquête quatre institutions musicales (deux conservatoires et deux ensembles instrumentaux) situées sur un même territoire, l’agglomération de Limoges, et s’appuyant sur une méthodologie mêlant approches ethnographique et quantitative, cette recherche entreprend de montrer la diversité du métier d’instrumentiste classique à l’échelle locale. Dans cette communication, nous nous intéresserons aux transformations induites, dans le domaine de l’enseignement musical, par le changement des dispositifs étatiques encadrant l’accès à l’emploi d’enseignant titulaire, avec la création de la filière culturelle de la fonction publique territoriale en 1991 et l’instauration de la branche enseignement artistique. Ces transformations contribuent à instaurer une différenciation générationnelle dans les trajectoires professionnelles des enseignants de musique aboutissant notamment à une évolution de leurs modes d’accès et de leurs rapports à l’activité pédagogique. Comprendre cette différence générationnelle nécessite tout d’abord de revenir sur l’articulation entre les différents états du marché du travail de l’enseignement musical et l’évolution des dispositions légales pour y accéder. Les trois états du marché du travail de l’enseignement musical Dans cette partie, nous nous concentrerons sur les évolutions qui touchent le marché du travail musical depuis les années 1970. Le choix de cette décennie n’est pas aléatoire. Elle correspond à la fois aux débuts de l’application du plan Landowski qui 1
contribue à la structuration actuelle du champ de la musique classique, et à l’entrée sur le marché du travail musical de la génération la plus ancienne des musiciens enquêtés. Sur ces quatre décennies, on observe trois périodes distinctes qui correspondent chacune à un état différent du marché du travail. La décennie 1970 : Croissance et sélectivité des emplois Le plan Landowski, du nom de son concepteur alors directeur de la Direction de la Musique et de la Danse (DMD), organe du ministère de la Culture et de la Communication, est adopté en 1969. Conçu pour s’appliquer sur dix ans, ce plan entend œuvrer au développement de la pratique musicale sur l’ensemble du territoire français. Pour ce faire, une place centrale est accordée à l’enseignement musical. La répartition géographique homogène des structures de formation et l’uniformisation nationale de l’enseignement deviennent des objectifs prioritaires. Landowski instaure un système de classement des établissements édicté par la DMD, permettant d’inscrire l’ensemble des conservatoires dans un espace national hiérarchisé et structuré. À partir de 1974, apparaissent donc plusieurs types d’agréments délivrés par le ministère de la Culture par le biais de la DMD, agréments permettant de qualifier, de classifier et d’ordonner les institutions de formation musicale. La distribution de ces agréments vient alors entériner le schéma pyramidal d’enseignement de la musique voulu par Landowski. Le système pyramidal d’enseignement de la musique
Au sommet, figurent les Conservatoires Nationaux Supérieurs de Musique et de
Danse (CNSMD ou CNSM) de Paris et de Lyon chargés de former les
professionnels de la musique classique. Ces derniers sont sous la tutelle de l’État.
Puis viennent, par ordre décroissant, les Conservatoires Nationaux de Région
(CNR) –aujourd’hui renommés CRR-, les Écoles Nationales de Musique (ENM) –
aujourd’hui renommés CRD-, les Écoles de Musique Municipales Agréées
(EMMA) –aujourd’hui renommés CRC- et enfin les écoles municipales,
associatives ou privées non contrôlées par l’État1. Tous ces conservatoires, quel
que soit leur niveau d’agrément, sont financés principalement par les
1 Pour plus d’éléments sur cette hiérarchisation, se référer à Hyacinthe Ravet, « Devenir clarinettiste. Carrières féminines en milieu masculin », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 168, 2007, p. 51. 2
municipalités. Ils sont également chargés de la formation des amateurs et de
l’éventuelle détection de futurs talents qu’il faut ensuite orienter vers les CNSMD.
L’octroi d’un des trois types d’agréments (CNR, ENM, EMMA) dépend, à partir
de 1974, de la conformité à un cahier des charges établi par le Ministère2.
Dans le secteur de l’enseignement, les effets sont spectaculaires. Durant la décennie 1970, le nombre de conservatoires agréés est multiplié par quatre, tandis que les effectifs d’élèves doublent pratiquement. TABLEAU 4.1 : ÉVOLUTIONS DU NOMBRE DE CONSERVATOIRES ET D’ÉLÈVES DURANT LA
DÉCENNIE 1970
Nombres de structures
Nombres d'élèves
agréées
1969
1980
1971
1979
CNR (CRR)
10
29
27 084
36 233
ENM (CRD)
9
38
23 278
37 864
EMMA (CRC)
10
56
14 669
28 590
Total
30
125
65 031
102 687
Sources : Gérard Granvert, L’enseignement de la musique en France. Situation, problèmes, réflexion, Paris,
L’Harmattan, coll. Sciences de l’éducation musicale, 1999, p. 60 ; « De 800 à nos jours, brève histoire de
l’enseignement musical », Tout savoir sur l’histoire de l’enseignement musical et http://mediatheque.citemusique.fr/mediacomposite/cim/_Pdf/ Histoireenseignement.pdf., p. 78 et 82.
Si aucune donnée n’est disponible concernant les effectifs d’enseignants dans ces structures, on peut toutefois légitimement postuler que les augmentations conjointes de structures agréées et d’élèves contribuent à l’essor de la population enseignante. D’autant plus que le cahier des charges établi en 1974 par le Ministère de la Culture pour l’obtention des divers agréments3 planifie l’augmentation des enseignants. Il impose ainsi à tout établissement postulant à la labellisation CNR de posséder au moins vingt enseignants à temps complet et titulaires de leur poste, c'est-­‐à-­‐dire fonctionnaires municipaux. Pour la labellisation ENM, le chiffre descend à douze. En prenant pour base ces obligations légales, on peut établir que la population des enseignants à temps complet dans les CNR et les ENM passe de 308 en 1969 à 1036 en 1980. Il ne s’agit ici bien sûr que d’effectifs théoriques, néanmoins cette multiplication par trois dessine une tendance attestant de l’accroissement du nombre de postes de pédagogues dans les établissements contrôlés par l’État. 2 Règlement d’études applicable dans toutes les écoles de musique contrôlées par l’État, Culture, 1974. 3 Idem. 3
Ministère de la En plus de contribuer à l’essor de la population enseignante, les directives ministérielles participent à l’uniformisation de leurs qualifications. En 1969, est créé par arrêté 4 le Certificat d’Aptitudes aux fonctions de professeur de musique (CA). Ce diplôme national, décerné par concours interne, réservé, dans ce cas, aux pédagogues déjà employés dans les conservatoires agréés, ou externe, a pour objectif de normaliser le niveau musical des enseignants. Constatant un retard français dans le domaine de la formation musicale qu’ils attribuent à un déficit de la « qualité des enseignants »5, les édiles de la DMD décident d’une normalisation par le haut. Ils font le pari qu’une forte sélection musicale des titulaires du CA rejaillira sur leurs enseignements et permettra de produire de futurs instrumentistes professionnels « de qualité »6. Pour ce faire, une épreuve durant laquelle l’interprète doit faire la preuve de sa maîtrise instrumentale est instaurée lors du concours externe auquel doivent satisfaire les nouveaux entrants sur le marché du travail. Le niveau d’exigence élevé réclamé lors de cette épreuve contribue tendanciellement à la sélection des instrumentistes au cursus de formation le plus abouti, à savoir une formation au CNSM. L’arrêté de 1969 recommande également de favoriser les titulaires du CA en cas d’ouverture ou de vacance d’un poste dans les CNR et les ENM7. Ces dispositions légales ainsi que la reconnaissance de la qualification musicale des pédagogues certifiés conduisent ces conservatoires à recruter prioritairement des professeurs titulaires du CA. La décennie 1980 : essor du nombre de postes et relâchement du droit d’entrée La situation du marché du travail en musique classique évolue sensiblement avec l’arrivée du Parti socialiste au pouvoir en 1981. Désirant favoriser la démocratisation de l’accès à la culture, les nouveaux dirigeants français vont mener une politique interventionniste dans le domaine de la musique8. Les budgets du ministère de la Culture et de la Direction de la Musique et de la Danse connaissent une augmentation 4 Arrêté du 12 Juin 1969 relatif aux conditions de recrutement des directeurs et des professeurs des écoles de musique contrôlées par l’État », Journal Officiel du 19 Juin 1969, p. 6157. 5 Notes d’information du Ministère de la Culture, n° 7, 1970, cité dans « De 800 à nos jours, brève histoire de l’enseignement musical », art. cit., p. 77. 6 Idem. 7 « Arrêté du 12 Juin 1969 relatif aux conditions de recrutement des directeurs et des professeurs des écoles de musique contrôlées par l’État », art. cit. 8 Sur la place prise par la culture dans le champ politique à cette époque, voir, entres autres, Vincent Dubois, La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, coll. Socio-­‐
Histoires, 1999 et Philippe Urfalino, L’invention de la politique culturelle, Paris, Hachette Littérature, coll. Pluriel, 2011 (1996). 4
considérable, respectivement 74% et 65%9. La direction de la DMD est confiée à Maurice Fleuret qui entreprend d’accélérer la politique de développement et d’uniformisation de l’enseignement musical en France en relançant la politique d’agréments par l’utilisation de subventions publiques. TABLEAU 4.2 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DE CONSERVATOIRES AGRÉÉS DURANT LA DÉCENNIE
1980
1980
1989
CNR (CRR)
29
31
ENM (CRD)
38
96
EMMA (CRC)
56
145
Total
125
274
Sources : Gérard Granvert, L’enseignement de la musique en France. Situation, problèmes, réflexion, op. cit.,
p. 60 ; « De 800 à nos jours, brève histoire de l’enseignement musical », art. cit., p. 82.
Le nombre des conservatoires agréés double durant les années 1980. Toutefois, contrairement à la décennie précédente, l’augmentation porte principalement sur les établissements les moins élevés dans la structure pyramidale de l’enseignement musical : les ENM et les EMMA. Cette période voit également la création de nombreuses écoles de musique qui n’apparaissent pas dans les classements étatiques. Aux débuts des années 1990, on estime ainsi que 40% des établissements en activité ont été créés dans la première moitié des années 198010. Cette décennie se caractérise donc par un essor important de l’emploi enseignant qui s’effectue en grande majorité sur les postes les moins valorisés. Cette situation entraîne le retour du questionnement sur la qualification des professeurs. Le CA s’avère en effet inadapté pour ces nouveaux emplois. D’abord car les pédagogues qui le possèdent sont en nombre trop restreint pour subvenir à l’ensemble de postes créés, ensuite car l’excellence instrumentale et pédagogique qu’il est censé incarner convient mal à des emplois dans des conservatoires situés au bas de l’échelle musicale. Refusant d’augmenter les effectifs des titulaires du CA en assouplissant ses conditions d’obtention, ce qui contribuerait à la disqualification progressive de celui-­‐ci et à la mise en danger de la politique « qualitative » de formation musicale (Cf. Supra), les dirigeants de la DMD décident d’instaurer une nouvelle certification moins exigeante tant instrumentalement que pédagogiquement. Ainsi en 1983, est créé par décret le 9 « De 800 à nos jours, brève histoire de l’enseignement musical », art. cit., p. 81. 10 Chiffres issus d’une enquête en partenariat entre le DEP et le CREDOC, cité dans Philippe Coulangeon, Les musiciens interprètes en France. Portrait d’une profession, Paris, La Documentation Française, Ministère de la Culture et de la Communication, Département des études et de la prospective, 2004, p. 28. 5
Diplôme d’État (DE) de professeur de musique11. Son obtention est conditionnée par la réussite à une épreuve instrumentale puis à une épreuve pédagogique. Les diplômés du CNSM sont exemptés de l’épreuve instrumentale, tout comme leurs homologues des CNR et des ENM. Avec l’essor des postes enseignants les moins valorisés, la promulgation du DE et les conditions d’obtention de celui-­‐ci, le secteur pédagogique s’ouvre dans les années 1980 à un nombre important d’instrumentistes détenteurs d’un capital musical moyen. Les deux dernières décennies : stagnation de l’offre et hausse des qualifications Cet état du marché du travail relativement favorable aux musiciens va progressivement se déliter à partir des années 1990. Le changement ne s’effectue cependant pas de façon brutale. Les années 1990 marquent davantage la période d’inversion des tendances qu’un moment de rupture radicale avec l’état précédent du marché du travail. Le durcissement des conditions d’accès à l’emploi se fait progressivement, ce qui contribue à l’élévation lente mais continue du droit d’entrée. Le premier de ces changements est l’augmentation importante du volume des prétendants les plus qualifiés. En effet, 1980 voit la création du CNSM de Lyon. L’apparition d’un second CNSM entraîne alors mécaniquement une hausse du nombre des élèves formés au sein de l’institution la plus prestigieuse12. Cette situation provoque à partir des années 1990 un accroissement des prétendants à l’entrée sur le marché de l’emploi en musique classique. En effet, en raison du délai temporel entre la création du Conservatoire et la reconnaissance de sa légitimité dans le champ, et du décalage entre l’entrée des élèves et la sortie des diplômés, c’est au début des années 1990 que les premières importantes promotions de diplômés du CNSM de Lyon entament leur insertion professionnelle13. 11 « Décret n° 83-­‐85 du 2 Février 1983 relatif au Diplôme d’État de professeur de musique », Journal Officiel du 11 Février 1983, p. 524. 12 À titre indicatif, on compte pour l’année scolaire 2010/2011, 1327 diplômés du CNSMD de Paris et 590 à Lyon. « Enseignements supérieurs artistiques et culturels », Chiffres Clés 2012. Statistiques de la Culture, Ministère de la Culture et de la Communication, DEPS, 2012, p. 204. Il faut cependant faire attention avec ces chiffres. D’abord parce que les étudiants des CNSM ne sont pas tous, loin s’en faut, instrumentistes classiques, et ensuite parce que tous les étudiants sont lauréats de plusieurs diplômes à la fois. En réalité, les instrumentistes classiques sortants du CNSM chaque année sont aux alentours de 120 pour Paris et de 100 pour Lyon. Source : Enquête interne du CNSMD de Paris sur l’activité professionnelle des diplômés à n+3. 13 Les premières promotions qui sortent du conservatoire au milieu des années 1980 ne comptaient ainsi pas plus d’une cinquantaine de diplômés toutes disciplines artistiques confondues. Sources : http://www.cnsmd-­‐lyon.fr/fr-­‐2/letablissement/historique. 6
Cette augmentation du volume des prétendants légitimes s’accompagne d’une stagnation des postes. De 1993 à 2012, le nombre de permanents d’orchestre décline de 2 128 à 2 00314. Dans les conservatoires, l’emploi augmente mais de manière très limitée. Les effectifs des enseignants de musique des CRR et CRD progressent d’environ 8% entre 1994 et 2009 (de 7 401 à 8 062 pédagogues)15. La croissance est équivalente dans les EMMA (CRC)16. Que ce soit à l’orchestre ou dans les conservatoires, l’offre d’emploi musical tend donc à stagner tandis que les effectifs des prétendants légitimes ont, quant à eux, subi une hausse sensible. Cette situation de concurrence importante va alors produire une hausse des qualifications des enseignants, d’autant plus importante qu’elle est également suscitée par d’importantes réformes concernant les conditions d’accès aux postes. Ce sont tout d’abord les modes d’obtention des diplômes d’enseignement qui sont réformés. Le décret de 1983 instituant le Diplôme d’État17 (DE) est abrogé par un nouveau décret établi en 199218. Le DE ne s’obtient plus par la réussite à une épreuve instrumentale, dont étaient exemptés les diplômés du CNSM et des CRR et CRD, puis pédagogique. Il est délivré soit par la reconnaissance des acquis de l’expérience professionnelle (VAP puis VAE), soit à la suite d’une formation diplômante dispensée dans les centres de formation des enseignants de la musique (CEFEDEM). Ces établissements d’enseignement supérieur, qui peuvent également se nommer Centres d’études supérieures de musique et de danse (CESMD), ont été créés en 1990 à l’initiative du ministère de la Culture. La formation qu’il propose dure deux ans. Pour l’intégrer, le musicien doit être titulaire du baccalauréat et d’un diplôme d’études 14 Philippe Coulangeon, Les Musiciens interprètes en France. Portrait d’une profession, op. cit., p. 20-­‐21 et recensement effectué par nos soins à partir des listes de musiciens disponibles sur les sites des 29 orchestres permanents affiliés à l’AFO. 15 « Les enseignements de musique, de danse et d’art dramatique dans les conservatoires nationaux de région et les écoles nationales de musique. Résultats de l’enquête annuelle, année scolaire 2004-­‐2005 », Les notes statistiques du DEPS, n° 22, 2006, p. 55 et « Éducation artistique », Chiffres clés 2011. Statistiques de la culture, Ministère de la Culture et de la Communication, DEPS, 2011, p. 203. 16 « Les Écoles Municipales de Musique Agréées. Résultats d’enquête année scolaire 2000-­‐2001 », Les statistiques du DEP, n° 2, 2002, p. 41. 17 « Décret n° 83-­‐85 du 2 Février 1983 relatif au Diplôme d’État de professeur de musique », art. cit. 18 « Décret n° 92-­‐835 du 27 août 1992 relatif aux certificats d'aptitude aux fonctions de directeur des conservatoires à rayonnement régional ou départemental et aux fonctions de professeurs des conservatoires classés par l'État et au diplôme d'État de professeur de musique », Journal Officiel du 29 août 1992, p.11767. 7
musicales (DEM)19 décerné par les conservatoires agréés. Il doit également réussir un concours d’entrée où sont examinés ses aptitudes instrumentales et pédagogiques à travers des exercices pratiques et des entretiens. Il existe onze structures de ce type en France qui accueillent chacune des promotions annuelles de 15 à 30 étudiants20. Une réforme analogue est menée avec le Certificat d’Aptitudes (CA). À partir de 1992, le CA ne peut s’obtenir que par la validation de l’expérience professionnelle ou par la voie d’une formation diplômante dispensée dans les deux CNSM21 à des promotions d’une vingtaine d’étudiants dans chaque structure. La formation diplômante est ouverte à tous les musiciens, mais favorise les diplômés et les élèves des CNSM qui sont exemptés de l’épreuve d’admissibilité validant le niveau en instrument et en solfège des candidats. Il ne leur reste que l’épreuve d’admission jugeant des capacités de réflexion sur la musique et son enseignement, à travers une dissertation, un examen de culture musicale et un entretien. Sur les 90 candidats à l’entrée dans la formation diplômante du CNSM de Paris en 2008, on comptait 59 extérieurs à la structure pour seulement 6 élus, alors que sur les 31 prétendants du sérail, 15 ont été sélectionnés22. Cette formation diplômante dure de deux à cinq ans car le cursus peut être adapté aux exigences professionnelles et personnelles des étudiants. Ces réformes des diplômes d’enseignement conditionnent alors un nouveau mode d’accès à la pédagogie pour les entrants sur le marché du travail à partir des années 1990. Elles contribuent d’abord à augmenter la sélectivité du DE, en soumettant les diplômés des CRR et CRD à un concours duquel ils étaient auparavant exemptés, et à réaffirmer le lien entre le CA et le passage par le CNSM. L’accession à la fonction d’enseignant titulaire a également connu des changements conduisant à une hausse des qualifications du personnel enseignant et à une évolution de la perception de la fonction pédagogique. Ces changements trouvent leur source dans la création en 1991 de la filière culturelle de la fonction publique 19 Le DEM est le diplôme musical le plus élevé décerné dans les conservatoires agréés par l’État, hors CNSM. Il valide la fin des études musicales dans le troisième cycle à orientation professionnelle. 20 Pour une étude du mode de fonctionnement d’un CEFEDEM, se référer à François Burban, Musiciens ou enseignants ? L’authenticité musicienne à l’épreuve de la formation et de l’expérience, Thèse de doctorat de sciences de l’éducation, Université de Nantes, 2007. 21 « Arrêté du 16 décembre 1992 relatif aux conditions requises pour l'habilitation d'un conservatoire national supérieur de musique à délivrer le certificat d'aptitude aux fonctions de professeur des écoles de musique contrôlées par l'État », Journal Officiel du 29 Janvier 1993, p. 1489. 22 Source : « Réussite au concours d’admission à la formation diplômante au CA du CNSM de Paris en 2008 », http://mediatheque.cite-­‐musique.fr; section guide pratique de la musique ; pédagogie de la musique. 8
territoriale et l’instauration, au sein de cette dernière, de la branche enseignement artistique23 à laquelle sont désormais rattachés les pédagogues titulaires de leur poste. Avec cette réforme, l’État entend uniformiser les conditions d’emploi, de rémunération et de recrutement des enseignants de musique qui étaient auparavant laissées à l’appréciation des municipalités. Les cadres d’emploi et les échelles de salaire sont définis nationalement avec l’institution de trois grades : professeur d’enseignement artistique (PEA), assistant spécialisé d’enseignement artistique (ASEA) et assistant d’enseignement artistique (AEA)24. Les professeurs sont assimilés à des fonctionnaires de catégorie A et délivrent 16 heures de cours hebdomadaires, tandis que les deux grades d’assistants relèvent de la catégorie B et donnent 20 heures de cours par semaine. Les enseignants qui étaient auparavant fonctionnaires municipaux sont d’office intégrés à la fonction publique territoriale et accèdent à un grade en fonction de leur diplôme et de leur ancienneté. Pour les vacataires, les contractuels et les nouveaux entrants, l’intégration de l’enseignement musical à la fonction publique territoriale conduit à ajouter une étape dans les processus de recrutement sur les postes titulaires. Le diplôme d’enseignement n’est plus suffisant. Il faut lui adjoindre la réussite au concours organisé par le Centre National de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT). En obtenant la certification du CNFPT, les instrumentistes sont inscrits sur une liste d’aptitude pour une durée maximum de trois ans. Durant ce laps de temps, ils peuvent postuler sur les postes vacants pour lesquels ils seront en concurrence avec d’autres pédagogues qui ont effectué la même démarche. S’ils parviennent à être recrutés, ils deviennent stagiaires pendant un an puis sont définitivement intégrés à la fonction publique territoriale. Dans le cas contraire, ils doivent reprendre toute la procédure25. Les concours du CNFPT sont bien évidemment différents selon les grades. Pour le grade de professeur, le concours externe est réservé aux détenteurs du CA. Les postulants se présentent devant un jury munis d’un dossier professionnel. Le jury les 23 Sur les conditions de la mise en place de la fonction publique territoriale et les controverses qu’elle a soulevées dans la filière culturelle. Gilles Lebreton, « La Fonction publique territoriale en 1991 », Annuaire des collectivités locales, Tome 12, 1992, p. 397-­‐411. 24 Une réforme des statuts d’assistant a été mise en place à partir de 2012. On parle désormais d’assistants territoriaux d’enseignement artistique de première ou de seconde classe. Néanmoins cette réforme récente n’en étant qu’au stade de sa mise en place, nous nous concentrerons sur l’état antérieur des qualifications auquel ont été soumis les instrumentistes enquêtés. Une recherche menée dans quelques années sur les effets de cette réforme sera cependant très instructive. 25 On constate combien les analogies sont grandes avec les procédés de recrutement de l’enseignement supérieur. 9
soumet durant trente minutes à un entretien visant à examiner leur « motivation »26, leur projet pédagogique et leurs connaissances administratives. Le concours interne est, en revanche, ouvert aux diplômés du DE. Ces derniers doivent justifier d’une expérience pédagogique sur un poste d’assistant titulaire. Ils sont soumis à une épreuve d’admissibilité qui se fait sur dossier et à une épreuve d’admission durant laquelle ils sont inspectés durant un cours. Pour le grade d’assistant spécialisé, la procédure est globalement similaire. Il suffit seulement de remplacer les titulaires du CA par ceux du DE pour le concours externe, et les diplômés du DE par les non diplômés pour le concours interne. La seule modification est le remplacement du dossier par une épreuve instrumentale pour l’admissibilité du concours interne. L’obtention du grade d’assistant ne s’effectue, par contre, pas sur concours, mais uniquement par la reconnaissance de l’expérience professionnelle. Ce grade a en fait été instauré pour permettre l’accession à la fonction publique d’enseignants non diplômés qui étaient employés à temps complet depuis plusieurs années dans les conservatoires sans y être titularisés. Cette politique de titularisation des enseignants précaires a été surtout entreprise aux débuts des années 2000, avec notamment le vote de la loi Sapin en 2001 qui facilite grandement la transformation d’un poste non titulaire à temps complet en poste titulaire 27. Ces nouvelles directives concernant l’accession aux emplois titulaires contribuent à la réduction de l’emploi précaire dans le secteur. Alors qu’en 1995, près de la moitié des enseignants des CRR et CRD ne sont pas titulaires de leur poste, la part des vacataires et des contractuels tombe à un tiers en 200928. L’intégration du personnel des conservatoires à la fonction publique territoriale participe donc conjointement à la relative stabilisation des situations professionnelles et à la hausse progressive des qualifications des pédagogues. Pour les musiciens qui pénètrent sur le marché du travail à partir des années 1990, le cumul du diplôme d’enseignement et de la certification CNFPT devient une condition indispensable pour espérer être recruté sur n’importe 26 L’importance d’apparaître « motivé » aux yeux du jury n’est pas spécifique au concours de recrutement du secteur musical. Elle traduit au contraire son alignement sur les pratiques de recrutement des entreprises privées. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. nrf essais, 1999, p. 125-­‐126. 27 L’enseignant doit justifier d’au moins trois ans de travail à temps plein dans les huit dernières années pour bénéficier de cet aménagement de poste. Cette contrainte explique que les titularisations n’aient pas été massives à l’époque. « Loi n° 2001-­‐2 du 3 janvier 2001 relative à la résorption de l'emploi précaire et à la modernisation du recrutement dans la fonction publique ainsi qu'au temps de travail dans la fonction publique territoriale », Journal Officiel du 4 Janvier 2001, p. 96. 28 « Les enseignements de musique, de danse et d’art dramatique dans les conservatoires nationaux de région et les écoles nationales de musique. Résultats de l’enquête annuelle, année scolaire 2004/2005 », art. cit., p. 55 et « Éducation artistique », art. cit., p. 203. 10
quel poste titulaire. La primauté du capital social dans le mode de sélection des enseignants, observée dans les conservatoires les plus modestes, tend ainsi à être contestée par la logique des qualifications qui devient le préalable exigé à toute candidature. Le recrutement par réseaux de connaissances activés grâce à l’ancrage local ne fonctionne alors plus que comme une ressource secondaire permettant de départager des enseignants détenteurs des titres adéquats. Les évolutions du marché du travail en musique classique depuis les années 1970, qui suivent, selon la métaphore utilisée par Chauvel, « un mouvement d’accordéon »29, contribuent donc à créer une fluctuation des modalités du droit d’entrée dans ce secteur professionnel. La sélectivité importante des années 1970 se relâche à partir des années 1980, puis reprend de façon progressive à partir des années 1990 pour culminer dix ans plus tard. Ces oscillations des conditions d’insertion professionnelle conduisent à une variation des propriétés musicales détenues par les musiciens selon le moment de leur entrée sur le marché du travail qui s’observe sur notre population. Ainsi l’ACM présentée ci-­‐dessous30 souligne le lien entre l’âge et le volume de capital musical. Les instrumentistes nés avant 1961 et après 1980, qui correspondent aux musiciens insérés respectivement au cours des années 1970 et 200031, se caractérisent par un volume équivalent et relativement important de capital musical. Leurs collègues nés entre 1971 et 1980, parvenus à la professionnalisation durant les années 1990, sont un peu en retrait. Cependant l’écart le plus conséquent s’observe avec leurs congénères nés entre 1961 et 1970, et donc insérés au cours des années 1980, qui se situent dans la partie basse de la figure associée à un faible niveau de capital musical. 29 Chauvel démontre que ces cycles plus ou moins favorables au recrutement s’observent dans de nombreuses professions. Il souligne également combien les inégalités initiales des chances d’accès à l’emploi se conservent, tendant ainsi à opposer durablement les générations. Louis Chauvel, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France du XXe siècle aux années 2010, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2010 (1998), p. 211-­‐241. 30 Sur les principes de construction de cette ACM et les contributions des différentes variables et modalités, voir Adrien Pégourdie, Les provinces de la musique. Pratiques professionnelles, trajectoires et rapports au métier des instrumentistes classiques limougeauds, Thèse de doctorat de sociologie, Université de Limoges, 2013, p. 88-­‐95. 31 L’année de naissance est un indicateur relativement fiable du moment d’insertion professionnelle. En effet, quelle que soit leur génération, tous les instrumentistes sont entrés sur le marché du travail avant leurs trente ans. 11
Figure
1
:
Propriétés
musicales
et
professionnelles
des instrumentistes (ACM)
né-après 1980
trajectoires
Ensemble baroque
Femme
né-avant 1961
père-cadre
né-Etranger
statut précédentEnseignant titulaire
père-employé
résidence-Paris et région
parisienne
né-de 1971 à 1980
961 à 1970
statut précédent-Musicien
exclusivement rémunéré
au cachet
statut précédentPermanent d'orchestre
père-prof. Inter.
fin de cursus-CNSM et
équivalents étrangers
diplôme -CA
statut précédentIntermittent
héritage musical-Amateur
résidence-autre région
française
0
père-indépendant
1
d'obtention
de
héritagemode
musical2
l'emploi-Concours
Mélomane
né-autre région française
héritage musicalProfessionnel
diplôme-aucun
Orchestre de Limoges
statut précédent-Premier
emploi
mode d'obtention de
l'emploiRecommandation d'un
père-ouvrier
tiers
résidence-Limousin
CRR Limoges
héritage musical-Non
sensibilisé
CRC Panazol
fin de cursus-CRR
francilien
statut précédentEnseignant vacataire fin de cursus-CRR de
province
né-Limousin
diplôme-DE
fin de cursus-autres
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Des enseignants ajustés Cette réforme des modalités d’accès entraîne alors une refondation des trajectoires professionnelles des enseignants. En augmentant leur temps de formation et en accumulant les étapes pour parvenir au recrutement définitif, les pédagogues finalement sélectionnés ont fait la preuve de leur volonté d’un engagement durable dans l’activité pédagogique. Alors que le relâchement du droit d’entrée dans les années 1980 a pu permettre l’insertion d’instrumentistes qui n’avaient pas forcément projeté de devenir pédagogue et qui se retrouvent enseignant « faute de mieux » ou « par hasard » ; son durcissement et sa formalisation, qui débutent à partir des années 1990 et culminent dix ans plus tard, contribuent à la sélection de musiciens qui font de la pédagogie un véritable objectif professionnel. La détention des titres nécessaires impliquant une formation relativement longue, les jeunes instrumentistes ne s’y engagent pas « à la légère ». Seuls ceux qui sont enclins à percevoir l’enseignement comme une activité durable s’inscrivent dans ce cursus. Ce sont donc des musiciens faisant de la pédagogie un objectif professionnel qui sont, à partir du milieu des années 1990, détenteurs des diplômes d’enseignement et donc prétendants aux postes dans les CRC. Ainsi le changement des conditions d’accès aux emplois d’enseignant contribue à la sélection d’une jeune génération de pédagogues aux ambitions conformes à la nature du poste. Les modalités de conformation à cette ambition raisonnée doivent également se penser à l’aune des transformations du marché du travail musical et de l’évolution des conditions d’accès à l’enseignement. La stagnation du nombre des postes dans les domaines de l’interprétation et de l’enseignement à partir des années 1990, ainsi que l’augmentation du nombre de prétendants à cette même période incitent à la revalorisation des emplois d’enseignant dans les conservatoires situés au bas de la pyramide de l’enseignement musical. L’insertion professionnelle étant de plus en plus complexe, tout emploi pérenne, y compris ceux qui étaient auparavant largement dépréciés, se voit requalifié. Cette revalorisation des postes d’enseignants, qui n’est toutefois que relative, favorise néanmoins la conversion des aspirations des jeunes instrumentistes, et notamment de ceux issus des catégories supérieures, qui ne les perçoivent dès lors plus comme des fonctions totalement disqualifiées. 13
Cette concordance entre les aspirations et le poste obtenu ne peut cependant s’appréhender comme le résultat quasi mécanique des transformations des conditions d’accès aux emplois enseignants. Elle se révèle d’autant plus pregnante qu’elle est également suscitée par le système d’enseignement musical qui se charge d’inculquer un « sens des limites musicales » avant la fin du cursus de formation. Cette incorporation est profondément liée à la structuration du système d’enseignement musical. Basé sur la reconnaissance collective du « talent » des musiciens et sur une accumulation de processus de sélection et d’élimination qui contribuent progressivement à distinguer les « élus », le système d’enseignement musical participe également à fabriquer la différenciation et à la hiérarchisation de ces mêmes « élus ». Par la comparaison, la mise en concurrence constantes et les multiples concours s’instillent des différences entre les jeunes prétendants à la professionnalisation 32 qui, si elles sont au départ imperceptibles ou minimes, conduisent, au fur et à mesure, à une hiérarchisation puis à une diversification des ambitions professionnelles33. Confrontés à des camarades qui leur apparaissent plus « doués » ou techniquement supérieurs, certains instrumentistes estiment progressivement nulles leurs chances d’atteindre les positions dominantes et réfrènent leurs aspirations pour se concentrer sur des ambitions plus modestes. Ils sont d’ailleurs, pour la plupart, largement poussés à cela par leurs enseignants. Ces derniers, ne les jugeant pas suffisamment « compétents » pour accéder aux positions dominantes et pour réussir le concours d’entrée du CNSM, contribuent à canaliser et encadrer rapidement leurs ambitions. Plutôt que de leur faire miroiter une hypothétique entrée dans les conservatoires d’excellence, ils se chargent de les orienter vers un cursus moins exigeant et plus conforme, selon eux, à leurs « capacités instrumentales ». Une telle initiative ne signifie pas que les professeurs ne croient pas en la possible professionnalisation de leurs élèves, mais qu’ils la jugent incertaine et seulement probable dans des positions intermédiaires ou basses du champ et dans le secteur de 32 Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 43, 1982, p. 58-­‐63. 33 Manuel Schotté montre un mécanisme similaire chez les athlètes marocains pensionnaires d’un centre d’entraînement national. Très proches à leur entrée, l’institution contribue à la fabrique de leurs différences, attestées ensuite par l’opposition des rôles entre les champions et les « lièvres ». Manuel Schotté, La construction du « talent ». Sociologie de la domination des coureurs marocains, Paris, Raisons d’agir, coll. Cours et travaux, 2012, principalement p. 157-­‐184. 14
l’enseignement. Ils s’engagent donc à inculquer un « sens des limites musicales » à leurs élèves. L’auto-­‐exclusion de certains instrumentistes des positions dominantes est donc le produit de la force d’imposition du système d’enseignement musical sur les aspirations des musiciens. Le retour sur le cursus d’études de ces instrumentistes permet ainsi d’expliquer comment les institutions de formation préparent au deuil des postes les plus valorisés34. Le renoncement précoce, qui permet à certains d’affirmer qu’ils n’ont jamais envisagé d’être permanent d’orchestre ou soliste international, est alors à l’origine de la fabrique d’une ambition raisonnée compatible avec l’appréhension de l’enseignement comme statut honorable. « Raisonnés par la formation, ils en deviennent raisonnables »35 et sont ainsi façonnés pour concevoir l’enseignement comme un horizon professionnel ajusté à leurs désirs. L’ajustement des enseignants aux caractéristiques de leur emploi traduit en fait l’efficacité du système de formation musicale. Capable de produire des instrumentistes occupant les positions dominantes du champ, celui-­‐ci est également en capacité de fabriquer des musiciens destinés aux positions dominées et qui se satisfont de ces positions36. Parce qu’il est fondé sur un principe continuel de différenciation, sur la base des qualités musicales innées ou du « talent » des instrumentistes, ce système de formation est en mesure d’imposer un mode de classement aux musiciens, mode de classement qui leur apparaît d’autant plus légitime qu’il est construit sur un modèle naturaliste dans lequel se reconnaissent tous les instrumentistes37. L’idéologie du don étant au fondement de leur élection, les enseignants ne peuvent pas contester et doivent adhérer au mode de classement naturaliste, qui les relègue pourtant au bas de la hiérarchie musicale avant même la fin de leur formation. Cette conscience précoce de leur relégation les conduit alors à raisonner leurs ambitions et à se concentrer sur les positions dominées, ce qui explique leur adéquation aux emplois d’enseignant, y compris 34 Xavier Zunigo, « Le deuil des grands métiers. Projet professionnel et renforcement du sens des limites dans les institutions d’insertion », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 184, 2010, p. 58-­‐71. 35 Sophie Orange, L’autre supérieur. Aspirations et sens des limites des étudiants de BTS, Thèse de doctorat de sociologie, Université de Poitiers, 2011, p. 260. 36 Le système d’enseignement musical se rapproche alors, mutatis mutandis, du système scolaire capable également de produire des professionnels destinés aux positions dominées et ayant pleinement intégré cet état de fait. Sur ce point, voir notamment Claude Grignon, L’ordre des choses. Les fonctions sociales de l’enseignement technique, Paris, Minuit, coll. Le sens commun, 1971. 37 Il s’agit ici d’un mode de classement indigène que l’étude sociologique permet de largement remettre en cause. Sur ce point, voir Charles Suaud, La vocation. Conversion et reconversion des prêtres ruraux, Paris, Minuit, coll. Le sens commun, 1978 et Manuel Schotté, La construction du « talent ». Sociologie de la domination des coureurs marocains, op. cit. 15
les plus disqualifiés. La « scolarisation » de la formation musicale Outre l’ajustement progressif des enseignants à leur poste, la réforme des conditions d’accès à l’emploi d’enseignant titulaire a également pour conséquence d’officialiser l’évolution de la prise en charge scolaire dans le cursus de formation des musiciens professionnels, qui se caractérise pour notre population par une hausse du niveau scolaire. TABLEAU 4.4 : GÉNÉRATIONS ET NIVEAU DE DIPLÔME SCOLAIRE
entrés dans les
entrés dans les
entrés à partir des
années 1970
années 1980
années 1990
Inférieur au Baccalauréat
9
3
1
Baccalauréat
15
16
16
Supérieur au Baccalauréat
9
4
10
NR
0
3
1
Total
33
26
28
Source : Enquête « les professionnels de la musique », GRESCO Limoges, 2010/2011. Si cette hausse s’insère dans des dynamiques générales relatives à la seconde massification scolaire38, il faut également avoir à l’esprit que la génération la plus ancienne de notre étude a été soumise à un mode de formation musicale totalement indépendant de l’institution scolaire. Aucune disposition n’était mise en place pour favoriser le cumul des cursus scolaire et musical. L’indépendance de ces deux modes de formation était alors telle qu’ils pouvaient même entrer en concurrence. Les jeunes instrumentistes les plus prometteurs, qui intégraient le CNSM de Paris à l’adolescence, se voyaient très fréquemment contraints d’abandonner leur scolarité afin de se concentrer uniquement sur la charge de travail instrumental. Cette concurrence des modes de formation tend toutefois à se relâcher à partir des années 1980. À l’instar de ce que décrit Annie Verger pour les plasticiens39, le mode de production des instrumentistes devient alors de moins en moins indépendant des logiques scolaires. L’institution scolaire s’immisce dans le processus de formation musicale grâce à l’adoption de plusieurs mesures. Aux débuts des années 1970, des classes à horaires aménagés musique (CHAM) sont instaurées dans l’enseignement primaire et secondaire, ainsi que le baccalauréat F11, bac technique pour les musiciens. 38 Stéphane Beaud, 80% au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, coll. Textes à l’appui, série « Enquêtes de terrain », 2002 et Bernard Convert, Les impasses de la démocratisation scolaire. Sur une prétendue crise des vocations scientifiques, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 27. 39 Annie Verger, « L’artiste saisi par l’école. Classements scolaires et “vocation” artistique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 42, 1982, p. 19-­‐32. 16
Ce cursus spécifique, qu’a suivi l’immense majorité des musiciens insérés depuis les années 1980, permet d’encadrer la scolarité des instrumentistes qui peuvent désormais mener conjointement les deux formations40. Ces nouvelles dispositions conduisent à l’augmentation de la part des bacheliers. Toutefois le poids des études générales dans l’insertion professionnelle des musiciens demeure encore relativement limité à cette époque. Au cours des décennies 1970 et 1980, le diplôme scolaire n’a aucune valeur spécifique sur le marché de l’emploi en musique classique. Seuls comptent les certifications décernées par les conservatoires et les diplômes d’enseignement dont l’obtention n’est en rien reliée à un niveau scolaire minimum. Ce n’est qu’avec la réforme du Diplôme d’État en 1992 que l’Éducation Nationale achève sa politique d’intrusion dans la formation des instrumentistes. Dorénavant les prétendants au DE se doivent de posséder le Baccalauréat pour intégrer les CEFEDEM (Cf. Supra)41. À partir de cette période, l’institution scolaire, qui présente un intérêt objectif sur le marché de l’emploi musical par le biais des diplômes qu’elle délivre, se pose comme un acteur décisif de la professionnalisation des musiciens. Le Baccalauréat devient ainsi, pour les générations les plus récentes, une nouvelle modalité du droit d’entrée sur le marché du travail musical. S’il ne s’agit que d’un droit d’entrée a minima, indispensable mais loin d’être suffisant, les titres musicaux demeurant fondamentaux pour parvenir à la professionnalisation, il n’en reste pas moins que le capital scolaire s’invite dans les conditions d’insertion des instrumentistes. L’ingérence de l’institution scolaire dans la formation puis dans la professionnalisation des musiciens s’opère donc de façon progressive. La force du système scolaire est alors de faire apparaître cette insertion comme un progrès. En effet, la nécessité du titre scolaire est justifiée par les instrumentistes eux-­‐mêmes. Loin d’apparaître comme une obligation, la poursuite des études au moins jusqu’à la fin du secondaire est reconnue comme une possibilité d’acquérir un niveau de culture générale essentiel à une pratique professionnelle de qualité. Non seulement l’institution scolaire est devenue un acteur majeur du processus de production des instrumentistes, auparavant largement autonome, mais de plus, elle est parvenue à ce que ses propres 40 Philippe Coulangeon, Les musiciens interprètes en France. Portrait d’une profession, op. cit., p. 124, 125. 41 La réforme de 1992, qui met en place les formations diplômantes dans les CEFEDEM et les CNSM, reconnaît également les diplômes d’enseignement musical (DE et CA), décernés à partir de cette époque, comme des diplômes de l’Enseignement Supérieur. Elle explique donc la progression de la part des musiciens possédant un diplôme supérieur au Baccalauréat dans la génération insérée à partir des années 1990. 17
catégories soient incorporées et légitimées par les agents, y compris par ceux qui en sont dépourvus et qui pourraient leur opposer un fort capital musical. L’origine de cette incorporation s’explique par le fait qu’en matière de formation, l’École « impose les structures cognitives selon lesquelles [elle] est perçu[e] »42 , et qu’elle est en mesure d’inscrire ces structures cognitives dans un processus cohérent et ordonné qui donne une apparence de logique. Si les musiciens ont aussi massivement incorporé les catégories scolaires, c’est parce qu’elles font sens, qu’elles s’accordent à un « conformisme logique »43 et qu’elles apparaissent comme objectivement accordées aux structures objectives du monde social et musical. Les conséquences de l’allongement de la scolarité des musiciens ne se limitent cependant pas à la hausse de leur niveau de diplôme. En s’insérant dans les parcours de formation des instrumentistes, l’institution scolaire contribue à remodeler les cursus musicaux. La principale modification s’incarne dans le recul de l’âge moyen d’entrée au CNSM. Intégrer cet établissement à l’adolescence, qui constituait la norme pour les musiciens des années 1970, relève dorénavant de l’exception. Parmi les instrumentistes classiques suivant les enseignements du CNSMD de Paris de 2007 à 2010, seuls un peu plus de 10% ont intégré l’établissement avant leurs 18 ans (exactement 95 sur 807 inscrits)44. La proportion tombe à 2% pour les étudiants entrés avant leurs 16 ans (exactement 17 sur 807) 45 . La hausse de l’âge moyen d’entrée au CNSM, situé actuellement aux alentours de 21 ans pour l’institution parisienne46 , s’accompagne d’une élévation du niveau d’exigence lors du concours d’admission. Plusieurs instrumentistes interrogés notent que les morceaux, sur lesquels était jugée l’obtention du diplôme de fin d’études du CNSM dans les années 1970, constituent maintenant les épreuves imposées lors de l’examen d’entrée. L’ingérence de l’institution scolaire, loin de remettre en cause le fondement de la formation instrumentale, conforte en fait sa conception élitiste, ce qui explique aussi pourquoi cette ingérence a été si bien accueillie par le milieu musical. 42 Pierre Bourdieu, « Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », in Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil, coll. Points Essais, 1994, p. 127. 43 Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2008 (1912), p. 24. 44 Source : « Enquête interne annuelle du CNSMD de Paris. Années 2007 à 2010 », Mission des études et des statistiques du CNSMD de Paris. 45 Idem. 46 Idem. 18
L’allongement de la scolarité n’a cependant pas pour seule conséquence d’accroître les exigences musicales à l’admission aux CNSM. Elle contribue également à une transformation des rapports entre les interprètes des différentes familles instrumentales. Les modalités de la prise en charge scolaire conduisent ainsi à une intensification des relations entre musiciens pratiquant des instruments différents. Alors que l’agencement des études au conservatoire a toujours dissocié les apprentissages en fonction de l’instrument (les élèves sont regroupés par classe d’instrument), la mise en place des classes à horaires aménagés musique (CHAM) amène tous les apprentis musiciens à se côtoyer durant l’ensemble des cycles primaires et secondaires. Partageant dès lors le même quotidien scolaire, les futurs professionnels développent des affinités qui dépassent le cadre de leurs compagnons d’instrument. Leur socialisation musicale n’est plus une socialisation exclusivement instrumentale, ce qui contribue à élargir le spectre social des relations tissées dans l’univers musical. L’organisation particulière de cette filière (les élèves sont à l’École le matin et au Conservatoire l’après-­‐midi), qui isole quelque peu les élèves des CHAM de ceux des autres sections, favorise en outre la tendance à une sociabilité scolaire limitée aux camarades de classe. Les formes de la scolarité des instrumentistes tendent ainsi à renforcer un entre-­‐soi musical 47 . Les formes de la scolarisation des musiciens contribuent alors à atténuer les clivages entre les différentes familles instrumentales. La proximité inter-­‐instrumentale produite par la cohabitation scolaire des jeunes musiciens rend les interprètes des générations les plus récentes beaucoup moins sensibles aux oppositions entre familles instrumentales. Pourtant les causes sociales de ces oppositions, à rechercher dans la division sociale du travail instrumental, n’ont pas disparu. Si elles ne se traduisent plus en actes, c’est parce que les formes de la scolarité des musiciens sont parvenues à atténuer les manifestations des différences culturelles par l’acculturation des musiciens originaires des milieux les plus modestes. Subissant la double pression du système scolaire et de l’entre-­‐soi musical, ces derniers ont progressivement été amenés à délaisser les éléments de la culture populaire au profit 47 On retrouve une analyse similaire dans les travaux de Julien Bertrand consacrés aux apprentis footballeurs. Julien Bertrand, « La vocation au croisement des espaces de socialisation. Étude sociologique de la formation des footballeurs professionnels », Sociétés contemporaines, n° 82, 2011, p. 85-­‐106. 19
d’une culture plus légitime48. Soumis aux injonctions de l’action pédagogique49 et à une limitation de leur sociabilité scolaire au groupe de pairs, au sein duquel les enfants des classes supérieures sont numériquement et symboliquement dominants, les musiciens d’origine populaire ont ainsi incorporé les normes de la culture légitime transmises par l’École et les conservatoires. Ce processus d’acculturation se traduit dans nos observations des répétitions de l’Orchestre. Les interactions que l’on a pu y constater diffèrent ainsi sensiblement des observations menées à la fin des années 1980 par Bernard Lehmann et Alfred Willener50. Les comportements et les attitudes les plus ostensiblement populaires des cuivres relatés par Lehmann – la lecture de divers magazines (l’Équipe, le Chasseur Français, France-­‐Soir) pendant des répétitions ou le signalement bruyant de leur attirance pour une choriste au décolleté avantageux (sifflements, imitation d’un hennissement)51 – n’ont jamais été constatés. Certes des animosités apparaissent ça et là mais sans qu’on puisse toutefois y percevoir une logique de tensions entre familles instrumentales. En outre, les relations ne se révèlent pas circonscrites aux confrères. Des interprètes des cordes, des bois et des cuivres se regroupent sans distinction instrumentale pendant les pauses autour d’un café ou d’une cigarette. Nos observations reflètent plutôt une tendance à la pacification des relations entre instrumentistes produite par l’abandon des comportements et des attitudes les plus ouvertement populaires qui tendaient à figer les antagonismes. Avec l’action normalisatrice du système pédagogique, mais aussi les changements dans les modes d’apprentissage musical les plus populaires52, ce sont dorénavant toute une gamme d’attitudes populaires qui sont « bannies » des lieux d’exercice professionnel de la 48 On retrouve un mécanisme similaire chez les élèves du petit séminaire étudiés par Charles Suaud. Ces derniers, pour la plupart fils d’agriculteurs, sont isolés de leurs environnements familiaux et amicaux et confinés dans un entre-­‐soi religieux. Ils sont alors d’autant plus réceptifs à l’enseignement et à l’environnement religieux qui contribuent à l’inculcation de leur vocation, à l’abandon des conduites paysannes et à l’incorporation d’un « habitus sacerdotal ». Charles Suaud, La vocation. Conversion et reconversion des prêtres ruraux, Paris, Minuit, coll. Le sens commun, 1978. 49 Pierre Bourdieu et Jean-­‐Claude Passeron, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, coll. Le sens commun, 1970. 50 Bernard Lehmann, L’orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, op. cit., notamment p. 166-­‐191 et Alfred Willener, Les instrumentistes d’orchestre symphonique. Variations diaboliques, Paris, l’Harmattan, coll. Logiques sociales, 1997. 51 Bernard Lehmann, L’orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, op. cit., p. 219. 52 Nous pensons ici aux harmonies étudiées par Dubois, Méon et Pierru. Vincent Dubois, Jean-­‐Matthieu Méon et Emmanuel Pierru, Les mondes de l’harmonie. Enquête sur une pratique musicale amateur, Paris, La Dispute, 2009, p. 83-­‐96. 20
musique. Les comportements musicaux les plus « déviants », c'est-­‐à-­‐dire les plus ouvertement éloignés du modèle bourgeois, ayant été exclus, les relations entre les interprètes des différentes familles instrumentales connaissent un apaisement. Si certaines différenciations persistent, car les disparités sociales qui étaient à l’origine des divisions perdurent, elles sont dorénavant atténuées par la neutralisation des manifestations les plus ostentatoires des différences culturelles initiales. Les évolutions du mode de production des instrumentistes tendent ainsi à distinguer les générations quant aux manières de se représenter l’univers musical. Les plus anciennes, formées dans un entre-­‐soi instrumental et dans une période de concurrence entre l’École et les conservatoires, sont façonnées dans un univers relativement homogène socialement et musicalement segmenté, qui collabore au maintien de la culture d’origine et à la persistance des représentations sur les autres instruments. Elles sont ainsi tendanciellement vouées à reproduire et à percevoir la division sociale du travail instrumental, et à considérer le monde de la musique comme un espace socialement différencié où s’expriment des oppositions de classe. À l’inverse, les nouvelles générations sont socialisées au sein d’un entre-­‐soi musical qui les incite à se penser comme faisant partie de la « communauté des musiciens »53 et donc à dénier les effets de l’origine sociale. Loin de représenter un facteur de division du groupe professionnel, elles participent en fait au renforcement de sa solidarité. C’est ce même sentiment d’appartenance à la « grande famille des musiciens » qui les empêche de développer une « conscience de génération »54 qui tendrait à les opposer avec leurs collègues plus âgés. Formées dans un contexte de pacification des relations instrumentales, elles se refusent, à l’inverse des éducateurs de 1968 décrits par Muel-­‐
Dreyfus55, à substituer au conflit de classes un conflit de générations et entretiennent avec leurs devancières des rapports dépassionnés. 53 En ce sens, les nouvelles générations musicales se démarquent nettement des nouvelles générations ouvrières décrites par Beaud et Pialoux comme des « générations précaires » mues par un « individualisme négatif » et remettant alors en cause l’unité ouvrière des générations précédentes. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-­‐
Montbéliard, op. cit. Cet exemple corrobore les analyses de Gérard Mauger qui souligne que les « transformations du mode de reproduction, c'est-­‐à-­‐dire du mode de génération des générations successives, n’ont pas les mêmes incidences sur les différentes “régions” de l’espace social. » Gérard Mauger, « Préface de la deuxième édition », op. cit., p. 13. 54 Francine Muel-­‐Dreyfus, Le métier d’éducateur. Les instituteurs de 1900, les éducateurs spécialisés de 1968, Paris, Minuit, coll. Le sens commun, 1983, p. 176. 55 Idem. 21
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